Jonathan Chalier Après L`Énigme du régicide

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Jonathan Chalier Après L`Énigme du régicide
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INTRODUCTION
Jonathan Chalier
Après L’Énigme du régicide, Incidence propose de poursuivre la
réflexion sur l’institution du politique avec ce nouveau numéro sur
les Figures de Moïse. Nous devons à la lecture du livre de Jan Assmann,
Moïse l’Égyptien, une invitation à repenser les figures de Moïse dans
la philosophie politique. L’auteur reconstruit dans son livre la mémoire
de Moïse dans l’histoire de l’Occident, et soulève ainsi une série de
questions relatives à notre inconscient théologico-politique. Comme
Derrida, nous nous interrogeons : « Sommes-nous des Grecs ? Sommesnous des Juifs ? [Il faudrait poursuivre avec Jan Assmann : « Sommes-nous
des Égyptiens ?] Mais qui, nous?1 »
Moïse, prophète, libérateur, instituteur et législateur du peuple juif,
est une figure de la mémoire et non de l’histoire, puisqu’en dehors du
récit biblique, on ne sait pratiquement rien de lui. À plusieurs reprises
dans l’histoire de l’Occident, des penseurs (de Manéthon à Freud) ont
formulé l’hypothèse de son origine égyptienne, établissant une communication secrète entre Israël et l’Égypte, là où le récit biblique tend à
forcer les oppositions. Il en résulte une interrogation fondamentale
sur les origines du monothéisme, sur le sens de la distinction mosaïque
entre vérité et fausseté dans la religion, et sur les implications politiques
de l’interdit des représentations. La distinction mosaïque est radicalement nouvelle puisqu’elle s’oppose aux diverses techniques de
traduction qui permettaient aux polythéismes anciens d’identifier leurs
dieux. Elle définit donc le monothéisme comme contre-religion, religion qui exclut les autres en considérant que l’on ne peut traduire de
faux dieux. Elle est principalement exprimée dans le récit de l’Exode,
qui fait de l’Égypte le pays de l’oppression et de la fausseté polythéiste
et idolâtre. Il y a toutefois, ainsi que le souligne Jan Assmann, une
ambiguïté de l’Égypte dans la mémoire occidentale : à la fois souvenir
de conversion, l’Égypte est aussi l’origine de la vérité, et donc un principe de déconstruction de la distinction mosaïque. On trouvera en
ouverture de ce numéro un article de Richard Bernstein qui, en guise
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de préliminaire à sa critique du concept de violence religieuse proposé
par Jan Assmann, nous livre une élégante présentation de l’histoire
du débat sur Moïse l’Égyptien.
En plus du thème de ce numéro, nous devons au travail de Jan
Assmann une conceptualisation originale de la mémoire culturelle,
elle aussi brillamment résumée dans l’article de Richard Bernstein. Jan
Assmann propose une histoire de la mémoire, c’est-à-dire non une
histoire du passé en tant que tel, mais une histoire du passé en tant
qu’on s’en souvient (autrement dit le passé en tant qu’il est reçu, revisité et toujours actuel). Il sollicite pour cela un riche appareil conceptuel
qui emprunte à des sources diverses. Il emprunte ainsi à Nietzsche l’idée,
développée dans la Généalogie de la morale2, que la mémoire est une
condition nécessaire à l’établissement de liens sociaux entre les hommes.
Par le biais des systèmes de cruauté que sont les religions, se développent la mémoire de la volonté et la capacité de tenir des promesses,
d’être en dette, de signer des contrats : seul ce qui ne cesse de faire
souffrir reste dans la mémoire. On trouvera dans l’article de Michèle
Cohen-Halimi sur la généalogie nietzschéenne du judaïsme sacerdotal
des indications importantes quant à l’usage de l’histoire et de la méthode
philologique chez Nietzsche. Jan Assmann emprunte aussi à Halbwachs
la théorisation des cadres sociaux de la mémoire3, et l’idée que les monuments, documents et institutions sociales d’une culture constituent des
mémoires collectives, rendant ainsi raison de leur nécessité. Il est
également important de souligner que les travaux de Jan Assmann
s’inscrivent dans le contexte de l’Allemagne d’après-guerre et des
débats qui l’animent autour d’une politique de la mémoire, et de la
responsabilité historique et collective d’une nation.
