Les dynamiques du conflit irakien

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Les dynamiques du conflit irakien
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Les dynamiques du conflit irakien
par Peter HARLING
| De Boeck Université | Critiques internationales
2007/1 - n° 34
ISSN 1290-7839 | ISBN 978-2-7246-3092-3 | pages 29 à 43
Pour citer cet article :
— Harling P., Les dynamiques du conflit irakien, Critiques internationales 2007/1, n° 34, p. 29-43.
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Variations
Les dynamiques
du conflit irakien
par Peter Harling
a
u-delà des difficultés d’accès au terrain, l’illisibilité de
la situation actuelle en Irak tient pour beaucoup à l’absence de mécanismes
d’intégration de l’information, qui nous permettraient de faire sens d’une actualité réduite à des chiffres (nombre de morts ou de troupes, budgets, etc.) ou à
des événements singuliers. Cet article vise donc à dégager un certain nombre
de dynamiques permettant de « relier les points » entre les grands repères qui
structurent inévitablement notre perception du conflit irakien. Ces repères
sont essentiellement de deux ordres.
L’actualité irakienne a été ponctuée par les moments clés du processus de
transition et de la lutte contre les résistances qu’il suscite, moments que
l’administration américaine a systématiquement présentés comme des
« tournants ». La formation, en juillet 2003, d’un Conseil transitoire de gouvernement a été suivie, en septembre, de l’attribution par l’administration
Bush de 18 milliards de dollars aux affaires civiles en Irak, somme complétée
par les promesses formulées par d’autres États lors de la conférence de
Madrid en octobre. En décembre, l’arrestation de Saddam Hussein a été présentée comme un coup mortel porté à l’opposition armée naissante. En mars
2004, l’adoption d’une « Loi administrative transitionnelle », sorte de constitution intérimaire précisant les étapes du processus de transition et vantée
comme un modèle pour la région, devait préparer le terrain pour la restauration, trois mois plus tard, de la souveraineté irakienne. Au même moment, la
refondation de l’appareil de sécurité irakien est devenue une priorité américaine. En juillet, la mise en accusation devant un Tribunal spécial de Saddam
Hussein et de certains de ses acolytes a initié un processus censé parfaire la
transition amorcée avec le renversement du régime. En novembre, la reprise
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de Falluja est apparue comme le point culminant d’une campagne de reconquête des sanctuaires concédés à l’opposition armée. L’année 2005, marquée
par trois scrutins spectaculaires (premières élections parlementaires en janvier, référendum constitutionnel en octobre et nouveau scrutin parlementaire en décembre) a symbolisé pour l’administration Bush la vitalité des aspirations démocratiques de la population irakienne. Les États-Unis ont
proclamé une nouvelle victoire avec la nomination au poste de Premier
ministre de Nouri al-Maliki, en avril 2006, nomination qui annonçait la fin de
quatre mois de paralysie institutionnelle. Enfin, en juin 2006, l’élimination
d’Abou Moussab al-Zarqaoui, leader de l’organisation d’al-Qaïda en Irak, a
pu laisser croire à un affaiblissement décisif de l’opposition armée.
Parallèlement à cette chronologie positive qui forme la trame de la narration
retenue par l’administration Bush pour décrire le processus de transition, une
autre série d’événements clés apparaissent comme autant de revers pour le
processus de stabilisation du pays. Citons, pour 2003, le pillage des infrastructures irakiennes en avril ; la démobilisation totale et sans contrepartie
des forces armées et de l’appareil de sécurité irakiens en mai ; l’apparition en
août des premiers attentats spectaculaires (contre l’ambassade de Jordanie, le
quartier général des Nations unies à Bagdad et l’ayatollah Mohammed Baqir
al-Hakim en visite à Najaf) et la mise en œuvre, en novembre, d’un processus
mal conçu de « débaasification ». L’année 2004 a été marquée en mars par le
début des attaques à caractère strictement sectaire, au cours de la commémoration chiite de l’Ashoura. En avril, au moment où a éclaté le scandale d’Abou
Ghraib, deux vastes fronts se sont ouverts à Falluja et dans le Sud, tandis
qu’avaient lieu les premières prises d’otages étrangers, rapidement suivies des
premières décapitations filmées. En janvier 2005, lors des premières élections
parlementaires, la population arabe sunnite a été exclue de facto, en raison de
l’insécurité qui menaçait dans le Nord et l’Ouest du pays. Enfin, en février
2006, la destruction du mausolée chiite de Samarra a provoqué l’explosion de
violences confessionnelles jusque-là de faible intensité.
