Edith Stein à travers ses lettres

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Edith Stein à travers ses lettres
Vies consacrées, 82 (2010-1), 36-53
Edith Stein à travers ses lettres
Dix ans après sa proclamation comme co-patronne de l’Europe
Il y a dix ans, le 1er octobre 1999, Jean-Paul II proclamait solennellement à Rome Brigitte de Suède, Catherine de Sienne et Edith
Stein co-patronnes de l’Europe. Cette proclamation s’accompagnait d’une lettre «∞∞motu proprio∞∞» dans laquelle le pape donnait
le sens de l’événement1. Parmi les trois saintes, Edith Stein
occupe une place privilégiée. Elle nous entraîne «∞∞au cœur∞∞» d’un
«∞∞siècle tourmenté∞∞»∞∞: le 20e siècle. À la différence de Brigitte de
Suède et de Catherine de Sienne, elle ne vient pas «∞∞d’une famille
chrétienne∞∞». «∞∞Par toute sa vie d’intellectuelle, de mystique, de
martyre∞∞», elle jette «∞∞un pont entre ses racines juives et l’adhésion
au Christ∞∞». Tout en elle «∞∞exprime le tourment de la recherche∞∞»
de la vérité «∞∞et l’effort du ‘pèlerinage’ existentiel∞∞». En «∞∞phénoménologue de naissance∞∞»2, elle s’adonna «∞∞avec une intuition sûre
au dialogue avec la pensée philosophique contemporaine∞∞»3.
«∞∞Son militantisme en faveur de la promotion sociale de la femme
fut particulièrement appréciable pour son temps, et les pages
dans lesquelles elle explora la richesse de la féminité et la mission de la femme du point de vue humain et religieux sont vraiment pénétrantes4. «∞∞Même après être parvenue à la vérité dans
la paix de la vie contemplative∞∞», Soeur Thérèse-Bénédicte de la
Croix «∞∞dût vivre jusqu’au bout le mystère de la Croix∞∞».
«∞∞Son cri se mêla à celui de toutes les victimes de cette épouvantable tragédie, s’unissant en même temps au cri du Christ, qui
1. JEAN-PAUL II, Lettre apostolique en forme de «∞∞motu proprio∞∞» pour la proclamation
de sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne et sainte Thérèse-Bénédicte
de la Croix, Co-patronnes de l’Europe (1er octobre 1999). Nous citons ici surtout les
numéros 8, 3 8 et 9.
2. Nous citons les œuvres complètes en allemand (Edith Stein Gesamtausgabe) sous
leur sigle ESGA∞∞; ici, ESGA 11-12, 6.
3. JEAN-PAUL II, Op. cit., no3.
4. Ibid. no8∞∞; cf. E. STEIN, La femme. Cours et conférences, Paris/Genève/Toulouse,
Cerf/Ad Solem/Carmel, 2009.
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assure à la souffrance humaine une fécondité mystérieuse et
durable. Son image de sainteté reste pour toujours liée au drame
de sa mort violente, aux côtés de tous ceux qui la subirent avec
elle. Et elle reste comme une annonce de l’Évangile de la Croix à
laquelle elle voulut s’identifier par son nom de religieuse∞∞».
Cette brève présentation du texte de Jean-Paul II nous a permis de recueillir la riche palette de sens qu’a voulu offrir le pape
à l’Europe et à l’Église universelle en choisissant la personnalité
et l’œuvre d’Edith Stein.
Nous voudrions maintenant considérer à travers quelques
lettres trois aspects de sa destinée, riches en enseignements5.
Premièrement∞∞: la recherche du sens∞∞; deuxièmement∞∞: la lumière
du Christ∞∞; troisièmement∞∞: l’élection.
La recherche du sens
La vie d’Edith Stein croise les deux guerres mondiales qui ont
déchiré l’Europe dans la première moitié du 20e siècle. Dans la
Vie d’une famille juive rédigée en septembre 1933, un mois environ avant son entrée au carmel de Cologne, Edith Stein consacre
de longues pages à la première Guerre et aux quelques mois
qu’elle a passés dans un hôpital militaire de Moravie6. Les lettres
de ces années de guerre reflètent son profond attachement à
l’Allemagne et à la Prusse, sa passion pour l’histoire et la politique
ainsi que l’aveuglement de son ardente jeunesse. Une lettre du
9 février 1917 adressée à Roman Ingarden est à ce titre exemplaire.
«∞∞Cela me réjouit beaucoup que vous progressiez dans la
connaissance du caractère de l’Allemagne. Vous êtes ‘amoureux
de l’âme polonaise’ […]. Voyez-vous, je puis aussi peu être amoureuse de l’Allemagne que je le suis de moi-même, car je suis celleci même, c’est-à-dire une partie d’elle7∞ ».
5. Les lettres d’Edith Stein sont rassemblées dans trois volumes des œuvres complètes∞∞: ESGA 2, ESGA 3, ESGA 4, Freiburg, Herder, 2000-2001. Voir le tout récent volume,
édité par C. RASTOUIN, Correspondance I (1917-1933), Paris/Genève, Cerf/Ad Solem/
Editions du Carmel, 2009.
6. E. STEIN, Vie d’une famille juive, Paris/Genève, Cerf/Ad Solem, 2001, 345-442.
7. ESGA 4, lettre 7 à R. Ingarden, 9.2.1917.
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Sophie Binggeli
Après avoir distingué les notions de peuple et d’État, Edith
Stein poursuit∞∞:
«∞∞Je crois pouvoir dire de façon tout à fait objective que, depuis
Sparte et Rome, nulle part ailleurs il n’y a eu une conscience si
puissante de l’État comme en Prusse et dans le nouveau Reich
allemand. C’est pourquoi je considère maintenant comme exclu
une défaite∞∞».
