Manipulations - Dauphine Finance

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Manipulations - Dauphine Finance
Manipulations de cours et marchés électroniques 1
Jacques Hamon
Professeur à l’Université Paris Dauphine
Bertrand Jacquillat
Professeur à Sciences Po Paris
Rien de nouveau sous le soleil pourrait-on écrire. Les manipulations de cours sont
consubstantielles aux marchés financiers et la littérature française du 19è siècle en a fait ses
choux gras, si l’on se réfère à Balzac, Dumas ou Zola notamment. Mais il s’agissait à
l’époque de « bouilloires 2 » ou de trafics d’influence alors qu’aujourd’hui les rumeurs et les
manipulations de cours s’exercent sur un terrain beaucoup plus complexe, multiforme,
mondialisé au travers des nouvelles technologies. Et donc prouver dans l’environnement
technologique d’aujourd’hui l’existence de manipulations de cours est beaucoup plus difficile
qu’autrefois. L’échelle de temps des marchés n’est en effet même plus la journée, elle est de
quelques centaines de microsecondes (millionième de seconde). Mois après mois, le temps se
dilate et la barrière du millionième de seconde pourrait bientôt être franchie. La barrière
suivante étant la nanoseconde.
Une autre caractéristique différencie le marché des actions du 19è siècle et les marchés
d’aujourd’hui. Il s’agit de la fragmentation des flux d’ordres. Jusqu’en novembre 2007 le
marché français était à quelques exceptions près un marché centralisé avec un carnet d’ordres
géré par Euronext et surveillé par l’AMF. Depuis, plusieurs plateformes se partagent les
ordres relatifs aux actions listées principalement à Paris. Ce qui pose la question de la
coordination de la réglementation et de la surveillance. Euronext-Paris qui est régulée par
l’AMF ne réalise en octobre 2011 que 57,5% des échanges sur les titres de l’indice CAC40 ;
pour l’essentiel le reste des échanges sur les titres de l’indice est régulé par le FSA (Londres),
ainsi les 26,7% réalisés sur la plateforme CHI-X 3.
Le développement du trading algorithmique (automatisation de l’exécution des ordres) et plus
généralement du high frequency trading (HTF, qui englobe également l’automatisation de la
stratégie d’investissement), est difficilement observable de manière directe, puisque les ordres
ne sont pas marqués pour distinguer entre la passation d’ordres pilotée par ordinateur, celle
assistée par ordinateur ou encore l’envoi presque manuel (par minitel par un petit porteur
auvergnat) ! De manière indirecte, on observe que les plateformes de cotation offrent des
temps de latence de plus en plus réduits 4, et relocalisent leurs serveurs, en offrant de
1
Cet article est adapté d’une communication faite par les auteurs au colloque du 5 octobre 2011 de la
Commission des Sanctions de l’AMF « La recherche de la preuve à l’épreuve des nouvelles technologies ».
2
Le procédé de la « bouilloire » consiste à répandre des rumeurs après avoir pris des positions sur un titre, puis à
dénouer sa position avec profit, la rumeur ayant fait bouger les cours dans le sens souhaité par le manipulateur.
Ainsi, Zola (1890) imagine le rachat par un prête-nom financé par Saccard d’un journal nommé «La cote
financière» de bonne renommée «douze ans de probité absolue», dans lequel ensuite ce dernier fait passer de
fausses informations dans le but de faire monter le cours de l’Universelle, dont il est actionnaire et dirigeant.
3
Suivant les données disponibles sur www.equiduct.eu.