Cette façon de présenter les événements selon deux grilles d’analyse parallèles
mais opposées renvoie aux deux types de discours qui bornent l’éventail
des lectures du conflit irakien et provoquent les oscillations repérées par
Hamit Bozarslan chez ses observateurs les plus avisés. Le fétichisme avec
lequel l’administration américaine a appréhendé les dates du calendrier de
transition et sa propension à monter en épingle les « victoires » remportées
contre l’opposition armée ne s’expliquent pas seulement par le besoin de produire des signes de progrès à destination d’une opinion publique lasse et
dubitative. Plus fondamentalement, le projet américain supposait l’enclenchement d’une dynamique de démocratisation irrésistible, qu’il suffisait
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d’amorcer et d’entretenir en levant les verrous qui lui faisaient obstacle – par le
renversement de l’ancien régime, la capture de Saddam Hussein, l’élimination
de Zarqaoui, etc. Dans ce contexte, les « succès » enregistrés, tels que la forte
participation des Irakiens aux élections de 2005, ont été présentés comme la
démonstration de l’universalité des valeurs portées par les États-Unis, tandis
que les résistances étaient décrites comme l’expression de franges fanatisées et
irrécupérables. Il s’agissait en somme d’abattre les obstacles extérieurs à un
processus conçu comme foncièrement naturel, c’est-à-dire de poursuivre les
« ennemis de la liberté » jusqu’à atteindre le point de bascule à partir duquel
les aspirations profondes de la population ne pourraient que l’emporter.
Selon cette logique, prendre en considération la seconde série d’événements
n’était tout simplement pas pertinent. C’est pourtant celle-ci que retiennent
les détracteurs de l’administration Bush, lesquels soulignent la futilité d’un
processus de transition qui n’a fait qu’attiser les violences et exacerber la
polarisation de la population.
La difficulté consiste donc à articuler ces deux grilles de lectures évoquant des
dynamiques contradictoires et à faire apparaître tout ce que ces dates laissent
dans l’ombre. Par exemple, l’impression générale d’une violence grandissante
ignore les mutations de celle-ci (de l’anti-américanisme aux représailles communautaires, aussi bien du côté de l’opposition armée – essentiellement sunnite, désormais – que de celui du mouvement chiite dit sadriste, dirigé par
Muqtada al-Sadr), la multiplicité de ses formes (les acteurs s’engagent non
seulement dans la lutte contre l’Autre, mais aussi dans la coercition de leur
propre base sociale et la compétition avec des acteurs rivaux de type alter ego)
et la complexité de sa distribution (avec la subsistance de zones calmes et l’existence de points chauds aux enjeux hautement différenciés). Autre exemple, la
multiplication des « succès » et « tournants » vantés par Washington occulte
une caractéristique constante de l’occupation américaine – son incapacité à
générer non pas de quelconques progrès, mais des progrès soutenus, durables
et cumulatifs – au profit de faux-semblants, d’ajournements, de victoires symboliques et de succès ambigus.
Plutôt que de s’attacher aux événements ponctuels, cet article tentera d’abord
d’examiner comment la situation actuelle a été façonnée par la nature de
l’ancien régime et celle de l’occupation américaine, afin de dégager ensuite
les grandes dynamiques permettant de rendre compte des violences observées
en Irak.
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L’héritage de l’ancien régime
Durant les mois qui ont suivi le renversement du régime, le secrétaire à la
Défense Donald Rumsfeld n’a cessé d’invoquer la nature intrinsèquement
imprévisible des transitions politiques tandis que Paul Bremer, « proconsul »
américain à Bagdad, se plaisait à souligner la responsabilité de l’ancien régime
dans tous les obstacles et dysfonctionnements qu’il découvrait. Selon lui,
l’Irak souffrait avant tout de « décennies de mauvaise gestion » (decades of mismanagement) et d’un traumatisme profond affectant l’ensemble de la population et se traduisant par une forme d’inertie là où l’amour de la liberté et
l’esprit d’entreprise auraient dû être la force motrice d’un remodelage en
grande partie spontané du pays. Certes, cette vision avait l’avantage d’exempter l’administration américaine de toute responsabilité dans la désorganisation du pays. Mais elle ignorait surtout une dimension plus profonde du lourd
héritage de l’ancien régime.
Car l’aspect le plus important de cet héritage n’est autre qu’un processus de
déconstruction nationale s’appuyant sur un démantèlement systématique des
institutions. Le régime n’a pas hésité à pervertir la Constitution irakienne,
l’idéologie nationaliste et socialiste du Parti Baas, et la mission de défense
nationale des forces armées. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le régime
n’était en rien « baasiste », ni sunnite ni de type ‘asabiyya : le pouvoir personnel de Saddam Hussein s’est construit contre toutes les institutions, l’État bien
sûr, mais aussi le Parti, la tribu et les gardes prétoriennes elles-mêmes. Les
impératifs de sécurité du tyran exigeaient de détruire tout esprit de corps,
toute cohésion au sein de sa garde rapprochée, notamment. Certains de ses
gardes du corps, ainsi que les Fedayin Saddam, formation paramilitaire qui a
fait preuve d’une détermination remarquable pendant la guerre de 2003 1,
étaient justement recrutés parmi des éléments en situation d’extériorité par
rapport à leur environnement, et leur mode de vie les maintenait du reste
dans cette situation 2. Le cœur du dispositif de sécurité de Saddam Hussein
s’apparentait donc davantage au profil des « mercenaires » de Xénophon 3,
dont le déracinement social garantissait une loyauté absolue envers le tyran,
que du « noyau dur » d’un régime organisé en cercles concentriques (sunnites,
1. Sur les Fedayin Saddam, voir David Baran, Vivre la tyrannie et lui survivre. L’Irak en transition, Paris, Mille et une
nuits, 2004.
