Partir vers ce qui arrive
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Partir vers ce qui arrive
Partir vers ce qui arrive 1. Au coin du feu J’ai rêvé que cette rencontre, nous la vivions dans le living de la « petite maison », assis au coin du feu, parce que dans moins d’une heure il fera nuit, et qu’il fait froid. Parce qu’après un joli printemps, un bel été et un automne magnifique, les feuilles sont tombées et que l’hiver s’installe. Ne faisons pas semblant de ne pas comprendre : l’alternance des saisons, ça nous rejoint dans ce que nous avons de plus humain. Dans la prière universelle de dimanche dernier, Fr. Dieudonné faisait remarquer que la saison « commence à agresser discrètement nos corps et nos âmes, en leur incontournable fragilité ». Et que « l’entrée de l’hiver, c’est la dure saison pour les personnes du grand âge, pour les malades, les hospitalisés, les prisonniers, les sans-abri, les sans-patrie, les sans-amitié et aussi les sans-chaleur du cœur »… L’hiver qui s’installe gagne nos histoires personnelles, nos lieux de vie et nos communautés humaines. Oui, nous aurions été bien au coin du feu, non pas pour écouter une « conférence » - parce ce n’est peut-être pas de cela dont nous avons besoin – mais pour une « causerie » ou une « méditation » entre amis, entre frères, toute simple. Il paraît, disent les chronobiologistes, que nous sommes parmi les mammifères - plus proches de l’ours que de la marmotte. La marmotte hiberne, tandis que l’ours hiverne… Il y a une nuance : l’ours ralentit son fonctionnement en hiver, 1 mais ne plonge pas totalement dans la léthargie. Il conserve toujours une « petite activité ». Alors installons-nous au coin du feu, si vous le voulez bien. Et conservons pendant cette heure une « petite activité » spirituelle. Je vous propose de la passer en compagnie de Saint Benoit et de Madeleine Delbrêl. Il s’agit de nous asseoir ensemble, avec eux, mais pour « partir vers ce qui arrive ». Tranquillement et joyeusement. Les chronobiologistes disent que la lumière peut nous aider à bien passer l’hiver. Des chercheurs ont montré que la luminosité est capable d’activer les cellules de notre cerveau qui ont tendance à se mettre en veille durant l’hiver et de les rendre plus apprenantes, d’enraciner la connaissance et de modifier sensiblement notre humeur. L’Eglise a compris ça depuis longtemps : elle sait bien l’alternance des saisons. « Elle a couvert le temps, écrit Madeleine Delbrêl, d’une robe faite avec la Parole de Dieu » : c’est l’alternance des saisons liturgiques. Et il se pourrait bien que l’Avent soit quelque chose comme une luminothérapie, une approche théologale de l’existence qui peut mettre à profit les effets de la « Lumière qui vient dans le monde » sur notre organisme pour recaler nos horloges intérieures. Quels résultats peut-on attendre de ce temps de l’Avent ? Madeleine aimait dire que l’Avent peut raviver « l’impression d’un temps de jeunesse ». Elle aimait dire que « notre jeunesse humaine nous mène à la mort », mais que la grâce de l’Avent « nous prend dans un état de mort et nous fait grandir vers la vie ». Elle aimait dire que le temps de l’Avent est celui d’un rajeunissement. Mais qu’il faut que l’on fasse cependant « attention à ce que notre âge humain ne 2 déteigne pas sur notre âge de grâce »… Il ne faut pas, disaitelle « faire figure de vieux ! » Le souci qui peut accompagner ce temps liturgique, c’est ce sentiment qui nous habite souvent d’un éternel recommencement, l’impression d’être déjà passé par là et que le tour est fait, que la musique, on la connaît et qu’il n’y a plus grand chose à attendre. Le risque est là. Bien réel. L’habitude peut nous jouer de vilains tours quand nous pensions que notre foi avait une santé de fer. La rouille qui nous menace toujours a les couleurs de l’automne : elle aurait un charme fou si elle ne s’attaquait qu’aux grilles… Comment allons-nous vivre ce temps qui s’ouvre ? En continuant de faire ce qu’on fait depuis longtemps ? Venir ici le dimanche, comme d’habitude et nous, quatre fois par jour, nous retrouver pour la prière commune. Allons-nous ronronner ?