Les germanismes lexicaux dans la Suisse latine : idéologie et réalité
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Les germanismes lexicaux dans la Suisse latine : idéologie et réalité
Les germanismes lexicaux dans la Suisse latine : idéologie et réalité Prew 1- KNECHT LA SUISSE : lJN UNIVERS BE CONTACI Le multilinguisme suisse étant aussi célèbre que mal connu dans son fonctionnement réel, un rapide survol de la situation paraît souhaitable*. À cet effet, rien n’est plus utile que de rappeler l’événement principal qui a provoqué la division en quatre domaines linguistiques de l’ancienne Helvétie romaine. Ce territoire autrefois celtophone, mais entièrement latinisé depuis au plus tard les premiers siècles de notre ère, voit arriver à partir du Ve siècle les Alamans qui, contrairement à d’autres groupes germaniques, refusent de se laisser romaniser et imposent leur langue à une importante portion du territoire. La direction nord-sud de la poussée a eu comme importante conséquence la coupure en deux du territoire resté latin, ce qui explique que la partie occidentale ait fini par s’orienter sur la France et la partie orientale sur l’Italie, d’où l’existence d’une Suisse romande et d’une Suisse italienne. Quant au domaine rhéto-roman, encore aujourd’hui très morcelé, sa formation relève du refus de son intégration dans l’orbite sociolinguistique italienne, refus qui reflète un attachement plus que farouche à l’autonomie non seulement régionale, mais communale. Ces quatre domaines se différencient non seulement par les structures linguistiques qui y ont cours, mais divergent aussi considérablement par l’état de survie des vernaculaires respectifs. À une Suisse germanique qui cultive plus que jamais ses vernaculaires dans une diglossie dont la marque la plus spectaculaire consiste à priver l’allemand standard de la fonction d’une langue parlée naturelle, s’oppose une Suisse latine où les variétés standard sont couramment parlées par toute la population, avec une survivance très variable de chacun des vernaculaires correspondants. Après deux siècles de purification, la Suisse romande a aujourd’hui moins de 2% de patoisants actifs (j’emploie le terme patois qui est le terme usuel en Suisse 1. Pour la présentation la plus complète, à ce jour, du multilinguisme (1985). suisse, voir Robert Schkipfer 46 PIERRE KNECUT romande comme synonyme de vernaculaire), tandis qu’en Suisse italienne le vernaculaire (appelé dz’uletto) est encore largement diffusé, y compris dans la jeune génération. La Suisse rhéto-romane enfin présente un profil des plus complexes, étant caractérisée non seulement par l’émiettement du domaine en cinq, voire six variétés écrites - ce qui rétrécit passablement la distance langue-dialecte -, mais surtout par le bilinguisme généralisé des locuteurs qui maîtrisent tous également le vernaculaire alémanique. Cette communication va en quelque sorte encore aggraver les disparités. Elle se propose en effet d’ajouter un pan supplémentaire à cette diversification en montrant comment les contacts linguistiques avec un même bloc majoritaire sont perçus inégalement dans chacun des domaines latins minoritaires. J’aimerais notamment montrer que ces attitudes ne sont pas seulement fonction de la modalité des contacts - contacts imposés ou choisis - mais aussi d’une certaine tradition idéologique, véhiculée par l’histoire de la langue en question et notamment l’histoire de sa codification. Dans la gestion des contacts, la lexicographie joue un rôle non négligeable qui est en quelque sorte double : un rôle actif en tant qu’instance de sélection dans une macrostructure et donc d’integration institutionnelle, et un rôle passif, en tant que reflet du discours populaire dans ses commentaires métalinguistiques. Je parlerai d’abord des germanismes en Suisse romande, domaine qui nous intéresse au premier chef, avant d’évoquer, à titre de comparaison, les germanismes en Suisse italienne et rhéto-romane. 