Le Vent du bleu - Anatole Coizard

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Le Vent du bleu - Anatole Coizard
VENT DU BLEU
Anatole Coizard
© 2014
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Introduction
(21/5/98) l’autre avertissement, corniche d’Aïn-Diab à Casablanca.
Petit, les barrières blanches me dépassent, en surplomb de plage, de
l’Océan, absorbé par le plaisir radieux d’entendre vrombir le vent
océanique à mes oreilles.
(La « gastricité » travestit la haine du désir, tente de naufrager toute
bacchante en repas, toute académie en restaurant, tout plaisir en besoin
assouvi.)
« Puisque les hommes ne dansent pas avant d’avoir payé tribut au
ventre » ( Artémidore, La clé des songes, 3° Siècle, Ed. Arlea, 1998, p
89. )
(25/5/98) A quoi bon prétendre à un « au delà le supplice » ? Et alors :
arrêt de la pensée sur ça, c’est savoir l’étendue de supplice, la vraie
conscience du réel.
(10/3/99) Une lumière bleue s’étend, s’étend démesurément bleue et
formidablement claire, écrase le monde, poigne le ciel : c’est Casablanca
qui tournoie autour de la chambre blanche des enfants.
Le temps est immobile.
L’après- midi éternelle.
La sieste est statufiée. Depuis le lit rien ne peut avoir plus de dimension
que le moment, qui ne passe pas, que la douceur avec laquelle les
rideaux tamisent le jour des volets, et une douceur qui ne cessera pas
plus que le doux remuement du tissu imprimé – au dessus de la maison
je sais qu’il y a un immense ciel muet.
Les anges à Casablanca sont ma seule aventure : je les vois atterrir aux
rares îlots de souvenir qui me restent et resplendissent de façon tout à
fait incroyable en ce jour si gris et froid d’un mois de Mars du Nord
pluvieux - les anges descendent sur les illuminations de ma mémoire et
isolent des scènes en leur donnant la parole, une parole, dont j’écoute
religieusement le mystère.
Si je m’approchais de la fenêtre ? Collant mon front à la vitre, par les
petits interstices du volet reverrais-je du bleu, et du bleu, et du bleu ?
La sieste à Casablanca, je suis très proche de ce lieu, avec l’inquiétude
de voir se développer son horreur d’infini, et pas seulement la
satisfaction, fermant les yeux, de pouvoir convoquer en moi un
fragment de ça, de cette océanité du bleu qui écrase les cubes de la
maison blanche assez puissamment pour que je sente du bleu jusque
dans ma bouche.
Qu’est-ce qui brûle si fort dans le midi de Casa et par les parfums
transportés luxueusement d’une maison à l’autre ?
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Une fontaine m’ancre dans la médina ; des carreaux bleus, une
géométrie raffinée accentuant la nature fraîche de ce souvenir inondé
de soleil au milieu des galeries marchandes couvertes où l’on peut voir,
entassés jusqu’aux plafonds, des plateaux en cuivre ciselés et larges
comme des tables.
Dans quelques années, la ville aura enflé de cinq millions d’habitants,il
n’y en a encore que le dixième. Plus personne bientôt ne saura rien de la
ville des années cinquante où je me suis empli d’informations, de
repères et d’amers dont secrètement le temps me soufflait l’absence de
pérennité.
Et aussi n’y ai-je rien appris du plan, de l’organisation de rues bientôt
bouleversées par la mue de ma petite ville débonnaire en mégapole.
Les palmiers, avenue Liautey, seront probablement coupés,
afin
d’ouvrir, au trafic multiplié des voitures, le lieu de l’énigmatique
fontaine bleutée, proche, peut-être, de la pâtisserie de mes croissants
préférés.
Les choses immédiates qui constituaient pour ainsi dire, le papier peint
des siestes, sont par exemple les pains au chocolat de « La petite
Friande », les parfums du marché aux cuivres, le revêtement brûlant du
fauteuil des voitures ensoleillées, les pylônes électriques en ciment
quadrillé, le gris des sols en ciment pointillé des cours où j’aimais jouer
en profitant du silence.
Dans la pièce voisine de mes siestes on entend la guitare d’un espagnol .
Il jouait, sur un petit tournedisque-valise gris, de la marque oubliée
« Teppaz ».
Les yoghourts, dans du verre épais. C’est juste avant les supermarchés,
il faut des épiceries, des crémeries…
Ah oui, c’est vrai, l’épicerie doit être au bout de la rue, derrière l’homme
accroupi qui mendie, je vois sa silhouette, j’entends sa voix tremblante.
On dit que c’est le père de l’épicier, peut-être pour justifier une absence
permanente d’aumône européenne.
Ces souvenirs très assourdis constituent mon archéologie intime, en
cunéiformes illisibles. La lumière s’y arrête, doucement, comme dans
un marbre translucide et massif.
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Chapitre Un.
Allée des Pléiades, deux gendarmes avancent au milieu de la chaussée
spacieuse. Ils brandissent plusieurs bouteilles de cognac et encadrent
un homme moustachu, d’une quarantaine d’années, menotté . Mais tout
près d’eux, et leur faisant un pendant moral, un mouton résiste
pitoyablement à deux hommes dont les djellabas remontent aux genoux
à force de le pousser et de le tirer en vociférant . Leurs mollets sont
poilus. Ils l’amènent vers la porte de leur jardin, le jardin du voisin, où
précisément l’enfant avait repéré, depuis sa fenêtre, des boyaux mis à
sécher aux cordes à linge.
Une minuscule voiture blanche apparaît alors en pétaradant. Elle
ressemble à un scarabée. Elle se gare devant la maison de la sieste. Un
prêtre en costume noir sort avec souplesse de l’auto. Sa main droite a
caressé, une fois le moteur arrêté, une statuette de Saint Christophe
collée au tableau de bord en métal noir grainé.
Il ajuste un chapeau à bord roulé « Eden » qui, rétrécissant son visage,
le vieillit encore .
Après avoir regardé les gendarmes et leur prisonnier disparaître sous
les arbres taillés du commissariat en face, il sort un guide vert de sa
poche, jette un œil au plan de ville, s’approche de la villa de la sieste,
« Dar Leonard ». Il fait retentir une petite clochette dissimulée dans la
haie .
- « Bonjour, Vénérand, !»
Vénérand s’introduit dans le jardin, s’arrête près d’un jeune citronnier.
C’est un jardin et une maison neuve. Il y a deux transats jaunes où le
feuillage d’un mimosa berce quelques taches de soleil. Un marocain en
costume traditionnel s’en relève :
-« Après toutes ces conversations téléphoniques, je suis bien content de
voir votre visage. Alors, Votre Eminence, qu’avez vous retenu de cette
première traversée de Casa ? »
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« Bonjour, Pacha ! C’est également ma première traversée de la
Méditerranée, et donc le premier retour, pour un curé, au continent
des Pères de l’Eglise, puisque Saint Antoine en Egypte, Saint
Augustin à Tunis… »
-« Ah ?… Je ne connais pas bien vos saints, pardonnez moi… Boiriez
vous un thé, un sirop, ou plutôt souhaiteriez vous vous installer un
instant…la Supérieure est déjà là, elle veut parler avec vous de ce qui la
terrorise. L’évacuation de ses sœurs contemplatives, des carmélites,
depuis toujours enserrées dans les murs les plus secrets de
Casablanca… »
-« Vous pensez que j’ai tort d’avoir cru qu’il était temps, à la veille du
départ des français, d’envisager leur transfert ? »
-« Non. Vous êtes un djinn ! Ca fait un moment que je me fais du
mauvais sang pour elles. C’est une intuition incroyable que vous avez
eue, là haut, si loin, à Paris. »
-« A croire que leur silence emmuré a secoué ma torpeur plus
efficacement que les actualités et les journaux.. »
-« Buvons du thé. Ahmed ! Du thé ! »
Un homme se tient, silencieusement, auprès du mur, et s’éclipse à
l’angle de la maison, sous des buissons croulants de fleurs.
-« Vous savez qu’on m’avait annoncé un prêtre cacochyme ? On vous
avait dit plus que centenaire. Et là, quand je vous vois arriver au volant
de la petite quatre chevaux !… »
-« Oui, à l’Episcopat ils y a dix ans qu’on m’enterre. J’ai compris
pourquoi, enfin je crois : j’ai quatre vingt dix huit ans, je suis né le
même jour que Sigmund Freud, ça gêne !»
-« Freud ! On ne peut que les comprendre, surtout si de vous même
vous vous référez à lui, à ce fossoyeur de toutes les religions ? »
-« De toutes les superstitions, vous voulez dire. »
-« Vous avez raison. Soyons mystiques et laissons ça au bas clergé ! »
-« Est ce que… est ce que ce jardin sent toujours aussi incroyablement
bon ? »
-« Je ne sais pas encore. Je n’y suis que depuis un mois… Le
propriétaire précédent, Fayette, le disait. »
-« Fayette ? Cette maison appartenait à des Fayette ? »
-« Quel programme, n’est ce pas ? Des Fayette de la Vieille France au
Pacha du nouveau Casa! »
Les deux hommes s’asseyent dans des transat, en même temps,
Vénérand enlève son chapeau.
- « Mais quels Fayette… Les Luc, les Gilles ? »
- « Ah ! Troisième surprise : le Quai d’Orsay m’annonce un alsacien
hors d’âge et je vous entends parler le parisien le plus typique et le
plus mondain. Vous dites : « Les Luc ? Les Gilles ? », et dans cette
langue qui me paraissait saugrenue au début de mes études, à Paris,
dans les amphithéâtres, mais dont j’ai mesuré la puissance plus tard,
car elle ne se parle, ici, que dans les soirées officielles du ToutCasa… où l’on me reçoit… Ah oui, je suis de tous les cocktails. Robes
longues, redingotes, chapeaux, décolletés, musiques américaines,
petits fours et zakouski… »
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« Et du Coca-Cola et des cigarettes à flots pendant qu’en Europe on
grignote encore du rutabaga et qu’on reprise des socquettes
dépareillées ! »
« Le Gouverneur m’avait raconté Vénérand, bien au contraire, que
l’évêque d’Autun vous avait gardé durant l’Occupation à l’abri dans
son palais en haut de la colline… »
« Rien du tout… Alors vraiment, honte à moi si j’avais succombé à
pareilles bassesses ! Pour la troisième guerre de mon existence, je
suis allé directement dans la gueule du loup. Je suis allé porter en
Allemagne la sédition, la résistance, le réconfort dans les caves de
Dresde et de Leipzig. »
« Les nazis vous ont accepté sur leur sol ? »
« C’était un retour, un peu comme la fluctuation des morales et des
mondes. En 1870 , j’avais été, déjà, prisonnier de guerre chez eux,
jeune aumônier des gardes mobiles, et je m’étais aussi retrouvé à
Dresde… au camp d’Uebingen plus précisément.