… Allons-nous nous laisser une fois de plus anesthésier ? Nous avons la « chance » d’être dans une société anesthésiante : dans les villes, les grandes roues tournent, les vitrines sont plus lumineuses qu’à l’accoutumée, même si c’est « la crise »… Ici, nous sommes un petit peu à l’abri de cela… Quoi que… Allons-nous aménager un peu nos vies, faire des petits pas de côté pour la liturgie, pour décorer nos maisons, accueilli nos amis et prendre des airs plus solidaires : un pas en avant, un pas en arrière… Quatrième hypothèse : choisir d’entrer ensemble dans un temps nouveau … Choisir de nous remettre en marche … et puis « partir vers ce qui arrive… Partir vers ce qui arrive. 3 Partir, oui. A condition de partir ensemble. Pas chacun de son côté : l’Eglise, ça n’est jamais « chacun de son côté ». Partir, mais vers ce qui arrive : ne pas faire marche arrière, ne pas reculer, ne pas nous retourner et si possible, sans trop traîner les pieds… Mais avant de « partir » et de « partir ensemble », il faut d’abord « être là ». C’est bête à dire, mais il semble que bien souvent nous ne sommes pas vraiment là. Mon Dieu, si vous êtes partout, comment se fait il que je sois si souvent ailleurs ? Pour commencer ensemble le temps de l’Avent, nous pouvons laisser Benoit nous dire – de la part du Seigneur : « revenez, retournez, écoutez… ». 2. Revenir S’il s’agit de revenir, c’est donc que nous étions « partis » ! Pris par le train-train de l’existence - avouons-le humblement nous avions, sans faire de bruit, quitté nos maisons, la vie commune, le monastère, nos engagements. Pris par on ne sait quelles vanités, nous nous étions éloignés, nous avions pris des distances, le large ; nous nous étions lâchés, nous avions pris notre indépendance, comme on dit… Par lassitude ou par paresse, nous avions pris des distances de ce qui fait le cœur de notre vie de disciples : nous nous étions libérés, émancipés, déliés, dégagés, dépêtrés, débarrassés… Enfin, c’est ce que nous pensions ! « Levons nous donc enfin ! dit Benoit, pas une fois mais jour après jour », et peut-être plus encore en ce premier jour de l’Avent. « La Parole nous y incite. L’heure est venue de sortir de notre sommeil ! Ouvrons les yeux à la lumière divine ! » . 4 Tiens donc, Benoit, au V° siècle, parlait déjà, à sa façon, de luminothérapie ! Il s’agit de « retourner ». Nous avions perdu le fil de la conversation avec le Seigneur, par « désobéissance », par nonécoute… C’est l’heure de revenir… Nos aveuglements nous avaient fait quitter son image de père qu’il nous invite à être les uns pour les autres, et nous étions devenus des fouettards. Ayant quitté des yeux le regard de Jésus, nous l’avions quitté aussi un peu du cœur. A force d’habitudes, nous nous étions réfugiés du côté de la « religion » et non plus de la foi, des choses à faire, des charges et des offices à accomplir, sans grande passion, sans grande présence… Peut-être nous étions nous mis à croire en un Dieu qui ferait tourner nos vies, le monde, nos familles, le monastère à notre place… « Allez, revenez, dit le Seigneur… Revenez ! » « Ayons les oreilles attentives à la voix du Seigneur qui nous crie chaque jour cet avertissement : si vous entendez ma voix, n’endurcissez pas votre cœur »… Continuons : nous avions quitté les autres, les frères, les amis, les conjoints, les parents, les enfants, les collègues, les voisins… Au fil du temps, ils étaient devenus comme des étrangers, des gens lointains, des concurrents ou des rivaux… Nous avions quitté le réel de ce monde, tellement il nous fait peur… Chacun s’était enfermé chez lui, dans sa maison, dans sa coquille, dans ses petites habitudes, dans ses petits quant-àsoi… Nous avions refermé l’évangile, replié le journal, allumé la radio ou la télé pour nous abrutir dans des images de rien du tout, dans de l’inconsistant et dans des bavardages… 5 Pire que tout, nous nous étions quittés nous-mêmes : « à quoi bon », « je ne vaux rien », « tout est joué », « je ne m’en sortirai pas », « tout est fini pour moi »… Nous nous étions réfugiés dans des mots qui conduisent aux portes de la mort : nous avions même pris goût à être des demi-morts… « Allez, revenez, dit le Seigneur… Revenez ! » « Venez mes fils, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte du Seigneur ». Pourrions nous traduire le mot crainte par respect ou louange ? Parce qu’après tout, la juste et vraie louange du Père, c’est avant tout d’être là, présent à soi et aux autres, et de vivre à la fois comme des fils responsables et comme des frères qui s’aiment. Voilà peut-être une première étape à vivre pour entrer en Avent : avant de partir ensemble, commencer par revenir au lieu-dit du « grand oui » de notre vie, à ce désir le plus intime de notre existence que nous appelons la vocation, qui est le lieu où le Seigneur nous donne rendez-vous pour nous remettre en marche. « Chez Saint Benoît, écrit le Père Frédéric, toute l’organisation de la vie est considérée et vécue comme un retour, communautaire et personnel ». Avant de nous remettre en route sur ce sentier d’une nouvelle année, avant de partir pour accueillir « Celui qui vient nous visiter », il faut nous rassembler, nous remobiliser, nous reconvoquer. Nous pouvons prendre quelques minutes pour nous demander où nous étions partis, dans quelle galère, dans quelle colère, dans quel refuge, dans quelle absence… Et demander à Dieu la grâce d’être là, d’être présent « à ce mystère de notre vie qui, de toutes façons, sera un mystère d’amour ». Et de ne pas lui faire « l’injure de trouver qu’il 6 nous a fait une vie médiocre. Il n’y a rien de médiocre pour l’Amour ». Premier pas pour ce temps de l’Avent : nous tenir à l’écoute du « Seigneur qui cherche son ouvrier dans la foule du peuple et qui crie : qui veut la vie ? » Si, à cette appel, nous lui répondons : « moi » ou « nous, communion de Clerlande », alors il répliquera : si tu veux avoir la vie – la vie, la vraie, pas un ersatz, pas une copie pâlotte – « cherche avec ardeur et persévérance ». « Quoi de plus doux, frères très chers, écrit Benoît, que cette voix du Seigneur qui nous invite ? Voyez comme le Seigneur lui-même, dans sa bonté, nous montre le chemin de la vie. » 3. Etre là… Quel bonheur d’être là. 28 novembre 2015, au seuil d’un temps nouveau. Au coin du feu. Et si le feu n’est plus très fort, si nos vies ont donné toute la flamme qu’elles pouvaient, restent les braises. Nous souvenir que l’Eglise a commencé, « huit jour plus tard » autour d’un feu de braises… « L’amour de Jésus pour nous, dit Madeleine Delbrêl, est comme un grand feu et nous, nous sommes des brins de paille. Si nous ne passons pas notre temps à les tremper dans l’eau, il suffira de les laisser près du feu, et ils s’allumeront tout seuls ». Puisque nous revenus, puisque nous sommes là, c’est l’heure – au foyer - de bercer en nous les promesses du temps de l’Avent. C’est l’heure d’entendre l e prophète Jérémie qui parle de ces jours où « le Seigneur accomplira sa parole de bonheur ». 7 C’est l’heure d’entendre Jésus parler de sa venue et nous dire qu’« il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles et qu’on verra le Fils de l’Homme venir ». C’est l’heure d’entendre Jésus lui même nous dire : « redressez-vous et relevez la tête, tenez-vous sur vos gardes, restez éveillés… » Puisque nous sommes là, au coin du feu, par ce beau soir d’avent, c’est le moment d’entendre Baruch nous dire : « quitte ta robe de tristesse et de misère, et revêts la parure de la gloire de Dieu pour toujours, enveloppe-toi dans le manteau de la justice. Car Dieu a décidé que les montagnes et les collines seraient abaissées, que les vallées seraient comblées ». Et si finalement, tout cela parlait de nous, de nos vies, de nos familles, de nos communautés et de Clerlande … et pas seulement du petit peuple d’Israël qui vivait il y a bien longtemps. Car si Dieu n’est pas un Dieu contemporain, nous n’avons aucune raison de le suivre ! Il mieux vaudrait que chacun retourne à sa triste solitude et se couche dans ses cendres. Puisque nous sommes revenus, c’est l’heure d’entendre ensemble St Paul dans sa belle lettre aux Philippiens leur dire – nous dire - : « j’en suis persuadé, celui qui a commencé en vous un si beau travail le continuera jusqu’à son achèvement au jour où viendra le Christ Jésus ». C’est une parole pour nous. Puisque le temps