Calle Santa Fe de Carmen Castillo

Transcription

Calle Santa Fe de Carmen Castillo
DE L’UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE :
REPRÉSENTATIONS, DIFFUSIONS, MÉMOIRES
CINÉMATOGRAPHIQUES DU CHILI, 1970-2013
Journées d’étude
9-10 octobre 2013, INHA
Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne – HiCSA
Kostoula Kaloudi, Université du Péloponnèse
Histoire Personnelle /Mémoire collective : Calle Santa Fe de Carmen Castillo
Référence électronique : Kostoula Kaloudi, « Histoire Personnelle /Mémoire collective :
Calle Santa Fe de Carmen Castillo », in BARBAT, Victor et ROUDÉ, Catherine (dir), De
l’Unité populaire à la transition démocratique : représentations, diffusions, mémoires
cinématographiques du Chili, 1970-2013, actes des journées d’étude, Paris, 9-10 octobre
2013.
1
Carmen Castillo a tourné le film Calle Santa Fe en 2007. Calle Santa Fe est une
production franco-chilienne sélectionée au Festival de Cannes en 2007 dans la section Un
Certain Regard. C’est un documentaire d’un genre particulier qui, partant de l’histoire
personnelle de la réalisatrice, évoque parallèlement l’histoire de tout un pays, le Chili.
Ainsi s’élabore un dialogue entre le personnel et le collectif, la petite et la grande histoire,
que nous essaierons d’analyser par la suite. Le film se concentre sur le thème du souvenir
et de la préservation du passé, et c’est à la fois un témoignage mais aussi une expression
personnelle, à travers l’utilisation simultanée des images actuelles, des plans d’archives et
du monologue intérieur de la réalisatrice.
Carmen Castillo s’engage dans le MIR (Movimiento de izquierda revolucionaria,
Mouvement de la Gauche Révolutionnaire ) dans les années soixante, comme tant d’autres
jeunes à cette époque. Comme elle le dit dans le film, le MIR rassemblait des gens venant
d’horizons divers : « Des étudiants comme Miguel, des syndicalistes, anarchistes,
chrétiens, trotskistes, on était guevaristes… et comme tant de jeunes partout dans le
monde, on inventait le chemin de la révolution ». Historienne, elle enseigne à l’Université
catholique de Santiago. Sous le gouvernement de l’Unité populaire, elle est employée au
palais présidentiel comme représentante du MIR et travaille avec Beatriz, la fille de
Salvador Allende. Son frère Cristian était également membre du MIR. Ses parents,
Fernando Castillo et Monica Echevarria1, furent expulsés par la dictature de Pinochet après
l’arrestation de leur fille et vécurent en Angleterre de 1974 à 1978.
Le MIR était une organisation politique armée qui se situait dans la mouvance de la
gauche révolutionnaire. Il fut créé en 1965, dans le cadre du mouvement estudiantin des
années 1960. Miguel Enriquez avait été, avec son frère Edgardo, l’un des principaux
fondateurs et dirigeants du MIR. Il acquit rapidement une influence dans les couches les
plus modestes de la société qui vivaient dans les bidonvilles, auprès des syndicats ouvriers
et dans les zones rurales2. S’inspirant de Che Guevara, le MIR refusait le modèle stalinien
et prônait le changement de la société par la révolution du peuple. Dans le film Calle
Santa Fe, nous entendons d’anciens membres du MIR raconter qu’ils avaient constitué la
garde personnelle armée du président Allende dès la première campagne électorale de
l’Unité populaire en 1970. Tant que l’Unité populaire fut au pouvoir, le MIR interrompit
ses activités armées et collabora avec le gouvernement Allende, sans cesser toutefois de
critiquer les positions avec lesquelles il était en désaccord. Par ailleurs, durant cette
période, le MIR tenta d’infiltrer l’armée et de persuader les soldats de ne pas obéir dans le
cas probable où il y aurait un coup d’État. Andres Pascal Allende, cadre du MIR, neveu du
président et premier mari de Carmen Castillo, témoigne : « Nous avions quelques armes,
1
Avec sa mère Monica Echevarria,Carmen Castillo a co-écrit le livre Santiago-Paris, Le vol de la mémoire,
Paris, Plon, 2002.