Cinquième Compagnie, vingt-cinquième baraque, de Décembre à
Février, après avoir quitté nos petits phalanstères alsaciens de
Brisach d’où l’ennemi nous avait facilement fait déguerpir nos
officiers de vieille France… savez vous que j’ai toujours vécu en
société, moi… pour dormir il m’a toujours fallu supporter le bruit du
ronflement des autres. Imaginez vous, maintenant, l’atmosphère en
1870 dans nos baraques humides et glacées. Aux mains des ennemis
de l’idéal républicain qui avait enflammé nos grands-parents. Nous,
nés dans le souvenir de l’empereur Napoléon et de ses prodiges,
nous ne recevions au courrier que des cartes endeuillées à liseré
noir. Elles retraçaient les incendies des bibliothèques, le pilonnage
des cloîtres romans par les obus teutoniques, la victoire
claironnante, arrogante, sans aucun complexe, de l’énorme Teuton
sur le petit Français.
Dès notre retour de geôle, nous avons vu des troupes disciplinées
d’architectes et d’urbanistes prussiens occupant les grandes villes de
la région. Avec plus d’efficacité que les adjudants, elles s’obstinaient
à une transfiguration prosélyte de nos rues, de nos monuments.
Leurs rituels éteignaient le souffle libéral allumé jadis en nos cœurs
par les beaux uniformes des grognards dont nous n’osions même
plus dorloter encore la vieillesse.
Mais vous savez, ce n’est pas la vaine gloire des batailles, où ils
s’étaient blessés, qui avait fait de la France « la Grande Nation ».
C’est la noblesse des sentiments, le désintéressement, la générosité,
toutes ces qualités antipathiques à l’esprit prussien. J’avais dix sept
ans, la bestialité humaine s’affichait autour de moi, jamais je
n’aurais pu, soixante dix ans plus tard, accepter les dorures du
Palais d’Autun au travers d’une guerre hitlérienne, dont je savais
mieux que personne l’ignominie. »
Le Pacha se relève, fait quelques pas autour du jardinet, caresse le tronc
du mimosa :
-« Noblesse des sentiments, désintéressement, générosité… vous
parlez de la civilisation islamique, je suppose, parce que je ne sais pas si
vous imaginez ce que moi, j’endure ici de l’esprit français ? De
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négociants d’huile, d’accapareurs de minerai, d’analphabètes titrés qui
ne lisent ni le Coran ni Bernanos… »
Le cuisinier apporte à ce moment un plateau de verres enluminés, il
passe sous la pergola blanche.
-« Mais… Que sent-on ? »
-« La Mer. Le vent de l’Océan. Au bout de l’allée, le bleu étincelle, les
vagues nous entourent. »
Le Pacha poursuit :
-« Ecoutez : un galop. Le Cercle Hippique n’est pas si loin. Ils sont là,
ces aristocrates français qui conquirent votre rhénanie il y a deux
siècles, affairés, là-bas. Les élégantes marquises prêtes à tout sans rien
perdre, leurs officiers chéris qui viennent de terminer une guerre à
boire du whisky noyé en risquant leur peau dans les avions, mais
surtout les pelouses tondues qui embaument sous la patte des chaises
blanches, sous l’éventail des parasols. Quelques grosses voitures
américaines sont posées près des arbres en fleurs et près des cuisses
que les robes découvrent totalement… Chaque soir je me rends à leurs
invitations, le premier mot que mon fils a su dire ç’a été : « cocktail »…
Nous allons aux plages, nous allons aux piscines, et puis nous
travaillons, au fond énormément, dans les grandes tours qu’on vient de
terminer, dans des bureaux, au dixième étage, au dix septième étage.
Entre la partie américaine, celle des buildings et des villas, et la ville
arabe, il y a une entêtante odeur de pompes à essence qui flotte avec
bonne humeur. »
-« Et le Carmel ? »
-« Vos contemporains s’y ressaisissent. Tous les dimanche, à la Messe
comme quand ils étaient petits.
Derrière les grilles qui tendent le fond de l’église, un secret fait
profondeur. Dans les jardins du Carmel on sent les mêmes parfums
qu’en la ville arabe, sans que cela inquiète les bretonnes, les normandes
et les parisiennes. Elles me disent qu’au fond Jésus était africain,
circulait parmi les palmiers.»
-«Les carmélites ?»
-« Oui… Enfin, à part moi, personne ne les voit. A la messe on m’a
raconté qu’elles sont cachées derrière le voile blanc où elles ont brodé
une colombe, et qui recouvre le grillage de la clôture. »
-« Pourtant il y a une école ? »
-« Ce ne sont pas les cloîtrées qui la tiennent, bien entendu. En
devinant le plan de leurs logement je pense souvent aux concubines de
l’Empereur de Chine, au plan labyrinthique de la Cité Interdite.»
-«Et vous n’avez jamais voulu y rentrer ? »
-« Je ne suis pas Casanova… Le ressort libertin s’est rouillé sur nos
plages. Elles débordent de corps presque nus, ils font perdre beaucoup
d’attraits aux aventures sous cloche, à la concupiscence ecclésiastique,
aux fantasmes de confessionnaux… »
-« Ah oui, évidemment… Vos femmes se rendent aussi aux plages ? »
-« Pour être honnête non, rarement, ou alors celles qui n’ont ni
patrimoine, ni troupeau de moutons à protéger de l’émiettement, celles
qui ne sont pas obligées de se cacher que l’amour est… enfant de
Bohème… »
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-« Contaminé par le vaudeville ! »
-« Et vous ? »
-« Mon regard sur la Femme…j’ai un grand père, il était cuirassier,
peintre et bonapartiste. Dans les greniers il y a ses tableaux et j’y
retrouve comme dans ce qu’il nous racontait, tout l’éblouissement des
toilettes du Directoire, la vanité blanche, alanguie, les grandes beautés
en faïence de l’Empire… l’effort révolutionnaire, nous disait-il, se trouve
dans la transparence de mes décolletés. »
-« Votre grand-père sous Napoléon ! Le mien vient de partir pour aller
au marché ! »
-« Je vois votre menton bien rasé, vous bougez athlétiquement, jeune
père saturé du regard des filles dans la rue, grisé du parfum des fleurs
qui emplit cette ville… »
-« Vous savez, il y a des impressions que j’adore. Par exemple, tenez,
l’ascenseur ultra moderne qu’on vient d’installer à mes bureaux, et,
lorsque j’en sors, dans l’œil de mes secrétaires je vois le reflet d’un Veau
d’Or… ça me change, croyez-moi, de ce que je dois endurer à la maison !
… la double porte de l’ascenseur fait un petit bruit hydraulique, les
tailleurs se côtoient, il y a des gloussements qu’on étouffe… Oui, le veau
d’or ou alors, mettons, un bon coq ! »
-« … Je n’entends pas vos enfants ? »
-« C’est l’heure de la sieste. »
-« Quel est leur spectacle préféré, dans cette ville dont je ne sais
rien ? »
-« je pense le cri du muezzin, Vénérand, le cri du muezzin du haut du
minaret et la réaction de la foule, la prosternation de tous les adultes
sur le macadam des rues vers la Pierre Noire, celle qui renforce les
faibles, et assagit les puissants… »
-« Et vous, hormis le bruit de l’ascenseur ? »
-« Moi, les jardins du Luxembourg à Paris, le Guignol, les magasins
d’habits chics pour enfants riches à Passy, à Londres, à New York… loin
du bled et des moutons qu’on égorge… ou alors, rencontrer de vrais
mollahs, à la barbe soignée, pour parler d’Aristote… »
-« Tiens ? Dite moi, à l’évêché, ici, personne ne parle d’Aristote ? »
-« En tous cas, ils ne le lisent pas en Arabe dans le texte d’Averroès ! Ce
sont souvent des illettrés, vos compatriotes ! lisez vous l’arabe ? »
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Chapitre Deux.
Le Pacha se tourne vers son cuisinier :
-« Ahmed ! Apporte les trois feuillets d’Averroès, dans le cadre doré ! »
-« Qu’est ce que vous dites? »
-« Trois feuilles du VII° siècle. »
-« Ah oui je veux les voir, dans ce siège de jardin, éloigné au possible
des basiliques bibliothécaires ! Dans cette lumière joyeuse, dans le
parfum du mimosa. Dans ce siège , à mon âge… »
Ahmed revient en poussant une table roulante et le trésor encadré.
Vénérand , s’approche du document, articule lentement :
-« Un papier plus solide que moi… »
Il se renfonce dans le transat, puis, avec véhémence :
« Mon grand père nous bassinait déjà avec la précarité essentielle du
monde. Il avait trouvé décadente la façon dont les petits bourgeois et
les banquiers décuplaient au milieu du siècle la superficie des villes
européennes avec l’argent des colonies.
Il disait qu’un des signes de cette ignominie morale était le caractère de
pastiche des styles roman, gothique, classique qui se juxtaposaient
absurdement dans les immenses chantiers. De 1860 à 1920, nous,
européens, n’avons fait que traverser des avenues en édification.
Ensuite, nous n’avons d’ailleurs plus cessé d’arpenter ces collections
d’une vénéneuse nostalgie.
D’après lui, ces architectures ne faisaient qu’étouffer la gloire du passé,
comme les albums de photos, au fond, ternissent la vibration du
souvenir. Et, soumis à ses imprécations, j’ai trouvé trop éloignées de
toute grâce les mille avenues qui rutilaient d’Erevan à Edimburgh.
Alors que vous, Pacha, dans ces quartiers du dix-neuvième Siècle, vous
me dites avoir été goûter le chocolat des magasins de luxe… C’est en se
nourrissant de vos bleds que le Baron Haussmann traçait de sanglantes
perspectives aux calèches du futur. »
-« Sénèque vous inspire ces périodes enflammées ? »
-« Ha !… Vingt ans après, quand ces villes en carton pâte étaient encore
pleines d’échafaudage, j’y ai vu grouiller la science. Des savants, bien
chauffés par leurs radiateurs en fonte, défiaient la gravitation en
rentrant simplement chez eux le soir et en savourant intimement,
comme vous, la fermeture des tout premiers ascenseurs.
