(96397 – LES BONS PERES BAT G

Transcription

(96397 – LES BONS PERES BAT G
Prologue
L’enterrement de Serge de Castelnou fut très réussi,
c’était un bon dosage d’affliction familiale et de concession à la comédie sociale. Beaucoup de monde, village
encombré de voitures, dont pas mal de 75. J’avais fait le
voyage avec Michel Favreau, notre camarade commun.
Il gara sa grosse Peugeot sur un trottoir, habitué à ce
que le macaron de l’Assemblée nationale produise
de l’effet. Nous étions en retard, nous pénétrâmes dans
une église pleine. Michel monta d’autorité vers le chœur
et fit pousser des gens pour s’asseoir. Le plus âgé des
petits-enfants Castelnou était en train de parler de son
grand-père, intelligemment, avec de l’affection, du respect et un zeste d’ironie à l’égard du grand homme. Je
reconnus facilement le prêtre officiant : Benoît, bien
sûr, celui que nous étions nombreux à avoir mis à
contribution pour de moins tristes cérémonies. « La
messe sera célébrée par le R.P. Benoît Moulin, ami du
marié » : cela faisait toujours bien sur les faire-part ; de
plus, Benoît savait oublier que nous étions en délicatesse avec notre sainte mère l’Église. Les relations servent toujours.
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LES BONS PÈRES
Condamné par un cancer, révolté par la souffrance
physique, Serge n’avait pas voulu d’extrême-onction.
Benoît eut l’honnêteté de le dire au début de son homélie, ce qui suffit pour que l’assistance dresse l’oreille.
Mais, assura-t-il, sa dernière conversation avec le mourant lui donnait à penser que celui-ci n’était pas opposé
à une messe, « par croyance en la transcendance ».
Quelques extraits du Requiem de Fauré, judicieusement
choisis par mon pauvre ami, confortaient ses dires.
Corinne, la veuve, avait toujours été attirante. Elle le
restait dans l’épreuve, si digne, si adroite dans sa façon
d’inviter les gens démonstratifs à la retenue. Je l’étreignis sans un mot au bord de la tombe. Elle me glissa
qu’elle attendait les intimes à la maison quand tout cela
serait fini.
Un localier déclencha un flash lorsque ce fut le tour
de notre camarade Meyssange de la réconforter. Meyssange dut être content. Nous sortîmes du cimetière
ensemble. Tandis que nous traversions le village, je
retrouvai chez lui cette façon agaçante qu’il avait de
toujours chercher à s’assurer qu’on le reconnaissait
dans la rue. Nous le supportions quand même, Serge
et moi, surtout Serge depuis qu’ils voisinaient ici en
été. Serge avait carrément racheté le presbytère grâce
à ses succès de bédéiste ; avec ses cachets d’acteur de
téléfilms, Meyssange n’avait pu s’offrir qu’une ancienne
ferme, qu’il appelait son « mas » pour faire plus provençal.
Les jésuites, je le savais, avaient voulu renouer avec
Serge, l’ex-enfant terrible, en vertu de l’effet en quelque
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PROLOGUE
sorte amnistiant de la notoriété. L’association des
anciens l’avait tanné pour qu’il illustre son bulletin. Elle
était présidée par une femme, une fille admise bien
après nous, dans un collège Saint-Joseph devenu mixte
– autant dire une usurpatrice, dentiste en plus ! Serge
l’avait envoyé promener. Il ne se reconnaissait pas dans
ces anciens-là. À sa façon, c’était un intégriste.
Un sexagénaire portant rosette de la Légion d’honneur sur le revers d’une veste de tweed m’aborda comme
une vieille connaissance. Schill ! Schill, cinquante ans
après ! Schill retraité à Bergerac… Schill, le mauvais
élément, avait fini général ! Voilà qui m’amusa, alors
même que, selon un phénomène classique après les
enterrements, décompresser, refuser d’extérioriser, pouvait passer pour le « meilleur hommage » des vivants au
disparu.
– Heureux de te revoir, Olivier, malgré les tristes circonstances, me dit Schill. Je t’ai souvent suivi dans tes
reportages.
Il avait fini avec deux étoiles, j’avais gagné ma vie
dans la presse ; par rapport à d’autres camarades, nous
nous en sortions plutôt bien et cela créait une vague
connivence. Nous fîmes comme si nous avions toujours