2
John Dinges, Les années Condor, Comment Pinochet et ses allies ont propagé le terrorisme sur trois
continents, Paris, La Découverte, 2005, p. 55-56.
2
bien entendu, mais l’objectif était surtout axé sur la propagande. L’essentiel du travail
militaire se faisait à l’intérieur des forces armées3. »
À l’initiative de Miguel Enriquez, le MIR établit aussi des contacts avec les
trois plus importants groupes armés dans les villes d’Amérique latine : l’ERP (Ejercito
Revolucionario del Pueblo) en Argentine, les Tupamaros-Movimiento de Liberacion
Nacional en Uruguay et l’ELN (Ejercito de Liberacion Nacional) en Bolivie, dans le but de
créer une organisation révolutionnaire commune sous le nom de Junta Coordinatora
Revolucionaria (JCR)4. Comme on l’entend dans le film dans un témoignage, le dernier
message d’Allende à Miguel Enriquez, transmis par sa fille Beatriz, fut le suivant :
« Maintenant, c’est à toi de continuer cette lutte. » Après le coup d’État du
11 septembre 1970, le MIR ne lança pas d’opération armée et passa dans la clandestinité.
C’est alors que commença une véritable chasse à l’homme contre ses membres qui, une
fois arrêtés et interrogés, finirent assassinés ou disparurent. L’objectif principal de la JCR
était à ce moment-là de soutenir et renforcer le MIR et de planifier le renversement de la
dictature au Chili.
Carmen Castillo vit environ un an dans la maison de la rue Santa Fe, après le coup
d’État de 1973 avec son compagnon Miguel Enriquez et leurs deux enfants de quatre ans :
Camila, sa fille, et Javiera, la fille de son compagnon. Après le coup d’État, le couple, à
l’instar de la plupart des membres du MIR, était passé dans la clandestinité, situation
particulièrement dure puisque, au-delà du danger continuel, elle interdisait tout contact
avec la famille, y compris les plus proches parents. Par mesure de sécurité, les deux enfants
avaient été transférées à l’ambassade italienne, où elles se trouvaient quand la maison fut
découverte. Carmen Castillo était enceinte de six mois. L’enfant, « le fils de Miguel » ditelle dans le film, mourut deux mois après sa naissance à Cambridge, en Angleterre, le
premier endroit où Carmen Castillo se retrouva après son expulsion du Chili5.
En septembre 1974, ayant arraché par la torture des informations à des membres du
MIR, la DINA (Direccion de intelligencia nacional, la police secrete du gouvernement
Pinochet) repéra la maison où Miguel Enriquez vivait avec Carmen Castillo depuis qu’ils
étaient passés dans la clandestinité. Carmen Castillo raconte dans son film La Flaca
Alejandra6 qu’après l’arrestation de Marcia Merino7, qui n’avait pas résisté à la torture et
avait coopéré avec la police secrète en livrant ses camarades, le réseau clandestin du MIR
dont son compagnon était responsable avait été démantelé. Le 5 octobre, la police encercla
la maison et, avec des hommes armés de la DINA, ouvrit le feu contre Miguel Enriquez,
3
Ibidem, p. 56.
Ibid., p. 62-63.
5
L’Angleterre est le premier pays où Carmen Castillo se réfugia après son expulsion du Chili. Elle arrive en
France en1975 et y séjourne quelque temps. Après un bref passage à Cuba, elle revient à Paris en 1977, où
elle finit par s’installer. En 1983, elle présente son premier film, Les Murs de Santiago, un documentaire.
Durant les années qui suivent, elle tourne d’autres documentaires pour la télévision française, tout en faisant
une carrière d’écrivain.
6
La flaca Alejandra, 1994, France, Carmen Castillo-et Guy Girard.
7
Marcia Merino est le vrai nom de la Flaca Alejandra. Elle était dirigeante du MIR. Quand la DINA l’a
arretée, elle a trahi ses compagnons sous la torture. Elle a collaboré avec la DINA pendant 18 ans et en 1998
elle a demandé publiquement pardon et a accepté de temoigner contre les militaires.
4
3
qui résista. Une bombe explosa, blessant gravement Carmen Castillo, qui perdit
connaissance. Elle a la vie sauve grâce à l’intervention d’un voisin qui a le courage
d’appeler les secours : ils l’emmènent à l’hôpital. Un peu plus tard elle doit quitter le Chili
et prend le chemin de l’exil pour survivre.