La suite des événements lui donnera tort. Elle rapporte
ensuite les sentiments qui furent les siens au moment de la
déclaration de la guerre et de son retour précipité dans sa famille
à Breslau.
«∞∞Le jour de la mobilisation, après un voyage de 24 heures, je
rentrai à la maison et me retirai hors du cercle familial, parce que
je ne pouvais pas supporter d’entendre parler d’affaires insignifiantes (c’est-à-dire personnelles). Une pensée s’imposa soudainement clairement et précisément à mes yeux∞∞: aujourd’hui, ma
vie individuelle a cessé∞∞; tout ce que je suis appartient à l’État∞∞; si
je survis à la guerre, je la recevrai comme un cadeau. Ce n’était
pas le produit d’un état nerveux surexcité, mais cela est resté
vivant en moi jusqu’à aujourd’hui, et je souffre constamment de
ne pas avoir trouvé la place juste pour agir complètement dans
ce sens∞∞».
La fin de la lettre trahit un optimisme forcené∞∞:
«∞∞L’atmosphère chez nous n’est pas du tout oppressée, bien
plutôt à une bravade claire et joyeuse∞∞: ‘et quand le monde serait
plein de diables∞∞!’∞∞».
Ces quelques lignes permettent de pressentir ce que signifiera
la défaite de l’Allemagne pour la jeune patriote∞∞: un bouleversement radical et un ébranlement complet. Quelques mois seulement après cette lettre, elle écrit à nouveau à son ami, le philosophe polonais Roman Ingarden.
«∞∞L’arrogance de la jeunesse est partie au diable. Récemment,
j’ai vu dans ma bibliothèque toute une série de dissertations
d’amis étudiants de Breslau, qui sont maintenant tous morts.
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Edith Stein à travers ses lettres
On a l’impression d’appartenir à une génération disparue depuis
longtemps, et on se demande, étonné, comment il se fait que l’on
vive encore. Certains se réveillent parfois et élèvent une protestation contre cette atmosphère de lassitude et d’accablement. Mais
ce ne sont que des velléités passagères. Globalement, 2 choses
seulement sont capables de me captiver∞∞: la curiosité de voir ce
qui sortira de l’Europe et l’espoir d’accomplir quelque chose en
philosophie8∞ ».
La guerre et son cortège de morts ont fait prendre conscience
à Edith Stein de la fragilité de la vie humaine et de sa propre existence. Les mots qu’elle utilise sont lourds de sens et trahissent une
crise sans précédent. La jeune étudiante s’accroche désormais à
deux repères∞∞: l’histoire de l’Europe et la philosophie. Or tous
deux ne lui ouvrent guère de perspectives.
«∞∞En ce moment un épais nuage recouvre pour moi toute la
situation politique∞∞; mais je pense que l’on verra de nouveau
clair. Vous pensez que les problèmes à résoudre dépassent les
forces humaines. Je le crois assurément aussi, mais je ne peux
pas m’empêcher de penser que l’histoire du monde a un sens et
s’impose, même si aucun homme n’est là pour lui indiquer le
chemin∞∞».
Du côté de la philosophie, Edith Stein brasse les «∞∞masses de
manuscrits∞∞» d’Edmond Husserl, entre autres les Idées et les
notes sur La conscience du temps. L’absence d’échange d’idées
avec le fondateur de la phénoménologie et les obstacles jalonnant la publication des écrits du «∞∞Maître∞∞» rendent le travail de
son assistante ardu, si bien que celle-ci songe à «∞∞rendre son
tablier∞∞». Son travail lui paraît en effet «∞∞dénué de sens∞∞».
La crise existentielle que traverse Edith Stein se présente avec
trois faces∞∞: l’histoire politique de l’Europe, le métier de philosophe9 et la vie affective10. Elle s’étend sur plusieurs années, depuis
8. ESGA 4, lettre 20 à Roman Ingarden, 6.7.1917.
9. Jusqu’à la veille de son entrée au Carmel, Edith Stein tente d’obtenir l’habilitation
à enseigner et se présente en différentes universités. En vain∞∞: elle est femme, elle est
juive.
10. Edith Stein pense par deux fois au mariage∞∞; ni Roman Ingarden, ni Hans Lipps
ne répondront à ses attentes.
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Sophie Binggeli
1916-1917 jusqu’au mois d’avril 192111. Les lettres dépeignent au
jour le jour le caractère aigu de l’épreuve traversée. Dans une
lettre du 6 octobre 1918, nous lisons∞∞:
«∞∞Au reste, tout m’est maintenant naturellement terriblement
égal. Je me force seulement à travailler, parce que je ne sais rien
faire de mieux en ce moment. Le meilleur moyen de s’accommoder de ce monde pitoyable serait d’en prendre congé. J’ai seulement la conviction qu’on n’a pas le droit d’agir si légèrement.
Je pense parfois, lorsque certaines perspectives d’avenir me semblent tout à fait insupportables, à la vie des patriotes polonais
dans ces 150 dernières années. Sauver la foi en son peuple à travers tous les changements, c’est encore plus que la vertu héroïque
des Romains qui ne peut pas survivre à la défaite. Seulement le
devoir de survivre vient trop soudainement et est dur12.
Il est impressionnant de voir qu’Edith Stein a été tentée par
le suicide, mais que l’impératif moral peut-être et la mémoire
enfouie des 10 commandements sûrement l’ont gardée du pire.
