Ma si chère Hélène

Transcription

Ma si chère Hélène
Ma si chère Hélène
J’ai longuement hésité avant de prendre la plume et jeter sur ces feuillets des phrases qui
vous sembleront peut-être maladroites.
Je vous demande donc par avance toute votre indulgence quand aux inexactitudes voire
aux fautes qui pourraient se glisser au sein de cette prose mais le français est une langue si riche
et si belle dont je ne saisis, pour l’instant, que les rudiments.
Par nature, je suis un piètre écrivain mais, malgré la crainte de me couvrir de ridicule, je
n'ai pu résister à la folle envie de vous adresser cette lettre chargée de tendre émotion.
Tout d’abord, je vous dois mille excuses car vous avez dû me trouver fort incorrect en
vous quittant brusquement, sans même un adieu ni le moindre remerciement pour votre
hospitalité. Peut-être nourrissez-vous à mon égard du ressentiment et m’avez classé dans les
personnages dotés d’un manque de savoir vivre. Peut-être même ne répondrez-vous jamais à ce
courrier, désirant rompre toute relation avec moi…
J’ose espérer tout le contraire.
Hélas, il est des instants dans la vie où il faut s'arracher l’âme et le cœur en laissant là
l'objet de ses désirs par peur de s'y attacher à tout jamais. Oui je vous l'avoue, ma si chère
Hélène, en votre présence ma raison n'avait plus d'emprise sur mes sentiments. Il m'était devenu
impossible de résister au moindre de vos regards...
J’ai donc préféré la fuite et son cortège de remords que d’affronter l’océan tumultueux
de mon cœur.
Pourtant, j'ai vécu auprès de vous deux mois d'un rêve délicieux. Bien souvent, j'aime à
me souvenir de mon séjour en votre domaine aux confins de ce pays Périgourdin où il fait si bon
vivre
Un ami de la faculté des sciences de Londres m’affirmait, il y a peu, que votre région
pourrait être le berceau de l'humanité. Je ne sais s'il a raison mais il n'est pour moi de lieu plus
enchanteur au monde.
Hormis quelques villages jetés au gré du vent par la main d'un Dieu prodigue on se sent
libéré de l'emprise de nos grandes villes. D'ailleurs on y respire un air d'une rare pureté où les
senteurs végétales s’entremêlent de subtile façon.
Je garde au fond de moi le souvenir de nos longues promenades à cheval au bord de
l’Auvezère, à l'ombre des falaises millénaires. Il y avait aussi cet endroit près de la rivière, cette
prairie abritée du soleil par un grand saule. Assis l'un contre l'autre, nous aurions pu nous croire
revenus au premier matin du monde. La main abandonnée au fil du courant, je voyais passer dans
le ciel sans tache, les voiles sombres des corbeaux sans doute effrayés par la douceur de l'aprèsmidi.
Me retournant, je prenais plaisir à poser mon regard sur votre beau visage. Je revois
encore votre front sans nuage et le pastel de vos joues si souvent offertes aux caresses de l'astre
diurne. De vos yeux mi-clos filtrait une onde bleue qui s'animait d'un sourire lorsque vous veniez
à me contempler. Votre chapeau laissait toujours s'échapper une mèche frivole que je serre en cet
instant au creux de ma main.
Nous avons passé de bien doux instants au sein de cet écrin de verdure. Le temps filait
sa laine au rouet du jour et lorsque la fraîcheur s'en venait par l'entrée de la vallée, nous
repartions en direction du château. C'étaient alors de folles cavalcades dans la lumière déclinante.
Il y eut aussi des confidences sous la rotonde, des moments merveilleux à partager nos
passés si dissemblables et dessiner un avenir de joyeuse insouciance.
Au cours de ces journées passées à vos côtés, j'ai senti germer en moi une fleur à nulle
autre pareille. Il suffisait d'un mot ou la douceur de vos doigts posés sur les miens pour la faire
éclore un peu plus. Je me suis pris au jeu, voyez-vous.
Mon cœur est pur et je suis tombé sous votre charme sans préméditation aucune.
Je vous prie de me croire, ma tendre Hélène. Je suis un être entier, ignorant le mensonge
mais aussi un homme avec ses faiblesses. Vous avez su éveiller en moi le désir d'aimer.
J'aurais tant voulu vous offrir ce que je n'ai jamais donné à aucune autre! Peut-être
aurais-je dû vous avouer mes sentiments mais je craignais votre réaction. De plus, j'avais trop
peur de gâcher par un geste, une parole, ces moments magiques. Je ne sais si j'ai bien fait ? En
tout cas j'ose le croire.
Chère Hélène, je vous dois un dernier aveu. Il me brûle les lèvres et la lecture de ces
lignes vous aidera à comprendre les raisons de mon départ.
Il y a de cela presque deux mois, déjà, je venais de passer une fort mauvaise nuit à
traquer le sommeil, ne trouvant à l'approche du jour que quelques mauvais rêves non sans rapport
avec l'annonce du retour de votre mari. Je me levai donc peu avant les premières lueurs de l'aube.
Il faisait chaud. Décidant d'aller quérir quelque fraîcheur au fond du parc, j'empruntai le couloir
encore désert.
En passant devant vos appartements, un courant d'air soufflé par quelque Cupidon
facétieux ouvrit votre porte. Je ne sais ce qui me prit en cet instant mais plutôt que refermer le
battant et continuer mon chemin, je pénétrai dans votre chambre.
Mon cœur battait la chamade mais un sentiment irrépressible me poussa au pied de
votre lit. D'une main hésitante j'écartai la tenture et je vous vis là, si belle, bercée de pénombre et
de songes. Vous étiez échouée telle une île perdue dans un océan de blanche soie. Les draps
cascadaient au bord du sommier jusqu'au plancher sur lequel s’en sauvaient les dernières lueurs
d'une lune moribonde.
J'étais là, si près de vous, retenant mon souffle de crainte d'altérer votre sommeil. Votre
visage était encadré par l'écheveau d’une chevelure parfumée. La chemise de nuit entrouverte par
une brise libertine dévoilait le velours de votre épaule puis la dentelle glissait tout au long de
votre corps en une pâle échancrure. L'ombre de votre sein s'abaissait au rythme d'un cœur que
j’aurais tant voulu conquérir. Vous étiez un joyau à nul autre pareil. J'eus pour vous une flambée
d'amour mêlée d'un profond désir.
Oui, je vous dois cette vérité et seul le chant du coq m’empêcha de vous prendre dans
mes bras. Une porte claqua, un serviteur sans doute. Je pris peur, je reculai d'un pas... Sur la
commode se tenait un coffret à bijoux jouxtant un nécessaire de toilette. Une rose était posée sur
une paire de ciseaux, le blanc virginal sur l'éclat cruel de l'acier... Mû par une impulsion subite, je
me saisis des ciseaux, effleurai votre gorge et d'un geste silencieux coupai une mèche de vos
cheveux... Je me suis enfui de votre chambre comme un voleur. Un instant j'ai cru sentir le poids
de votre regard dans mon dos mais je n’ai pas eu le courage de me retourner.
J'ai quitté le domaine le matin même sans un Adieu car je n'aurais pu retenir mes larmes.
J'ai préféré attendre quelques semaines avant de vous écrire. Mes sentiments ont eu le temps de
refluer en partie des plages de mon cœur. Puis, j'ai retrouvé sans grande joie Londres et ses
brumes qui me semblent plus épaisses qu'auparavant...
Ma tendre Hélène, il est temps pour moi de clore ce chapitre. J'ai eu de grandes
difficultés à commencer cette lettre, en écrire les dernières lignes me semble au-dessus de mes
forces. Je ne vous demande point de réponse et si je n'ai nommé, en la présente, aucun lieu
précis, c'est seulement pour vous préserver au cas où ces feuillets tomberaient en des mains
autres que les vôtres. Vous restez pour moi une flamme bien douce que rien, ni même le temps,
ne parviendra à éteindre.
Vous m'avez offert le plus beau des cadeaux : l'Amour. Je le garderai précieusement et
m'y chaufferai aux soirs de trop de solitude.
Si l'Amour est le Saint Graal alors je n'aurais de cesse de le quérir en votre nom...
Votre tendre ami...
Ma si chère Hélène,
Un an... Un an déjà.
Ils me semblent pourtant si proches ces jours bénis où nous...
Allons, je ne vais pas remuer le passé ni le disséquer sur l'autel de la nostalgie, ce serait
pitoyable.
J’ai attendu chaque jour une missive venant de France. Ne serait-ce quelques mots de
vous. Ils auraient été un baume pour mon cœur meurtri par votre absence mais vous n'avez pas
répondu à ma lettre. Finalement, c’est peut-être mieux ainsi. J'ose seulement espérer que mes
feuillets vous sont bien parvenus et qu’ils ne sont pas tombés en des mains mal intentionnées.
Il serait aisé de salir votre nom et votre honneur en divulguant ma dernière missive aux
gens de votre province et ce serait un terrible malheur si cela venait aux oreilles de votre mari.
Mais je n’ai point trop de crainte en la matière. Il se trouve à l’autre bout du monde et je vois
plutôt dans votre silence une fin de non recevoir.
Si je prends à nouveau la plume, ce n’est pas pour mendier quelques mots de votre main
mais pour me soulager le cœur et l'esprit.
Je suis seul ce soir comme d'ailleurs tous les autres soirs qui ponctuent chaque jour de la
semaine. La solitude ne m'est pas pénible, bien au contraire. C'est une compagne fidèle et pleine
de douces joies pour qui sait l'amadouer. Certes j'ai bien un ou deux amis et leur présence m'est
fort agréable. Nous nous retrouvons parfois pour dîner ou boire un chocolat en parlant de sujets
souvent fort sérieux et qui vous entraîneraient rapidement vers l’ennui, si vous étiez parmi nous.
Mais, je dois avouer que la plupart du temps, j'aime à me retrouver dans mon salon pour
écrire des mots que je n’ose vous envoyer ou tout simplement pour penser à vous, ma tendre
Hélène.
Assis dans mon vieux fauteuil en cuir, je regarde la fumée bleutée s'échapper de ma pipe
et je me laisse aller à de douces rêveries dont vous êtes l’unique objet. Au-delà les volutes qui
montent sans hâte vers le plafond, l'âtre fait une arche au feu dont la chaleur imbibe la laine des
tapis et les tentures vert d'eau.
Je suis bien, un peu ailleurs et mon âme s’évade pour vous rejoindre en quelque lieu
imaginaire connu de nous seuls.