4
Le temps que met l’automate d’un marché en cotation assisté à répondre à une sollicitation. Le London Stock
Exchange revendique ainsi en décembre 2011 « Our world leading Millennium Exchange platform average 99
percentile latency round trip time is 125 microsecond for the London Stock Exchange Market and 100
microsecond for the Turquoise Cash Equity market ». BATS Europe en décembre 2011 affiche un temps de
nouveaux services tels que l’hébergement de proximité (colocation 5). Ces nouveaux services
répondent clairement à un besoin exprimé par certains investisseurs institutionnels et
traduisent la montée en puissance des différentes formes de HFT. Le CME garantit ainsi à ses
clients en hébergement de proximité, un accès 24 heures sur 24 et une distance identique à
l’automate quel que soit l’emplacement physique loué (location neutrality within the colocation facility). Avec une vitesse de la lumière de 299 792 458 mètres par seconde, en une
microseconde le signal parcours au mieux 299,79 mètres. Un ordre passé à Paris, sur une
valeur admise sur Euronext-Paris, est acheminé pour son exécution vers Basildon (329,4
kilomètres au plus court), ce qui prend 1,09876 milliseconde. Ce délai est inenvisageable, car
beaucoup trop long, pour la mise en œuvre d’une stratégie de HFT. Le développement de
l’hébergement de proximité traduit l’importance pour une plateforme d’échange, d’être
physiquement proche des donneurs d’ordres les plus importants ou les plus sensibles à ce
paramètre.
Déjà certains s’émeuvent de ce type de développement, y voient une source d’inégalité entre
donneurs d’ordres 6 ou pire la porte ouverte aux manipulateurs déstabilisant les marchés pour
leur plus grand profit. Le Sénat le 9 novembre 2011 a adopté un amendement « tendant à
créer une ‘taxe sur les transactions automatisées’, plus particulièrement destinée à limiter
l’essor du trading haute fréquence ». Le Président de l’AMF évoque explicitement
l’encadrement voire l’interdiction et déclare (5 octobre 2011, conférence AMF) « Si le
gendarme de la bourse ne peut plus courir aussi vite que le voleur en raison de l’évolution de
la structure des marchés financiers, il faudra trouver d’autres voies pour assurer l’intégrité
du marché et réduire à la source les risques et opportunités de manquement à la
réglementation boursière et financière ».
Dans cet article, nous commençons par définir une typologie des manipulations de cours, et
évoquons pour les prévenir des actions de prévention autant que des pistes de recherche de
preuve. Mais c’est notre intime conviction que celles-ci seront d’autant plus faciles à détecter
que les données de cours, de carnet d’ordres, de transactions, etc. que les différents acteurs
des marchés financiers se trouvent dans l’obligation de communiquer à l’AMF seront mises à
la disposition de la communauté des chercheurs à des conditions raisonnables.
I – Classification des manipulations de cours
Les manipulations de cours ont fait l’objet de plusieurs classifications. Celle-ci peut être
d’origine académique (cf. Allen et Gale, 1992). Elle peut être aussi d’origine réglementaire.
Pour s’en tenir à la période contemporaine, certains textes de lois visant les manipulations de
cours sont bien antérieurs aux textes modernes et à la création même de la COB, déjà lointain
ancêtre de l’AMF. Plus près d’aujourd’hui, la Directive Européenne MAD (Market Abuse
Directive) traite ce sujet.
latence (order to quote latency) sur toute la séance, y compris le passage des pare-feu (firewall) de moins de 224
microsecondes pour 99% des ordres avec une connexion 10 giga-bits.
5
A Basildon près de Londres pour les marchés européens d’Euronext par exemple, à Mahwah dans le New
Jersey pour le NYSE qui n’est donc plus à Wall Street ou à Aurora dans l’Illinois à partir de fin janvier 2012
pour le CME (et Globex), avec un data center de plus de 39 763 m² (http://www.cmegroup.com/globex/tradingcme-group-products/co-location-services.html).
6
L’argument a certainement également été avancé à partir de 1844 lors de l’invention du télégraphe électrique,
alors que le moyen le plus commun utilisé jusqu’à cette date pour communiquer les informations ou les ordres
était le cheval.
2
On distingue la manipulation indirecte des cours via une manipulation d’informations et la
manipulation directe. Dans les deux cas, l’émergence de nouvelles technologies renouvelle à
la marge le genre sans bouleversement significatif.