Dans une lettre du 25 janvier 1920 à Fritz Kaufmann, elle écrit
encore∞∞:
«∞∞Je sais de par ma propre expérience — car je suis beaucoup
plus familière des dépressions que vous ne le pensez peut-être —
ce que cela fait lorsqu’on laisse ainsi s’installer quelque chose et
que l’on est tourmenté dans le silence, et que la chose prend des
proportions toujours plus démesurées13∞ ».
Deux lettres à Roman Ingarden écrites vers la fin de la première Guerre mondiale méritent d’être citées. La première date
du 29 octobre 1918.
«∞∞Je suis maintenant relativement paisible. On est comme
devant un immense monceau de ruines, encore indécis sur ce que
l’on peut entreprendre. Certes, on ne peut pas se coucher dessus
et s’endormir. Il s’agit de construire une nouvelle maison — mais
11. Cf. E. STEIN, Vie…, 281.
12. ESGA 4, lettre 51 à R. Ingarden, 6.10.1918.
13. ESGA 2, lettre 27 à F. Kaufmann, 25.1.1920.
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comment∞∞? L’avenir est encore complètement voilé. On regarde
alors autour de soi, à la recherche de quelqu’un capable de nous
aider à réfléchir et mettant la main à la pâte. Pour moi, c’est maintenant très pénible de ne trouver personne avec qui je me sente
proche intérieurement. La seule personne qui me soit ici vraiment
proche est le ‘Maître’∞∞; mais il prononce des jugements sans pitié
sur les personnes et les institutions qu’il portait autrefois aux
nues, et cela, je peux à peine l’entendre. Car je me sens comme
quelqu’un qui a grandi avec ce qui s’est maintenant effondré∞∞; j’ai
développé une opposition au ‘système’ et jamais je ne suis restée
sans critique, comme lui. Ce n’est certainement pas l’attitude
vraie que de tourner brusquement le dos à toute l’Histoire. Si seulement on pouvait voir un peu plus clair∞∞! On est comme ivre∞∞!∞∞»14.
Le 27 décembre de la même année∞∞:
«∞∞Je ne vais pas spécialement bien. Je suis saturée et dégoûtée
de la politique. Je manque totalement de l’instrument indispensable à cela∞∞: une conscience solide et une peau épaisse. Il faut
quand même que je tienne jusqu’aux élections15, car il y a énormément de travail. Mais je me sens complètement déracinée et
perdue au milieu des personnes auxquelles j’ai à faire. Quand j’aurai pu me délivrer de tout le désordre ambiant, je veux essayer de
rédiger un travail d’habilitation16∞ ».
Edith Stein a toujours eu un sens aigu des communautés
humaines auxquelles elle appartenait — le peuple allemand,
l’École de Göttingen, le peuple juif, l’Église, le Carmel. Son engagement à leur égard ne connaît pas de demi-mesure. Elle en
fera lourdement les frais, que ce soit du point de vue de l’histoire
de l’Europe ou encore de celui de sa carrière universitaire qui
n’aboutira pas. Il est impressionnant de voir combien ces années
de la première Guerre mondiale sont décisives pour son propre
cheminement. Les événements qu’elle subit et dans lesquels elle
s’engage à corps perdu libèrent la jeune étudiante brillante et
14. ESGA 4, lettre 56 à R. Ingarden, 29.10.1918.
15. Les élections législatives de l’Assemblée nationale auront lieu le 19.1.1919.
Le 15 janvier, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont assassinés.
16. ESGA 4, lettre 63 à R. Ingarden, 27.12.1918.
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trop sûre d’elle-même de son orgueil et de sa suffisance et la
dépouillent de tout appui. Il ne lui reste plus rien∞∞; dans la seule
lettre d’amour d’Edith Stein que nous possédions, adressée à
Roman Ingarden, elle confie∞∞: «∞∞Ce que je cherche maintenant,
c’est le recouvrement de la conscience complètement brisée que
j’ai de moi-même∞∞»17. Edith Stein a été complètement dépossédée d’elle-même par les événements. On comprend mieux ce
qu’a signifié pour elle la découverte du Christ∞∞: «∞∞c’est la vérité∞∞!∞∞»
— aurait-elle dit, suite à la lecture de la Vie de Thérèse d’Avila.
Le baptême signifie pour elle une «∞∞renaissance∞∞»18∞ : le sens est
donné, sa vie n’en déviera pas19.
La lumière du Christ
Deux lettres témoignent de l’orientation radicale donnée à
la vie d’Edith Stein par le baptême. La première, adressée à
Roman Ingarden, reflète la tension entre Edith Stein devenue
catholique et son ami polonais pour qui la foi catholique est
sans intérêt.
«∞∞Le catholicisme n’est pas une ‘religion du sentiment’∞∞; il y est
question surtout de la question de la vérité, et c’est aussi et surtout une affaire de vie et de cœur. Et si le Christ est le centre de ma
vie et l’Église du Christ ma patrie, comme il me sera difficile
d’écrire des lettres dans lesquelles je dois faire soigneusement
attention que rien de ce dont mon cœur est plein ne s’écoule, pour
ne pas susciter la contrariété et éveiller des sentiments hostiles
17. ESGA 4, lettre 25 à R. Ingarden, 24.12.1917.
18. Edith Stein reçut le baptême le 1er janvier 1922 à Bad Bergzabern, en la fête de
la circoncision du Seigneur.
19. On peut lire à ce propos le poème «∞∞Nuit Sainte (Pour Rosa, en souvenir du
24.XII.36) 6.XII.37∞∞» qu’elle écrivit pour l’anniversaire du baptême de sa sœur Rosa.
Il décrit en effet également la propre expérience d’Edith Stein∞∞: «∞∞Mon Seigneur et
mon Dieu, Tu m’as conduite sur un long chemin, obscur, Pierreux et dur. Maintes fois
mes forces faillirent m’abandonner, À peine espérais-je voir un jour la lumière. […]
Est-il possible, Seigneur, que renaisse Celui qui a déjà franchi la moitié de sa vie∞∞?
