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La description du paysage pendant la seconde guerre
mondiale : étude comparée des œuvres de
Paul Éluard et René Char
Miki NAKAJIMA
Entre Paul Éluard et René Char, il peut s’établir un parallèle : mouvement surréaliste et
engagement politique. Éluard est avant tout un poète lyrique, poète de l'amour. Il fait venir Char dans
le surréalisme et ils publient ensemble un recueil qui s’appelle Ralentir travaux(1) en 1930 avec André
Breton. Il y a une concordance dans le choix des mots de la poésie charienne et eluardienne, ils sont
comme frères jumeaux dans leur création. Nous voyons la création des deux poètes se faire dans le
grand changement social et littéraire qui traverse la guerre. Dans cet article, nous comparons Fureur
et Mystère(2) de René Char avec Le livre ouvert I (3) et II (4), Au Rendez-vous allemand (5) de Paul Éluard,
lesquels sont écrits à la même époque et comportent plusieurs poèmes engagés. Fureur et Mystère
rassemble une grande partie des textes écrits par René Char sur une période de 10 ans : entre 19381948. Certains sont parus d’abord séparément, comme Seuls Demeures(6) en 1945, et Feuillets
d’Hypnos (7) écrit alors qu’il était encore dans le maquis et publié en 1946. Outre ces œuvres citées, on
trouve aussi, dans Fureur et Mystère, Le poème pulvérisé (8), et La fontaine narrative (9). A la même
période, Paul Eluard publie Le livre ouvert I et II en 1940 et 1942. Il compose enfin Au Rendez-vous
allemand en 1945.
Certes, nous trouverons des points communs dans la réception des mots entre les deux
poètes que nous pouvons qualifier « frères jumeaux », mais il existe d’abord l’influence d’Éluard sur
la pratique de Char, notamment entre Mourir de ne pas mourir (10) et Arsenal(11). Michel Murat
intervient sur ce point-là ; « Éluard, qui est modèle de Char, en donne de beaux exemples dans
Mourir de ne pas mourir. »(12) De plus, nous pouvons voir l’influence d’Éluard dans la poésie de Char
notamment dans l’utilisation des éléments naturels. Cependant, la description du paysage chez René
Char a une position très différente de celle de Paul Eluard. Car la poésie d'Éluard est d'abord une
exaltation lucide du désir. Il montre la présence de la maladie, de la solitude et de la mort est toujours
menaçante, mais c'est justement ce qui donne son prix au bonheur. Ainsi, le paysage vu par Éluard est
sentimental, lyrique et romantique, même sous la pression de la guerre tragique et maudite qui écrase
les émotions humaines. Le poète lutte contre la menace de cette destruction de l’émotion par la
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création de la poésie. Quant à Char, il s’inscrit dans ce mouvement mais très différemment, puisque
son paysage n’est pas romantique. Nous nous proposons d’étudier plusieurs paysages vus par René
Char et Paul Éluard au travers d’une approche comparatiste.
Pour mettre en évidence ce qui désigne le mot « paysage », nous lisons dans le TLF (Trésor
de la Langue Française), la définition suivante : « Vue d’ensemble qu’offre la nature sur une étendue
de pays, point de vue, site ». Il faut apporter deux précisions à ces définitions très classiques.
