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Gaspard, Melchior et Balthazar de Michel Tournier:
l'impossible mariage de contraires inconciliables
Brigitte Faivre-Duboz
[Communication préparée pour le cours de Michael Bishop, An et
Littérature, 1990.]
Roman polyphonique et plurivoque, Gaspard, Melchior et
Balthazar nous révèle · une poétique de la multiplicité. Evitant tout
didactisme ou idéologie systématisante, Tournier s'efforce de présenter les
multiples aspects, souvent contradictoires, des questions qui le
préoccupent; ainsi que les différentes perspectives à travers lesquelles il
est possible de considérer chaque problème. Ainsi sa recherche d'un point
de convergence où toutes les contradictions pourraient s'effacer ou s'unir
n'aboutit pas à une espèce de réductionnisme, mais plutôt à l'espoir et à
l'ouverture.
La multiplicité, le paradoxe et l'unité apparaissent déjà dans
l'étoffe même du roman: s'ouvrant sur une apparente contradiction «Je
suis noir, mais je suis roi» (: 12), et se «refermant» sur la première
célébration de !'Eucharistie - symbole d'amour et de consubstantiation-,
la base de ce roman est simultanément formée d'un récit historique - celui
d'Hérode -, d'un bref récit biblique1 et d'une légende orthodoxe2 , dont
les deux derniers furent plus ou moins métamorphosés par l'imagination
de !'écrivain.
Quant à la structure narrative, elle nous révèle une très riche
diversité d'écriture: les trois premiers récits, qui forment à peu près le
tiers du roman, font parler chacun des trois Rois Mages dans un style
vaguement autobiographique; le second tiers est encore plus hétérogène et
comprend le récit d'Hérode - espèce de soliloque encadré d'une narration
omnisciente et coupé de «Barbedor>>, récit dans un récit dans le style des
Mille et une nuits - récit du Boeuf et celui de l' Ane, à qui est donné
l'honneur de décrire la naissance du Christ; le dernier tiers, consacré à
l'histoire de Taor, est également plus ou moins divisé en trois parties - la
première correspondant à «l'âge du sucre», la seconde à «l'enfer du sel»,
et la troisième (:264) à la marche vers la convergence des deux contraires.
En puisant simultanément dans les deux principales sources
d'inspiration artistique que sont l'imaginaire et le réel, Tournier semble
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vouloir réconcilier les deux tendances souvent opposées que sont la
création et la répétition. En combinant certains récits et contes appartenant
à un temps immémorial et des «chroniques» historiques ancrées dans une
certaine temporalité, et même, en usant d'anachronismes - comme cette
soif charnelle de Gaspard «qui ne peut se comparer qu'à la faim plaintive
et torturante du drogué en état de manque>> (:23) - le roman aboutit à une
vague atemporalité. Paradoxalement, ce qui semble unir les multiples voix
narratives, c'est ce thème de la rupture, de la déchirure, rapporté par le
mythe chrétien de la chute. Le roman fourmille de procédés stylistiques
basés sur le rapprochement ou · l'opposition de deux éléments - la
métaphore, la comparaison, l'image et l'antiphrase. On retrouve l'idée de
paradoxe, de dualité ou de gémellité à presque tous les niveaux du texte.
Chaque thème semble doté de deux faces dont seule une nouvelle forme
de vision peut aider à déchiffrer la signification, souvent elle-même
multiple. L'une de ces faces est apparente mais souvent superficielle et
mensongère, et l'autre est plus profonde et essentielle; tel ce banquet de
sucre offert par Taor aux enfants, dont l'autre face est cet anti-banquet,
massacre inhumain de leurs petits frères (:230). Examinés séparément,
l'un paraît atroce et l'autre dérisoire, mais saisis simultanément, dans une
double optique, ils nous mènent vers un seul et même banquet - la Cène où se confondent désormais ces deux thèmes. Pour atteindre cette
transparence qu'est la Vérité, il faut, comme les nomades de l'île de
Dioscoride, se placer dans la disposition la plus propre à la comprendre,
à l'accueillir et à la faire nôtre; ce que font ces nomades en maintenant
connaissance et nourriture dans leur plus extrême simplicité (: 196).
