Habiter l`Anthropocène par Philippe Chiambaretta

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Habiter l`Anthropocène par Philippe Chiambaretta
Habiter
l’Anthropocène
par Philippe Chiambaretta
Philippe
Chiambaretta
est architecte,
directeur de
l'agence PCA,
et fondateur de
Stream.
Nous sommes les témoins majoritairement inconscients d’une mutation
globale si profonde qu’elle apparaîtra rétrospectivement comme une
explosion au ralenti, à l’image de la
« slow catastrophy » du réchauffement climatique. Nos générations
auront vécu entre 1950 et 2050 un
tournant dont l’ampleur dépassera
la seule histoire de l’humanité pour
s’inscrire dans celle – beaucoup plus
vaste – de la planète.
STR
EAM
03
L’architecte est au cœur des défis
urbanistiques qui permettront à la
ville de s’adapter aux profondes
mutations globales de l’âge de
l’Anthropocène. Encore faut-il
qu’il sache aller au-delà de ses
savoirs traditionnels et dépasser
l’obsession de la forme, de la
signature du créateur solitaire.
Philippe Chiambaretta s’efforce
de synthétiser les facteurs et les
enjeux du changement radical de
paradigme que nous vivons, la
vision occidentale moderne du
monde s’effondrant largement.
Il dresse ainsi un portrait de
l’ère Anthropocène, et cherche
les bases d’une vision neuve de
l’architecture, reposant sur une
approche générative ouverte
et collaborative de la création.
Cette vision permet de ne pas se
laisser aveugler par les seules
promesses de la technologie et
de penser dans la ville dans un
continuum avec la biosphère.
L’édification des villes se situe
plus que jamais au cœur de
cette histoire, non plus comme
la métaphore d’un monde idéal,
d’une utopie, mais bien comme
le défi concret de la sauvegarde
de nos conditions d’existence.
Bâtir, habiter, penser le monde au
XXIe siècle est devenu une question
première qui demande une nouvelle
vision de l’architecture. Il ne s’agit
pas de fantasmer une surpuissance
de celle-ci, mais de réveiller le sens d’un engagement progressiste et
politique des architectes comme acteurs du fait urbain, pour en finir
avec le cynisme de son instrumentalisation passive – et pour une
part volontaire – par le capitalisme global et l’économie du spectacle.
Notre action quotidienne ne peut plus faire l’économie d’une exploration
de la situation contemporaine, d’un travail d’inventaire des mutations
en cours.
La première révolution est d’ordre démographique : après des millénaires
de relative stabilité, la population humaine mondiale connaît depuis 1950
un accroissement spectaculaire. Ma génération, née dans les années
113
1960, vivra 90 ans et sera témoin d’un triplement de la population
mondiale, qui bondit de 3 milliards d’habitants en 1960 à plus de
9 milliards en 2050 1. Cette croissance démographique couplée à une
urbanisation générale des modes de vie provoque une explosion urbaine
dans des proportions sidérantes : les deux-tiers des constructions de
2050 n’existaient pas en 2000, et il se construit chaque jour dans le
monde une superficie égale à celle de Paris intra-muros 2.
Cette urbanisation généralisée accompagne et nourrit la globalisation
économique. Pour l’anthropologue Marc Augé, « urbanisation
et mondialisation constituent un changement de définition de
l’humanité ». Ce bouleversement est contemporain d’une troisième
révolution industrielle, caractérisée par le passage d’un monde fordiste
à une ère « hyper-industrielle » et l’avènement d’une économie de
l’immatériel qui privilégie un modèle réticulaire fondé sur des systèmes
ouverts, des modes contributifs et des formes coopératives hybrides,
sujets d’étude de Stream 2. À ce nouveau capitalisme de la connaissance
répond un paradigme organisationnel inédit 3 : l’efficacité économique
y dépend moins de la productivité des opérations que de la qualité des
relations entre les acteurs, induisant un bouleversement progressif des
modes de gouvernance. « Modernité liquide » ou « société hypertexte » :
sociologues et anthropologues tentent depuis le début du XXIe siècle
de décrypter cette troisième modernité qui évolue au rythme des
innovations technologiques 4.