C’étaient des objets plus arrondis que dans vos nouveaux bureaux, des
grilles de bois, des plaques d’acajou, de seyants miroirs biseautés, mais
le même bruit de vis hydraulique les déposait au palier où ils allaient
accroître leur famille.
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Ensuite, quelques instants plus tard presque, j’ai bien dû voir leurs
nombreux enfants s’engouffrer dans les bottes de 14-18. monLà, mon
père n’a pas supporté les pyramides de cadavres. Il avait déjà vu passer
toutes les charrettes mortuaires du siège de 1870, sous les fenêtres de la
pharmacie ‘A l’Ange’, le long de l’église gothique et puis, dans le bruit
des roues cerclées de fer, sous le Jardin Botanique où l’on enfouissait à
toute allure. Après 18, il a cessé de parler, malgré la réhabilitation
officielle de sa langue natale. Les architectes, les immeubles, d’ailleurs,
ont eu un peu moins d’assurance, et moins de hauteur sous plafond.
. Averroès, Aristote et aussi Saint Thomas d’Aquin auraient été attentifs
à cela, que les voitures se multipliaient. Il était de plus en plus question
de s’envoler « à l’aviation », d’attraper des chemins de fer à la gare…
Puis, autre envol d’entre les deux guerres, je me souviens du premier
concert de Jazz américain, je l’avais organisé moi-même pour l’institut
d’anglais, dans l’aula néo-renaissance du Palais Universitaire.
Peu après 18, le regard des soldats allemands cessa de s’attacher aux
filles. Les play-boys alsaciens s’en apercevaient parfaitement, quand,
Outre-Rhin, ils roulaient en voiture décapotable derrière leurs camions
militaires flambant neufs, leurs tanks sur la toute première autoroute,
rectiligne depuis Hambourg jusqu’à Bâle.
Rectiligne ? A Vienne, à Stuttgart, j’avais vu arriver depuis un moment
le cubisme, c’était devenu une opposition à la propagande passéiste et
folklorique des nazis mais ça rejaillissait de leurs actes, d’abord à
travers les lignes épurées des hangars industriels, puis par la menace
des bunkers. Le cubisme, c’était une question d’époque, pas de
penchant individuel.
D’ailleurs, depuis la fin de la guerre, une seconde ceinture de logements
en béton redouble, en les vieillissant, tous les immeubles en pierre de
taille qui avaient tant déçu mon grand-père. Ils sont en un tournemain
devenu portiques de l’Age d’Or. »
Par moments, sa voix s’étrangle en d’imprévisibles sanglots. Le Pacha,
son cuisinier, ne paraissent pas s’en étonner, immobiles, souriants,
encouragent de leur sympathie la vieille bouche et ses joues ridées :
-« Nous en sommes là, Pacha. Etouffées les guinguettes ! Assommées
d’immeubles en pierre de taille les glycines, et puis les berges et leurs
roseaux, assommés de vieilles huiles de vidange. Et, depuis qu’on passe
le nœud coulant des banlieues de la reconstruction aux champs, aux
vergers, aux ruisseaux qui transcendaient le centre des plus grandes
capitales, il n’y a plus qu’à fuir. Et développer successivement les deux
moyens de fuite que vous découvriez dans les journaux d’information et
dans les magazines de mode, d’art ou de technologie : le transport et
l’abstraction. »
-« Quel pessimisme ! »
-« Mais vous savez d’où je reviens. Pour la première fois depuis 1870,
en traversant votre ville, j’ai senti ce qu’est la vraie insouciance. Votre
continent est innocent des histoires du mien, et il le savoure ! »
-« Evidemment ! Vos actualités nous sont complètement étrangères,
même si nous y avons des camions de cadavres à nous. A peine
achevées, ces trois guerres nous paraissent vieilles, mais vieilles, très
très vieilles !…Ahmed et moi nous avons la paix des innocents, toute
neuve, toute moderne, les mains dans les poches, le nez au vent… Vous
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parliez de mon goût pour les boulevards Haussmanniens. Vous savez,
j’en vois bien l’affairisme originel.
Mais je songe aux jolies bornes à eau en fonte, au reflet joyeux des
ruisseaux d’eau, qui en débordent vers les trottoirs pleins d’arbres, cette
émeraude luxueuse qui ourle vos rues comme elle souligne nos oasis. Je
n’ai jamais fait que me rafraîchir, à Londres ou à Vienne. Ensuite je
revenais ici aux rues éclaboussées de lumière, vers la légèreté, le silence,
la lenteur…
Avant hier, dans un village de l’Atlas, je me suis endormi sur un vieux
fauteuil de l’école coranique, en plein midi, en face du directeur qui ne
s’en est pas formalisé. Je pense qu’il a dû quitter la pièce sur la pointe
de ses babouches… »
-« Dans l’Atlas ? »
-« Vénérand, nous avons de bonnes routes. Je rejoins les montagnes de
mes aïeux en un tournemain. »
-« Et vous êtes si athlétique… »
-« La natation. Chaque jour pratiquement je vais me battre avec les
vagues, là-bas.
Derrière le « Sun-Beach ». Je franchis les barrières blanches, je saute
sur le sable brûlant. Je cours jusqu’aux vagues et je nage contre elles.
Un jour les lames de fond m’ont presque noyé. »
- « C’est cela, vos épaules carrées ? »
- « Nous sommes nombreux à avoir dû apprendre, ici, l’équitation, le
fleuret, pour croiser le regard des héros… »
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Chapitre Trois.
« Tout ça, mes carmélites ne pourront s’en rappeler, puisqu’elles
n’ont rien vu… »
- « Depuis le jardin du couvent elles ont senti l’appel du parfum des
fleurs. Vous le verrez, on est, au Carmel, dans la rumeur des vagues.
Et puis, la saveur des aliments que leur passent les tourières : les
poissons, les langoustes et les épices du marché… »
- « Le marché ! J’aimerais que nous allions voir un de vos
marchés ! »
- « Cinq minutes à pied. Ici tout est proche En quelques pas vous allez
entendre sa rumeur. Chaque matin, j’y vais. Il y a le tumulte, un
musée de visages, un concert de petites fumées et d’encens, le
croisement des montagnes, des plaines et du désert… »
Le Pacha pousse le portillon de bois blanc, en prenant une petite rue
bordée par les haies de multiples villas, ils arrivent à une épicerie toute
blanche , ceinte d’un muret, au pied duquel un vieillard accroupi
mendie en promettant la reconnaissance d’Allah.
Ils tournent le coin que marque la boutique, vers une avenue
d’entrepôts, de garages, de magasins vidés par la sieste. Le ruban de
bitume est frangé de grands trottoirs en terre battue. Pas une voiture
mais déjà le bruit d’une foule et, au prochain croisement, la ruche du
marché, surprenante dans le silence ambiant.
-« Vous n’êtes pas le premier français à imaginer le départ… Tenez,
c’est mon poissonnier ! »
Le marchand roule des yeux, fait glisser et jaillir des poissons brillants
entre les lames de ses ciseaux, pour leur donner l’apparence du vivant,
d’un saut hors l’écume.
-« Le Carmel. Le désert monastique là, de ces femmes, il va vous fuir,
vous regretterez cette ouverture vers l’Insu.»
-« Vous ne pensez pas qu’elles seraient soulagées d’en être enfin
débarrassées, par un accident, par inadvertance, un trou dans le mur,
sans culpabilité…C’est comme si je les voyais, les petites sœurs enfin
rendues à l’innocence de s’égailler comme des étourneaux, au travers
des rues emplies de regards concupiscents et d’étalages débordant de
choses sainement enviables … »
-« Je pense que leur résignation est à l’opposé de ce qui nous soumet au
ventre.»
-« Regardez, Votre Eminence. Les épices. »
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Cinquante casiers de bois font l’étal, chacun débordant de couleurs
contrastées et aussi de parfums qui enveloppent le marché.
-« Et la résignation ? », demande le Pacha.
- « Imaginez les cent années de mon constat que tous les
mouvements d’une même personne, desseins plus variables que le
temps qu’il fait… »
- « C’est logique, la cause du mouvement est le mouvement du
désir. »
- « Je suis relativement las de mes appétits idiots. J’ai été
successivement plusieurs personnages différents, qui ont
expérimenté de l’intérieur plusieurs désirs radicalement
contradictoires. »
- « Le fermier désire la fermière, la fermière veut le bébé, le bébé veut
un chien, le chien veut son os… »
- « Je suis un vieil os : sec et minéral, décharné. Et je m’émerveille
des tentatives de retrait des carmélites. »
- « Un retrait vers l’époux.»
- « Le discours intérieur, c’est la seule union qui me reste, ma maison
de campagne, mon « eden ». La pensée, écho du langage, ce langage,
signe de la rencontre des êtres.
L’époux, ce verbe trompe moins qu’un empereur de chine, lui
visiterait chaque épouse une fois par mois. Qu’un roi Pausole avec
365 femmes plus une pour les années bissextiles. »
Le Pacha de Casablanca rit, son rire se perd dans la frondaison des
grands arbres ombrageant la petite rue, qu’un vent frais remue
doucement.
-« Vous, un homme de croyances ? »
-« De croyances sibyllines. »
-« Et pourquoi compliquer ? »
-« Ecoutez ! »
D’une haie remarquablement bien entretenue s’échappent deux voix de
femmes. Obéissant au geste de Vénérand, le Pacha, comme effrayé
d’avouer ainsi sa propre curiosité, s’approche et colle l’oreille aux
rameaux parfumés. :
-« En Juillet, Elisabeth, je rentre à Morey. »
Un long silence suit.
-« J’aime bien les hibiscus. »
Vénérand et le Pacha se pressent encore plus à la haie.
-« Et toi, en Juillet ? »
-« Je n’ose absolument plus faire de projets : un des enfants va
forcément tomber malade le jour du départ. »
-« Fais comme Maddy, elle les envoie en avant, chacun séparément. »
-« Mais toi, tu as Morey, alors que moi, tu penses, avec la baraque de
Jean dans les Pyrénées. »
-« Allez, tu exagères, Maman me disait toujours que vous aviez la
cuisine la mieux tenue du Pays Basque. »
-« Ca c’était du temps de Mademoiselle Weith, la cuisinière de Grandpère, mais c’est fini : quand j’arrive, je dois ouvrir les volets moimême. »
-« Et Jean ? »
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« Jean il ne pense qu’à son boulot. En vacances il ne pense qu’aux
leçons des deux grandes : l’an passé elles pleuraient déjà sur le
bateau avant Gibraltar… »
- « Qu’est ce que tu mets demain chez les Brantes ? »
Un autre silence. Les deux hommes sont déjà un peu plus loin.
