de Catherine Lépront
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de Catherine Lépront
Catherine Lépront, une vie à la recherche des mots L’écrivain, prix Goncourt de la nouvelle en 1992, est morte dimanche à l’âge de 61 ans. Portrait de Catherine Lépront (SIPA) Le décès de la romancière, nouvelliste, dramaturge, essayiste et éditrice Catherine Lépront a été annoncé hier par Le Seuil, son éditeur. Elle est morte à la suite d’une grave maladie pulmonaire à Paris contre laquelle elle luttait depuis 10 ans. Née en 1951 dans la ville ouvrière du Creusot en Saône-et-Loire au sein d’une famille de médecins et de musiciens, elle ne s’est pas immédiatement consacrée à l’écriture. Elle fut d’abord infirmière libérale, métier qui inspira son livre «Des gens du monde», paru en 2003 (prix Louis-Guilloux). Elle prend la plume en 1981: elle publiera une trentaine de livres, d’abord chez Gallimard avant de passer au Seuil. La maison d’édition lui a rendu un hommage élogieux: «Son style où alternaient de longues périodes musicales et un franc-parler populaire, sa culture, son humour incisif, son intransigeance politique, son insolence, sa force d’analyse des sentiments donnaient à ses livres une tonalité très singulière qui la rapprochait de Faulkner et de certains écrivains russes.» Du maître américain, elle avait en effet hérité une affection pour les narrations complexes. Dans un entretien accordé à «Libération» en 2001, elle disait «éviter le point de vue réducteur, autoritaire parce qu’il est unique, de l’auteur omniscient; je ne me vois pas, dissimulée derrière un personnage, prétendre tout savoir du monde que j’essaie de saisir en le décrivant». Son amour des mots avait commencé dès le plus jeune âge, comme elle l’expliquait dans sa biographie qu’elle avait rédigée pour le «Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française par eux-mêmes»: «le lait de ma mère s’est avéré innommable. Devant cette impossibilité où j’étais de le qualifier, il fallait réagir. J’ai cherché des mots». Plus loin elle écrit: «l’habitude était prise. J’ai donc fait profession de chercher des mots pour toutes choses: les goûts, les odeurs, les dégoûts, les couleurs (…) Que tout cela ait fini par constituer des livres est tout à fait indépendant de ma volonté, je demande qu’ils tombent sous le coup de l’article 64 du Code pénal». Une romancière par la force de choses. Son dernier roman, «l’Anglaise», paru l’année dernière, parlait des paysages de bord de mer et des traditions familiales, mais son sujet de prédilection était les grands événements de l’histoire du XXe siècle, les guerres, la déportation et la colonisation. «Le Beau Visage de l’ennemi» (2010) était consacré à la guerre d’Algérie, «Namokel» (1997) à la persécution des juifs. Et lors de la sortie d'«Esther Mésopotamie»', en 2007, le prix Goncourt Gilles Leroy avait salué chez sa consoeur «une voix, une vraie voix qui vous prend et qui ne vous lâche pas». Son talent ne se limitait pas au roman; elle a écrit plusieurs pièces de théâtre ainsi que des articles sur la peinture et la musique. Dans ces différents genres elle jouissait d’une grande reconnaissance critique; en 1992, elle avait reçu le Goncourt de la nouvelle pour «Trois gardiennes». Elle occupait également le poste de conseillère littéraire chez Gallimard, travaillant pour la collection «Du monde entier». Xavier Thomann (avec l’AFP) • Namokel Catherine Lépront Points, 7,22 € • Le cahier de moleskine noire du délateur Mikhaïl Catherine Lépront Seuil, 13,11 € • Le café Zimmermann Catherine Lépront Points, 6,27 € • Le beau visage de l'ennemi Catherine Lépront Seuil, 16,34 € • • Esther Mésopotamie Catherine Lépront Points, 5,70 € • Des gens du monde Catherine Lépront Points, 7,22 € Décès de Catherine Lépront à 61 ans 19 août, l’écrivain Catherine Lépront a succombé à une maladie