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Le plus beau des instruments
À en juger par sa taille, notre appareil vocal n’est pas un instrument
de musique très impressionnant. Pourtant, les grands chanteurs produisent
des sons remarquables. Comment s’y prennent-ils?
Ingo Titze
S
i l’on plaçait l’appareil vocal de l’homme
au milieu des instruments traditionnels de
l’orchestre, il ne susciterait guère d’enthousiasme. De par sa taille, entre autres,
la boîte laryngée et les voies aériennes
qu’elle délimite seraient voisines du
piccolo, une sorte de flûte traversière et
l’un des plus petits instruments de musique. Pourtant, les
chanteurs chevronnés rivalisent très bien avec les instruments de musique fabriqués par l’homme, pris individuellement, et même avec un orchestre. En étudiant
comment la voix produit une remarquable gamme de sons,
on a récemment montré que les éléments de l’appareil
vocal interagissent avec une grande complexité… pour
former un instrument hors du commun.
Depuis plus de 50 ans, les scientifiques expliquent la
capacité de la voix à chanter en faisant appel à une théorie linéaire de l’acoustique selon laquelle la source du son
et son résonateur (ou amplificateur) fonctionnent indépendamment l’un de l’autre (la fréquence du son émis est
proportionnelle à une grandeur physique de la source, sa
longueur par exemple). Toutefois, on sait maintenant que
les interactions non linéaires, où la source et le résonateur
s’influencent l’un l’autre, jouent un rôle important et inattendu dans la production du son chez l’homme. Cette découverte permet de comprendre pourquoi les grands chanteurs
ont des voix si étonnantes.
Un instrument de musique est constitué de trois éléments : une source qui vibre pour créer une fréquence dite
fondamentale, qu’on perçoit comme la hauteur du son, et
des fréquences plus élevées ou harmoniques (des multiples
entiers de la fréquence fondamentale) définissant le timbre
ou couleur du son ; un ou plusieurs résonateurs qui renforcent ces fréquences en augmentant leur intensité vibratoire ; et une surface ou un orifice émetteur qui transfère le
son à l’air ambiant et, in fine, à l’oreille de l’auditeur.
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Par exemple, avec une trompette,
les lèvres du musicien vibrent
quand l’air expulsé par les poumons afflue dans une embouchure en forme de coupelle
– nommée cuvette ou bassin :
elles engendrent alors une fréquence fondamentale et plusieurs harmoniques. Les tubes
métalliques de l’instrument
agissent comme des résonateurs, et l’ouverture évasée
– le pavillon – de la trompette
émet le son. Les trompettistes
jouent sur une fréquence fondamentale en modifiant la
tension de leurs lèvres et en appuyant sur les pistons pour
changer la longueur effective des tubes. Prenons un
autre exemple : le violon. Les cordes vibrent pour
créer les sons, la cavité d’air centrale et le dessus
en bois – la table d’harmonie – apportent la résonance, et les ouvertures en forme de f – les ouïes –
de la table d’harmonie transmettent le son à
l’air ambiant.
Comment l’appareil vocal humain fonctionne-t-il ? Un chanteur fait vibrer ses cordes
vocales en faisant passer de l’air entre celles-ci
pour engendrer les fréquences sonores (voir l’encadré
page 42). Les cordes vocales sont des faisceaux de tissu spécialisé, formant deux petits rubans horizontaux qui délimitent la glotte, un espace ouvrant sur la trachée. Elles
ressemblent plus à des lèvres qu’à des cordes. Elles produisent une fréquence fondamentale en oscillant rapide-
La voix humaine, étonnamment souple, crée des sons aussi riches
et complexes que ceux des instruments de musique, mais avec un
équipement plus réduit.
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ment lorsqu’elles entrent en contact, puis se séparent pour
revenir à nouveau au contact l’une de l’autre. Ce qui ouvre
et ferme alternativement la glotte. Le vestibule laryngé,
c’est-à-dire la cavité aérienne située au-dessus du larynx,
agit comme l’embouchure de la trompette pour coupler le son au reste du résonateur, le conduit vocal.
Les lèvres émettent le son vers l’extérieur, comme le
pavillon de la trompette.
Des fabricants d’instruments de musique examinant
des cordes vocales, qui ne sont pas plus grosses que l’ongle
du pouce, penseraient qu’elles n’ont guère de potentiel
pour fabriquer des sons. Outre leur petite taille, elles semblent trop molles et trop souples pour entretenir une vibration et créer toute une variété de fréquences.
