Philosophie et musique - Mont

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Philosophie et musique - Mont
Notes pour Philosophie et musique
(St-Jovite\Mont-Tremblant vendredi 5 avril 2013 à 11h30)
Colloque multidisciplinaire du Centre collégial du Mont-Tremblant
Playlist :
- «Smells like Teen Spirit» de Nirvana (avec des liens à propos des notions d’amour de soi et
d’amour-propre chez Rousseau)
- «Society» d’Eddie Vedder (avec des liens à propos des notions de nature et de culture chez
Rousseau)
- «La nuit je mens» d’Alain Bashung (avec des liens à propos de la notion de mauvaise foi chez
Sartre)
- «Sans exigences» de Jacques Brel (avec des liens à propos de la notion des relations avec
autrui selon Sartre)
- «Le déserteur» de Boris Vian (avec des liens à propos de la notion de désobéissance civile
développée par Henry David Thoreau)
« Smell like Teens Spirits » de Nirvana
Avant la pièce
- La première chanson : Smell like Teens Spirits – le nom l’indique, évoque l’esprit adolescent.
Mais le titre a aussi été inspiré d’une publicité d’eau de toilette « chic et pas chère » destinée aux
adolescents. Moquerie d’un certain « public » qui consent à se laisser ridiculiser. Renversement
des valeurs. Mais en même temps, on adhère au rythme d’une dévalorisation de soi [dans la
chanson], comme si l’adhésion à un « paraître » prévalait dans un sens comme dans l’autre.
- Il y a des liens à faire avec Rousseau.
- Rousseau distingue le sentiment naturel d’amour de soi (conservation de soi, instinct de survie)
du sentiment d’amour-propre (ne pas être blessé dans son ego). L’amour de soi (conservation)
serait naturel, alors que l’amour-propre serait une tare culturelle/civilisationnelle.
- À partir du moment où les rapports sociaux se sont sédentarisés (organisés en un lieu fixe –
village, villes) a commencé à se développer une observation des autres – et la conscience qu’on a
nous aussi une image. C’est alors que peut se développer une préoccupation pour l’estime
publique que l’on peut nous porter, une préoccupation pour l’opinion que les autres ont de nous,
un désir d’être bien considéré par le groupe, socialement… L’amour de soi (conservation), qui
est un trait naturel, peut alors muter en amour-propre (ego).
- L’estime de soi qui se construit par le seul « amour de soi » (estime de ce qu’il est) s’avère
positive, mais lorsque l’estime ne réussit pas à se construire autrement que par la comparaison
avec les autres, elle tombe dans un « amour-propre » négatif.
- Selon Rousseau, lorsque la préoccupation/pression du « paraître » fait dégénérer l’amour de soi
(conservation) en amour-propre (ego), se développent alors les sentiments d’orgueil (ne pas être
blessé dans son ego), de vanité et de mépris, comme ceux de honte, d’envie et de jalousie.
- L’amour de soi est inversement proportionnel à l’amour-propre (et vice versa).
- Moins l’amour de soi est fort, plus je me méprise, plus j’ai l’impression que l’autre peut aussi
me trouver méprisable – et par réaction, il y a recherche de reconnaissance par l’autre. Tout
comme la personne ayant un sentiment d’infériorité a tendance à être revancharde. Et de même,
un véritable orgueil (qui naît de l’amour-propre) peut aussi emprunter les voies de la fausse
modestie.
- Smell like Teens Spirits explore ce phénomène (d’autant qu’à l’adolescence – Cf stade 3 de
Kohlberg, pour les étudiants en Éthique ou en psycho – il y a souvent une hypersensibilité face à
l’image de soi qui est projetée).
Après la pièce
- Autodépréciation de soi, mais aussi objet de fierté : le manque de reconnaissance sociale
devient sujet de reconnaissance.
- Musicalement, la chanson est aussi construite en montagnes russes : alternance entre calmes
(retour sur soi) déchaînements saturés des instruments (aux moments où l’autodépréciation
s’impose comme « modèle »).
- « I feel stupid and contagious »
- « Here we are now, entertain us »  Il y a beau y avoir eu en apparence « autodévalorisation »,
c’est aux autres de s’adapter : nous sommes là, divertissez-nous. L’autodévalorisation était
fausse modestie (cachant un véritable orgueil).
- « I’m worse at what I do best / And for this gift I feel blessed »  Je me sens béni d’être le pire
dans ce que je fais de mieux. Fierté et orgueil ; je suis unique, je me démarque.
- Transposition aussi à un « groupe d’appartenance » : on présuppose un état d’esprit similaire
chez l’autre que l’on considère digne d’être salué  plutôt qu’un traditionnel « Salut, comment
vas-tu », c’est « Salut, à quel point ça va mal ? » (« hello, how low ? »).
- Oscillation entre amour de soi et amour-propre / oscillation dans le rythme de la pièce.
« Society » d’Eddie Vedder
Avant la pièce
- La première chanson : Society est une chanson interprétée par Eddie Vedder (le chanteur de
Pearl Jam), que Jerry Hannan a écrite pour le film «Into the Wild» («Vers l’inconnu» ; note :
lorsque Sean Penn a obtenu les droits pour «Into the Wild», il a envoyé le script à Jerry Hannan
en lui demandant s’il pouvait écrire «une chanson ou deux» pour le film ; par après, il a enregistré
Society avec Eddie Vedder).
- Ce film, «Into the Wild», qui s’inspire de l’histoire vécue de Christopher McCandless, met en
scène un jeune homme qui décide de rompre avec la culture – avec la société – et de faire un
retour à la nature. En fait, il renonce à une existence aisée et aux idéaux de la société de
consommation, pour parcourir les routes en se rendant jusque dans les régions sauvages de
l’Alaska.
- La chanson Society exprime justement le refus des idéaux de consommation de la société.
- Des liens peuvent être faits avec les notions de nature et de culture chez Rousseau.