-
-« Qu’est-ce que vous trouvez à tout ça, Pacha ? »
-« Moi, mais j’allais vous le demander ! »
-« Spécialement la deuxième. Quand elle en est arrivée à se plaindre,
d’avoir à pousser elle même les volets de sa propriété. »
-« Au ton qu’elle a , c’est un manoir.»
-« C’est bien par manque de domesticité ? »
-« Comme chez tous les français. »
-« Il y a quarante ans, je n’avais que cinquante ans. Dans combien de
maisons françaises trouvait-on au moins trois domestiques ? Elle se
plaint d’une évolution cosmique, pas de sa ruine à elle. »
-« Ici, au Maroc, j’entends presque tous vos compatriotes se réjouir de
pouvoir garder à peu de frais un cuisinier, une fathma … »
-« Oui. Vous êtes d’accord ? Elle ne se plaignait pas vraiment de sa
condition à elle, mais de celle de toute une époque ? »
-«Quel genre de sens y cherchez vous ? »
-« Qu’elles ont leur permis de conduire. « Ca roule » Il y a cinquante
ans, cette discussion aurait été invraisemblable. Est ce que ça pourrait
avoir une signification morale, que les jeunes femmes ne soient plus
entourées de tous ces labeurs qui nécessitaient sans arrêt de gros bras
costauds ? »
-«Quoi, par exemple ? »
-«Harnacher les carrioles, monter les seaux de charbon… Revenez, réécoutons… »
Ils reviennent sur leurs pas, toujours en marchant sur les ombres
mouvantes de mimosas et d’eucalyptus, tendent l’oreille à nouveau :
-« Qui fait la tournée des enfants pour l’école mercredi, ça n’est pas
Ellie ? »
Le bruit de glaçons dans un verre.
-« Ah c’est vraiment bien. Tu viens avec moi à la piscine demain
matin ? »
-« Et demain soir, après les Brantes, l’Amiral organise un raout sur le
pont du sous-marin : j’ai peur d’abîmer ma robe en taffetas de soie
d’Abraham. »
-« Tu sais, avec Alec, depuis que son école est Charles de Foucaud… »
-« Il paraît qu’il a su écrire en un mois. »
-« Je n’en reviens pas.»
Vénérand chuchote au Pacha :
-« Ca, elle l’aurait dit en 1870 déjà. »
-« S’émerveiller ne demande pas le permis de conduire.»
Ils reprennent leur marche juste interrompue par ce retour en arrière
chorégraphique, Vénérand poursuit :
- « Mais le permis garantit un je ne sais quoi d’aisance supérieure. La
fréquentation de la puissance du moteur. Les longues heures
passées à dominer la vitesse et le défilement du monde. Cela touche
de plus en plus de gens. Franchement, les hommes ont acquis avec
14
-
le volant un sérieux moins vulgaire que la morgue des cavaliers
d’hier, de mon bel âge. Et peut être quand même plus de facilité à
s’émerveiller. »
« Si vous pouviez me voir franchir les vallées de l’Atlas, toutes les
vitres de ma grosse Ford noire baissées. Le pompiste paraît toujours
m’avoir attendu des mois quand, là-bas, je lui tends en souriant les
clefs du réservoir dans sa minuscule station qui sent le gazoual et
l’amande. »
- « C’est bien ça l’histoire », reprend Vénérand, « notre esprit, notre
âme donc, met notre vie en mouvement.
Le moteur n’est qu’un outil au service du mouvement des voitures,
au service des sentiments quand c’est de l’âme qu’on parle. Quel
type de voitures choisissent mes religieuses catholiques, celles qui
doivent parfois s’éloigner du couvent pour rendre des visites,
travailler, faire le marché ! Ecoutez-moi, Pacha : elles choisiront les
voitures qui mettront le plus en évidence la fragilité du « vouloirconduire ». Des voitures qui ressembleront à des paniers, dans quoi
elles auront l’attitude d’être transportées.
Au contraire le discours des deux marquises françaises que nous
venons d’entendre ne témoigne pour moi que de la légère fierté du
pilote, accoutumé à des centaines d’heures du vrombissement
performant de son habitacle. Témoigne de l’impact que cette fierté
aura sur sa morale, sur la représentation du Mieux, du Pire, du libre
et du contraint, sur l’idée d’un projet de vie. Elles y croient, elles y
croient alors que ça n’est encore qu’une fumée matérialiste, une
malheureuse petite fumerolle pétée par le siècle ! »
-« Votre Eminence, du calme ! »
Vénérand a pris une badine de coudrier et fouette les tapis de
pétales jonchant le trottoir sous les branches lourdes des haies
jardinières :
-« Cette ignoble façon dont les artifices humains tendent des miroirs
entre le ciel et nous ! Déjà la prétention des cathédrales gothiques,
maintenant les cylindrées ! »
-« Mais alors ? »
-« Du Temps perdu. Il ne faudrait pas s’imaginer, à force, que nous
aurions appris à conduire nos sentiments. »
-« Est ce que vous me permettrez de m’opposer, Votre Eminence, de
ne pas suivre du tout votre fleuve de colère, où la lassitude introduit
un biais ? »
Vénérand hausse les épaules : ils sont revenus à l’avenue des
Pléïades et le Pacha passe le petit portillon de bois blanc de sa villa
« Dar Leonard ».
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Chapitre Quatre.
Dans le jardin, assise radieuse à une table ronde et blanche, Sœur
Marie Désirée contemple un verre de sirop d’orgeat jaune
fluorescent.
Elle n’a pas entendu Vénérand et le Pacha entrer. Son costume est
blanc et brun, ses sandales africaines. Elle a de grands yeux verts,
une bouche très charnue, un sourire désabusé. Sa tenue la travestit.
En les voyant :
-« Vous voyez, monseigneur, cette lumière dorée, ineffable, que mes
sœurs carmélites vont devoir quitter. Ces jardins bleus qu’entourent
les mimosas … et la narine de Notre Seigneur a dû bien souvent s’en
réjouir.
Le jasmin traverse les rues comme le rêve d’un enfant joyeux, et le
bois des eucalyptus chauffés, la puissance du soleil qui s’amuse de
nous voir si détendus. Où apprendrions nous à jouer aussi
simplement qu’ici ?
Parfois au delà les murs j’entends les recluses rire et courir à l’heure
de leur promenade. Je suis vraiment désolée, pardonnez-moi,
Pacha, je ne peux imaginer ce qu’elles vont devenir loin de votre
pays… »
Puis elle rit, fermant les yeux, et reprend :
-« Quelle tête aurait fait le Christ si on l’avait amené à l’automne
faire ses courses, par une pluie battante, aux boulevards
parisiens ? »
-« Chère Sœur », lui répond le Pacha, « Votre Jésus n’avait pas à se
préoccuper du devenir de toute une église. »
-« … Je vous vois venir, Pacha : et puis, s’il savait marcher sur l’eau,
il aurait pu marcher aussi sous la pluie ? »
-« Mais je ne voulais absolument pas me moquer de… »
-«N’empêche que, pluie et vie urbaine me font penser au fardeau
administratif des organisations ecclésiastiques! »
-« Chère Marie Désirée », intervient le vieux supérieur, «c’est moi
qui suis de l’autre siècle et c’est à moi de trouver que vous datez un
peu. »
-« Comment ça ? »
-« Je disais tout à l’heure au Pacha avoir vu pousser les boulevards
du luxe urbain, où j’ai appris à me faufiler aux heures de pointe, sur
les trottoirs saturés de gens pressés de rentrer, de manger. Leur
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indifférence n’est pas neuve, ne tient pas au fait urbain. N’oubliez
pas que, des décennies plus tôt, sous des pluies semblables et avant
l’exode rural, j’ai connu la même négligence extrême que les gens se
manifestent, dans les foules contemporaines, les uns aux autres.
Seulement, alors qu’il s’agissait de leurs grands-parents paysans,
cette indifférence tenait à l’existence villageoise, au bornage des
terres, à la situation d’un hameau. »
-« Mais alors, mon père, en toute poésie ? »
-« Vous savez bien que non ! pourquoi les champs seraient ils plus
poétiques que la Seine ? au contraire. Le problème, c’est que les
foules européennes ne sont pas celles de Dehli . Elles ne sont pas
assez anciennes pour avoir l’habitude d’être urbaines, il faut un
millénaire pour ça. J’y reconnais les braves péquenots transbahutés
de frais, les mots de la ferme plein la bouche, qui croient encore
qu’au paradis il y a des pommes et des girafes. »
-« Mais alors ? », risque la sœur tourière.