Premièrement, d’après le dictionnaire d’étymologie française(13), le mot « paysage » est d’abord un
terme propre à la peinture en 1549 (d’où le mot « paysagiste » en 1651). Deuxièmement, dans un
autre sens, la notion de paysage est relativement récente, comme l’indique l’expression « l’invention
du paysage »(14) (Anne Cauquelin). Il est traditionnel de rattacher cette « découverte » au début de
l’époque romantique. Si Jules Renard écrivait dans son Journal « le paysan est peut-être la seule
espèce d’homme qui n’aime pas la campagne, et ne la regarde jamais »(15), ce jugement est injuste,
caricatural, mais il ne peut être nié que le XIXème siècle a cherché dans le paysage des éléments de
contemplation et de rêverie. Cependant il faut faire une remarque sur l’apparition du paysage dans la
littérature. Au XVème siècle, Pétrarque indique dans sa Lettre de Vaucluse qu’il découvre le monde
intérieur en regardant le paysage lors d’une randonnée au mont Ventoux(16). Cela nous démontre qu’il
faut une pensée introspective pour relever le paysage. Ainsi, le paysage en poésie serait une
représentation intérieure. Comme le dit Jean-Luc Nancy : « Le paysage commence par une notion,
fût-elle vague ou confuse, de l’éloignement et d’une perte de vue qui vaut pour l’œil physique comme
pour celui de l’esprit. »(17)
-1Nous nous proposons de voyager au travers de trois grands paysages représentatifs de
l’œuvre de ces poètes. Tout d’abord, il convient d’évoquer l’influence des surréalistes sur la création
poétique de deux poètes. André Breton dans le second manifeste du surréalisme dit que le
mouvement surréaliste est un certain état de fureur(18). La fureur contre l’absurdité de la guerre doit
inspirer aux deux poètes un paysage surréaliste. René Char est plongé dans le surréalisme par
l’influence de Paul Éluard mais il s’éloigne ensuite du surréalisme en 1938. Bien que le goût pour ce
mouvement demeure dans ses poèmes car le surréalisme comporte « un certain état de fureur », il
reste rebelle dans sa philosophie et n’abandonne jamais sa vision pessimiste. L’influence du
surréalisme est donc omniprésente dans plusieurs de ses poèmes. Par exemple, comparons ici « La
Rose Violente »(19) de Char et « Seconde nature »(20) d’Éluard.
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« Œil en transe miroir muet/ Comme je m’approche je m’éloigne/ Bouée en créneau/ Tête contre tête
tout oublier/ Jusqu’au coup d’épaule en plein cœur/ La rose violente/ Des amants et transcendants »
« Les yeux brûlés du bois/ Le manque inconnu papillon d’aventure/ Dans les prisons absurdes/ Les
diamants du cœur/ Collier du crime »
En revanche, toute la vie d’Éluard se confond à présent avec celle du mouvement surréaliste.
En 1919, il s’engage sans réserve dans les activités du groupe surréaliste et sur la voie de
l'expérimentation littéraire. Comme la plupart des autres écrivains surréalistes, Éluard montre un
intérêt très vif pour les arts plastiques, notamment la photographie et la peinture; ses recueils sont
d'ailleurs souvent illustrés par des artistes appartenant à la “constellation surréaliste”, auxquels il
consacre, en retour, plusieurs poèmes. Il est peut-être le poète du XXème siècle le plus sensible au
message de la peinture. C’est ainsi que l’image dans sa poésie a d’abord un caractère visuel tel « Vue
donne vie »(21), « Règnes ».(22) Le langage de la poésie d'Éluard dépasse l'automatisme pur et ne se
contente pas de mettre au jour le minerai de l'inconscient. Il cherche à rendre évidentes des
associations de mots, d'images, qui pourtant échappent à tout lien logique. Car si « la terre est bleue
comme une orange »(23), ou comme une chevelure d’orange, des yeux bleus vont donner à un visage
l'apparence de félicité de notre globe terrestre et devenir l’un des vers les plus célèbres de la
littérature. Avec des mots simples, des métaphores, des phrases un peu décalées, symboliques, Éluard
dit tout son amour à celle qui a cependant décidé de le quitter. Éluard continue à utiliser une écriture à
la fois simple et empreinte d'éblouissantes métaphores mais revendique également une philosophie où
se marient humanisme et aspirations révolutionnaires. Pour le poète, tout est possible à qui sait « voir ».
Son ami philosophe Gaston Bachelard indique la spécificité du poème Eluardien : « Volonté de voir
et volonté de faire voir, voilà l’action directe du poète.(24) » « Je ne connais pas dans toute l’œuvre de
Paul Éluard un seul vers qui pourrait laisser le lecteur dans la tourbière du désespoir, dans le marasme
de l’indifférence, dans la platitude et la monotonie de l’égoïsme. Pour lire Éluard, il faut aimer et les
choses et la vie et les hommes. »(25) En effet, nous voyons plusieurs paysages aimés : « Nous irons au
bord de la mer. Tu seras/ Sous un arbre qui cligne des feuilles »(26) « La vue est partie parfaite/ Où je
reçois l’arbre et l’herbe »(27), « Je suis devant ce paysage féminin/ comme un enfant devant le feu »(28).