- Rousseau veut tenter de comprendre l’origine des vices et du mal, et pour cela il souhaite tenter
de définir l’être humain en lui-même, par-delà les caractéristiques variables qui sont attribuables
à la société ou l’éducation.
- C’est à cela que réfère «l’état de nature» dont parlera Rousseau ; ce n’est pas un état dans le
développement historique réel, c’est un exercice de pensée pour l’aider à isoler des
caractéristiques naturelles par rapport aux caractéristiques culturelles.
- Imaginer l’être humain à l’état de nature, c’est donc pour Rousseau l’imaginer dépouillé des
caractéristiques relevant, de près ou de loin, de la société et de la culture – dépouillé de tous les
masques qui le dissimulent.
- À l’état naturel, l’être humain est caractérisé par 5 traits fondamentaux, selon Rousseau. (Il est
libre, il est perfectible, il cherche à se conserver (amour de soi), il est doté de pitié et il a une
égale indépendance.)
- Il n’est pas nécessaire ici d’entrer dans le détail de ces 5 traits, mais disons qu’il est «bon» et
qu’il a un amour de soi qui n’a rien de vaniteux, mais qui cherche simplement sa propre
préservation (survie).
- On cite souvent cette phrase de Rousseau où celui-ci écrit que «l’Homme est naturellement bon,
c’est la société qui le corrompt», mais prise hors contexte, c’est un peu caricatural. En fait, pour
Rousseau, à l’état de nature l’être humain n’est ni bon ni mauvais, car il est dans un état
précédant la morale et la société (il est seul).
- Rousseau tente ensuite de dégager des étapes dans la jonction entre l’état de nature et l’état de
société (rappelons que ce n’est pas du point de vue du développement historique réel, c’est un
exercice de pensée qu’il fait afin de l’aider à distinguer les caractéristiques naturelles des
caractéristiques qui relèvent de la vie en société).
- À partir du moment où les rapports sociaux se sont sédentarisés (organisés en un lieu fixe –
village, villes) a commencé à se développer une observation des autres – et la conscience qu’on a
nous aussi une image. C’est alors que peut se développer une préoccupation pour l’estime
(publique) que l’on peut nous porter, une préoccupation pour l’opinion que les autres ont de nous,
un désir d’être bien considéré par le groupe, socialement… L’amour de soi (conservation), qui
est un trait naturel, peut alors muter en amour-propre (ego).
- Rousseau distingue le sentiment naturel d’amour de soi (conservation de soi, instinct de survie)
du sentiment d’amour-propre (ne pas être blessé dans son ego). L’amour de soi (conservation)
serait naturel, alors que l’amour-propre serait une tare culturelle/civilisationnelle.
- L’estime de soi qui se construit par le seul « amour de soi » (estime de ce qu’il est) s’avère
positive, mais lorsque l’estime ne réussit pas à se construire autrement que par la comparaison
avec les autres, elle tombe dans un « amour-propre » négatif.
- Selon Rousseau, lorsque la préoccupation/pression du « paraître » fait dégénérer l’amour de soi
(conservation) en amour-propre (ego), se développent alors les sentiments d’orgueil (ne pas être
blessé dans son ego), de vanité et de mépris, comme ceux de honte, d’envie et de jalousie.
- Par ailleurs, Rousseau considère que la division du travail va venir s’ajouter aux maux de la
société. Avec l’agriculture et la métallurgie, certains travailleront les métaux et feront des outils,
alors que d’autres travailleront (avec des outils) pour nourrir les autres individus… À ce niveau,
tous ne sont plus égaux, alors qu’il l’était en dignité à l’état de nature. Certains peuvent tirer
beaucoup plus de résultats d’un travail égal, comme certains peuvent tirer davantage de certaines
situations plutôt que d’autres ; à quoi il faudrait aussi ajouter la prise en considération de la
question de la propriété privée.
- Ainsi, pour Rousseau si l’être humain se caractérise par sa perfectibilité, l’évolution des
sociétés, le développement des sciences, des techniques et des arts ne constitue pas pour lui un
progrès «moral» de l’être humain – c’est bien plutôt ce qui a contribué à mettre de l’avant le
«paraître» et les inégalités sociales.
- Dans la prochaine chanson, Society d’Eddie Vedder, on retrouve des éléments de cette critique.
- La place du «paraître», la vanité et la course au «toujours plus» (qui peut arriver du fait que l’on
«souffre» des comparaisons) y sont vu comme des traits non pas de certains individus, mais de la
société elle-même.
- La chanson s’ouvre par ces mots : «C’est un mystère pour moi / Nous avons une avidité / Avec
laquelle nous avons été d’accord // Tu penses que tu dois avoir / Plus que ce dont tu as besoin /
Jusqu’à ce que tu ais tout, tu ne seras pas libre / Society, you’re a creazy breed».
- L’ensemble de la chanson tourne autour de l’idée que la société (par essence) est faite d’avidité
et qu’elle conduit à une course folle d’accumulations liées à des besoins non-nécessaires.
- Un autre trait, c’est que la chanson ne critique pas la société en lui demandant de changer [«I
hope you’re not angry, if I disagree/ J’espère que tu n’es pas en colère, si je ne suis pas
d’accord], mais en évoquant en parallèle que c’est en quelque sorte pour ça que le narrateur a
jugé sain (pour lui) de quitter la société (de retourner à la nature) – ce qui apparaît plus clairement
si on garde en tête que la chanson a été composée pour le film «Into the Wild» et que c’est ce que
fait le personnage (il détruit son auto, son argent, ses cartes de crédit, etc.).
« La nuit je mens » d’Alain Bashung
Avant la pièce [propos sur Sartre à abréger]
*Liens avec la notion de Mauvaise foi chez Sartre (voir plus bas – qui doit être expliqué avant)
*Il faut bien remarquer les paroles (pas évident!)