Tu l’as dit, et pour moi c’est devenu réalité. […] Oh∞∞! Aucun cœur d’homme ne peut
comprendre Ce que Tu réserves à ceux qui T’aiment. Maintenant je T’ai et ne Te
lâcherai jamais plus. Où que conduise le chemin de ma vie, Tu es toujours auprès de
moi, Rien ne pourra jamais me séparer de Ton amour.∞∞» (E. STEIN, Le secret de la Croix,
(V. Aucante, S. Binggeli éd.), Parole et Silence («∞∞Cahiers de l’École Cathédrale∞∞» 34),
1998, 59-61).
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Edith Stein à travers ses lettres
contre ce qui m’est cher et saint∞∞? De telles lettres, je dois en écrire
constamment à la maison, et dois vivre ainsi lorsque je suis à la
maison, et c’est le poids le plus dur qui pèse sur moi. […]∞∞».
Edith Stein compare l’incompréhension de Roman Ingarden
à celle de sa famille juive. L’incompréhension de sa famille constitua pour elle la plus grande épreuve qui l’accompagna jusqu’à
son entrée au carmel et même jusqu’à la mort de sa maman. Edith
Stein répond ensuite à une question de son correspondant renvoyant au temps de leurs études auprès d’E. Husserl.
«∞∞Pour l’autre question∞∞: naturellement je ne voulais pas mettre
en question le fait qu’il y avait eu entre nous — sans considérer tout
le reste — une vraie amitié et que je la considère comme quelque
chose de grande valeur. Mais lorsque je jette maintenant un regard
vers cette époque, se dresse toujours devant moi le sentiment
intérieur de désolation dans lequel je me trouvais alors, cette
confusion indicible et cette obscurité. (Je ne sais pas si vous avez
perçu vraiment cela. De cela, ce que je vivais alors à Fribourg n’était
responsable que pour une toute petite partie. C’était une crise préparée depuis longtemps). J’étais un peu comme quelqu’un qui est
en danger de se noyer, et qui longtemps après est caché en sûreté
dans une chambre lumineuse et chaleureuse, entouré d’amour, de
sollicitude et d’aide∞∞; devant mon âme se dresse l’image du tombeau sombre et froid. Que devrait-on ressentir d’autre sinon de la
frayeur et une reconnaissance infinie pour le bras puissant qui a
saisi et conduit dans une contrée sûre∞∞?20∞ ».
Le contraste entre sa vie antérieure où elle perdait pied et ressemblait plus à un mort qu’à un vivant et sa vie actuelle centrée
sur le Christ et cachée en son Église comme dans «∞∞une patrie∞∞»
est décrit en des termes saisissants. Il s’agit bien d’un passage de
la mort à la vie.
Certes, les épreuves ne manqueront pas dans la suite, comme
le montre cette deuxième lettre, écrite le 2 février 1942 au carmel
d’Echt en pleine seconde Guerre mondiale, quelques mois seulement avant son arrestation et sa déportation à Auschwitz.
20. ESGA 4, lettre 96 à R. Ingarden, 13.12.1925.
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Sophie Binggeli
«∞∞Nous sommes naturellement très reconnaissantes du fait
que nous puissions au moins pour le moment rester (du point de
vue des hommes cela signifie∞∞: ne pas partir). Le ‘pour le moment’
dépend complètement de l’allure que vont prendre les événements — un motif de plus, dans les grandes intentions générales,
pour prier sans se lasser. Pensez aussi, je vous prie, que nous
devons attendre encore une invitation pour Amsterdam que nous
ne pourrons pas refuser. Il ne s’agira pas du bienveillant Joodschen
Raad (Conseil Juif) mais des SS. Mais on tolérera encore cela si
ensuite on nous laisse aller en paix. Nous avons encore un peu
d’espoir∞∞; il semble que l’on ne soit pas pressé avec nous, parce que
d’après le questionnaire, il n’y a rien à venir chercher chez nous.
En tout cas, nous nous confions à votre prière pour tout ce qui peut
encore arriver.
Hier, devant la petite image de l’Enfant Jésus de Prague, il
m’est venu à l’esprit qu’il portait la couronne impériale∞∞; ce n’est
sûrement pas un hasard qu’il soit apparu avec une telle efficacité
à Prague. Prague fut des siècles durant le siège de l’ancien Empire
romain germanique. Cette ville produit une impression majestueuse, et je ne connais aucune autre ville à laquelle je puisse la
comparer — ni Paris, ni Vienne. L’Enfant Jésus est venu à Prague
au moment même où la politique impériale déclinait. N’est-ce
pas lui l’‘empereur secret’ qui doit mettre un jour fin à toute
détresse∞∞? Oui, il tient en mains les rênes alors que les hommes
pensent gouverner21∞ ».
Face à la dictature nazie, Edith Stein sait que la clé de l’énigme
de l’histoire se trouve ailleurs, dans les mains du Fils de l’homme.
«∞∞Plus il fait nuit ici, plus nous devons ouvrir notre cœur à la
lumière d’en haut∞∞» — note-t-elle dans une autre lettre22.
Elle-même dut apprendre à remettre peu à peu sa vie dans
les mains d’un autre. Le 27 avril 1917, elle disait avoir «∞∞le sentiment angoissant de ne plus avoir sa vie si fermement en main
qu’autrefois∞∞»23. Plus tard, elle conseillera à son ami Fritz Kaufmann «∞∞de devenir un enfant et de remettre sa vie avec toutes
ses recherches et ses réflexions entre les mains du Père∞∞»24. Enfin,
21.