de l’Avent est le temps de la jeunesse, c’est l’heure de laisser résonner en nous les paroles de Sophonie : « le Seigneur Dieu aura en toi sa joie et son allégresse, il te renouvellera par son amour ; il exultera pour toi et se réjouira, comme aux jours de fête ». C’est encore une parole pour nous. 8 Et si l’aventure humaine dans laquelle nous sommes engagés, c’était au bout du compte, une « fête intime », où la joie la plus intérieure peut cohabiter avec les larmes, avec les cris de souffrance des hommes et des femmes d’aujourd’hui ? Allez, soyons impatients : n’attendons pas le jour de Noël pour entendre Paul inviter Tite et ses amis à « vivre dans le temps présent de manière raisonnable, avec justice et piété », à « devenir un peuple ardent à faire le bien. » Au coin du feu, tout près des braises, allons-nous accueillir toutes ces promesses ? Les accueillir, c’est laisser l’Esprit souffler sur elles. Pour qu’elles s’accomplissent, il va falloir nous mettre en marche. Il va falloir partir, nous mettre en route… 4. Entendre l’appel Mais c’est là que « ça coince »… C’est un fait, nous le savons par expérience, que lorsque nous laissons les promesses du Seigneur saisir nos cœurs et notre chair, quelque chose brûle en nous, et cette brûlure est en même temps douceur. Sa Parole devient en nous une lumière, quelquefois même une lumière noire… Nous pressentons qu’il y a de la vie à cueillir pour chacun et de la vie à recevoir ensemble. Au cœur de tout cela, il y a ce visage de Jésus qui nous touche, ce regard qui nous saisit, ses gestes qui nous appellent, son appel qui nous fascine… Mais il y a en nous toutes ces résistances : persistantes, et qui ne valent pas mieux que le « permets-moi d'aller d'abord enterrer mon père » ou le « laisse-moi d'abord faire mes adieux aux gens de ma maison » qu’on trouve dans l’évangile de Luc. 9 C’est la même chose que pour ce grand diner dans une parabole de l’évangile. Il faut y aller, la cloche a sonné. Le repas est prêt. Et chacun de s'excuser : « j’ai acheté un champ, j'ai acheté cinq paires de bœufs, je viens de me marier » (Luc 14, 16-20). « Partir vers ce qui arrive », dit Madeleine Delbrêl : on ne dit pas non mais on ne dit pas oui. On s’excuse : c’est une manière gentille de dire non. On s’excuse auprès des gens, et on s’excuse aussi devant Dieu. Pourquoi tant de nos contemporains n’ont jamais dit « non » à Dieu, mais n’ont jamais, non plus, dit « oui » et par conséquent vivent souvent comme si Dieu n’existait pas ? Partir. Connaissez vous ces quelques mots de Jacques Brel qui sonnent tellement juste : « Ce qu'il y a de difficile, pour un homme qui habiterait Vilvoorde et qui voudrait aller à HongKong, ça n'est pas d'aller à Hong-Kong, c'est de quitter Vilvoorde ». On aimerait aller à Hong-Kong, mais nous ne savons pas quitter Vilvoorde. Il y a de la vie pour nous – nous le savons bien – à nous laisser habiter par le mystère de l’incarnation, d’un Dieu ami de l’homme… mais nous restons prisonniers de nous-mêmes. Premier soir de l’Avent : avons-nous vraiment le désir de nous mettre en marche à la rencontre de Celui qui vient ? Recevons, comme si c’était la première fois, l’invitation de Benoit à « ne rien préférer à l’amour du Christ ». Non pas à d’abord à être des gens qui cherchent à être seuls mais à choisir le Christ comme notre premier amour. 10 Dire oui à ce temps de l’Avent qui commence, ce sera consentir à « faire figure de campeurs ». « Notre recette à nous, c'est de ne posséder que le Seigneur. Si nous n'avons pas de foyer, si, chez nous, ni marié ni femme ni enfant ne nous attendent, c'est que le Seigneur nous possède et que, par lui seul, nous voulons être possédé. Si nous n’avons pas de programme, c’est que notre Père du ciel il a écrit pour nous d’avance et il nous suffit de recevoir ses consignes, au jour le jour ». A la question posée, ne répondons pas comme on le fait si souvent : « ça ne me dérange pas de partir ». Parce que l’Avent, ça va nous déranger ! Je garde en mémoire un article de Jean Rigal qui citait le Jean XXIII: « L’Église change parce qu’elle est fidèle. » C’est singulièrement stimulant ! L’Eglise change, parce qu’elle