-« Et bien alors, ce que vos protégées vont rejoindre ne sera pas si
loin des conditions premières, campagnardes et saintes que vous le
craignez. »
-« Et leur vœu de ne jamais quitter le couvent ? »
-«Même Monique, la mère de Saint Augustin, avait affirmé
l’indifférence du lieu de sépulture, le Carmel, c’est bien une
sépulture ? »
-« Enfin, » intervient le Pacha, « l’inhumation est réservée aux
morts ! »
-« Au monastère on fait le deuil du caractère versatile des désirs :
une femme, peu importe si elle est belle selon vos canons ou les
miens, jeune pour ses illusions. Le ciment de la tombe carmélite
l’unit à l’au- delà, en deçà de la société désirante. »
-« Pour moi », reprend le Pacha, « l’imposture est de tourner le dos
aux amitiés du monde tout simplement par peur du flux des désirs
et des morts. »
-« Mais, Pacha, » dit la bonne sœur aux lèvres royales, « ce n’est
pas abandonner la société humaine, que d’établir des liens forts
dans le cloître, au travers de la relation verticale au Père. »
-« Et nos femmes, emmurées au harem, ne sont elles pas dans une
relation verticale à leurs enfants ? Tournant le dos aux désirs
antérieurs et enivrées de leur amour… vertical ? »
-« Le Pacha veut dire, chère Sœur Marie Désirée, que la nostalgie de
l’enfance pourrait largement expliquer la construction carmélitique
d’une nurserie pour adultes enfantins, où sans même têter, le lait de
l’Epoux tomberait dans le gosier, ainsi que l’écrivait Sainte
Thérèse. »
-« Mon Père, quel est votre mobile ? Venez vous évacuer des
femmes que vous pensez perverses ? »
-« Non, j’aurais parlé dans ce cas d’une nurserie pour adultes
infantiles. »
La jeune femme éclate de rire :
-« A la maison j’avais un père Général. Il était aussi
abominablement ironique que vous. »
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-« Seulement laissez moi préciser. L’infantile nie les autres pour ne
pas avoir à les envisager. La jalousie la plus meurtrière est le fond de
commerce de cette négation des rivaux. Cette jalousie est la trace
des frères, des sœurs, qui furent sous le regard du même père, de la
même mère que lui. L’infantile détruit quotidiennement tout ce qui
lui parle de mûrir, pour ne jamais quitter les langes. »
-« Et », reprend la sœur, » vous imaginez que les carmélites »…
-« Non, puisque justement elles tendent à s’éloigner des sentiments
de haine par mille mortifications. »
-« Mais vous savez que c’est pour s’exagérer le lien qui les unit au
Père. »
-« Ah, parce que vous pensez qu’on puisse se l’exagérer, ce lien qui
nous relie au Père ? »
-« Oui, dans la mesure où l’on se réjouirait de se croire plus parfaite
que la voisine de cellule, que les rivales du monastère… »
C’est au tour du Pacha d’éclater de rire. Il propose à ses deux invités
de l’accompagner à l’Océan :
-« Il y a une digue, qui surplombe les vagues ; venez avec moi.
Allons écouter le chant des vagues. Celui qu’entendent de façon
assourdie vos pucelles cloîtrées. Vos vierges fidèles entendent ce
murmure. Qu’en font elles ? »
Les trois se retrouvent, pilotés dans la Ford par Ahmed, sur une
avenue qui les mène vers le fracas, l’éclaboussure bleue. C’est encore
la sieste de midi. Ils descendent de voiture lorsqu’en s’estompant,
les haies des villas laissent place à plusieurs entrepôts et à de vastes
terrains vagues où paissent des animaux. Il y a, sous un oranger
chétif, un homme en djellaba bleue allongé parmi trois dromadaires.
Le vent est plus fort qu’entre les villas, il porte même un peu de
sable. Traversant le bitume chaud et collant d’une dernière route, ils
rejoignent un trottoir spacieux constitué par le béton brut d’une
digue - et alors tous les trois s’arrêtent. Côte à côte ils observent les
flots, un lointain qui coupe rapidement la vue, et quelques cargos
minuscules de distance, comme posés sur un mur d’Océan dont
seule la puissance du vent suggèrerait la réelle profondeur. La
silhouette métallique des cargos est périodiquement occultée par
l’oscillation de cet horizon maritime. Ils peinent à se rapprocher de
la terre, où l’on voit s’aligner de considérables bassins portuaires, au
nord de la digue.
Vénérand essaie de parler aux autres puis s’interrompt car ils les
voit sourire, assourdis, leurs oreilles pleines du même chuchotis qui
s’engouffre directement dans ses oreilles.
Le pacha de Casablanca reprend , sans réaliser que ses deux
compagnons n’entendent rien :
-« Je suis debout et tout petit. Mes bras, regardez, sont ballants,
désœuvrés. Je regarde l’Océan. Suis-je debout, couché, au sol ou en
apesanteur ? Est-ce l’odeur des jasmins qui se mêle aux embruns ?
Je suis ivre sans rien boire d’autre que la caresse du vent. Là-bas, au
bout de la digue, avant les chenaux portuaires, j’enregistre le
mouvement de trois palmiers que le ciel ébouriffe. Et même si je
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ferme les yeux dans la tiédeur de ce vent doux et le fracas des vagues
qui va et vient, une parole encore plus puissante me caresse les
cheveux et soutient le sens du paysage. Un souffle, amoureux c’est
sûr, m’enveloppe si précautionneusement qu’il arrive à toucher
ensemble mes deux oreilles. Cette présence d’âme est tellement forte
qu’elle me confisque , au moment où je les profère, mes propres
mots. L’animation du ciel… »
Il observe ses deux voisins . L’un et l’autre articulent des mots, en
souriant, dans un discours interdit par le vent.
Il se tait devant leurs visages et en détaillant leur béatitude
comprend la sienne. Il réalise que très longtemps, jusqu’à cet instant
précis, il a laissé à d’autres les chagrins et les inutiles soucis de la
théologie, pour une raison pitoyable. Parce qu’à chaque brise il s’est
toujours laissé aller comme aux mains d’une puissance tutélaire, il a
pu, pendant plus de quarante ans, se moquer, voire détester la soif
cléricale des foules soumises à d’affectives métaphysiques. Animiste
à son insu, il ferme les yeux, se laisse à nouveau transporter de bienêtre en imaginant une positivité du vent.
Il comprend mieux, subitement, entre les deux religieux, pourquoi il
lui arrive si souvent de dire qu’il adore le vent.
Il s’est senti aux mains de la Mère Nourricière à chaque rencontre
d’un peuplier tordu et bruissant, d’une lisière d’amandiers
chuchotants, de palmiers agités sur les grandes avenues portuaires.
Ainsi a-t-il pu rester baigné de l’irresponsabilité enfantine. Et
aujourd’hui il craindrait d’abandonner ces impressions météoriques.
C’est par souci, se rassure-t-il, d’une perte d’énergie, qu’il refuse le
sevrage des jeux inutiles, désormais, de son enfance.
Il prend Vénérand par l’épaule de sa chemise :
-« Si je puis être un peu lourd, Vénérand, il me faudrait vous dire
quelque chose quant au silence de dieu, que les cathédrales
gothiques ont tenté de faire oublier, dites vous, et dont la conduite
automobile détourne les foules fortunées... »
-« Moi aussi, je suis un peu dur de la feuille », lui renvoie Vénérand,
« je ne suis pas bien intéressant, vous savez… j’ai même assisté un
jour à la première représentation de la plus belle symphonie de
Gustav Mahler et, comme j’avais mal au dos, mais un petit peu, je
n’ai sur le coup ressenti aucune émotion… »
-« Et pour ce vent qui nous court dessus en sautant les vagues », dit
la religieuse, « il n’y a aucune honte à se laisser transporter par lui
comme des gamins. Pacha, nos parents n’ont été là que pour nous
ouvrir un chemin tendre, au travers d’un foutu réel qui nous dissout
heure après heure. Le vent m’a rappelé, comme à vous j’en suis sûre,
la caresse qui se glisse parfois entre la mécanique insensible du
monde et moi. Cela ressemble tellement au rôle qu’ont joué nos
parents, nous aurions mauvaise grâce en ne sentant pas le
parallèle. »
La Ford noire, avec ses ailes et ses phares chromés, les rejoint :
-« Ahmed va vous conduire au Carmel . Savez vous ce que veut dire
Eden en Sumérien, ma sœur ? Villégiature ! L’image du paradis
terrestre soufflée aux pauvres nomades nos ancêtres par le spectacle
des villas tropéziennes de potentats mésopotamiens dont les villes
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étaient déjà aussi pléthoriques que celle ci. Mais à quoi pouvait bien
ressembler l’image du paradis pour les propriétaires, justement, de
ces maisons de campagne palatines… »
Les deux religieux montent en voiture et le Pacha reste à les saluer
de la main, entouré du frissonnement des petites fleurs mauves et
sèches que le vent secoue. Sur l’eau, les risées font de grandes épées
violettes au travers du bleu.
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Chapitre Cinq.
Le marocain secoue la tête. En voyant s’éloigner ces deux purs, il est
contraint de les ajouter à la galerie des français dont ils sont le
ferment, de revoir le visages de cuistres joyeux, des obtus histrions,
des industriels, héritiers des plus grandes entreprises familiales,
concessionnaires ou administrateurs, et les fameux cousins officiers
juste innocentés par une juste guerre.
Même ceux qui ont fait le coup de feu contre les Alliés, lors de leur
débarquement au Maroc. Tout le monde est du bon côté
maintenant, il n’y a plus que des américains. L’entente est joyeuse,
lissée par le soleil des plages, par la blancheur des cabines
balnéaires, par la modestie des planches que l’on repeint chaque
année, en face de l’Atlantique, des rambardes et des tuyaux toujours
blancs, si blancs qu’on dirait un armorial sur champ de ciel bleu.
Juste un flou, dans le regard des acteurs d’hier, quand ils
s’entrecroisent, en maillot de bain ou en smoking. Ils savent mais
que savent-ils de gesticulations dissoutes, absoutes. Et en tous cas
ils ne diront rien de précis.On leur a demandé d’oublier. A l’hôtel
d’Anfa, en haut de la colline de Casa, Churchill et De Gaulle sont
venus en conférence. Leurs effigies morales, camées léonins
transportant la pompe d’une Rome républicaine, ont distribué
l’absoute et les fontaines, danvant l’hôtel paraissent avoir craché du
Coca-Cola à bulles blondes, un futur virginal. Le Bien, un bien
anglo-saxon, un parfum de plum-pudding et de jardins pleins de
pivoines, a renouvelé le Bien des catéchismes. On repeint sans
oublier les apparentes haines nationalistes, religieuses, raciales, et
sous ce pompeux appareil d’idées en papier calque, bien entendu, il
faut lire les concupiscences ordinaires et l’accumulation des vols,
des voisins dénoncés aux nazis. Ici même, des listes de juifs avaient
déjà été préparées, comme en France, juifs qu’on aurait livré de bon
cœur, de bonne conscience, la conscience d’avant, celle qui fait les
regards flous. L’ivresse d’une jalousie immémoriale s’était sanctifiée,
châteaux contre bohémiens, châtelains contre banquiers et
commerçants. Sous le manteau de cette béatitude que plus personne
ne claironne, c’était, on s’en rend bien compte, les voisins envieux,
les concurrents sans scrupule, et puis les fous dont la logique suit
toujours de si près la logique des foules et des familles.
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Avant hier, la Légion, les goumiers, les tirailleurs, sont intervenu
pour protéger les juifs de la Kasbah de Fes, leurs rues isolées par un
cordon.
Aloyse, l’ancien de la Wehrmacht, réintégré au quatrième R.I., a
reçu sous le casque les cailloux jetés par les marocains, dans la
médina, a juste eu le temps de courir au camp pour crier l’alerte…
Parfois, il est arrivé au Pacha de ralentir sa voiture aux parvis des
églises du dimanche, pour surprendre les bribes de propos qui s’y
échangeaient.
