Sara ne sera jamais pom pom girl.

Transcription

Sara ne sera jamais pom pom girl.
FEMMES
Elle a commencé dans les buts
à quatre ans, Aujourd’hui,
buteuse au pays des
championnes du monde, elle
rêve d’équipe nationale, de
Paul Gascoigne, de shorts sexy
et, pourquoi pas, de jouer avec
les «garçons».
Le football (soccer) est un sport de
«gonzesses» C’est du moins ce que
pense Jon Madden-Connor, adepte du
football américain quand il met un
ballon dans les pieds de sa petite Sara
vers la fin des années soixante-dix. Les
chiffres lui donnent d’ailleurs toujours
raison: on rencensait fin 1993, aux
Etats-Unis. six millions et demi de
joueuses contre moins de dix millions
de joueurs. Et une progression an-
nuelle du football de près de 16% chez
les femmes pour 3% chez les hommes.
A cause d’une idée préconçue - un
sport où on ne s’assène pas de violents
coups d’épaules ne peut être une
discipline virile - Sara Madden-Connor
a encaissé son premier but à l’âge où
les petites filles comprennent tout
juste qu’on ne tient pas sa poupée la
tête en bas. Son visage sans fard
d’adolescente perd toute sa gravité
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lorsqu’elle revoit la bande de marmots
flottant dans leur short, agglutinés
autour d’une balle noire et blanche,
tout juste avertis qu’ils doivent ((donner des coups de pied dedans pour la
faire avancer vers le but adverse».
SARA ET LE MELTING-POT
«J’avais quatre ans» sourit-elle, «et je
jouais dans une équipe mixte. C’est
très courant chez les petits. On m'avait
mise dans les cages, mais ma grandmère m‘a fait un signe des gradins et je
n'ai pas vu arriver la ballon. J’en ai
pleuré». Sara a grandi en jouant au foot
avec les gosses du quartier, sans distinction de sexe ou d’origine. De ce
coin de San Diego assoupi dans une
chaleur un peu moite et où se dresse
la modeste maison familiale, coincée
parmi d’autres semblables, elle dit:
«C’est un des quartiers les plus mélangés ethniquement, il y a des Irlandais,
des Africains de l’Est, beaucoup
d‘Ougandais, des Vietnamiens aussi.
On a toujours joué ensemble dans la
rue. Ça m’a sûrement empêchée de
faire des bêtises..
Elle se tortille un peu. mal assurée sur
le canapé du salon, mais son jean
ample, son T-shirt blanc informe et ses
longs cheveux ramenés en arrière ne
suffisent pas à lui donner l‘air rebelle.
Une saison, pourtant, elle a refusé de
jouer. «Juste comme ça. pour m'affirmer», Prétend-elle, «mais mon père m'a
expliqué que je pourrais m’en mordre
les doigts un jour.,, Le père est diacre,
et la mère assistante sociale, de retour
dès 16 h pour assurer une écoute plus
attentive à ses trois rejetons. Dans le
«home sweet home» des MaddenConnor, point de rigidité, tout est
simple. L’espace est restreint mais judicieusement utilisé. Les coussins sont
moelleux et les photos de famille bien
en ordre sur la commode. Ça fleure
bon la concertation et la paix. Alors
Sara s’est remise à jouer la saison
suivante. Au fond, son père avait raison. L’année du bac approchant, le
foot pourrait bien lui ouvrir plus grandes - grâce à une bourse - les portes
de la fac. Pourquoi imposer une
charge financière à sa famille?