Si les cordes vocales sont effectivement petites, les
voies aériennes assurent suffisamment de résonance pour
renforcer le son du larynx. Mais là encore, il est difficile
de convaincre les fabricants : des statistiques portant
sur des centaines de sujets masculins ont montré que le tractus vocal d’un homme adulte
mesure en moyenne 17 centimètres, des
cordes vocales aux lèvres. Celui des femmes
est plus court d’environ 20 pour cent. Soit
moins que la longueur d’un piccolo (qui fait
environ 30 centimètres). Les instruments à
vent dont l’étendue sonore est proche de la
voix humaine – les trombones, les trompettes,
les bassons – ont des tubes beaucoup plus
longs ; par exemple, le pavillon et les pistons
d’une trompette font environ deux mètres, et
ceux d’un trombone environ trois.
D’où viennent les sons?
Avant de découvrir pourquoi les cordes vocales
fonctionnent si bien, voyons d’abord quelques caractéristiques des sources sonores. Pour qu’une anche ou
une corde entretienne sa vibration, elle doit être constituée d’un matériau élastique lui permettant de revenir à
sa position initiale quand elle est déformée. L’élasticité
est mesurée par la rigidité (ou inversement, la flexibilité)
ou la tension : une anche a une rigidité de courbure ; une
corde vibre sous tension. En général, la rigidité ou la
tension d’une source sonore détermine les fréquences du son qu’elle peut produire par
une relation mathématique
Aaro
n Go
odm
an
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en racine carrée. Ainsi, si l’on veut multiplier par deux la
fréquence d’une corde en acier de longueur donnée – c’està-dire augmenter le son d’une octave –, il faut multiplier
par quatre la tension de la corde. Cette condition limite donc
la gamme de fréquences que l’on peut obtenir en modifiant la rigidité ou la tension d’une source sonore.
Mais un instrumentiste peut aussi changer la fréquence
de vibration d’une source sonore en allongeant ou en raccourcissant l’élément oscillant. Dans une corde, par exemple,
les fréquences sont inversement proportionnelles à la longueur du segment vibrant. Un instrumentiste qui appuie
sur une corde avec le doigt – il réduit sa longueur effective – sélectionne donc différentes fréquences ; si la longueur vibrante d’une corde est réduite de moitié sans
modification de la tension, la fréquence de vibration double.
Et pour avoir une gamme de fréquences plus étendue, un
instrument possède souvent plusieurs cordes…
En conséquence, on dispose de trois méthodes pour
changer la fréquence d’un instrument à corde : modifier
la longueur d’une corde, changer sa tension ou passer à
une autre corde. En général, les musiciens fixent les tensions en ajustant les chevilles où les cordes sont enroulées ; une fois accordées, les cordes gardent toujours la
même tension entre leurs extrémités. Les instrumentistes ne peuvent jamais agir en même temps sur la longueur et la tension d’une corde.
En revanche, les chanteurs « jouant des cordes vocales »
font ce qu’aucun autre instrument à cordes ne peut faire :
changer simultanément la longueur et la tension du matériau vibrant… pour modifier la fréquence du son. Au lieu
d’appuyer sur une corde vocale avec le doigt pour réduire
sa longueur, on utilise des muscles qui font bouger ses extrémités. Mais doit-on allonger ou raccourcir les cordes vocales
pour augmenter la fréquence ? La question est difficile :
des cordes vocales plus longues devraient vibrer à une fréquence plus basse et donc donner un son plus grave, mais
des cordes vocales plus tendues vibreraient à une fréquence
plus élevée pour produire un son plus aigu !
Longueur et tension de la source
changent en même temps
Selon la formule physique décrivant la fréquence de vibration d’une corde fixée à ses deux extrémités et sous tension, pour obtenir une élévation maximale de la fréquence,
on doit augmenter la tension – précisément la contrainte
de tension, c’est-à-dire la tension par unité de surface en
coupe transversale – tout en diminuant la longueur. Une
telle réaction nécessite un élément vibrant peu ordinaire, car la plupart des matériaux ne peuvent augmenter leur tension – la contrainte – que lorsqu’ils sont allongés.
