Partir vers ce qui arrive

Transcription

Partir vers ce qui arrive
Partir vers ce qui arrive
1. Au coin du feu
J’ai rêvé que cette rencontre, nous la vivions dans le living de
la « petite maison », assis au coin du feu, parce que dans
moins d’une heure il fera nuit, et qu’il fait froid. Parce
qu’après un joli printemps, un bel été et un automne
magnifique, les feuilles sont tombées et que l’hiver s’installe.
Ne faisons pas semblant de ne pas comprendre : l’alternance
des saisons, ça nous rejoint dans ce que nous avons de plus
humain. Dans la prière universelle de dimanche dernier, Fr.
Dieudonné faisait remarquer que la saison
« commence à
agresser discrètement nos corps et nos âmes, en leur
incontournable fragilité ». Et que « l’entrée de l’hiver, c’est la
dure saison pour les personnes du grand âge, pour les
malades, les hospitalisés, les prisonniers, les sans-abri, les
sans-patrie, les sans-amitié et aussi les sans-chaleur du
cœur »…
L’hiver qui s’installe gagne nos histoires personnelles, nos
lieux de vie et nos communautés humaines.
Oui, nous aurions été bien au coin du feu, non pas pour
écouter une « conférence » - parce ce n’est peut-être pas de
cela dont nous avons besoin – mais pour une « causerie » ou
une « méditation » entre amis, entre frères, toute simple.
Il paraît, disent les chronobiologistes, que nous sommes parmi les mammifères - plus proches de l’ours que de la
marmotte. La marmotte hiberne, tandis que l’ours hiverne… Il
y a une nuance : l’ours ralentit son fonctionnement en hiver,
1
mais ne plonge pas totalement dans la léthargie. Il conserve
toujours une « petite activité ».
Alors installons-nous au coin du feu, si vous le voulez bien. Et
conservons pendant cette heure une «
petite activité »
spirituelle. Je vous propose de la passer en compagnie de Saint
Benoit et de Madeleine Delbrêl.
Il s’agit de nous asseoir ensemble, avec eux, mais pour « partir
vers ce qui arrive ». Tranquillement et joyeusement.
Les chronobiologistes disent que la lumière peut nous aider à
bien passer l’hiver. Des chercheurs ont montré que la
luminosité est capable d’activer les cellules de notre cerveau
qui ont tendance à se mettre en veille durant l’hiver et de les
rendre plus apprenantes, d’enraciner la connaissance et de
modifier sensiblement notre humeur.
L’Eglise a compris ça depuis longtemps
: elle sait bien
l’alternance des saisons. « Elle a couvert le temps,
écrit
Madeleine Delbrêl, d’une robe faite avec la Parole de Dieu » :
c’est l’alternance des saisons liturgiques. Et il se pourrait bien
que l’Avent soit quelque chose comme une luminothérapie,
une approche théologale de l’existence qui peut mettre à profit
les effets de la « Lumière qui vient dans le monde » sur notre
organisme pour recaler nos horloges intérieures.
Quels résultats peut-on attendre de ce temps de
l’Avent ? Madeleine aimait dire que l’Avent peut raviver
« l’impression d’un temps de jeunesse ». Elle aimait dire que
« notre jeunesse humaine nous mène à la mort », mais que la
grâce de l’Avent « nous prend dans un état de mort et nous
fait grandir vers la vie ». Elle aimait dire que le temps de
l’Avent est celui d’un rajeunissement. Mais qu’il faut que l’on
fasse cependant « attention à ce que notre âge humain ne
2
déteigne pas sur notre âge de grâce »… Il ne faut pas, disaitelle « faire figure de vieux ! »
Le souci qui peut accompagner ce temps liturgique, c’est ce
sentiment qui nous habite souvent d’un éternel
recommencement, l’impression d’être déjà passé par là et que
le tour est fait, que la musique, on la connaît et qu’il n’y a plus
grand chose à attendre. Le risque est là. Bien réel. L’habitude
peut nous jouer de vilains tours quand nous pensions que notre
foi avait une santé de fer. La rouille qui nous menace toujours
a les couleurs de l’automne : elle aurait un charme fou si elle
ne s’attaquait qu’aux grilles…
Comment allons-nous vivre ce temps qui s’ouvre ?