Elève dans un lycée d’enseignement
général où l’on est porté sur l’enseignement des arts plutôt que sur celui
du sport, Sara porte donc pour le foot
- à raison d’une quinzaine d’heures
d’entraînement et de matches hebdomadaires - les couleurs d’un autre
lycée de San Diego: «Mes parents voulaient qu’on touche un peu à tout.
mais les disciplines artistiqttes ne laissent pas de place au sport dans l’emploi du temps de mon école.» Sa spécia-
lité à elle, c’est la photo, une dominante qu’elle voudrait continuer d’imprimer à ses études supérieures. «Pour
devenir photographe d e mode ou
photoreporter.» Timidement, elle tend
son press-book, des portraits en noir
et blanc puis une série de clichés de
tenues vestimentaires d’ados... Mais
c’est sous un poster aux couleurs
criardes de ses idoles britanniques,
David Platt et Paul Gascoigne, qu’elle
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s’endort chaque soir dans la chambre
exiguë qu’elle partage avec sa jeune
sœur Rachael.
Sara d'être d’être un peu des deux:
«David parce qu ‘il est vraiment beau et
qu ‘il est capitaine d e son équipe
(comme moi), explique-t-elle, et Paul
parce qu ‘il a la réputation de tenir tête
aux arbitres.~ Sur le terrain, elle se
soucie autant de jouer dur que d’offrir
du «show». «Juste pour que les gens se
SPORT
OLYMPIQUE
mettent dans la tête que le foot ce n‘est
pas seulement un sport de fille ou de
mauviette, et qu‘il peut être pratiqué
avec style, finesse. toucher et même
féminité.~~
SARA ET LES CHIPIES
Un peu esseulée dans sa quête pour la
réhabilitation du foot, Sara confie sa
frustration: «Quand je regarde les filles
de certaines équipes universitaires ou
de notre équipe nationale (vainqueur
de la première édition du Mondial
féminin en 1991- .ndlr) j’ai honte. On
n'est tout de même pas obligé de prendre une voix grave, de cracher par
terre et de marcher comme un déménageur Y sous prétexte qu'on joue au
foot. Et puis, il y a aussi celles qui
piaillent sur le terrain et ne se donnent
pas à fond. Elles viennent souvent de
familles aisées et jouent parce que c’est
le truc à la mode du moment.»
Pour vivre ce sport sans concession, il
faut jongler avec les contradictions.
Comment expliquer que le foot c’est
féminin lorsqu’on revient d’un match
avec des bosses et des bleus sur les
jambes? «Les copains se regardent toujours d’un air entendu et me prennent
pour une cinglée quand je dis que je
veux jouer dur et marquer des buts
mais aussi porter des jupes» se plaint
Sara. On a beau faire, les cheer leaders
et leurs justaucorps tape-à-l’œil restent nettement plus affriolantes que
les footballeuses.
Sara s’était donc résignée à s’excuser
de porter une tenue de foot dès qu’elle
recontrait un garçon.. Avant que l’un
d’eux ne lui avoue en rougissant qu’il
aimerait jouer aussi bien qu’elle. Une
bonne raison d’enterrer ses complexes pour cultiver sans vergogne la
féminité jusque sur le terrain. *Maintenant, avec ma meilleure amie, on
roule nos shorts un peu haut et on
noue nos maillots autour du ventre,
chuchote Sara. J’ai toujours sait attention à ma silhouette et évité la musculation, je trouve mes mollets un peu
trop gros mais j’ai terminé ma croissance, alors je me persuade qu’ils sont
simplement musclés.~ Pas totalement
convaincue par son propre discours,
elle jette un coup d’eil à ses Adidas, un
vieux modèle noir à bandes blanches
qui fait de nouveau recette. «Coup de
chance que la mode soit au décontracté, ajoute-t-elle, maintenant,
même les mannequins portent ce
genre de chaussures, alors personne
ne fait plus attention aux miennes»
SARA ET LES MEXICAINS
Sara sait bien qu’il faudra du temps
aux mentalités pour se défaire des
vieux clichés sur le soccer et ne croit
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guère à son adoption définitive outreAtlantique. Même avec l’aide de la
Coupe du Monde: «J'étais presque en
colère quand j'ai appris que nous organiserons le Mondial 94, on ne le
méritait pas. Je suis tombée par hasard
à un concert sur deux membres de
l'équipe nationale américaine, Alexi
Lalas et le gardien de but Tony Meola.
Ils étaient stupéfaits que je les reconnaisse car personne ne sait qui ils sont.