Comment faire de la musique
Presque tous les instruments de musique et la voix humaine présentent trois éléments fondamentaux : (1) une source qui vibre pour créer des ondes de pression dans l’air, lesquelles oscillent à
une fréquence fondamentale (perçue comme la hauteur du son) et à des fréquences harmoniques
associées (des multiples entiers de la fréquence fondamentale, qui définissent le timbre ou la couleur du son) ; (2) un résonateur qui renforce ou amplifie la fréquence fondamentale et ses harmoniques ; (3) un émetteur du son qui transmet le son à l’air ambiant et à l’oreille de l’auditeur.
Chevilles
VIOLON
Manche
SYSTÈME VOCAL HUMAIN
1 Source du son (corde)
Cavité buccale
3 Émetteur du son
(bouche)
Pharynx
(gorge)
2 Résonateur
(table d’harmonie)
2 Résonateur du son
(voie aérienne)
Larynx
1 Source du son
(les cordes vocales du larynx)
3 Émetteur du son (ouïe)
Trachée
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Steve Dibblee/iStock Photo, Adam Questell
Chevalet
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C’est ce qu’on observe avec un ruban en caoutchouc : si
on tire dessus, il se tend. Ainsi, la longueur et la tension
s’opposent si l’on veut changer la fréquence.
Or les cordes vocales sont constituées d’un matériau
en trois parties, ce qui leur confère des propriétés uniques (voir
l’encadré ci-contre). L’un des constituants est un ligament qui
ressemble un peu à un cordon (d’où le nom de cordes
vocales). Les scientifiques ont montré que la tension de ce
ligament augmente de façon non linéaire avec sa longueur :
il est presque relâché quand il est raccourci, mais très
tendu lorsqu’il est allongé. L’étirer de 1 à 1,6 centimètre
par exemple suffit à augmenter sa tension d’un facteur 30,
c’est-à-dire que la fréquence de vibration est multipliée
par cinq. Mais cette augmentation de longueur de 60 pour
cent réduit la vitesse de vibration, de sorte que la fréquence triple seulement – ce qui représente une octave et
demie. La plupart d’entre nous parlons et chantons dans
cette gamme de fréquences, mais la tessiture – l’ensemble
des sons produits avec aisance – de certains chanteurs s’étend
sur deux ou trois octaves…
En outre, on dispose d’un autre moyen pour élargir la
gamme des fréquences des cordes vocales. Il s’agit d’un
matériau, le tissu musculaire, dont la tension augmente
quand il se raccourcit. La contraction des fibres musculaires dans une corde peut augmenter sa tension, même
si elle se raccourcit. Le tissu musculaire représente environ 90 pour cent du volume de la corde vocale.
Mais comment la corde est-elle maintenue en vibration, alors qu’on ne peut pas la courber ou la tirer dans le
larynx ? La seule source d’énergie disponible pour déformer les cordes vocales et induire une vibration – à la
façon du vent faisant flotter un drapeau – est le flux d’air
provenant des poumons. Or un muscle et un ligament seuls
seraient trop rigides pour produire de telles vibrations
quand l’air frôle leurs surfaces. Pour que l’oscillation ait
lieu, il faut un tissu superficiel mou et souple qui puisse
réagir au flux d’air en créant des ondulations semblables
à celles que le vent forme à la surface de l’océan.
Des cordes vocales uniques
la différence des cordes du violon, les cordes vocales
situées dans le larynx et formant la source sonore ont
une structure complexe, en trois parties, qui nous
permet de produire des fréquences sur plusieurs octaves.
Au cœur de chaque corde vocale se trouve un ligament en
forme de cordon (voir la coupe transversale). Des muscles
contractiles entourent ce ligament. Et une membrane très
souple recouvre le tout. Chacun de ces composants apporte une capacité spécifique à l’ensemble. La contrainte de tension du
ligament augmente rapidement avec l’allongement (engendré par d’autres
muscles qui déplacent le cartilage fixé
aux cordes vocales), ce qui permet
de produire des fréquences plus élevées, c’est-à-dire des sons plus aigus.
Cordes
Les muscles de la corde peuvent augvocales
menter la contrainte de tension alors qu’ils
LARYNX
se contractent. Ils créent ainsi une gamme
de fréquences plus étendue. La surface molle et
flexible de la membrane extérieure, qui oscille comme un
drapeau flottant au vent quand l’air provenant des poumons
passe sur elle, transmet la vibration des cordes vocales à
l’air pour produire des ondes sonores.