- En apparence, il y a un homme qui veut séduire une femme – ou peut-être plaire à une jeune
fille (« sauter à l’élastique »). Mais ce n’est pas clair : il y a divers niveaux d’interprétation, et la
chanson en elle-même brouille les pistes. Double vie serait trop peu dire...
- Première phrase : « On m’a vu dans le Vercors » --> Pendant la Seconde Guerre mondiale,
plusieurs résistants se sont réfugiés dans le Massif du Vercors (Cf le Maquis du Vercors – au sudest de la France, considéré par les Français comme un haut lieu de Résistance face à l’occupation
nazie). Vercors, c’est aussi le pseudonyme d’un écrivain de la Résistance française.
- Selon le (co)parolier Jean Fauque (en collaboration avec Bashung), la chanson traduit le récit
d’un ancien collabo qui prétendait avoir participé à la Résistance, « (re)fabriquant » son passé
pour séduire une jeune fille.
- Selon Alain Bashung, il a travaillé à la construction de la chanson en pensant au roman de
« Vercors » (pseudo de Jean Bruller) : Le silence de la mer, dans lequel un officier allemand
procède à un monologue face au mutisme de l’homme et de la fille chez qui il loge (dans une
maison réquisitionnée).
- L’ambiguïté de la chanson est là. Envoûtante, mais dont on ne sait ce que l’on peut
véritablement en dire, en penser. La vérité ? Incarnation dans la structure de la chanson de ce
qui échappe au partage binaire des choses...
--/Pour après/-- Le vidéoclip, loin d’éclairer, ne fait qu’ajouter à l’ambiguïté. Outre l’homme, deux femmes
sont présentes : l’une prédominante (blonde) est peut-être une prostituée (échange d’argent),
s’habille/déshabille (quelques scènes suggestives aussi – plutôt « dures » dans leurs évocations
suggestives), mais on la voit aussi vomir (un vomissement d’alcool – de ce qui l’a « saoulé » ?) ;
une autre plus jeune (brune) semble embrasser de bon gré (Cf 4:10) – mais il la frappe aussi.
Histoire de désir ? Ou encore une manière d’effacer une histoire (Vichy) en la faisant passer pour
une autre ? Jeu sur plusieurs tableaux à la fois...
- « Histoire d’eau » [« J’étais gant de crin, geyser / Pour un peu, je trempais / Histoire d’eau »].
Ici : double interprétation, autant une possible référence à « Vichy » (ville d’eau, capitale de la
France occupée) qu’à « Histoire d’O. » (roman érotique, publié en 1954 ; « O. » est pour
« Odile » ; raconte l’histoire d’une jeune femme libre et indépendante qui est amenée par son
amant dans un château où l’on « dresse » les femmes – elle devient de son plein gré esclave –
pour l’époque, c’est aussi le cri d’une personne voulant appartenir à une autre, en un sens presque
métaphysique). Confession d’un séducteur ? Confession d’un délateur/collaborateur (Vichy) ?
À quelle tentation la jeune fille a-t-elle cédée à la station balnéaire ? « Station balnéaire » --> lieu
situé près de l’eau [mer] ; peut être rapproché de la station thermale = ville d’eau. Geyser : au
sens propre, eau chaude qui jaillit de manière intermittente? Ou au figuré, éjaculation ?
- « Un jour un autre a cherché à te plaire / […] dynamiteur d’aqueducs »… Encore l’histoire
d’eau… « Dynamiteur d’aqueducs » : pour la Résistance ?
- « Voleur d’amphores / au fond des criques » --> Criques = petites baies où des bateaux peuvent
se mettre à l’abri ; amphores = vases qui, dans l’Antiquité, contenaient des denrées précieuses
(vin, huile d’olive…).
- « La nuit je mens / je m’en lave les mains » --> Parce qu’il a « les mains sales » ? La nuit...
Lorsque la Lumière n’y est pas ? La sombre période de l’occupation nazie de la France ? Les
feux éteints de sa conscience ?
- « J’ai fait la cour à des murènes » (encore l’eau) --> Murène : poisson nocturne (et agressif et
territorial) aux dents longues et pointues, qui se nourrit aussi de cadavres et de déchets (en plus
de poissons et poulpes vivants).
- Il déclare : « t’accaparer, seulement t’accaparer » --> comme si ce n’était rien s’accaparer une
personne !!... « Tes pensées, je les faisais miennes » --> reconstruction de son passé en fonction
du point de vue de l’autre ?? [Peut faire lien de retour pour la prochaine chanson.]
--/pour avant/-(1) Sartre : l’Être humain comme être libre à perpétuité de son identité... (l’existence précède
l’essence). Ça ne signifie pas qu’il n’y a pas de contraintes (ma place, le regard des autres, etc.),
mais c’est que pour Sartre ce qui nous est « donné » (existence) ne prend tout son sens que par ce
que nous en faisons (essence).
(2) Cependant, cette situation de liberté constante de redéfinition de « qui » nous sommes fait en
sorte que l’être humain est constamment soumis au risque de mauvaise foi.
(3) La mauvaise foi n’est pas un simple mensonge, car la mauvaise foi a ceci de particulier que
dans la mauvaise foi, l’individu est dupe de son propre mensonge, il y croit – y adhère.
(4) Selon Sartre, il y a trois manières essentielles par lesquelles la mauvaise foi peut se vivre :
1. Refuser d’assumer les choix en jouant sur deux tableaux à la fois (par
exemple la maturité et la jeunesse, selon son intérêt; ou encore l’exemple
classique de Sartre à propos du flirt où la jeune femme joue constamment
sur deux tableaux, n’assumant pas pleinement sa sexualité, souhaitant
demeurer qu’amis tout en sachant que l’attente de l’autre n’est plus
simple amitié, mais en refusant d’afficher clairement sa position de
crainte de perdre l’attention centrale que « l’ami » lui porte lorsqu’il
espère plus de leur relation.)