Il m'arrive aussi, parfois, de passer des heures entières à effeuiller avec passion quelque
ouvrage de ma bibliothèque. J'ai acquis il y a peu Les rêveries d'un promeneur solitaire de Jean
Jacques Rousseau. J'ai eu bien des difficultés pour me le procurer et j'ai dû affiner ma
connaissance de votre langue afin d'en extraire tous les enseignements. Mais sa lecture fut pour
moi source de joie.
Cela m’a rappelé mon séjour auprès de vous et cette causerie chez votre amie, Madame
De ... à laquelle nous fûmes conviés un beau jour du mois de juin. Rappelez-vous, vous aviez
déclamé quelques poésies écrites par vous-même pour le grand plaisir de tous.
Je ne sais pourquoi mais après cette lecture, vous m’avez tendu une feuille blanche sur
laquelle vous aviez écrit les paroles d’une chanson « Colchique dans les prés ». Etait-ce par
amitié ou pour me signifier votre plaisir de l’avoir lue en ma présence, je ne sais. Toujours est-il
que votre feuillet ne me quitte jamais, sagement plié en quatre dans la poche de ma veste, celle
qui se trouve tout près de mon cœur.
Il m'a été permis à cette occasion, de connaître les fleurons de votre littérature dont la
richesse, la profondeur des idées mais aussi la sensibilité rejette à mes yeux la plupart de nos
écrivains Anglais dans l'ombre.
J'ai découvert auprès de vous une façon de voir la vie empreinte de gaieté et de
raffinement.
Vous m'avez conquis à la religion de la douceur de vivre et j’ai bien peur de ne pouvoir
m'en détacher un jour.
Depuis mon retour, les choses ne sont plus les mêmes. Londres me semble être une ville
ramassée sur elle même à l’image d’un animal repus et sournois. Avant, le brouillard gommait
les imperfections des ruelles et rendait les passants mystérieux. Il flottait un charme étrange en
mon quartier.
Maintenant, les lourdes façades plongent en perspectives suintantes vers les pavés
déchaussés. La brume charrie de grasses odeurs de cuisine que le vent du Nord n'arrive plus à
balayer. En hiver, les ombres s’allongent, menaçantes, au fond des impasses et, une fois les
beaux jours revenus, on aperçoit des lambeaux d'azur déchirés par les balcons et les toitures
chargés de linge et de cris.
En fait, je ne trouve de quiétude qu'en mes appartements. Entre ces murs, je cultive les
souvenirs liés à notre rencontre. Par les voies de l'esprit et la magie de l’imagination, je vous fais
vivre à mes côtés. Vous êtes toujours radieuse, si gaie, si tendre aussi. Il m'arrive certains soirs
d'apercevoir votre silhouette dans l'encadrement d'une porte mais c'est là vision bien éphémère.
Peut-être me prendrez-vous pour un illuminé, un pauvre hère, qui s'accroche à ses rêves, pourtant
votre présence semble s'étoffer au fil des jours. Je vous sens près de moi dès mon retour de la
faculté de médecine. Le glissement de votre robe sur le parquet, l'effleurement de votre main sur
mon bras ou votre souffle dans mon cou me font frissonner de bonheur. Mon cœur se gonfle
alors d'une douce émotion.
Nous sommes si bien tous les deux. J'aimerais que ces instants d'intimité ne finissent
jamais… Hélas, il me faut abandonner chaque matin notre nid douillet pour aller professer à
l'université cet art qu'est la médecine. Je le tiens pour le plus noble et je m’y passionne au point
de trouver grand plaisir à le dispenser à mes étudiants. J'éprouve une fascination toute
scientifique cela s'entend, à étudier 1'anatomie humaine, en connaître tous les mystères et les
règles qui font de cet imbroglio de chairs et de fluides l'être le plus doué de la création. Il y a audelà la compréhension de la matière une recherche ultime: l'âme. Savoir où elle se niche...
Découvrir sa source au sein du corps humain pour voir enfin le moteur de la vie et de l'Amour...
Au sein de la faculté, j'ai pour réputation d'être rigoureux voire inflexible, prônant la
méthode pour ligne de conduite. Ceci est vrai. Il en est ainsi de mon caractère mais une fois
passées les portes de l'académie, je pénètre un monde où la logique ne semble plus avoir sa place.
La distance qui me sépare de ma demeure, les gens agglutinés devant les échoppes, même les
fiacres bloqués aux carrefours sont autant d'obstacles à franchir pour vous retrouver. Je n'ai
qu'une hâte le soir venu : me plonger en votre compagnie dans notre univers que personne d'autre
ne peut appréhender.
Hormis mes recherches et vous-même, ma tendre Hélène, il n'est rien d'important. Vous
êtes les deux sources auxquelles je m'abreuve sans retenue allant parfois jusqu'à l'ivresse. Oui je
l'avoue, jusqu'à l'ivresse. Car l'Amour que je vous porte et la quête de l'étincelle originelle me
donnent parfois l'impression d'être au dessus des hommes et de leur destin. Lorsque je les croise
dans la rue, j'éprouve de la pitié, de la répugnance aussi. Après avoir vécu dans votre lumière,
tout ici me paraît triste et sale. Les femmes par dessus tout... Comparées à vous, elles sont
inconsistantes, soit perruches trop fardées, soit souillons repoussantes... Soit…
Non, je ne vous en dis plus car je ne veux en aucun cas vous effrayer par leur démesure
de mes propos ni par la floraison de sentiments dont je ne suis plus maître.
Et pourtant, pourtant, la petite flamme de la vie brûle en chacune d'elle...
Ma très chère Hélène, je m’en vais vous quitter sur ces derniers mots car il me faut
sortir. Je posterai cette lettre dès demain, un peu comme une bouteille lancée à la mer dans
l’espoir qu’elle dérive jusqu’au port d’attache de vos bras.
Croyez en mon amour, si grand, si beau, si fort.
Votre fidèle serviteur….
Ma si chère Hélène,
Je ne peux vous écrire ce qui suit. Je vais donc achever ma prose sur le carnet dans
lequel je consigne les éléments de cette recherche dont je me suis fait l’apôtre. De toute façon, je
doute qu’une charmante personne telle que vous, empreinte de romantisme et de pureté, puisse
me comprendre. Je préfère donc vous laisser entrevoir l’homme bon et juste, le chevalier servant
consumé d’Amour pour vous.
Vous expliquer les sentiments qui m'animent actuellement me paraît impossible. J'ai,
pour les personnes dites du sexe faible, une attirance, une curiosité face aux secrets dont la nature
les a pourvues. Il m'arrive parfois, au sortir de la faculté, de croiser au coin d’une rue une femme
dont la silhouette me renvoie à votre image. Chaque fois, c’est plus fort que moi. Mon esprit
s’anime en dépit de ma volonté et ce n'est pas une créature de la nuit, une de ces filles dont le
corps porte les stigmates de nombreuses amours illicites mais ma si chère Hélène drapée de soies
et de dentelles. Vous êtes là enfin!
Votre pas s'interrompt au coin de la rue, le temps pour moi de vous approcher, puis vous
repartez dans l'ombre de ruelles toujours plus étroites. Vous marchez sur le pavé humide entre les
gargotes où l'on sert du mauvais whisky. Je vous suis le cœur battant, un long frisson à fleur de
peau. Je veux seulement vous faire connaître ma présence, prendre votre main pour vous guider
hors de ce quartier mal famé vers la lumière dont vous êtes la plus belle incarnation. A l'instant
où j'arrive près de vous, je suis le plus heureux des hommes. Vous vous arrêtez au fond de
l'impasse le visage drapé de pénombre. Je m'approche, ralentis mon pas. Ma mallette se fait
lourde au bout de mon bras. Un mètre à peine... Vous vous adossez au vieux mur de briques de la
fabrique. Vos yeux brillent d'un feu étrange presque animal. J'y décèle du désir, de l'impatience,
de la peur aussi.
- Voyons n'ayez crainte, c'est moi !
- Ma voix se veut apaisante. La vôtre, s'élève aussitôt. C'est une chute de rocaille bien
éloignée de la douceur de votre timbre.
- Je sais mon beau seigneur, faites donc pas tant d'mystères. Regardez-moi ça, c'est du
premier choix!
- Vous... Enfin non, ce n’est pas vous ma tendre Hélène, ce n’est plus qu’un beau rêve
qui s’écroule brutalement lorsque la créature soulève sa jupe. Il n'y a rien dessous, aucun artifice
vestimentaire. Je vois son ventre flétri par les grossesses, ses cuisses blanches veinées de bleu et,
enchâssé entre ces deux amas de chair, un sexe offert sans la moindre pudeur. J'ai sous les yeux
l'antre du péché, un sanctuaire souillé tant de fois dont l'odeur fanée transparaît derrière les
effluves de savon bon marché.
Le dégoût, la fascination et la haine de cette femme jaillissent simultanément au fond de
moi. Ce n'est qu'une chienne, une femelle prête à la saillie dont les actes avilissent la Femme.
Elle ravale la fête de l'Amour au rang d'une foire au bétail et pourtant c'est par cette porte là
qu'Amour et désir se conjuguent pour faire jaillir la flamme de la vie.
- Alors mon joli Monsieur, pour deux Livres je suis à vous... Allez vous ne serez pas
déçu!...
- Je ne le pense pas...
Ma propre voix a quelque chose d'effrayant, elle est calme, posée. D'un geste tranquille
j'ouvre ma sacoche. J'y plonge ma main. Je devine les yeux brillants de la fille espérant voir des
pièces surgir de la pochette.
- Je m'appelle Mary-Ann, se croit-elle obligée de dire pour mieux me mettre en
confiance.
Mary-Ann... Marie... Anne... De si beaux prénoms au doux parfum de France, des
sonorités dont la beauté m'est précieuse, c'en est trop ! Je n'en puis plus !
Le scalpel bien en main se fait prolongement de ma colère. Je plaque mon autre paume sur sa
bouche, je frappe. Elle tente de se dégager, ses yeux s'agrandissent... Je ... J'étouffe son cri, je
frappe encore et encore et puis ... Non, je ne peux décrire ce qui advint, vous ne pourriez me
comprendre. D'ailleurs qui pourrait me comprendre ?...
En fait, cela m’est bien égal car le commun des mortels est incapable d’appréhender la
qualité et la pertinence de mes recherches. Je suis un visionnaire dont les travaux seront mis en
lumière dans quelques années, dans quelques décennies peut-être et je passerai enfin à la
postérité.