2. Deux des plus proches serviteurs de Saddam Hussein étaient respectivement kurde et chrétien. Lors de sa fuite, en
avril 2003, Saddam Hussein s’est appuyé sur des gardes du corps issus d’une famille originaire de Takrit mais parfaitement inconnue dans la région (les frères Haddushi).
3. Voir Leo Strauss, On Tyranny, Chicago, University of Chicago Press, 1991.
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tribus de Takrit, tribu Baygat dont était issu Saddam Hussein). Plus généralement, les tendances lourdes de tribalisation et d’islamisation prêtées au
régime dans les années 1980 et surtout 1990 se sont révélées être un trompel’œil. La « tribalisation » s’est avant tout traduite par l’apparition des
« cheikhs des années 1990 » ou « cheikhs made in Taiwan », qui incarnaient
la subversion des traditions tribales 4. L’« islamisation » du régime a d’abord
consisté en une « Campagne nationale de la foi » qui se réduisait à parodier
et à dénaturer l’islam 5. Il faudrait parler plutôt d’une islamisation par le bas,
salafisme sunnite et millénarisme chiite, que le pouvoir a tâché d’instrumentaliser puis d’endiguer. Mais ces formes particulières d’islamisation étaient
justement le symptôme d’un affaiblissement des structures traditionnelles
d’encadrement des croyants.
Cette déconstruction nationale allait en effet bien au-delà du seul dispositif institutionnel sur lequel reposait le pouvoir. Le règne de Saddam Hussein s’est également caractérisé par une destruction des liens sociaux et une extrême fragilisation de la société, au point que la notion même de « société » – qui exige un
certain niveau d’interaction, une certaine visibilité de la population à ellemême – est devenue difficilement applicable à l’Irak 6. La mutation du régime
dans les années 1990, marquée par le renoncement à tout autre programme que
celui de la reproduction du pouvoir personnel de Saddam Hussein, a consacré
l’émergence d’une « économie généralisée de l’intérêt particulier ». Tout référentiel de type État nation s’est dissout dans une cascade de stratégies de survie, non seulement du tyran lui-même mais aussi de ses sujets les plus anonymes. La principale source de stabilité du régime, en dehors de ses capacités
coercitives, était justement cette absence de lendemain, sorte de repoussoir
du chaos à venir, à la fois entretenu et tenu à distance par le pouvoir. L’habitus développé en réponse à l’univers déstructuré et imprévisible généré par le
régime est sans doute son legs le plus dommageable pour l’avenir du pays.
Il faut dire ici un mot de l’embargo, étrangement absent des discours (y compris irakiens) et des analyses. Les sanctions internationales infligées à l’Irak
après l’invasion du Koweït ont eu des effets dévastateurs aussi bien sur les
infrastructures que sur la société irakienne. L’embargo était du reste d’autant
plus condamnable et contre-productif qu’il constituait une des ressources,
4. Cf. Amatzia Baram, « Re-Inventing Nationalism in Ba‘thi Iraq 1968-1994: Supra-Territorial and Territorial Identities and What Lies Below », dans William Harris et al., Challenges to Democracy in the Middle East, Princeton papers,
1996, p. 29-56 ; A. Baram, « Neo-tribalism in Iraq: Saddam Hussein’s Tribal Policies, 1991-1996 », International
Journal of Middle East Studies, 29, 1997, p. 1-31 ; Judith Yaphe, « Tribalism in Iraq: The Old and the New », Middle
East Policy, 7 (3), juin 2000, p. 51-58.
5. D. Baran, Vivre la tyrannie et lui survivre. L’Irak en transition, op. cit..
6. Pierre Darle, Saddam Hussein maître des mots. Du langage de la tyrannie à la tyrannie du langage, Paris, L’Harmattan,
2003.
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voire la principale de ce régime en faillite. Le principe de légitimation de ce
dernier se réduisait en effet à la construction d’un univers extérieur hostile,
justifiant, en interne, tous les abus du pouvoir, mais aussi de nouvelles formes
de contrôle social (quasi-fermeture des frontières, recensement par l’intermédiaire du rationnement, dépendance accrue de la population à l’égard des
services publiques et de l’appareil du Parti) et l’abandon de tout programme
autre qu’une résistance ritualisée à l’agresseur 7. Il convient donc de parler des
« effets conjugués » du régime et des sanctions, qui faisaient système.