2 - Lt SUISSE ROMANDE C’est en Suisse romande que nous disposons d’une documentation de premier ordre, aussi bien en ce qui concerne les emprunts eux-mêmes que les attitudes qui les entourent (Louis Gauchat et Jules Jeanjaquet 1920 : 243-263). Il convient d’abord de rappeler que le français y est à l’origine une langue de pénétration. Il a été importé d’abord comme langue écrite, pour remplacer le latin à partir du XIIIe siècle, et comme langue parlée ensuite, pour remplacer les parlers vernaculaires à partir du XVIIe siècle. Mais adopter le français implique de lourdes charges. Cela ne signifie pas seulement faire siens une prononciation, une grammaire et un vocabulaire, c’est aussi faire sienne une norme exogène explicite, et avec elle, toute une doctrine de la norme, extrêmement stricte et bourrée d’interdits, dont la rigueur pourrait bien être unique au monde si l’on fait exception d’un certain nombre de langues sacrées. À l’époque où le français parlé vient se greffer sur les parlers vernaculaires, c’est à Paris que l’usage correct, le «bon usage » est fixé. Un critère géographique déjà ancien, auquel les premiers écrits de ce qui était la Suisse romande LES GERMANISMES LEXICAUX DANS LA SUISSE LATINE : IDÉOLOGIE ET RPALITI? 47 de l’époque tendaient à se conformer tant bien que mal. Critère auquel viennent s’ajouter d’autres limitations, surtout sociales et chronologiques, pour faire du français «une langue fermée, au sens linguistique comme au sens social de ce terme: langue exclusive d’une société vivant en vase clos» (Zygmunt Marzys 1998 : 70). Et après avoir dit comment le français doit être, on montre en détail, à partir du siècle suivant, le XVIIIe, comment il ne doit pas être. C’est le début d’un corpus cacologique, de dictionnaires correctifs, dont le plus célèbre date de 1766 et s’intitule Les gasconismes corrighs. Le pays romand - non seulement éloigné de Paris comme une province française, mais situé hors de France et, depuis la Réforme surtout, fortement lié à la Confédération helvétique qui, ne l’oublions pas, reste jusqu’à la Révolution un État essentiellement germanophone - adopte sans tarder ces pratiques et produit entre 1790 (Merle d’Aubigné)2 et le début du XXe siècle une série impressionnante de dictionnaires correctifs. En l’absence d’un discours formel sur les germanismes, discours qui n’émergera vraiment qu’à partir de la Première Guerre mondiale, c’est cette lexicographie qui nous révèle les attitudes dominantes au XIXe siècle. Quelle est la part des germanismes dans ce corpus et comment sont-ils commentés? Il est intéressant de constater que, dans une première période, les germanismes sont considérés comme une composante somme toute naturelle du français en Suisse romande. Ils apparaissent depuis Gaudy-LeFort (1820) dans les remarques étymologiques, mais sans qu’aucun jugement de valeur ne soit prononcé à leur égards. De manière générale, il convient de souligner que le droit à une certaine spécikité du francais en Suisse romande n’est pas contesté. Voici ce que dit le «Discours préliminaire » de la deuxième édition du Glossaire de Gaudy-LeFort (1827) : «Cependant, si nos écrits ainsi que nos discours soutenus, doivent être éminemment en français, nous ne prétendons point engager nos compatriotes à bannir entièrement de la conversation familière nos expressions locales, et à se tenir, comme certaines personnes, roidement sur le qui-vive, pour ne laisser échapper aucun terme génevois, aucune locution nationale ; non, loin de nous toute idée de pédanterie ! nous ne voulons point qu’on parle, comme dit La Bruyère, proprement et ennuyeusement. Notre idiome n’est pas dépourvu d’énergie ; il renferme des expressions pleines d’harmonie imitative, des termes sans Cquivalens dans la langue française, et nombre de verbes qu’il faudrait remplacer par des périphrases. » (p. VIII) + [...] Si dans chaque province de la France, et même dans les diffk rens cantons de la Suisse française, il se trouvait quelque amateur de philologie qui voulût bien s’occuper de recherches semblables aux nbtres, et les publier, il en résulterait des 2. 11est vrai qu’en 1691 déjà, François Poulain de la Barre publie son Essai des remarques particuSUI la languefrançoise, pour la vi& de Genève, Genève. Mais il s’agit d’un cas unique qui n’a eu aucune suite pendant un siècle. 3. Cette façon de faire, qui se résume à des remarques du lype «formé du mot allemand... *, c en allemand.,. », «germanisme », sera celle de tous les glossairistes importants de la deuxième moitié du XIXe siklr (A. Péter 1842 ; Jean Humbert 1852; P.