Ces facteurs économiques stimulent une concurrence accrue entre
des mégalopoles mondiales qui concentrent désormais la richesse et
les talents dans un archipel supranational, au détriment des « arrièrepays »5. Cette organisation spatio-économique définit les nouvelles
frontières de la ségrégation sociale, dans un monde aux inégalités
renforcées entre gagnants et perdants de l’ordre ultralibéral, un
déséquilibre flagrant et croissant qui menace nos démocraties 6. Les
divisions de la société prennent désormais corps dans les grandes
métropoles, des villes-mondes où l’on trouve toute la diversité mais aussi
tous les cloisonnements, comme l’analysait Saskia Sassen. Marc Augé
prédit ainsi une humanité à trois vitesses, entre une oligarchie détenant
pouvoir économique et savoir, une strate passive de consommateurs et
enfin une classe des exclus de la connaissance et de la consommation 7.
Mais le fait majeur des 40 dernières années, le plus déterminant pour
notre avenir, reste la mise en péril de notre environnement. Dès 1972, le
rapport Meadows 8 établissait les conséquences de la grande accélération
de l’activité humaine sur l’équilibre écologique de la planète (pollution,
épuisement des ressources naturelles et de la biodiversité). Il aura
pourtant fallu attendre le milieu des années 2000, avec la certitude
du réchauffement climatique, pour sensibiliser l’opinion publique à la
question écologique et en faire un enjeu politique essentiel. L’empreinte
écologique de l’activité humaine 9 – concept apparu en 1992 – qui était
encore inférieure aux capacités biophysiques de la planète en 1950,
les excède en 2014 par un facteur de 1,5 10. Si l’humanité se développe
114 streaM [Production]
[1] Selon les
projections de
population de
l’ONU.
[2] D’après le
Commissariat
général au développement durable
(CGDD).
[3] Développé dans
Stream2, « After
Office », 2012
[4] Voir Zygmunt
Bauman et
François Asher.
[5] Voir notre
entretien avec
Pierre Veltz, p. 43.
[6] Voir Le Capital
au XXIe siècle,
Thomas Picketty.
[7] Voir l’anthropologue et le monde
globale.
[8] Publié par le
Club de Rome.
[9] Outil développé
par le Global
Footprint Network
permettant de
mesurer la pression
qu’exerce l’homme
sur la nature,
définition du WWF
Global.
[10] D’après les
études du Global
Footprint Network.
selon les tendances et les modes de vies actuels, nous aurions besoin
en 2050 de deux planètes pour subvenir à nos besoins : l’impasse est
évidente. La convergence de ces mutations exige une toute nouvelle
représentation, conception et administration de la terre.
Prendre la mesure de la portée symbolique et philosophique de ces
mutations doit être la base de toute action aujourd’hui. La vision
dominante et occidentale du monde, issue du monothéisme chrétien,
s’effondre. Le projet de conquête de la Nature né au XVIIe siècle de la
pensée rationnelle de Galilée, Bacon et Descartes, qui a conduit au
développement de la science et de la technique, est en crise. Le mythe
du progrès qui a inspiré les deux derniers siècles s’est décomposé en
quelques décennies, nous abandonnant à une techno-science sans
conscience, orpheline d’un imaginaire collectif, d’un rêve partagé.
La confiance aveugle de la société en la science a laissé place à une
suspicion générale, et le futur comme objet de projection imaginaire a
disparu, nous laissant comme pétrifiés dans un présent permanent, un
« temps historique suspendu », selon l’expression de François Hartog.
Agir aujourd’hui consiste à lutter contre ce présentisme vain.
Notre relation à l’espace et au temps, matière première de l’architecture
et de notre rapport au monde, se trouve largement modifié par les
nouvelles technologies. Nous passons du temps euclidien classique à une
nouvelle métrique : espace augmenté, polyspatialité ou chronotopie. Ce
temps fragmenté et complexe est intimement lié à l’ère des immatériels,
de la confiance, du care, de l’intelligence et de la créativité, c’est-à-dire
le non-codifiable, qui a succédé à l’ère du matériel, à la zone réduite de
la production.
La science moderne, rationnelle et quantitative, avait en effet évacué
l’imaginaire et le sens au profit du fonctionnel, du planifié et de l’organisé.