En continuant de faire ce qu’on fait depuis longtemps ? Venir
ici le dimanche, comme d’habitude et nous, quatre fois par
jour, nous retrouver pour la prière commune. Allons-nous
ronronner ?…
Allons-nous nous laisser une fois de plus anesthésier ? Nous
avons la « chance » d’être dans une société anesthésiante
:
dans les villes, les grandes roues tournent, les vitrines sont
plus lumineuses qu’à l’accoutumée, même si c’est «
la
crise »… Ici, nous sommes un petit peu à l’abri de cela…
Quoi que…
Allons-nous aménager un peu nos vies, faire des petits pas de
côté pour la liturgie, pour décorer nos maisons, accueilli nos
amis et prendre des airs plus solidaires : un pas en avant, un
pas en arrière…
Quatrième hypothèse : choisir d’entrer ensemble dans un
temps nouveau … Choisir de nous remettre en marche … et
puis « partir vers ce qui arrive…
Partir vers ce qui arrive.
3
Partir, oui. A condition de partir ensemble.
Pas chacun de son côté : l’Eglise, ça n’est jamais « chacun de
son côté ».
Partir, mais vers ce qui arrive : ne pas faire marche arrière, ne
pas reculer, ne pas nous retourner et si possible, sans trop
traîner les pieds…
Mais avant de « partir » et de « partir ensemble », il faut
d’abord « être là ». C’est bête à dire, mais il semble que bien
souvent nous ne sommes pas vraiment là. Mon Dieu, si vous
êtes partout, comment se fait il que je sois si souvent ailleurs ?
Pour commencer ensemble le temps de l’Avent, nous pouvons
laisser Benoit nous dire – de la part du Seigneur : « revenez,
retournez, écoutez… ».
2. Revenir
S’il s’agit de revenir, c’est donc que nous étions «
partis » !
Pris par le train-train de l’existence - avouons-le humblement nous avions, sans faire de bruit, quitté nos maisons, la vie
commune, le monastère, nos engagements. Pris par on ne sait
quelles vanités, nous nous étions éloignés, nous avions pris
des distances, le large ; nous nous étions lâchés, nous avions
pris notre indépendance, comme on dit…
Par lassitude ou par paresse, nous avions pris des distances de
ce qui fait le cœur de notre vie de disciples : nous nous étions
libérés, émancipés, déliés, dégagés, dépêtrés, débarrassés…
Enfin, c’est ce que nous pensions !
« Levons nous donc enfin ! dit Benoit, pas une fois mais jour
après jour », et peut-être plus encore en ce premier jour de
l’Avent. « La Parole nous y incite. L’heure est venue de sortir
de notre sommeil ! Ouvrons les yeux à la lumière divine ! » .
4
Tiens donc, Benoit, au V° siècle, parlait déjà, à sa façon, de
luminothérapie !
Il s’agit de « retourner ». Nous avions perdu le fil de la
conversation avec le Seigneur, par « désobéissance », par nonécoute… C’est l’heure de revenir…
Nos aveuglements nous avaient fait quitter son image de père
qu’il nous invite à être les uns pour les autres, et nous étions
devenus des fouettards. Ayant quitté des yeux le regard de
Jésus, nous l’avions quitté aussi un peu du cœur.
A force d’habitudes, nous nous étions réfugiés du côté de la
« religion » et non plus de la foi, des choses à faire, des
charges et des offices à accomplir, sans grande passion, sans
grande présence… Peut-être nous étions nous mis à croire en
un Dieu qui ferait tourner nos vies, le monde, nos familles, le
monastère à notre place…
« Allez, revenez, dit le Seigneur… Revenez ! »
« Ayons les oreilles attentives à la voix du Seigneur qui nous
crie chaque jour cet avertissement : si vous entendez ma voix,
n’endurcissez pas votre cœur »…
Continuons : nous avions quitté les autres, les frères, les amis,
les conjoints, les parents, les enfants, les collègues, les
voisins… Au fil du temps, ils étaient devenus comme des
étrangers, des gens lointains, des concurrents ou des rivaux…
Nous avions quitté le réel de ce monde, tellement il nous fait
peur… Chacun s’était enfermé chez lui, dans sa maison, dans
sa coquille, dans ses petites habitudes, dans ses petits quant-àsoi… Nous avions refermé l’évangile, replié le journal,
allumé la radio ou la télé pour nous abrutir dans des images de
rien du tout, dans de l’inconsistant et dans des bavardages…
5
Pire que tout, nous nous étions quittés nous-mêmes : « à quoi
bon », « je ne vaux rien », « tout est joué », « je ne m’en
sortirai pas », « tout est fini pour moi »… Nous nous étions
réfugiés dans des mots qui conduisent aux portes de la mort :
nous avions même pris goût à être des demi-morts… « Allez,
revenez, dit le Seigneur… Revenez ! »
« Venez mes fils, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte
du Seigneur ». Pourrions nous traduire le mot crainte par
respect ou louange ? Parce qu’après tout, la juste et vraie
louange du Père, c’est avant tout d’être là, présent à soi et aux
autres, et de vivre à la fois comme des fils responsables et
comme des frères qui s’aiment.