2. Refuser d’être responsable de ses actes : cette attitude consiste à mettre
l’accent sur les éléments hors de nous (les éléments de la facticité), en se
disant «victime» de conditionnement (par exemple, la personne qui
justifie qu’elle est ainsi parce que c’est comme ça qu’on l’a élevée).
3. Refuser de se montrer tel qu’on est : on va alors vivre seulement dans le
regard des autres et en fonction de ce qu’ils vont penser de nous, ou alors
on va se définir seulement par une dimension de notre vie, par exemple
notre profession ou nos loisirs.
(5) Pour Sartre, l’ombre de la mauvaise foi guette constamment l’être humain (tous les humains),
car la source de la mauvaise foi, c’est la liberté elle-même : pour ne pas être de mauvaise foi,
l’individu doit être «authentique» (authentique à quoi, sinon à «qui» il est…), mais puisqu’il est
sans définition fixe de «qui» il est (il est libre, sans essence), il n’a donc jamais un «modèle» de
«qui» il est vraiment, lui assurant qu’il y serait bel et bien authentique, et non pas en train de
s’engluer dans la mauvaise foi.
(6) En d’autres termes, c’est parce que c’est le propre de l’être humain d’être en perpétuelle
définition de lui-même, qu’il lui est difficile de savoir s’il est fidèle à lui-même – car évoquer
seulement notre passé, la manière dont on a eu l’habitude de se comporter, peut aussi être une
manière de refuser de choisir et donc relever là aussi de la mauvaise foi – comme simplement
renier ce passé peut aussi relever de la mauvaise foi.
(7) En termes techniques, Sartre dira que «pour que la mauvaise foi soit possible, il faut que la
sincérité elle-même soit de mauvaise foi. La condition de possibilité de la mauvaise foi, c’est que
la réalité humaine, dans son être le plus immédiat, dans l’infrastructure du cogito préreflexif, soit
ce qu’elle n’est pas et ne soit pas ce qu’elle est.» (page 102) C’est-à-dire que son « essence » est
justement de ne pas en avoir avant son existence, tout en la posant comme perpétuel projet.
(8) Bref, pour ne pas être de mauvaise foi, il faut être «authentique». Mais authentique à quoi?
À «qui» l’on est réellement, dira-t-on bien sûr, sauf que ce «qui l’on est» est en perpétuelle
(re)définition et ce serait déjà de la mauvaise foi que d’arrêter cette redéfinition – on peut
toujours dire qu’il faut trouver un «juste milieu» entre ce qui a été et ce qui peut être, entre ce que
nous nous réapproprions et ce que nous délaissons, mais c’est tout de même vite dit… Qu’est-ce
que trop retenir, qu’est-ce que trop peu retenir ?
Après la pièce
--/Pour après/-- Le vidéoclip, loin d’éclairer, ne fait qu’ajouter à l’ambiguïté. Outre l’homme, deux femmes
sont présentes : l’une prédominante (blonde) est peut-être une prostituée (échange d’argent),
s’habille/déshabille (quelques scènes suggestives aussi – plutôt « dures » dans leurs évocations
suggestives), mais on la voit aussi vomir (un vomissement d’alcool – de ce qui l’a « saoulé » ?) ;
une autre plus jeune (brune) semble embrasser de bon gré (Cf 4:10) – mais il la frappe aussi.
Histoire de désir ? Ou encore une manière d’effacer une histoire (Vichy) en la faisant passer pour
une autre ? Jeu sur plusieurs tableaux à la fois...
- « Histoire d’eau » [« J’étais gant de crin, geyser / Pour un peu, je trempais / Histoire d’eau »].
Ici : double interprétation, autant une possible référence à « Vichy » (ville d’eau, capitale de la
France occupée) qu’à « Histoire d’O. » (roman érotique, publié en 1954 ; « O. » est pour
« Odile » ; raconte l’histoire d’une jeune femme libre et indépendante qui est amenée par son
amant dans un château où l’on « dresse » les femmes – elle devient de son plein gré esclave –
pour l’époque, c’est aussi le cri d’une personne voulant appartenir à une autre, en un sens presque
métaphysique). Confession d’un séducteur ? Confession d’un délateur/collaborateur (Vichy) ?
À quelle tentation la jeune fille a-t-elle cédée à la station balnéaire ? « Station balnéaire » --> lieu
situé près de l’eau [mer] ; peut être rapproché de la station thermale = ville d’eau. Geyser : au
sens propre, eau chaude qui jaillit de manière intermittente? Ou au figuré, éjaculation ?
- « Un jour un autre a cherché à te plaire / […] dynamiteur d’aqueducs »… Encore l’histoire
d’eau… « Dynamiteur d’aqueducs » : pour la Résistance ?
- « Voleur d’amphores / au fond des criques » --> Criques = petites baies où des bateaux peuvent
se mettre à l’abri ; amphores = vases qui, dans l’Antiquité, contenaient des denrées précieuses
(vin, huile d’olive…).
- « La nuit je mens / je m’en lave les mains » --> Parce qu’il a « les mains sales » ? La nuit...
Lorsque la Lumière n’y est pas ? La sombre période de l’occupation nazie de la France ? Les
feux éteints de sa conscience ?
- « J’ai fait la cours à des murènes » (encore l’eau) --> Murène : poisson nocturne (et agressif et
territorial) aux dents longues et pointues, qui se nourrit aussi de cadavres et de déchets (en plus
de poissons et poulpes vivants).
- Il déclare : « t’accaparer, seulement t’accaparer » --> comme si ce n’était rien s’accaparer une
personne !!... « Tes pensées, je les faisais miennes » --> reconstruction de son passé en fonction
du point de vue de l’autre ?? [Peut faire lien de retour pour la prochaine chanson.]
« Sans exigences » de Jacques Brel
Avant la pièce [propos sur Sartre à abréger]
*La prochaine : encore Sartre, mais cette fois à propos des relations avec autrui.
[Remplacer « liberté » par « identité » / définition de « qui » l’on est.]