À
Ligament
Muscle
Membrane
Jouer des cordes vocales
De fait, les cordes vocales ont une troisième partie, une
muqueuse qui s’étend sur l’ensemble du muscle et du
ligament pour permettre ce transfert d’énergie. Cette membrane, formée d’une peau très fine – un épithélium – recouvrant une substance fluide, se déforme facilement et
peut entretenir une onde dite de surface. Avec mes collègues, nous avons démontré mathématiquement que
cette onde induite par le flux d’air entretient une vibration de la corde.
Comment joue-t-on de ce système en trois parties pour
produire une seule fréquence ? Seulement avec beaucoup
d’expérience et de dextérité. Des bruits parasites menacent
toujours les vocalises quand les multiples fréquences naturelles (c’est-à-dire les vibrations libres) entrent en compétition. Cette compétition engendre des écarts de hauteur
inattendus – des « couacs » – ou une raucité de la voix.
Pour les tons graves et les volumes sonores modérés
à élevés, le chanteur, en contractant le muscle des cordes
vocales, fait entrer toutes les couches en vibration. Les
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COUPE TRANSVERSALE
DE LA CORDE VOCALE
Flux d’air
Cordes
vocales
Glotte
LARYNX VU
DEPUIS LA BOUCHE
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Adam Questell
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Voix légères et voix puissantes
Agissant comme un résonateur en forme de tube, le conduit vocal
adopte des formes différentes afin de mieux produire certaines hauteurs tonales et amplifier certains harmoniques.
Pour émettre des notes aiguës, les chanteurs ayant
des voies légères ouvrent la bouche en grand. Cette
configuration dite en mégaphone ressemble à une trompette (en haut), les cordes vocales et le vestibule laryngé
faisant respectivement office de lèvres et d’embouchure,
et la bouche de pavillon. À l’inverse, les voies puissantes utilisent un conduit vocal en forme de mégaphone inversé, avec un pharynx élargi et une bouche
davantage fermée (en bas).
Corde
MÉGAPHONE
vocale
Vestibule
laryngé
Trachée
MÉGAPHONE INVERSÉ
Bouche
Corde
vocale
Vestibule
laryngé
Bouche
Adam Questell
Trachée
Quand il chantait, le soleil entrait dans votre âme
par les oreilles. La voix de Luciano Pavarotti
était le soleil et des soleils, il n’y en a qu’un.
Cecilia Bartoli, Diapason, n° 551, octobre 2007
C
et hommage de Cecilia Bartoli à son compatriote résume
l’impact qu’eut le « tenorissimo » sur son auditoire. Pendant 43 ans, grâce à sa voix au timbre unique, Luciano
Pavarotti a enthousiasmé le public du monde entier. Mais qu’y
avait-il derrière la magie de cette voix et le mystère de ce
timbre que l’on a qualifié de solaire et pourquoi était-il si facilement reconnaissable ?
À la sortie des cordes vocales, le son laryngé est dépourvu
de timbre et inaudible. Ce n’est qu’après avoir traversé les cavités de résonance que constituent le pharynx et la bouche qu’il se
timbre et gagne en puissance. En fonction de sa forme, de son
volume et de la dimension de son ouverture, la cavité pharyngobuccale, située entre les cordes vocales et les lèvres, amplifie
certains des harmoniques du son laryngé et confère à la voix un
timbre qui lui est propre et qui diffère d’un individu à l’autre. Lorsque
la morphologie du résonateur pharyngobuccal présente des caractéristiques particulières, comme c’était le cas pour Luciano Pavarotti, la voix devient alors facilement identifiable.
En effet, ce colosse de 1,90 mètre pour 150 kilogrammes avait
une petite cavité pharyngobuccale, ce qui est rare chez les hommes,
en particulier chez ceux de cette corpulence, et explique que le
timbre de sa voix parlée et chantée soit immédiatement reconnaissable. Par ailleurs, plus le volume du résonateur pharyngobuccal est réduit, plus il amplifie les harmoniques élevés et plus
il favorise la clarté du timbre et l’émission de l’aigu. Pavarotti
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cordes vocales étant courtes, la tension des muscles détermine en grande partie la hauteur du son. Dans ce cas, la
muqueuse et le ligament sont relâchés et permettent surtout de propager les ondes de surface indispensables pour
entretenir une oscillation. À ces hauteurs, pour réduire
le volume sonore, le muscle ne doit plus vibrer. Il ajuste
uniquement la longueur de la corde vocale. C’est l’élasticité combinée de la muqueuse et du ligament qui
détermine alors la fréquence. Pour produire des sons aigus,
le chanteur allonge les cordes vocales ; seule la tension du
ligament fixe la fréquence, tandis que la muqueuse
transmet l’onde de surface.
