Mathieu Bernard-Reymond

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Mathieu Bernard-Reymond
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Mathieu Bernard-Reymond
William Ewing
Publié dans Mathieu Bernard-Reymond, Vous êtes ici, Arles, Actes Sud, Fondation CCF pour la Photographie, 2003
"J'emploierai la métaphore, car les métaphores sont souvent
bien plus proches de la vérité que ne le sont les faits."
Norman Mailer
Mathieu Bernard-Reymond appartient à une génération d'artistes pour qui l'ordinateur fait partie intégrante du
paysage technologique, un appareil aussi omniprésent que la télévision ou le téléphone; un outil certes utile et
versatile, mais en aucun cas l'innovation exotique qu'il représente encore pour la génération précédente. Pour
Bernard-Reymond, l'apprentissage des rudiments du langage informatique est un souvenir aussi abstrait que
celui de l'acquisition de la parole.
Mais si l'informatique est un terrain dans lequel il évolue avec facilité, il ne le considère pas pour autant comme
conquis. Il apprécie le potentiel sans limite de cette technologie en mutation permanente, tout en ayant
pleinement conscience que l'on ne pourra jamais avoir fait le tour de ses infinies possibilités de création. Plus
important encore : l'informatique reste entouré d'une aura de mystère…
En jetant un regard, même rapide, sur le travail de l'artiste, on réalise vite le rôle clé qu'a joué la manipulation
informatique dans sa production. Si ceci nous incite a nous intéresser aux procédés techniques, ces derniers ne
devraient ni détourner notre regard de l'essence du travail de Bernard-Reymond, ni nous faire oublier
l'importance d'un autre support fondamental à son art – la photographie.
Bernard-Reymond se considère en effet avant tout comme un photographe, avec un profond respect pour les
traditions classiques de sa discipline. Il cite les contributions déterminantes d'Henry Peach Robinson avec ses
montages photographiques de la moitié du 19ème siècle, ainsi que l'analyse du mouvement telle que la
pratiquaient Edweard Muybridge et Etienne-Jules Marey. Il est également un grand admirateur de plusieurs
photographes contemporains ayant contribué à faire évoluer la photographie de paysage, notamment Stephen
Shore et Jörg Sasse. L'informatique ajoute à tout cela une multitude de façons de manipuler les images, un
élargissement considérable des possibilités du photographe. La création d'image est l'objectif de BernardReymond, et l'acte créatif n'est jamais réduit à une simple alchimie informatique. A la clé, il espère brouiller les
pistes liées aux rôles de l'appareil photo et de l'ordinateur, attirant ainsi notre attention sur ce qui importe : le
geste créatif, et non les outils.
Bernard-Reymond est loin d'être un novice de l'informatique lorsqu'il commence à explorer l'Internet au début
des années 90. C'est l'aspect abstrait du réseau qui l'a toujours attiré; il ne l'envisage pas comme une
communauté de personnes similaires partageant des informations, mais plutôt comme une carte correspondant
à une topographie mentale. Sur un plan, l'Internet est bien "réel"; sur un autre, il est une notion, un concept, une
abstraction, voire même une forme élaborée de fiction; on pense à la métaphore de la "figure ambiguë" des
manuels de psychologie, dans laquelle la perception du spectateur oscille entre un vase et deux visages
humains. Cette ambivalence de l'Internet reflète parfaitement l'idée que se fait l'artiste des ambiguïtés
inhérentes à la photographie, ainsi que de la relation tourmentée qu'elle entretient avec la réalité.
Lorsque, adolescent, Bernard-Reymond commence à se servir d'un appareil photo, il ne rêve pas encore d'une
carrière de photographe. Il se tourne vers le journalisme. Au vu de son nouveau hobby, il s'intéresse rapidement
au photojournalisme, plus largement, à la photographie documentaire, et donc aux problèmes épineux que
celle-ci soulève. "L'instant décisif" d'Henri Cartier-Bresson est pour Bernard-Reymond une révélation, même s'il
en conclut sur le moment que le concept du maître a souvent été mal interprété; l'idée n'est en effet pas de
capturer une réalité fugace – celle d'un instant vrai ou crucial – mais bien de créer cet instant. "L'instant décisif"
n'existe que dans le monde plat, bidimensionnel et illusoire de la photographie, ou en d'autres termes, que dans
l'œuvre d'art. Pendant ces premières années, Bernard-Reymond est aussi influencé par d'autres classiques du
photojournalisme. Il aime la façon dont Raymond Depardon répond à ses obligations documentaires de manière
esthétique, sachant instinctivement façonner l'instant dans une seule photographie. Robert Frank, quant à lui,
parvient à exprimer des vérités crues tout en donnant naissance au mythe du photographe voyageur. Lee
Friedlander l'impressionne pour son acuité et sa curiosité visuelle.