I.1 – Informations et rumeurs
Manipuler des informations dans le but d’affecter les cours est un grand classique qui consiste
à diffuser des informations erronées ou à répandre des rumeurs infondées. Le développement
d’Internet (comme support de diffusion d’information) a dépoussiéré les bouilloires. Marc
Jakob, étudiant californien de 23 ans, réussit à manipuler une revue internet «Internet Wire»
(où il avait été stagiaire) et lui faire annoncer faussement une ouverture d’enquête de la SEC
sur les dirigeants de la société Emulex cotée au NASDAQ ainsi qu’une forte baisse des profits
de la même société. Ces fausses annonces le 25 août 2000, ont été pourtant reprises par
plusieurs supports dont Bloomberg, et Emulex perdit temporairement la moitié de sa
capitalisation boursière soit environ 2,4 milliards de dollars! Mi-août Jacob avait vendu à
découvert puis racheté 3 jours après pour un gain total modeste de 210 000 dollars. On a pu
mesurer l’effet redoutable en plein mois d’août 2011 d’une telle manipulation d’information
par la diffusion de rumeurs sur les problèmes de liquidité et de refinancement auxquels la
Société Générale aurait été confrontée. Il est clair qu’Internet, comme vecteur de
communication de par les blogs, les commentaires sur les sites boursiers et autres, a donné de
nouvelles opportunités à la manipulation de cours, par la diffusion de rumeurs d’une toute
autre ampleur (spams et pourriels), mais de même nature de ce qui pouvait être pratiqué
auparavant.
D’autres types de manipulations par les initiés existent. John et Narayanan (1997) explore la
possibilité pour un dirigeant d’envoyer des faux signaux au marché (en vendant, alors que
l’information privilégiée qu’il détient lui commande d’acheter). Le mécanisme de
manipulation utilise alors l’obligation légale de publication des transactions des dirigeants
(depuis fin 2004 en France avec la transposition de la directive Abus de marché). L’avantage
pour le dirigeant est alors de bruiter ses interventions et de rendre difficile leur interprétation
par le commun des investisseurs.
I.2 – Manipulations des cours
L’achat ou la vente de grandes quantités de titres (relativement au niveau de liquidité du titre)
peut déformer les prix. Par exemple, le cours de clôture est susceptible d’être l’objet de
manipulations car des investisseurs l’utilisent pour valoriser des positions ; la clôture peut
correspondre à l’échéance simultanée de contrats à terme sur actions, indices ou ETF (trois
voire quatre sorcières) 7. La plupart des marchés ont mis en place des dispositifs limitant les
possibilités de manipulation, ainsi le choix d’un fixing de clôture fait par la bourse de Paris
depuis 1998.
Attirer le chaland pour faire croire à une liquidité inexistante (painting the tape, pump and
dump) est une pratique plus ancienne qu’Internet. La manipulation porte sur une information
très particulière, celle des quantités échangées. Des transactions fictives donnent l’illusion
d’un marché animé et l’investisseur trompé se retrouvera collé au marché avec des titres
7
« Paris finit la journée des quatre sorcières dans le rouge » titre Les Echos le 16 septembre 2011, jour d’arrivée
à échéance de contrats à terme sur actions et sur indices en Europe et aux Etats-Unis (quadruple witching day).
3
échangés peu fréquemment (cf. Khwaja et Mian (2005) dans le cas de manipulations
impliquant des intermédiaires contre leurs clients).
La position française sur ce thème conserve une certaine ambiguïté. Les contrats de liquidité
(« pratique admise de marché ») admettent par principe la possibilité pour un émetteur de
« régulariser son cours », sinon de le soutenir. Gérer sa liquidité, c’est le terme français, ne se
traduirait-il pas en anglais par manipulation de cours ? Dans une lettre adressée en 2001 au
Président de la COB, Michel Prada, Jean-Marie Messier écrivait : « Nous avons comme vous
ressenti la nécessité d’opérer de manière exceptionnellement vigoureuse à la régularisation
de notre cours ». La frontière peut être ténue entre manipulation et stabilisation des cours.