est fidèle. Nos vies vont changer, parce que nous serons fidèles à notre vocation. Nos communautés vont changer, parce qu’elles sont fidèles, et peut être aussi que la vie monastique va changer, parce qu’elle est fidèle. Le temps de l’Avent dans lequel nous entrons n’est pas autre chose qu’un temps durant lequel nous sommes invités à renouveler nos façons de croire, de vivre, d’aimer, et ces renouvellements sont une façon d’être fidèles à la grâce reçue. Le prophète Isaïe disait : « Nous sommes l'argile, et tu es le potier : nous sommes tous l'ouvrage de tes mains ». Une terre qui se laisse faire. Nous n’aurons jamais fini de nous rappeler que le contraire de la foi chrétienne, ce n’est pas le péché dont Jésus vient nous libérer, mais c’est l’immobilisme. « En créant la vie , écrivait Madeleine Delbrêl , Dieu n'a pas créé un monument. Il a créé la vie croissante, dynamique, évolutive, mouvementée, féconde. Toute vie qui naît de la 11 Parole de Dieu, parole toujours créatrice, est croissante, dynamique, évolutive, mouvementée, féconde. Vie destinée à l'éternité. Vie toujours contemporaine, greffée sur la vitesse du temps. L’Avent, ça doit nous déranger ! 5. Nous mettre en marche C’est ensemble que nous ferons la route. Pas seuls. D’une part parce que nous n’aurions ni la force ni la patience ; d’autre part parce que l’aventure chrétienne n’est jamais une traversée en solitaire, même pour des moines, me semble-t-il. Notre vie ne nous appartient pas : elle est toujours le bien des autres. On ne la prodigue pas sans la risquer avec d’autres. Parce que notre quête de Dieu et notre désir de vivre l’évangile de Jésus sont aussi un témoignage que nous donnons à d’autres, nous ne pouvons pas les vivre seuls. « Le témoignage d’un seul, qu’il le veuille ou non, porte sa propre signature. Le témoignage d’une communauté porte, si elle est fidèle, la signature du Christ. C’est pourquoi nous vivons ensemble ». « Si des chrétiens vivent en équipe, dit Madeleine Delbrêl, c’est avant tout pour être ensemble une réponse au souhait d’amour que le Christ a fait au chrétiens ». La condition d’une juste marche en Avent sera donc notre charité fraternelle traduite dans une vie commune : elle sera comme l’allumette qui allume la lampe qui donnera peut-être à d’autres l’envie de marcher avec nous. Il n’y a pas de vie qui ne soit apostolique. « La vie commune, disait Madeleine Delbrêl, est une sorte de sacrement », un signe que le Christ que nous cherchons encore est déjà là vivant au milieu de nous. Et la conscience de sa 12 présence dans notre communauté humaine doit nous donner un profond respect pour elle. Dans la Fraternité des parvis, pour signifier que l’expérience chrétienne n’est jamais une traversée en solitaire, nous avons imaginé un geste simple. Chaque fois que nous proclamons la prière de Jésus - le Notre Père - nous posons notre main gauche sur l’épaule de notre voisin pour signifier la communion, et nous tendons notre main droite pour accueillir ce que nous demandons. Le geste est simple : il est parlant. J’aime ce que dit le Père Frédéric : « il est frappant de voir que la Règle bénédictine envisage toujours une convivance durable et une influence réciproque, parfaitement voulue est consciente, de frères plus âgés et d’autres beaucoup plus jeunes ; de bien portants, de malades et d’infirmes ; enfin de personnes au travail et d’autres qui, à cause de leur âge ou de leurs faiblesses, ne peuvent plus travailler que de manière réduite ». J’entends comme en écho à cette dimension forte de la Règle de St Benoit ce que Madeleine Delbrêl disait en parlant de ses équipes : « Nous ne nous réunissons pas à cause d’une parenté de chair ou de sang ; ni autour d’une profession commune ; ni à cause d’une même origine sociale ; ni pour le bien d’une classe ou d’une race ; ni au nom d’une amitié préalable ; ni dans les limites d’un âge… Nous ne pouvons compter, comme base et comme nerf de notre vie en commun, que sur la charité fraternelle. » Nos rapports humains ne seront authentiquement surnaturels que s’ils sont habités d’abord par une fraternité humaine authentique. Tout au long de cette marche que nous nous