J’ai consigné la moindre de mes observations dans ce carnet en y joignant des croquis et
des notes ainsi que le nom de toutes ces… patientes qui ont bien voulu m’offrir leur misérable
existence au profit de la recherche scientifique.
Londres le 3 septembre 1888
Hélène,
Oh mon Hélène… Jamais vous ne lirez ces lignes mais me confier à cette feuille
blanche est un grand bienfait pour mon âme. Seule votre présence auprès de moi aurait pu
apaiser cette fièvre qui m'étreint et porte mes pas dans ces quartiers mal famés.
Comment vous dire ce qui ne peut être énoncé mais seulement vécu. Comment vous
dire ce sentiment de puissance qui transcende l'être humain.
Je n'ai de cesse de poursuivre ma quête spirituelle où la chair n'est qu'un bien faible
rempart de l'âme. Je suis un croisé des temps modernes. Mon épée est un scalpel et je vais sur les
chemins de la connaissance, à la découverte de la Jérusalem humaine.
Personne, personne vous m'entendez, ne pourra infléchir ma volonté. Pas même ces
petits enquêteurs de Scotland Yard, cette soit disant fine fleur de la police londonienne qui
parviendra à arrêter ma main.
Ah! Ah!... Laissez-moi rire ! Sont-ils ridicules ces nabots tous imbus de leurs
prérogatives! Ils sont comme une meute de braves chiens de chasse attirés par le rêve illusoire de
mettre la main sur moi. Ils échafaudent des hypothèses toutes plus fantaisistes les unes que les
autres. Parfois, ils parlent d’un barbier ou d’un boucher pris de folie. Quel mépris pour mon art.
C’est bien rabaisser mon œuvre au rang de sordide découpage.
Ils ont arrêté, à plusieurs reprises, quelques fous avides de célébrité qui s’accusaient à
ma place. Mais personne ne peut copier mon œuvre et ils furent tous relâchés ou placés en asile.
Lorsque les journaux n’ont plus rien à se mettre sous la dent, ils imaginent un monstre de foire,
mi-homme mi-bête. Ces articles ne sont qu’un ramassis d’ignorance, de bêtise et mensonges. A
tel point que la rumeur désigne aujourd’hui le propre frère de notre roi Georges V comme étant
l’assassin de Londres.
Pauvres esprits obscurs. Qu’ils sont pitoyables et qu’il est bon de les narguer! Je dois
avouer prendre du plaisir à les mystifier ainsi. A tel point que j’ai pris l’audace de leur adresser
un courrier. J'imagine leur stupeur à la lecture de ma dernière lettre adressée à la presse. Mieux
encore, ils agrémentent mes recherches d'un côté ludique, fort savoureux mais aucun homme
aussi perspicace soit-il, ni même Dieu ne saura m'arrêter.
Non! Une seule personne au monde peut me dévier de cet ambitieux dessein, c'est vous
ma très chère Hélène. Vous seule avez le pouvoir de me guider hors de cette folie qui devient
mienne.
Il peut vous paraître présomptueux de poursuivre de telles recherches. Il m'arrive même
parfois de douter du bien fondé de mes actes mais je suis allé trop loin. Le fragile équilibre entre
méthode scientifique et plaisir de tuer est en train de basculer en faveur du second. J'ai crainte
d'être devenu un vulgaire assassin.
Je suis enfermé dans ma propre logique sans personne à qui me confier. Je n'ai même
pas le réconfort d'une de vos lettres, ne serait ce que quelques mots à lire et relire. Mais vous me
répondez par un long silence et j’ai fait le vœu de ne point vous importuner.
Ah mon dieu, j'enrage !
Il est dur d'aimer à ce point sans pouvoir côtoyer l'objet de sa passion. J'en veux au
monde entier. J'en veux à tous ceux qui peuvent donner libre court à leurs sentiments. J'en veux à
toutes ces femmes sans pudeur aux charmes grossiers. Je ne peux m’empêcher lorsque je les
croise de serrer le poing. Alors me vient subitement la faim d'un carnassier. Un voile pourpre
bâillonne mon esprit : il me faut tuer. Je sais le cri à venir, le sang sur mes mains et la souffrance
que je canalise à coups de scalpel. Je sens la chair s'ouvrir comme une fleur gorgée de sève et là,
au-dessus des entrailles fumantes, ce cœur qui bat le dernier rappel de la vie, cet antre duquel
s'échappe un souffle immatériel auquel j'ai donné l'envol.
D'en parler me fait du bien mais aiguise aussi mes appétits. Il me faut sortir, je le sens.
Nous sommes le 9 Novembre et ce soir la peur court les rues. Je serai son fidèle serviteur...
Adieu, ma très chère Hélène, je crains d’être gagné définitivement par cette folie qui est
mienne. Je n'ai plus d'espoir de recevoir une lettre de vous. Cette idée me fait frémir d'une
sombre colère et fait remonter en moi ce désir insatiable de me venger du sort qui me tient loin
de vous... Il faut que je sorte à présent...
Adieu ma pauvre Hélène, je suis au bord du gouffre. Seule votre pureté aurait pu
m'empêcher d'y sombrer...
Adieu, je vous aime corps et âme.
Fidèle à tout jamais...
Votre tendre ami :
JACK
Chère Hélène,
Si l’écriture de cette missive tremble un peu, n’y voyez là que le signe d’une intense
émotion.
Mais, comment vous exprimer ma joie ? Comment vous dire le bonheur de vous lire ?...
Je rentrais d'une promenade nocturne en périphérie de Londres, lorsque je vis le pli
glissé sous ma porte. Tout d'abord j’ai cru à un courrier de l'académie royale de médecine mais
en voyant le tracé de votre écriture mon cœur fit une embardée dans ma poitrine.
Je n’osais y croire !
Je suis monté dans mes appartements en tenant l’enveloppe serrée contre mon cœur, à
l’image d’un doux trésor et, ce n’est qu’une fois confortablement installé dans mon fauteuil que
je l’ai enfin ouverte.
Il est difficile pour un scientifique de décrire ses émotions, je ne suis pas rompu à ce
genre d'exercice et je risque, dans les lignes à venir, de faire preuve d'une certaine maladresse.
Sachez tout d'abord que je suis vraiment touché par le décès de votre époux. Certes je ne
l'ai pas connu mais votre description me l'a fait imaginer grand voyageur, personnage enflammé
et conquérant. Vous me dites qu'il a succombé sous les coups de pirates au large des Indes où il
commercialisait la soie et les épices. J'ai senti le chagrin imprégner chacun de vos mots. Je sais
votre deuil sincère et vos confidences me touchent profondément. Vous me semblez à présent
bien esseulée...
Je comprends maintenant pourquoi vous ne m’avez pas répondu. L’annonce du décès,
l’immense peine et ce vide terrible dû à l’absence, ce long deuil qui fut votre. J’en ai presque
honte de vous avoir importuné avec mes sentiments alors que vous étiez noyée dans le chagrin.
Je vous demande humblement pardon et vous adresse toutes mes sincères condoléances.
Mon premier geste, en apprenant cette fort triste nouvelle, fut de me précipiter vers
vous. Mais cela n'aurait pas été convenable.
Pour l’instant, je veux être votre ami lointain mais fidèle, un confident, une épaule sur
laquelle vous reposer, un soutien actif et discret. Et si, dans les mois à venir, ma présence auprès
de vous se faisait sentir, vous n’auriez qu'un mot à dire pour me faire tout quitter.
Pour l’heure, certaines affaires de la plus haute importance me retiennent ici, des
recherches dont les implications humaines sont primordiales. Il m'est difficile d’abandonner les
patientes auxquelles je prodigue mon art de la médecine, des femmes dont je soulage
définitivement les maux.
Cependant, malgré cette œuvre médicale et humaine que j’espère mener à bien, je
n’aurais pas le moindre soupçon d’hésitation à courir vers vous si le besoin s’en faisait sentir.
Laissons faire le temps. C'est un habile conseiller. J'ai, pour ma part, entièrement
confiance en l'avenir.
Séchez vos pleurs ma tendre amie. Le reflux de la peine viendra, au fil des jours, apaiser
votre âme. La mienne, en cet instant, se voit plongée dans de doux et terribles tourments
auxquels il m'est difficile de m'arracher. N'ayez crainte en lisant ces mots, je ne suis atteint
d'aucune maladie grave. Non, je crains juste d'avoir consacré trop de passion et d'énergie à mes
recherches. Mais je n'ai pas l'intention de vous ennuyer avec tout cela, vous qui attendez de ma
part un certain réconfort. Je ne puis vous donner plus grande preuve de mon affection que celle
de voler à votre secours si vous vous trouviez en état de détresse
Votre bonheur m'est plus cher que tout, je suis et reste votre ami dévoué. Ces paroles ne
sont pas vaines, ces lignes sont autant de serments.
Avec passion...
Votre JACK
Réflexions diverses...
Allons ma main, ne t'agite donc pas ainsi. Ne laisse pas la fièvre t'étreindre à nouveau.
L'esprit est ton maître, tu ne dois en aucun cas lui désobéir ! Tu m'entends ?
Reste donc bien sagement posée sur le bureau tandis que ta sœur fait courir la plume
gorgée d'encre sur le papier. Je sais ta faim, je sais ce désir plus fort que tout lorsque la nuit s'en
vient rôder dans les ruelles de Londres. Entends-tu le pas hâtif des passants ? Entends-tu le
roulement des fiacres sur le pavé puis ce lourd silence qui se dépose dans leur sillage ?
Il est une atmosphère pesante dans laquelle j'aime me glisser, marchant du pas tranquille
de l'honnête homme que rien n'inquiète. Puis, filant entre les réverbères, je chercherai et traquerai
celle qui, en toute confiance, viendra s'échouer sur ma lame.
Et toi, esprit maudit, tu as aussi pris goût à ce rituel de chair. Tu es comme un chien fou
prêt à rompre sa laisse. Je t'ai pourtant forgé à la rigueur, à la méthode. Tu n’aurais jamais dû
dévier du droit chemin car tuer pour le plaisir n'est point pardonnable. Oter la vie au nom de
l’intérêt des sciences peut se défendre, et encore je finis par en douter...
Allons, calme-toi, commande à nouveau à cette main scélérate qui ne demande pas
mieux que te suivre sur le chemin du crime.
Je ne veux plus hanter les venelles de Whitechapel, ce vivier de misère où, tant de fois,
j'ai donné la mort.
