Dossier - Interview Michel Grosclaude _ Avant de reprendre ses
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Dossier - Interview Michel Grosclaude _ Avant de reprendre ses
28 DossieR INTERVIEW Michèle Grosclaude, psychologue et psychanalyste « Avant de reprendre ses esprits, le patient vit une période d’intense confusion. » Le coma et la réanimation constituent une expérience traumatisante au cours de laquelle la personne sent sa vie menacée par le monde extérieur et les soins censés la sauver. Entretien avec Michèle Grosclaude (1), responsable du Réseau européen interdisciplinaire de recherche sur psychologie et réanimation. Faire Face : Les personnes dans le coma ressentent-elles quelque chose ? Michèle Grosclaude : On ne peut exclure certains ressentis susceptibles de laisser des traces, même s’il ne s’agit pas de pensées réfléchies et mémorisées. D’autre part, ce n’est pas parce que nous n’observons rien ou qu’il n’y a pas de souvenirs que rien ne se passe. En effet, comme le montrent certaines de mes recherches cliniques sur la réactivité des patients comateux, ils peuvent avoir des mimiques ou des mouvements imperceptibles qui se différencient des réflexes. Les enregistrements du pouls et du rythme respiratoire peuvent également se modifier selon les situations, les personnes extérieures ou lors de la diffusion d’un message sonore qui leur est personnellement adressé. L’état du sujet comateux peut se comparer à celui du fœtus dont on pensait encore il y a quelques décennies qu’il était coupé du monde extérieur. Tout dépend aussi de la profondeur du coma. À l’approche de l’éveil, les patients ressentent et entendent, comme ils en témoignent par la suite. N°723 OCTOBRE 2013 FF : Quels sont les souvenirs associés à ce vécu particulier ? M.G : La plupart des personnes interrogées répondent d’abord qu’elles n’en ont aucun. Puis elles évoquent la porte passée pour sortir du service de réanimation, la période d’éveil, les soins… Elles se souviennent d’avoir été très mal. À ce moment-là, si on les encourage à préciser cette perception et qu’elles se sentent suffisamment écoutées et comprises, d’autres contenus 29 peuvent surgir, des sensations physiques, des voix, des images… associées à un sentiment de persécution. FF : Qu’entendez-vous par “sentiment de persécution” ? M.G : L’éveil se fait progressivement. Avant de reprendre ses esprits, le patient vit une période d’intense confusion. Les soins qu’il reçoit sont perçus comme des atteintes menaçantes, mêlées d’images de mort et d’actes de torture. L’intubation, par exemple, est vue comme un bouchon hermétique, un corps étranger enfoncé dans la gorge dans le seul but d’empêcher de respirer. Les paroles des soignants prennent un sens qui renforce ces délires. Quand il entend « On va le transférer », le patient peut être persuadé que c’est vers la morgue et non vers un autre service ; quand l’infirmière dit « Je vais vous aspirer », il craint de l’être tout entier. Certains malades s’agitent pour se sauver ; d’autres, au contraire, ne bougent plus pour se protéger. Perdus dans leur monde cauchemardesque, convaincus qu’on veut les exterminer, ils restent hermétiques aux explications rationnelles. Même les proches peuvent être craints. Les patients associent ces souvenirs au coma mais ceux-ci correspondent à des sensations réellement vécues pendant la phase d’éveil. FF : Le retour à la réalité est-il toujours aussi effrayant ? Certaines personnes disent pourtant avoir fait des “rêves”… M.G : Ce ne sont pas des rêves à proprement parler mais des reconstructions psychiques postérieures. Elles ont sans doute pour fonction d’aider le sujet à revenir dans la réalité et à dépasser l’expérience traumatique de la réanimation. Il s’agit d’histoires complexes, sortes d’épopées avec beaucoup d’épreuves mais qui sont surmontées. FF : Quel est l’impact de ce passage en réanimation sur la suite de l’existence ? M.G : Pour les personnes qui en ont fait l’expérience, la réanimation est un “trou”. Ce terme leur vient spontanément. Il est même entré dans la culture de la réanimation comme le “trou-réa”. Plus qu’un trou de mémoire, c’est un trou existen- Pour mieux comprendre le sujet réanimé Fondé en 1990, le REIRPR (Réseau européen interdisciplinaire de recherche sur psychologie et réanimation) favorise la réflexion, la recherche et la diffusion d’informations concernant le vécu psychologique particulier du sujet en réanimation. Dans ce cadre, il recueille les témoignages et répond aux questions éventuelles des patients et de leur entourage (à envoyer par mail, anonymat préservé). Contact : REIRPR - 4, rue de Provence - 67540 Ostwald - Tél. : 03 88 66 31 41 [email protected] - http://reirpr.chez-alice.fr tiel, traumatique, l’impression d’avoir perdu une partie de soi. Ce sentiment de manque, même s’il reste inconscient, se manifeste au travers de certains comportements tel le “pèlerinage sur les lieux”, découvert fortuitement en surprenant d’anciens patients revenus errer aux abords des services de réanimation. Ils espèrent retrouver leurs traces, des preuves de leur passage et ainsi être rassurés sur le fait qu’ils n’ont jamais cessé d’exister. Ce besoin est désormais pris en compte par certaines équipes qui les invitent à revenir et auxquelles ils peuvent se confier. Plus rarement, il existe un “journal de bord”. Rempli quotidiennement par les soignants et les proches, ce cahier est remis à la personne au moment de sa sortie pour l’aider à reconstituer son histoire en réanimation. FF : Ces personnes réanimées peuvent-elles à nouveau vivre “normalement” ? M.G : Même en l’absence de séquelles majeures, lorsqu’elles sont de retour dans une vie ordinaire et bien intégrées socialement, leurs souvenirs, souvent inconscients ou tenus secrets, peuvent susciter des angoisses inexpliquées et des symptômes dépressifs. Comme après tout traumatisme (attentat, guerre…), il est important qu’elles puissent les exprimer. Cependant, il est difficile de tout dire à ses proches. Et malheureusement, peu de spécialistes de l’écoute connaissent le monde subjectif si particulier du sujet réanimé qui ne se sent pas compris. Il existe aussi des patients qui disent qu’ils vont très bien et qui semblent avoir réussi à gérer leurs souvenirs douloureux. Offrir une possibilité d’écoute est en tout cas nécessaire. ● Texte Audrey Plessis Photo Pascal Bastien (1) Enseignantechercheur, Michèle Grosclaude a dirigé des travaux sur les états altérés de conscience pendant près de trente ans. Elle est l’auteur de Réanimation et coma Soin psychique et vécu du patient, Elsevier-Masson, 2009. OCTOBRE 2013 N°723