De l’enthousiasme de sentir ce paysage naît une fusion entre l’humain et les éléments naturels.
Il y a une autre vision dans la description surréaliste eluardienne. Il s’agit d’une
sexualisation de l’acte d’écrire, tout comme le tableau a un corps, la poésie a un organisme, qui peut
éveiller le désir du spectateur. Le poète articule le corps du peintre au regard de l’écrivain, ce regard
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donnant lieu à un récit. Il y a une relation fusionnelle avec le tableau et l’écriture du paysage car cette
création complète donne « corps » aux émotions. Le monde créé par le regard du créateur apparaît
devant le spectateur. L’émotion est l’identité temporairement obtenue entre le sujet et le monde. Paul
Éluard donne de la valeur à ce mouvement et pénètre dans le sujet. Nous voyons un poème intitulé
« Moralité du sommeil »(29) dans Le Livre ouvert II, une figure d’un paysage incarnant de la femme.
« La femme flamme de nature/ Tissant la trame du soleil/ Et s’exaltant pour m’exalter/ Entre les
horizons volages/ Qui font et défont sa beauté/ La forêt couvre ses épaules/ sa chevelure silencieuse/
d’un seul bruit d’ailes d’un seul chant. »
Pour Éluard, la femme est une « maîtresse de l’univers »(30). Elle peut alors, dit Maryvonne
Meuraud, « se métamorphoser en paysage ou en eau miroitante »(31). Par conséquent, si le paysage
reflète l’intérieur de celui qui le voit, il est donc un miroir de ce monde intérieur. Le poète crée une
image poétique qui finit par le renvoyer à sa propre image. Ainsi, dans les yeux des femmes qui
comportent une eau pure se reflète sa propre image du poète. Ce dispositif gigogne joue un rôle
primordial dans la description du paysage chez Éluard. Nous trouvons aussi dans d’autres poèmes le
mariage de la femme avec le paysage.
« Mon paysage est un bien grand bonheur/ Et mon visage un limpide univers (…)/ Et mon visage est
dans l’eau pure je le vois/ Chanter un seul arbre/ Adoucir des cailloux/ Refléter l’horizon/ Je
m’appuie contre l’arbre/ Couche sur les cailloux »(32)
De plus, la fusion intense avec la nature s’inscrit dans l’exemple suivant, au sentiment de
posséder un monde, où le paysage est enrichi à l’extrême : « Le paysage prolongeait/ Nos paroles et
nos gestes/ L’allée s’en allait de nous/ Les arbres nous calmions les rochers »(33)
-2Par contre, une technique littéraire différente est utilisée dans les paysages rebelles de la
Résistance. Les deux poètes essaient de « donner à voir » des figures aux choses. Car la perte de l’aspect
par la destruction a été très courant pendant la guerre. Ils témoignent des différents états du réel. En
effet, les poètes tentent de redonner un visage aux choses. D’après Nancy, il existe des phénomènes
spécifiques de la guerre à travers de la représentation littéraire. « En un sens, qu’on vérifiera, la question
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de la représentation des camps n’est autre que celle de la représentation d’un visage qui aurait lui-même
perdu la représentation et le regard, d’un visage seulement imprégné d’odeur, portant en lui l’expansion
en acte de l’extermination comme une réduction ultime du sens. »(34) Ensuite il définit attentivement le
phénomène de « la représentation écrasée ». C’est pour cela que les deux poètes mettent la réalité en
relief sous une forme poétique. Ils ressentent un appel à la création poétique.
De même, Paul Éluard n’est pas resté anonyme pour l’engagement social. Il entre au Parti
Communiste en 1926, avec la plupart des surréalistes, en est exclu en 1933. Il n’en continue pas
moins de militer pour une poésie sociale et accessible à tous (les Yeux fertiles, 1936 ; Cours naturel,
1938 ; Donner à voir, essai, 1939). Poète résolument engagé, il prend ses distances avec le
surréalisme, rompt avec le mouvement en 1938, pour revenir définitivement dans les rangs du Parti
Communiste en 1942. Choqué par le massacre de Guernica en 1937, il prend position en faveur de
l’Espagne républicaine puis s'engage dans la Résistance. Membre d'un réseau clandestin, animateur
du Comité national des écrivains (CNE), il fait de la poésie l'instrument d'un combat contre la
barbarie en publiant plusieurs ouvrages dans la clandestinité sous le pseudonyme de Jean du Haut.