Mais la référence principale dans cette conceptualisation de la mémoire
culturelle reste Freud qui, dans son livre sur L’Homme Moïse et la religion monothéiste4, propose d’étendre au niveau collectif, les concepts,
rendus familiers par l’étude des névroses individuelles, de traumatisme,
de période de latence et de retour du refoulé. Jan Assmann, à la suite
des critiques que Yerushalmi5 a opposé au « psycho-lamarckisme » de
Freud (l’idée de l’hérédité des caractères acquis), et dans la lignée des
tentatives de solutions qu’ont donné Richard Bernstein6 et Jacques
Derrida7 à ce problème de la transmission d’un oubli, propose de réinterpréter ces concepts en des termes culturels, de se rendre attentif à la
dimension inconsciente de la tradition, et à la violence qui accompagne
les moments de retour du refoulé. On prêtera attention dans ce contexte
à la manière dont Bruno Karsenti propose de lire le roman historique
de Freud et son hypothèse du meurtre de Moïse par contraste avec les
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prémisses anthropologiques déployées dans Totem et Tabou. On lira
également avec intérêt la synthèse que Gérald Sfez propose des réélaborations successives par Lyotard de thèmes déjà présents dans une
étude extravagante qu’il avait faite en 1968 du Moïse de Freud8. Gerald
Sfez souligne à cet égard l’importance croissante de l’œuvre de Lévinas
sur la pensée de Lyotard. La théorie de la mémoire culturelle est donc
la science de la tradition, la science d’une communication entre les générations qui repose sur les conditions selon lesquelles des textes sont
établis et transmis, certains à la marge et secrètement, d’autres au prix
de déformations, d’autres encore canonisés. Comme l’indique Jan
Assmann dans l’entretien qu’il nous a accordé, certaines pratiques ne
cessent de renaître de leurs traces cachées.
Le livre de Jan Assmann, à la fois par la précision des recherches
qui y sont menées que par l’ampleur des problèmes qu’il suscite, ouvre
divers horizons de travail. Comme l’indique Bruno Karsenti, s’interroger
sur la figure de Moïse, c’est envisager l’histoire occidentale selon son
axe théologico-politique. C’est peut-être aller à l’encontre d’une tradition juive médiévale dont David Lemler fait état des réticences à faire
de Moïse, à l’instar de Maïmonide, une figure politique. L’interrogation
sur les figures de Moïse selon cet axe prend principalement la forme
de deux questions qui trouvent dans les diverses contributions de ce
numéro les termes dans lesquels elles peuvent se poser.
