Mélanie MtF 1. Septembre 2008. Dysphorie

Transcription

Mélanie MtF 1. Septembre 2008. Dysphorie
Mélanie MtF
1. Septembre 2008. Dysphorie.
Mélanie entra dans le cabinet et referma la porte derrière elle. Assis à son bureau, son nouveau
psychologue, un homme un peu voûté aux cheveux bruns grisonnants, lui fit signe de venir
s’asseoir. Elle s’enfonça dans le fauteuil presque trop confortable. Un « Bonjour » accompagné
d’un regard scrutateur franchit dans l’air la distance psychologue-Mélanie et retour, puis le
silence retomba.
Le psychologue avait devant lui un jeune homme de grande taille, mince et en pleine santé,
rasé de près, au regard franc ombragé par des sourcils épais, très sombres, tout comme ses
cheveux d’un noir de jais, qu’il portait longs jusqu’aux épaules, ce qui lui donnait une allure de
chanteur de rock ou de métal. Bien qu’un peu avachi dans le fauteuil, le nouveau patient
conservait une attitude de défiance.
« Vous êtes Simon Gwylan et vous avez 18 ans », commença le psychologue. Pas de réaction.
« Vos parents m’ont parlé au téléphone d’un désordre psychiatrique d’identité sexuelle.
Comment définiriez-vous vous-même ce qui vous arrive ?
– J’ai besoin d’être une fille. En fait, je suis déjà une fille. Je m’appelle Mélanie, dit
Mélanie. »
Le psychologue fronça les sourcils.
« Vous avez « besoin » d’être une fille. On ne peut affirmer cela à la légère. En êtes-vous sûr ?
– Sûre, dit Mélanie. »
L’apparence du jeune homme se modifia. Soudain, le psychologue prêta attention au visage
oblong, aux joues délicates, au bleu des pupilles, à la courbure des cils, au luisant soyeux de la
chevelure, au velouté du cou et à la peau claire des mains, plus blanche à l’endroit de l’os du
poignet. Mélanie surprit ce regard et sourit intérieurement. Maintenant qu’il sait, il me trouve
efféminée, songea-t-elle. Tout homme ressemble à une femme et réciproquement, dès qu’on
regarde de la bonne façon.
« Bien. Je vais m’entretenir avec vous, pendant plusieurs séances, toutes les deux ou trois
semaines environ. Nous allons déterminer ensemble ce que vous ressentez, et la façon dont nous
pourrons améliorer votre bien-être. Ce que vos parents nomment « désordre psychiatrique »,
nous l’appelons « dysphorie de genre ». Cela veut dire que le genre dans lequel vous vous
reconnaissez intimement ne correspond pas à votre sexe de naissance.
– Je sais, répliqua froidement Mélanie. J’avais 6 ans quand j’ai compris que j’étais une fille.
J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver là-dessus, dans des bouquins et sur des sites trans. Si je ne
m’étais pas informée par moi-même, il y a longtemps que je serais passée par la fenêtre. »
2. Mai 2009. Expérience de vie réelle.
La période de suivi psychologique devait durer entre un et deux ans. Après cela, si le
psychologue l’autorisait, Simon consulterait un endocrinologue, qui, s’il corroborait le
diagnostic de son collègue, prescrirait un traitement préparatoire antiandrogène (Androcur) puis
la prise régulière d’œstrogène et de progestérone, sous forme de gélules toutes les deux à trois
semaines, à vie. Quant à une opération chirurgicale (une « réassignation ») et à un changement
d’état civil, ce serait encore une autre affaire, tout aussi longue et compliquée : autant dire, dans
l’immédiat, un doux rêve.
Pour Mélanie, les entretiens avec le psychologue n’étaient qu’un pensum supplémentaire, à
peine moins désagréable que la lutte constante qu’elle avait dû mener pied à pied contre ses
parents avant d’obtenir leur accord – réticent – pour entamer ce suivi. Le suivi psychologique
était la condition sine qua non pour un futur traitement hormonal, dont ses parents refusaient
toujours d’entendre parler. Mais depuis qu’elle était majeure, elle n’en avait cure.
Pierre Cuvelier – Mélanie MtF
– Page 1 de 3
En dehors de ce sésame, Mélanie n’attendait pas grand-chose de ces entretiens. Son absence
d’attente ne fut pas vraiment déçue.
« Aimez-vous le rose ? » demanda le psychologue. C’est une blague ? songea Mélanie. Elle
avait entendu parler, dans des réunions d’associations de personnes transsexuelles, des critères
ridiculement traditionnels auxquels avaient souvent recours les psychologues pour déterminer la
réalité d’une dysphorie de genre. Alors elle fit comme tout le monde : elle en rajouta.
« Beaucoup. Quand j’étais petite, j’en étais folle. J’ai plusieurs fois volé les Barbie de ma
petite sœur. » Ainsi que les Action Man de mon grand frère, mais ça, on va éviter, il n’y
comprendrait rien.
Elle évoqua ensuite de bonne grâce son amour des robes, des parfums et des sacs à main, ainsi
que sa profonde détestation des poils (pour le coup, elle n’eut même pas besoin d’exagérer).
« Parlez-moi encore de votre vie sentimentale. Vous avez fait allusion plusieurs fois à une
expérience malheureuse avec une fille. Ce sont bien les garçons qui vous attirent ? Vous vous
imaginez sans problème vivre avec un garçon, vous marier ? »
Ben voyons, songea Mélanie. Confonds mon identité de genre et mon orientation sexuelle, je
vais aimer ça.
« C’est ça, mentit-elle. J’ai eu une relation avec une fille, à un moment où j’essayais de me