Non et non ! Je vais vous museler, âme impure et bras assassin. Je le dois avant qu'il ne
soit trop tard.
Je vous forcerai à m'obéir car de ce jour, je jure de ne plus porter atteinte à la vie. Il le
faut pour l'Amour d'Hélène. Elle sera le fanal qui me guidera jusqu'à la Rédemption. Je me dois
d'être fort, je ne dois plus céder à mes instincts criminels. Il me faut surtout tenir jusqu'à mon
départ de Londres. Quitter cette ville lugubre m’ouvrira les portes d'une vie nouvelle dans la
douce lumière de la campagne française.
Auprès d'Hélène je retrouverai bonheur et sérénité. Je jaillirai hors de ce cauchemar. Je
puiserai en elle les éléments d'une pureté sans faille.
Il me faut attendre maintenant. Je vais devoir m'imposer une discipline de fer et surtout
ne pas replonger dans les eaux sombres de la folie.
J'ai confiance en vous Hélène.
Une lettre de votre main décidera de mon sort.
Je ne puis vous l'écrire mais vous êtes mon ultime espoir...
Jack, cher ami,
J’ai longuement hésité avant de vous adresser cette invitation à séjourner en mon
domaine.
Les jours me semblent si longs depuis le décès de Louis, mon pauvre mari. Le plus
cruel, outre son tragique trépas au cours de l’abordage du navire, est de l’avoir perdu à tout
jamais, corps et âme. Les flots n’ont point voulu rendre sa dépouille et je n’ai même pas pu lui
offrir les funérailles chrétiennes qu’il méritait.
J’ai malgré tout fait donner une messe en sa mémoire par l’abbé Mignard et fait déposer
en notre caveau des objets qui lui étaient familiers. Que Dieu, dans son infinie bonté, veille sur
lui du fonds des cieux…
Vous comprendrez donc mon état d‘esprit qui oscille entre désespoir et abattement. Je
me sens seule et dépourvue face à l’immensité de la tâche qui m’incombe à présent. J’ai dû
prendre un régisseur pour gérer les terres, les cinq fermes et le moulin.
C’est un homme qui m’a été chaudement recommandé par l’abbé et me semble
effectivement honnête, travailleur et digne de confiance.
Vous me connaissez un peu, je pense. Je ne suis point maîtresse femme prompte à
donner des ordres ni à assumer de telles responsabilités. Je n’ai pas la prétention, comme
certaines, d’égaler les hommes dans leurs tâches et leurs prérogatives.
Je suis plus apte à la beauté, à la douceur de vivre, à tenir ma demeure avenante pour qui
sait en apprécier l’accueil. J’ai été élevée pour les arts, la musique, et la poésie et je compte me
tenir à cette ligne de conduite lorsque la tristesse aura fini de balayer mon existence de lourds
nuages.
Vous m’avez fait un aveu lors de votre première lettre et, bien qu’il soit prématuré et
venu fort mal à propos, ne doutez pas qu’il m’ait touché le cœur.
J’ai découvert en vous quelqu’un de sensible et généreux derrière le voile d’apparences
un brin rigide.
Ne vous offusquez pas de ce jugement qui n’est que partiel et mérite d’être approfondi.
Mais nous aurons tout le temps d’apprendre à nous connaître si vous aviez la bonté de venir me
visiter en notre Périgord.
J’ai trouvé très touchant de votre part le fait d’avoir succombé à ma poésie. Pourtant, la
comptine dont vous avez gardé souvenir n’est qu’une chanson enfantine qui m’est venue à
l’automne précédant votre séjour parmi nous.
Il m’arrive aussi de la fredonner lorsque mon esprit s’évade vers d’autres cieux et que je
rejoins mon pauvre Louis par la pensée….
« Colchiques dans les prés fleurissent, fleurissent
Colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été… »
Pour l’instant, je n’ai plus goût à l’écriture ni aux plaisirs de la littérature et mon
imagination ne s’envole plus comme auparavant sur les vers d’un poème ou la prose d’une belle
histoire.
Il me faudra du temps pour retrouver un peu de joie de vivre. Mais je ne doute pas que
de belles journées pleines d’espoir ne se profilent à l’horizon de ma vie.
Dans l’éventualité de votre venue, j’ai fait préparer la petite maison près du ruisseau.
Vous comprendrez qu’en ces temps de deuil je ne puisse vous loger en mon château. Ce serait
inconvenant et cela pourrait mettre à mal mon honneur et ma réputation. Mais je vous sais assez
galant homme pour ne pas vous en offusquer et je peux vous assurer de tout le confort qui vous
est dû. Quand à la durée de votre séjour, je vous laisse tout loisir d’en juger par vous-même.
Avant de clore cette lettre, permettez-moi de formuler une requête qui ne vous engage
en rien, bien sûr. Vous connaissez un peu notre belle région et l’isolement de ses villages et
hameaux. Vous savez la détresse de nos gens lorsque la maladie vient à les frapper. Il nous est
fort difficile de trouver de bons remèdes dans notre pays reculé, d’autant que notre médecin s’est
éteint il y a tout juste trois mois et qu’il n’y a point de remplaçant depuis.
J’ai beau faire œuvre de charité, malgré le malheur qui m’accable, je ne puis assurer des
soins pour lesquels je n’ai aucune compétence.
Auriez-vous la bonté d’emporter dans vos malles certains médicaments dont vous
trouverez la liste sur une feuille annexe ?
Je sais que votre profession vous permet d’accéder à toute la pharmacopée dont nous
avons besoin dans nos villages et j’imagine que vous serez accueilli par nos gens avec gratitude
et reconnaissance.
N’y voyez là aucune obligation, ni dans le fait de demeurer parmi nous. Vous seul êtes
juge et je m’en remets à votre sage décision.
Recevez toute mon amitié.
Hélène.
Mon cher journal...
Jusqu’à présent, je t’ai livré le fruit de mes recherches, des croquis et le résultat de mes
expériences. Je t’ai confié mes sentiments les plus profonds et tant de lourds secrets. Tu étais
aussi le dépositaire de l’Amour que je portais à ma chère Hélène lorsque j’étais loin d’elle.
Aujourd’hui, tu vas cesser d'être le confident d’un scientifique perdu aux frontières de la
folie pour devenir mon compagnon de voyage, un ami silencieux à qui je peux confier la moindre
de mes impressions.
Tu seras ainsi le seul lien unissant deux univers, deux personnalités qui ne font qu’une
mais dont je veux oublier une partie, celle qui m’entraîna…
Allons, passons à autre chose ! Il est temps pour moi de te confesser mes dernières
sensations depuis le jour où j'ai reçu cette missive de ma tendre amie.
Ah ! Quel bonheur de lire ses mots. Elle m’appelait enfin à venir près d'elle. Sur l'instant
j'ai cru que mon cœur allait cesser de battre puis je me suis senti délivré du mal sournois dont
j'étais la proie.
Sur l'heure, j'ai réglé toutes mes affaires. La maison et le mobilier vendus, mes cours
suspendus, mon argent placé afin de m'assurer une rente honorable, je suis parti avec quelques
malles contenant des effets personnels et l'espoir de commencer une vie nouvelle.
La traversée du Chanel m’a parue bien longue. Pourtant, la mer était calme, et le bateau
traçait tout droit vers les côtes françaises et l’objet de mes désirs. Une fois débarqué, il m’a fallu
trouver un équipage et je dus subir une chevauchée de plusieurs jours, retardée par des
inondations en pays Limousin avant de pénétrer, sous un soleil printanier, en douces vallées
Périgourdines.
Quelle ne fut ma joie de retrouver les paysages, les couleurs et les senteurs de ce si beau
pays. J’étais heureux comme un enfant libéré des enfers qui s’en retourne au paradis originel.
Cependant, malgré l’envie de me précipiter vers ma douce Hélène, j’ai préféré prendre
pension dans une auberge de bon aloi au village de Saint Changeac, en contrebas du château.
De ma chambre, je voyais ses murailles se dresser fièrement vers le ciel et les bois
alentours se briser en vagues verdoyantes contre les douves asséchées.
En fixant les fenêtres de ses appartements, il m’arrivait parfois de voir une silhouette
minuscule se détacher sur le gris de la pierre mais ce devait être le fruit de mon imagination ou
bien une illusion d’optique.
J’ai donc séjourné quelques jours à Saint Changeac, le temps de récupérer de la fatigue
du voyage et me préparer à revoir ma douce, ma tendre Hélène. Certes, j'aurais pu me conformer
à son invitation et prendre immédiatement possession de la petite maison près du ruisseau mais
je ne m’en sentais pas le courage.
J’avais besoin d’une parenthèse pour mettre de côté mes vieux démons et me laisser
couler dans la peau de l’amoureux en quête de sa bien aimée. J’en ai profité pour flâner sur les
rives de l’Auvezère, m’efforçant de ne penser à rien, foulant l’herbe grasse des prés qui s’en
allaient en pente douce vers les flots boueux. Souvent j’empruntais un sentier de muletiers, au
départ du bourg, prés du moulin et je partais dans les collines pendant des heures. De là-haut, le
point de vue sur la vallée était magnifique. Le versant dessinait un fer à cheval au centre duquel,
encerclé par la rivière, se trouvait le village. En face de moi, le domaine d’Hélène ne cessait
d’attirer mes regards. Je restais ainsi de longs instants, abîmé dans sa contemplation, les yeux
dans le vague, imaginant cent fois nos retrouvailles à l’instar d’un jeune homme transi d’amour à
la veille de sa première déclaration.
Moi, le grand chirurgien reconnu par la cour d’Angleterre, le prophète de la chirurgie
moderne, je paniquais et je panique encore à l’idée de retrouver Hélène ! Quelle ironie, quelle
pitié. Je me suis maudit de réagir ainsi. A plusieurs reprises, le pourpre a enflammé mon visage
et ma main s’est mise à trembler comme aux heures les plus sombres de White Chapel. L’envie
de tuer a ressurgi brièvement du tréfonds de mes entrailles en un éclair fulgurant.
Mon dieu, ne suis-je donc point guéri ? Le mal n’est donc pas mort mais juste assoupi
telle une bête sournoise prête à frapper de nouveau ? N’importe quand ? N’importe laquelle de
ces frustres paysannes et… Et pourquoi pas ma douce, ma charmante, ma tendre Hélène ?
Cette idée claque en mon âme comme un coup de fusil. Non, au grand jamais je ne
pourrais lui faire de mal!