On voit à quel point le système de commande et
d’innervation des muscles est compliqué pour réguler avec
précision ces tensions, qui produisent la hauteur et le
volume recherchés. Les muscles laryngés situés à l’extérieur des cordes vocales coordonnent les variations de longueur des cordes vocales. Lors de ces manœuvres, la qualité
de la voix peut changer brusquement ; c’est ce que l’on
nomme le « passage » d’un registre à l’autre. Celui-ci est
dû à une sur- ou une sous-utilisation du muscle des cordes
vocales pour en régler la tension. Si un chanteur change
de registre involontairement, c’est plutôt embarrassant,
car une telle faute dénote un manque de contrôle vocal.
Dans les instruments de musique, le résonateur détermine en grande partie la taille de l’instrument, mais les chan-
avait effectivement un timbre clair et une facilité déconcertante
pour les aigus, qu’il a conservée jusqu’à la fin de sa carrière.
Le contraste entre la taille de ses résonateurs et celle de sa
soufflerie a fait de lui un « ténor hybride » possédant les cavités de résonance d’un ténor lyrique léger (voix aiguë et peu
puissante) et la capacité pulmonaire d’un ténor lirico-spinto (voix
plus grave et plus ample) sans toutefois en avoir la puissance,
car l’intensité de la voix ne dépend pas du volume d’air contenu
dans les poumons, mais d’un mécanisme laryngé permettant aux
cordes vocales de résister à l’énorme pression intrapulmonaire
engendrée par des muscles abdominaux hypertoniques. C’est
cette singularité morphologique qui lui a permis de chanter simultanément les emplois de ténor lyrique léger, de ténor lyrique et
de ténor lirico-spinto.
Un colosse avec un petit résonateur
Mais le mystère de la voix de Luciano Pavarotti réside essentiellement dans la façon dont il utilisait ses résonateurs. Les analyses
de sa voix mettent en évidence une structure acoustique de ténor
lyrique et des particularités qui nécessitent quelques explications.
L’une des caractéristiques des voix d’opéra est qu’indépendamment de leur intensité, elles possèdent une portée qui permet aux
chanteurs de se faire entendre même dans les passages où leur
intensité vocale est faible, comme c’est le cas lorsqu’ils émettent
des sons piano. La portée se traduit sur le plan acoustique par une
amplification des harmoniques aigus situés aux alentours de
3 000 hertz nommée Singing Formant. Le Singing Formant est
toujours présent dans une voix travaillée quelle que soit la voyelle
utilisée, la fréquence ou l’intensité du son émis. Il permet aux
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teurs, eux, doivent se contenter d’un résonateur minuscule…
Néanmoins, le résonateur humain est très performant.
Les tables d’harmonie des instruments à cordes et des
claviers, les tubes des instruments à vent et les fûts des
percussions permettent de renforcer et d’amplifier les fréquences produites par la source sonore. Dans le violon,
par exemple, les cordes passent sur un chevalet fixé à la
table d’harmonie ; ce chevalet a été soigneusement façonné
pour vibrer par résonance à la plupart des fréquences
naturelles créées par les cordes, et ainsi les amplifier. L’air
contenu dans la caisse peut aussi osciller aux fréquences
naturelles des cordes. Dans de nombreux instruments
de la famille des cuivres et de celle des bois, le tube
(avec ses trous latéraux ou ses pistons) est conçu pour
s’accorder à la plupart des fréquences de la source, et ce,
quelle que soit la hauteur du son joué.
Amplifier les voies aériennes
Or la physique impose que toutes les ondes sonores stationnaires soient composées de fréquences espacées harmoniquement – ce qui signifie que toutes les fréquences
de la source sont des multiples entiers du son fondamental.
