polycarpe le vieux logis

Transcription

polycarpe le vieux logis
Claudine Chollet
POLYCARPE
LE VIEUX LOGIS
roman
− extrait –
CHAPITRE ONZE
Quand il arriva au château, le lendemain, il déclina son nom dans un Interphone. Les
deux battants du portail s’ouvrirent lentement. Dès que l’intervalle lui permit de passer
de biais, il se faufila. Face à lui, au bout d’un chemin, s’offrait la désolation de l’aile en
ruine dont les vestiges d’étages effondrés laissaient apparaître des cheminées encore
accrochées aux parois et des accès vers des passages obscurs. Il ne savait vers où se
diriger.
– Coucou, par ici !
Une créature de rêve, longue et flexible, se tenait au sommet d’un petit tertre
dominant l’allée principale. Ses jambes et ses bras fuselés et bronzés émergeaient d’une
robe moulante rouge vif. Sa façon d’être cambrée, d’avancer le genou et d’agiter
mollement la main, la rendait provocante. Avec une retenue étudiée, Polycarpe grimpa
l’escalier aux marches larges et plates qui contournait le monticule vers ce sex-symbol
inattendu.
Il ne regrettait pas d’avoir endossé sa veste de lin caca d’oie, sa plus chic, quand elle
lui offrit gracieusement sa main à baiser ; il la saisit du plat de sa paume et se pencha,
avec une décence tout aristocratique.
– Rosemonde de Touche. Enchantée. Je vous en prie, suivez-moi. Nous habitons les
communs... réaménagés, bien sûr.
Polycarpe n’avait qu’une vision latérale et floue de l’environnement tandis qu’il
appréciait nettement le déhanchement de la comtesse ; son pas allongé tendait l’étoffe
rouge et ouvrait une échancrure laissant deviner une intimité troublante.
Pierre de Touche l’accueillit depuis le seuil dans une tenue simple même si ses
cheveux plaqués en arrière et le foulard glissé dans l’encolure de la chemise, son
maintien et sa voix, trahissaient son rang et portaient les plis d’une éducation stricte. Il
fit entrer le visiteur, lui désigna une bergère avant de s’asseoir à son tour, croisant ses
jambes et posant sur son genou ses deux mains l’une sur l’autre.
Le décor était monastique. Contre les murs chaulés quelques toiles d’art
contemporain n’en ressortaient que mieux. Polycarpe apprécia au passage l’exposition
en bonne place d’une œuvre signée Marie Bulu. Quelques antiquités cohabitaient avec
un équipement informatique et du matériel vidéo ultra modernes. Un grand écran
diffusait en silence une vidéo d’espèces sous-marines. Cet aquarium virtuel était
ingénieux, ne nécessitait aucun entretien et ne mettait pas en péril les espèces rares aux
couleurs merveilleuses évoluant parmi des coraux. Toutefois, l’œil d’un mérou, en gros
plan, et les zooms sur la mâchoire d’un requin, s’avéraient parfois un peu stressants.
– Je n’ai aucune arrière-pensée malveillante, monsieur Houle, mais je vous suppose
téméraire et original pour avoir fait l’acquisition de ce logis.
– Certainement inconscient.
La conversation effleura leurs professions respectives. Le comte expliqua avec une
franchise sympathique qu’il pantouflait dans une grande compagnie d’assurances,
friande de nobles patronymes à inscrire sur les cartes de visite et les mailings.
– Mon épouse s’est associée avec une amie pour exploiter une boutique d’objets à
offrir... d’articles de Paris, comme l’indique paradoxalement la nomenclature… Elles
font un roulement ce qui lui laisse du temps pour...
Il prit un ton flatteur alors qu’elle revenait dans la pièce
–… sculpter son corps dans un établissement fitness.