Ce roman raconte principalement quatre voyages, divergents parce
que vécus par autant d'êtres et dans autant de buts différents; mais mêmes
parce que tous voyages initiatiques amenant la découverte du monde et de
soi et convergeant vers le Christ et le dépassement des contraires. Les
différentes questions qui occupent la pensée des Rois Mages peuvent être
vues comme autant de perspectives du même problème qu'est la question
de la division et de l'union. Dans le roman, ces deux faces du problème
sont simultanément embrassées.
On retrouve cette idée d'intégrité chez chacun des personnages; car
si Tournier semble plus souvent viser l'universel, il ne néglige pas
l'individualité ou la démarche personnelle qui, chez cet auteur, est vue
comme quelque chose d'inaliénable.
L'histoire de Gaspard met en opposition le noir et la blanche, la
beauté superficielle et la beauté intérieure des êtres, l'amour égoïste et
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l'amour d'adoration. Souffrant d'un amour non partagé, Gaspard prend en
haine sa propre négritude et, pour compenser, fait de la blonde Biltine, un
objet sans liberté, obtenant ainsi le contraire de ce qu'il désirait. Par sa
couleur, Gaspard sera associé à l'Adam d'avant la chute, mais le caractère
superficiel de son amour - c'est l'apparente différence de Biltine qu'il
aime - le rapproche de «Satan qui pleure devant la beauté du monde»
(: 18), ange déchu qui n'arrive pas à voir au-delà des apparences charnelles
trompeuses. Sa rencontre avec l'Enfant et sa merveilleuse expérience de
l'amour-adoration lui permettra de découvrir qu'au-delà de sa blondeur,
Biltine n'est peut-être pas digne d'un tel amour, mais qu'elle est
certainement digne de respect et de liberté. Gaspard apprend qu'au lieu
d'accentuer nos différences, il faut «nous faire semblable à ceux que nous
aimons, [ ... ] voir avec leurs yeux, [... ] parler leur langue maternelle, [ ... ]
les respecter, mot qui signifie originellement regarder deux fois» (: 220),
c'est-à-dire chercher au-delà des apparences, ou dans une double optique.
Quant à Melchior, il découvrira, à travers l'histoire d'Hérode, les
contradictions inhérentes au pouvoir: «Quelle image contradictoire il
donne, ce souverain juste, pacifique et avisé, béni par les paysans, les
artisans, tous les petits de son royaume, grand bâtisseur, fin diplomate, et
qui est derrière les murs de son palais un despote assassin, tortionnaire,
infanticide, un fou sanglant» (: 215). Par contre, il apprendra de
l 'Archange Gabriel, «la force de la faiblesse, la douceur irrépressible des
non-violents, la loi du pardon qui n'abolit pas celle du talion, mais la
transcende infiniment» (:217). En offrant son écu3 - seule preuve de son
identité - Melchior renonce à se venger de son oncle et à succéder à son
père sur le trône. Renonçant au royaume terrestre dont la violence et la
peur sont les ingrédients inexorables (:217), il accepte la leçon d'amour
du Christ, et part à la recherche du royaume de Dieu, semblant préférer
la stricte intégrité aux altérations qu'exige parfois le pouvoir.
Deux fois victime4 d'un clergé iconoclaste, Balthazar est tiraillé
par son amour de l'art et son respect des textes sacrés. Il est, en effet,
interdit par le clergé de reproduire toute image puisqu'il est écrit, aux
premières lignes de la Genèse: «Dieu fit l'homme à son image et à sa
ressemblance» (:47). Ces deux mots ne sont pas, selon Balthazar, qu'une
simple redondance mais indiquent «la ligne d'une déchirure possible,
menaçante, fatale qui se produisit en effet après le péché» (:211). Après
la désobéissance d'Adam, la ressemblance de l'homme avec Dieu
s'estompa pour ne laisser qu'une image trompeuse, reflet mensonger de
la divinité. La reproduction de cette image est interdite parce qu'elle
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déclenche une imposture: l'idolâtrie. Son amour de l'art pousse Balthazar
sur les traces de la comète, avec l'espoir de trouver un art nouveau qui
réconcilierait l'image. Contrairement à l'art grec, plongé exclusivement
dans la divinité et l'éternel, l'art nouveau que recherche Balthazar serait
un art de la temporalité, de l'éphémère, qui est le lot commun à toute
chair. Partant de l'humain, du quotidien le plus modeste, il s'agira pour
l'artiste de l'élever à la grandeur divine, d'en produire la «présence» dans le sens bonnefidien du terme; métamorphosant le réel en passant par
une simplification absolue, comme le fait la chenille qui d'abord se
liquéfie et frôle l'anéantissement total pour enfin devenir magnifique
papillon. Incarnant le charnel et le divin, l'Enfant Jésus représente aussi
l'espoir que cet art nouveau pourra surgir; que le premier tableau de l'art
chrétien - symbolisant la réconciliation de l'image et de la ressemblance,
et représentant les Rois adorant un enfant - laissera transparaître tout
l'amour et le caractère sacré de ce geste, reconnaissable universellement
par chaque nouvelle génération.