Le résonateur doit donc être assez grand pour s’adapter
à ces intervalles de fréquences. La longueur du tube d’une
trompette est de 1,2 à 2 mètres, celle du tube d’un trom-
bone de 3 à 9 mètres, et le tube « déroulé » d’un cor chromatique fait entre 3,7 et 5,2 mètres.
Au contraire, la taille du résonateur humain est toute
petite. La longueur totale de la voie aérienne au-dessus
des cordes vocales – la cavité pharyngobuccale – n’est que
de 17 centimètres environ. La fréquence la plus basse
qui puisse être amplifiée est d’environ 500 hertz. En outre,
comme le conduit vocal est un tube résonant presque
fermé à l’une de ses extrémités, ses fréquences de résonance ne comprennent que les multiples entiers impairs
(1, 3, 5, etc.) de la plus basse fréquence de résonance ; ce
petit tube n’amplifie donc simultanément que les harmoniques impairs de 500 hertz (1 500, 2 500, 3 500 hertz,
etc.). Et comme le conduit vocal ne peut pas modifier la
longueur efficace du tube à l’aide de pistons ou de coulisses – si ce n’est de quelques centimètres en avançant les
lèvres ou en abaissant le larynx –, le résonateur humain
semble vraiment limité…
Mais là encore, des études récentes suggèrent que
des effets non linéaires viennent à la rescousse du chanteur. Cette fois, il s’agit d’une interaction non linéaire entre
les éléments du système. Au lieu de renforcer chaque harmonique avec une résonance de tube spécifique (comme
c’est le cas dans les tuyaux d’orgue de différentes tailles,
chacun amplifiant certains harmoniques), le conduit vocal
renforce ensemble tout un groupe d’harmoniques par
Luciano Pavarotti, le colosse à la voix « solaire »
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cité de leur projection vocale, mais aussi leur timbre éclatant dans
l’aigu et barytonnant dans le grave. La voix de Luciano Pavarotti présente une bande passante plus aiguë et deux fois plus large puisqu’elle s’étend de 2 050 à 4 100 hertz, vraisemblablement parce
qu’il couplait son résonateur buccal à celui
formé par les sinus piriformes. De ce fait, l’énergie acoustique n’est plus concentrée autour de
la fréquence centrale du Singing Formant, mais
dispersée sur l’ensemble de cette bande. Les
harmoniques, moins intenses, donnent à sa
voix une portée plus limitée, tandis que la largeur inusitée de la bande passante lui confère
ce timbre incomparablement lumineux. Cette
particularité explique aussi les graves et les
mezza voce – des passages chantés à mi-voix –
détimbrés qu’on lui a reprochés et qui sont
inhérents aux voix aiguës et légères.
À ses débuts, la voix de Pavarotti était
parfaitement adaptée au répertoire de ténor
lyrique léger, puis à celui de ténor lyrique.
Lorsqu’il décida d’aborder des rôles plus
lourds, il eut la sagesse de ne jamais la forcer, mais il privilégia
alors les concerts dans des lieux immenses où la sonorisation
apparaissait comme une nécessité incontournable. Cette prudence lui permit de conserver, jusqu’à la fin, la splendeur de ce
timbre qui a soulevé l’enthousiasme des foules.
©Corbis/Ethan Miller
chanteurs d’échapper à l’effet de masque de l’orchestre dont l’énergie sonore maximale se situe vers 450 hertz, ce qui explique que
les chanteurs d’opéra puissent dominer un orchestre de 80 musiciens ou davantage, sans sonorisation. La voix projetée que les
comédiens utilisent sur scène présente la
même caractéristique acoustique.
Si cette région spectrale détermine la
portée d’une voix, c’est parce qu’elle est située
au-delà de la zone d’intensité maximale des
différents bruits qui constituent notre environnement sonore et qu’elle correspond à
la bande de fréquences où l’acuité auditive
est optimale. En effet, l’oreille ne perçoit
pas de la même façon des intensités sonores
identiques selon qu’un son est situé dans le
grave ou l’aigu. La sensibilité auditive croît
de 25 à 3 000 hertz et elle est maximale
entre 2 000 et 4 000 hertz. On attribue le Singing Formant dont la fréquence est très élevée à l’amplification d’une cavité de résonance
de taille réduite, constituée par les sinus piriformes, deux petites gouttières faisant penser à des poires renversées, situées derrière le larynx, de part et d’autre de sa partie
inférieure, et dont la fonction est de collecter le bol alimentaire pour
le diriger vers l’entrée de l’œsophage.