sympathisé et nous nous autorisâmes du passé pour
pénétrer ensemble dans le bureau de Serge. La planche
de BD à laquelle il travaillait encore une semaine avant
sa mort s’étalait sur une table : elle représentait des
Américains avec une girl dans un bar de Pigalle. Toujours le même scénario nerveux servi par un graphisme
hyperréaliste ! Schill ne pouvait pas reconnaître la girl ;
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LES BONS PÈRES
moi si. C’était cette Lulu avec laquelle Serge m’avait
connu quand j’allais sur mes dix-huit ans et qui restait
son archétype de la « fille du peuple ».
Schill me demanda si je regardais Le Pensionnat de
Sarlat à la télé. Je lui répondis – c’était la vérité – que
j’en ignorais jusqu’à l’existence. Le « pensionnat de
Sarlat », était-ce celui de notre jeunesse ? Aurais-je
froissé Meyssange en ignorant qu’il avait enfin trouvé
un rôle sur mesure ? Oui et non, me dit Schill ; il s’agissait du collège, mais récupéré par M6 pour une émission de télé-réalité, sans notre ami.
*
« Saint-Jo », ses clans, ses amitiés, ses inimitiés, ses
secrets, ses « affaires » étouffées – était-ce possible ? Par
curiosité, je décidai de me brancher sur Le Pensionnat
de Sarlat dès mon retour à Paris. La semaine avait commencé bizarrement avec l’enterrement de Serge ; elle
pouvait finir non moins bizarrement avec ce genre de
soirée.
Auparavant, je m’informai sur Internet. Un site
« interactif » spécialement « dédié » à l’émission présentait son « concept » : replacer douze garçons et douze
filles « dans les conditions qui étaient celles des élèves
du collège en 1965, pour la préparation du brevet
d’études du premier cycle (BEPC), avec les mêmes programmes, les mêmes professeurs et la même discipline ». Moi, à priori, j’aurais plutôt pensé au bac, mais
je compris qu’il ne fallait pas mettre la barre trop haut
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PROLOGUE
en voyant le genre des trois personnages déjà plébiscités par le public après les deux premiers épisodes :
« M. Navaron », une caricature de Topaze ; « Robin »,
ado à boucle d’oreille ; son flirt « Purdey », un croisement de loubarde et de fille formatée par les séries
américaines.
Saint-Joseph était présenté comme un collège naguère
de « renommée nationale ». Selon M6, le député écolo
Noël Mamère figurait parmi ses anciens élèves les plus
célèbres, et aussi Christine Deviers-Joncour, la maîtresse du ministre Roland Dumas, puisque l’établissement « avait ouvert ses portes aux filles » en 1965,
l’année de l’« action ». Pas un mot sur les jésuites qui
l’avaient tenu pendant plus d’un siècle ; on apprenait
seulement qu’il faisait présentement partie de l’« enseignement catholique diocésain », avec un « prêtre accompagnateur ». Les blogs inspirés par l’émission suintaient
la suffisance ignare et la sottise bavarde, sauf un : il
révélait qu’une direction simoniaque, en proie à des difficultés financières, avait loué ses murs à la télé, au
tarif de 200 000 euros pour le mois de juillet.
J’allumai mon poste en me disant qu’il fallait rester
calme, que rien n’est plus banal que le procès que
chaque génération fait à celle qui la suit. Ce que je vis
était surtout bêta, du patronage laïc sans rapport aucun
avec ce que j’avais vécu là-bas. Tout m’était étranger
dans les problèmes de ces jeunes gens et de leurs
supposés professeurs. Pourquoi n’éteignis-je pas ? Parce
que, fugitivement, je revoyais les lieux : les couloirs
inchangés, l’entrée de la chapelle, toujours là mais
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LES BONS PÈRES
sans fonction dans l’émission, uniquement parce que
la caméra ne pouvait pas la rayer du paysage. C’était
inattendu : moi, le rebelle au bord du renvoi, moi, le
sans-foi, j’avais l’impression d’assister à une profanation. Je faillis me rebrancher sur Internet pour protester. Mais il eût fallu plus que quelques mots impulsifs
pour dire quel concentré de passions et d’émotions
avaient contenu ces murs.

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