(1) Si l’Être humain ne tient pas compte du regard des autres, il est de mauvaise foi ; mais s’il s’y
fond, il est aussi de mauvaise foi.
(2) Dans l’effort de se définir, ceci teinte les rapports avec autrui selon le raisonnement de Sartre.
(3) Il y a, selon lui, deux attitudes fondamentales dans les rapports aux autres : la première de ces
attitudes envers autrui est : l’amour, le langage et le masochisme (p. 404 de L’Être et le néant et
suivantes); alors que la seconde de ces attitudes envers autrui est : l’indifférence, le désir, la
haine, le sadisme (p. 419 de L’Être et le néant et suivantes).
(4) Étant donné que c’est une relation de forte proximité, c’est avec le cas de l’amour (au sens
d’amoureux, tout comme au sens large – parents, enfants, amitiés) que Sartre considère que c’est
le plus apparent.
(5) L’amour (avec le germe du masochisme) : selon Sartre, aimer, c’est fondamentalement
vouloir être aimé.
(6) Vouloir être aimé, c’est à la fois vouloir que l’autre soit attaché à nous tout en voulant que
son attachement soit libre (nous ne voudrions pas que « l’amour » de l’autre ne soit que l’effet
d’un déterminisme ou dû à une cause extérieure à nous, mais en même temps nous ne voudrions
pas que « l’amour » que l’autre nous porte ne soit qu’une décision librement prise, qu’un choix
de raison).
(7) Cette situation est bien sûr paradoxale : nous voulons que l’autre soit attaché, mais nous ne
voulons pas qu’il soit enchaîné.
(8) Comment créer ce « libre attachement » ? Selon Sartre, c’est alors la liberté de l’autre qui
doit être conquise, sans que cette conquête brise la liberté de l’autre en le rendant captif.
(9) Pour ce faire, c’est alors notre propre liberté qui doit aller se placer au sein de la liberté de
l’autre et qui doit « vivre en elle » – ce qui implique que notre liberté se mette au service de
l’autre.
(10) L’amour est cependant un langage : nous ne pouvons jamais être certains de l’interprétation
que l’autre donne à nos paroles, à nos gestes et à nos comportements. L’amour comporte donc
une incertitude.
(11) Pour tenter de calmer cette incertitude, la personne voulant se faire aimer peut emprunter
divers chemins : se faire un instrument au service de l’autre (l’ustensile) et réduire son être (sa
liberté) à un corps-objet, à une apparence dans le théâtre de l’autre (dans la vie de l’autre). Bien
sûr, si on se montre à l’autre de cette manière, il ne faut pas s’étonner si l’autre nous considère
avant tout tels que nous nous montrons. C’est en cela que l’amour contient en germe le
masochisme : l’amour implique de librement brimer sa propre liberté – le masochisme n’étant
que le cran extrême de cette attitude, lorsque l’état d’esprit se transfère au niveau physique.
(12) Cette première attitude est cependant un « échec », dans la mesure où cette attitude implique
de restreindre sa propre liberté et de se placer au cœur de l’autre. Ainsi, ce n’est pas
véritablement nous (notre liberté) qui sommes aimés, c’est plutôt « nous » au travers de l’autre,
fondu sur l’autre, moulé en l’autre – et c’est en cela que cette attitude échoue à nous fournir une
définition arrêtée de qui nous sommes. Mais en même temps, cette attitude nous faisant vivre en
l’autre, au travers de l’autre, a son importance pour s’insérer dans l’horizon de l’existence
humaine, dans la quête s’amorçant face à l’angoisse du « pourquoi j’existe » nous assaillant.
(13) Face à l’échec et l’insatisfaction de la première attitude, l’être humain va alterner ses types
de relations avec autrui, en adoptant une seconde attitude comportant une relative indifférence
face à l’autre et le désir. Indifférence et désir peuvent sembler contradictoires, mais dans cette
attitude ils ont en commun que ce qui prime dans la considération de l’autre ce n’est pas d’abord
un souci pour la liberté de l’autre. Au contraire, dans cette attitude, la liberté de l’autre se trouve
à être assimilée à notre propre liberté.
(14) L’indifférence et le désir (avec le germe du sadisme) : cette seconde attitude prendra forme
soit de manière générale par une relative indifférence à l’égard d’autrui, soit de manière plus
particulière au travers du désir, dont le désir sexuel.
(15) L’indifférence à l’égard d’autrui se révèlera en considérant celui-ci non pas pour lui-même,
dans sa liberté (essence), mais d’abord au travers d’une fonction. Donc, indifférence à l’égard de
qui il est en le considérant au travers du prisme d’une fonction – il apparaît en quelque sorte
comme un instrument pour moi, ou encore un instrument jouant contre moi (ce n’est pas
nécessairement de la méchanceté : par exemple, si je vais acheter des chaussures, je considère la
personne à la vente dans sa fonction et à l’inverse on me considère comme potentiel acheteur –
l’un ne veut pas savoir la vie de l’autre en prenant le thé autour des souliers). Je m’approprie
ainsi autrui en le réduisant à une fonction.
(16) La seconde attitude peut aussi prendre forme au travers du désir, et en particulier du désir
sexuel. Le désir sexuel ne peut pas, selon Sartre, être réduit à une simple réponse à notre
constitution physiologique : au contraire, le désir sexuel apparaît comme premier et c’est notre
constitution physiologique qui va y répondre, qui va incarner son expression (par exemple, la
personne âgée ne perdra pas le désir, de même que la jeune personne n’ayant jamais fait l’amour
ressentira tout de même des désirs sexuels particuliers).
(17) Le désir sexuel est envahissement de notre être : lorsqu’il se manifeste, il est à la fois partout
et nulle part en nous (il n’est pas simplement localisé aux organes génitaux, il envahit le corps
entier, de manière diffuse et trouble, comme l’eau embrouillée où les particules sont diffuses). Il
y a alors tentative de transférer notre désir en l’autre, de faire en sorte que la personne désirée soit
aussi habitée par notre désir.