Voilà peut-être une première étape à vivre pour entrer en Avent
: avant de partir ensemble, commencer par revenir au lieu-dit
du « grand oui » de notre vie, à ce désir le plus intime de notre
existence que nous appelons la vocation, qui est le lieu où le
Seigneur nous donne rendez-vous pour nous remettre en
marche. « Chez Saint Benoît, écrit le Père Frédéric, toute
l’organisation de la vie est considérée et vécue comme
un
retour, communautaire et personnel ».
Avant de nous remettre en route sur ce sentier d’une nouvelle
année, avant de partir pour accueillir « Celui qui vient nous
visiter », il faut nous rassembler, nous remobiliser, nous
reconvoquer.
Nous pouvons prendre quelques minutes pour nous demander
où nous étions partis, dans quelle galère, dans quelle colère,
dans quel refuge, dans quelle absence…
Et demander à Dieu la grâce d’être là, d’être présent «
à ce
mystère de notre vie qui, de toutes façons, sera un mystère
d’amour ». Et de ne pas lui faire « l’injure de trouver qu’il
6
nous a fait une vie médiocre. Il n’y a rien de médiocre pour
l’Amour ».
Premier pas pour ce temps de l’Avent : nous tenir à l’écoute du
« Seigneur qui cherche son ouvrier dans la foule du peuple et
qui crie : qui veut la vie ? » Si, à cette appel, nous lui
répondons : « moi » ou « nous, communion de Clerlande »,
alors il répliquera : si tu veux avoir la vie – la vie, la vraie, pas
un ersatz, pas une copie pâlotte – « cherche avec ardeur et
persévérance ».
« Quoi de plus doux, frères très chers, écrit Benoît, que cette
voix du Seigneur qui nous invite ? Voyez comme le Seigneur
lui-même, dans sa bonté, nous montre le chemin de la vie. »
3. Etre là…
Quel bonheur d’être là. 28 novembre 2015, au seuil d’un
temps nouveau. Au coin du feu.
Et si le feu n’est plus très fort, si nos vies ont donné toute la
flamme qu’elles pouvaient, restent les braises. Nous souvenir
que l’Eglise a commencé, « huit jour plus tard » autour d’un
feu de braises…
« L’amour de Jésus pour nous,
dit Madeleine Delbrêl, est
comme un grand feu et nous, nous sommes des brins de paille.
Si nous ne passons pas notre temps à les tremper dans l’eau, il
suffira de les laisser près du feu, et ils s’allumeront tout
seuls ».
Puisque nous revenus, puisque nous sommes là, c’est l’heure –
au foyer - de bercer en nous les promesses du temps de
l’Avent.
C’est l’heure d’entendre l e prophète Jérémie qui parle de ces
jours où « le Seigneur accomplira sa parole de bonheur ».
7
C’est l’heure d’entendre Jésus parler de sa venue et nous dire
qu’« il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles et
qu’on verra le Fils de l’Homme venir
». C’est l’heure
d’entendre Jésus lui même nous dire
: « redressez-vous et
relevez la tête, tenez-vous sur vos gardes, restez éveillés… »
Puisque nous sommes là, au coin du feu, par ce beau soir
d’avent, c’est le moment d’entendre Baruch nous
dire : « quitte ta robe de tristesse et de misère, et revêts la
parure de la gloire de Dieu pour toujours, enveloppe-toi dans
le manteau de la justice. Car Dieu a décidé que les montagnes
et les collines seraient abaissées, que les vallées seraient
comblées ».
Et si finalement, tout cela parlait de nous, de nos vies, de nos
familles, de nos communautés et de Clerlande … et pas
seulement du petit peuple d’Israël qui vivait il y a bien
longtemps. Car si Dieu n’est pas un Dieu contemporain, nous
n’avons aucune raison de le suivre ! Il mieux vaudrait que
chacun retourne à sa triste solitude et se couche dans ses
cendres.
Puisque nous sommes revenus, c’est l’heure d’entendre
ensemble St Paul dans sa belle lettre aux Philippiens leur dire
– nous dire - : « j’en suis persuadé, celui qui a commencé en
vous un si beau travail le continuera jusqu’à son achèvement
au jour où viendra le Christ Jésus ». C’est une parole pour
nous.
Puisque le temps de l’Avent est le temps de la jeunesse, c’est
l’heure de laisser résonner en nous les paroles de Sophonie :
« le Seigneur Dieu aura en toi sa joie et son allégresse, il te
renouvellera par son amour ; il exultera pour toi et se
réjouira, comme aux jours de fête ». C’est encore une parole
pour nous.