plier à mon rôle de garçon. Les boucles de Judith comme un nuage de feu roux, les deux puits
d’eau claire de ses yeux, son humour vache doublé d’un moral en acier. Une bombe de féminité
et d’énergie, brûlant sans se consumer. C’était une amie de longue date, et sur le plan des
sentiments ça ne s’est pas si mal passé. Ça a duré six mois. Et ça aurait pu durer encore. Si
j’avais été une fille. Mais on sentait toutes les deux que quelque chose n’allait pas. « Simon…
tu es doux et gentil, tu as été formidable avec moi et je suis désolée de te faire ça. Je t’aime
profondément, mais je n’ai pas vraiment de désir pour toi. Ce sont les filles qui m’intéressent.
J’ai essayé, mais ça ne marche pas, et si ça ne marche pas avec toi ça ne marchera avec aucun
mec. Il m’a fallu du temps pour m’en rendre compte. Je suis désolée que ça tombe sur toi… »
« C’est normal, approuva le psychologue. » Que veut-il dire au juste ? songea Mélanie.
« Je n’ai pas eu de relation depuis. De ce côté-là, ça fait un moment que c’est plutôt les vaches
maigres, ajouta le jeune homme avec un sourire triste. Tel que je suis, je n’ose pas vraiment
draguer les garçons. Et je n’en ai pas la moindre intention, mais ça a l’air de dépasser tes
capacités, Hétéroman. Ma vie est assez compliquée comme ça sans que je passe pour gay. En
revanche, je ferai une excellente lesbienne. Dès que j’aurai pris assez d’hormones pour être
vraiment une femme, et que je n’aurai plus à déballer ma vie devant tout le monde pour gagner
le droit de la vivre.
« Je comprends très bien, assura le psychologue. À partir de maintenant, nous allons passer à
la seconde phase du suivi. Vous allez vous habiller en fille, vous comporter en fille, essayer de
vivre en tout comme vous vivriez si vous étiez née fille. Dans notre jargon, cela s’appelle une
« expérience de vie réelle ». Cela nous permettra d’avoir la confirmation que vous vous sentez
vraiment à l’aise dans ce nouveau statut.
Ou plutôt que je suis prête à endurer les regards gênés et les commentaires lourdingues
pendant des mois sans renoncer à mon idée, corrigea Mélanie. Le bal des boulets est ouvert.
Malgré ces récriminations intérieures, elle ne put se retenir de sourire. Elle allait pouvoir être
elle-même, et l’affrontement avec la société ne lui faisait pas peur. Rien ne pouvait être pire que
ce qu’elle avait vécu avec ses parents. Et puis, Judith va bien se marrer.
« C’est d’accord, dit-elle. »
3. Décembre 2009. Prise d’hormones.
L’écho de la dispute s’allongeait en ondes décroissantes à travers l’enfilade interminable des
pièces du spacieux appartement haussmannien. Aux éclats de voix qui avaient résonné pendant
un quart d’heure succéda un silence de glace. Sauvé de l’abattement par la colère qui ne le
quittait pas, Arsène Gwylan contemplait ce qui restait de son fils. Devant lui, une espèce de
bimbo aux cheveux filasses, barbouillée d’un maquillage outrancier et mal fagotée dans des
Pierre Cuvelier – Mélanie MtF
– Page 2 de 3
vêtements provocants, le toisait avec insolence, bouffie du même aplomb insupportable avec
lequel elle… il avait soutenu ses reproches sans jamais se départir de son orgueil de jeune coq.
Le décolleté de la robe de Simon laissait voir la fausse poitrine qu’il s’entêtait à porter en
permanence depuis six mois. De simples prothèses de latex pour le moment… mais la petite
frappe était bien décidée à aller plus loin. Dans le sachet frappé d’une croix verte qu’elle tenait à
la main, il y avait les tablettes d’Androcur. L’endocrinologue avait donné son accord pour le
traitement hormonal.
« Comment peux-tu faire ça à ton corps ? Je ne te reconnais plus, Simon. Tu es prêt à te
détruire, simplement pour nier l’éducation que nous t’avons donnée !
– Je ne me détruis pas, je me construis, rétorqua Mélanie. Et tu ne m’as jamais connue telle
que je suis, papa. Tu ne vois que le fils que tu aurais voulu avoir, pour nourrir ta petite fierté de
richard breton.
– Tu dépasses les bornes ! rugit Arsène. Sors d’ici ! Ne compte plus sur nous ! Puisque c’est
ce que tu veux, débrouille-toi ! Mais ne viens pas dire que tu ne l’as pas mérité. Et pense un peu
à Dieu, au lieu de provoquer tout le monde en t’habillant comme une pute. »
Mélanie blanchit de colère sous l’insulte.
« Je suis plus près de Dieu que toi, persifla-t-elle. Un vrai chrétien porte Jésus dans son cœur,
pas une croix là où je pense. »
Le claquement d’une gifle retentit, bientôt suivi par celui de la porte d’entrée.
En bas de l’immeuble, Judith attendait, inquiète. Mélanie ravala une montée de larmes.
« Plus de maison, grogna-t-elle. Mais je m’en fous. Maintenant j’ai ces fichues hormones. Je
respire. »
Judith passa son bras dans le dos de son amie pour la réconforter.
« Courage, dis. Moi et les autres, on va t’aider. Ça te dirait, une colloc’ ? »
Elles s’éloignèrent ensemble le long du boulevard, partageant les écouteurs du baladeur mp3
de Judith. Dans leurs oreilles, Metallica résonnait, curieusement mélancolique :
So close no matter how far
Couldn't be much more from the heart
Forever trust in who we are
And nothing else matters…
Pierre Cuvelier
Publié dans la revue Disharmonies n°10 en novembre 2009.
Pierre Cuvelier – Mélanie MtF
– Page 3 de 3

Documents pareils