Or le monde contemporain marque le triomphe de l’imprévu : les
raisonnements par moyenne ne sont plus pertinents lorsqu’il n’y a plus
de comportement standard ; c’est le syndrome du cygne noir identifié par
Nassim Taleb 11, l’apparition de l’événement inattendu et inenvisageable
qui bouscule nos certitudes. La science classique avait pour méthode
de diviser, simplifier, isoler, afin de réduire le complexe à du compliqué
intelligible par les outils dont elle disposait. La connaissance découpait
le réel en domaines étanches, les sciences humaines s’opposant aux
sciences du vivant. L’interaction planétaire de millions de variables
nous projette désormais dans l’ère du complexe et de l’incertain.
[11] Écrivain
et philosophe,
spécialisé en
épistémologie des
probabilités.
Habiter l’Anthopocène Philippe Chiambaretta
115
L’anthropocène
De nombreux penseurs se penchent depuis quelques années sur le
concept scientifique d’Anthropocène, avancé en 2000 par le prix Nobel
de chimie Paul Crutzen, qui formule l’hypothèse que l’action humaine
est désormais la force dominante affectant la géologie de la terre.
Même si cette théorie scientifique n’a pas encore été officialisée par
les stratigraphistes, le concept d’Anthropocène a le potentiel de réunir
l’ensemble des changements de paradigmes et de cadres théoriques que
nous venons d’évoquer.
Pour Bruno Latour, il est la preuve que « nous n’avons jamais été
modernes » et que la séparation entre Nature et Société, posée comme
fondement de la condition moderne, doit être abolie. Pour une bonne
part de la philosophie contemporaine, la conception de la Nature comme
entité pure, organique, intouchée et équilibrée, seulement menacée par
l’exploitation humaine, apparaît désormais totalement obsolète. La
majeure partie de la planète a été modifiée par l’homme mais ce mythe
n’en perdure pas moins, le spectre d’une Nature comme contrepartie
pure, verte, bonne et heureuse de notre obscène, dangereuse, grise et
destructive Société hante le débat.
Il y a donc une nouvelle vision à imaginer pour dépasser cette idée de la
Nature héritée des modernes. Bruno Latour suggère le développement
d’une constitution dans laquelle nature et société ne seraient plus deux
pôles distincts mais une même production d’états successifs. Cette
activité dans le champ philosophique autour d’une nouvelle relation
entre culture et nature, notamment le récent mouvement du Réalisme
Spéculatif, est à rapprocher d’une tendance observable dans l’art
contemporain. Pour le critique et curateur Nicolas Bourriaud, « le rapport
entre le vivant et l’inerte semble constituer aujourd’hui la principale
tension de la culture contemporaine. […] La grande accélération, c’est
aussi ce processus de naturalisation du capitalisme : devenu organique
et universel, il est la loi naturelle de l’Anthropocène ; son outil majeur
est l’algorithme, sur lequel se fonde désormais l’économie mondiale 12. »
Ce constat entre en résonance avec les préoccupations d’une certaine
architecture expérimentale, réunie dans l’exposition ArchiLab 2013
sous le titre Naturaliser l’architecture par Frédéric Migayrou et MarieAnge Brayer : « La naturalisation de l’architecture consiste à aborder
le concept de nature, non plus dans une opposition entre nature et
artifice, mais dans une hybridation nouvelle. […] L’architecture réunit
ainsi le biologique et le computationnel, opérant la fusion de systèmes
naturels et synthétiques. Tous ces créateurs affirment ne plus concevoir
d’objets mais “un processus afin de générer des objets”. L’architecture
s’apparente, à travers le recours aux logiciels de modélisation, à un
système vivant, doté d’une nature « métamorphique » marqué par la
formabilité et l’adaptabilité à son environnement. […] L’enjeu n’est plus
d’imiter la nature, de reproduire ses formes comme le biomorphisme,
mais de la simuler à travers une approche générative 13. »
116 streaM [Production]
[12] Programme
pour la biennale de
Taipei d’octobre
2014, intitulé
La Grande
Accélération.
[13] Voir article
Marie-Ange Brayer
p. 161.