Chaque fois, j’ai tenté de chasser cette image sordide de mon cerveau. Rester calme,
faire rentrer le monstre dans sa tanière, le faire obéir à tout prix. Lui dire qu’Hélène est mon seul
espoir de renaître, la seule porte ouverte sur un monde où la folie meurtrière n’a pas droit de cité.
Combattre le mal par les souvenirs d’Hélène, noyer l’ivresse meurtrière sous des flots de
douceur de vivre et d’espoir…
Oui, la douceur de vivre, les promenades à cheval, les causeries entre bonnes gens et
cette chanson :
« Colchiques dans les prés fleurissent, fleurissent
Colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été…
La feuille d’automne emportée par le vent
En ronde monotone tombe en tourbillonnant… »
Chaque fois, cette comptine me sert d’antidote à la folie. Je la chante tout doucement,
plusieurs fois, telle une fervente prière jusqu’à sentir l’apaisement de mes sens.
Une fois la crise passée, je reprends la direction du village et s’il m’arrive de croiser
quelque paysanne au sortir d’un bois, je la salue brièvement en détournant les yeux, au risque
d’être pris pour un goujat.
De toute façon, peu m’importe l’opinion des habitants de Saint Changeac, pour l’instant.
Le temps viendra bien où je serais considéré comme un bon médecin, homme respecté dans toute
la province pour ses soins et ses talents de thérapeute. Alors, j’aurais tout loisir de me forger une
réputation après avoir conquis l’objet de mes désirs.
Mais, pour l’heure, il se fait tard et je vais laisser là mes réflexions. J’ai grand besoin de
laisser mon cœur et mon âme au repos.
Je reprendrais l’écriture de mon journal un peu plus tard lorsque les événements qui
jalonnent ma vie seront assez forts pour me pousser à les retracer sur ces feuillets.
Je suis en attente…
Et les pointillés que je trace au bas de cette page sont chargés d’espoir……..
Colchiques dans les prés
Ma tendre Hélène m’a dit un jour, qu’elle ne pouvait écrire que lorsqu’elle était un brin
mélancolique, perdue dans un monde de douce rêverie. C’est en de tels instants que lui viennent
les mots avec grâce et facilité.
Pour ma part, c’est un besoin qui surgit lorsque les sentiments deviennent trop difficiles
à contenir. La colère, la joie…
La joie et le bonheur de revoir enfin ma douce, ma tendre Hélène…
Je suis installé au village depuis près de trois semaines, maintenant, et tant de choses se
sont passées depuis!
Une dizaine de jours, à peine, s’étaient écoulés depuis mon arrivée en terres
périgourdines lorsque je décidai de faire une dernière promenade avant de monter au château. Je
cheminais, rêveur, quand soudain, une voix familière, douce et sucrée s’éleva dans le lointain :
« Colchiques dans les prés fleurissent, fleurissent
Colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été… »
Mon cœur, sorti de sa torpeur a bondi dans ma poitrine. Hélène s’en venait de ses terres
à cheval. Regardant à l’horizon, elle ne me vit pas au premier abord. Sa monture allait d’un pas
nonchalant.
La gorge serrée par l’émotion, j’ai repris la suite de la comptine :
« Nuages dans le ciel s’étirent, s’étirent
Nuages dans le ciel s’étirent comme une aile… »
Hélène tira sur la bride : le cheval s’arrêta. Lorsqu’elle me vit, un fin sourire se dessina
sur ses lèvres. Elle reprit d’un air complice :
« La feuille d’automne emportée par le vent
En ronde monotone tombe en tourbillonnant…
Et ce chant dans mon cœur murmure, murmure
Et ce chant dans mon cœur appelle le bonheur…. »
Un vent de douceur porta ses paroles jusqu’à moi. Mon cœur, au comble du bonheur se
mit à chavirer mais, voyant mon trouble, elle reprit bien vite le sens des conventions.
Elle me tendit la main afin que je baise son gant. Je pensais qu’elle allait descendre de
sa monture pour cheminer en ma compagnie mais un couple de paysans venait dans notre
direction. L’homme ôta son chapeau, la femme nous adressa un respectueux « bonjour » puis ils
s’éloignèrent en direction de leur champ.
Je compris immédiatement la réserve d’Hélène à mon égard. La bienséance l’obligeait à
maintenir une distance de bon aloi envers les hommes et cela d’autant plus depuis son veuvage.
Elle m’adressa la parole comme si nous nous étions quittés la veille, comme on reprend
une conversation banale interrompue quelques minutes auparavant.
- Et bien, puisque vous voilà de retour dans notre belle province, me feriez-vous le
plaisir de votre présence demain après midi au château? Je reçois l’abbé Mignard. Nous devons
parler de ses œuvres pour la paroisse et des difficultés liées au décès de notre médecin. Vous me
semblez bien placé pour nous conseiller en la matière.
J’ai pris sur moi de ne pas montrer la joie d’une telle invitation qui, pour le moins
sérieuse, m’ouvrait à nouveau les portes de sa demeure. Je répondis de la même manière :
- Avec grand plaisir, madame, je suis votre humble serviteur et je ferais tout mon
possible pour vous venir en aide.
- Soyez-en remercié. Je vous souhaite une bonne journée et vous dis à demain.
A ces mots, elle m’a salué d’un léger hochement de tête, fait faire un demi-tour à son
cheval puis a repris la direction du domaine.
L’entrevue avec le prêtre était un passage obligé dans mes retrouvailles avec Hélène.
Pourtant, Dieu sait qu’elle me parut bien longue. Je fis contre mauvaise fortune bon cœur et
j’évitais surtout les regards trop appuyés en direction d’Hélène de crainte de laisser transparaître
mon trouble. Elle me servit un chocolat onctueux dont le goût sucré laissait filtrer une infime
amertume.
Je promis mon aide au brave abbé Mignard et lorsque j’acceptais enfin d’assurer le
remplacement du médecin de Saint Changeac, il prit mes mains dans les siennes et d’une voix
brouillée par les larmes, ne put s’empêcher de dire :
- Merci du fond du cœur. Je savais que vous accepteriez de soulager nos paroissiens
souffrants. Vous êtes bon et Dieu sait reconnaître ceux qui ont un cœur pur comme vous…
A cet instant, je fis une courte prière pour que Dieu ait un trou de mémoire lorsque je
viendrais à comparaître devant lui et qu’il ne retienne de moi que les paroles de l’homme
d’église. Je ne pus m’empêcher d'esquisser un sourire qu’il prit pour un remerciement.
Hélène me félicita pour cette sage décision. Elle en profita pour me proposer fort à
propos de séjourner dans la petite maison près du ruisseau en attendant de m’établir- si je le
souhaitais, d’ici quelques semaines voire quelques mois- au plus près du village, dans une
demeure plus appropriée à l’exercice de mon art. L’abbé trouva l’idée fort bonne et je promis de
m’y installer dès le lendemain.
Nous devisâmes ensuite de tout et de rien, du temps et des récoltes. Le vieil homme un
peu bavard, tardait à s’en aller et Hélène dut le pousser gentiment vers la sortie pour pouvoir
nous retrouver enfin seuls.
Ma si chère Hélène n’avait pas changé. Peut être le chagrin avait-il rehaussé cette petite
ride nichée au creux de sa lèvre inférieure, peut-être avait elle légèrement mincie. En fait, elle y
avait gagné en charme. Une superbe rose blanche ornait son corsage. Ses doigts caressaient
machinalement les pétales. L'espace d'un instant je crus voir un nuage passer sur son front puis
un sourire le balaya presque aussitôt.
Elle avait conservé cette fraîcheur naïve des jeunes femmes éduquées de fort bonne
manière. Cependant, je décelai derrière la légèreté de son propos, le poids des soucis dus à son
veuvage.
Mais pour l’heure, il n’était point question de tracas mais de renouer le fil de notre
amitié.
Hélène m’a guidé jusqu’au jardin et nous sommes restés sous la tonnelle à deviser
jusqu’à ce que le régisseur du domaine vienne l’entretenir d’un problème avec un fermier de
Saint Changeac.
Durant cette trop courte entrevue, la magie opéra de nouveau. Il y eut entre nous, dès
nos premiers échanges, une complicité réciproque.
Je la retrouvai enfin, ma si chère Hélène! Charmante, douce, attentionnée. J'avais la
sensation enivrante d'être seul au monde avec elle, au sein d'une bulle de tendresse et de douce
euphorie.
Assis l'un près de l'autre, les yeux embués par l'émotion, nous renouâmes le fil du
temps. Les souvenirs nous revinrent tout naturellement par bribes parsemées d'éclats de rire.
Les minutes filèrent telles des comètes dans le ciel et lorsqu’elle dut m’abandonner pour
vaquer à ses affaires, je lus dans ses yeux de la déception.
Elle me prit par le bras :
- Retrouvons nous demain, si vous le voulez. Nous pourrions chevaucher jusqu’au saule
près de la rivière et deviser plus librement, sans crainte d’être dérangés. Nous avons tant de
choses à nous dire…
Ah ! Douce promesse ! Charmantes perspectives…
J’eus bien du mal à calmer mon impatience. J’employais ma matinée à ranger le contenu
de mes malles dans mon nouveau logis pour ne pas trop penser à Hélène. Je plaçais du linge dans
l’armoire de la chambre ou ma vaisselle dans le vaisselier mais au bout de quelques minutes, je
me retrouvais le regard dans le vague, les bras pendants le long du corps comme atteint de
quelque étrange maladie… La maladie d’Amour.
Enfin, l’après midi s’en vint et nous chevauchâmes le long de la rivière. Elle, toujours
en tête, fière et légère, menant sa monture avec aisance. Moi, plus emprunté mais si désireux de
ne point me faire distancer que j’en oubliais le danger et ma maladresse équestre.
Une fois arrivés près de notre saule, Hélène étala une couverture dans l’herbe. La rivière
chantait les mêmes voyages d’eau claire, le ciel ouvrait ses draps bleus à l’embrasement du
soleil. J’étais bien.
Mon Hélène était allongée prés de moi, la tête reposant sur sa main, ses beaux yeux
fixés sur moi.
Elle était à portée de voix, à portée de caresses, si proche, tellement proche. J'avais
beaucoup de mal à contenir les battements de mon cœur. Le désir de la prendre dans mes bras
devint si impérieux que j’osais enfin aventurer mes doigts sur sa joue. Une étrange chaleur me fit
monter le rouge au visage comme un collégien lors de sa première rencontre. Elle goûta mon
geste en fermant les yeux, me laissant tout loisir de m’attarder sur son front, dans la cascade de
ses cheveux, sur ses lèvres. Ses lèvres si douces qu’elle m’offrit sans dire un mot, ses lèvres qui
esquissaient un sourire en m’embrassant.