Il n’y a pas trouvé trace d’élévation. Avec une grande constance au
contraire, il y a surpris des étalages pittoresques de vanités
mondaines, de comparaisons, jalouses mais toujours proférées à
fleuret moucheté. Une cour d’école où des gamins compareraient le
volume de leur casse-croûte. « Tu as ta nouvelle Buick ? ». « Tu as
récupéré l’immeuble des Champs-Élysées ? »
Pendant qu’il se tient ces réflexions, les deux religieux ont repris
leur échange, à l’arrière de la Ford noire :
-«Puis-je vous confesser, Monseigneur, avoir trouvé étrange tout à
l’heure vos propos sur l’infantilisme des religieuses? »
-« Ah ! Sœur Marie Désirée ! Si j’avais vingt ans de moins, vous
verriez ! » il lui caresse avec brusquerie le crâne, à travers la coiffe.
Elle se raidit, muette en sentant cette main décharnée,
incompréhensible.
-« Je suis du dix neuvième siècle, mais jeune, on me croyait du
siècle précédent. »
La voiture longe le port.
-« Je fais un détour pour tout vous montrer », s’excuse le chauffeur.
Un cargo passe les bouées pour prendre vers le large.
-« … Sœur Marie Désirable », poursuit le vieillard. Elle entend la
franchise de son rire, se sent ridicule.
-« Vous vous moquez des sœurs exactement comme mon père le
Général. »
-« Et vous, vous êtes une animiste comme le Pacha. Je vous ai vue,
ça ne m’étonne pas que vous soyez une sœur tourière. Préposée à
l’adoration des autres, les vraies carmélites que vous ne voyez jamais
et que vous gardez. Vous les nourrissez comme on nourrit un grand
rêve. Vous vous débrouillez pour leur déposer dans le guichet
tournant tous les objets de leurs besoins, et elles sont devenues pour
vous comme le feu, le vent, l’eau. Elles sont votre idole, voilà ce
qu’elles sont… Franchement, Désirée, était ce en totale ignorance du
désir corrupteur que vous aviez choisi ce nom ? »
Et elle :
-« Quelle idée avez vous derrière la tête ? »
-« Cent ans d’idées. Quelle naïve croyance nous, chrétiens,
transportons nous, d’un avilissement possible de l’esprit par la
matière, d’un ennoblissement de dieu par son incarnation ! »
-« Ca, c’est du bla-bla de bas clergé ! »
-« Vous êtes si angéliquement sublime que ce tric-trac de la matière,
cet aller retour entre le Mystère, le Monde, la Nature, l’humain et
l’inhumain, l’incarné et l’invisible, me devient essentiel. C’est à force
de vous regarder… »
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-« Alors, vous aussi, vous êtes animiste ? »
-« … »
-« Vous prendriez mon sourire pour une incarnation de la grâce,
comme le pacha voulait que le vent soit un Souffle Métaphysique ?
Moi aussi, j’ai voulu suivre ce que me disait dans les miroirs ce beau
visage qui vous fait tenir des paroles cavalières. En fuyant le pays,
ma famille, ses titres et ses terres. Le sourire et le rire que j’avais, je
n’ai pas voulu confier les lèvres framboises qui les encadraient au
cadavre de mes aïeux. Ni à l’héritage de leurs batailles, elles m’ont
toujours parues crétines, ni à la transmission notariale de leurs
propriétés. Le poids étouffant des sommes déposées dans les
banques nous transformaient tous, à la maison, en marionnettes. En
marionnettes de la matière. En spectres. En revenants dont aucun
geste ne peut déplacer même la poussière des crédences, des cartels,
des miroirs, des commodes, des bergères… »
Ils se taisent alors tous les deux, pendant que la voiture les promène
à travers les différents quartiers de la ville. Ils voient les grands
magasins et aussi, de loin, derrière une mare, un quartier de
cabanes agglomérées, Bidonville.
Ils croisent les marchands d’eaux qui transportent, sans effort
apparent, d’énormes panses gonflées auxquelles sont suspendus des
gobelets brillants. On dirait des personnages allégoriques, puis on se
rassure, en voyant de vrais clients se succéder et les marchands
frotter les timbales avant de les remplir. Il y a un contraste entre
l’organicité des outres et le métal de la vaisselle. L’estomac trahit
l’imperfection du vivant, la nécessité de se nourrir, de détruire. Les
gnostiques, les sumériens avant eux, avaient l’intuition que le
monde entier pouvait être un Avorton, un mal-créé, un ratage. Ca en
expliquait l’horreur.
La structure du vivant, prise en cliché, dans un instant donné, en
oubliant sa tension vers autre chose, vers demain, où sa tension
depuis autre chose, depuis hier, la structure invalide tout héroïsme.
Les héros, grand mangeurs, grands porteurs de sac à merde. Le
héros, un zéro, surtout quelques années après les armées rutilantes
de l’héroïsme nazi, fanfaron et sadiquement grotesque. Il est
désagréable de constater, en face des panses médiocres, des ventres
despotiques, la perfection en métal affûté du Réel. Vénérand secoue
la tête et chasse de lui ces pensées automatiques, incohérentes.
Ils ne parlent plus, même lorsqu’ils rejoignent l’avenue du Carmel
Saint Joseph, et se garent au pied de grands murs recouverts d’un
crépi marron, dans une contre allée plantée d’eucalyptus. Le Pacha,
en décapotable, pile à leur hauteur, extrêmement souriant. Il a dû
sourire si souvent que les rides s’en sont imprimées autour de ses
yeux et de sa bouche. Une apologie du sourire s’est rédigée d’elle
même sur ce visage sportif. Il a troqué sa djellaba pour une tenue
assez stricte, un costume bleu, une cravate étroite à rayures.
-« J’ai beaucoup pensé à vous, Monseigneur… Si je vous montrais le
Sud marocain ? », demande-t-il à brûle-pourpoint.
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-« Si bref que soit votre séjour, il ne saurait vous permettre de
mépriser ce que j’ai mis une vie à découvrir ici, et je ne me
pardonnerais pas de ne pas vous ouvrir à cette absence d’exotisme
que vous découvrirez en rencontrant le quotidien de mes amis. Je
vous emmènerai, et je convie Sœur Marie Désirée à nous suivre, si
tant est qu’elle ne craigne pas d’y perdre son latin… »
-« Alors autant vous suivre sur le champ. »
-« Mais mon père, » tente-t-elle, « vous êtes épuisé… »
-« Quand le destin frappe, quand quelque chose de signifiant fait du
bruit, il ne me coûte aucun effort d’y prêter attention ; au contraire,
c’est l’incohérence qui m’épuiserait. Et je ne pense pas que vous
soyez extérieure au propos du Pacha, chère fille de Général et de
princes. Je ne suis pas sûr du tout qu’il vous offre gratuitement cette
vérification du pays affectif. Allez chercher nos affaires de travail, les
organigrammes nécessaires, et nous trouverons partout ce qu’il nous
faudra pour planifier le transfert du Désert… Nous vous attendons
ici, le Pacha et moi.»
Elle s’éloigne sans un regard . Ainsi, devant le long mur du Carmel,
se passe cette scène tangente, tranchante, comme le couvercle à
demi détaché d’une banale boîte de conserve.
-« Je n’ai pas imaginé une seconde que Sœur Marie Désirée suivrait
votre promptitude. Votre enthousiasme doit sentir l’enfer, pour
elle ! »
-« Elle a moins de raisons de le craindre que moi, cher Pacha… »
-« Pensez vous qu’on puisse avoir des raisons de le désirer ? »
-« Ah ! Les enfants aiment le loup ; ils désirent qu’on leur en raconte
l’histoire. Mais c’est parce qu’ils savent, eux, son existence. Pour
nous, la vision de l’enfer est précise comme le souvenir d’un lieu que
nous aurions traversé en réalité. »
-« Mais pourquoi ne vous en débarrassez vous pas aussi facilement
que du Père Noël ? Lui aussi, vous en avez le souvenir ? »
-« Et j’ai aussi le souvenir d’en avoir été détrompé, comme de tous
les travestissements qui réjouissent l’enfance. »
-« Mais ni des châtiments, ni des supplices ? »
-« Ni de leur caractère éternel. « Pour toujours ! Pour toujours ! »,
disait Sainte Thérèse encore enfant. C’était un de ses premiers jeux,
inspiré par les sermons et les catéchismes. C’est vrai qu’enfants,
nous avons vécu dans la connaissance des punitions. Et qu’elles
étaient étroitement connectées au courroux du père. Voire à la
revendication du fils que nous étions, de se comporter en Epoux et
en Maître. Pas un mot de la catholicité n’a été jeté aux orties par
Freud, de tout notre vocabulaire, qui est si affectif, qui transforme le
monde en une famille tellement humaine. »
-« Ah bon ? Et le « pour toujours, pour toujours », du paradis et de
l’enfer ? »
-« L’idée du châtiment éternel a la même consistance, ce me semble,
que le temps durable et statique de l’enfance - ne trouvez vous pas
que vos premières années ont été extraordinairement longues,
comme une antiquité antédiluvienne, comme une préhistoire
infinie ? L’idée de l’éternité, que proposent aussi bien les pharaons
que les bouddhistes, est pour moi beaucoup plus une empreinte
24
enfantine qu’une idée. D’ailleurs, dès que j’entends « foi », je me dis
« il était une fois ».
-« Vous seriez un mystique sans foi ? »
-« Disons qu’à chacun sa préoccupation. Pour les carmélites, celle
d’être épouses et fidèles au Père. Quels kilos de nourritures
terrestres à vomir, pour retrouver la pureté des boyaux, pour
retrouver, d’un coup de virginité viscérale, le règne de papa ! »
-« Et votre préoccupation à vous ? »
-« Aménager ma névrose, tenir registre de mes pensées
automatiques, coup de lampe à mes tréfonds structurels. Ma
préoccupation à moi, mon cher Pacha, c’est la science, qui est à
l’âme comme la santé est au corps. C’est Saint Thomas qui le disait.