22.
23.
24.
44
ESGA 3, lettre 726 à J. van Weersth, 2.2.1942.
ESGA 3, lettre 580 à P. Brüning, 9.12.1938.
ESGA 4, lettre 17 à R. Ingarden, 27.4.1917.
ESGA 2, lettre 54 à F. Kaufmann, 6.1.1927.
Edith Stein à travers ses lettres
s’expliquant sur son activité de conférencière foncièrement orientée vers «∞∞le surnaturel∞∞», elle écrit∞∞:
«∞∞Si je ne devais plus pouvoir en parler, je ne monterais plus
sur aucune estrade. Ce n’est au fond qu’une petite, une simple
vérité que j’ai toujours à dire∞∞: comment on peut apprendre à vivre
la main dans la main du Seigneur25∞ ».
Quelques mois après son arrivée au carmel d’Echt, elle se
confie∞∞:
«∞∞Ma disposition fondamentale depuis que je suis ici est la
reconnaissance. Gratitude que je puisse être ici et que la maison
soit comme elle est. Il m’apparaît toujours vivement que nous
n’avons pas de demeure durable ici. Je n’ai pas d’autre désir
que la volonté de Dieu se fasse en moi et par moi. De lui dépend
combien de temps il me laisse ici et ce qui arrivera ensuite.
In manibus tuis sortes meae26. Là tout est bien gardé. Mais beaucoup de prière est nécessaire pour rester fidèle dans cette situation. Surtout pour la multitude qui doit porter quelque chose de
plus dur que moi et n’est pas aussi ancrée dans l’Éternel. Je suis
donc de tout cœur reconnaissante à tous ceux qui apportent leur
aide27∞∞».
C’est au carmel que se révélera le sens particulier de sa vocation à travers son nom de religion «∞∞Soeur Thérèse Bénédicte de
la Croix∞∞».
«∞∞Je dois vous dire que c’est déjà en tant que postulante que
j’apportai mon nom de religion dans la maison. Sous la croix, je
compris le destin du peuple de Dieu qui s’annonçait déjà. Je pensais que ceux qui comprenaient que c’était la croix du Christ
devaient la prendre sur eux au nom de tous. Certes, je sais davantage qu’alors ce que signifient des noces avec le Seigneur sous le
signe de la croix. On ne le comprendra véritablement jamais,
parce que c’est un mystère28∞ ».
25.
26.
27.
28.
ESGA 2, lettre 150 à A. Jaegerschmid, 28.4.1931.
«∞∞Mes temps sont dans ta main∞∞» (Ps 31,16).
ESGA 3, lettre 614 à P. Brüning, 16.4.1939.
ESGA 3, lettre 580 à P. Brüning, 9.12.1938.
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Sophie Binggeli
À propos du «∞∞nom de religion∞∞», elle note que son «∞∞sens le
plus profond est que nous avons à vivre une vocation personnelle
dans le sens de certains mystères∞∞»29. Elle-même a compris
qu’elle se réaliserait «∞∞sous le signe de la croix∞∞», dans l’unité de
sa filiation à l’égard du peuple juif comme de l’Église30. «∞∞Vous ne
pouvez pas savoir ce que cela signifie pour moi lorsque le matin,
j’entre dans la chapelle et que, regardant le tabernacle et l’image
de Marie, je me dis∞∞: ils étaient de notre sang∞∞» — confia-t-elle un
jour au jésuite Johannes Hirschmann31.
L’élection
La vie d’Edith Stein unit mystérieusement ses «∞∞racines juives∞∞» et l’«∞∞adhésion au Christ∞∞». Sa naissance le jour de la fête
juive du Grand Pardon laissait présager un avenir plein de sens32.
Mais son baptême, le 1er janvier 1922, puis l’entrée au carmel de
Cologne, le 14 octobre 1933, rencontreront la plus vive incompréhension auprès de sa famille juive33. Citons pour exemple
quelques lettres. La première fut écrite avant le baptême.
29. ESGA 3, lettre 352 à P. Brüning, 14.12.1934.
30. Lors de la béatification à Cologne, le 1er mai 1987, Jean-Paul II termina son homélie par les mots suivants∞∞: «∞∞Mes chers frères, mes chères sœurs, c’est aujourd’hui un
grand jour pour l’Église du XXe siècle∞∞: inclinons-nous profondément devant ce
témoignage de vie et de mort livré par Edith Stein, cette remarquable fille d’Israël
qui fut en même temps fille du Carmel et sœur Thérèse Bénédicte de la Croix, une
personnalité qui réunit pathétiquement, au cours de sa vie si riche, les drames de
notre siècle.∞∞» (JEAN-PAUL II, «∞∞Homélie pour la béatification d’Edith Stein à Cologne∞∞»,
Documentation catholique 1941 (1987), 571-574, no9).
31. J. HIRSCHMANN, «∞∞Schwester Teresia Benedicta vom heiligen Kreuz∞∞», W. Herbstrith
éd., Edith Stein. Ein neues Lebensbild in Zeugnissen und Selbstzeugnissen, Freiburg,
Herder, 31987 (11983), (151-155) 153.