À la chute du régime, ce processus de déconstruction nationale a ouvert la
voie à une clique d’anciens exilés qui n’avaient ni base sociale ni appareil étatique sur lesquels fonder leur autorité. L’appropriation et la perversion par
l’ancien régime des institutions et des valeurs nationales avaient du reste
nourri une volonté de « rupture radicale », rendue particulièrement illusoire
par le caractère englobant du pouvoir déchu. En conséquence, lors de son
retour en Irak, cette « opposition de grands hôtels », comme la surnommaient nombre d’Irakiens, a proposé de multiples formules de rupture toutes
plus velléitaires les unes que les autres. En pratique, elle ne pouvait gouverner
qu’en cultivant ses relations privilégiées avec l’occupant, lequel a bien voulu
voir en elle un miroir de la société irakienne, aussi bien avant la guerre
qu’après. Dépourvue d’une quelconque unité de vues, elle a investi le registre
démocratique imposé par les États-Unis tout en optant pour une répartition
confessionnelle des postes, en harmonie avec les préconceptions américaines
mais en contradiction avec les attentes de la population. Désorganisée et largement apathique, celle-ci aspirait avant tout à une restauration de l’ordre,
qu’elle percevait comme une précondition à toute transition politique effective.
L’effet performatif des préconceptions américaines
Il a été fait grand cas de l’impréparation de l’administration américaine et de
ses erreurs de jugement dans les premiers temps de l’occupation, notamment
son indifférence face aux pillages et la dissolution discrétionnaire de l’appareil de coercition. La liquidation de l’appareil d’État irakien a certes considérablement compliqué la tâche de reconstruction. L’absence de processus de
transition clairement établi a en outre empêché les Irakiens de se projeter
dans l’avenir, actualisant par là même l’habitus hérité de l’ancien régime. Les
multiples acteurs politiques qui ont fait leur apparition au lendemain de
7. Ce point est amplement développé dans D. Baran, Vivre la tyrannie et lui survivre. L’Irak en transition, op. cit., et
P. Darle, Saddam Hussein maître des mots. Du langage de la tyrannie à la tyrannie du langage, op. cit. Voir également
Sarah Graham-Brown, Sanctioning Saddam: The Politics of Intervention in Iraq, Londres/New York, I. B. Tauris, 1999.
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l’invasion cherchaient davantage à s’accaparer des ressources qu’à mettre en
œuvre une vision politique un tant soit peu convaincante. En abattant ce
régime profondément déstructurant, l’administration américaine a surtout
créé un vide dans lequel son propre imaginaire pouvait se projeter, avec des
effets performatifs impressionnants. Les préjugés américains sur le comportement à attendre des différentes composantes de la population irakienne ont
conduit les forces d’occupation à adopter une posture contrastée en fonction
de leur zone de déploiement : une chasse aveugle des « derniers vestiges » de
l’ancien régime a été poursuivie en zone sunnite tandis que ses plus vils agents
dans le Sud étaient ignorés. L’émergence d’une opposition armée initialement
mixte 8 mais basée à Bagdad et dans des régions sunnites n’a fait qu’amplifier
ce phénomène de singularisation et de polarisation des expériences collectives,
confortant ainsi les représentations de l’occupant 9.
Parallèlement aux campagnes militaires dites de « cordon and search » qui affectaient la population sunnite de manière indiscriminée, une redistribution de
l’accès au pouvoir et aux ressources a eu lieu sur la base du « mérite » attribué
aux différents acteurs par l’administration américaine. Cette attribution procédait à la fois d’une réduction de l’ancien régime à des oppositions simples de
type bourreaux/victimes et d’une capacité desdits acteurs à faire valoir les souffrances qu’ils avaient endurées et les sacrifices qu’ils avaient consentis. Une
logique de « concurrence des victimes » 10 s’est alors mise en place, chacun
fondant son droit à exercer le pouvoir sur une vision schématique de l’avantguerre, conforme aux préconceptions américaines. À cet égard, les anciens
« opposants » en exil étaient avantagés, tant par leurs facilités d’accès à
l’occupant que par leur disposition, sincère ou non, à épouser sa vision schématique. Mais ce qui est plus surprenant, c’est la rapidité avec laquelle la
population arabe en général, qui avait tout d’abord rejeté les catégories sunnite/chiite en tant que procédé néocolonial visant à « diviser pour mieux
régner », s’est ensuite réapproprié les idées reçues de l’administration américaine. Alors que les réactions à la présence américaine étaient avant tout
déterminées, immédiatement après la chute du régime, par les pertes et les
gains (y compris futurs) de chacun, la notion de renversement d’un ordre sunnite séculaire est devenue progressivement surdéterminante. L’influence
8. Dans un premier temps, des groupes de combattants se sont formés sur la base de réseaux familiaux, tribaux ou
professionnels. Le personnel de l’appareil de sécurité de l’ancien régime était loin d’être composé exclusivement
d’Arabes sunnites. Nombre d’Arabes chiites employés au sein de la police politique (al-Amn al-‘Amm) ont grossi les
rangs de l’opposition armée. Ainsi, plusieurs membres de la tribu chiite Albu ‘Alwan, de Mahawil, ont été arrêtés
pour avoir mené des opérations contre la coalition.
9. Sur cette notion de prophétie autoréalisatrice, voir Peter Harling, « The Falluja Syndrome: Taking the Fight to
the Enemy that Wasn’t », Campaigning Journal, 4, automne 2006.
10. Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.