-M. Callet 1861; L. Grangier 1864; J.-H. Bonh6te 1867: W. Plud’hun 1887). lières 48 PIERRE KNECHT comparaisons dont le fruit ne serait pas douteux. On verrait, par exemple, qu’un grand nombre de mots romans se sont conservés dans presque tous les dialectes français, et que la plupart de ces mots, par leur caractère expressif, aussi bien que par leur droit d’ancienneté, ne seraient pas indignes d’être indiques a l’Académie. » t.p.XI) Un autre giossairiste de la même époque, Alphonse Guillebert (1825), auteur d’un recueil neuchâtelois sous forme de dialogue, s’exprime également dans ce sens : « l...] dans nombre de cas un Neuchatelois ne doit pas parler comme un Français, dans nombre d’autres il ne doit pas parler comme on écrit et surtout comme écrit un academicien l...]. Notre français et le français pur, sont deux monnoies frappees à un coin un peu différent, et bonnes chacune pour le pays dans lequel elles ont cours. » (p. 77) II va même plus loin et revendique expressément le droit d’emprunter, pour satisfaire les besoins lexicaux des Neuchâtelois, dans les trois réservoirs les plus immédiatement accessibles : « [...] tant que MM. les Lexicographes français n’auront pas fait une langue qui satisfasse aux besoins de tous les pays où l’on parle la leur, nous aurons fort raison de prendre et dans l’allemand, et dans le vieux françois et dans notre patois, les mots nécessaires à notre usage. » (ib.) On remarquera au passage la parfaite identihcation de trois catégories principales de régionalismes : emprunts à l’adstrat, archaïsmes, dialectalismes. On comprend dès lors pourquoi les germanismes (réels ou supposés*) ne sont pas systématiquement stigmatisés, mais même, a l’occasion, considérés comme justifiés : ~&nner loin, jeter loin, sont desgermanismes,weggeben, wegwerfen,qu’il pourroit être permis,il me semble,de faire passerdansla languefrançaise.» (ib. 69) [...l <cVouloir, employéde la sorte [c-à-d. en tant qu’auxiliairedu futur], est un germanisme.[...l avonsnous donc trbs-tort d’empruntercette expressionaux allemands? l...] il est certain qu’il manqueà la languefrançaiseune expressionabrégéequi signifieêtre SUTle point de, être à la mille de, et qui correspondau Will desallemands. * fib. 72) Il ne s’agit pas d’un blanc-seing permanent en faveur des germanismes, car là où il existe des équivalents français il faut naturellement les préférer, mais ils doivent être autorisés lorsqu’ils permettent de pallier les insuffisances du français. En tout état de cause, c’est une attitude réaliste qui prévaut, les germanismes étant considérés comme une composante naturelle de l’usage suisse romand. Même le plus virulent des puristes romands du XIXe siècle, Louis-Théodore Wuarin, qui a écrit sous le pseudonyme de W. Plud’hun (1887), ne fait pas des germanismes une catégorie qui serait davantage à proscrire que les dialectalismes. 4. II importepeu,pourlesbesoinsdela démonstration, quelesexpressions considérées comme «germanismes » le soientréellement. Enl’occurrence, lesexemples quivontsuivresontenréalitédes dialectalismes. LES GERMANISMES LEXICAUX DANS LA SUISSE LATINE : IDÉOLOGIE ET RÉALITÉ 49 On peut donc considérer que, dans cette première période, les germanismes - avec ou sans guillemets -, bien que faisant partie des tournures à éviter, ne sont pas perçus comme plus scandaleux que tous les autres écarts enregistrés. Ils font partie de la réalité langagière extérieure à la norme et de provenance diverse. Ils ne sont pas plus condamnables que le français populaire, systématiquement considéré comme «pas français » dans L. Grangier (1864)5. Les germanismes comme catégorie spécifique ne deviennent une cible en Suisse romande qu’au tournant du siècle. Ce changement d’attitude est à mettre en rapport avec le développement, en cette période, d’une situation conflictuelle entre les communautés alémanique et romande6. Des milieux nationalistes en Suisse allemande s’inquiètent de voir, dans les statistiques linguistiques des recensements nationaux, la proportion de l’allemand, pourtant largement majoritaire, reculer très légèrement en faveur du français. Ils ont de la peine à accepter la facilité avec laquelle les Alémaniques