Nous voyons déjà sa compassion dans sa conférence à Londres en 1936, où il déclare ; « (…) depuis
plus de cent ans, les poètes sont descendus des sommets desquels ils se croyaient. Ils sont allés dans
les rues, ils ont insulté leurs maîtres, ils n’ont plus de dieux, ils osent embrasser la beauté et l’amour
sur la bouche, ils ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse et, sans se rebuter, essaient
de lui apprendre les leurs. » C’est également en combattant la mort et les atrocités liées à la guerre
que le poète aspire à redonner un sens à la vie. Le poète sait ce dont il a besoin dans sa vie ; « Nusch
tu me manques c’est soudain/ Comme si la forêt pouvait manquer à l’arbre/ Je n’ai jamais écrit de
poème sans toi. »(35) Sa méditation poétique s’expérimente dans les remous de sa vie personnelle.
Durant les années abominables de l’occupation nazie, il est celui qui ne se résigne pas, qui n’accepte
jamais. Paul Éluard est un porteur d’espérance parce que lui-même ne renonce pas à avoir de l’espoir
dans sa création. Il n’y a pas une époque précise de la poésie de combat car il évite d’entrer dans la
guerre pour se battre en tant que soldat maquisard, il garde sa position de poète pour prouver le
pouvoir des mots, de la poésie. Dans ses descriptions de paysage, il apparaît une continuité dans
l’observation de la guerre, une obstination de cette voix qui ne renonce jamais à répéter que les
hommes ont le droit d’avoir du pain et de vivre à la lumière, debout. Eluard sait ce qu’il doit dire, et
comment il le dit, pour se faire entendre de tous. « J’ai la beauté facile et c’est heureux »(36) dit-il dans
sa « parole ». Cependant jamais il ne se plie aux concessions ou aux complaisances. Nous voyons ces
poèmes dans Le livre ouverte et Au rendez-vous Allemand où il dit ce qu’il voit et ce qu’il pense au
quotidien dans ces temps de guerre, dans le quotidien. « La nuit le froid la solitude/ On m’enferma
soigneusement/ Mais les branches cherchaient leur voie dans la prison/ autour de moi l’herbe trouva
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le ciel… »(37).
Quant à René Char, Fureur et Mystère se construit dans la période précise de la guerre où il
se bat comme maquisard. Il y a une tension dans le danger de mort, une pression de la réalité tragique
que reflète son écriture du paysage notamment dans Feuillets d’Hypnos. Cependant, René Char ne
baisse pas les bras face à la tragédie. Il affronte la réalité avec l’aide de sa poésie. Bien sûr, René
Char est un poète qui crée, qui a sa vision du paysage, mais le paysage est d’abord le lieu d’une
révolte, résistant dans le maquis du Vaucluse, où le danger mortel est partout présent. Ainsi dans ce
recueil, les paysages réalistes et tragiques sont très nombreux. Le quotidien est l’omniprésence de la
mort de jour comme de nuit. Le temps de la Résistance est celui d’une France occupée qui s’est
plongée dans le sommeil, dans l’indifférence. Feuillets d’Hypnos varie entre un présent de vérité
générale et un présent immédiat. Il fait pénétrer le lecteur dans deux temporalités : l’une qui est
éternelle, qui demeure, l’autre qui est actuelle, qui est immédiate. Ces deux temporalités se mêlent
dans ses poèmes. Même dans les scènes de combat, apparaît ce mélange des temporalités. La
chronologie n’existe plus dans la Résistance. Le temps se vide, la nuit s’impose, le monde est comme
endormi dans l’horreur. Char prend pour pseudonyme le nom du personnage mythique « Hypnos ».