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américaine a donc été décisive dans la lutte symbolique qui s’est engagée à la
chute du régime autour du sens des nouvelles institutions (juste retour des
choses, pour les chiites, dépossession et répression, pour les sunnites, occasion de consolider et d’étendre leurs acquis, pour les Kurdes). En fondant les
identités des différents acteurs politiques sur une cristallisation de discours
victimaires les opposant les uns aux autres, cette lutte symbolique n’a fait que
préparer le terrain à une guerre civile généralisée.
Un recensement succinct des principales dynamiques à l’œuvre en Irak
montre que celles-ci convergent vers un règlement toujours moins démocratique et toujours plus violent des différends, en dépit des « succès » formels
du processus de transition (large participation électorale, ratification de la
Constitution, consensus sur la formation d’un gouvernement, etc.). Car toute
démocratisation doit reposer avant tout sur la mise en place d’institutions
fonctionnelles, ce qui est précisément le domaine où l’administration américaine a le plus gravement échoué.
Quatre grands axes de lecture
La première de ces dynamiques est l’accentuation des clivages « communautaires ».
Depuis la chute de l’ancien régime, la polarisation de la population irakienne selon
des lignes ethniques et religieuses s’est accélérée de façon spectaculaire. Il y a eu
tout d’abord une singularisation des expériences collectives. L’occupation, le processus
politique, la « reconstruction » n’ont pas eu le même sens pour les différentes composantes ethniques et religieuses de la population irakienne : traduction politique
de leur poids démographique, pour les chiites ; consolidation de leur processus
d’émancipation du pouvoir central, pour les Kurdes ; aliénation, pour une minorité
arabe sunnite se percevant comme assiégée ; exacerbation du sentiment de vulnérabilité, pour les chrétiens. À cela s’est ajoutée une communautarisation de la représentation politique. Le principe des quotas de représentation des différentes composantes
ethniques et religieuses de la population irakienne, introduit par l’occupant lors de
la formation des premières structures intérimaires de gouvernement, est devenu un
élément profondément structurant du jeu politique. Les trois scrutins de 2005 ont
consacré l’importance de réflexes électoraux fondés sur la simple appartenance
« communautaire », au détriment des programmes, des clivages socioéconomiques
et des effets de génération. Le corollaire de ce deuxième point est le dépeçage
« communautaire » de l’État, c’est-à-dire la privatisation et la communautarisation
de la redistribution des ressources qui dérivent de l’appareil d’État, et ce dans
une logique très libanaise de muhasasa 11 : les ministères, transformés en fiefs
11. Il s’agit de la répartition sur des bases communautaires des portefeuilles ministériels et autres fonctions étatiques,
répartition qui sert des stratégies de redistribution clientélistes, au sein de chaque communauté, des prébendes et
autres ressources (y compris symboliques) générées par l’appareil d’État.
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partisans, ne recrutent qu’au sein de leur clientèle (chaque ministère exige
désormais de ses employés une tazkiyya, une lettre de recommandation
signée par le parti ou le mouvement auquel appartient le ministre) et
n’offrent leurs services qu’à une base sociale déterminée (ainsi, le seul ministère véritablement actif dans la reconstruction de Falluja, ville détruite par la
coalition lors de son offensive de novembre 2004, est le ministère de l’Industrie, fief du Parti islamique irakien et l’un des rares ministères « dévolus » aux
Arabes sunnites). Enfin, il y a eu une homogénéisation des zones d’habitation. En
2006, une certaine forme de « nettoyage ethnique » s’est accélérée dans les
régions, villes et quartiers mixtes. Avec l’expulsion de ses minorités chrétienne et surtout sunnite, Bassora a rompu avec une longue tradition de cosmopolitisme 12. Grossièrement, Bagdad s’est scindée en deux rives antagonistes opposant al-Karkh (majoritairement sunnite) et al-Rusafa
(majoritairement chiite), sur la base d’une polarisation de représentations
dont le schématisme était impensable avant la guerre. Bien qu’il existe de
larges enclaves de chaque côté, rares sont désormais les quartiers non homogènes. La couronne de bourgades composites qui entourent la capitale se segmente également selon un processus extrêmement violent.
Mais cette dynamique de « communautarisation » ne doit pas tromper. Certains observateurs, au premier rang desquels l’ancien diplomate américain
Peter Galbraith 13, l’articulent à l’artificialité supposée de l’Irak pour mieux en
déduire le caractère inévitable et souhaitable d’une partition du pays en trois
grands blocs : Kurde, Arabe sunnite et Arabe chiite. Cette vision commode
ignore la multiplicité des clivages non communautaires qui traversent la
population irakienne. Il n’existe pas, du moins chez les Arabes sunnites et
chez les Arabes chiites, de projet collectif commun ou de représentation politique unifiée. Le cas des chiites est particulièrement édifiant, compte tenu des
généralisations hâtives qui ont cours à leur égard. La carte politique qui se
dessine apparaît en effet particulièrement complexe si l’on considère le fossé
générationnel et le conflit de classe que révèle le phénomène sadriste, la rivalité entre Najaf et Karbala, l’antagonisme qui anime les anciens exilés et les
Irakiens restés au pays sous le régime de Saddam Hussein, les diverses interprétations concurrentes du fédéralisme et les vestiges de la hiérarchie tribale
traditionnelle, qui se reflètent dans le positionnement politique des populations originaires des marais. Ces clivages non communautaires, parmi
d’autres qui ne peuvent être développés ici, sont occultés par une attention et
12. Voir les travaux de Reidar Visser, notamment Basra, the Failed Gulf State: Separatism and Nationalism in Southern
Iraq, New Brunswick, Transaction Publishers, 2006.