pulmonaire à l’âge de 61 ans. (Photo : DR) La romancière, nouvelliste, dramaturge et essayiste française Catherine Lépront, prix Goncourt de la nouvelle en 1992, est décédée dimanche à Paris à l'âge de 61 ans des suites d'une grave maladie pulmonaire, a annoncé à l'AFP son éditeur, Le Seuil. Née en juin 1951, Catherine Lépront a publié une trentaine de livres depuis 1981. Elle était par ailleurs conseillère littéraire aux éditions Gallimard, où elle lisait des manuscrits de littérature française et corrigeait des traductions pour la collection «Du monde entier». Ses romans ont été publiés d'abord chez Gallimard («Le Tour du domaine», «Une rumeur», «Un geste de dentelles», «Le passeur de Loire»...), puis au Seuil, notamment, «L'Affaire du muséum», «Namokel», «Le Café Zimmermann», «Esther Mésopotamie», «Le beau visage de l'ennemi», «L'Anglaise». Goncourt de la nouvelle pour «Trois Gardiennes» (Gallimard), Prix Charles Exbrayat 2003 et Prix Louis Guilloux 2003 pour «Des gens du monde» (Seuil), elle a, également, écrit pour le théâtre. Ses pièces ont été montées par Jacques Rosner et Alfredo Arias. Issue d'une famille de médecins et de musiciens, elle a d'abord été infirmière libérale: c'est à ce premier métier qu'elle a consacré le livre qui lui a ouvert un plus large public («Des gens du monde»). Elle a par ailleurs écrit sur des peintres et des musiciens, des essais et de nombreux articles. «Son style où alternaient de longues périodes musicales et un franc-parler populaire, sa culture, son humour incisif, son intransigeance politique, son insolence, sa force d'analyse des sentiments donnaient à ses livres une tonalité très singulière qui la rapprochait de Faulkner et de certains écrivains russes», souligne Le Seuil. Hantée par les guerres, la déportation et la colonisation, elle dressait un portrait impitoyable des puissants qui abusaient de leurs fonctions. Publié le : 20.08.2012 - 09h06 - AFP La romancière Catherine Lépront nous a quittés Le café Zimmermann (Points). L'auteur du Café Zimmermann disparaît à l'âge de 61 ans. Elle était la romancière de la mélancolie sensuelle, la symphoniste des émotions troubles. Catherine Lépront nous a quittés hier à Paris, à l'âge de 61 ans, des suites d'une maladie pulmonaire. Également nouvelliste, dramaturge, conseillère littéraire et essayiste, elle avait publié en début d'année L'Anglaise, un étrange roman féérique aux charmes discrets (tout comme son auteur) ayant pour cadre une modeste station balnéaire de la côte normande. Cette ancienne infirmière libérale doit son plus grand succès au roman baroque Le Café Zimmermann, paru en 2001. Une sombre histoire conjugale ponctuée par les élans d'un Concerto pour clavecin de Bach. Quelque chose comme Virginia Woolf se confiant au Kantor de Leipzig, entre deux répétitions. Là encore, on retrouve cet indéfinissable charme doux et puissant, capiteux, et désarmant à force de simplicité. Il y a vingt ans, son vertigineux recueil de récits Trois Gardiennes avait été couronné par le prix Goncourt de la nouvelle. Les titres de Catherine Lépront parlaient d'eux-mêmes, depuis Le Tour du domaine jusqu'à Esther Mésopotamie. Quelques exemples: La veuve Lucas s'est assise, Un geste de dentelle, Le Passeur de Loire, Le Beau Visage de l'ennemi, et Namokel, subtile métaphore du passage douloureux de l'enfance à la maturité, de l'ignorance à la connaissance, et, par extension, du roman à la réalité, comme nous l'écrivions dans Le Figaro à sa sortie… Elle avait également consacré un ouvrage au peintre romantique Caspar David Friedrich, sous titré: «Des paysages les yeux fermés», un autre, sur Ingres. Sa vie d'infirmière libérale dans un village de Charente-Maritime, elle l'avait racontée et confiée à travers toute une galerie de personnages hors du commun dans Des gens du monde, un de ses livres les plus troublants. «Je