décidons de faire ensemble, il faut nous souvenir que nous portons le Christ 13 avec nous. Et que « dès que l’amour mutuel est blessé, il y a une mise à la porte du Christ » : pas seulement hors de nos communautés, « mais aussi pour les autres puisque le Christ n’est plus là ». Sur le chemin d’Avent, nous n’aurons pas de maison : mais seulement des gîtes. Pas de pays : seulement des camps. Il faut savoir que nous n’aurons pas non plus de point d’arrivée, mais que nous serons des routiers entre les mains de Dieu. C’est l’heure de partir, si vous le voulez bien. Et partir ensemble. « Et l’Eglise, en marche depuis 2000 ans, à travers le monde et à travers les mondes, s’étonne de sentir sa marche si pesante, du poids des chrétiens qui ne partent pas. Nous n’avons pourtant pas le droit de choisir entre partir ou rester. Nous sommes le tout petit doigt d’un immense corps en marche dans l’espace et dans le temps. Même quand nous sommes inertes, d’autres nous entraînent et nous traînent ». Il faut que nous mettions en marche, rapidement, comme Marie à la rencontre d’Elisabeth. Une bonne nouvelle au cœur. Habités par les promesses de Dieu. Le grand cadeau accordé à ceux qui se mettent en marche, c’est de devenir eux-mêmes, à leur insu, bénédiction pour d’autres. Qu’on se souvienne ici de notre père Abraham. Si tu te mets en marche avec les tiens, « je ferai de toi une bénédiction ». Mystère de la grâce divine. Il s’agit donc de partir, et de partir ensemble. De dépasser le point où nous sommes aujourd’hui, avec cette conviction partagée par Gustave Thibon : « On ne quitte pas ce qu’on dépasse vraiment. On lie le point d’où on vient au point où l’on va, comme, dans un paysage, le premier plan est lié à l’horizon, et le regard ne les sépare pas l’un de l’autre. Il faut que ton étape de demain germe de ton étape d’hier. En vérité, il faut, non que tu avances sur la route où chaque pas enfante 14 l’oubli du pas précédent, mais que la route entre en toi. Ainsi ton horizon s’élargira sans que tu doives rien délaisser ni rien trahir. Tout ce que tu auras dépassé sera présent et vivant en toi ». 6. Vers ce qui arrive « Pourquoi ne pas penser qu’il est celui qui viendra, qui de toute éternité́ doit venir, qu’il est le futur, le fruit accompli d’un arbre dont nous sommes les feuilles ? Quoi donc vous empêche de projeter sa venue dans le devenir et de vivre votre vie comme un des jours douloureux et beaux d’une sublime grossesse ? Ne voyez-vous donc pas que tout ce qui arrive est toujours un commencement? Ne pourrait-ce pas être Son commencement à Lui ? Il est tant de beauté́ dans tout ce qui commence. Etant lui-même le parfait, ne doit-il pas être précèdé de moindres accomplissements, afin qu’il puisse tirer sa substance de la plénitude et de l’abondance ? Ne faut-il pas qu’il vienne après tout, pour tout contenir? Quel sens aurait notre poursuite si celui que nous cherchons appartenait déjà̀ au passé? » écrivait Rainer-Marie Rilke à un jeune poète qui se demandait s’il fallait qu’il avance. Il s’agit bien de partir « vers ce qui arrive ». En ce temps d’Avent, on peut y voir la démarche de Marie vers sa cousine Elisabeth. Celle de Joseph qui ne craint pas de prendre chez elle Marie enceinte d’un « Autre ». Celle des bergers marchant vers l’étable d’un village de Judée. Celle des Mages venus d’Orient, « conduits » dit l’évangile, par une étoile. « Vers ce qui arrive ». Ne pas nous mettre en route vers ce qui ne bouge plus, vers ce qui n’attend rien. Ne pas partir vers 15 l’immobile. Choisir d’aller vers le frémissant, vers ce qui tressaille. Vers ce qui boitille, ce qui gambade ou ce qui semble errer. Partir vers le hurlant aussi. Laisser les morts enterrer leurs morts. On ne fera jamais le bonheur des gens sans eux. Décider de marcher à la rencontre de ceux qui veulent vivre, de ceux qui cherchent la vie, la vraie. Partir vers ce qui est en désir, en quête, en mouvement. Pas vers ce qui est établi, installé, et figé pour toujours. « Vers ce qui arrive ». Pas vers la vie « fleur bleue » : elle n’est qu’un ridicule mirage. Mais vers la vie réelle, et même dans son tragique quand il advient. Ne pas lui tourner le