Celui-ci représente le sommeil et la nuit, il est le frère de Thanatos, la mort. Ce n’est donc pas par
hasard que Char choisit ce nom. La Résistance, c’est l’omniprésence de la mort de jour comme de
nuit. Cependant il forme de belles images faites d’éléments naturels situés hors du présent : « la
lumière a été chassée de nos yeux. Elle est enfouie quelque part dans nos os. »(38), « Toute la masse
d’arômes de ces fleurs pour rendre sereine la nuit qui tombe sur nos larmes »(39), « paradisiaque, le
timbre paradisiaque de l’harmonie cosmique »(40), ces phrases évoquent une intemporalité. Il décrit
aussi une rencontre mystérieuse(41) avec une fontaine somptueuse. Cette description de la fontaine
incarne une image de la femme comme piège, susceptible d’excaver la bouche. Char aussi fusionne la
femme et la nature, mais c’est bien différent de l’inscription de femme Eluardienne.
Il décrit la Résistance sous forme de métaphore, ce qui donne une figure éternelle et
mystérieuse. « Nous sommes pareils à des crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et
ne se voient pas »(42), ou encore la comparaison avec le coucou(43), dont le chant « nous arrache un
long frisson ». Il y a une émotion partagée car l’oiseau « si peu visible » au « gris anonymat » décrit
une nécessité de se rendre invisible dans le paysage, n’étant autre que le maquis. Cependant René
Char retient les moments où il a vu de belles images dans l’action du maquis. Il observe ce maquis
comme un élément de la nature. Il capture également les moments qui l’ont marqué. A deux heures
du matin, il entend le bruit d’un avion qui parachute, sous la lune. Il décrit la belle image de la nuit : « la
lune est d’étain vif de sauge » (44) et le clair de lune, symbole de « la résistance qui n’est
qu’espérance »(45). La beauté du jour est aussi décrite avec la nature ; « ma renarde (…) gèle de
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menthe et de romarin (...) tu es l’âme de la montagne aux flancs profonds, aux roches tues (…) en
présence des deux astres, le gel et le vent, je place en toi toutes mes espérances. »(46) Ces éléments
lumineux donnent des énergies solaires au poète. A la fin de Feuillet d’Hypnos, il dit « Dans nos
ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. »(47) René Char a une
énergie extrêmement positive qui change toutes les choses dures en beauté incarnant des paroles ou
une histoire mystique. Le décalage des images de la vie quotidienne dans la guerre où il voit des
scènes tragiques crée un contraste entre joie et tristesse. C’est ainsi que l’utilisation du vocabulaire
mythique compense l’absurde de l’homme.
Même pendant l’occupation, la pensée d’Héraclite n’a pas quitté l’œuvre de Char. La
présence du concept d’éternité propre à ce philosophe grec, apparaît dans plusieurs poèmes. Son
présent est le cœur de l’éternel, c’est par l’actualité qu’il découvre les vérités permanentes(48). De
nombreuses études traitent de son influence chez René Char, en effet, celui-ci l’a beaucoup lu et l’on
retrouve de nombreux échos héraclitéens dans sa poésie notamment en ce qui concerne la lutte des
contraires dans le monde. Cependant, la rencontre avec Héraclite se fait par le biais d’Éluard. Louis
Parrot dans son étude Paul Éluard, nous apprend qu’Éluard a étudié les philosophes matérialistes
dans sa jeunesse. Mustapha Benjama indique qu’il a ainsi partagé son admiration avec ses amis
surréalistes(49). Selon Héraclite, le monde fonctionne sur la tension créée par la force des contraires qui
composent le cosmos (la nuit, le jour / la justice, l’injustice / la misère, la richesse…) L’Un est la
tension, le Multiple les contraires. Cette conception d’une tension des contraires amène à penser que
le monde, le devenir tout entier, est une lutte. Les pensées d’Héraclite naissent de son observation des
phénomènes de la nature, ainsi, il apparente le devenir à l’image du fleuve qui fréquemment apparaît
dans des poèmes de deux poètes. Éluard écrit quelques poèmes sous la philosophie héraclitéenne, le
mariage du feu et de l’eau ; « Un bel arbre/ Ses branches sont des ruisseaux/ Sous les feuilles/ Ils
boivent aux sources du soleil », ainsi que la parole et la nature qui ne se mélangent pas
physiquement : « La rivière que j’ai sous la langue, / L’eau qu’on n’imagine pas, mon petit bateau, /
Et, les rideaux baissés, parlons. » Char invente une résonnance dans sa création ; « Toute la vertu du
ciel d’août, de notre angoisse confidente, dans la voix d’or du météore. » Ainsi, nous voyons partout
l’appropriation de cette philosophie grecque par le prisme du surréalisme dans les poèmes de Char.