ne distingue pas l'art de la vie, je n'imagine pas un instant ce qu'aurait été ma vie sans la musique, la peinture, etc., et la littérature que je tiens pour un art. De même que toutes les autres manifestations de la vie, une œuvre d'art donne naturellement à penser, en se prêtant à l'analyse, à l'interprétation, à la compréhension, autant qu'elle engendre d'émotion - c'est-à-dire qu'elle suscite autant l'intelligence que la sensibilité, que j'ai toujours du mal à dissocier», ainsi s'était-elle confié à son éditeur René de Ceccatty, lors de la publication du Beau Visage de l'ennemi, il y a deux ans. Cette distinction, c'est la mort, prématurée, qui s'en est chargée, en l'abolissant… Déjà, sa voix si poétiquement singulière nous manque, et nous manquera pour longtemps. Par Thierry Clermont Livres 20/08/12 - 09h03 Décès de la romancière Catherine Lépront (AFP) - La romancière, nouvelliste, dramaturge et essayiste Catherine Lépront, prix Goncourt de la nouvelle en 1992, est décédée dimanche à Paris à l'âge de 61 ans des suites d'une grave maladie pulmonaire, a annoncé à l'AFP son éditeur, Le Seuil. Née en juin 1951 au Creusot (Saône-et-Loire), Catherine Lépront a publié une trentaine de livres depuis 1981. Elle était par ailleurs conseillère littéraire aux éditions Gallimard, où elle lisait des manuscrits de littérature française et corrigeait des traductions pour la collection "Du monde entier". Ses romans ont été publiés d'abord chez Gallimard ("Le tour du domaine", "Une rumeur", "Un geste de dentelles", "Le passeur de Loire"...), puis au Seuil, notamment, "L'affaire du muséum", "Namokel", "Le café Zimmermann", "Esther Mésopotamie", "Le beau visage de l'ennemi", "L'Anglaise". Goncourt de la nouvelle pour "Trois gardiennes" (Gallimard), Prix Charles Exbrayat 2003 et Prix Louis Guilloux 2003 pour "Des gens du monde" (Seuil), elle a également écrit pour le théâtre. Ses pièces ont été montées par Jacques Rosner et Alfredo Arias. Issue d'une famille de médecins et de musiciens, elle a d'abord été infirmière libérale: c'est à ce premier métier qu'elle a consacré le livre qui lui a ouvert un plus large public ("Des gens du monde"). Elle a par ailleurs écrit sur des peintres et des musiciens, des essais et de nombreux articles. "Son style où alternaient de longues périodes musicales et un franc-parler populaire, sa culture, son humour incisif, son intransigeance politique, son insolence, sa force d'analyse des sentiments donnaient à ses livres une tonalité très singulière qui la rapprochait de Faulkner et de certains écrivains russes", souligne Le Seuil. Hantée par les guerres, la déportation ou encore la colonisation, elle dressait un portrait impitoyable des puissants qui abusaient de leurs fonctions, son oeuvre la mettait "à part parmi les écrivains de sa génération", ajoute l'éditeur. L'originalité de l'approche du roman de Catherine Lépront paru en mars 2010 aux éditions du Seuil est manifeste dès son titre : Le beau visage de l'ennemi. Ce roman interroge l'expression de l'homme dans le lieu de sa plus grande présence, s'intéresse aux regards, aux sourires ou aux rictus de haine, dépeint des personnages qui « tombent en amitié » comme on nait à l'amour. Tourmenté par l'absence d'Elise, le militaire Alexandre T., se lie, dans le village de Haute Kabylie où il est cantonné en 1960-1961, avec un jeune ennemi, Driss. Mais les longues conversations au cours desquels l'avocat kabyle et le militaire français échangent projets et rêves n'empêchent ni la mort ni la haine. Ils savent le devoir tragique qui leur incombe en temps de guerre par rapport à l'ennemi, quel que soit la beauté de son visage. Alexandre T. vit ensuite « le deuil de l'ami perdu » comme « un adultère ». Et c'est au nom de la haine que, cinquante ans plus tard, il est sommé de justifier sa supposée trahison par « la