32. Edith Stein décrit dans Vie d’une famille juive les fêtes juives∞∞: «∞∞Le jour le plus
solennel de toutes les fêtes juives est le jour du Grand Pardon. […] Ce jour avait pour
moi une signification particulière∞∞: j’étais née en ce jour du Grand Pardon et ma mère
l’a toujours considéré comme le vrai jour de mon anniversaire, même si le 12 octobre était le jour des vœux et des cadeaux. (Elle-même fêtait son propre anniversaire
selon le calendrier juif, à la fête des Tentes, mais elle n’avait plus maintenu cet usage
pour ses enfants.) Elle a accordé beaucoup d’importance à ce fait et je pense que
cela a contribué plus que tout autre à lui rendre particulièrement cher son dernier
enfant. Et comme nos deux destins sont tout particulièrement indissociables, il n’est
pas déplacé que, dans cette biographie de ma mère, je parle un peu plus de ma propre évolution que de celle de mes frères et sœurs.∞∞» (E. STEIN, Vie…, 84-85)
33. Dans le texte «∞∞Comment je suis venue au Carmel de Cologne∞∞», Edith Stein relate
en des termes dramatiques le dernier mois passé dans sa famille avant son départ
et l’atmosphère accablante qui régnait dans la famille (E. STEIN, «∞∞Comment je suis
venue au carmel de Cologne∞∞», in Le secret…, 81-104).
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Edith Stein à travers ses lettres
«∞∞Je passe en ce moment des jours très difficiles. Pour ma mère,
la conversion est le pire que je puisse lui infliger, et c’est terrible
pour moi de voir combien elle se tourmente ainsi et de ne pouvoir
en rien la soulager. Il y a en effet ici une limite absolue à la compréhension34∞ ».
Quelques lettres évoquent les semaines qui précédèrent son
entrée au carmel.
«∞∞Durant ces derniers jours et semaines, c’était pour moi toujours une consolation et un réconfort lorsque quelqu’un fortifiait
ma foi solide en ma vocation. Dans mon entourage proche, je ne
voyais en effet que la grande douleur que causait mon départ.
Il apparaissait comme une cruauté inconcevable35∞ ».
Edith Stein écrit également à sa marraine de baptême,
Hedwig Conrad-Martius.
«∞∞Les dernières semaines à la maison et les adieux furent naturellement très durs. Il était tout à fait impossible de faire comprendre à ma mère quelque chose. Elle demeurait dans sa grande
dureté et son incompréhension, et je ne pouvais avancer que dans
la confiance solide en la grâce de Dieu et la force de notre prière.
Comme ma mère est elle-même croyante et qu’elle a également
une forte nature, cela a été en un sens aussi plus facile. Je peux,
comme toutes les années qui ont précédé, écrire chaque semaine
à la maison et je reçois aussi une lettre de la famille chaque
semaine précisément. Tous mes frères et sœurs étaient touchants
de bonté et d’affection. Rosa m’est tout à fait proche intérieurement. Elle a confiance dans le secret que cela lui arrive aussi. Nous
n’avons pas eu besoin d’en parler36∞ ».
Pour la mère, ce qu’Edith Stein a entrepris est «∞∞la pire chose
qu’elle pouvait imaginer∞∞»37. Sa fille expérimente d’autant plus
douloureusement cette déchirure que c’est dans la lumière du
Christ qu’elle a découvert le mystère de l’élection d’Israël et de
34.
35.
36.
37.
ESGA 4, lettre 78 à R. Ingarden, 15.10.1921.
ESGA 3, lettre 292 à P. Brüning, 18.10.1933.
ESGA 3, lettre 294 à H. Conrad-Martius, 31.10.1933.
ESGA 2, lettre 280 à C. Kopf, 13.9.1933.
47
Sophie Binggeli
sa propre vocation. Elle sait que sa mère «∞∞a une grande foi en Dieu,
qui l’a conduite durant toute sa longue et difficile vie∞∞»38. Elle
connaît son «∞∞amour de Dieu très fort et très authentique∞∞», et aussi
son «∞∞amour∞∞» pour son enfant «∞∞que rien ne peut ébranler∞∞»39.
La vie d’Edith Stein au Carmel sera marquée au fer rouge par
cette épreuve.
«∞∞Je demande instamment votre prière dans les semaines qui
viennent, car je sais que le saint habit doit encore être obtenu par
de rudes épreuves. Vous vous êtes déjà rendu compte que ma
mère se protège une fois encore de toutes ses forces contre la décision imminente. C’est difficile de voir la douleur et la détresse
d’une telle mère et de ne pouvoir y remédier par aucun moyen
humain40∞ ».
Edith Stein n’informera pas sa mère de la cérémonie de sa
prise d’habit.
«∞∞Ma mère ne sait rien de la prise d’habit. Mes frères et sœurs
m’ont écrit∞∞; il fut très pénible pour Rosa, de ne pas pouvoir venir.
Elle m’a offert la soie pour l’habit de mariée maintenant transformé en vêtement de messe41∞ ».
L’animosité de la mère ne diminuera pas, bien au contraire.
Edith Stein écrit à sa sœur Erna∞∞:
«∞∞Maman a visiblement repris espoir, car elle écrit de nouveau
— après une longue pause de plusieurs semaines — et chaque fois
avec une petite attaque. Elle parle sûrement comme cela aussi
avec vous, et vous devez lui cacher ce que vous savez. C’est aussi
triste pour moi de voir quelle caricature elle se fait — pas seulement de notre foi et de la vie dans les ordres, mais aussi de mes
motifs personnels — et de ne rien pourvoir y changer. Mais je sais
que toute parole serait vaine et l’irriterait inutilement42∞ ».
38.
39.
40.
41.
42.
48
ESGA 2, lettre 262 à H. et Th. Conrad, 20.6.1933 (?).
ESGA 3, lettre 290 à G. von le Fort, 17.10.1933.
ESGA 3, lettre 303 à P. Brüning, 26.1.1934.
ESGA 3, lettre 324 à C. Kopf et A. Stadtmüller, 3.5.1934.
ESGA 3, lettre 325 à E. Biberstein, 4.5.1934.