Les études de Bernard-Reymond l'amènent à remettre en question les notions de "réalité" et de "vérité",
véritables Graal du journalisme. Il pense alors que si la nature de la réalité doit être questionnée, un terrain
possible pour le faire est sans doute celui de l'art Une fois ses études de journalisme terminées, BernardReymond enchaîne donc avec une année d'histoire de l'art. Puis, pour perfectionner sa photographie, il entre à
l'Ecole Supérieure de Photographie de Vevey, en Suisse. Grâce à la coutume qu'a l'établissement d'inviter des
photographes de renom à participer à des workshops d'une semaine – une habitude bien appréciée des
étudiants – il profite des conseils de Joan Fontcuberta, Arno Minkinnen, Arnaud Claass et bien d'autres. Il sort
de Vevey avec une idée bien claire de la voie qu'il souhaite suivre.
Pour l'heure, le travail de Mathieu Bernard-Reymond consiste en trois séries d'explorations, à considérer
comme perpétuellement en cours : Disparitions, Intervalles, et Vous êtes ici. Ces séries ont toutes trois recours
à la fois à la photographie et à l'informatique – même si elles le font de manières radicalement différentes – et il
est intéressant de comprendre comment ces deux disciplines s'entremêlent pour donner naissance à l'image.
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Conceptuellement, les Disparitions sont probablement les œuvres les plus aisément abordables pour un novice,
mais elles sont aussi les plus délicates à appréhender au niveau de l'intervention informatique. Même si ces
images ont l'apparence de photographies "conventionnelles", le titre de la série suggère en effet clairement que
quelqu'un ou quelque chose s'est évanoui, et même s'il est fort probable que l'artiste ait fait disparaître ces
personnes ou ces choses, on ne sait dire vraiment ni quoi, ni comment. Nous n'avons aucune façon de le
savoir, ce qui explique en partie la puissance de ces scènes. Le titre à lui seul suffit à nous mettre en garde
contre la tromperie qui se dissimule sous une surface apparemment bienveillante. Nous sommes face à des
photos tout simplement magnifiques, , à tel point qu'elles en deviennent presque douloureuses. Elles
engendrent en nous un sentiment de vide, une vague impression d'absence ou de perte, comparable à ce que
nous ressentons devant une toile de DeChirico. Nous nous rappelons alors que "disparition" n'est qu'un terme
poliment édulcoré pour évoquer la mort, un mot que nous employons quand la perte d'un être cher est
impossible à affronter directement. Beaucoup de ces images sont dépeuplées, mais lorsque des personnes s'y
trouvent, elles nous donnent la sensation d'assister, impuissantes, à cette perte. Malgré toute leur beauté, ce
sont des sites empreints de désolation dont le souffle semble avoir été aspiré.
Les éléments altérés sont rarement dominants; ces soustractions servent à déstabiliser la photographie originale
de manière extrêmement subtile. Les bâtiments sont comme suspendus au bord du vide, et lorsque des
personnages apparaissent, isolés, ils semblent figés dans le temps et l'espace, comme les moulages en plâtre
des victimes de Pompéi. Certains éléments semblent avoir été retirés dans le but d'en rehausser d'autres –
comme si chaque image, dans son intégrité, obéissait à une loi de conservation : l'énergie peut être transférée
d'un objet à l'autre à l'intérieur du cadre, mais elle ne doit jamais en sortir.
Vues séparément, les Disparitions, ne sont pas à considérer comme les cartes d'un jeu dans lequel le
spectateur aurait à élucider un mystère. Chaque œuvre est une façon d'accentuer le sentiment inspiré par un
lieu, sentiment que la photo ne peut qu'approximativement recréer. C'est pourquoi le photographe, à qui il
manque les troisième et quatrième dimensions, peut recourir à l'informatique. Il peut ainsi restaurer – ou, si l'on
veut employer un terme photographique – "tirer" tout le potentiel émotionnel de l'endroit. En ce sens, le travail
d'Edward Hopper offre un parallèle intéressant: la puissance de ses tableaux réside en effet dans ce qu'ils ne
montrent pas – ce qui se passe "hors champs" – c'est à dire, bien évidemment, dans ce que le spectateur
apporte lui-même à l'image.