8
Et si l’aventure humaine dans laquelle nous sommes engagés,
c’était au bout du compte, une « fête intime », où la joie la
plus intérieure peut cohabiter avec les larmes, avec les cris de
souffrance des hommes et des femmes d’aujourd’hui ?
Allez, soyons impatients : n’attendons pas le jour de Noël pour
entendre Paul inviter Tite et ses amis à « vivre dans le temps
présent de manière raisonnable, avec justice et piété
», à
« devenir un peuple ardent à faire le bien. »
Au coin du feu, tout près des braises, allons-nous accueillir
toutes ces promesses ? Les accueillir, c’est laisser l’Esprit
souffler sur elles.
Pour qu’elles s’accomplissent, il va falloir nous mettre en
marche.
Il va falloir partir, nous mettre en route…
4. Entendre l’appel
Mais c’est là que « ça coince »…
C’est un fait, nous le savons par expérience, que lorsque nous
laissons les promesses du Seigneur saisir nos cœurs et notre
chair, quelque chose brûle en nous, et cette brûlure est en
même temps douceur. Sa Parole devient en nous une lumière,
quelquefois même une lumière noire… Nous pressentons qu’il
y a de la vie à cueillir pour chacun et de la vie à recevoir
ensemble. Au cœur de tout cela, il y a ce visage de Jésus qui
nous touche, ce regard qui nous saisit, ses gestes qui nous
appellent, son appel qui nous fascine…
Mais il y a en nous toutes ces résistances : persistantes, et qui
ne valent pas mieux que le « permets-moi d'aller d'abord
enterrer mon père » ou le « laisse-moi d'abord faire mes
adieux aux gens de ma maison » qu’on trouve dans l’évangile
de Luc.
9
C’est la même chose que pour ce grand diner dans une
parabole de l’évangile. Il faut y aller, la cloche a sonné. Le
repas est prêt. Et chacun de s'excuser : « j’ai acheté un champ,
j'ai acheté cinq paires de bœufs, je viens de me marier » (Luc
14, 16-20).
« Partir vers ce qui arrive », dit Madeleine Delbrêl : on ne dit
pas non mais on ne dit pas oui. On s’excuse
: c’est une
manière gentille de dire non. On s’excuse auprès des gens, et
on s’excuse aussi devant Dieu. Pourquoi tant de nos
contemporains n’ont jamais dit « non » à Dieu, mais n’ont
jamais, non plus, dit « oui » et par conséquent vivent souvent
comme si Dieu n’existait pas ?
Partir.
Connaissez vous ces quelques mots de Jacques Brel qui
sonnent tellement juste : « Ce qu'il y a de difficile, pour un
homme qui habiterait Vilvoorde et qui voudrait aller à HongKong, ça n'est pas d'aller à Hong-Kong, c'est de quitter
Vilvoorde ». On aimerait aller à Hong-Kong, mais nous ne
savons pas quitter Vilvoorde.
Il y a de la vie pour nous – nous le savons bien – à nous laisser
habiter par le mystère de l’incarnation, d’un Dieu ami de
l’homme… mais nous restons prisonniers de nous-mêmes.
Premier soir de l’Avent : avons-nous vraiment le désir de nous
mettre en marche à la rencontre de Celui qui vient ?
Recevons, comme si c’était la première fois, l’invitation de
Benoit à « ne rien préférer à l’amour du Christ ». Non pas à
d’abord à être des gens qui cherchent à être seuls mais à
choisir le Christ comme notre premier amour.
10
Dire oui à ce temps de l’Avent qui commence, ce sera
consentir à « faire figure de campeurs ». « Notre recette à
nous, c'est de ne posséder que le Seigneur. Si nous n'avons pas
de foyer, si, chez nous, ni marié ni femme ni enfant ne nous
attendent, c'est que le Seigneur nous possède et que, par lui
seul, nous voulons être possédé. Si nous n’avons pas de
programme, c’est que notre Père du ciel il a écrit pour nous
d’avance et il nous suffit de recevoir ses consignes, au jour le
jour ».
A la question posée, ne répondons pas comme on le fait si
souvent : « ça ne me dérange pas de partir ». Parce que
l’Avent, ça va nous déranger !
Je garde en mémoire un article de Jean Rigal qui citait le Jean
XXIII: « L’Église change parce qu’elle est fidèle. »
C’est
singulièrement stimulant ! L’Eglise change, parce qu’elle est
fidèle. Nos vies vont changer, parce que nous serons fidèles à
notre vocation. Nos communautés vont changer, parce qu’elles
sont fidèles, et peut être aussi que la vie monastique va
changer, parce qu’elle est fidèle.