Un corps en bonne santé, il a la forme. Pour qu’une âme soit en
forme, il lui faut la science. Et tant pis pour les carnages. »
-« L’inquisition n’étant plus là, qu’est ce que vous risquez, à part une
petite excommunication, qui, j’en suis sûr, ne vous aliènerait même
pas votre retraite ! »
-« C’est le contraire. C’est ma mort, c’est ma mort imminente qui va
excommunier bientôt le monde. Les mondes, le sensible et
l’intelligible ; à la vitesse à laquelle ils vont disparaître ! J’aurais
vécu des milliers d’années encore. L’espèce le fera pour moi. Moi
qui, dans bien peu de jours, prononcerai l’excommunication du
monde, du créé, du créant. Je le bannirai de mon imaginaire et, par
définition, je n’en ressentirai rien. »
-« Alors vous ne croyez pas non plus à la vie éternelle ? »
-« Non, je suis un Sadducéen, et comme les sadducéens, je ne crois
pas à un au delà pour l’individu. Ce sont les pharaons qui réclament
pour leur imperfection une garantie d’éternité, des indulgences pour
un tribunal d’outre tombe, de cauchemar. Les divinités à tête de
chien, de chacal et de scarabée, me plaisent beaucoup, vraiment
beaucoup. Je les regrette. Esthétiquement. Mais c’est tout, juste
pour leur charme. Et puis il y a le fameux problème : laquelle de mes
identités successives ferait-on ressusciter : en cent ans je me
rappelle avoir été une foultitude de personnages différents. »
-« Vous diriez cela devant Sœur Marie Désirée ? »
-« Elle l’entendrait sans difficultés. Les oreilles bouchées, on peut
tout entendre. Si vous étiez dans un cloître, vous sauriez que c’est
fermé. Pour que tout glisse dessus. L’idée n’y est pas précisément de
se laisser séduire par n’importe quel verbiage. Le mien, par exemple,
vous seriez tout à fait chrétien si, en l’écoutant, vous vous appliquiez
à plaindre ma démence… »
La Sœur réapparaît, comme si elle s'était ravisée.
-« Pacha, est ce que nous ne vous bousculons pas un peu, en sautant
sur votre offre ? Ne pourrions nous pas attendre quelques heures,
faire ce tour demain ? »
-« Après ce que je viens d’entendre, Marie, je me fais une obligation
de ne pas laisser Vénérand entrer en votre saint lieu ! », répond-il,
pince sans rire.
-« Mais je suis sûre », prononce-t-elle alors, en fixant le musulman,
« qu’en traversant au moins notre chapelle, en voyant la lumière qui
doucement y chatoie dans les carreaux de verre coloré, Monseigneur
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se souviendra de cette caractéristique absolument individuante qui
s’impose, lors du trépas, et ne sera reprise par personne d’autre ni
ne sera portée par l’espèce ! »
-« Ma Sœur », dit Vénérand, un peu ennuyé, « je vois que vous nous
avez écoutés. »
-« Et c’est quoi ? », demande le Pacha.
-« Et bien, la somme de vos fautes . »
26
Chapitre Six.
La religieuse, reprend alors :
-« Monseigneur Lacaud est un homme dont les doubles feintes sont
si célèbres qu’elles l’ont même précédé dans notre petit couvent. Son
rêve serait de découvrir derrière nos murs une puissance de solitude
inébranlable, et les paroles d’allure blessantes qu’il profère visent à
vérifier le silence de l’écho que répercutent nos tranquilles
cellules. »
-« Est-ce vrai ? »
-« Je me suis dit qu’un monde, qui touche à sa fin comme cette
colonie française du Maroc, ressemble au pire des supplices qu’on
puisse infliger à la croyance. Et je me doutais que, peut-être, il y
aurait dans ce Carmel si récent pourtant, malgré l’évanouissement
de la société française, une quintessence de la volonté
contemplative. Dans ce tohu-bohu, les cellules des nonnes auront
trouvé, espérai-je, le temps d’un lancinant appel à l’éternité et au
silence qui s’y tient énigmatiquement. Mais, Pacha, que vouliez vous
nous faire rencontrer, vous ? »
-«Après l’aveu de Monseigneur Lacaud , laissez moi vous dire à mon
tour l’objet de mon adoration , dans ce pays offert aux truands, aux
troufions et aux fils de familles !
Près de l’eau chuchotante de mon oasis, j’ai tracé un long sentier
blanc, rectiligne, en gravier. Chaque matin, quand la lumière du bleu
crie au dehors, je rejoins en djellaba blanche et des sandales au pied,
ce long sentier immaculé.
La palmeraie commence à ma droite. A gauche du sentier, j’ai fait
planter une haie minuscule. Même en fermant les yeux, je sens les
grandes palmes filtrer le soleil. Je marche lentement vers les
bâtiments antiques, à l’autre extrémité de l’oasis, aussi lentement et
minutieusement que possible. J’essaie malgré la marche, de rester
absolument vertical et raide. Dans les bâtiments de pisé, il y a mon
cheval, sur les mosaïques romaines de ses stalles.
Bien sûr, après avoir rejoint l’extrémité du sentier, ma journée de
chasse va commencer. Mais lorsque je repense au moment matinal
où je suis encore un petit piéton, j’ai l’impression que c’est
réellement de moi qu’il s’agit. Après, c’est le transport, c’est l’extase,
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le ravissement, l’union mystique aux confins sablonneux que
hantent la panthère et le galop.
Or précisément, je me demande dans quelle image je peux bien me
retrouver, pourquoi a-t-il fallu qu’au bout du monde je me retrouve
dans cette atmosphère de fraîcheur là, dans la réincarnation de
romans que j’ai dû lire un jour, vieilles jaquettes roussies de soleil
aux mansardes vieillottes des propriétés de famille. On y voyait
défiler la vie des puissants d’un journalisme suranné, les
maharadjahs, les pharaons, tous nimbés d’une pureté papetière qui
entourait le bahut refermé.
- « Allons, Pacha » dit la religieuse, « n’en parlons plus. » et elle
poursuit : « Venez, vous avez tous deux besoin d’entrer, je crois. »
Vénérand la coupe :
- « Ah non, le Pacha ni moi n’avons besoin. Mais quel secours croyez
vous nous offrir et quelle détresse serait la nôtre si elle pouvait
s’apaiser, simplement par ce que vous croyez être un refuge contre le
Mal ? »
- « Vénérand », dit Le Pacha, « ne vous rendez pas plus virulent que
vous n’êtes. Ca vous pose un problème qu’on vous parle du besoin
parce que les seuls besoins que vous arriviez à visualiser sont les
besoins viscéraux : dois-je les prononcer ici ? »
- « Justement pas devant notre sœur! C’est vrai, j’ai toujours pris
soin de gourmer mes envies… »
- « Et allez donc ! Sœur Marie Désirée, je rafle la mise et je vous le
donne… »
Il attrape les valises du Jésuite et les emmène vers le grand portail du
couvent :
- « Et quel besoin ont sans relâche les clercs de punir leurs envies ? »
Ensemble ils pénètrent tout d’abord un grand parc, aux extrémités
invisibles et suivent une allée de terre battue. Ils laissent à leur
droite plusieurs rangées d’arbres fruitiers, bien entretenues, où
personne n’apparaît. Un parfum exquis s’échappe d’un tas d’herbes
posé sur un feu, qui témoigne pourtant d’un travail en cours.
Ils passent à côté d’un appentis en planches abritant une machine
agricole, sans un point de rouille quoiqu’ancienne, et où l’on
distingue une sorte de rouleau, un foyer de chaudière, plusieurs
cheminées en ferraille et quelques leviers.
Le chemin qu’ils ont pris n’est probablement pas le plus court, le
Pacha transpire. A gauche, et au delà d’une haie miniature,
s’étendent les planches d’un potager, jusqu’à une lisière de cèdres.
Là non plus, personne.
Puis l’allée se resserre en sentier. Des arbustes ruissellent encore
d’un arrosage et succèdent aux buis.
Le Pacha dépose les valises pour s’essuyer furtivement. Il aperçoit
de grands murs blancs et, sous les ferronneries élégantes de larges
balcons, une véranda dont le quadrillage métallique est vert pâle.
Un mobilier décontracté s’y trouve ; rotin, fauteuils en imprimé où
dominent les motifs de fougères et de pivoines, repose-pied, poufs
en cuir et deux vitrines, l’une alignant des pots de confiture, l’autre
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des liqueurs colorées. La porte de la véranda est mi ouverte. Au pied
de la façade, des herbes folles et des orties prolifèrent savamment,
elles constituent une frise parsemée de fleurs violettes, jaunes et
bleues.
Parvenus à l’intérieur, ils s’arrêtent.
La Supérieure regarde une large ouverture qui, vers la profondeur
de la maison, donne sans aucune porte sur un hall monumental,
dont l’autre extrémité doit être éclairée par l’entrée principale.
Huit tableaux suspendus dans le hall, représentent des chevaux.
Ils trouvent leur place entre des meubles espagnols en bois sombre,
dont la sévérité se renforce des croix noires et sommaires qui sont
accrochées dans les seize intervalles de mur.
Un double escalier s’en échappe, qui permettrait aux chevaux de
sortir des tableaux et de grimper à l’étage.
Un parfum de feux d’herbe arrive jusque dans la véranda.
Le Pacha s’est laissé tomber dans un fauteuil, au moment où
Vénérand rejoignait le hall ; il détaille les portraits équins, le regard
grave des animaux. Il ne dit rien, n’émet aucune boutade, puis suit
des yeux la femme d’âge mûr, souriante, qui apparaît, salue chacun,
puis s’empare des valises pour les emmener à l’étage.
A mi hauteur des escaliers, elle fredonne un rythme de twist, qui
plus loin s’amplifie de l’écho d’un corridor probablement voûté.
Soudain éteint par la porte d’une chambre, son chant revient,
décroître définitivement au gré d’une porte battante.
Il y a trois verres sur la table de la véranda.
Le Pacha, songeur, remue le sien puis:
- « Des truands. Des soudards. Des mangeurs d’enfants… » Puis il se
lève et sort, d’un pas hésitant, vers la grande lumière du jardin.
- « Appelez moi lorsque vous aurez établi l’avenir de la congrégation,
et je vous rejoindrai, il fait meilleur ici que dans ma tête. »
Le vent fait flotter ses pantalons, sa veste. Il regarde de part et
d’autre, caresse quelques fleurs, se retourne pour observer le dessin
subtil des fers forgés, puis il s’éloigne à nouveau, retrouve, par un
chemin différent de celui qui l’avait amené, la lisière des cèdres. Son
costume bleu un instant éclairé par le soleil tranche sur la pénombre
du sous-bois, puis s’y absorbe.