13. Peter W. Galbraith, The End of Iraq: How American Incompetence Created a War without End, New York, Simon
and Schuster, 2006.
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une actualité qui s’attachent aux violences à caractère intercommunautaire.
L’extrême violence fratricide qui sévit aujourd’hui à Bassora est en grande
partie oblitérée parce qu’elle ne renvoie pas au cadre d’analyse dominant. Or
l’unité qui prévaut au sein de chaque grand groupe ethnique et religieux est
superficielle et ne tient qu’à la réactualisation constante de l’Autre comme
repoussoir et comme ennemi.
La deuxième dynamique consiste en un phénomène de généralisation et de privatisation de la violence en l’absence des moyens institutionnels de sa monopolisation. À la différence des coups d’État républicains de 1958, 1963 et 1968,
perpétrés par l’entremise de l’appareil de coercition irakien, ce nouveau changement de régime s’est fait avant tout à l’encontre de ce même appareil, symbole de la tyrannie. Or le processus de « monopolisation de la violence
légitime » qui devrait accompagner l’émergence d’un État irakien fonctionnel
butte sur deux obstacles : d’une part, l’illégitimité fondamentale d’un système
politique, dénaturé par les stratégies communautaires, la corruption et la présence même de l’occupant, affecte négativement tout exercice de la violence
au nom de ce système politique ; d’autre part – et peut-être surtout – l’occupant et ses partenaires irakiens concentrent leur attention et leurs ressources
sur les moyens de la violence d’État (nombre d’hommes en armes, équipement,
entraînement, etc.) plutôt que sur les moyens de sa légitimation et de sa monopolisation (discipline, sens de la cause, esprit de corps, etc.). Cette propension
n’est du reste qu’une déclinaison de la priorité donnée à la destruction de
l’ennemi (une fonction presque mathématique de la puissance de feu),
qui supplée voire supplante toute mission de protection de la population. À ce problème de définition du « mandat » de l’appareil de coercition s’ajoutent d’immenses lacunes dans le dispositif institutionnel dont
dépend la nature de la violence qu’il exerce et incarne : les procédures
de recrutement, de formation et de promotion sont loin de consacrer
des formes d’allégeance transcendant les affiliations infra-étatiques ; les
mécanismes de supervision et de sanction sont inexistants ; enfin,
l’appareil judiciaire, élément clé de toute légitimation de la violence,
n’est guère capable de faire face aux partis et aux milices. Il en résulte
une situation dans laquelle de multiples groupes armés entendent compenser l’impuissance de l’État en pratiquant eux-mêmes une justice
expéditive, toujours sous prétexte de « protéger la population ».
La troisième dynamique est la perte de crédibilité et le dépassement du paradigme
de la démocratisation. Dans un premier temps, en effet, les stratégies des
acteurs tenaient compte de la réussite possible du processus politique ; elles
investissaient donc le registre démocratique entre autres registres. Le foisonnement des partis et des médias créés immédiatement après la chute du
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régime s’inscrivait dans cette perspective. Les formations issues de
l’ancienne opposition en exil, cooptées par l’administration américaine au
sein d’un « Conseil de gouvernement » nommé de façon discrétionnaire,
ont accepté, bon gré mal gré, le principe de la compétition électorale. Le
parti chiite al-Daawa a même tenté, à son retour d’exil, de reconstruire sa
base militante, décimée par la répression de l’islamisme chiite au début des
années 1980. Les exclus du processus politique, eux aussi, ont pris au sérieux
la démocratisation annoncée. À la fin de l’année 2004, le mouvement
sadriste, comptant bien obtenir politiquement ce qu’il n’était pas parvenu à
arracher par la force, a glissé du registre de la confrontation sanglante avec
l’occupant et ses « collaborateurs » à un répertoire plus subtil et complexe,
incluant une participation aux élections et au gouvernement 14. L’opposition
armée a dû, elle aussi, renoncer à la simple négation du processus politique,
en réaction au scrutin de janvier 2005. La mobilisation massive des électeurs,
hors des zones où les conditions d’insécurité interdisaient le vote, a suscité
un trouble profond, en ce qu’elle consacrait à la fois l’adhésion de la population au projet démocratique et la marginalisation de fait de sa composante
arabe sunnite – marginalisation entérinée par la rédaction en coulisses, par
les partis chiites et kurdes triomphants, d’une constitution à leur profit. En
prévision du référendum constitutionnel d’octobre 2005, l’ensemble des
groupes de l’opposition armée ont révisé leur posture, optant pour une
dénonciation essentiellement non violente et argumentée, campagnes de posters à l’appui 15.