Rosemonde déposa sur un guéridon un plateau garni d’une fiole et de verres ballons,
offrant à la vue de Polycarpe son décolleté vertigineusement échancré et des seins
dépourvus de lingerie, s’assurant d’un œil innocent mais sagace qu’elle avait produit
son petit effet. Il porta précipitamment son attention sur un objet rare, ce qui le sauva
d’un autisme foudroyant.
Il se leva pour l’examiner.
– C’est un Perfescope ! expliqua Pierre de Touche. Con-naissez-vous l’origine de cet
objet ? Il a été commercialisé pour la première fois lors de l’Exposition universelle, en
1900... L’ancêtre des diapos : la vision en relief de photos jumelles...
Le comte installa le carton à double photographie sur le poussoir.
– Réglez-le à votre vue : vous éloignez ou vous rapprochez l’image...
Polycarpe se concentra sur les pyramides d’Égypte, restituées en trois dimensions,
pour éviter provisoirement celle, plus émouvante, de Rosemonde de Touche.
– C’est magique, vraiment ! Beaucoup plus saisissant que des diapositives !
– Une orthoptiste de nos relations nous l’emprunte parfois.
Rosemonde s’approcha des deux hommes debout près du bahut, avec deux verres
contenant un fond de cognac. Elle précisa :
– Il a été offert à la sœur de Pierre par un ami à elle. À sa place, je l’aurais gardé, en
souvenir de cet ami. Mais pour elle... Bref. Elle a réussi à le refourguer à Pierre pour
une somme rondelette.
Le comte abaissa les paupières, déterminé à conserver son sang-froid et justifia son
acquisition avec une intonation lasse. Sans doute s’expliquait-il pour la énième fois :
– Iseult savait que j’étais intéressé par cet objet de collection, il était normal que je la
dédommage. Je possède un des tout premiers appareils photo Kodak et un poste de radio
à galène ?
Et pour être plus explicite, il ajouta :
– C’était aussi une façon de sortir ma sœur d’un mauvais pas, elle avait quelques
problèmes d’argent.
– Entre autres ! grinça Rosemonde.
De toute évidence, elle ne supportait pas sa belle-sœur.
– Êtes-vous prêt à visiter la chambre rouge ? Elle tient son nom de la peinture sangde-bœuf qui teintait le plafond à l'origine...
Tout en traversant une pelouse avec des enjambées de golfeur que Polycarpe suivait
en moulinant, le comte expliquait ce qui l’attendait.
– Nous possédons quelques coffres, une très belle tapisserie. L’intéressant réside dans
les événements qui s’y sont déroulés. Au XIIIe siècle, une de mes ancêtres, Bramabante
de Touche, y fut poignardée. C’est une possible interprétation de l’appellation de cette
pièce... Une rumeur a franchi les générations, on prétend que la pauvre Bramabante avait
découvert l’imposture d’un croisé s’étant fait passer pour son mari, au retour d’une
expédition de plusieurs années. Le fourbe démasqué l’aurait assassinée. Toutefois, celleci avait déjà mis cinq enfants au monde avant le départ de la croisade et assuré la
descendance. Le fils aîné, à qui elle avait confié ses doutes, attendit patiemment
l’occasion de précipiter l’imposteur dans ce puits... là, vous voyez ?
Depuis l’aile effondrée, ils empruntèrent un escalier à vis qui grimpait à ciel ouvert
au deuxième étage. Ils longèrent une galerie à moitié démolie, tout juste sécurisée par
une rampe de corde et Pierre de Touche ouvrit la porte de la pièce historique, s’effaçant
devant le visiteur qui retrouvait à peine son souffle.
Polycarpe fit un pas et se pétrifia.
Une forme humaine, floue, comme transparente, gisait sur le sol. Elle était étendue
dans un long vêtement plissé, la tête enserrée dans une sorte de coiffe…
Pierre de Touche lui empoigna l’épaule :
– Hé ! Vous allez bien ? Vous êtes pâle...
La vision s’estompa. Polycarpe regarda le comte.
– Là... Devant nous... un corps allongé...
– Bienvenue au club ! fit gaiement le châtelain.