dos. Ne pas fermer les yeux. Ne pas faire semblant que. Se tenir là. Debout. Risquer un pas. Et faire un autre pas après le premier pas. Et même s’il doit coûter un peu. « Partir vers ce qui arrive ». Et donc être attentif à la fragilité de la vie naissante, au moindre bruissement de l’être et aux désirs mal dits. Cela suppose d’avoir les yeux ouverts, de regarder, d’observer, de contempler, d’être tendus vers. Et d’écouter la vie qui veut vivre, même impalpable… Vouloir l’entendre, cette vie. Croire que « ce qui arrive » est une promesse. Et être prêt à partir vers, à la rencontre, ceinture aux reins et bâton à la main. Tout cela est une faire de discernement, d’écoute fine des battements d’ailes jamais faciles à reconnaitre dans un monde bruyant. « Il faut déchiffrer sa vie , disait Madeleine Delbrêl, déchiffrer sa journée. Dieu sait s'il y a des livres spirituels, et des livres sacrés. Ils nous instruisent, mais ils ne peuvent rien si nous ne savons pas déchiffrer notre vie. Certains événements sont parfois débilitants ou choquants pour notre pauvre organisme sensible, spirituel et surnaturel. C'est 16 heureusement à ces moments-là que Dieu dilate et active en nous les fameux yeux de chouette capable de s'y reconnaître dans les choses qui sont de Lui. » Et cela nous ne pouvons que le faire ensemble. Nous avons besoin les uns des autres. « Partir vers ce qui arrive », cela suppose de croire en l’autre, en la vie, en demain, un tant soit peu en soi aussi. Cela suppose de garder au cœur le nécessaire a priori d’espérance et de bienveillance sur ce qui vient, sur ce qui est nouveau, et même inattendu. Même si « ce qui arrive » contrecarre les projets. Même si cela déroute. Déposer, autant que cela est possible, tout filtre de jugement préétabli. Sauver celui qui vient, surtout s’il est le tout-venant. Vivre est une rencontre: de l’un qui vient et de l’autre qui va. De l’un qui arrive et de l’autre qui part. De deux qui sont en marche. En passage, en genèse, en devenir. Partir vers ce qui arrive : c’est croire en la puissance fragile et amoureuse de Dieu, au « don imprévisible que l’Esprit peut accorder à chacun des frères, à commencer (peut-être) par ceux pour lesquels on n’aurait pas naturellement osé l’espérer. En fait, l’Esprit du Christ respecte et inspire à la fois les faibles et les forts, et la communauté bénédictine, comme celle des chrétiens des premiers jours, sera toujours faite à la fois des uns et des autres », écrit encore le Père Frédéric. Le « partir vers ce qui arrive », on peut l’entendre pour soi bien sûr. Dans ce qui fait notre vie de moine, de père ou de mère, de grand père ou de grand mère, d’actif ou de pensionné, de prêtre ou de laïc. Dans ce qui fait nos vies d’homme ou de femmes. Essayer de partir vers ce qui arrive et essayer encore. 17 Mais cela peut s’entendre aussi pour la communion que nous formons, pour les projets du monastère, pour nos rencontres à vivre. Risquer quelques audaces. Ne pas nous replier. Nous mettre ensemble en chemin de mission et de liberté. Toujours au service de cette humanité que le Seigneur est venu épouser. Et sur ce chemin là, laisser la Parole résonner. Encore et encore. Partir vers la Parole qui vient. Écouter la Parole de Dieu bien sûr, mais aussi toutes ces paroles humaine par lesquelles Dieu peut se faire entendre. Écouter tout ce qui est dépassement de nos égocentrismes, de « notre volonté propre » pour reprendre l’expression de la Règle de Saint Benoît . Ecoute des autres, faisant de cette écoute de tous les frères une disponibilité qui s’ouvre sur la charité fraternelle authentique, nœud de la vie de communauté, participation à l’amour de Dieu lui-même. C’est à travers tout cela que la paix et la joie ne cessent d’émerger, « comme un brouillard qui se déchire et laisse émerger une cime », et de donner à la vie chrétienne sa note dominante : celle de la joie. Partir vers ce qui arrive : d’autres ont des choses à nous dire. Ne pas chercher à ramener les gens à nous, mais partir à la rencontre de « ce » qui arrive et de « ceux » qui arrivent. Parole au cœur. « Si le monde ne nous servait pas à rebondir vers le ciel ou à plonger dans la miséricorde, c'est que nous ne serions pas aptes à user de la sorte de sacrement qu’il contient ». Parole à accueillir aussi plus largement encore pour notre Eglise. Que jamais (plus) elle ne soit accroupie à attendre, indéchiffrable pour ce qui n’est pas elle. Aller vers ce qui arrive. Libre et joyeuse dans un monde infiniment aimable. Qu’elle se rende plus aimante. Elle n’en sera que plus aimable. 