-3Enfin, nous voyons les paysages lyriques à travers des changements de style dans l’écriture
du paysage. « Aimer une image, c’est toujours illustrer un amour ; aimer une image c’est trouver sans
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le savoir une métaphore nouvelle pour un amour ancien. (…) aimer un paysage solitaire, quand nous
sommes abandonné de tous, c’est compenser une absence douloureuse, c’est nous souvenir de celle
qui n’abandonne pas », écrit Gaston Bachelard dans L’EAU ET LES REVES.(50) Les paysages de
l’enfance sont la source à laquelle puise le poète. La poésie de René Char provient d’une
connaissance émotionnelle qui justifie toutes les définitions qui réfèrent à l’enfance. La description
du paysage de l’enfance est spécifiquement lyrique. Il ne fait pas oublier que René Char écrit un
poème fameux EVADNE (51) qui se trouve être le souvenir lyrique d’un été. Cependant, il n’y a pas
beaucoup de poèmes d’amour lyriques car l’amour de René Char ne s’investit pas dans l’autre. Ce
sont des amours internes qui sont uniquement crédibles pour lui.
En revanche, la poésie d'Éluard est d’abord une exaltation lucide du désir. Chez Éluard, les
exigences morales épurent le mot sans jamais éluder les bouleversements de l’homme, tant la logique
de l’amour les soutient. « Pour lui, l’amour est la grande force révolutionnaire », souligne Jacques
Gaucheron. Il l’approfondit sans cesse, du désir le plus charnel de l’érotisme, jusqu’à cette ouverture
au monde qu’est l’amour. Passer de je au tu, s’est passé au nous, au nous le plus vaste. L’amour, par
nécessité intérieure, donne à voir, donne à vivre, donne à vouloir un monde sans mutilation qui
s’épanouirait en investissant toutes les dimensions humaines. La seule exigence totalisante étant celle
du bonheur. Éluard dit : « Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d’autre ».
Pour Éluard, le poème d’amour n’est ni un exercice de style ni un simple hommage amoureux; il est
une célébration du rôle intercesseur de la Femme, cet être qui constitue pour le poète un lien entre le
monde et l’univers poétique : sa muse. Les femmes muses et les espoirs idéologiques constituent les
deux engagements existentiels et poétiques de Paul Éluard.
Pour conclure, nous proposons une analyse entre le paysage dans la peinture et le paysage
dans la poésie. Les deux paysages sont découpés par le créateur, soit consciemment soit
inconsciemment. Bernard Noël a cette formule : « L’art est le dehors où le dedans s’exile pour se voir »,
qui reconduit l’idée que le dedans sort de lui-même pour s’incarner dans un corps qui est le tableau.
Le tableau relève de l’incarnation, il n’est pas un miroir, mais l’empreinte de l’espace mental du
peintre au moment où il peint. La peinture produit un allègement de l’être, de l’euphorie. Ici, l’idée la
plus intéressante est celle d’espace intérieur. Ce qui est intéressant dans le découpage du paysage
dans la conscience, c’est une modulation de l’espace mental à travers un usage particulier de la
langue ou de la peinture. Cela veut dire que le peintre et le poète ne représentent pas un espace
extérieur, mais qu’ils rendent visible leur espace mental. Ces deux façons de découper la vision
d’Éluard et Char nous montrent deux formes de cristallisation des émotions.
Nous contemplons le paysage des poètes en rejetant le monde intérieur de nous-même. Nous
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citons encore Jean-Luc Nancy pour terminer notre propos. « En effet, c’est l’accès lui-même, c’est le
pas d’ouverture du paysage, c’est la mesure du tableau - qu’il soit sur toile ou sur l’écran, qu’il soit en
vers ou en prose, voire en musique (d’une certaine façon, n’y a-t-il pas toujours du paysage dans la
musique, et réciproquement ?). Cette mesure est la mesure artistique et philosophique par excellence :
c’est celle qui définit l’infini dans le fini. »(52) Ce travail de recherche comparée, a permis de mettre en
évidence, la résonnance entre le visible et l’invisible, dans les œuvres de Paul Éluard et René Char
par le biais de la description du paysage.