Il saisit la main de Polycarpe qu’il secoua énergiquement avec reconnaissance.
– Rares sont ceux auxquels Bramabante apparaît... Auriez-vous un soupçon de sang
bleu dans les veines, cher ami ?
Pris d’une faiblesse subite, Polycarpe s’assit sur l’un des coffres en cuir de Cordoue.
Il se sentait au bord de l’évanouissement. Il n’appréciait pas que le comte se soit moqué
de lui, qu’il ait manigancé cette mise en scène ridicule. S’il n’avait pas eu les jambes en
coton, il lui aurait volontiers balancé un uppercut. Il extirpa un mouchoir en papier de
sa veste caca d’oie et s’épongea le front puis il fit, du regard, le tour de la pièce, pour
localiser les projecteurs susceptibles de composer l’image en 3D.
– Vous me soupçonnez de supercherie, n’est-ce pas ? Je le vois bien, vous cherchez
le truc...
– Exact, fit Polycarpe, glacial.
Il entreprit de parcourir la salle, en titubant légèrement, examinant les plafonds, les
murs, les anfractuosités des boiseries et grogna :
– C’est forcément une machination...
– Croyez-moi ou non, il n’y a aucune manipulation. Rendez-vous à l’évidence, mon
cher, vous avez un don de médium... et vous détectez les ectoplasmes !
Le comte arborait un petit rictus narquois.
– Vous vous foutez de moi ?
– Absolument pas ! Ma sœur prétend avoir eu ce genre de vision, plusieurs fois... À
cause de ça, Rosemonde la considère cinglée. J’en conviens : il lui arrive de voir des
trucs bizarroïdes... mais, pour ce qui est de l’apparition de Bramabante, vous apportez
la preuve que le phénomène n’est pas spécifique à ma sœur. J’adore Iseult et
malheureusement... Bref, elle n’est pas vraiment souhaitée dans cette maison.
Polycarpe se sentait nauséeux.
– Je vais rentrer...
– Je vous raccompagne.
Il régla son pas sur celui, cotonneux, de Polycarpe, avec l’attention qu’on porte aux
grands malades, jusqu'au portail.
– Ça ira, je peux continuer seul, fit Polycarpe avec mauvaise humeur.
Il éprouvait le besoin d’entendre l’opinion de quelqu’un de normal, de sensé, qui
n’avait pas une femme nymphomane, ni de sœur dingue, et encore moins d’ancêtre
assassinée au retour de croisade. De retour chez lui, il appela Gix et lui raconta son
après-midi au château.
Mais le ton feutré de son ami, docte et distant, sema le doute sur son état mental.
– Tu as pris des amphétamines ou du LSD ? Tu dors correctement ? Fais-tu des crises
de spasmophilie ?
– Gix ! Tu n’es pas sérieux ? Rien de tout ça, je crois avoir eu une vision. Point.
– Ton veuvage, sans doute... Je ne t’imaginais pas aussi impressionnable... Essaie
donc un léger anxiolytique.
– Je n’ai pas ça sous la main ! Et je ne vais pas aller voir un toubib en lui racontant
mon histoire d’ectoplasme...
– Bien. Je t’en apporterai.
Sa voix s’enroua. Il dit sur un ton d’outre-tombe :
– Ça me fera une bonne raison de venir au concours de pêche, je n’ai pas oublié
l’invitation de tes copines.
– Gix, tu vas bien ? Un problème ?
– Oui. Le problème, c’est Véro.
– Il est arrivé quelque chose ?
– Elle m’a trouvé un remplaçant, un viril baroudeur dans une ONG en Tasmanie.
– Une passade.
– Macache ! J’ai reçu de son avocat une demande de divorce !
– Tu galèjes !
– Hélas non... Salut Poly !
Cette triste nouvelle relégua aussitôt son hallucination au placard des farces et
attrapes.