Edith Stein à travers ses lettres
Dans une autre lettre, elle raconte à son neveu sa vie au carmel et la cérémonie de la prise d’habit.
«∞∞Grand-mère ne sait encore pas que je porte l’habit monastique. Le mieux est que tu ne le mentionnes pas du tout devant elle.
Elle m’écrit bien parfois un salut, mais elle ne parle pas volontiers
de moi. […] Mon nouveau nom est maintenant Teresia Benedicta
a Cruce. Mes sœurs m’appellent sœur Benedicta. Si tu aimes
mieux, tu peux utiliser l’ancien nom. Seulement pour l’adresse tu
pourrais plutôt utiliser le nouveau. Et tu ne m’en voudras pas si je
prends ce nom que j’ai demandé pour moi.∞∞»43
L’épreuve, elle non plus, ne diminuera pas avec le temps,
même si la mère en vient à ajouter au bas des lettres∞∞: «∞∞salutations
à tous∞∞»44. Les mois précédant sa mort sont particulièrement durs
pour Edith Stein.
«∞∞Un assez long temps de souffrance est à prévoir. C’est dur.
Vous écriviez, chère Mère45, que le Seigneur compterait à ma mère
son espérance dans le Messie. Si seulement elle l’avait∞∞! La foi au
Messie a presque disparu chez les juifs aujourd’hui, même les
croyants. Et presque autant la foi en la vie éternelle. C’est pourquoi je n’ai pu faire comprendre à ma mère ni ma conversion, ni
mon entrée dans les ordres. Et c’est pourquoi elle souffre maintenant de nouveau beaucoup de la séparation, sans que je puisse lui
adresser une consolation. Je dois lui écrire, mais ne peux rien
exprimer d’essentiel. Je ne peux que compter sur le fait que, sa
vie durant, elle a eu une confiance d’enfant en Dieu et que ce fut
une vie de sacrifice. Peut-être la séparation d’avec sa plus jeune
enfant qu’elle a toujours aimée particulièrement et les petites
remarques que j’ai parfois osées, ont-elles pénétré dans les profondeurs de l’âme, dont rien ne perce vers l’extérieur. Spem suam
Deo committere∞∞!46, dit St Benoît47∞ ”.
Dans plusieurs lettres, elle demande à ses correspondants de
prier pour sa mère.
43.
44.
45.
46.
47.
ESGA 3, lettre 329 à W. Gordon, 23.5.1934.
ESGA 3, lettre 446 à P. Brüning, 24.3.1936.
Titre donné à sa correspondante, P. Brüning.
«∞∞Mettre son espoir en Dieu.∞∞»
ESGA 3, lettre 467 à P. Brüning, 19.7.1936.
49
Sophie Binggeli
«∞∞Elle rumine en se demandant pourquoi sa benjamine l’a
‘abandonnée’. Ce que j’ai essayé parfois de dire, elle ne voulait pas
l’entendre. Je ne dois d’ailleurs écrire que des choses tout à fait
‘anodines’. On aimerait pourtant tellement que maintenant quelque lumière lui soit donnée sur son chemin obscur. Je ne peux que
prier que le Seigneur lui-même l’illumine. Je suis reconnaissante
de tout cœur à ceux qui m’aident en cela.∞∞»48
La veille de sa mort, elle écrit encore à propos de sa mère∞∞:
«∞∞La phrase ‘Scimus, quoniam diligentibus Deum…’49 s’applique aussi à ma chère mère, car elle a toujours vraiment aimé ‘son’
cher Dieu (comme elle disait souvent insistance), supporté beaucoup de choses difficiles dans la confiance en lui et fait beaucoup
de bien. Je pense aussi que ces derniers mois, durant lesquels
sa vie était déjà en danger, furent un temps de grâce particulier,
surtout ces derniers temps, depuis qu’elle ne se soucie plus du
tout de la vie extérieure. Personne ne sait ce qui se passe alors dans
l’âme sinon le Seigneur seul.
Cette parole de l’épître aux Romains fut ma grande consolation et ma joie à Münster, durant l’été 1933, alors que mon avenir
était encore totalement obscur. […] Ce doit être maintenant aussi
mon soutien. Ma mère était le lien fort qui unissait la famille,
maintenant déjà 4 générations. Le souci à son égard nous rassemble encore tous, même les petits-enfants qui sont dans des
contrées étrangères. Ce qui viendra ensuite pour ceux qui demeurent sera encore plus difficile. Je devrai durant toute ma vie répondre d’eux, avec ma sœur Rosa qui fait un avec moi dans la foi50∞ ».
Edith Stein, dont les lettres nous ont montré combien elle
était attachée à sa mère, connaît mieux que quiconque ce que
représente sa mère pour la famille désormais dispersée et victime de la persécution. Elle sait le rôle irremplaçable qu’elle a
joué pour ses frères et sœurs qui ont tous abandonné la religion,
à l’exception de Rosa qui suit le même chemin qu’elle. D’une certaine façon, de par sa vocation, elle a conscience d’avoir elle aussi
48. ESGA 3, lettre 473 à H. Conrad-Martius, 20.8.1936.
49. Rm 8,28∞∞: «∞∞Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour
leur bien, avec ceux qu’il a appelés selon son dessein.∞∞»
50. ESGA 3, lettre 476 à P. Brüning, 13.9.1936.
50
Edith Stein à travers ses lettres
une mission à leur égard, à la suite de sa mère. Ce «∞∞passage∞∞» de
la mère juive croyante à la fille carmélite illustre le paradoxe de
l’élection d’Israël et de l’Église, le paradoxe de l’accomplissement.
Recueillons ce qu’elle écrit après la mort de sa mère∞∞:
«∞∞Je pense naturellement constamment à ma chère mère.