La dernière fois que Carmen Castillo s’était trouvée au Chili avant le film Calle
Santa Fe, c’était en 1994, quand elle avait tourné le documentaire La Flaca Alejandra. Il y
avait eu un autre voyage en 1981, quand, encore persona non grata dans son propre pays,
elle avait réussi à obtenir un permis d’entrer pour rendre visite à son père, gravement
malade. On voit des plans de ce voyage dans Calle Santa Fe, traces d’un parcours et d’une
histoire personnels. Les deux films, Calle Santa Fe et La Flaca Alejandra, démarrent sur
des plans de la rue Santa Fe et de la maison qui avait servi de refuge au couple.
Carmen Castillo s’interroge : « Est-ce que je portais ce film depuis toujours ? Oui,
d’une certaine manière, mais évidemment, ce n’était pas le moment, je n’étais pas prête8. »
Le besoin de raconter son histoire et, du même coup, un fragment de celle de son pays, l’a
conduite à faire ce film, un film qui part de son vécu personnel pour évoquer une période
cruciale de l’histoire du Chili. Elle ne nie pas sa subjectivité : « La question de la
subjectivité était une évidence pour moi, je ne peux raconter cette histoire qu’à partir de
moi9 », avoue-t-elle par exemple. Ce besoin de revenir sur cette partie traumatisante de son
histoire personnelle, sur le siège de la maison, la mort de Miguel Enriquez et l’exil, se
manifeste dès 1994, dans l’une des premières phrases de La Flaca Alejandra : « Depuis la
fin de la dictature, je me retrouve toujours devant notre maison, la maison de Santa Fe. Je
n’ai jamais pu traverser la porte. »
Dans La Flaca Alejandra, Carmen Castillo se concentre sur le « mal », sur
l’histoire de la peur et de la trahison. Les interviews et les témoignages de Marcia Merino
permettent de dévoiler le mécanisme de terreur et de contrôle total imposé par la dictature.
L’histoire de la femme qui a trahi ses camarades, mais aussi les principes de son
engagement politique, et qui s’est transformée en « machine à tuer » comme l’ appelle la
cinéaste dans son film, devient dans La Flaca l’histoire de toute une société. C’est
l’affliction et le désenchantement qui règnent, loin des souvenirs de victoire, de
l’impression de tension et de joie de vivre que nous rencontrons dans Calle Santa Fe. Les
plans montrent Santiago comme une ville hantée par la mort et la perte, dans laquelle
Carmen Castillo erre sans jamais trouver d’issue à son deuil. Les souvenirs heureux d’une
autre époque sont absents quand l’amnésie collective l’emporte et que, contrairement à ce
qui se passe dans le film suivant, règne le sentiment de la défaite. Mais dans Calle Santa
Fe, Carmen Castillo montre que finalement, le souvenir reste vivant et ne laisse pas les
traces du passé se perdre dans le temps.
8
Entretien de Carmen Castillo avec Guy Girard et Sylvie Blum , suppléments du DVD Calle Santa Fe/La
Flaca Alejandra, Paris, INA (Institut National de l’ Audiovisuel), 2008.
9
Ibid.
4
Carmen Castillo indique que le « sous-titre » du film était la phrase de Victor
Serge: « De défaites en défaites, jusqu’à la victoire finale ». Et cela parce que le souvenir
et l’histoire des « vaincus », dit-elle, devaient être racontés, ne pas disparaître avec le
temps. Les visages des disparus, les listes de noms, les tombes anonymes continuaient à
rappeler ce moment tragique de l’histoire, malgré tous les efforts déployés pour effacer le
passé. La loi d’amnistie pour les militaires qui avaient participé aux crimes de la dictature
tenta d’imposer l’oubli : « La loi du Point final, c’est rendre l’oubli obligatoire », dit la
réalisatrice10.
Le film est axé sur plusieurs thèmes : l’histoire du Chili, de la phase victorieuse et
optimiste des trois ans de présidence de Salvador Allende jusqu’au coup d’État brutal,
l’engagement politique comparé à l’amour, la foi dans les idéaux, la lutte armée, la
clandestinité, l’exil, la quête et la préservation du souvenir, mais aussi la déception que
provoque la complicité silencieuse, l’amnésie d’un peuple face aux crimes de la dictature.