La formation au début de l’année 2006 du premier gouvernement non intérimaire, élu démocratiquement lors du scrutin de décembre 2005, s’est néanmoins traduite, ironiquement, par une remise en question du paradigme de la
démocratisation. Cette rupture a été provoquée par une série de déceptions :
la participation électorale des Arabes sunnites a laissé leurs principales revendications (notamment en matière de renégociation de la Constitution)
insatisfaites ; le gouvernement s’est révélé incapable de mettre un terme aux
violences comme de pourvoir aux besoins matériels de la population ; d’une
façon générale, le processus politique, qui avait nourri tant d’espoirs à grand
renfort d’échéances théoriquement « décisives », ne semblait plus à même de
garantir des lendemains meilleurs. L’illisibilité de la situation aux yeux
mêmes des Irakiens atteint désormais son paroxysme – alors que les violences
14. International Crisis Group, Iraq’s Muqtada al-Sadr: Spoiler or Stabilizer?, Middle East Report n˚ 55,
11 juillet 2006.
15. Pour les détails, voir International Crisis Group, In their Own Words: Reading the Iraqi Insurgency, Middle East
Report n˚ 50, 15 février 2006.
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dont pâtissent les civils ne cessent de s’intensifier, la population se montre
plus perplexe que jamais quant à ses acteurs et ses finalités. Le passage d’une
temporalité qui ménageait la possibilité d’un avenir démocratique, même
lointain, à un nouveau temps suspendu 16, celui d’une violence sans issue, a consacré le retour aux stratégies de survie : comme sous l’ancien régime, l’imprévisibilité totale de l’environnement a poussé chacun, au pire, à sauver l’existant (notamment, en ce qui concerne les civils, par des stratégies d’exode ou
d’exil intérieur, c'est-à-dire de repli sur la sphère strictement domestique), au
mieux, à maximiser ses profits immédiats dans l’indifférence du lendemain.
Ainsi, des partis « islamistes » se sont détournés de toute stratégie classique
de légitimation par les bonnes œuvres et de toute ambition de construction
d’un État islamique, préférant un accaparement crapuleux des ressources étatiques et le recours à la violence comme mode de reproduction de leur pouvoir. Quant aux recrues de l’appareil de sécurité irakien, elles n’ont pas choisi
une carrière mais un emploi dont elles réévaluent constamment les bénéfices
et les coûts, quitte à minimiser ces derniers en fermant les yeux sur des activités illégales, à collaborer simultanément avec l’opposition armée, voire à
déserter, le cas échéant. Les officiers eux-mêmes ont opté pour des calculs du
même ordre, s’abstenant de sanctionner l’indiscipline de leurs subordonnés
(en cas de pillage des maisons perquisitionnées, par exemple) de crainte d’être
assassinés ou que leurs enfants soient kidnappés.
La quatrième dynamique est le phénomène de « dépolitisation du politique ». En
effet, la démocratie a été réduite à l’acte du vote. Les fameux doigts tachés
d’encre et ostensiblement levés par les électeurs irakiens confirment pour
l’administration américaine le caractère universel des valeurs qu’elle prétend
vouloir répandre. Ils rassurent également les hauts responsables américains
sur la légitimité de leurs interlocuteurs « démocratiquement élus » et, plus
généralement, sur celle du processus politique, en quelque sorte plébiscité par
la population irakienne. Pourtant, les acteurs du champ « politique » se caractérisent par leur absence de projet et leur autonomisation par rapport à la
population. L’islamisme en tant qu’alternative à un système politique donné
n’existe plus en Irak. Il a cédé la place au salafisme (sunnite), au quiétisme
(chiite), aux millénarismes, voire à une simple instrumentalisation cynique de
l’islam comme argument minimal de légitimation et d’intimidation. L’opposition armée, massivement dominée par un discours salafiste foncièrement apolitique, n’a pas réussi jusqu’à présent à articuler un quelconque programme ou
une quelconque plateforme de négociation. Aucun des « partis » prenant part
au gouvernement n’est parvenu – ou n’a pris la peine – de se constituer une
16. Cf. Françoise Rigaud, « Irak : le temps suspendu de l’embargo », Critique internationale, 11, avril 2001, p. 15-24.
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base militante autour d’une vision programmatique et idéologiquement
cohérente 17. Le népotisme, la corruption et l’incompétence constituent la
norme à tous les niveaux de l’appareil d’État. Ils provoquent un sentiment de
déception et de frustration quasi général, notamment au sein des populations
du Sud qui s’attendaient à ce que les « islamistes » fassent preuve de probité
et de « bonne gouvernance ». Au cours de l’après-2003, les réflexes communautaires ont ironiquement permis une nouvelle forme d’autonomisation du
pouvoir : la liste chiite de janvier 2005 a pu se passer de rendre compte de son
bilan de l’année lors des élections de décembre. La légitimité des différents
acteurs se construit désormais pour l’essentiel dans un rapport violent à
l’Autre.