jeune fille Ouhria », descendante du défunt. Avant de se révéler, la vérité suit d'aussi longs détours que les passions humaines pour se construire, être portées à l'incandescence, dans l'un et l'autre camp, avant d'apaiser leurs effets en laissant de profondes empreintes. Dans le beau visage de l'ennemi, une photographie fait le lien entre le passé et le présent, comme dans le roman de Mauvignier, comme dans bien des familles depuis la guerre de 1870 : les clichés sont les ultimes traces dont les soldats, même les plus taiseux, ne parviennent pas à se débarrasser. Chez Catherine Lépront, la manière dont son personnage, Alexandre T., habite les lieux tisse aussi un étrange pont entre le passé et le présent, entre les deux côtés de la Méditerranée, entre la rue Notre-Dame-des Champs à Paris et les hauteurs du Djurdjura. Gilles Leroy a déjà évoqué dans BibliObs la faculté de Catherine Lépront à incarner ses livres dans des cours d'immeubles parisiens où les concierges jouent un rôle essentiel (Esther Mésopotamie ou Disparition d'un chien) aussi bien que dans des cabanes près des parcs à huîtres en CharenteMaritime (Des gens du monde). Quels que soient leur point d'ancrage géographique, les personnages de Catherine Lépront évoluent dans les marges : Alexandre T. passe beaucoup de temps dans les cinq mètres carrés de la « boîte » du gardien du parking en face de chez lui. Il a sympathisé avec cet étudiant-gardien, de même que cinquante ans plus tôt, il a appris à peindre au « taleb potier », refusant par contre d'entendre les discours ethnographiques de son chef de secteur qu'il juge colonialistes. Il est conscient de sa proximité avec ceux qui sont « ensemble abandonnés dans un monde fait pour ceux qui possèdent, et qui se sont de tout temps acoquinés non seulement pour ne laisser aux autres que les miettes du gâteau, mais pour faire en sorte qu'ils se les disputent. Et parfois jusqu'à la mort.» La narration de l'« affaire simple » à « la relation confuse » sert de trame au roman de Catherine Lépront suit le cours de la guerre. Mais elle ne prend pas d'autre partie que celui de la dignité, celle que des hommes et des femmes tentent de maintenir face à l'absurde et la perversité des pouvoirs. Catherine Lépront est une romancière obstinée : non seulement parce qu'au fil des ans, elle a accumulé près d'une vingtaine de titres de fictions d'une grande intensité, mais aussi parce que lorsqu'un sujet s'empare d'elle - la guerre d'Algérie, l'amitié, la haine - elle ne le lâche pas. Elle le manie dans tous les sens, elle lui fait dire plus que tout autre avant elle, elle le pénètre au cœur, usant d'un style très personnel, qui manie avec brio l'incise, les phrases syncopées. Elle passe sans solution de continuité du monologue intérieur au dialogue dans le cadre d'un récit mené par un narrateur dont l'implication confère au livre une tonalité particulière. Rarement l'amitié et la haine ont été explorées ainsi, comme deux pendants indissociables lorsque le mot « ennemi » se glisse entre elles. « Non, bien sûr que non, conclut l'ancien soldat français. On ne peut pas tout dire », surtout lorsqu'on cherche la vérité sur la nature humaine. Mais le roman de Lépront laisse ouverte la porte de l'espoir que brutalement Ferrari referme : « En tout homme se perpétue la mémoire de l'humanité entière. Et l'immensité de tout ce qu'il y a à savoir, chacun le sait déjà. C'est pourquoi il n'y aura pas de pardon.» Aliette Armel Esther Mésopotamie», de Catherine Lépront Il y a chez Catherine Lépront une voix, une vraie voix qui vous prend et ne vous lâche pas. Cette voix, je la pratique depuis quelques livres. «Esther Mésopotamie» appartient à la veine urbaine de Lépront, ma géographie préférée quant à elle, et qui lui réussit bien: ses romans parisiens regorgent d'énergie, de grands ciels dérobés, de gouaille