Et à la fin du film, la promesse de poursuite de la lutte en faveur d’une vie meilleure,
élément qui émerge des efforts de citoyens anonymes, de la nouvelle génération mais aussi
des anciens camarades de Carmen Castillo, qui résistent, cultivant et maintenant en vie le
sens du collectif. Transposant ces thèmes en images, Carmen Castillo remonte dans le
passé de son pays, du gouvernement de l’Unité populaire à nos jours, en passant par les
premiers jours tragiques du coup d’État, le règne de la terreur, la prison et les tortures, la
résistance dans le pays et à l’étranger, le retour à la démocratie en 1990 et la politisation et
les réactions actuelles de la jeune génération.
Les interviews, les témoignages d’anciens camarades et combattants devant la
caméra, les vieilles photos, les proclamations et revues clandestines du MIR, les archives
cinématographiques et télévisées, les prises de vue du premier retour de Carmen Castillo
au Chili pendant la dictature nous mènent à la rencontre de l’histoire du pays, directement
liée à l’histoire personnelle de la réalisatrice.
Le film Calle Santa Fe arrive à un moment où les efforts entrepris pour préserver et
transmettre le souvenir du passé historique et politique récent du Chili sont
particulièrement intenses, après des années de silence. Depuis le début des années 2000, on
assiste dans le cinéma chilien11 et argentin12, deux pays qui ont subi au cours des
années soixante-dix des coups d’État parmi les plus durs et les plus sanglants d’Amérique
10
Ibid.
C’est ainsi que le Chili voit sortir au début des années 2000 des films documentaires comme Le Cas
Pinochet (2001) et Salvador Allende (2004) de Patricio Guzmán et, plus récemment, toujours sous forme de
documentaires, Héros fragiles (2006) d’Emilio Pacull ou Nostalgie de la lumière (2010), le dernier
documentaire de Guzmán, mais aussi, parallèlement, les films de fiction comme Machuca (2004) d’Andrés
Wood et Post Mortem (2010) de Pablo Larrain.
12
En Argentine, un assez grand nombre de films sont présentés concernant la période de la dictature de
Videla. Citons quelques exemples de films tournés par des femmes qui, en se référant à leur propre passé,
entreprennent toutefois, à l’instar de Carmen Castillo, de remonter dans le passé de leur pays : les films
documentaires très particuliers comme Encontrando a Victor (2005) de Natalia Bruschtein et Los Rubios
(2003) d’Albertina Carri, dont les parents disparurent pendant la dictature, et le film documentaire
expérimental Burnt Oranges (2010) de Silvia Malagrino, essai personnel sur la perte et l’exil.
11
5
latine, à une tendance à revenir sur les événements de cette période : la résistance contre
les régimes dictatoriaux, la mobilisation des jeunes au sein de groupements de gauche, la
vie dans la clandestinité, le terrorisme d’État, les enlèvements, les assassinats et les
disparitions de citoyens. Le retour cinématographique sur cette période historique coïncide
avec les poursuites judiciaires engagées contre les responsables par des parents des
victimes grâce à l’initiative du juge espagnol Baltasar Garzón, et avec des gestes accomplis
pour la première fois, comme par exemple l’érection de monuments dédiés à la mémoire
des disparus, la conversion de l’École de mécanique de la marine (ESMA), centre de
détention clandestin, en musée du souvenir. L’arrestation de Pinochet eut pour point de
départ Joan Garces13, avocat et pionnier des droits de l’homme, qui lia son cas avec
l’affaire des assassinats et disparitions de citoyens espagnols pendant la dictature militaire
en Argentine dont avait été chargé le juge espagnol Balthazar Garzón. À l’automne 1998,
Balthazar Garzón émit le mandat d’arrêt contre Pinochet et écrivit « les 720 mots qui
allaient changer le cours de l’histoire14. »
Soucieux de concrétiser les accusations contre l’ancien dictateur, il inventoria au
moins 79 crimes. La liste comprenait le nom d’Edgardo Enriquez15. Pinochet se trouvait à
Londres depuis le mois de septembre. Amnesty International avait repéré sa présence et
des manifestations de protestation avaient été organisées contre lui. Le 16 octobre, la
police britannique le découvrit dans la clinique où il était soigné et procéda à son
arrestation16.