Derrière Vénérand et la religieuse, passe une procession de robes
brunes, visages baissés, cachés par leurs voilettes noires. Le défilé
prend les escaliers, disparaît.
-« Qu’est ce qui a bien pu vous pousser ici ? » Il s’installe dans un
fauteuil en rotin. Son visage, maintenant, est cerné, blafard.
-« Et vous ?»
-« Moi je n’ai rien à fuir. Je ne suis de votre pays monarchiste que
depuis la Révolution. Elle nous a fait français, excités à l’idée d’un
renouvellement des héroïsmes.
Nous, empoussiérés par l’histoire mélodique et bourgeoise de nos aïeux.
J’ai sur le matérialisme un regard adouci par plusieurs générations
allemandes d’ancêtres romantiques. Nous avons toujours, chez nous,
dessiné, ou fait de la musique. »
-« Une famille d’athées ? »
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-« De protestants. Ma mère dérogeait, m’emmenait à travers la plaine
jusqu’au village voisin, d’où les anges baroques d’une collégiale jésuite
dominaient toute la rigueur du chemin. Pour aller à la messe, nous
tournions le dos à la colline païenne où s’adossait ma ville, nous
rejoignions par l’arrière les réjouissants vergers de la Compagnie.
Moi, ça me plaisait beaucoup, d’échapper aux rhétoriques
interminables des amis de mon père, presque toujours des pasteurs qui
se trouvaient beaux et rigoureux, pour rejoindre les jeux et les blagues
des jésuites.
Les pères m’ont envoyé à Darmstadt, quelques années allemandes et,
de là , Paris, les soi-disant grandes familles du Faubourg Saint Honoré.
Tiens ! Chez votre grand-oncle, par exemple ! »
-« A cette époque tout devait encore être très beau ? »
-« Quelle illusion ! La guerre de 70, pour vous, la préhistoire, m’a
renvoyé sur le Rhin juste après avoir eu le temps d’embrasser du regard
les futaies des grandes propriétés de Chevreuse et de Fontainebleau, les
étangs qui reflétaient des châteaux tranquilles, le regard noctambule
des marquis et des cavaliers de l’empire finissant. J’avais dormi dans les
mansardes de fastueuses seigneuries, dans les reliques des jardins à la
française de la puissance orléaniste, j’avais recueilli des paroles
certainement inchangées depuis l’Ancien Régime, en quelques mois je
pouvais contrefaire le plus outrecuidant conservateur. »
La jeune femme l’écoute distraitement :
-« Vous me parliez de la chapelle ? »
Ils traversent le grand hall et une cour sévère qui lui fait suite,
pénètrent l’église, moderne, muette. Les carreaux reflètent simplement
une dizaine de cierges allumés.
Une sœur est allongée face contre terre devant l’autel.
Le prie-Dieu où s’agenouille la religieuse et le banc où s’assied
confortablement le vieux Jésuite craquent en même temps. Il
murmure :
-« Job, tu désespérais de voir jamais la fin de Ninive… »
Dans les dorures de l’autel luisent sept bougies. Un carreau, ouvert sur
la nuit humide, laisse entrer alors, très distinctement, un gémissement
de femme. Le prélat reconnaît une agonie dès le second cri. Les deux
sœurs ne bougent pas, et la plainte se répète, durant une longue demiheure.
C’est un râle d’étouffement, c’est une noyade, dans une purulence
infecte, distincte malgré la distance .
-« La souffrance serait un bienfait. La prendre comme un geste du Père
permet de se libérer de toute question quant à l’anonymat du monde,
du vieillissement, des agonies… » Il hausse les épaules. « Le Monde
serait ignoble simplement au travers de cette souffrance, qui serait un
message, un appel dépêché vers l’homme pour l’inciter à vouloir plus, à
exiger l’immortalité… et la souffrance serait le seul refuge où l’on
pourrait se persuader à tout coup que le père nous chérit… »
Il se lève et quitte la chapelle, rejoint au dehors une brume chaude.
Deux chevaux paissent à quelques pas de lui.
-« Incorrigibles carmélites, depuis Sainte Thérèse elles s’humilient,
elles disent d’ici bas que c’est plus bas que terre, et elles s’entourent
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d’aristocrates ! Philippe II d’Espagne félicitait d’une longue lettre les
auteurs de la Saint Barthélémy, et Thérèse, mûre et âgée, parlait de cet
homme là en disant mi amigo el Rey ! … bien sûr je vais devoir
entendre leur sœur agoniser sans protester, c’est leur règle… Comme
cette agonie déchire le silence ! Quelqu’un se noie, toute la chapelle en
résonne… et il n’est question que de détachement, alors que ces grands
chevaux noirs trahissent la passion aristocratique la plus basse et la
plus matérialiste ! »
-« Mon père… » La supérieure se tient à ses côtés.
-« Mon père, » poursuit-elle, « les carmélites demandent avec
insistance votre passage à l’intérieur de leurs murs pour confesser celle
des leurs que vous entendiez agoniser… »
Il se tait alors. Part en suivant la supérieure des tourières, vers l’autre
extrémité des jardins, vers un autre grand mur blanc, élevé et sans
ouverture qu’un portail noir .
En marchant il se retourne vers la tourière :
-« Et je ne suis pas votre père… Quel opiniâtre aveuglement que de
vouloir retrouver son père partout… papa ! Le seul mot qui se prononce
de la même manière sur toute la planète. Et vous voudriez en plus que
notre premier mot domine le monde, que Dieu soit père ! Et que ce soie
de l’humilité ! »
Il hausse les épaules et marmonne encore :
- « Un si grand roi, dite vous aussi parfois… mais fermer les yeux et
oublier le monde c’est justement ce que vous ne voulez faire à aucun
prix. Ce à quoi vous tenez par dessus tout c’est à cet ordre humain,
où vous vous prenez les pieds. »
Le portail s’ouvre et il continue de murmurer sans prêter la moindre
attention au couloir étriqué qu’il emprunte seul. Après quelques pas et
derrière une autre porte il trouve, lui tournant le dos, encapuchonnée,
la forme d’une petite femme.
Les murs blancs sans décoration distribuent de minuscules portes
noires, toutes semblables. Il entend croître les plaintes agoniques,
s’arrête devant la cellule où une chaise a été disposée. Puis il entend, de
l’intérieur de la pièce, que l’on tire une planche contre la porte, où
s’ouvre un minuscule judas dont s’échappe une bouffée d’odeurs
excrémentielles.
Il entend :
- « Ma compréhension… se déplace dans l’inintelligible… Mon souffle
dans le minéral… »
Un halètement, le bruit d’un vomissement, et la voix reprend :
-« Ma vie, dans l’éternité qui la coince de bout en bout… ma vie coincée
de bout en bout par l’étouffante éternité, c’est cela, permet à mon
intelligence de se déplacer, d’effectuer ses bonds, au milieu de
l’incompréhensible… »
vénérand, qui a jeté un coup d’œil à l’intérieur, demande en chuchotant
à Sœur Marie Désirée :
-« Pourquoi s’asseoir par terre, contre cette planche dressée ? »
-« Taisez vous. C’est son lit. »
Et la mourante, qui les a entendu :
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-« Je dresse mon lit – l’agonie que j’attends, les délices de l’imitation
du Guide, la rencontre - quoique imparfaite – avec son supplice ! Je ne
vois là aucune raison de se mettre au lit. Je vis le moment crucial : c’est
un acte. »
Son corps est pris de convulsions qui le secouent entièrement,
Vénérand voit ses yeux se révulser, son cou se tord en lui arrachant des
cris suraigus, désarticulés. Elle montre l’autre moitié de son visage, qui
n’existe plus, cancérisée et saignotante. Aucun soin n’y a été apporté :
l’œil roule exorbité et ballottant au bout du cordon ophtalmique.
Vénérand se retourne vers Sœur Marie Désirée :
-« Personne n’a vu tous les camps de concentration et ne pourra
embrasser d’une seule pensée l’étendue précise de l’accumulation des
agonies ; le vœu industriel d’éteindre et de torturer, d’asservir. Comme
au temps jadis les rois babyloniens mais avec l’utilisation des progrès le progrès au centre de l’écrasement, d’un écrasement des hommes qui
a eu lieu. On n’y peut plus rien. Ca a eu lieu. Ils ont été torturés par
millions, comme les victimes de l’empire romain mais en plus
nombreux. Comme les victimes de l’Inquisition, et ça continue, et ça
continuera. En dessous du sourire joyeux des satrapes avides, des
réjouis du massacre et captateurs d’héritage, les poches bien pleines des
joyaux de leurs prisonniers, de leurs victimes… société monstrueuse et
anthropophage qui remonte en nous depuis la nuit des temps et qui
coule toujours à larges bouillons comme un fleuve en putréfaction. Le
massacre est un article qui marche bien, une infusion quid dégage de
tous engagements d’humanité. »
-« De quoi parlez vous ? Je vois bien, vous ne pouvez plus comprendre
quoi que ce soit, vous n’avez plus aucun accès au Sens, si le Supplice ne
vous suffit pas. Est-ce qu’il n’est pas éloquent, le Supplice ? Est-ce que
vous ne saviez pas depuis longtemps ? Vous qui vous gargarisez des
trois guerres, et rien ? La beauté ineffable de l’Homme supplicié ne vous
touche pas ?»
-« Mon amour a été trahi par le départ incessant des morts. Mes mains,
qui ont trop agrippé d’avant bras de cadavres.»
-« Vous vous imaginiez donc capable de renverser le monde infini par
votre vouloir exigu… »
-« Et vous ? Vous avez littéralement cru au conte de fées de la
Résurrection ? Vous avez voulu en réveiller aussi, de vos sœurs
mortes… »
-« Pas une : les priver de cette route ? Atténuer leur triomphe ? »
-« J’aimerais que vous entendiez, comme je les ai entendus dans les
camps de concentration, les rescapés de votre triomphe, ceux qui
peuvent encore aller s’acheter une cigarette, prendre un pain-beurre au
comptoir du café. »
Dans la cellule, la carmélite n’est plus convulsion et elle a repris une
position assise, Vénérand remarque un sourire sur la demi-lèvre qui lui
reste.
-« Elle a ce sourire, exactement celui-là, depuis le jour où elle a su
qu’elle était atteinte d’un cancer généralisé. Il y a quatre ans. Depuis
quatre ans elle se sait condamnée, depuis quatre ans elle a mal, de plus
en plus mal, et elle sourit. »
***
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