La première question est peut-être celle de l’institution d’un peuple
par une législation particulière. Dans son article sur la figure de Moïse
dans la philosophie politique de Rousseau, Bruno Bernardi montre
comment Rousseau pointe la singularité déterritorialisée du peuple juif
et s’appuie sue elle pour distinguer deux principes de formationdu
politique : par la prise de terre et par l’institution d’une loi. C’est ainsi
que la philosophie politique se souvient de Moïse : comme d’un grand
législateur, qui a su faire d’une tribu d’esclaves à demi-sauvages un
peuple soumis à des lois. S’y dessine un paradigme de l’institution du
politique qui n’est ni grec, ni romain, ni chrétien. Ainsi, pour Bruno
Karsenti, Freud voit dans le judaïsme une impulsion politique décisive
pour notre histoire, associée à la notion de peuple : si « Moïse a créé
les Juifs », cela signifie qu’il n’y a de peuple juif qu’à partir de l’articulation d’un peuple à sa loi. Bruno Bernardi montre le caractère
exceptionnel de la législation mosaïque qui institue un peuple sans
territoire et sans chef. On peut lui emprunter la formulation du problème
de l’institution : « comment un peuple non encore institué pourrait-il
se proposer les formes de son institution ? » À travers la lecture exhaustive de l’œuvre politique de Rousseau, il nous fait découvrir ce en quoi
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Moïse excelle dans le rôle du grand Législateur, permettant ainsi la
pérennité du peuple juif : « pour donner à son peuple une unité, “il le
surchargea de rites, de cérémonies particulières ». En effet, pour Rousseau,
le grand Législateur s’occupe avant tout de « la plus importante » des
sortes de lois, celle qui a pour objet « les mœurs, les coutumes et surtout
l’opinion ». Il s’occupe « en secret » de « cette partie inconnue à nos politiques » en paraissant « se borner à des règlements particuliers. »
Cette permanence d’une institution sous la forme d’une tradition
culturelle, qui constitue la deuxième question, Bruno Karsenti montre
qu’elle reste énigmatique pour Freud. Comment se fait-il qu’un peuple
sans terre et sans roi, dispersé et soumis à des persécutions aussi
anciennes que lui, ait pu se maintenir dans l’histoire ? À quoi tient la
force de cette législation mosaïque qui seule semble maintenir l’unité
religieuse et politique d’un peuple ? C’est dans ce contexte que les
hypothèses freudiennes sur les dimensions inconscientes de la tradition et l’oubli du meurtre de Moïse paraissent les plus fécondes. C’est
également dans ce contexte qu’il faut comprendre l’ironie des remarques
de Nietzsche sur le judaïsme sacerdotal et ses liens avec le christianisme, telles que Michèle Cohen-Halimi s’attache à les distinguer des
propos des « gueulards antisémites ». Richard Bernstein insiste quant
à lui sur l’idée que la violence religieuse est liée à la violence du retour
du refoulé culturel, si bien que la tradition impose autant un travail
de déconstruction qu’un travail de transmission.
Les textes réunis dans ce dossier proposent de remarquables efforts
d’écritures, qui invitent à autant d’exercices de lecture. Il s’agit de lire
des textes « hiéroglyphes » et de relire, forts de soupçons, les textes
fondateurs de notre tradition, à rebours de notre mémoire. Ces retours
et détours dans le grand palimpseste de la culture engagent tout autant
la vie de l’esprit et ses soubresauts que l’activité politique et ses
violences. La lecture, nous disent les auteurs de ce numéro, est autant
un appel à la raison que la fondation d’un ordre politique, autant un
travail de mémoire qu’une transformation du lecteur quand son activité respecte une certaine probité critique et philologique.
Notes
1. Derrida J., L’Écriture et la Différence, Éditions de Minuit, Paris, 1967, p. 227.
2. Assmann J., La Mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, trad. Diane Meur, Aubier, Paris, 2010
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Introduction
[2002] ; Nietzsche F., La Généalogie de la morale, trad. Patrick Wotling, Le
Livre de Poche, Paris, 2000.
3. Halbwachs M., Les Cadres sociaux de la mémoire, Alcan, Paris, 1925.
4. Freud S., L’Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. fr. Cornelius Heim,
préface de Marie Moscovici, Gallimard, Paris, 1986. Le livre de Freud est
publié en 1939. Les deux premiers chapitres reprennent des textes parus à
Vienne sous le nazisme ; le troisième ne paraît qu’en exil à Londres. Sur les
circonstances d’écriture, voir la préface de Marie Moscovici.
5. Yerushalmi Y. H., Le Moïse de Freud, Judaïsme terminable et interminable, trad. fr. Jacqueline Carnaud, Gallimard, Paris, 2011 [1993].
6. Bernstein R. J., Freud and the Legacy of Moses, Cambridge University
Press, Cambridge-New York, 1998.
7. Derrida J., Mal d’archives. Une impression freudienne, Galilée, Paris,
1995.
8. Lyotard a publié cette étude en exprimant certaines réticences dans L’Écrit
du temps 5, « Questions de Judaïsme » (Éditions de Minuit, Paris, 1984), revue
dirigée par Marie Moscovici et Jean-Michel Rey.