Chaleur, douceur, bonheur… Bonheur…
- J'attendais ce moment depuis si longtemps, murmura-t-elle. Goûtez donc mes lèvres, je
vous les offre en gage de ma plus tendre affection.
Je l’embrassais de nouveau, tout doucement, presque un peu timide puis, je m’enhardis,
conquis par sa façon charnelle d’aborder nos étreintes.
Oh, temps, suspend ton vol, soulève mon cœur comme une aile sous le vent, guide mes
mains le long de sa taille à la recherche de ses courbes, donne-moi la force et le courage, donnemoi l’envie flamboyante et son cortège de désirs.
Me sentant emporté par le torrent tumultueux de mes sentiments, Hélène se déroba à
mes baisers. Son doux visage reflétait le plaisir naissant. Ses joues s’étaient empourprées.
- Allons, mon ami, l’amour est un cheval sauvage. Prenons le temps de l’apprivoiser
avant de le mener au grand galop.
Me voyant dépité, Hélène passa un doigt sur l’arrête de mon nez.
- Je sais que vous êtes homme sensible à même de me comprendre. J’apprécie les belles
choses, celles qui se font avec du temps… N’y voyez pas un refus de ma part, bien au contraire.
Une femme ne devrait pas dire de telles choses sous peine de passer pour une créature volage
dénuée de toute éducation mais j’aimerais savourer chaque instant auprès de vous. Prenez-moi
par la main et guidez-moi avec douceur et tendresse sur les chemins de notre passion.
Ses paroles me rassurèrent et je recouvrais aussitôt toute confiance en moi, en nous.
Hélène ouvrit le panier en osier pour en tirer une collation préparée par Marcelline, la cuisinière.
Des tartines, du beurre frais, des fruits et…
- Le chocolat que vous aimez tant. J’ai pris soin de le confectionner moi-même pour
votre plaisir.
- Je le trouve excellent mais son goût est différent de celui que l’on sert à Londres. J’ai
beau chercher, je n’arrive pas à trouver d’où vient cette légère amertume qui rehausse la douceur
du chocolat…
- Et bien, je ne sais si je peux vous dévoiler mon secret, répondit-elle en riant.
- Allez, je vous promets de garder le silence mais si vous ne me dites rien, je vais finir
par imaginer des choses… Par exemple, quelque potion magique ou peut être même un filtre
d’Amour ?
Hélène éclata d’un rire franc et joyeux puis redevint plus sérieuse pour me donner
l’explication :
- Non, rassurez-vous mon cher Jack, je ne suis pas une ensorceleuse ni une quelconque
magicienne, je suis plus apte à écrire de la poésie qu’à vous abreuver de sortilèges.
La vérité est bien plus simple. En fait, il s’agit d’y ajouter quelques épices que mon défunt mari
avait ramenées des Indes lors d’un précédent voyage. Vous voyez, rien de bien exceptionnel,
juste un peu de hardiesse gastronomique.
A cet instant, le fait d’évoquer Louis a fait remonter des bulles de souvenirs du fond de
son passé. Cela lui arrive encore quelque fois avec un brin de tristesse saupoudrée de nostalgie
pour cette époque de son existence que j’imagine douce et heureuse. Mais elle reprend vite
contenance comme ce jour là quand elle renoua la conversation comme si de rien n’était :
- J’aime goûter aux choses nouvelles… Dans la cuisine, je m’entends. Pour les cultures
autres que la notre aussi et puis… Pour l’art, bien sûr. En fait, je suis une sage aventurière,
curieuse du monde qui m’entoure et je regrette parfois de n’avoir pu partager l’existence de
Louis.
Il m’a décrit tant de fois les merveilles de ces pays exotiques que je ne verrai jamais. Seulement,
il me disait que ce pouvait être dangereux pour une femme, ce en quoi il avait raison le pauvre.
Je pris sa main dans la mienne, histoire de la réconforter :
- Vous savez Hélène, je ne suis pas seulement un chirurgien qui ne trouve de l’intérêt
que pour l’étude des sciences anatomiques…
Hélène me jeta un regard entendu. Je ne sais pourquoi, mais, à cet instant, j’eus l’intime
conviction qu’elle savait tout sur moi. Ce regard, son petit sourire complice… Je balayais
aussitôt cette idée ridicule. Je m’étais une fois encore, laissé entraîné par mes émotions sur un
territoire interdit.
Je poursuivis immédiatement la conversation :
- Je suis ouvert à toutes connaissances et à maints plaisirs qui me sont encore étrangers.
Vous serez mon guide en matière de douceur de vivre et je pourrais vous faire partager aussi…
Tant de choses…
Ensemble nous chasserons les dernières traces de votre chagrin, si vous le voulez bien et
nous emprunterons, main dans la main, le chemin du bonheur !
- Et bien, voyez-vous, je ne sais si j’ai beaucoup à vous apprendre en matière de
galanterie et de belles paroles. Je sens en vous quelqu’un de rassurant et d’aimant, un homme sur
lequel je peux compter.
Elle m’a caressé les cheveux en soupirant.
- Souvent, lorsque je suis seule, j’imagine un bel avenir plein de promesses. Vous
savez, je suis certaine que nous ferons de grandes et belles choses ensemble…
Elle s’est lovée tout contre moi et m’a tendu ses lèvres comme une offrande…
Bonheur… Bonheur… Bonheur…
Journal d’un homme amoureux
Ce soir, après un bon repas pris à l’auberge, j’ai senti le besoin de coucher par écrit la
trame de nos rencontres. C’est curieux mais retranscrire tous les instants passés en compagnie de
ma tendre Hélène fait ressurgir certains mots, des attitudes, des couleurs auxquels je n’avais pas
forcément prêté attention sur l’instant.
Pourtant, après avoir retranscrit les derniers événements de notre si belle aventure, il
m’est venu l’envie de parcourir les autres pages, celles d’avant, celles issues d’un temps qui me
parait déjà si loin…
En traversant cette sombre période de mon existence, je me suis aperçu avec un grand
soulagement, que mes notes de scientifique écrites au jour le jour se sont muées en récit
romanesque.
Au jour d’aujourd’hui je l’avoue, je me suis laissé emporter corps et âme par le lyrisme
de notre histoire.
Cependant, il me faut marquer en ces pages un événement qui m’a rappelé à la prudence
et je me dois de le relire de temps en temps quand je me laisserai endormir par trop de confiance
en l’avenir.
Voilà de quoi il s’agit.
Au fils des semaines, j’ai pris place dans la vie de Saint Changeac. A force de patience
et de disponibilité, les villageois, pourtant méfiants par nature à l’égard des étrangers, ont cessé
peu à peu de me considérer avec curiosité. Il est vrai, j’ai peu de considération pour les petites
gens et d’autant moins pour les rustres de la campagne.
J’ai accordé la gratuité de certaines consultations aux plus pauvres qui ne pouvaient
s’empêcher de me remercier en m’apportant deux ou trois pommes, des champignons, un poisson
pêché du matin, en fait, tout ce que leur misère leur permettait d’offrir.
En faisant beaucoup d’efforts pour me faire accepter et m’accaparer les bonnes grâces
de ces gens, je m’attirais aussi la considération d’Hélène.
L’abbé Mignard, trop heureux d’avoir trouvé un médecin pour ses paroissiens et un
nouveau donateur pour ses œuvres, vint me remercier en personne. Le brave homme ne cessait de
déclarer à qui voulait bien l’entendre que j’étais un don de Dieu pour Saint Changeac et ses
habitants. Il claironnait à qui voulait bien l’entendre qu’il parlerait de moi à l’évêque lors de leur
prochaine rencontre.
L’ayant appris, je lui demandai un beau jour au sortir de messe, de bien vouloir modérer
ses louanges.
- Ne vous formalisez pas de cette remarque, Monsieur l’abbé, mais je ne dispense pas
mon savoir pour en récolter quelque gloire. Je suis quelqu’un de discret et je ne voudrais pas
m’attirer quelque jalousie ou animosité en prenant une place trop conséquente parmi vous.
- Je comprends, je comprends mon fils. Je suis un vieil homme bavard…Il ne faut pas
m’en vouloir. Vous avez déjà réussi un tour de force en vous faisant accepter par les gens d’ici,
je vous promets de ne pas le gâcher par trop de bavardages.
En fait, pour être honnête, je tiens par-dessus tout à limiter ma notoriété au bourg de
Saint Changeac et me fondre à sa population. Il est hors de question que l’on s’intéresse trop à
moi au-delà de ce petit coin de campagne.
A vrai dire, j’ai quitté Londres sans laisser d’adresse avec, comme destination et projet
officiel, les Amériques et le rêve d’y fonder un hôpital.
Certes, je méprise les petits enquêteurs lancés à mes trousses et je doute qu’ils ne
découvrent le début d’une piste les menant jusqu’à moi, mais cependant, je ne voudrais pas leur
offrir la moindre chance de retrouver ma trace dans cette région.
Ma vie auprès d’Hélène est belle et il est hors de question de gâcher notre bonheur
naissant par l’émergence d’un passé que je cherche à faire taire par tous les moyens.
Ayant convaincu l’abbé de rester silencieux quant à ma présence et mes actes, j’ai fait
part à ma tendre Hélène de mon vœu de discrétion.
Elle m’a gratifié d’un sourire complice et acquiescé avec philosophie :
- Pour vivre heureux, vivons cachés, n’est ce pas, mon cher ami. Pour vivre heureux,
vivons cachés…
Vivre heureux….
Oh oui, vivre heureux auprès de ma douce Hélène, voilà bien le seul souhait que
j’aimerais voir s’exaucer dans les prochains jours.
Un vœu que j’appelle de toutes mes forces, de toutes les fibres de ma chair !
Ah, cher journal, cher confident…
Je ne sais comment le dire, je ne sais comment l’écrire….
Je tiens dans ma main gauche une clef car ce soir… Je serai avec mon Hélène et nous
franchirons les frontières de la bienséance pour nous offrir l’un à l’autre.
Je ne sais si je continuerai de te livrer mes sentiments, peut-être sont-ce les dernières
lignes que j’écrirai car, je l’avoue, j’ai peur. Oui, peur de moi, peur de me laisser submerger par
le passé tapi au fond de mon âme, peur aussi, peut être, de succomber à une immense vague de
bonheur. ..