Quant au quatrième roi mage, Taor, parti à la recherche du
rahat-loukoum, il connaîtra un dénuement presque aussi total que celui du
Christ. Il semble même exister une certaine relation de gémellité entre
Taor et celui pour lequel il ne cessera d'arriver trop tard5 • Aux deux
épreuves principales qu'il devra traverser - le sucre et le sel,
correspondent les oppositions chair et esprit, faim et soif, humain et divin.
D'abord sacrifiant le sucre lors du «banquet» de Bethléem, Taor sacrifiera
ensuite sa vie pour les enfants d'un inconnu6 • Se rapprochant de la très
grande simplicité de vie des nomades de l'île de Dioscoride, la dure
dépossession qu'il connaîtra dans les mines de sel disposera Taor à
l'accueil de la nourriture transcendante et unificatrice des contraires,
qu'est !'Eucharistie. A la fois transsubstantiation et consubstantiation, ce
sacrement invite à la métamorphose et à la convergence.
A chacune des préoccupations des rois, !'Enfant sait «répondre
avec une très exacte divination de [leur] intime personnalité. Il en résulte
que ce qu'il dit à l'un dans le secret de son coeur est inintelligible aux
autres» (:222). Mais la leçon est Une: la chair et l'esprit ne font désormais
qu'Un, si bien qu'une seule nourriture transcendante les apaiserait en
même temps: !'Eucharistie. Portant en elle à la fois le corps et l'âme du
Christ, ainsi que les deux faces de son sacrifice, ! 'Eucharistie n'enseigne
pas un effacement des contraires mais montre que l'intégrité n'est plus
nécessairement uniforme, mais peut être la coexistence de choses
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contraires. C'est une leçon d'amour qui nous convie à «être-avec» le
monde et ses contradictions.
Comme le Christ, !'écrivain se fait médiateur. L'écriture de
Tournier est un mouvement allant toujours vers au moins «deux choses à
la fois» comme le dirait le poète Michel Deguy, et qui les étudie dans une
double optique, et qui les embrasse dans toutes leurs contradictions. Son
écriture est un geste de corn-passion qui, suivant la logique de l'amour
chrétien, récupère tout «ce qui est», y compris le paradoxal; et qui
finalement devient lieu de «l'impossible mariage des contraires
inconciliables» (:212).
NOTES
1.
2.
3.
4.
5.
6.
Voir la relation, faite par l'âne, de la naissance du Christ (: 161174).
Il s'agit de la légende d'un quatrième roi mage manquant le
rendez-vous de Bethléem (voir note 16, p. 277).
Il s'agit d'une pièce d'or frappée à l'effigie de son père décédé, le
roi Théodène, et le seul document attestant sa qualité d'héritier
légal du trône de Palmyre (:217).
Le clergé détruisit d'abord le papillon portant sur son corselet le
«portrait» du petit Balthazar (:67); puis rasa le Balthazareum,
précieux musée du roi-mécène (:81).
Il sera une fois trop tard à Bethléem, puis une seconde fois après
le repas de la Cène.
En offrant d'être enfermé dans les mines de sel à la place d'un
père de famille.
BIBLIOGRAPHIE
Bouloumié, Arlette. 1988. Michel Tournier, Le roman mythologique, suivi
de questions à Michel Tournier. Paris: Librairie José Corti.
Tournier, Michel. 1980. Gaspard, Melchior et Balthazar. Paris: Gallimard
(Collection Folio).
--------. 1986. Petites proses. Paris: Gallimard (Collection Folio).
B. F.-D.