La manipulation de cours peut se concrétiser par la création d’un intérêt acheteur ou vendeur
artificiel via le placement puis l’annulation d’ordres. L’investisseur indélicat fait croire à la
présence d’un courant acheteur important dans l’espoir d’attirer d’autres acheteurs et de faire
monter les prix. Lui-même annulera ses ordres d’achats dès que la probabilité d’exécution
devient forte et en émettra de nouveaux de priorité temporelle inférieure. L’anticipation du
manipulateur est de voir le cours monter et ses ordres de vente préalablement placés en carnet,
exécutés. Ce type de stratégie se caractérise par un taux d’annulation important des ordres.
Annuler un ordre n’est pas en soi une anomalie. C’est un droit. Economiquement cela se
justifie par une modification des conditions du marché (nouvelle information, décalage des
fourchettes de prix) ou tout simplement parce que l’investisseur change d’avis ou de stratégie.
Le phénomène d’annulation d’ordres a pris une dimension semble-t-il importante notamment
avec l’explosion du High Frequency Trading (HFT) 8. Ce phénomène peut également
correspondre à un achat de temps sur un marché électronique. Noyer les ordinateurs des
investisseurs concurrents sous une masse d’ordres et ainsi leur faire perdre du temps, alors
que l’émetteur des ordres sait qu’ils sont fictifs et seront annulés peut constituer une stratégie
faisant gagner quelques microsecondes. Une modification des règles de fonctionnement d’une
plateforme d’échange fixant un taux d’annulation maximum ou une tarification pénalisante
au-delà d’un taux d’annulation donné peut constituer une parade efficace. Le remède doit être
soigneusement dosé et ne doit pas pénaliser les apporteurs de liquidité qui sont naturellement
amenés à annuler des ordres.
Dans ces cas, il n’y a pas de preuves à chercher puisque la réglementation n’interdit pas ce
genre de pratiques. Sauf à modifier celle-ci pour limiter les pratiques éventuellement
délictuelles, en facturant les entrées d’ordres ou en fixant des ratios maximum entre le nombre
d’ordres annulés et le nombre d’ordres exécutés (ce qui est déjà pratiqué par certaines
plateformes).
8
Un cruel manque de statistiques se fait sentir sur ce sujet. Selon Oseredczuck (2010) et une étude interne de
l’AMF, trois membres entrent à eux seuls la moitié des ordres soumis sur les actions de l’indice CAC40 au mois
d’avril 2010. Selon Les Échos du 27 avril 2011, les trois membres sont des hedge funds ou des teneurs de
marché américains (Citadel Securities, Getco et Knight Capital Group). Parmi tous les ordres entrés, seule une
partie, minoritaire, fut exécutée. Le taux d’exécution était de l’ordre de 1 à 5 % seulement. Sur un seul titre en
une seule séance (non précisée) 800 000 messages sont émis (ajout, modification, annulation ou exécution d’un
ordre), dont 80 % par les cinq membres les plus actifs sur cette valeur. La plus courte durée de vie d’un ordre
(entré puis annulé) fut de 25 microsecondes. Entre deux messages consécutifs émis par le même membre, la
durée minimale observée fut de 7 microsecondes. Cette activité correspond à de l’algotrading (automatisation de
l’exécution) mais dépasse ce cadre : manifestement au moins une partie reflète l’exécution de stratégies de
gestion (on parle alors de high frequency trading).
4
Enfin, la multiplication des marchés traitant de titres financiers du même émetteur peut
donner lieu à des manipulations croisées. Les nouvelles technologies multiplient les
possibilités de telles manipulations, ce qui souligne l’importance des coordinations entre les
instances de régulation. Au niveau européen actuellement la coordination n’est pas au niveau
des enjeux.