Depuis mon accord pour remplacer le docteur du village, je n’ai cessé de penser à
Hélène. Son image virevolte dans mon esprit à chaque instant. Elle hante mes jours et mes nuits,
venant en catimini se glisser dans mes rêves les plus intimes. Mon cœur ne parle que d’Hélène,
mon corps ne désire qu’Hélène. Une fièvre d’amour s’est emparée de mes fibres les plus intimes.
Chaque rencontre attise ce feu charnel au point de m’ôter le sommeil.
Notre attirance l’un pour l’autre a grandi au fil des jours comme un torrent de désirs
inassouvis. Je la trouve de plus en plus belle, de plus en plus rayonnante.
Elle fredonne souvent quelques chansons joyeuses au creux de mon oreille lorsque nous
sommes seuls, seuls au monde, enlacés si fortement que je sens son cœur battre dans sa poitrine.
Nos sentiments deviennent de plus en plus forts. Nos désirs l’un pour l’autre débordent
dans nos caresses et nos baisers.
Cet après midi, nous nous sommes retrouvés sous la tonnelle, au fond du parc. C’est la
toute première fois qu’elle m’entraînait sous cet entrelacs de vigne vierge formant une coupole
de verdure. Un écrin encerclé par une haie de buis, une alcôve végétale loin des regards et des
indiscrétions.
Nous avions le sentiment d’être seuls au monde tels Adam et Eve enlacés dans le jardin
d’Eden. Le temps s’écoulait lentement. Il faisait chaud, un peu lourd comme si l’orage montait à
l’horizon, précédé par son cortège d’envie et d’ivresse.
- C’est un endroit magique, me dit-elle en se blottissant tout contre moi. J’y viens
rarement car il s’en dégage une atmosphère toute particulière, vous ne trouvez pas ?
En effet, les senteurs des massifs en pleine floraison alourdissaient l’air gorgé de soleil.
Le chant des oiseaux semblait étouffé par la végétation. Je me sentais pris d’une étrange torpeur
au sein de laquelle naissait une fièvre de désir.
Même apprivoisés, les chevaux du plaisir étaient de plus en plus difficiles à retenir. Je
sentais Hélène prête à succomber à cette curieuse ivresse des sens mais elle se recula légèrement.
- Je ne viens là que pour des instants auxquels j’attache une grande importance.
A ces mots, elle me tendit un petit paquet.
- Pour moi, aujourd’hui fait partie de ces parenthèses magiques que l’on ouvre rarement
au cours d’une vie et j’ose croire qu’il en sera de même pour vous lorsque vous aurez pris
connaissance de son contenu.
Je devais avoir l’air ébahi d’un enfant à qui l’on donne la carte d’un magnifique trésor.
Ma main tremblait d’émotion.
Je voulus l’ouvrir mais elle m’en empêcha.
- Patience, cher ami, attendez d’être en votre demeure, loin de tout regard, pour
découvrir son contenu. En attendant, je suis au regret de devoir vous abandonner, j’ai quelque
importante affaire à régler avant que la nuit tombe.
Je la suivis hors de la tonnelle, tout à la fois frustré de n’avoir pu la garder plus
longtemps près de moi et en proie à une folle envie de courir jusqu’à ma maison pour ouvrir ce
mystérieux paquet.
En passant près d’un massif, elle cueillit une rose d’une blancheur éclatante. Elle me
tendit la fleur. Trois splendides rosiers se dressaient autour d’une statue de cupidon.
L’ange joufflu bandait son arc de pierre, sa flèche pointée sur ma poitrine. Les rosiers
lui faisaient offrande de leurs bouquets immaculés aux pétales de neige.
- Tenez, vous penserez ainsi à moi jusqu’à ce soir.
Je pris la rose et la regardai s’éloigner vers le château…
Il est temps de partir. La nuit s’en est venue sur le domaine et je m’apprête à monter
discrètement vers le château. Le paquet contenait deux clefs, celle de la salle des gardes servant
de remise, la seconde ouvrant sur le corridor menant aux appartements d’Hélène.
Avec les clefs, il y avait un plan du château, des salles, des couloirs et escaliers au cas
où je me perdrais dans l’obscurité. Sur la feuille de papier, elle avait fixé une fleur séchée, un
colchique et ces quelques mots de sa belle écriture tout en délié :
« Que cette fleur et son refrain vous guident jusqu’à moi dans l’obscurité. Les clefs,
quant à elles, vous ouvriront les portes de mon cœur. »
L’obscurité ne m’effraie point. Bien au contraire. Je sais me couler en silence dans le
noir parmi les ombres et les lueurs incertaines de la lune…Je sais aussi retrouver le chemin de sa
chambre, l’ayant imaginé tant et tant de fois en attendant ce jour.
Elle m’attend, je le sais, je le sens. Belle, douce, si vulnérable, si désirable si… Si…
Et moi, je suis fou de joie, ivre de bonheur et pour tout dire un peu effrayé.
Je frissonne, j’ai la fièvre peut être…
La fièvre d’Amour…
Mal…
J’ai mal…
Des ombres passent, murmurent…
Mon corps si dur… De la pierre…
Hélène !
Hélène…Que m’arrive-t-il ?
Veux pas partir !
Pas maintenant…
Mal…Si mal…
Hélène…
Hél…
Des jours, des nuits
Tout se mélange
Des parfums…
Colchiques dans les prés pourrissent pourrissent…
Colchiques dans les prés…Une rose blanche…Odeur d’humus…La mort
Je ne sais plus.
Et puis les ombres reviennent…
Toutes ces femmes, sanglantes, ouvertes sur le pavé…
Colchiques dans les prés…
Pitié… Pitié… Hélène…
Remonter vers toi…
Enfin…
Nuages dans le ciel s’étirent, s’étirent…
Plus lutter…
Nuages… Nuages…
S’étirent comme une aile…
Mon cher Jack…
Il est bon de respirer les parfums du printemps. Ils se font plus entêtants aux portes de
l'été, surtout dans cette partie du parc. Ici, on ne voit plus le château. Les haies et les bosquets
s’enchevêtrent de façon à ne laisser qu'une étroite sente entre deux remparts de buis.
C'est un îlot de verdure dans lequel j'aime me recueillir, rêver ou bien écrire. Lorsque le
vent gémit dans les branchages, j'ai parfois l'impression d'entendre des voix familières, des voix
d'êtres chers qui m'ont quitté trop tôt. Il y a un banc de bois blanc à l'ombre du tilleul, quelques
fleurs dans l'herbe tendre. Et, un peu sur la droite deux rosiers bien taillés, plantés en terre fertile.
Ils balancent leurs fleurs blanches comme neige dans la brise de ce bel après-midi.
Pour l’heure, j’ai abandonné la poésie pour me livrer à quelques confidences sur votre
carnet.
Mon cher Jack, j’espère que vous ne m’en voudrez pas de glisser ces lignes rondes et
déliées entre les feuillets noircis de votre écriture rectiligne parsemée de passages chaotiques.
Je me souviendrai toujours de cette nuit à nulle autre pareille. Lorsque j’y repense, je me
délecte de chaque instant car vous m’avez offert en cet instant magique, un joyau d’émotion et de
plaisir unique dans la vie d’une femme. Il brille dans mon cœur d’un feu pourpre que seule la
mort pourra éteindre.
J’entends encore la porte de mes appartements s’ouvrir et vos pas faire gémir le parquet.
Vous vous êtes avancé dans la pénombre comme un maraudeur de l’amour. Mon cœur cognait
comme un fou dans ma poitrine, je dois bien l’avouer. Mes mains tremblaient légèrement en
vous faisant signe de vous asseoir près de moi.
Lorsque vous êtes entré dans la lumière du candélabre, je fus saisie par votre sombre
beauté : votre chevelure de jais sur laquelle se reflétaient la flamme des bougies, ce sourire
d’adolescent maladroit posé sur votre visage un peu dur et votre regard…Ah, votre regard ! En le
croisant, je fus parcourue d’un frisson qui me creusa le bas des reins.
Je vous ai tendu une tasse de ce chocolat que vous affectionnez tant. Vous l’avez bu un
peu trop vite, trahissant ainsi votre impatience. Nous sommes restés silencieux, dégustant ce
breuvage onctueux, repoussant l’instant où je vous guiderai vers mon lit.
J’avais pris soin d’agencer la chambre de la même façon que cette nuit où vous étiez
entré en cachette, sans me réveiller afin d’emporter une mèche de ma chevelure. Les draps de
soie, le coffret à bijoux sur la commode, une rose blanche et les ciseaux… Les ciseaux !
Je portais la même chemise de nuit bordée de dentelle dont l’étoffe laissait deviner mes
courbes et ce jardin secret qui vous serait bientôt dévoilé.
Chaque seconde imprimée sur le silence par l’horloge du couloir, nous guidait
inexorablement vers…
Ah, j’entends que l’on m’appelle. Mon contremaitre me fait mander. Probablement
quelque problème domestique à régler...
Je me dois de vous laisser… Hélas.
A très bientôt,
Votre Hélène
Mon si cher Jack
Comment décrire ce long chemin vers le plaisir ? Les mots s’effacent sous la caresse, les
mains hésitent, se hasardent sous le tissu puis trouvent leur chemin à fleur de peau. Vous avez eu
la délicatesse de m’effeuiller, lentement, goûtant par petites touches la saveur de ce corps offert.
Et puis, j’ai ôté vos vêtements, ce qui ne saurait se faire chez une dame de mon rang.
Mais je brûlais de vous découvrir comme au premier jour du monde, sans ces artifices
vestimentaires qui cachent si bien la vraie personnalité de tout un chacun…
Vous étiez beau dans la pénombre, la poitrine gonflée par le désir, le souffle court, prêt
à vous jeter sur votre proie. Vous avez alors fermé les yeux et, guidé par votre instinct, vous avez
parcouru les moindres reliefs de mon corps. J’étais sous votre charme, j’étais sous votre emprise.
De frissons en soupirs, j’ai senti le désir monter crescendo comme une envolée de violons. Nous
avons alors improvisé une symphonie à quatre mains, chacun prenant tour à tour le rang de chef
d’orchestre.
Nous sommes allés aux frontières ultimes de la pudeur puis les convenances ont volé en
éclat. Impossible de contenir ce feu qui me dévorait l’âme, embrasait mes sens et se répandait
dans mes veines en un flot de lave. De musiciens, nous sommes devenus lutteurs. Cœur à cœur,
au corps à corps, chacun essayant de faire basculer l’autre dans l'extase. Puis la tempête nous a
emportés loin, très loin… Trop loin… Là où l’humain se dissout dans l’animal. Là où les corps
se veulent, se trouvent et s’enchaînent.