Le temps de l’Avent dans lequel nous entrons n’est pas autre
chose qu’un temps durant lequel nous sommes invités à
renouveler nos façons de croire, de vivre, d’aimer, et ces
renouvellements sont une façon d’être fidèles à la grâce reçue.
Le prophète Isaïe disait : « Nous sommes l'argile, et tu es le
potier : nous sommes tous l'ouvrage de tes mains ». Une terre
qui se laisse faire. Nous n’aurons jamais fini de nous rappeler
que le contraire de la foi chrétienne, ce n’est pas le péché dont
Jésus vient nous libérer, mais c’est l’immobilisme.
« En créant la vie , écrivait Madeleine Delbrêl , Dieu n'a pas
créé un monument. Il a créé la vie croissante, dynamique,
évolutive, mouvementée, féconde. Toute vie qui naît de la
11
Parole de Dieu, parole toujours créatrice, est croissante,
dynamique, évolutive, mouvementée, féconde. Vie destinée à
l'éternité. Vie toujours contemporaine, greffée sur la
vitesse du temps.
L’Avent, ça doit nous déranger !
5. Nous mettre en marche
C’est ensemble que nous ferons la route. Pas seuls.
D’une part parce que nous n’aurions ni la force ni la patience ;
d’autre part parce que l’aventure chrétienne n’est jamais une
traversée en solitaire, même pour des moines, me semble-t-il.
Notre vie ne nous appartient pas : elle est toujours le bien des
autres. On ne la prodigue pas sans la risquer avec d’autres.
Parce que notre quête de Dieu et notre désir de vivre
l’évangile de Jésus sont aussi un témoignage que nous
donnons à d’autres, nous ne pouvons pas les vivre seuls. « Le
témoignage d’un seul, qu’il le veuille ou non, porte sa propre
signature. Le témoignage d’une communauté porte, si elle est
fidèle, la signature du Christ. C’est pourquoi nous vivons
ensemble ».
« Si des chrétiens vivent en équipe,
dit Madeleine Delbrêl,
c’est avant tout pour être ensemble une réponse au souhait
d’amour que le Christ a fait au chrétiens ».
La condition d’une juste marche en Avent sera donc notre
charité fraternelle traduite dans une vie commune : elle sera
comme l’allumette qui allume la lampe qui donnera peut-être à
d’autres l’envie de marcher avec nous. Il n’y a pas de vie qui
ne soit apostolique.
« La vie commune, disait Madeleine Delbrêl, est une sorte de
sacrement », un signe que le Christ que nous cherchons encore
est déjà là vivant au milieu de nous. Et la conscience de sa
12
présence dans notre communauté humaine doit nous donner
un profond respect pour elle.
Dans la Fraternité des parvis, pour signifier que l’expérience
chrétienne n’est jamais une traversée en solitaire, nous avons
imaginé un geste simple. Chaque fois que nous proclamons la
prière de Jésus - le Notre Père - nous posons notre main
gauche sur l’épaule de notre voisin pour signifier la
communion, et nous tendons notre main droite pour accueillir
ce que nous demandons. Le geste est simple : il est parlant.
J’aime ce que dit le Père Frédéric : « il est frappant de voir
que la Règle bénédictine envisage toujours une convivance
durable et une influence réciproque, parfaitement voulue est
consciente, de frères plus âgés et d’autres beaucoup plus
jeunes ; de bien portants, de malades et d’infirmes ; enfin de
personnes au travail et d’autres qui, à cause de leur âge ou de
leurs faiblesses, ne peuvent plus travailler que de manière
réduite ».
J’entends comme en écho à cette dimension forte de la Règle
de St Benoit ce que Madeleine Delbrêl disait en parlant de ses
équipes : « Nous ne nous réunissons pas à cause d’une
parenté de chair ou de sang
; ni autour d’une profession
commune ; ni à cause d’une même origine sociale ; ni pour le
bien d’une classe ou d’une race ; ni au nom d’une amitié
préalable ; ni dans les limites d’un âge… Nous ne pouvons
compter, comme base et comme nerf de notre vie en commun,
que sur la charité fraternelle. »
Nos rapports humains ne seront authentiquement surnaturels
que s’ils sont habités d’abord par une fraternité humaine
authentique.
Tout au long de cette marche que nous nous décidons de faire
ensemble, il faut nous souvenir que nous portons le Christ
13
avec nous. Et que « dès que l’amour mutuel est blessé, il y a
une mise à la porte du Christ » : pas seulement hors de nos
communautés, « mais aussi pour les autres puisque le Christ
n’est plus là ».