En définitive, les manipulations de cours sont diverses, la plupart préexistaient aux nouvelles
technologies d’aujourd’hui, mais celles-ci ont rendu leur détection et la recherche de preuves
plus difficile.
Les manipulations de cours s’effectuent généralement sur des cibles privilégiées, notamment
les actions de quatre sous (penny stocks) car peu liquides. Si les volumes de transactions sont
de montant nominal faible, les cours sont manipulables, ils peuvent alors mécaniquement être
plus facilement déstabilisés par un ordre. La valeur de l’échelon de cotation (tick) pour cette
catégorie de titres devient forte en termes relatifs, ce qui affecte les stratégies de placement
d’ordres.
I.3 –SAFE, les actions de quatre sous et l’échelon de cotation
L’AMF dans une période récente, pointe de manière particulière deux dossiers représentatifs
de pratiques nouvelles : il s’agit des sociétés Kraay trading et SAFE (cf AMF, 2011). Les
amendes réclamées initialement dans les rapports de la Direction des enquêtes et de la
surveillance étaient de l’ordre de 1 million d’€ dans le premier cas et de 9 millions d’€ dans le
second. La Commission des sanctions a condamné Kraay à 10 000€ pour manipulation de
cours en juin 2011 et SAFE en 2009 à 300 000€. La montagne a-t-elle accouchée d’une souris
ou bien le décalage entre le chiffre initial et l’amende finale est-il lié à des difficultés
particulières dans la mise en évidence des manipulations sur un marché électronique ? Ciaprès le cas de SAFE est abordé.
SAFE est en 2006 une petite société de trading en compte propre localisée à Milan d’une
dizaine de personnes opérant sur 5 postes GL Trade en écrans délocalisés via un courtier.
L’AMF ouvre une enquête en 2005 à propos des interventions de SAFE à partir de 2004 sur
les titres de plusieurs sociétés dont Alstom, Eurotunnel et Eurodisney. Le rapport formule
deux reproches : des quantités positionnées trop importantes amenant une position dominante
et le fait de gagner la priorité d’exécution à la fois à l’achat et à la vente.
Par exemple, entre mars 2005 et mai 2006, SAFE achète 1 803,939 millions d’actions
Eurotunnel et en vend 1 803,164 millions soit un peu plus de 39% des volumes de transaction
sur le titre. La stratégie de SAFE consiste à positionner des ordres à l’achat et à la vente et à
gagner la priorité d’exécution des deux côtés du carnet : lorsque cette situation est acquise, les
autres investisseurs au même moment achètent et vendent à SAFE qui gagne (brut) 1 centime
par action. Ainsi le 30 janvier 2006, le bid évolue entre 0,37€ et 0,39€, la fourchette de prix
est de 1 centime et entre 10:14:24 et 10:26:45, pendant 12 minutes et 21 secondes, SAFE est
prioritaire à l’achat et à la vente et gagne (brut) 2,5974% relativement au milieu de la
fourchette de prix.
5
Figure 1
Eurotunnel, séance du 30 janvier 2006
0.41
0.40
0.39
0.38
0.37
0.36
08:00
10:00
12:00
14:00
16:00
18:00
Note : la figure représente les trajectoires du bid (meilleure limite inférieure) et du ask (meilleure
limite supérieure). La grille de prix imposée n’est à l’évidence pas adaptée. Le cours se fixe
soit au ask (si un ordre d’achat au mieux parvient au marché), soit au bid (dans l’hypothèse de
l’arrivée d’un ordre de vente). La réglementation impose des sauts aux cours et créée de la
volatilité.