Le film Calle Santa Fe traduit, à travers une histoire personnelle qui devient en
même temps collective, la sensation du souvenir, la connaissance du passé, le besoin
d’identité et celui d’une place pour la vie qui, alors qu’elle semblait perdue, parvient à
atteindre aujourd’hui les écrans, et cela grâce à la volonté et à l’obstination de certains
individus qui, malgré les difficultés et les persécutions, ont décidé de conserver leur foi,
leur dignité et un comportement de vainqueur, comme le dit une ancienne détenue engagée
dans le MIR lors d’une interview dans le film. Si, au cours des années 1970, le cinéma
engagé participa à la lutte pour un monde meilleur, apportant son appui à la résistance et à
la réaction contre l’inégalité sociale et l’injustice et faisant de la caméra une arme, le film
Calle Santa Fe semble se mobiliser en faveur d’un combat contre l’amnésie et le déni du
passé et de l’histoire. Il atteint ce que Paul Ricœur appelle la « triple attribution de la
mémoire : à soi, aux proches, aux autres17. »
13
Joan Garces, un Espagnol, était venu au Chili afin de connaître de plus près la vie politique du pays, sujet
de la thèse qu’il faisait à la Sorbonne. Il devint conseiller du président Allende, qui le convainquit de quitter
le palais présidentiel le jour où il fut assiégé, en lui disant : « Il faut que quelqu’un raconte ce qui s’est passé
ici, et tu es le seul à pouvoir le faire » (cf. John Dinges, Les années Condor…, op. cit., p 35). Après la chute
du gouvernement Allende, il rentra en Espagne et publia l’un des premiers livres-témoignages sur les trois
ans de gouvernement de l’Unité Populaire (cf. John Dinges, Ibid., p. 35-36).
14
Ibid., p. 46-47.
15
Edgardo Enriquez a disparu le 10 avril 1976 à Buenos Aires. Il a été transféré à Chili où il a été assasiné.
16
John Dinges, Les années Condor…, op. cit. p. 45-48.
17
Paul Ricœur, La mémoire, l’ histoire, l’ oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 163.
6
La quête du souvenir et la tentative de le reconstituer à travers l’image sont des
constantes du film. Ce dernier réussit à nous transmettre les souvenirs de Carmen Castillo
concernant son compagnon Miguel Enriquez, la période durant laquelle ils vécurent
ensemble, leur engagement politique commun. Mais pas seulement les souvenirs de mort et
de perte : Miguel Enriquez revient dans le film dans des souvenirs gais. Les images,
différentes les unes des autres, au point de faire penser aux associations d’idées
inexpliquées de la mémoire, rappellent qu’il fut un homme qui aimait la vie, qui s’engagea
pour un monde meilleur et qui vécut intensément chaque instant, en narguant peut-être la
dangerosité des temps.
Entre les vieilles photos et les images d’archives, se glisse souvent l’image de la
rue Santa Fe telle qu’elle est aujourd’hui, leitmotiv qui nous rappelle que Miguel Enriquez
et ses camarades morts ou disparus vécurent, aimèrent, rêvèrent. Loin de l’image du héros,
du symbole, Carmen Castillo parle de son compagnon dans son film, comme « d’un
homme qui dévorait les livres, parlait vite, dormait peu. » L’image de la rue Santa Fe
rappelle le mot d’Arlette Farge : « le sens de l’histoire passe par la mise en scène18. » Les
plans nous montrent la rue, dans la lumière du jour, parfois aussi la nuit ; la caméra nous
transmet les petits détails, les sons et les bruits. Le cours du quotidien tel qu’il est
interrompu par le souvenir que traduisent les images : le bord du trottoir où Carmen
Castillo, blessée, est restée inconsciente jusqu’à l’arrivée de l’ambulance, la cour intérieure
où Miguel Enriquez est mort, la porte en fer trouée de balles. L’image n’est plus la même
une fois que les événements sont connus et que la caméra insiste à localiser et montrer
l’endroit où ils se sont produits. À un autre moment du film, nous voyons la réalisatrice en
compagnie d’anciennes détenues à l’endroit où se trouvait la Villa Grimaldi, centre de
torture sous la dictature, détruit en 1990. Les traces du passé sont effacées pour qu’il n’y
ait pas de coupables et que le temps fasse disparaître les événements, mais la mémoire
s’obstine. « Je pense que les lieux sont importants, nous devons récupérer tous les lieux »,
dit l’une de ces femmes. Et c’est ce que tente de faire Carmen Castillo à travers son film :
reconstituer les faits, rappeler que la maison de la rue Santa Fe a une autre histoire, une
histoire qui doit être racontée.