L’architecture à l’heure de l’anthropocène
Ainsi se posent avec l’Anthropocène les bases de nouvelles pratiques
architecturales. Nous avons rappelé le défi urbain considérable à
venir, dont les conséquences ne pourront être abordées à terme que
dans le cadre d’une forme de gouvernance mondiale. Le concept
d’Anthropocène aura-t-il la puissance de sensibiliser les opinions
publiques et mettre un terme au débat entre climatosceptiques et
écologistes radicaux ? Il a le mérite de balayer
le débat moderne/postmoderne et appelle à
imaginer les fondements théoriques d’une
« Ainsi se posent avec
vision de l’urbain issue d’une nouvelle alliance
l’Anthropocène les bases
entre société et nature, de la dissolution des
de nouvelles pratiques
catégories modernes de sujet/objet. Cette
architecturales. »
vision invite à repenser en profondeur le rôle
opératoire du concepteur, historiquement
engagé dans une logique descendante d’inspiration moderniste,
volontariste, uniformément prescriptive car le plus souvent (mono)fonctionnaliste. Elle suggère au contraire une approche générative
ouverte visant à établir les conditions de genèse et de croissance d’un
hybride par un processus collaboratif et participatif de type ascendant.
Il s’agit d’opérer en incubateur, avec les outils d’une nouvelle
conception du savoir, en s’attachant à l’éthique du chercheur ou du
médecin plutôt qu’à celle périmée du créateur génial et solitaire, une
attitude qui apparaît dans le travail de Pierre Huyghe ou de l’architecte
Alisa Andrasek par exemple. On voit à quel point les rapprochements
entre sciences sociales et sciences du vivant seront nécessaires pour
parvenir à élaborer une telle pensée, fondatrice d’une vision neuve de
l’architecture. La révolution numérique facilite ce rapprochement en
articulant les champs du savoir : des nanotechnologies à la biologie,
de l’analyse des matériaux à l’architecture, il y a désormais continuité
transscalaire et transdisciplinaire.
Cette conception d’un urbain métabolique nous confronte par ailleurs
à la question de l’échelle d’analyse entre le bâtiment, le quartier, la
métropole et le territoire. Elle implique une vision continue du bâtiment
à l’urbain comme différentes échelles biologiques, de la cellule à
l’organisme, sans distinction entre vivant et non vivant, comme un
agencement d’êtres hybrides qui participent à l’équilibre de ce métaorganisme que serait la Terre. Il s’établit donc une relation d’ordre
organique entre le bâti et la biosphère, un continuum dans un monde
fait d’artefacts et d’hybrides qui ne peut plus se satisfaire d’une logique
mécanique universelle. La conception métabolique appelle au contraire
à l’identification de pathologies bien différentes selon leur géographie et
leur histoire entre les centres-villes européens, l’étalement du sprawl des
villes américaines, les villes neuves asiatiques ou les formes urbaines
informelles du Sud.
[14] Voir le travail
de John
E. Fern ndez, du
MIT, p. 253.
Ces différences essentielles de typologie font déjà l’objet d’études,
notamment par l’analyse de big data suggérant une variété de scénarios
durables et posant les bases d’un urbanisme métabolique 14. La recherche
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117
devra approfondir la modélisation multidimensionnelle des territoires
urbains pour affiner cette classification des pathologies et l’élaboration
de remèdes spécifiques qui seront tout aussi multiples. Les urbanistes
s’appuieront demain sur les informations produites en temps réel par
la ville numérique et la puissance computationnelle pour réguler dans
le temps les effets de leurs actions. L’architecture computationnelle,
aujourd’hui encore essentiellement expérimentale, pourrait dans un
futur proche entrer dans le champ de la réalité constructive de cet
urbain numérique, car elle répond à une problématique scientifique
réelle et que les conditions techniques se mettent en place pour la
rendre possible.
Simultanément, la pression croissante sur les politiques écologiques
favorisera l’émergence rapide de méthodes de conception, d’évaluation
et de gestion offrant des garanties réelles ou illusoires d’objectivité.
Les enjeux économiques sont tels que les grands cabinets de conseil,
les grands bureaux d’études, comme les groupes de technologies
développent activement ces modèles de smart cities.
Pour autant l’essor de ces visions d’inspiration néocybernétique,
du smart object à la smart city, constitue une piste ambivalente, sinon
préoccupante. La volonté d’un contrôle rationnel et déterministe,
renforcée par les assurances, le principe de précaution, à la recherche
d’une ville solvable parce que moins risquée, constitue une tentative de
lutter contre l’évolution vers une société de l’incertain et de l’imprévu
qu’il va pourtant falloir assumer. Les smart cities ne sont qu’un avatar
de l’idéologie de maîtrise rationaliste moderne, contradictoire avec le
caractère complexe, varié et mixte qu’exigent à la fois la créativité et la
résilience de l’urbain. Le besoin de mixité n’est pas seulement une vue
sociale mais aussi celle d’une écologie de la ville, comme le mettent en
évidence les travaux de sociologues comme Saskia Sassen ou Richard
Sennett 15.