Notes
(1) ELUARD Paul, Œuvres complètes tome I, Bibliothèque de la pléiade, Gallimard, Paris, 1968, p.267.
(2) CHAR René, Œuvres complètes, Bibliothèque de la pléiade, Gallimard, Paris, 1983, p.125.
(3) ELUARD Paul, op.cit., p.1011.
(4) Ibid., p.1065.
(5) Ibid., p.1251.
(6) CHAR René, op.cit., p.127.
(7) Ibid., p.171.
(8) Ibid., p.245.
(9) Ibid., p.271.
(10) ELUARD Paul, op.cit., p.135.
(11) CHAR René, op.cit., p.5.
(12) MURAT Michel, La langues des dieux modernes, Classiques garnier, 2012, p.235.
(13) DUBOIS Jean, MITTERAND Henri, DAUZAT Albert, DICTIONNAIRE étymologique.
LAROUSSE, 2001, p.558.
(14) CAUQUELIN Anne, « Généalogie du paysage », in LA THEORIE DU PAYSAGE EN FRANCE
(1974-1994), CHAMPS VALLON, Seyssel, 1995, p. 360.
(15) RENARD Jules, Journal I, Bibliothèque de la pléiade, Gallimard, Paris, p.286.
(16) PÉTRARQUE, Lettre de Vaucluse, Flammarion, Paris, pp.98-100. « Alors, trouvant que j’avais assez
vu la montagne, je détournai sur moi-même mes regards intérieurs (…) » « Ce jours-là, en revenant,
chaque fois que je me retournais pour regarder la cime de la montagne, elle me parut à peine haute d’une
coudée en comparaison de la hauteur de la contemplation humaine, si on ne la plongeait pas dans la
fange des souillures terrestres. »
(17) NANCY Jean-Luc, Au fond des images, 2003, éditions galilée, Paris, p.103.
(18) BRETON André, Manifeste du surréalisme, folio essais, Gallimard, Paris, 1962, p.95.
(19) CHAR René, op.cit., p.12.
(20) ÉLUARD Paul, op.cit., pp.243-247.
(21) Ibid., t.I, p.1026.
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(22) Ibid., p.94.
(23) Ibid., p.232.
(24) BACHELARD Gaston, « Germe et raison de la poésie d’Éluard »in EUROPE, 1953, Les Éditeurs
Français Réunis, p.116.
(25) Ibid., p .117.
(26) ELUARD Paul, op.cit., p.209.
(27) Ibid., p.1091.
(28) Ibid., II, p.107.
(29) Ibid., p.1047.
(30) MEURAUD Maryvonne, l’image végétale dans la poésie d’ELUARD, Minard Lettres Modernes,
1966, p.61.
(31) Ibid., p.61.
(32) Ibid., p.899.
(33) Ibid., p.47.
(34) NANCY Jean-Luc, Au fond des images, 2003, édition galilée, Paris, p.92.
(35) ÉLUARD Paul, op.cit., II, p.307.
(36) ÉLUARD Paul, op.cit., I, p.106.
(37) Ibid., p.1110.
(38) CHAR René, op.cit., p.110.
(39) Ibid., p.110.
(40) Ibid., p.110.
(41) Ibid., p.113.
(42) Ibid., p.116.
(43) Ibid., p.124.
(44) Ibid., p.120.
(45) Ibid., p.125.
(46) Ibid., p.139.
(47) Ibid., p.143.
(48) La vision qu’il a du cosmos, notamment celle du combat, s’apparente à la pensée d’Héraclite lequel
consacre toute sa vie à l’étude, refusant de se mêler à la vie politique et sociale d’Éphèse. Il est
considéré comme philosophe et moraliste qui a composé toute sa pensée par la contemplation de la
nature.
(49) BANJAMA Mustapha, « L’eau et le feu », in EUROPE, Paris, 1987, p.317.
(50) BACHELARD Gaston, L’eau et les rêves, José Corti, Paris, 1942, p.157.
(51) CHAR René, op.cit., p.61.
(52) NANCY Jean-Luc, op.cit., p.119.
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