La stratégie de placement d’ordres sur ces actions est toutefois très particulière à cette époque
et ceci en raison de la valeur élevée de leur échelon de cotation relativement à leur niveau de
cours. Il s’agit d’actions de quatre sous (penny stock) dont le cours est inférieur à 1€. Plus le
cours est faible et plus un échelon de cotation d’un centime devient disproportionné. A 25
centimes de cours, l’échelon relatif est de 4% et à 10 centimes il représente 10%. Les
quantités en carnet ne reflètent plus une liquidité mais une file d’attente, une économie de
rationnement. Certains acheteurs seraient prêts à payer un peu plus cher (mais pas 4% ou 10%
de plus), certains vendeurs seraient prêts à céder les titres un peu moins cher (mais pas 4% ou
10% de moins). Ce qui créé une situation très particulière : l’échelon, trop fort, perturbe les
cotations. Pour échanger, la concurrence par les prix n’est plus la seule dimension, s’y ajoute
une habileté à gérer des files d’attente (économie soviétique !). Pour obtenir un équilibre par
les prix, et non plus par les files d’attente, il conviendrait de réduire l’échelon de cotation. La
réduction de l’échelon rendrait la grille de prix beaucoup plus dense et réduirait la valeur de la
fourchette de prix. Par définition, la fourchette est exprimée en multiples d’échelon et ici est
toujours de 1 échelon soit 1 centime (cf figure 1). La fourchette est indirectement fixée
réglementairement et ne résulte plus d’un équilibre entre offre et demande.
Un calibrage défectueux de la règlementation, fixant un échelon de cotation (tick) à un niveau
élevé relativement au niveau du cours, a perturbé le marché sans qu’aucun garde-fou
spécifique n’ait été mis en place. C’est une « volatilité règlementaire » qui fait valser les cours
du bid au ask dans une fourchette stable (le couloir). La « volatilité règlementaire » est
importante car l’échelon de cotation est important (relativement au niveau du cours). La
réduction de l’échelon de cotation sur le titre Eurotunnel aurait suffi à rétablir de saines
conditions de concurrence entre les donneurs d’ordres et aurait réduit la fourchette de prix et
donc le profit potentiellement réalisé par une stratégie consistant à gagner la priorité des deux
côtés du carnet.
En Europe, les échelons de cotation et la grille de prix sont déterminés par chaque plateforme.
Depuis 2007 et l’accroissement de la concurrence entre plateformes d’échange et de cotation,
on a assisté à une forte réduction de l’échelon de cotation sur certains titres. Euronext cote
certains titres à 3 décimales, soit un échelon pouvant être de 0,1 centime. Aux Etats-Unis, la
6
SEC encadre les valeurs d’échelon (tick) en fixant une valeur que toutes les plateformes
doivent appliquer. Le choix européen est celui d’une non intervention. La concurrence entre
plateformes produit des résultats satisfaisants : dans la mesure où la valeur minimale de la
fourchette est l’échelon, sa réduction a diminué les fourchettes de prix, ce qui est un avantage
notamment pour l’investisseur marginal passant des ordres de petite taille. Il est clair que la
réduction de l’échelon dans ce cas a également réduit la profondeur, les investisseurs
(institutionnels) étant moins motivés à s’exposer en carnet, puisqu’une très légère (un faible
échelon) amélioration de prix leur permet de gagner instantanément la priorité d’exécution.
Toutefois, lorsque la pression concurrentielle est moins forte, des situations atypiques
perdurent. Ainsi le cours de STDupont, inscrite à la cote d’Euronext-Paris, est en 2011
compris entre 0,2€ et 0,99€ et la valeur minimale touche 10 centimes si on retient les trois
dernières années. L’échelon est bloqué à 1 centime ainsi que la valeur de la fourchette de prix
et des quantités importantes sont positionnées en carnet sur chaque limite de prix. Smalto dont
le cours est sous 10 centimes en septembre 2011 est également dans ce type de situation.
Les donneurs d’ordres ne peuvent se voir imputer la responsabilité de ce type de situation.
