Dossier - Interview Michel Grosclaude _ Avant de reprendre ses

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Dossier - Interview Michel Grosclaude _ Avant de reprendre ses
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DossieR
INTERVIEW Michèle Grosclaude,
psychologue et psychanalyste
« Avant de reprendre ses esprits,
le patient vit une période
d’intense confusion. »
Le coma et la réanimation
constituent une expérience
traumatisante au cours de laquelle
la personne sent sa vie menacée
par le monde extérieur et les
soins censés la sauver. Entretien
avec Michèle Grosclaude (1),
responsable du Réseau européen
interdisciplinaire de recherche sur
psychologie et réanimation.
Faire Face : Les personnes dans le coma ressentent-elles quelque chose ?
Michèle Grosclaude : On ne peut exclure certains
ressentis susceptibles de laisser des traces, même
s’il ne s’agit pas de pensées réfléchies et mémorisées. D’autre part, ce n’est pas parce que nous
n’observons rien ou qu’il n’y a pas de souvenirs
que rien ne se passe. En effet, comme le montrent
certaines de mes recherches cliniques sur la réactivité des patients comateux, ils peuvent avoir des
mimiques ou des mouvements imperceptibles qui
se différencient des réflexes. Les enregistrements
du pouls et du rythme respiratoire peuvent également se modifier selon les situations, les personnes
extérieures ou lors de la diffusion d’un message
sonore qui leur est personnellement adressé.
L’état du sujet comateux peut se comparer à celui
du fœtus dont on pensait encore il y a quelques
décennies qu’il était coupé du monde extérieur.
Tout dépend aussi de la profondeur du coma.
À l’approche de l’éveil, les patients ressentent et
entendent, comme ils en témoignent par la suite.
N°723 OCTOBRE 2013
FF : Quels sont les souvenirs associés à ce vécu
particulier ?
M.G : La plupart des personnes interrogées
répondent d’abord qu’elles n’en ont aucun. Puis
elles évoquent la porte passée pour sortir du
service de réanimation, la période d’éveil, les
soins… Elles se souviennent d’avoir été très mal.
À ce moment-là, si on les encourage à préciser
cette perception et qu’elles se sentent suffisamment écoutées et comprises, d’autres contenus
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peuvent surgir, des sensations physiques, des
voix, des images… associées à un sentiment de
persécution.
FF : Qu’entendez-vous par “sentiment de
persécution” ?
M.G : L’éveil se fait progressivement. Avant de
reprendre ses esprits, le patient vit une période
d’intense confusion. Les soins qu’il reçoit sont
perçus comme des atteintes menaçantes, mêlées
d’images de mort et d’actes de torture. L’intubation, par exemple, est vue comme un bouchon
hermétique, un corps étranger enfoncé dans la
gorge dans le seul but d’empêcher de respirer.
Les paroles des soignants prennent un sens qui
renforce ces délires. Quand il entend « On va le
transférer », le patient peut être persuadé que c’est
vers la morgue et non vers un autre service ; quand
l’infirmière dit « Je vais vous aspirer », il craint de
l’être tout entier. Certains malades s’agitent pour
se sauver ; d’autres, au contraire, ne bougent plus
pour se protéger. Perdus dans leur monde cauchemardesque, convaincus qu’on veut les exterminer,
ils restent hermétiques aux explications rationnelles. Même les proches peuvent être craints.
Les patients associent ces souvenirs au coma mais
ceux-ci correspondent à des sensations réellement
vécues pendant la phase d’éveil.
FF : Le retour à la réalité est-il toujours aussi
effrayant ? Certaines personnes disent pourtant
avoir fait des “rêves”…
M.G : Ce ne sont pas des rêves à proprement parler
mais des reconstructions psychiques postérieures.
Elles ont sans doute pour fonction d’aider le sujet
à revenir dans la réalité et à dépasser l’expérience
traumatique de la réanimation. Il s’agit d’histoires complexes, sortes d’épopées avec beaucoup
d’épreuves mais qui sont surmontées.
FF : Quel est l’impact de ce passage en réanimation sur la suite de l’existence ?
M.G : Pour les personnes qui en ont fait l’expérience, la réanimation est un “trou”. Ce terme
leur vient spontanément. Il est même entré dans
la culture de la réanimation comme le “trou-réa”.
Plus qu’un trou de mémoire, c’est un trou existen-
Pour mieux comprendre le sujet réanimé
Fondé en 1990, le REIRPR (Réseau européen interdisciplinaire de recherche
sur psychologie et réanimation) favorise la réflexion, la recherche et la
diffusion d’informations concernant le vécu psychologique particulier du sujet
en réanimation. Dans ce cadre, il recueille les témoignages et répond aux
questions éventuelles des patients et de leur entourage (à envoyer par mail,
anonymat préservé).
Contact : REIRPR - 4, rue de Provence - 67540 Ostwald - Tél. : 03 88 66 31 41
[email protected] - http://reirpr.chez-alice.fr
tiel, traumatique, l’impression d’avoir perdu une
partie de soi. Ce sentiment de manque, même
s’il reste inconscient, se manifeste au travers de
certains comportements tel le “pèlerinage sur les
lieux”, découvert fortuitement en surprenant d’anciens patients revenus errer aux abords des services
de réanimation. Ils espèrent retrouver leurs traces,
des preuves de leur passage et ainsi être rassurés
sur le fait qu’ils n’ont jamais cessé d’exister.
Ce besoin est désormais pris en compte par
certaines équipes qui les invitent à revenir et auxquelles ils peuvent se confier. Plus rarement, il
existe un “journal de bord”. Rempli quotidiennement par les soignants et les proches, ce cahier est
remis à la personne au moment de sa sortie pour
l’aider à reconstituer son histoire en réanimation.
FF : Ces personnes réanimées peuvent-elles à
nouveau vivre “normalement” ?
M.G : Même en l’absence de séquelles majeures,
lorsqu’elles sont de retour dans une vie ordinaire
et bien intégrées socialement, leurs souvenirs,
souvent inconscients ou tenus secrets, peuvent susciter des angoisses inexpliquées et des symptômes
dépressifs. Comme après tout traumatisme (attentat, guerre…), il est important qu’elles puissent
les exprimer. Cependant, il est difficile de tout
dire à ses proches. Et malheureusement, peu de
spécialistes de l’écoute connaissent le monde subjectif si particulier du sujet réanimé qui ne se sent
pas compris. Il existe aussi des patients qui disent
qu’ils vont très bien et qui semblent avoir réussi
à gérer leurs souvenirs douloureux. Offrir une
possibilité d’écoute est en tout cas nécessaire. ●
Texte Audrey Plessis
Photo Pascal Bastien
(1) Enseignantechercheur, Michèle
Grosclaude a dirigé
des travaux sur les
états altérés de
conscience pendant
près de trente ans.
Elle est l’auteur de
Réanimation et coma
Soin psychique et
vécu du patient,
Elsevier-Masson,
2009.
OCTOBRE 2013 N°723