(18) Il ne s’agit pas de s’approprier que le corps de l’autre, mais son être tout entier (on ne
voudrait pas que ses pensées soient ailleurs). C’est là la fonction de la caresse (au sens large,
incluant la caresse du regard) : faire en sorte que l’autre ne soit pas perdu dans ses pensées, et
qu’il ne soit pas ailleurs (qu’il n’ait pas la tête ailleurs), mais qu’il soit envahi tout entier par son
être charnel que nos caresses vont moduler. Ainsi, dans le désir sexuel, c’est en définitive la
liberté de l’autre qui tangue et s’agite sous nos doigts, nos regards, nos mouvements.
(19) C’est cette appropriation de la liberté de l’autre résultant à la fois de l’indifférence et du
désir qui va faire en sorte que, selon Sartre, cette seconde attitude fondamentale envers autrui va
contenir le germe du sadisme, qui n’est que le cran extrême de cette appropriation de la liberté de
l’autre.
(20) Cette seconde attitude renferme cependant elle aussi un échec et une insatisfaction, dans la
mesure où elle ne permet pas, elle non plus, d’obtenir une définition arrêtée de qui nous sommes,
puisque la liberté de l’autre et le regard qu’il porte sur nous est alors empreint de notre propre
liberté – et filtré par ce que notre liberté veut (ou pas) lui prêter.
(21) C’est en cela que, selon Sartre, les rapports avec autrui se révèlent un indice de notre
imperfection radicale. Chacune des attitudes fondamentales échoue à satisfaire la compréhension
entière de «qui» nous sommes ; l’une enlève ma liberté et par là tronque le regard que l’autre peut
me renvoyer de moi-même (du «qui» je suis profondément), l’autre enlève la liberté de l’autre et
le dispose comme appendice de ma liberté, et par là tronque le regard que je peux recevoir de lui
lorsqu’il s’agit de ressaisir «qui» je suis profondément. L’être humain va alors tanguer entre ces
deux attitudes fondamentales, passer de l’une à l’autre et se faire balloter par elles, cherchant à
combler le manque de l’une par le manque de l’autre.
*La chanson de Brel illustre clairement la première de ces deux attitudes fondamentales (sauf au
dernier couplet, où il y a basculement vers la seconde attitude).
Après la pièce
* Très bref retour sur quelques lignes (les liens sont évidents à faire…).
* Évidemment, on peut être en désaccord comme on peut être en accord avec la vision de Sartre
(par exemple, chez Spinoza (abordé dans Le bonheur, désespérément d’André Comte-Sponville,
pour les étudiants qui ont lu ce livre en philo 101), on retrouve une autre attitude fondamentale :
se réjouir qu’une personne existe – pas pour autant vouloir y assimiler notre liberté, ni
s’approprier la liberté de l’autre).
« Le déserteur » de Boris Vian
Avant la pièce
- La prochaine chanson met en scène la notion de «Désobéissance civile», qui a été articulée par
l’écrivain et philosophe étasunien Henry David Thoreau dans un petit livre intitulé «De la
désobéissance civile» (titre en fait posthume qui apparut à la 2e édition du livre, l’édition
originale de 1849 portant plutôt le titre «Résistance au gouvernement civil»).
- Henry David Thoreau est un intellectuel étasunien au parcours particulier (inclassable).
- Il naît dans la ville de Concorde (au Massachusetts) en 1817. Grâce à une bourse, il étudie à
l’Université d’Harvard la philosophie, la rhétorique, les sciences, la théologie et les langues (le
latin et le grec, ainsi que le français, l’italien, l’allemand et l’espagnol).
- À la suite de ses études, il enseigne à l’école publique de Concorde d’où il démissionne après
seulement quelques mois, car il refuse d’appliquer les châtiments corporels qui sont alors en
vigueur. Déjà, il oppose la conscience à l’obéissance à des lois/règlements qu’il considère
injustes. Avec la crise économique de 1837, il ne retrouvera pas de poste d’instituteur public.
- Il commence alors son activité d’écriture et publiera divers essais mélangeant poésie et
philosophie, des récits de voyage, des récits autobiographiques, des essais politiques, des
ouvrages d’histoire naturelle (et adhère à l’idée d’évolution de Darwin (qu’il découvre en 1851)
contre le créationnisme et il va aussi beaucoup s’intéresser à la botanique, de même qu’il va se
montrer soucieux de la préservation de l’environnement et de sa biodiversité) ; il publie des
articles variés dans diverses revues, un essai sur la destruction d’espèces locales de pommes
(dans Wild Apples), en 1851 il aide des esclaves à fuir au Canada et il publie un essai sur
L’Esclavage dans le Massachusetts en 1854, il publie un Plaidoyer pour John Brown (1859), il
tient un journal dans lequel on retrouve des milliers de pages de notes sur les Indiens d’Amérique
et ses observations de la nature, etc.
- Il prononcera aussi plusieurs conférences, principalement à Concord et à Boston, mais aussi
dans le Maine.
- Pour assurer sa subsistance, il va pratiquer divers métiers au cours de sa vie : il ouvre une école
privée qui fonctionnera pendant 3 ans (et où il n’y a pas de châtiment corporel, en plus d’intégrer
des principes jugés progressistes à l’époque, telle que des sorties d’éveils, des promenades dans
les bois pour étudier la nature et constituer des herbiers, etc.), il travaille ponctuellement à
l’entreprise familiale de confection de crayons de plomb, il est tuteur pour des enfants, il travaille
comme jardinier, il travaille comme géomètre-expert (arpentage), etc.
- Il défend l’idée de «simplicité volontaire» (inspiration qui semble venir d’Épicure), critiquant
l’économie et le mode de vie de la société industrielle. Et souhaite occuper des métiers qui
n’entravent pas son émancipation intellectuelle et sa liberté de conscience.