Sur le chemin d’Avent, nous n’aurons pas de maison
: mais
seulement des gîtes. Pas de pays : seulement des camps. Il faut
savoir que nous n’aurons pas non plus de point d’arrivée, mais
que nous serons des routiers entre les mains de Dieu.
C’est l’heure de partir, si vous le voulez bien. Et partir
ensemble. « Et l’Eglise, en marche depuis 2000 ans, à travers
le monde et à travers les mondes, s’étonne de sentir sa marche
si pesante, du poids des chrétiens qui ne partent pas. Nous
n’avons pourtant pas le droit de choisir entre partir ou rester.
Nous sommes le tout petit doigt d’un immense corps en
marche dans l’espace et dans le temps. Même quand nous
sommes inertes, d’autres nous entraînent et nous traînent ».
Il faut que nous mettions en marche, rapidement, comme
Marie à la rencontre d’Elisabeth. Une bonne nouvelle au cœur.
Habités par les promesses de Dieu. Le grand cadeau accordé à
ceux qui se mettent en marche, c’est de devenir eux-mêmes, à
leur insu, bénédiction pour d’autres. Qu’on se souvienne ici de
notre père Abraham. Si tu te mets en marche avec les tiens,
« je ferai de toi une bénédiction ». Mystère de la grâce divine.
Il s’agit donc de partir, et de partir ensemble. De dépasser le
point où nous sommes aujourd’hui, avec cette conviction
partagée par Gustave Thibon : « On ne quitte pas ce qu’on
dépasse vraiment. On lie le point d’où on vient au point où
l’on va, comme, dans un paysage, le premier plan est lié à
l’horizon, et le regard ne les sépare pas l’un de l’autre. Il faut
que ton étape de demain germe de ton étape d’hier. En vérité,
il faut, non que tu avances sur la route où chaque pas enfante
14
l’oubli du pas précédent, mais que la route entre en toi. Ainsi
ton horizon s’élargira sans que tu doives rien délaisser ni rien
trahir. Tout ce que tu auras dépassé sera présent et vivant en
toi ».
6. Vers ce qui arrive
« Pourquoi ne pas penser qu’il est celui qui viendra, qui de
toute éternité́ doit venir, qu’il est le futur, le fruit accompli
d’un arbre dont nous sommes les feuilles ? Quoi donc vous
empêche de projeter sa venue dans le devenir et de vivre votre
vie comme un des jours douloureux et beaux d’une sublime
grossesse ? Ne voyez-vous donc pas que tout ce qui arrive est
toujours un commencement? Ne pourrait-ce pas être Son
commencement à Lui ? Il est tant de beauté́ dans tout ce qui
commence. Etant lui-même le parfait, ne doit-il pas être
précèdé de moindres accomplissements, afin qu’il puisse tirer
sa substance de la plénitude et de l’abondance ? Ne faut-il
pas qu’il vienne après tout, pour tout contenir? Quel sens
aurait notre poursuite si celui que nous cherchons appartenait
déjà̀ au passé? » écrivait Rainer-Marie Rilke à un jeune poète
qui se demandait s’il fallait qu’il avance.
Il s’agit bien de partir « vers ce qui arrive ».
En ce temps d’Avent, on peut y voir la démarche de Marie
vers sa cousine Elisabeth. Celle de Joseph qui ne craint pas de
prendre chez elle Marie enceinte d’un « Autre ». Celle des
bergers marchant vers l’étable d’un village de Judée. Celle des
Mages venus d’Orient, « conduits » dit l’évangile, par une
étoile.
« Vers ce qui arrive ». Ne pas nous mettre en route vers ce qui
ne bouge plus, vers ce qui n’attend rien. Ne pas partir vers
15
l’immobile. Choisir d’aller vers le frémissant, vers ce qui
tressaille. Vers ce qui boitille, ce qui gambade ou ce qui
semble errer. Partir vers le hurlant aussi. Laisser les morts
enterrer leurs morts. On ne fera jamais le bonheur des gens
sans eux. Décider de marcher à la rencontre de ceux qui
veulent vivre, de ceux qui cherchent la vie, la vraie. Partir vers
ce qui est en désir, en quête, en mouvement. Pas vers ce qui
est établi, installé, et figé pour toujours.
« Vers ce qui arrive ». Pas vers la vie « fleur bleue » : elle
n’est qu’un ridicule mirage. Mais vers la vie réelle, et même
dans son tragique quand il advient. Ne pas lui tourner le dos.
Ne pas fermer les yeux. Ne pas faire semblant que. Se tenir là.