On observera qu’au début et à la fin du film, certains plans identiques sont repris.
Des images de la chambre vide de la rue Santa Fe : la lumière du soleil traversant l’espace,
des jouets d’enfant abandonnés par terre, le vent agitant les rideaux – autant de fragments
de la mémoire. L’éclairage et la couleur des images donnent l’impression qu’elles ont été
prises avec une vieille caméra Super 8 et qu’il s’agit véritablement de vieilles images. Peu
importe toutefois que les plans aient été tournés en 1974 ou en 2007, que la chambre soit
bien celle de la maison de la rue Santa Fe. Ce qui compte, c’est qu’en les tournant, Carmen
Castillo tente de reconstituer ses propres souvenirs. À voir les images de la chambre vide,
qui a l’air pourtant si habitée, nous avons la sensation du souvenir. Du souvenir demeuré
18
Arlette Farge, « Le cinéma est la langue maternelle du XXe siècle », Cahiers du Cinéma, no spécial « Le
siècle du cinéma », novembre 2000, p. 41.
7
vivant et qui fait qu’à travers une histoire personnelle, nous nous intéressons à l’histoire
d’un pays. Antoine de Baecque écrit, à propos des considérations de Siegfried Kracauer sur
la relation entre cinéma et histoire, que « le cinéma est comme l’histoire, l’histoire comme
un film : le cinéma est une allégorie de l’histoire19 », et que, « comme l’histoire, [le
cinéma] est capable de donner forme au monde20. » Paraphrasant cette dernière remarque,
nous pourrions dire que ces plans du film Calle Santa Fe donnent forme au souvenir, afin
qu’il puisse être reconstitué sur l’écran.
Cependant, nous rencontrons aussi le souvenir à travers l’utilisation de plans et de
matériel vidéo des années quatre-vingt qui décrivent « la résistance ouverte », la réaction
contre Pinochet, la violence de la police, mais aussi l’obstination des citoyens résolus à
protester contre la dictature lors de manifestations, de marches et d’actions telles que la
distribution de nourriture dans les quartiers pauvres de Santiago. Ces images véritablement
précieuses sont le résultat du travail du Chilien Pablo Salas, auteur de documentaires qui
ne cessa jamais d’enregistrer l’opposition au gouvernement de Pinochet, souvent dans des
conditions difficiles et dangereuses. Pablo Salas diffusait les images à l’étranger à travers
des réseaux clandestins, dénonçant la violence et la répression, renforçant la résistance. Ce
matériel constitue un témoignage audiovisuel sur cette période qui transmet jusqu’à nos
jours les actions d’une partie du peuple chilien que l’information officielle étouffa
systématiquement durant la dictature, mais aussi après sa chute.
Autre thème important du film : celui de l’exil auquel furent contraints la
réalisatrice et certains de ses compatriotes. Peut-être apparaît-il dans le film plus pénible,
plus difficile encore que la clandestinité. Pour Fernando Solanas, « l’exil, c’est l’absence,
la perte. On est contraint de vivre une autre réalité, un autre temps, une autre vie. On existe
en convoquant les absents21… »
Cette perte, la solitude, l’errance, sont transposées à l’écran par des images
nocturnes du paysage parisien. Plans généraux d’une ville qui, malgré sa beauté, semble
inhospitalière et inspire un sentiment de solitude. Mais ensuite, aux plans de l’exil
succèdent des plans de Santiago, lieu aimé qui, pour Carmen Castillo, se mue après son
premier retour en espace hostile, saturé de souvenirs traumatisants et d’ombres de
complices silencieux de la dictature. Le témoignage personnel de Carmen Castillo sur
l’exil est suivi d’autres, concernant les questions qui déterminèrent son existence, mais
aussi celle de nombre de ses camarades après 1973. Témoignages sur le passé, les choix du
MIR et de ses camarades, la décision des exilés politiques de rentrer au Chili pendant la
dictature, « l’opération retour » destinée à permettre la réorganisation de la résistance dans
le pays ; sur le traumatisme de ces enfants, restés seuls en France et qui témoignent à leur
tour dans le film, exprimant leurs opinions et leurs désaccords sur les choix et les décisions
de leurs parents.