immigrés comme travailleurs en Suisse romande se laissent assimiler linguistiquement. C’est que le français est une langue de prestige et favorise la promotion sociale. Les Romands insistent pour leur part sur la nécessité d’appliquer le principe de territorialité, un principe qui, en Suisse, régit traditionnellement les rapports entre communautés et qui prévoit justement l’assimilation comme seul moyen efficace de préserver l’intégrité linguistique d’un territoire. La polémique s’amplifie considérablement avec la guerre de 1914 qui voit le pays se diviser entre une Suisse allemande majoritairement partisane de VAllemagne et la Suisse latine qui souhaite la victoire des Alliés. Des chroniqueurs de langue, autrefois modérés, deviennent emploient un vocabulaire guerrier pour pourfendre toute tournure d’origine germanique : agressifs et soupçonnée «Le Boche insolent qui SCpermet d’outrager notre langue par ce camouflage grotesque aurait-il trouvé dans nos villes romandes un public disposé à l’entendre ? » (Philippe Godet, dans Gazette de Lausanne, 27 avril 1919) « [...) voilà le Boche pris en flagrant délit d’attentat à nolre langue » (ib., 18mai 1919); « [...l cesmots [...1 sontle fait de certainsétrangersqui pénètrentimprudemment- et librement,hélas! - danstouslesdomainesde notre vie nationale [...J qui corrompenttout ce qu’ilstouchent,y comprisnotre languel...] » (ib., 26 janvier 1919)7. Devenue un lieu commun du combat pour la pureté de la langue, la chasse aux germanismes est désormais solidement implantée en Suisse romande et se laisse documenter sans interruption jusqu’à notre époques. 5. Voir par ex.soussechanger «changerdevêtements »,rajouterrajouterdenouveau»_ 6. Voir le résumédansPierreKnecht(1985:382.384). 7. Citationsd’aprèsCarineSkupienDekens(1994:42). 8. Cx en dernierYvesMerminod,Le bon français.Ne dites pas mais dites.Restons fiançais. Le fianç& récréatif Neuchâtel,H. Messeiller.1995. 50 PIERRE KNECHT 3- h SUISSE ITALIENNE Une première différence d’avec la Suisse romande porte sur le statut de la norme linguistique. La langue italienne, codifiée une première fois au XVIe siècle sur le modèle du florentin écrit du XIVe siècle, a fait l’objet au XIXe siècle d’une nouvelle discussion. Il en a résulté non pas un modèle unique contraignant, mais une certaine ouverture entre le florentin parlé et une référence plus large à l’ensemble de la tradition écrite précédente, avec cependant un rejet du style trop archaïsant, désormais jugé dépassé. Un état de choses qui n’a pas favorisé la montée de puissants courants puristes, laissant une certaine marge de tolérance pour la diversité régionale. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’il n’y ait pas en Suisse italienne de tradition de dictionnaires correctifs. Une absence de pression qui va laisser une certaine liberté à l’emprunt, considéré comme une des voies innovatrices. Des liens historiques ininterrompus depuis le XIIe siècle entre la Suisse italienne et la Suisse alémanique (Ottavio Lurati 1976 : 77ss.), joints à la contiguïté territoriale des deux domaines ont privilégié tout naturellement les emprunts germaniques, alors que les termes que la Suisse italienne a directement empruntés au français datent surtout des XIXe et XXe siécles et sont dans l’ensemble moins nombreuxg. L’absence de contact géographique entre la Suisse romande et la Suisse italienne y est pour quelque chose. Un obstacle partiellement compensé par le statut scolaire très favorable du français. Une autre différence par rapport à la Suisse romande est marquée par l’existence, au Tessin (qui représente la presque totalité du territoire helvétique italophone), de nombreuses colonies de Suisses alémaniques guère ou peu assimilées et concentrées dans les régions touristiques sur les rives du lac Majeur et du lac de Lugano. Cette présence germanique très visible et parfois ressentie comme dérangeante ne paraît pourtant pas, selon Gaetano Berruto et Harald Burger (1985 : 47), être la cause principale d’une indiscutable empreinte germanique sur l’italien tessinois. Celle-ci serait davantage l’œuvre des Tessinois eux-mêmes, importateurs de matière germanique dans leur langue. Les nombreux échanges aussi bien au niveau institutionnel fédéral qu’au niveau commercial, absolument indispensables à la vie de cette communauté, ne peuvent pas ne pas laisser d’abondantes traces linguistiques. Que leur saisie lexicographique ne soit pas très avancée ne semble pas préoccuper les responsables culturels, intéressés davantage à promouvoir la description du patrimoine dialectal. Ajoutons enfin que la pression linguistique venant du Sud, à savoir de l’Italie du Nord, pose également un problème, dans la mesure où les Tessinois ne 9. Cj Ottavio Lurati (1976: 169ss.) et Alessio Petralli (1990: 377s.). 