Sur le plan informatique, Intervalles est, des trois séries, la plus facile à appréhender. Le procédé est simple: le
photographe visite d'abord un site dont l'ambiance correspond à ce qu'il recherche: un espace, une lumière
particulière, des personnes placées dans une configuration qu'il juge intéressante. Un bord de mer hors saison,
comme celui de la page 36, illustre bien ces critères. Il choisit ensuite un point de vue où il fixe son appareil, et
d'où il photographie le passage des personnages à plusieurs reprises alors qu'ils traversent le cadre. Une fois
de retour dans le studio, il choisit les images qu'il juge intéressantes, scanne les personnages, efface les fonds,
et "colle" les clones sur la photo originale – pas n'importe où, mais aux endroits où ils se trouvaient réellement à
chaque prise de vue. Ce dernier point est extrêmement important; chaque photo est un document fidèle à une
réalité, comme l'est – à sa façon innovante – le montage. Ce qui intéresse Bernard-Reymond, ce n'est pas de
créer des juxtapositions qui plaisent ou amusent, mais bien d'effectuer la transcription de comportements
humains– une sorte d'ethnologie visuelle.
L'effet du clonage est fascinant et profondément perturbant. Nous sommes à tel point conditionnés à imaginer
le photographe comme celui qui immortalise l'instant crucial – même si il s'agit d'une fraction de seconde – que
le fait de voir simultanément un second, un troisième, ou même un quatrième de ces "instants décisifs" nous
paraît absurde. Mais paradoxalement, ces Intervalles sont moins absurdes, plus proches de la réalité – plus
fidèles à la description de personnages se déplaçant dans un environnement – que ne l'est la méthode
classique de la photographie en une prise! Cette série évoque les narrations picturales de la Pré Renaissance,
dans lesquelles des séquences de mouvements sont dépeintes simultanément sur la même toile. On pense
également aux photocollages de David Hockney, qui traitent la même idée, même si ils respectent la convention
ancestrale de l'intégrité de chaque cadrage composant la mosaïque de l'œuvre achevée, ce que BernardReymond ne fait pas.
On peut spéculer que si Bernard-Reymond réalisait des montages en plusieurs parties, séparant et isolant les
clones, puis les replaçant dans la même image, à la manière d'Hockney, nous considérerions cet assemblage
de photographies "classiques" comme une séquence narrative traditionnelle. C'est la nature continue du travail
de Bernard-Reymond qui frappe par sa singulière originalité.
Mais les Intervalles sont fascinants pour d'autres raisons encore. D'abord, il nous est impossible de visualiser les
personnages autrement que comme une foule, alors même que notre raison nous informe que seuls quelques
individus étaient en réalité présents. Ensuite, nous ne pouvons résister à la tentation d'essayer de comprendre
les mouvements effectués par les personnages et d'établir une chronologie imaginaire. Si l'on prend comme
exemple la photo de la jetée circulaire page 19, devons-nous considérer les trois positions de l'homme en gris
comme une avancée en direction du lac, ou au contraire comme un départ du bord de l'eau? La première
semble plus probable, mais peut-on réellement en être sûr? Il s'agit bien d'instants "indécisifs"!
Troisièmement, si selon les lois de la nature, la présence d'une seule personne à plusieurs endroits
simultanément ne peut être qu'une illusion, nous n'avons en revanche aucun moyen de savoir quelles
combinaisons d'individus différents se sont réellement présentées. Dans beaucoup d'images, on tente en vain
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de deviner combien de temps se déroule sous nos yeux : les personnages se trouvaient-elles là en même
temps ou à des moments différents? L'"intervalle" était-il de plusieurs heures ? Chacune des images de la série
nous force à tout remettre en question : page 24, y a-t-il tant de canards derrière la jetée, ou cette multitude
est-elle le résultat du clonage de quelques-uns d'entre eux? Et dans le ciel au dessus du stade (page 93), y
avait-il en réalité un seul ou plusieurs cerfs-volants? Ce qui est certain, c'est que la scène du jeune homme
discutant avec lui-même (page 65) est le résultat d'une merveilleuse coïncidence.
Lors du premier contact avec les Intervalles, on pense d'abord avoir affaire à des paysages saturés d'activité,
grouillants d'une multitude d'êtres humains. Mais lorsque l'on élimine mentalement les différents clones, un
profond sentiment de vide s'installe, et l'on se trouve confronté à la solitude de l'homme, à la "légèreté de
l'être".
Vous êtes ici propose une cassure radicale avec la réalité qu'offre la photographie traditionnelle. Car si la
technique du photomontage ne date bien sûr pas d'aujourd'hui , et qu'elle peut s'appliquer de bien des façons,
ces images ne peuvent être le résultat que de l'informatique. Nous n'assistons pas ici à une manipulation des
formes ou des symboles, mais bien des données elles-mêmes.
Bernard-Reymond utilise pour façonner ces "paysages" (c'est bien ce qu'ils semblent être à première vue), un
logiciel permettant d'élaborer des topographies tridimensionnelles.4 Mais en guise de données, l'artiste introduit
dans le programme la photo d'un personnage, dont les couleurs des vêtements et les formes sont transformés
en un paysage. Une fois le paysage créé, Bernard-Reymond y choisit un point de vue, et y replace le
personnage. De toutes les images, page 73 illustre le mieux ce principe : on y discerne clairement la laisse et la
femme devenues paysage.