Debout. Risquer un pas. Et faire un autre pas après le premier
pas. Et même s’il doit coûter un peu.
« Partir vers ce qui arrive ». Et donc être attentif à la fragilité
de la vie naissante, au moindre bruissement de l’être et aux
désirs mal dits. Cela suppose d’avoir les yeux ouverts, de
regarder, d’observer, de contempler, d’être tendus vers. Et
d’écouter la vie qui veut vivre, même impalpable… Vouloir
l’entendre, cette vie. Croire que « ce qui arrive » est une
promesse. Et être prêt à partir vers, à la rencontre, ceinture aux
reins et bâton à la main.
Tout cela est une faire de discernement, d’écoute fine des
battements d’ailes jamais faciles à reconnaitre dans un monde
bruyant. « Il faut déchiffrer sa vie , disait Madeleine Delbrêl,
déchiffrer sa journée. Dieu sait s'il y a des livres spirituels, et
des livres sacrés. Ils nous instruisent, mais ils ne peuvent rien
si nous ne savons pas déchiffrer notre vie. Certains
événements sont parfois débilitants ou choquants pour notre
pauvre organisme sensible, spirituel et surnaturel. C'est
16
heureusement à ces moments-là que Dieu dilate et active en
nous les fameux yeux de chouette capable de s'y reconnaître
dans les choses qui sont de Lui. »
Et cela nous ne pouvons que le faire ensemble. Nous avons
besoin les uns des autres.
« Partir vers ce qui arrive », cela suppose de croire en l’autre,
en la vie, en demain, un tant soit peu en soi aussi. Cela
suppose de garder au cœur le nécessaire a priori d’espérance
et de bienveillance sur ce qui vient, sur ce qui est nouveau, et
même inattendu. Même si « ce qui arrive » contrecarre les
projets. Même si cela déroute. Déposer, autant que cela est
possible, tout filtre de jugement préétabli. Sauver celui qui
vient, surtout s’il est le tout-venant. Vivre est une rencontre: de
l’un qui vient et de l’autre qui va. De l’un qui arrive et de
l’autre qui part. De deux qui sont en marche. En passage, en
genèse, en devenir.
Partir vers ce qui arrive : c’est croire en la puissance fragile et
amoureuse de Dieu, au « don imprévisible que l’Esprit peut
accorder à chacun des frères, à commencer (peut-être) par
ceux pour lesquels on n’aurait pas naturellement osé
l’espérer. En fait, l’Esprit du Christ respecte et inspire à la
fois les faibles et les forts, et la communauté bénédictine,
comme celle des chrétiens des premiers jours, sera toujours
faite à la fois des uns et des autres
», écrit encore le Père
Frédéric.
Le « partir vers ce qui arrive », on peut l’entendre pour soi
bien sûr. Dans ce qui fait notre vie de moine, de père ou de
mère, de grand père ou de grand mère, d’actif ou de
pensionné, de prêtre ou de laïc. Dans ce qui fait nos vies
d’homme ou de femmes. Essayer de partir vers ce qui arrive et
essayer encore.
17
Mais cela peut s’entendre aussi pour la communion que nous
formons, pour les projets du monastère, pour nos rencontres à
vivre. Risquer quelques audaces. Ne pas nous replier. Nous
mettre ensemble en chemin de mission et de liberté. Toujours
au service de cette humanité que le Seigneur est venu épouser.
Et sur ce chemin là, laisser la Parole résonner. Encore et
encore. Partir vers la Parole qui vient. Écouter la Parole de
Dieu bien sûr, mais aussi toutes ces paroles humaine par
lesquelles Dieu peut se faire entendre. Écouter tout ce qui est
dépassement de nos égocentrismes, de « notre volonté propre »
pour reprendre l’expression de la Règle de Saint Benoît .
Ecoute des autres, faisant de cette écoute de tous les frères une
disponibilité qui s’ouvre sur la charité fraternelle authentique,
nœud de la vie de communauté, participation à l’amour de
Dieu lui-même. C’est à travers tout cela que la paix et la joie
ne cessent d’émerger, « comme un brouillard qui se déchire et
laisse émerger une cime », et de donner à la vie chrétienne sa
note dominante : celle de la joie.
Partir vers ce qui arrive : d’autres ont des choses à nous dire.
Ne pas chercher à ramener les gens à nous, mais partir à la
rencontre de « ce » qui arrive et de «
ceux » qui arrivent.
Parole au cœur. « Si le monde ne nous servait pas à rebondir
vers le ciel ou à plonger dans la miséricorde, c'est que nous
ne serions pas aptes à user de la sorte de sacrement qu’il
contient ».