C'était plutôt décevant, ils n‘avaient
aucun enthousiasme à communiquer. C'est un sport que nous comprenous encore trop mal, la plupart des
gens qui y jouent ne s'y consacrent pas
pleinement, c‘est comme une espèce de
snobisme dans les classes aisées. Le
seul football qu'on voit-jamais à la télé
ici, c’est sur les chaînes mexicaines.»
Pour se frotter à ce qu’elle appelle la
«vraie culture footballistique» Sara s’est
offert quelques escapades mémorables de l’autre côté de la frontière: «J'ai
vu jouer trois fois l'équipe nationale
mexicaine. Ce qu’on m'avait raconté
n’avait rien à voir avec ce que j’ai
vécu. Ça vous prenait aux tries cette
clameur dans le stade, et la nourriture
que les supporteurs faisaient cuire sur
le parking rappelaient les grandes fêtes
de famille. J’étais sûrement la seule
anglophone du stade. Mais j’aurais
bien voulu pouvoir communiquer
avec eux.»
Cette expérience a donné à Sara l’envie de devenir un example dans son
sport. «Le foot a des racines populaires,
dit-elle, il permet à des gosses défavorisés de bien s’en sortir dans certains
pays. Il m’a motivé pour tenter mon
entrée à l’université dans les meilleures conditions possibles. J’aimerais
jouer un jour dans l'équipe nationale
féminine, changer son image un peu
rude et masculin, ou encore, mais ça
relève du fantasme, être la première
fille à évoluer dans une équipe masculine.» Grâce à son coach du lycée, qui,
pour l’aguerrir et la faire progresser,
n’ a pas hésité à faire admettre Sara
comme participante active aux séances d’entraînement de la «première»
masculine de l’Université» de Californie à San Diego (UCSD) aux dernières
vacances d’été, elle a déjà un peu
réalisé son rêve. La méthode n'a pas
cours en Europe mais Sara a su imposer sur le terrain des qualités sportives
propres aux femmes. Elle en rigole: «Je
suis buteuse et le coach m'avait
collée face à un défenseur
d‘un mètre quatre-vingt-dix
et cent kilos. Les joueurs ont
d’abord cru quec c'était une
blague, puis j'ai réussi à le
passer, j'étais plus petite et
plus vive. Alors là, ils ont
commencé à me prendre au
sérieux.» Ce baptême du feu, elle en
est certaine, lui a permis d’être remarquée par le sélectionneur de l’Université de Californie (USC) à Los Angeles, qui dispose d’une des meilleures
équipes universitaires féminines du
pays, mais pas de décrocher la
bourse sportive qu’elle espérait.
«On y commence tout juste à en attribuer pour le foot féminin» s'excuse
presque Sara, «et le coach avait déjà
fait le «plein» de boursières avant de
venir me voir jouer. Alors ça sera pour
l’année prochaine. Mais j'ai obtenu
une aide financière grâce à mes travaux photographiques.» Dès le mois
d’août, Sara a repris l’entraînement à
la fac, chez les grandes. Elle n’a que
18 ans et aimerait progresser suffisamment pour décrocher une sélection
olympique pour les Jeux à Atlanta où
le foot féminin fera son entrée au
programme. Les médailles olympiques sont sans doute encore les seules
susceptibles de susciter l’anthousiasme pour un sport si diamétralement
opposé à la philosophie des disciplines nationales.
Les Etats-Unis envisagent également
l’organisation d’un autre Mondial, celui des dames, pour 1999. Pour y
sensibiliser le public, un tournoi international disputé du 28 juillet au 7 août
sur six sites de la côte Est américaine
opposera les quatre forces majeures
du foot féminin international: les
Etats-Unis, la Norvège, l’Allemagne et
la Chine.
PATRICIA JOLLY
© Libération 6.7.1994
Un tournoi de football féminin sera organisé au
cours des Jeux Olympiques à Atlanta.
Une compétition qui devrait aider les mentalités à se
défaire des vieux clichés sur ce sport.
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