Une cinquième dynamique, qui ne sera mentionnée ici que brièvement, est
l’internationalisation du conflit. Ce thème est un objet de débat depuis longtemps, mais les ingérences d’acteurs extérieurs (hormis les États-Unis) ne
sauraient être tenues pour les causes principales des dynamiques décrites plus
haut, qu’elles ne font qu’exploiter, exacerber ou infléchir. Cette vision d’un
conflit généré par des puissances étrangères correspond plutôt à une volonté,
partagée par l’administration américaine et le gouvernement irakien,
d’« exporter » la responsabilité de leurs propres échecs. Ces ingérences ne
sont pas anodines pour autant. Les réseaux jihadistes transnationaux ont eu
un impact considérable sur l’opposition armée, moins dans le sens d’un afflux
de contingents de combattants qu’au niveau des ressources et des répertoires
d’action 18. L’Iran est clairement un acteur influent dans le Sud de l’Irak, où il
étend son influence via une multitude de canaux 19. Mais l’articulation entre
acteurs intérieurs et extérieurs reste fluide. Les relations qui existent entre
l’opposition armée et la Syrie ou entre les milieux chiites et l’Iran demeurent
complexes et fluctuantes. Dans sa phase actuelle, le conflit tend à produire,
pour l’essentiel, ses propres ressources 20. Néanmoins, l’internationalisation
du conflit apparaît comme l’aboutissement inéluctable du processus de
déconstruction nationale, qui crée un vide stratégique dans lequel se
déploient les tensions régionales.
17. Le cas des sadristes n’est pas une exception. Cf. Peter Harling, Hamid Yasin, « La mouvance sadriste en Irak :
lutte de classe, millénarisme et fitna », dans Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l’Iran (à paraître chez Karthala).
18. International Crisis Group, In their Own Words: Reading the Iraqi Insurgency, op. cit.
19. P. Harling, H. Yasin, « Unité de façade des chiites irakiens, Le Monde diplomatique, septembre 2006.
20. International Crisis Group, After Baker-Hamilton: What to Do in Iraq?, Middle East Report n˚ 60,
19 décembre 2006.
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Il est essentiel de rappeler que, si certains aspects de l’occupation étaient aisément prévisibles et ont été anticipés par les Irakiens – notamment les pillages,
les règlements de compte et la corruption 21 – sa dimension la plus déterminante, elle, ne semblait pas inévitable. Certes, les tensions opposant les sunnites et les chiites ont fait l’objet d’une forme d’instrumentalisation par
l’ancien régime dans les mois qui ont précédé l’invasion américaine, mais les
Irakiens ont fait preuve d’une remarquable unité de vues (mêlant volonté de
rupture et anxiété concernant les modalités pratiques de celle-ci) à la fois à la
veille de la guerre 22 et dans les premières semaines de l’occupation. Trois ans
plus tard, les stratégies des acteurs politiques et les aspirations prêtées à la
population se sont polarisées sur le mode de l’essentialisation : chiites,
Kurdes et sunnites auraient eu, « de tous temps », des projets spécifiques et
antagonistes. La violence actuelle ne serait au fond que l’expression d’un
« atavisme », d’une nature profonde, qu’il s’agisse du caractère artificiel des
frontières de l’Irak, de la brutalité viscérale du peuple irakien (un mythe
tenace dans le monde arabe et en Irak même), de la haine ancestrale que se
voueraient les sunnites et les chiites, quand ce n’est pas une rétivité arabe à la
démocratie. Pourtant, le thème de la « mosaïque ethnique et religieuse »
n’est qu’un cliché – quel État européen doit sa cohésion et sa durabilité à
l’homogénéité initiale de sa population ? L’essentialisation est justement,
contrairement à ce qu’elle affirme, un processus dialectique, qui se déroule à
la faveur des impensés d’une société connue uniquement à travers des catégories réductrices. L’ancien régime s’est rendu en grande partie responsable de
cette situation, en vidant de leur sens les catégories transversales liées au processus de construction étatique (les allégeances post-traditionnelles, les phénomènes de classe, les solidarités professionnelles, etc.). Mais c’est avant tout
la projection des préconceptions américaines, dans le vide institutionnel et
cognitif créé par un processus de transition improvisé, qui a posé le cadre
dans lequel les stratégies des acteurs, initialement indéterminées, se sont
structurées. Les causes des violences « communautaires » qui affligent
aujourd’hui l’Irak ne sont donc pas à chercher dans l’histoire ou la fabrique
du tissu social irakien, mais dans le contexte contemporain qui a permis leur
expression. ■
21. D. Baran, Vivre la tyrannie et lui survivre. L’Irak en transition, op. cit.
22. International Crisis Group, Voices from the Iraqi Street, Middle East Briefing n˚ 3, 4 décembre 2002.
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Peter Harling est chargé de l’Irak et de la Syrie au sein du International Crisis Group et prépare une thèse à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a publié notamment « Saddam Husayn et la débâcle triomphante. Ressources insoupçonnées de
Umm al-Ma‘arik », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (L’Irak en
perspective, 117-118, 2007) et « La guerre américaine en Irak et en Afghanistan :
entre vision messianique et ajustements tactiques » (avec Gilles Dorronsoro), Politique étrangère (4, hiver 2005). Adresse électronique : [email protected]