Mais la vive douleur des premiers jours s’est calmée, car je peux
espérer avec assurance que Dieu l’a prise auprès de lui51∞ ».
Et dans une autre lettre∞∞:
«∞∞La nouvelle de sa conversion est une rumeur complètement
infondée. Je ne sais qui peut l’avoir émise. Ma mère a tenu fermement à sa foi jusqu’à la fin. Et parce que sa foi et sa confiance ferme
en son Dieu ont persisté depuis sa tendre enfance jusqu’à ses
87 ans et demeurèrent en fin de compte vivantes en elle jusque
dans le dernier dur combat de la mort, j’ai l’assurance qu’elle a
trouvé un juge très miséricordieux et qu’elle est maintenant mon
aide la plus fidèle pour parvenir moi aussi au but52∞ ».
Edith Stein connaît la foi profonde de sa mère, et d’une certaine manière elle va la relayer auprès de ses frères et sœurs par
la prière et l’intercession. Le 12 août 1938, elle écrit∞∞:
«∞∞Tous mes frères et sœurs et leurs enfants sont dans une
grande détresse. Je dois prier pour eux, pour qu’ils trouvent une
patrie sur terre et au ciel. Voulez-vous aussi m’aider un peu à
cela∞∞?∞ »53.
L’année 1938 est l’année de sa profession perpétuelle∞∞; l’hostilité croissante à l’égard des juifs oriente le don qu’elle fait d’ellemême plus particulièrement vers son peuple avec lequel elle se sait
intimement solidaire. Le 31 octobre, elle confie ses préoccupations à propos de sa famille restée à Breslau.
«∞∞Économiser n’a pas de sens maintenant car lorsqu’ils quittent le pays, ils doivent tout laisser. Si seulement ils savaient où
51. ESGA 3, lettre 481 à P. Brüning, 3.10.1936.
52. ESGA 3, lettre 482 à C. Kopf, 4.10.1936.
53. ESGA 3, lettre 564 à M. Mayer, 12.8.1938.
51
Sophie Binggeli
aller∞∞! Mais j’ai confiance que, dans l’éternité, la Mère54 veille sur
eux. Oui, le Seigneur a pris ma vie pour tous. Je pense sans cesse
à la reine Esther qui précisément fut prise du sein de son peuple
pour intercéder devant le roi pour son peuple. Je suis une petite
Esther, très pauvre et très impuissante, mais le Roi qui m’a choisie est infiniment grand et miséricordieux. C’est une si grande
consolation55∞ ».
Dans une autre lettre datée du même jour, elle redit sa
confiance.
«∞∞J’ai la ferme confiance que ma mère a maintenant le pouvoir
d’aider ses enfants dans leurs grands tracas56∞ ».
Mystérieusement, l’intercession de Marie et celle de sa propre mère s’unissent sous la plume d’Edith Stein. Elle-même se
sait choisie par le Seigneur, à l’image de la reine Esther. Au lendemain de la terrible «∞∞nuit de cristal∞∞», elle écrit∞∞:
«∞∞Vous pouvez penser que j’ai maintenant de très graves soucis pour mes proches. Voulez-vous m’aider à ce que pour eux aussi
une grande lumière se lève dans l’obscurité∞∞?∞∞»57
Conclusion
Les lettres d’Edith Stein offrent un exemple remarquable de
la façon dont des écrits contextuels et limités, adressés à un
correspondant, répondant à une demande singulière, acquièrent une extension nouvelle. Une expérience humaine contingente livre une vérité et un sens qui tend à l’universalité. Elle
transmet un enseignement qui n’a pas la forme d’une analyse
ou d’une synthèse, mais qui porte le cachet d’authenticité de la
vie.
Nul ne sait ce qu’aurait été la destinée d’Edith Stein si celleci n’avait traversé la grave crise existentielle qui la plongea dans
54.
55.
56.
57.
52
Marie.
ESGA 3, lettre 573 à P. Brüning, 31.10.1938.
ESGA 3 lettre 572 à H. Dülberg, 31.10.1938.
ESGA 3, lettre 577 à K. Schreiner, 10.11.1938.
Edith Stein à travers ses lettres
un gouffre. Les années de la première Guerre mondiale l’ont
préparée à donner un autre sens aux événements tragiques qui
bouleversèrent ensuite l’Europe. Elles ont permis au Christ de
devenir «∞∞le centre∞∞» de sa vie et d’irradier en elle son mystère de
lumière et de vérité. Les épreuves certes ne lui manqueront pas.
Elles atteindront un paroxysme dans la confrontation avec sa
mère et dans la persécution qui s’abat sur le peuple juif. Fille
d’Israël et fille de l’Église, Sœur Thérèse Bénédicte répond par
l’offrande généreuse d’elle-même. Héritière de la promesse dans
la lignée de ses pères, elle deviendra à l’instar d’Abraham, bénédiction pour l’Europe.
Sophie Binggeli
25, rue Auguste Bailly
FR-92400 Courbevoie,
France
L’auteur de l’ouvrage récent Le féminisme chez Edith Stein (Paris, Parole
et Silence, Collège des Bernardins∞∞: Essai, 2009) réunit dans cet article des
lettres de la sainte, en traduction originale, qui illustrent de façon remarquable la crise existentielle et la quête douloureuse de sens qui fut la
sienne au moment de la première Guerre mondiale jusqu’au jour de son
baptême. Le Christ lui donna la lumière décisive sur sa destinée et sur son
appartenance au peuple juif. Marquée par la foi de sa mère juive,
elle découvrit le sens de l’élection d’Israël et y resta fidèle jusqu’à sa mort
à Auschwitz.
53