11faut évidemment exclure du compte les nombreux gallicismes de la norme italienne elle-méme. LES GERMANISMES LEXICAUX DANS LA SUISSE LATINE : IDÉOJ~OCIE ET RÉALIT$ 51 tiennent pas à être identifiés aux Italiens et donneront facilement la préférence à un germanisme au détriment d’un terme italien senti comme non authentique. 4- h SUiSSE RHhO-ROMANE OU ROMANCHE” Cette quatrième langue helvétique, qui n’est plus parlée que par moins de 1% de la population, se subdivise en cinq standards traditionnels, auxquels il faut ajouter, depuis peu, une sixième variété standardisée sous forme d’une koinè artitïcielle censée contribuer au sauvetage de la langue par une unification du moins dans sa fonction officielle. Dans ce troisième domaine latin entièrement situé dans le canton des Grisons, les rapports avec le germanique se singularisent par un fait fondamental : le rhéto-roman n’a plus de locuteurs monolingues, puisqu’ils sont tous bilingues romanche-alémanique. Il n’en faut pas plus pour rendre pratiquement impossible toute évaluation négative du germanisme de la part des locuteurs du romanche. Pourtant, l’identité romanche est fortement revendiquée comme l’illustre un slogan favori qui dit: «Ni Italiens ni Allemands, nous voulons rester Romanches>>. Une attitude qui pourrait également expliquer un certain retard dans la recherche sur les germanismes du romanche: on ne tient pas trop à explorer ou à évaluer ce qui pourrait porter ombrage à cette identité latine (Alexi Decurtins 1981: 112). Car c’est assurément de toutes les langues romanes celle dans laquelle l’élément germanique est le plus consistant. Il ne se limite pas au domaine lexical, mais touche également la morphologie, la syntaxe et la sémantique. Un état de choses qui bien entendu a souvent été jugé négativement. Mais d’autres observateurs romanches ont fait remarquer, au contraire de la perspective puriste, les avantages d’une telle tolérance symbiotique : les Grisons sont une région alpine de transition entre le Nord germanique et le Sud latin. Cette ouverture des deux côtés a énormément contribué à la mobilité physique et mentale de la population. C’est probablement cette attitude qui a permis au rhéto-roman d’atteindre la modernité. La lexicographie du rhéto-roman reflète cette ouverture par l’enregistrement des nombreux germanismes en usage chez les locuteurs. 10. Pour cette partie, voir Alexi Decurtins (1981) 52 PIERREKNECHT La diversité d’attitudes face aux germanismes, illustrée à travers les vicissitudes des trois Suisses latines aux prises avec le voisin germanique majoritaire, ajoute une dimension de plus à cette construction extravagante qu’est le multilinguisme suisse. Chaque minorité gère ses rapports avec la majorité de manière indépendante, en fonction de ses propres variables géographiques et historiques. Le poids de la tradition normative n’est pas le même en français ou en italien. Il s’y ajoute que là où il y a eu, ou il y a, des manifestations de rejet, elles ne naissent apparemment pas sur le terrain linguistique, mais sont le reflet de conflits extralinguistiques. Un germanisme peut être bon ou mauvais non pas en fonction de critères linguistiques, mais en fonction d’une charge représentative positive ou négative. C’est ce qui explique pourquoi la chasse aux germanismes n’a souvent pas besoin de références scientifiques. BERRUTO, Gaetano & Harald BURGER, 1985, (~Aspetti del contatto fia italiano e tedesco in Ticino », dans Archivio stotico ticinese, 101, pp. 2476. BONHÔTE, J.-H., 1867, Glossaire neuchâtelois, Neuchâtel, Wolfrath et Metzner. CALLET, P.-M., 1861, Glossaire vaudois, Lausanne, G. Bride]. 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