Parole à accueillir aussi plus largement encore pour notre
Eglise. Que jamais (plus) elle ne soit accroupie à attendre,
indéchiffrable pour ce qui n’est pas elle. Aller vers ce qui
arrive. Libre et joyeuse dans un monde infiniment aimable.
Qu’elle se rende plus aimante. Elle n’en sera que plus
aimable.
18
Partir vers ce qui arrive : ne pas nous satisfaire de l’existant, si
beau soit-il. Ne pas répéter les choses, les gestes, les relations,
les mots, les rites et les idées. Nous laisser bousculer,
atteindre, toucher. Aimer. Ne pas croire que le chemin est
terminé. Ne pas croire que les autres n’ont qu’à venir. Ne pas
croire que tout tombera du ciel. Guetter les signes, repérer ce
qui vient et ceux qui viennent. Les désirer. Nous réjouir de les
voir se mettre en route. Partir à leur rencontre.
Et s’il le faut, aller ailleurs. Ensemble.
Ni chez nous, ni chez eux. Ailleurs. Vers un à-venir.
7. Pour ne pas conclure
La prière que l’Eglise nous propose pour le 2° dimanche de
l’Avent est une pure merveille : Seigneur, tout puissant et
miséricordieux, ne laisse pas le souci de nos tâches présentes
entraver notre marche à la rencontre de ton Fils ; mais éveille
en nous l’intelligence du cœur qui nous prépare à l’accueillir
et nous fait entrer dans sa propre vie, lui qui est vivant avec
toi, Père et avec le Saint Esprit, pour les siècles des siècles. …
Cette Eglise domestique, Eglise-maison que nous formons ici
à Clerlande, c’est une « école du service du Seigneur » comme
le dit Saint Benoît, mais surtout une école de l’intelligence du
cœur… « N’éteignez pas l’Esprit, ne repoussez pas les
prophètes : mais discernez la valeur de toute chose, gardant
ce qui est bien et vous éloignant de tout ce qui porte la trace
du mal ».
Celui qui vient nous met au monde, et il nous donne au
monde.
Le temps de l’Avent est un temps prophétique. Nous le
vivrons comme des campeurs : nos tentes posées à même le
sol : école d’humilité. Nous le vivrons intimement.
19
Souplement, sensibles au monde qui nous entoure. Vibrant au
moindre vent qui nous caresse, tremblant avec la terre,
épousant les fragilités, les dangers, les grandeurs de l’histoire.
Dans le silence de la nuit de l’hiver, nous nous laisserons
guider par des étoiles. A Clerlande ou ailleurs, là où la vie
nous porte, nous croirons de la part du monde, nous
espérerons pour le monde, nous aimerons pour le monde. Et
nous ferons de nos maisons la maison de l’Ami.
Nous n’attendons pas un monde nouveau. Nous attendons un
renouvellement de toutes choses. Il ne faut pas que notre
attente soit moins vibrante que celle de ceux qui rêvent de
changer le monde.
Ce que nous choisirons d’être ensemble, pendant ce temps de
l’Avent qui dépasse infiniment Noël, et pourvu que ce soit sur
la route, sera peut-être un témoignage apporté aux hommes
d’aujourd’hui en faveur de l’Évangile comme facteur de
transformation du monde. Je lisais dans un texte de Newman
que les communautés bénédictines ont été autrefois des grands
foyers d’humanisation. Plaise à Dieu que cette petite
Communion de Clerlande, dont nous aimons parler et à
laquelle nous voulons croire, apporte sa contribution dans le
monde d’aujourd’hui, en quête d’un nouveau style de vie.
Seigneur, toi qui viens dans le monde, toi qui adviens, toi qui
viens encore, mets nous debout : réveille en nous l’audace, le
goût et la folie de « partir vers ce qui arrive ».
Nous t’en prions.
 Les citations de Madeleine Delbrêl sont essentiellement tirées des
tomes 7 et 13 des Œuvres complètes.
 Celles du Père Frédéric Debuyst sont extraites de « Bénédictins, un
art de vivre » et de « Saint Benoît, un chemin de discrétion ».
20
1
Clerlande
Paroles au fil du temps
N° 61
Partir vers ce qui arrive
Temps de l’Avent 2015
Père Raphaël Buyse
Publiés dans cette collection :
Monastèrere Saint-André de Clerlande
Allée de Clerlande,1
B-1340 Ottignies Belgique
Tél. + 32 10 41 74 63 Fax : + 32 10 41 80 27
Internet : www.clerlande.com
Courriel: [email protected]
Imprimé au Centre Le Chemin Monastère des Bénédictines
Rue du Monastère, 82 B-1330 Rixensart
21