- C’est en 1844 que son ami Emerson achète un terrain autour de l’étang de Walden, qu’il met à
la disposition de Henry David Thoreau qui souhaite alors se construire une cabane de pin à l’écart
de la ville, afin de mieux se concentrer à l’écriture de son premier livre. Il faut dire que Thoreau
avait aussi, en 1844 (à l’âge de 27 ans), mis accidentellement le feu à 120 hectares des bois de
Walden et qu’il suscitait un peu la méfiance des gens de la ville.
- Il commence en mars 1845 à construire sa cabane de pin (3 x 4,5m) et y couche la première fois
la nuit du 4 juillet 1845, jour anniversaire de la Déclaration d’indépendance des États-Unis – ce
qui a une valeur symbolique. Thoreau y vivra 2 ans et y plante 1 hectare de pommes de terre, de
fèves, de blé et de maïs, afin de pouvoir vivre de ses propres ressources. Cela dit, il n’y vit pas en
ermite : il se rend régulièrement dans la ville de Concorde pour discuter avec ses amis (sa cabane
est à 2,4 km de sa maison natale) – et le 1er août il accueillera dans sa cabane l’assemblée
générale des antiesclavagistes de sa commune (le 1er août étant une commémoration de
l’émancipation des esclaves aux Antilles).
- L’été suivant, le 25 juillet 1846, un agent de recouvrement des impôts lui ordonne de payer les 6
ans d’impôts impayés qu’il a accumulés. Henry David Thoreau refuse et passe une nuit en prison
– il est libéré après une nuit, car une de ses tantes a payé à sa place, contre sa volonté (ce qui le
rend furieux).
- Ce qui est intéressant, c’est les raisons pour lesquelles il refusait de payer les impôts : c’est
parce que cet argent servait en partie à soutenir les États du Sud pratiquant l’esclavage ; et il ne
veut pas être le complice d’un État qui admet l’esclavage en son pays ; et aussi parce que cet
argent permet de soutenir l’armée permanente et la guerre contre le Mexique (guerre qui fut
déclenchée après que le Congrès américain vota en 1845 l’annexion du Texas), quoique cette
guerre était plus récente (les hostilités ont commencé en avril 1846) et est donc un facteur moins
important au départ (mais il reste que Thoreau dénonce le caractère impérialisme des États-Unis).
- En 1849, il publie son essai De la désobéissance civile (en fait, le titre de la première édition est
Résistance au gouvernement civil ; Thoreau «invente» l’expression de désobéissance civile plus
tard dans sa correspondance et son éditeur reprend cette expression comme titre à partir de la 2e
édition de l’essai). L’essai est la reprise de conférences qu’il donne sur ce sujet.
- La désobéissance civile est une «conduite consistant à enfreindre volontairement et
pacifiquement une loi jugée injuste pour en manifester le caractère irrecevable, refuser de
participer à l’injustice et inciter ses concitoyens à agir pour la modifier. (Notion introduite par
Thoreau). » (Dictionnaire des concepts philosophiques, CNRS Éditions et Larousse)
- Dans ce livre, Thoreau expose les raisons pour lesquelles il considère qu’il doit y avoir
résistance individuelle face à un gouvernement qui est jugé injuste.
- L’essai de Thoreau s’ouvre par ces lignes : «De grand cœur, j’accepte la devise : « Le
gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins » et j’aimerais la voir suivie de manière
plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également :
« que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout » et lorsque les hommes
y seront préparés, ce sera le genre de gouvernement qu’ils auront.» Et il termine son essai par ces
mots : «La démocratie telle que nous la connaissons est-elle l’aboutissement ultime du
gouvernement ? Ne peut-on franchir une nouvelle étape vers la reconnaissance et l’établissement
des droits de l’homme ? Jamais il n’y aura d’État vraiment libre et éclairé, tant que l’État n’en
viendra pas à reconnaître à l’individu un pouvoir supérieur et indépendant d’où découlerait tout le
pouvoir et l’autorité d’un gouvernement prêt à traiter l’individu en conséquence. Je me plais à
imaginer un État enfin, qui se permettrait d’être juste pour tous et de traiter l’individu avec
respect, en voisin ; qui même ne trouverait pas incompatible avec son repos que quelques-uns
choisissent de vivre en marge, sans se mêler des affaires du gouvernement ni se laisser étreindre
par lui, du moment qu’ils rempliraient tous les devoirs envers les voisins et leurs semblables. Un
État, qui porterait ce genre de fruit et accepterait qu’il tombât sitôt mûr, ouvrirait la voie à un État
encore plus parfait, plus splendide, que j’ai imaginé certes, mais encore vu nulle part.»
- Ce que vise Thoreau, c’est une reconnaissance de Droits de l’homme, de Droits fondamentaux
pour tous. (Il est souvent perçu comme une figure de l’individualisme américain.)
- En exposant les raisons pour lesquelles il considère qu’il doit y avoir résistance individuelle
face à un gouvernement qui est jugé injuste, Thoreau pose 3 conditions pour que la
«désobéissance civile» (ou la «résistance au gouvernement civil») soit juste :
(1) Cette résistance/désobéissance doit être publique (et non pas secrète) : accepter d’afficher
publiquement notre désobéissance, de sorte que l’on puisse inciter nos concitoyens à agir pour
modifier une loi injuste (elle se distingue de la simple infraction criminelle).
(2) Cette résistance/désobéissance doit être pacifique, non-violente.
(3) Cette résistance/désobéissance doit être conséquente, c’est-à-dire que la personne doit
accepter de payer le prix des conséquences de ses actes (par exemple, accepter qu’une
désobéissance à une loi en vigueur puisse conduire à une peine d’emprisonnement ou autres
sanctions).