La série porte donc un titre à lectures multiples : "Vous êtes ici" au sens géographique traditionnel, indique la
position d'un spectateur par rapport à un paysage. Le "Vous êtes ici" des cartes d'orientation, dans lesquelles le
point rouge ou la petite flèche servent de repère. Un "Vous êtes ici" signalant ironiquement que les personnages
constituent concrètement leurs propres paysages. "Vous êtes – nous sommes, ils sont – ici" peut enfin être lu
au sens figuré; vous êtes/nous sommes dans un nouveau paysage mental/virtuel totalement dénué de point de
repère culturels ou historiques, un aveuglant paysage technologique postmoderne, ou post-postmoderne,
recelant des plaisirs et des dangers inconnus.
Cette série soulève plusieurs ambiguïtés : Dans quelle catégorie placer ces images ? Le portrait ? Oui, au sens
qu'elles reproduisent avec fidélité les traits de leur sujet. Le paysage ? Ces images ressemblent à des
panoramas, bien que peu familiers (le terme anglais "waste" vient à l'esprit"); leur étrange aspect désertique ou
polaire étant encore accentué par l'allure de leurs visiteurs, plus proche du simple promeneur du dimanche que
de l'explorateur. Ces personnes sont peut-être même celles des Disparitions ou des Intervalles, parachutées ici
pour quelques instants.
Dans les années 30, le photographe des plantes Ernst Fuhrmann imaginait que les animaux n'étaient en réalité
que des plantes ayant appris, avec le temps, à soulever leurs racines et se déplacer. Mais le prix à payer pour
cette nouvelle liberté fut un destin de perpétuelle errance. Tels sont les personnages de Bernard-Reymond:
déracinés, errants.
Nous prenons de plus en plus conscience des modifications humaines sans retenue apportées à
l'environnement, à tel point que l'idée d'une nature "naturelle" peut sembler dénuée de sens. Les paysages de
Bernard-Reymond nous rappellent sans ménagement les périls qui nous attendent; car si ces paysages ont une
beauté qui leur est propre, ils ne sont pas sans évoquer celle dont nous pourrions être témoin à l'aube d'un
hiver nucléaire.
William Ewing, Directeur du Musée de l'Elysée, Lausanne, de 1996 à 2010.
Notes
1 La rencontre de Bernard-Reymond avec la photographie, à l'âge de dix-sept ans, vaut d'être racontée. Tombé par hasard sur un vieil
agrandisseur en panne, il arrive par chance à le réparer. Ceci l'amène a découvrir cet appareil; naissance d'une passion. Il se rappelle
aujourd'hui de la futilité de ce moment : si le problème avait été plus difficile à résoudre, l'artiste prétend qu'il serait passé à côté d'une
découverte. Mais l'agrandisseur a bien fonctionné quand l'interrupteur a été actionné. L'aspect binaire de ce moment crucial le fait sourire
aujourd'hui. On – une carrière de photographe; off – un autre parcours.
2 Le spectateur curieux trouvera peut-être utile de connaître la nature de que ce qui a disparu: un détail, plusieurs détails, ou encore – et ce
uniquement afin de nous rappeler que l'on ne peut se fier à la photographie – aucun détail du tout. A vrai dire, les détails qui ont bien été
retirés seraient considérés comme étant sans importance par la plupart des spectateurs: une tache d'huile sur le trottoir, des herbes
poussant d'une craquelure, des petites pièces de métal.
3 Un exemple classique de la démarche de Hockney peut être observé dans Photographing Annie Leibowitz While She's Photographing
Me, Mojave Desert, Feb. 1983. Leibowitz y apparaît trois fois simultanément.
4 Il peut se révéler utile d'examiner plus attentivement les principales étapes de la démarche : L'artiste commence par prendre en photo un
individu. Il scanne le personnage et introduit l'image dans le logiciel de création de paysages. L'ordinateur génère une vue tridimensionnelle
à partir de l'image donnée, dans laquelle l'artiste peut choisir un point de vue virtuel. . Il peut visionner le paysage de toute altitude, comme
s'il se trouvait dans un ballon; s'il programme par exemple une altitude de 100 mètres, le bord de l'image se présente ra à lui comme une
falaise abrupte; s'il programme une altitude de 1000 mètres, il s'élèvera alors au dessus de la falaise, découvrant un paysage à perte de
vue. En raison de l'altitude choisie, on discerne souvent uniquement une partie de l'image d'origine dans l'œuvre finale.