18 Partir vers ce qui arrive : ne pas nous satisfaire de l’existant, si beau soit-il. Ne pas répéter les choses, les gestes, les relations, les mots, les rites et les idées. Nous laisser bousculer, atteindre, toucher. Aimer. Ne pas croire que le chemin est terminé. Ne pas croire que les autres n’ont qu’à venir. Ne pas croire que tout tombera du ciel. Guetter les signes, repérer ce qui vient et ceux qui viennent. Les désirer. Nous réjouir de les voir se mettre en route. Partir à leur rencontre. Et s’il le faut, aller ailleurs. Ensemble. Ni chez nous, ni chez eux. Ailleurs. Vers un à-venir. 7. Pour ne pas conclure La prière que l’Eglise nous propose pour le 2° dimanche de l’Avent est une pure merveille : Seigneur, tout puissant et miséricordieux, ne laisse pas le souci de nos tâches présentes entraver notre marche à la rencontre de ton Fils ; mais éveille en nous l’intelligence du cœur qui nous prépare à l’accueillir et nous fait entrer dans sa propre vie, lui qui est vivant avec toi, Père et avec le Saint Esprit, pour les siècles des siècles. … Cette Eglise domestique, Eglise-maison que nous formons ici à Clerlande, c’est une « école du service du Seigneur » comme le dit Saint Benoît, mais surtout une école de l’intelligence du cœur… « N’éteignez pas l’Esprit, ne repoussez pas les prophètes : mais discernez la valeur de toute chose, gardant ce qui est bien et vous éloignant de tout ce qui porte la trace du mal ». Celui qui vient nous met au monde, et il nous donne au monde. Le temps de l’Avent est un temps prophétique. Nous le vivrons comme des campeurs : nos tentes posées à même le sol : école d’humilité. Nous le vivrons intimement. 19 Souplement, sensibles au monde qui nous entoure. Vibrant au moindre vent qui nous caresse, tremblant avec la terre, épousant les fragilités, les dangers, les grandeurs de l’histoire. Dans le silence de la nuit de l’hiver, nous nous laisserons guider par des étoiles. A Clerlande ou ailleurs, là où la vie nous porte, nous croirons de la part du monde, nous espérerons pour le monde, nous aimerons pour le monde. Et nous ferons de nos maisons la maison de l’Ami. Nous n’attendons pas un monde nouveau. Nous attendons un renouvellement de toutes choses. Il ne faut pas que notre attente soit moins vibrante que celle de ceux qui rêvent de changer le monde. Ce que nous choisirons d’être ensemble, pendant ce temps de l’Avent qui dépasse infiniment Noël, et pourvu que ce soit sur la route, sera peut-être un témoignage apporté aux hommes d’aujourd’hui en faveur de l’Évangile comme facteur de transformation du monde. Je lisais dans un texte de Newman que les communautés bénédictines ont été autrefois des grands foyers d’humanisation. Plaise à Dieu que cette petite Communion de Clerlande, dont nous aimons parler et à laquelle nous voulons croire, apporte sa contribution dans le monde d’aujourd’hui, en quête d’un nouveau style de vie. Seigneur, toi qui viens dans le monde, toi qui adviens, toi qui viens encore, mets nous debout : réveille en nous l’audace, le goût et la folie de « partir vers ce qui arrive ». Nous t’en prions. Les citations de Madeleine Delbrêl sont essentiellement tirées des tomes 7 et 13 des Œuvres complètes. Celles du Père Frédéric Debuyst sont extraites de « Bénédictins, un art de vivre » et de « Saint Benoît, un chemin de discrétion ». 20 1 Clerlande Paroles au fil du temps N° 61 Partir vers ce qui arrive Temps de l’Avent 2015 Père Raphaël Buyse Publiés dans cette collection : Monastèrere Saint-André de Clerlande Allée de Clerlande,1 B-1340 Ottignies Belgique Tél. + 32 10 41 74 63 Fax : + 32 10 41 80 27 Internet : www.clerlande.com Courriel: [email protected] Imprimé au Centre Le Chemin Monastère des Bénédictines Rue du Monastère, 82 B-1330 Rixensart 21