Afin d’avoir une portée optimale, les ténors lirico-spinto placent leur voix de telle sorte que son énergie acoustique soit fortement concentrée entre 2 000 et 3 000 hertz sur une bande passante
(zone de fréquences amplifiée par un résonateur) de 1000 hertz environ. Le renforcement de cette région spectrale détermine l’effica-
Nicole Scotto Di Carlo
LPL - UMR 6057 - CNRS
Université de Provence
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Les voies aériennes supérieures amplifient le son
C
hez l’homme, le vestibule laryngé (la partie de la voie
aérienne située au-dessus du larynx) utilise un mécanisme
de rétroaction énergétique nommé « réactance inertielle »
pour amplifier les sons créés par les cordes vocales. Des conditions particulières engendrées par le chanteur dans ce vestibule
laryngé fournissent une « poussée » supplémentaire, synchronisée avec précision, à chaque cycle d’ouverture et de fermeture
des cordes vocales, ce qui renforce leurs vibrations pour créer
des ondes sonores plus intenses.
Cette poussée se produit quand le déplacement de la colonne
d’air dans le vestibule laryngé est en retard par rapport au
mouvement des cordes vocales. Quand les cordes vocales s’écartent l’une de l’autre au début d’une oscillation (1), l’air apporté
par les poumons s’écoule dans la glotte située entre les cordes
vocales et comprime la colonne d’air immobile présente dans
le vestibule. L’inertie de cette colonne d’air stationnaire fait
augmenter la pression d’air dans la glotte avant que les poumons n’accélèrent la masse d’air vers le haut, ce qui écarte
encore plus les cordes vocales (2). Lorsque la détente élastique des cordes vocales les rapproche à nouveau pour fermer
la glotte, le flux d’air venant des poumons est interrompu,
alors que la colonne d’air monte (3). Ces réactions laissent un
vide partiel dans la glotte, ce qui rapproche davantage les cordes
vocales (4). Ainsi, la réactance inertielle – cette action de compression-traction – de l’air contenu dans le vestibule laryngé
augmente chaque oscillation des cordes vocales, ce qui amplifie la résonance. C’est un peu comme quand on pousse un enfant
sur une balançoire pour qu’il aille de plus en plus haut.
GLOTTE OUVERTE
GLOTTE FERMÉE
Colonne
d’air mobile
Colonne
d’air stationnaire
Augmentation
de la pression
1
3
2
Ouverture
des cordes vocales
Corde vocale
Augmentation
du flux d’air
Pression élevée
un mécanisme de « rétroaction énergétique ». En d’autres
termes, le conduit vocal peut emmagasiner de l’énergie
acoustique lors d’une partie du cycle de vibration des
cordes et la restituer à la source à un autre moment, plus
profitable. En fait, le conduit vocal donne une « poussée »
à chaque cycle d’oscillation des cordes vocales pour
augmenter l’amplitude des mouvements de vibration, un
peu comme quand on pousse au moment opportun un
enfant assis sur une balançoire. Cette poussée bien gérée
augmente l’amplitude – la distance parcourue – des oscillations de la balançoire. Nous allons voir comment.
Faire résonner un tube minuscule
La poussée doit avoir lieu quand le mouvement de la colonne
d’air dans le tube est en retard par rapport à celui des cordes
vocales. On dit que la colonne d’air a alors une réactance
inertielle, c’est-à-dire une réaction lente ou ralentie à une
pression appliquée. La réactance inertielle permet d’entretenir l’oscillation des cordes vocales, induite par le flux
d’air venant des poumons (voir l’encadré ci-dessus).
Quand les cordes vocales commencent à s’écarter au
début d’un cycle vibratoire, l’air en provenance des poumons s’écoule dans la glotte et pousse la colonne d’air stationnaire située juste au-dessus dans le vestibule laryngé.
La pression de l’air dans et au-dessus de la glotte augmente alors, car la colonne d’air s’accélère pour qu’un
4
Larynx
Fermeture
des cordes vocales
Diminution
du flux d’air
air nouveau remplisse l’espace derrière elle. Ce qui écarte
encore plus les cordes vocales. Quand la détente élastique
ramène les cordes vocales l’une contre l’autre pour fermer la glotte, le flux d’air dans la glotte diminue. Toutefois, à cause de l’inertie, la colonne d’air continue à s’élever,
laissant un vide partiel dans et au-dessus de la glotte : ce
vide rapproche davantage les cordes vocales. Ainsi, comme
quand on pousse un enfant sur une balançoire au bon
moment, la réactance inertielle de l’air contenu dans le
conduit vocal augmente chaque oscillation des cordes
vocales par un mécanisme de compression-traction.