et d'inventivité. Le casting est à chercher entre Balzac, Jean-Pierre Melville et Jacques Tati. Chez Lépront, les gens habitent encore un quartier, et, sans prétendre se connaître, se parlent chaque matin devant le zinc d'un bistrot, dans le chuintement des percos et la rumeur de la ville qui s'éveille. Catherine sait, comme très peu d'écrivains nos contemporains, que le peuple est cultivé, et surtout elle l'aime - non sans cruauté, non sans désespérance - mais l'aime et ne l'abîme jamais. Personne comme elle aujourd'hui ne sait peindre le Paris de mes racines et repeindre les stéréotypes (Balzac, justement, mais aussi Carco et plus près de nous Modiano) avec une huile iconoclaste qui réactualise sans cesse le tempo de la ville: de vieux réacs vert-de-grisés côtoient par nécessité puis par plaisir des sans-papiers colorés, telle cette jeune beauté capverdienne qui va bouleverser durablement toute une rue du quinzième arrondissement. Personne comme Lépront ne sait dire le cosmopolite, l'exilé, l'apatride - et nous nous sentons tous alors citoyens du monde sans cesser d'aimer ce pays, notre pays, qui aurait gardé sur le monde une certaine force d'attraction non pas seulement financière mais encore et surtout artistique, intellectuelle. Ainsi l'homme magnifique, le lion à crinière blanche qui est au centre d'«Esther Mésopotamie»: Osias Lorentz, archéologue spécialisé dans la statuaire sumérienne; et autour d'Osias, des femmes exclusivement, des groupies silencieuses et d'autant plus discrètes qu'elles ne comprennent rien à sa passion mais SAVENT que le maître est passionné à juste titre. Chacune interprète à sa manière un archétype de la tragédie antique - l'une se glisse dans la peau de la nourrice, l'autre dans celle du coryphée. C'est truculent, sensuel, mélancolique souvent, et magistral d'un bout à l'autre. G. L. «Esther Mésopotamie», de Catherine Lépront, Seuil, 218 p., 19 euros. « Le mystère, c'est l'enfant qui lit » Interview Catherine Lépront croit au coup de foudre amoureux et à l'intelligence esthétique. Par DEVARRIEUX Claire On dirait que la musique influence directement vos phrases. J'entends un rythme de phrase qui me taraude, je sais que c'est le premier symptôme. Il n'y a pas de signes, pas de mot encore. Quand j'écris, après, il faut que ce soit ça, et ça n'est pas le sens encore, il faut que cela corresponde au rythme que j'ai dans la tête, sinon il n'y a pas de réconciliation avec l'instance intérieure. Le premier signe de l'écriture, en fait, ce n'est pas de la langue qui vient, mais le bruit de la langue. Mais la musique a un rôle essentiel? Cela fait partie de ma vie depuis l'enfance. Je crois qu'il n'y a pas eu un jour où je n'ai pas entendu de la musique. Il y avait un piano, j'en jouais, j'en joue toujours, tout le monde jouait chez nous, tout le monde faisait de la musique, tout le monde peignait. Un des personnages du «Café Zimmermann» constate que la musique a changé son regard. Un personnage qui n'entendait rien, c'est ce que je voulais. J'avais eu l'expérience troublante de ça, de découvrir chez des adultes qu'ils n'entendaient pas la polyphonie. J'ai essayé de rechercher comment j'entendais quand j'étais enfant, quel amalgame indistinct de sons me parvenait aux oreilles. J'ai essayé de retrouver cette sensation, cette perception de la musique, et retrouver quelle influence pouvait avoir l'accession à l'intelligence esthétique. Je crois que c'est un bouleversement de la personne et du regard sur le monde. Je suis persuadée de ça. Il est vrai qu'il y a des distributions injustes de nature, des prédispositions artistiques, mais il y a quand même beaucoup d'espoir à fonder dans l'acquisition du savoir, contrairement à ce qui est souvent dit. Pourquoi tant d'ironie à l'égard des institutions culturelles? L'institution me paraît nécessaire et le conflit