- Derrière la désobéissance à une loi, il y a un respect pour l’établissement des lois ; mais les lois
ne méritent notre accord que dans la mesure où elles garantissent une justice, où elles sont
garantes de droits fondamentaux pour tous, y compris pour les minorités, les plus «faibles» et les
plus défavorisés. En ce sens, la désobéissance civile ne doit pas être confondue avec une
promotion du désordre.
- Thoreau en fait une affaire de conscience (morale). Ainsi, dans son essai De la désobéissance
civile, il écrit : «La soumission aux lois iniques peut constituer un crime ; la désobéissance
devient alors un devoir envers soi-même, en même temps qu’un devoir civique. Le citoyen doitil un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ?
Pourquoi alors chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d’abord être homme,
et sujet ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit.»
- Pour les étudiants qui voient la théorie de Kohlberg sur le développement du jugement moral
(dans leur cours d’éthique, ou encore dans un cours de psychologie), on peut ici faire un lien avec
les stades post-conventionnels, que Kohlberg considère comme les stades supérieurs du
développement du jugement moral.
- L’essai de Thoreau De la désobéissance civile a notamment eu un impact chez Gandhi, chez
Martin Luther King, ainsi que lors des contestations de la Guerre d’Indochine et de la
contestation de la Guerre du Viêt Nam.
- Gandhi a lu l’essai de Thoreau pour la première fois en 1906, alors qu’il était emprisonné pour
résistance et que son ami Léon Tolstoï lui ait suggéré cette lecture. Gandhi militait alors pour les
droits civiques en Afrique du Sud; la colonie britannique imposait aux ressortissants indiens de
porter en tout temps un certificat d’identité afin d’éviter d’être poursuivis ou déportés. De cette
lecture, Gandhi confia au journaliste américain Webb Miller : « [Thoreau’s] ideas influenced me
greatly. I adopted some of them and recommended the study of Thoreau to all of my friends who
were helping me in the cause of Indian Independence. Why I actually took the name of my
movement from Thoreau’s essay «On the Duty of Civil Disobedience», written about 80 years
ago. » (in Webb Miller, I Found No Peace, Garden City, 1938, p. 238-239). La démarche nonviolente de Gandhi a aidé la démarche de l’Inde pour obtenir son indépendance.
- L’exemple le plus connu de la démarche de Gandhi est la campagne massive de désobéissance
organisée en 1930, contre la loi réservant aux Britanniques le monopole de la commercialisation
du sel.
- Martin Luther King a lu l’essai de Thoreau pour la première fois en 1944, alors qu’il était à
l’université de Morehouse College. De cette lecture, Martin Luther King dit : « Ici, avec ce
courageux refus d’un homme de la Nouvelle-Angleterre de payer ses taxes et son choix de la
prison plutôt que de soutenir une guerre qui étendrait les territoires de l’esclavage au Mexique,
j’ai eu mon premier contact avec la théorie de résistance non-violente. Fasciné par l’idée de
refuser de coopérer avec un système maléfique, j’ai été si profondément bouleversé que j’ai relu
le livre plusieurs fois. […] Je devins convaincu que la non-coopération avec le mal est autant une
obligation morale que la coopération avec le bien. Aucune autre personne n’a été plus éloquente
et passionnée à diffuser cette idée que Henry David Thoreau. Comme résultat de ses écrits et
témoin personnel, nous sommes les héritiers d’un legs de protestation créative. Les
enseignements de Thoreau ont revécu dans notre mouvement des droits civiques ; en fait ils sont
plus vivants que jamais. Qu’ils soient exprimés par un sit-in dans un restaurant, un bus de la
liberté dans le Mississippi, une manifestation pacifique à Albany (Georgie) un boycott des bus à
Montgomery (Alabama), tous ceux-ci sont la récolte de l’insistance de Thoreau que l’on doit
résister au mal et qu’aucun homme moral ne peut patiemment se conformer à l’injustice. »
****
- La chanson qui suit, «Le déserteur» de Boris Vian, fut à l’origine un poème (daté du 15
février 1967). La chanson fut interprétée pour la première fois à la radio le 7 mai 1954, le jour de
la défaite de la bataille de Điện Biên Phủ (c’est un pur hasard) – l’un des moments clés de la
guerre d’Indochine qui se terminait ; et au moment où la guerre d’Algérie venait de commencer.
- Boris Vian ne fut pas le premier à chanter sa chanson : il confia à Marcel Mouloudji le soin de
l’interpréter pour la première fois (le 7 mai 1954, pour une émission d’Europe 1). Celui-ci
suggéra de modifier le dernier couplet originel qu’il considérait ne pas cadrer avec sa vision nonviolente (Que je tiendrai une arme / Et que je sais tirer sont remplacés par : Que je n’aurai pas
d’armes / Et qu’ils pourront tirer ), ainsi que de remplacer l’appel «Monsieur le Président» par
«Messieurs les grands» ; ce que Boris Vian accepta. Mais la chanson fut tout de même
rapidement censurée ; en janvier 1955, un conseiller municipal de la ville de Paris (Paul Faber)
obtient la censure et l’interdiction de la chanson sur les ondes radio – la censure sera levée qu’en
1962 (alors que Boris Vian est mort depuis 3 ans ; il a endisqué sa chanson en 1955 sur son
premier disque, Chansons possibles et impossibles, mais l’album a été censuré justement à cause
de cette chanson).
- Par la suite, la chanson sera reprise aux États-Unis au début de la guerre du Viêt Nam, ainsi que
par de nombreux chanteurs en France et de par le monde. Dans les années 1970 aux États-Unis,
il y a notamment Joan Baez (l’une des amoureuses de Bob Dylan ; et une amie de Martin Luther
King) qui l’interprète pour manifester contre la guerre du Viêt Nam; et la chanson est souvent
entonnée lors de marches pacifistes.
- Outre le contexte de la guerre d’Indochine qui se terminait (et de la guerre d’Algérie qui
commençait), la chanson est devenue un symbole d’antimilitarisme, de désobéissance civile face
à l’engagement obligatoire dans des guerres jugées injustes.