Cependant, le conduit vocal ne se comporte pas
naturellement de cette façon ; c’est au chanteur d’ajuster
la forme de son conduit vocal – en sélectionnant des
voyelles chantées adéquates – pour utiliser la réactance
inertielle sur l’ensemble des sons de sa tessiture – ce qui
n’est pas facile !
Les différents styles de chant et leur puissance reposent sur différentes formes de conduit vocal pour une
utilisation optimale de la réactance inertielle. Afin de
produire la voyelle [a], le conduit vocal prend à peu près
la forme d’un mégaphone. Une petite section transversale de la glotte est associée à une large ouverture de la
bouche (voir l’encadré page 44). Les chanteurs peuvent trouver une réactance inertielle jusqu’à 800 ou 900 hertz pour
les hommes et à des fréquences 20 pour cent plus élevées
pour les femmes. Au moins deux fréquences de la source
© POUR LA SCIENCE - N° 366 AVRIL 2008
Adam Questell
Glotte
46
Chute
de la pression
Vestibule
laryngé
Titze-bsl_0403_bis.xp
6/03/08
15:25
Page 47
peuvent avoir une réactance inertielle pour les sons
assez aigus et plusieurs autres pour les sons graves. Ce
qui signifie que pour obtenir des notes aiguës, le chanteur doit ouvrir la bouche aussi largement que possible,
comme s’il bâillait ou hurlait. Quand le conduit vocal
adopte cette forme de mégaphone, il ressemble un peu à
une trompette amputée (sans tube enroulé ni pistons, mais
avec un pavillon).
Un conduit vocal
en forme de mégaphone
NEW YORK 28 MAI – 1ER JUIN 2008
The egg
came first.*
*C’est l’œuf qui est apparu en premier.
www.lascienceestpartout.com
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© POUR LA SCIENCE - Biophysique
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& Bibliographie
Ingo TITZE est professeur de physique à l’Université de l’Iowa,
aux États-Unis, où il dirige le Centre de la voix et de la parole.
N. FLETCHER et T. ROSSING, The physics of musical instruments,
Springer, 2005.
I. TITZE, Principles of voice production, National center for voice and
speech, 2000.
B. STORY et al., Vocal tract area functions from magnetic resonance
imaging, in Journal of the Acoustical Society of America, vol. 100,
pp. 537-554, 1996.
Auteur
Pour renforcer les vibrations des cordes vocales grâce à
la réactance inertielle et produire une voix puissante, le
chanteur peut aussi adopter la forme dite du mégaphone
inversé : le vestibule laryngé est maintenu étroit, le pharynx – la partie de la gorge située derrière la bouche et la
cavité nasale – est dilaté aussi largement que possible et
la bouche est un peu refermée. On se rapproche de cette
configuration quand on émet la voyelle [u] (le ou de choux).
Cette technique est idéale pour les chanteuses de musique
classique qui souhaitent chanter au milieu de leur tessiture et pour leurs homologues masculins chantant dans
la partie haute de leur tessiture.
L’apprentissage du chant classique consiste à rechercher les régions de la tessiture où le conduit vocal produit une réactance inertielle pour les fréquences de la
source, et ce, à toutes les hauteurs et pour les différentes
voyelles. On peut aussi donner de l’éclat à la voix en
combinant un vestibule laryngé étroit et un pharynx dilaté.
Le chanteur classique recherche pour ce faire la bonne
voyelle pour un son donné, de sorte que la plupart des fréquences de la source présentent une réactance inertielle.
Les professeurs de chant disent alors que la voix est
« couverte » ; elle semble plus sombre comme quand on
bâille en parlant.
Le chant repose donc sur ce que la biologie peut
offrir pour produire un instrument de musique acoustiquement efficace. Les chercheurs étudiant les éléments
de l’appareil vocal humain et la façon dont il fonctionne
comprennent mieux comment les chanteurs confirmés
exercent leur art. Chacun bénéficiera du travail de l’autre.

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