19
Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Paris, Éditions Gallimard, 2008, p. 39.
Ibid.
21
René Prédal, « Tangos, l’ exil de Gardel, "une tanguédie" », Cinémaction no 101 « Fernardo Solanas ou la
rage de transformer le monde », 4e trimestre 2001, p. 167.
20
8
Il faudra que s’intercalent le retour en arrière, le retour dans la maison de la rue
Santa Fe, la reconstitution minutieuse des faits survenus là le 5 octobre 1974, pour que
Santiago cesse d’être une ville habitée d’ombres, ne suscitant que des sentiments
d’amertume, de tristesse, mais aussi de culpabilité. Une culpabilité qui, comme le dit ellemême la réalisatrice, continue de la hanter parce qu’elle a su rester vivante quand ses
camarades, fidèles à leur engagement politique et à l’idée de sacrifice, sont « tombés » au
combat, sûrs que la victoire était proche. D’abord idéalisé, le Chili passera au stade de la
démythification et reviendra aux dimensions réelles de la patrie, du lieu d’origine. Et cela à
travers les témoignages d’hommes et de femmes qui insistent à transmettre, affirment-ils,
l’héritage du MIR, à œuvrer dans les quartiers pauvres de la ville en diffusant les principes
de la collectivité, de la solidarité, de l’effort commun. Apparaissent les témoignages de
gens qui insistent à transmettre, disent-ils, l’héritage du MIR, à œuvrer dans les quartiers
pauvres de la ville, diffusant les principes de collectivité, de solidarité, d’efforts communs.
« La politique nous a apporté la dignité », affirme un ancien membre du MIR, évoquant
l’engagement politique dans les premières années de l’organisation, les années 1960. Ce
principe semble finalement continuer à exister : dans les « maisons de quartier », les
soupes populaires, les actions collectives organisées par des gens qui tentent de transmettre
les idées de justice, de démocratie et d’égalité aux jeunes générations. « Un autre Chili
existe, celui des exclus et des pauvres », déclare une ancienne camarade de Carmen
Castillo, avant de poursuivre : « Les idées miristes existent, ils ne nous ont pas vaincus. »
Le film évolue en une sorte de journal intime cinématographique quand la
réalisatrice revient à ses propres pensées, à ses propres sentiments, après les récits et les
souvenirs de ses compatriotes devant la caméra. Mais il ne se contente pas de rester dans le
moule d’un documentaire télévisé, il ne se borne pas à enregistrer des interviews et à
projeter un matériel d’archives. Il ne s’agit pas ici d’un film qui suit une narration linéaire
donnée ; au contraire, les séquences rappellent les associations arbitraires de la mémoire, et
l’histoire du MIR revient à travers le monologue intérieur de la réalisatrice et les
témoignages de ses anciens camarades. Les plans se caractérisent par la « subjectivité »
évoquée plus haut ; les visages, les lieux mêmes, transmettent le sentiment, à travers la
façon dont ils sont filmés, la sensation de ces années victorieuses, grâce à une utilisation
particulièrement originale de la caméra, qui n’obéit pas à des règles complaisantes vis-àvis du spectateur. Mais ce sentiment ne naît pas de motifs faciles : « Souvenirs partagés,
retrouvailles trempées de larmes, évocation émue des regrets, remords, espoirs non
éteints22. »
Le son, l’utilisation de la voix, créent un rythme particulier qui charge les images et
leur confère un autre poids. C’est la voix posée de la réalisatrice qui domine, s’en tenant
aux souvenirs et aux faits, commentant, s’interrogeant, exhalant à travers son timbre
rauque et profond la sensation d’un bilan mélancolique. Monologue intérieur qui jamais,
pendant toute la durée du film, ne devient dramatique ou lyrique. Les faits que relate la
22
Élisabeth Lequeret, « La voix et les cendres », Cahiers du cinéma, no 629, décembre 2007, p. 25.