À l’inverse, la notion de complexe, intrinsèque à notre époque, nous
oriente vers une modélisation utilisant les données de façon indirecte
par une forme d’autorégulation inspirée du modèle de l’open source, du
développement par crowd design, plus proche de la philosophie originelle
d’Internet et ouverte à une approche sociologique et artistique de
l’informel, de l’incertain, du désir et de l’imaginaire. Que ce soit à
l’échelle du bâtiment, du quartier ou de la ville, il reste cette dimension
de l’imparfait, du hasard, de la différence propre à la création, qui doit
clairement se retrouver dans la méthode de conception.
Il est toutefois important de revendiquer que les architectes, avec les
autres acteurs d’élaboration des projets, doivent s’interroger davantage
sur les fonctions, les programmes et les imaginaires avant d’aborder la
forme. Cette approche plus sensible et intuitive de nos modes de vie fait
déjà l’objet de recherches poussées chez les sociologues, les créateurs
et différents acteurs en avance sur leur époque. Les modifications
qu’apportent chaque jour les nouvelles technologies à nos rapports
118 streaM [Production]
[15] Voir notre
entretien p. 19.
[16] Voir Luc
Gwiazdzinski p. 51.
à l’espace et au temps sont nombreuses et difficiles à anticiper. Elles
permettent d’augmenter nos expériences et usages de l’espace, d’entrer
dans une hyperspatialité. L’architecture se trouvera à l’intersection
de ces deux dimensions, espaces et spatialités, dans la construction
d’une ville malléable 16, s’adaptant en permanence, marquée par
l’événementiel et les structures temporaires. Dans cet espace urbain en
évolution constante, l’usager retrouve une place centrale, par son retour
sur les événements, les informations qu’il produit et dont il profite, dans
un urbanisme temporaire où se croisent les systèmes urbains et les
microsystèmes individuels, au point de rencontre des réseaux physiques
et numériques qui permet une intensification neuve de la ville.
L’angoisse première de l’architecte face à ces mutations fondamentales
est naturellement celle de la forme : comment appliquer concrètement
ce changement de paradigme, quelle forme physique pour cette ville
malléable, en évolution, une ville de l’incertain, au croisement des
technologies à venir et d’un nouveau rapport à la biosphère ? Nous l’avons
vu, la conclusion de la nécessaire étude des conditions et mutations
de notre temps nous mène à l’idée qu’il s’agit moins de changer les
formes que de faire évoluer l’approche et les méthodes de l’architecture.
L’heure n’est plus à l’obsession formelle, à l’architecte-star, à l’icône
gratuite et à la signature égoïste ou marchande : l’architecture porte
une responsabilité non pas neuve mais différente. Si la forme demeure,
car le bâti conserve nécessairement sa part physique, elle résulte d’un
travail collaboratif et aboutit à une plateforme, à des
protocoles permettant d’adapter la construction au
varié, à l’incertain ; il ne s’agit plus d’une forme planifiée
« Il s’agit
ou contrôlable, mais accompagnée, jugulée dans son
d’exprimer un
évolution par les capacités d’adaptabilités génératives
continuum urbain/
du numérique, compris au sens ouvert et non dans
biosphère qu’une
sa dimension cybernétique sécuritaire. Il existe des
approche technique contraintes techniques, matériaux et systèmes, liées
et philosophique
notamment à la recherche nécessaire de performance
conjointe et radiénergétique, mais il ne faut pas se laisser aveugler par
calement inédite
cette seule quête de performance, comme nous l’avons
permet enfin. »
été par les premières formes de végétalisation, la vogue
finissante du green cosmétique et du biomorphisme
décoratif.
À l’instar du politique, l’architecture est indissociablement acte et
symbole, et son rôle dans la mutation ontologique du passage à l’ère
de l’Anthropocène est – au-delà des solutions pratiques ou techniques
qu’elle apporte – de faire le récit de ce changement de paradigme, de
symboliser et de mettre en scène notre place nouvelle dans la biosphère
pour mieux la faire advenir collectivement. Cela prendra des formes
immédiates chaque fois différentes, mais il n’est de toute façon plus
question de faire style, il s’agit d’exprimer un continuum urbain/
biosphère qu’une approche technique et philosophique conjointe et
radicalement inédite permet enfin.
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