Je vous voyais dressé sur moi, dans un brouillard de perles de sueurs, vos muscles
bandés comme un arc, animé d’une fièvre qui faisait briller vos yeux d’un feu étrange. Une
flamme rouge venue du fond des enfers a jaillie dans vos pupilles noires puis vous vous êtes
cabré tel un cheval fou, le corps secoué d’un spasme violent. L’horloge s’est alors figée au fond
du couloir, le vent s’est engouffré brusquement dans la chambre, faisant vaciller la lumière des
bougies.
Et là, dans cette seconde ultime où le plaisir emporte tout sur son passage, vous vous
êtes abattu sur moi. Un long cri de pure jouissance vrilla vos lèvres et dans votre poing serré, la
lumière ricocha sur l'acier des ciseaux.
Votre corps fut agité d’un spasme d’une violence inouïe lorsque la pointe déchira l’air
jusqu’à ma gorge…
Il y eut un battement de cœur, puis un autre plus faible et une pluie d’étoile dans le
silence.
Mon très cher Jack
Vous rappelez-vous les quelques mots que nous avons échangés juste avant cette nuit à
nulle autre pareille. Vous étiez au bord des confidences comme un pêcheur en quête d’absolution
avant de pénétrer en un sanctuaire sacré.
J’ai mis mon doigt sur votre bouche et vous ai dit :
- Nous sommes tous deux fait de lumière et d'ombres. Et puis, vous savez, une femme
n'a pas forcément besoin d'aveux pour deviner ce qui se cache dans le cœur d'un homme...
J’ai savouré cet instant où votre regard s’est figé. Vous êtes devenu pâle. Votre main
s’est mise à trembler au risque de renverser la tasse de chocolat.
Ah, j'en ris encore parfois de bon cœur. Mais il ne faut pas m’en vouloir, mon cher jack.
Ignoriez-vous à ce point combien une femme peut être intuitive? Il y a tant de choses voire de
douloureux secrets si bien enfouis au fond de l'âme qui transparaissent dans une intonation de
voix, dans un geste inachevé ou encore entre les lignes d'une lettre. J'ai appris à vous connaître
mieux que quiconque. Les sentiments que j'avais pour vous ne m'ont pas aveuglée et les
nouvelles reçues de quelques amis anglais mon permis de suivre votre sanglant sillage. Je n'ai eu
besoin ni d'aveux ni de preuves. Je le savais, c'est tout.
Oui, je savais qui vous étiez en vous guidant jusqu’à ma couche. J’ai joui de ce ballet
d’Amour dans lequel la mort pouvait s’inviter à tout instant. Une petite voix, tout au fond de
moi, me disait que vous ne sauriez juguler la bête qui sommeillait en vous. J’ai joué avec vous,
mon ami et j’ose espérer que vous ne m’en voulez pas J’ai misé sur votre faiblesse, sur le fait que
le prédateur briserait la forteresse de vos sentiments.
J’ai joué et j’ai gagné à l’instant où la mort a balayé votre geste, à l’instant où vous vous
êtes écroulé, sans vie, la pointe des ciseaux fichée dans l’oreiller, à quelques centimètres à peine
de ma joue.
Depuis votre départ pour des cieux plus paisibles, je sens votre présence près de moi.
C'est une sensation si forte qu'elle en est presque palpable. Je sais qu'avec le temps votre
souvenir s'estompera, l'oubli viendra mais notre étreinte restera toujours gravée au fond de mon
âme. La vie est un parcours bien facétieux pour se faire rencontrer deux êtres tels que nous. Je
me demande parfois si nous aurions pu ébaucher une existence commune ? Vraiment je ne sais
pas. Le goût du sang peut-il être partagé ? Toutes ces questions se bousculent dans mon esprit et
me laisseront pour mes vieux jours quelques regrets.
Mais après tout, vous êtes responsable du l'issue fatale de notre histoire. Vous n'avez pas
su maîtriser la bête qui était en vous. Même pour moi, vous n'en n’avez pas eu la volonté : c'est
bien là mon seul reproche. En portant la main sur moi, vous m'avez rabaissée au rang de ces
traînées que vous avez si joyeusement disséquées dans les ruelles de Londres.
Je savais qui vous étiez mais vous ignoriez que votre chère Hélène, votre si chère
Hélène n'était pas tout à fait ce que vous pensiez. Vous voyiez en moi la française cultivée, la
poétesse douce et rêveuse, la femme si pure seule capable de vous apporter la Rédemption. Les
hommes sont-ils donc si naïfs ?
Vous avez tendance à sous estimer la gent féminine. C'est la raison de votre perte Jack
l'éventreur.
Le scalpel a plié sous le pouvoir des fleurs.
Rappelez-vous, mon ami, vous aimiez tant cette comptine :
« Colchiques dans les prés fleurissent, fleurissent
Colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été…
Et mon chocolat…
Ce petit gout amer ! N’avez-vous point reconnu la colchicine, ce dérivé issu de la jolie
fleurette ? Vous, le médecin, chirurgien et brillant professeur d’université ?
Quelle ironie ! Quelques gouttes mêlées aux épices ont lentement affaibli votre
organisme et préparé l’issue fatale.
Ce même soir, j’ai choisi un dosage suffisant pour vous faire basculer à l’instant où le
plaisir vous emporterait. J’ai risqué ma vie sur quelques minutes…
Ah ! Quelle ivresse, quelle griserie des sens! Au jeu du désir, j'ai bien failli me laisser
prendre. Sans le savoir, vous vous êtes engagé dans une joute empreinte de perversité, sans
frontière aucune, une joute à l'issue de laquelle je vous ai foudroyé en plein cœur à l'instant
même où s’ouvraient les portes de l'extase...
Veuillez m’excuser, mon cher Jack, mais il me faut laisser là ces confidences. Mon
jardinier approche et je ne voudrais, en aucun cas, qu’il puisse deviner la nature de mes propos.
Je vous laisse un peu sur votre faim, enfin, si je puis m’exprimer ainsi mais je ne
manquerais pas d’ajouter une dernière lettre à votre carnet, dès demain.
Votre si chère Hélène
Jack…
Mon cher Jack
Je me suis trouvé dans l’obligation de laisser cette correspondance inachevée un peu
plus longtemps que prévu. Quatre jours pendant lesquels je me suis efforcée de réaliser votre
vœu de discrétion.
J’ai fait débarrasser votre logis de vos effets personnels et soumis votre lettre d’adieux à
l’abbé Mignard. Je ne doute pas que ce brave homme ne divulgue rapidement la nouvelle de
votre départ précipité pour les Amériques. Somme toute, je n’ai fait que reprendre votre idée. Par
contre, votre écriture fut plus difficile à imiter mais le résultat fut très convainquant.
De vous, je n’ai conservé que ce carnet dans lequel nos écritures sont les seuls
témoignages de tant de mystères. Il me reste toutefois une dernière confidence à vous faire au bas
de ce feuillet. Une fois ce chapitre clos, je le conserverai dans une cache, au creux d’un mur de
ma chambre, tel un trésor cher à mon cœur
Mon très cher Jack, n'ayez aucun regret car votre fin fut à la hauteur de votre existence.
Vous êtes parti auréolé de gloire et de mystère et moi je reste là, seule, à vous écrire au fond de
ce parc. Dans quelques mois, vous ne serez plus qu’un souvenir pour les habitants de Saint
Changeac et qui sait, une légende dans votre pays natal.
Pourtant, vous n’êtes pas si loin.
Lorsque je regarde le monticule de terre sous lequel vous reposez, j'imagine vos mains
posées sur votre torse et le scalpel glissé entre vos doigts en guise de crucifix.
Point de tombe ni d’épitaphe, bien sûr. Seul un rosier blanc dessine une croix de ses
branches aux épines acérées. Ses fleurs d’une pureté de nacre se balancent doucement au gré de
la brise. Parfois, il se courbe vers son jumeau que mes bons soins, depuis quelques mois, ont
rendu vigoureux et fier. Car mon cher Louis adorait les roses blanches
Louis. Mon très cher Louis.
Vous qui avez passé votre vie à courir fortune et jupons. Vous passiez aux yeux de tous
pour un noble aventurier des mers, un de ces négociants d’épices, de soieries et de pierres
précieuses dont les navires regorgent de richesses. J’étais si fière de vous, pendue à vos lèvres
lorsque vous me faisiez récit de vos aventures lointaines. Et puis, il y eut ce jour où, vêtu comme
un va-nu-pieds, vous êtes arrivé sans avoir annoncé votre retour. Tel un animal traqué, vous
veniez vous réfugier le temps d’échapper à vos poursuivants avant de repartir sous des cieux plus
cléments.
Vous comprendrez bien, mon cher Louis ma surprise, ma stupéfaction et ma juste colère
en apprenant de votre bouche même, toutes vos turpitudes. Les escroqueries et banqueroutes puis
les vols, les tripots et dettes de jeu. Sans compter toutes ces femmes exotiques, marquises ou
putains qui ont jalonné votre misérable existence.
Il m’a donc semblé de mon devoir de vous soustraire définitivement à tous les dangers
qui vous guettaient. N’est ce pas ainsi que doit se comporter une épouse modèle, une femme de
rang, discrète et appréciée de tous ?
Pour vous non plus, je n’ai pas juché de dresser une stèle. N’y voyez là aucune injure
mais juste un témoignage de ma simplicité et de ma discrétion.
Mon très cher Jack, il me fallait vous entretenir de ce voisinage qui, je l’espère, ne vous
importunera pas.
Sachez toutefois que vous êtes et resterez le chef d’œuvre de ma vie.
Quoi que…
Mais il se fait tard et quatre heures sonnent au clocher de l'église. Je me dois de vous
quitter pour accueillir ce jeune capitaine de régiment rencontré chez une amie. Il porte beau et
son assurance m'a fort émue. Il y a en lui une force qu'il me plairait d'affronter. Une force et un
charme… Prometteurs.
Allez mon cher Jack, je vous quitte pour l'instant. Dormez d'un profond sommeil. Pour
ma part je m’en vais goûter aux joies de la vie...
A bientôt mon cher Jack,...
A bientôt
Votre si chère Hélène.
… Tiens, tant que j'y pense, il me faut demander à mon jardinier... un troisième rosier...