9
voix de Carmen Castillo, transférant le fardeau et les retombées de l’histoire sur l’existence
humaine, n’ont pas besoin de commentaire supplémentaire.
C’est à nouveau le son, à travers un autre récit, celui d’une voix masculine cette
fois, qui illustre le sentiment qui régnait à Santiago au lendemain du coup d’État. La
description se limite à la partie sonore : les coups de feu, les couvercles des poubelles
renversées par les chiens errants, le son de la peur que traduisait l’absence de tout bruit
humain.
Quels souvenirs, toutefois, parviennent à vaincre la mort, la perte, la défaite ?
Comment la désillusion à voir le rêve s’effondrer, celui d’un monde meilleur et plus juste,
laisse-t-elle la place dans le film à un sentiment de continuité ?
La dernière partie du film montre la jeune génération qui continue à croire dans les
principes du MIR, à réagir contre l’injustice sociale, à participer à des démonstrations et
manifestations, à honorer les morts. À insister sur le besoin urgent d’une action dans le
présent qui n’ignore pas le passé. Carmen Castillo souhaite transformer la maison de la rue
Santa Fe en un lieu de mémoire dédié à Miguel Enriquez, mais sa tentative ne trouve pas
de répondant auprès des jeunes. Cependant, une émouvante cérémonie du souvenir y est
organisée par ses anciens camarades. Et le retour de Carmen Castillo au Chili et dans la
maison de la rue Santa Fe, le récit des événements, la recomposition de l’image de Miguel
Enriquez à travers ses propres souvenirs, ceux des hommes et des femmes qui vécurent et
luttèrent avec lui, mais aussi l’admiration des jeunes qui l’ont connu à travers les récits,
tout cela semble chasser le sentiment de défaite et de mort.
Dans le film, l’amour, la solidarité, les liens puissants de l’amour familial, la
camaraderie deviennent des foyers d’optimisme, l’occasion d’images et de confessions
humaines et sincères devant l’objectif. À la fin du film, des plans montrant Carmen
Castillo et ses anciens camarades lors d’une manifestation du souvenir contre la dictature
précèdent des plans montrant des jeunes gens également en train de manifester, laissant le
sentiment que le temps leur a donné raison. C’est ainsi qu’après le retour sur le passé
personnel et collectif d’une femme et d’un pays, sur des événements cruels et
traumatisants, le film Calle Santa Fe insiste sur la force de l’être humain. Je terminerai en
citant une phrase de Laura Bonaparte, cheffe de file des mères de la place de Mai en
Argentine, qui traduit le même sentiment d’amour et de foi en la vie : « Et même si je ne
cesserai jamais d’être une victime du génocide qu’a subi mon pays, si mon deuil s’éteint
avec moi, ils ne seront pourtant pas arrivés à m’enfermer dans cet espace où la mort côtoie
la défaite23. »
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Claude Mary, Une voix argentine contre l’ oubli-Laura Bonaparte, Paris, Plon, 1999, p. 192.
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BIBLIOGRAPHIE
- Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Paris, Éditions Gallimard, 2008.
-John Dinges, Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le
terrorisme sur trois continents, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
-Arlette Farge, « Le cinéma est la langue maternelle du XXe siècle », Cahiers du Cinéma,
no spécial Le siècle du cinéma, novembre 2000, p. 40-43.
-Jean-Michel Frodon, « Le point aveugle », Cahiers du Cinéma, , no 629, décembre 2007,
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-Claude Mary, Une voix argentine contre l’ oubli-Laura Bonaparte, Paris, Plon, 1999.
-René Prédal, « Tangos, l’ exil de Gardel, une "tanguédie" », Cinémaction, no 101
Fernardo Solanas ou la rage de transformer le monde, 4e trimestre 2001, p. 165-170.
-Élisabeth Lequeret, « La voix et les cendres », Cahiers du Cinéma, no 629,
décembre 2007, p. 26.
-Paul Ricœur, La mémoire, l’ histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000.
Document audiovisuel :
- Entretien de Carmen Castillo avec Guy Girard et Sylvie Blum, Compléments du DVD
Calle Santa Fe/La Flaca Alejandra, INA (Institut National de l’ Audiovisuel), Paris 2008.
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