avec l'individu, l'artiste, me paraît nécessaire aussi. C'est pour cela que j'avais choisi un concerto de Bach dit profane, parce que c'était un moment, historique, de la sécularisation du goût. L'Allemagne n'existait pas, elle était à l'époque une myriade de petits duchés, de comtés, de minuscules provinces, ce n'était pas une aristocratie régnante qui imposait sa loi. C'était tout à coup un cafetier, dont l'établissement était rempli par la bourgeoisie marchande de Leipzig, c'était une classe qui commençait son ascension et disait, le goût nous aussi on en a un, et on va l'imposer. Le public du Café Zimmermann est le premier qui a dit de Bach tardivement dans sa vie, Leipzig c'est la dernière période ce Bach est un grand compositeur, ce n'est pas seulement un virtuose, pas seulement un grand expert d'orgue. En même temps, c'est dans cette population-là qu'ont été fondées les premières sociétés savantes, ce sont les mêmes qui dix ans après le reniaient, disant: Bach est un vieux barbon. A partir du moment où ils s'institutionnalisaient, c'était terminé. «Le Café Zimmermann»propose aussi une biographie de Bach. On peut tout faire, dans un roman? Si ce n'est pas dans le roman qu'on peut tout faire, on ne peut le faire nulle part. Le genre romanesque est extrêmement libre, en même temps exigeant, il demande de l'épaisseur. Je distingue bien le roman du récit, il doit y avoir un jeu sur la temporalité. La linéarité, ce n'est pas juste, ce n'est pas intériorisé, c'est l'artifice le plus facile qui soit, le plus erroné quant à la vérité de l'inscription de l'homme dans le temps. De multiples sujets, de multiples perspectives sur un même fait, seul le roman peut obtenir ça. Vos livres croient à l'existence du coup de foudre amoureux. L'amour, c'est ce que vous aimiez dans les livres? Non. Les premiers grands chocs littéraires, après avoir avalé tous les Club des Cinq, etc., à un rythme soutenu, a été, je m'en souviens très bien, l'Etranger de Camus. Les Désarrois de l'élève Törless, de Musil, que j'ai relu récemment et qui m'a royalement cassé les pieds, à l'époque a été une révélation. Et le Bruit et la fureur, de Faulkner, je n'avais rien compris au monologue de Benjy, j'avais 14 ans, personne ne lisait ça autour de moi, j'étais toute seule, ce n'était donc pas par snobisme. Le fait d'entrer et de rester dans un univers incompréhensible, une conscience d'idiot, et puis que ça s'éclaire progressivement, j'ai découvert là une fonction à la littérature, le drame était dans la compréhension du texte lui-même, dans son éclairage progressif. Et ça, quand on est gamin, c'est extraordinaire. Ce ne sont pas des histoires d'amour. Y a-t-il une analogie entre le choc de la rencontre amoureuse ou amicale, je mets très haut dans l'échelle des valeurs le lien d'amitié et le bouleversement produit par un choc esthétique, ce n'est pas impossible. Lire les manuscrits d'autrui ne vous empêche pas d'écrire? C'est un travail de chercheur. On cherche des auteurs ou des manuscrits. Le reste du temps, j'écris. Ecrire, couler l'encre sur la page, ne prend pas beaucoup de temps. Rien n'empêche d'écrire ni personne. Ce sont des arguties. On peut écrire n'importe où n'importe quand. Ce qui prend du temps, c'est quand on n'écrit pas. J'ai l'impression que c'est une fonction seconde, étrangère, sur laquelle je n'ai pas de pouvoir décisionnaire. En même temps, je suis persuadée que cela correspond à une nature. C'est une posture par rapport au réel, particulière, constante. Cela se met en place au cours des années? Je crois que le mystère, c'est l'enfant qui lit. Pourquoi l'enfant est touché par l'art, pourquoi il veut imiter ce qui lui a produit ce choc esthétique, non pas pour le reproduire lui-même, mais pour savoir. C'est quand même un grand bouleversement. Imiter, afin de savoir pourquoi l'enfant a été touché.