Il tournicota un moment chez lui, désœuvré. Depuis quelques jours Basile, qui
effectuait des travaux dans ses chambres, n’assurait plus la demi-pension et Polycarpe
appréhendait un tête-à-tête avec son haïssable personne. Il passa un coup de fil à Mama,
lui résuma sa journée navrante et lui fit part de sa furieuse envie de se ressourcer au sein
de la petite tribu.
– Décidément, vous jouez de malchance, Polycarpe. Ma tribu est dispersée. Muguette
dort chez une amie ; les petites, ce soir, sont avec leur père et je suis seule avec Jaco,
cependant... si j’osais, je ne suis jamais allée chez vous... Nous pouvons, Jaco et moi,
venir vous tenir compagnie...
– Osez ! Mama ! Vous n’attendiez tout de même pas un bristol ! J’ai d’ailleurs besoin
de vos conseils pour l’aménagement de ma cuisine.
– Alors, je suis la personne qu’il vous faut ! dit-elle avec fougue. J’ai un tombereau
d’idées que je ne pourrais jamais réaliser chez moi et j’adore compulser les revues
d’ameublement.
– J’ai des œufs et de la salade.
– J’apporte peut-être du pain ? Vous n’avez pris qu’une baguette au boulanger, hier.
Avant l’arrivée de la conseillère ès cuisine et de son fils adoptif, Polycarpe improvisa
rapidement un salon de jardin sous le cerisier, en couchant une vieille porte sur des étais
d’échafaudage. Ils seraient beaucoup mieux, dans la douceur de cette soirée estivale,
qu'au milieu du chantier.
Elle tenait la main de Jaco en traversant la place tranquillement. Il portait un demipain et elle calait contre sa taille une pile de magazines de décoration. Elle stoppa sur le
seuil.
– Laissez-moi regarder cette pièce un instant, je n’étais jamais venue ici : c’est
grandiose. Nous avons beaucoup de possibilités...
– Imprégnez-vous des lieux pendant que je nous prépare un petit cocktail Barracuda.
Le moral était revenu. Il fit sonner les glaçons dans les verres qu’il transporta dehors,
emplis d’un breuvage teinté en bleu par le curaçao. Jaco obtint la permission de
décapsuler une bouteille de Coca-Cola, boisson à l’index chez les Boubou. Polycarpe
porta un toast.
– En l’honneur de votre présence au logis !
Mama entama un vibrant plaidoyer en faveur d’un aménagement de cuisine rustique,
à l’ancienne. Elle voyait du chêne, de la fonte et du cuivre, des petites faïences
artisanales, des bouquets séchés et des nappes à carreaux.
– Imogène penchait pour des volumes épurés, des longs plans de travail en résine rose
pâle, des rangements sur glissières, de l’électroménager futuriste : plaque de cuisson à
induction, frigo distributeur de glaçons...
– Et si vous panachiez les deux styles, Polycarpe ?
– J’ai beaucoup de mal à imaginer la synthèse entre un laboratoire et une cuisine de
grand-mère.
Ils feuilletèrent les revues mais l’esprit critique de Polycarpe sapait les enthousiasmes
de Marie.
– J’ai l’intention de vous commander un tableau, Mama. Essayons de créer
l’aménagement de cette salle autour d’une de vos œuvres...
– C’est bien gentil, Polycarpe, mais vous ne pensez pas mettre un de mes tableaux
dans votre cuisine !
– Est-ce que cela vous choque ? Cette pièce ne sera pas seulement une cuisine mais
un séjour, mon bureau, un salon…
– J’essayais de vous piéger ! Je voulais savoir ce que vous aviez derrière la tête…
Mes personnages sont justement pris en tenailles entre deux mondes, entre rêve et
réalité, paradis et enfer, passé et avenir... un peu comme vous à ce moment de votre vie,
n’est-ce pas ?
Elle rit de l’expression concentrée de Polycarpe.
– Je vais repenser à tout cela. Il me semble que la synthèse entre
les deux styles est une piste. Allons faire l’ome-lette, Jaco est un
fameux casseur d’œufs.