Dans de tels cas de valeur captive d’une plateforme, l’AMF pourrait intervenir et fixer une
valeur maximale de l’échelon, plutôt que de reprocher certaines stratégies à quelques
investisseurs. La stratégie de SAFE s’apparentait à une stratégie de capture de volatilité. C’est
une pratique institutionnalisée à la Bourse de Paris depuis au moins le début des années 1990.
Placer des ordres en carnet, c’est apporter de la liquidité, et donc rendre un service, aux
investisseurs. L’augmentation de la profondeur et la réduction de la fourchette provoquent une
amélioration de la liquidité. Placer des ordres uniquement à l’achat traduit des anticipations
haussières, placer uniquement des ordres à la vente traduit des anticipations baissières. La
stratégie suivie par SAFE pourrait être dénommée stratégie de capture de volatilité
réglementaire. Malgré l’importance des positions, on ne peut ranger les stratégies de SAFE
dans le HFT, les ordres étaient passés de manière traditionnelle (par un trader sur une console
GL Trade à partir de Milan).
Les frais (avocats, experts, temps passé en interne par les traders) sont très lourds pour une
petite structure qui plus est étrangère et ne justifiaient probablement pas qu’un appel de cette
décision soit entrepris.
Une autre piste bien en amont serait de mieux utiliser les informations dont dispose l’AMF et
que celle-ci recueille auprès des différents acteurs des marchés financiers, émetteurs,
investisseurs, opérateurs.
II – L’obligation d’information comme limite aux manipulations
Dans le chapitre « Libérez l’information » de leur ouvrage « La société translucide », Landier
et Thesmar (2010) parlent de mettre fin aux rentes d’information. « De nombreuses données
dorment comme du minerai inexploité dans le secret des institutions qui les collectent, de
l’INSEE à l’INA, en passant par la Banque de France ». Ils auraient pu ajouter l’AMF
comme détenteur de données microéconomiques dont la mise à disposition de la communauté
des chercheurs, serait une entreprise salutaire qui permettrait sûrement d’avancer dans la
recherche de la preuve à l’épreuve des nouvelles technologies. Internet donne de nouvelles
opportunités en réduisant le coût d’accès et de mise à disposition des informations.
7
Nous évoquons quatre exemples où la mise à disposition publique par l’AMF des données
qu’elle centralise serait une œuvre de salubrité publique, et indiquons en quoi la disposition
publique de ces données a pu détecter et/ou prévenir certaines manipulations de cours à
travers des exemples américains.
1. La publication des transactions et des ordres
Il y a plus de 25 ans, avant que la cotation assistée sur ordinateur ne soit introduite à la Bourse
de Paris, la Société des Bourses Françaises, le successeur de la Compagnie des Agents de
Change et prédécesseur d’Euronext, puis NYSE/Euronext, était le seul opérateur, et pour la
plupart des valeurs un seul cours d’action était coté à chaque séance. La SBF avait
l’obligation de publier la « Cote officielle » sur papier qui donnait la liste des cours.
L’équivalent aujourd’hui n’existe pas. Depuis la mise en place à l’automne 2007 de la
Directive MIFID, de nombreux marchés opèrent sur les valeurs françaises et la liste des prix,
et il y en a plusieurs milliers sur une seule valeur, est pratiquement impossible à obtenir. Elle
devrait exister et être rendue publique, c’est-à-dire accessible à quiconque à un prix
raisonnable. Aussi, pouvoir reconstituer les transactions à partir de carnets d’ordres devrait
être facilité, ce que les données publiques d’Euronext n’ont jamais permis 9.
Un intérêt direct de l’AMF à disposer de données précises est la nécessité de calculer les gains
liés à une opération supposée de manipulation de cours. La réglementation donne la
possibilité de fixer une amende au-delà d’un plafond et jusqu’à 10 fois les gains, encore fautil pouvoir les calculer précisément.
Aux Etats-Unis, une obligation d’affichage centralisé est financée par la profession depuis
1978 avec Intermarket Trading System(ITS) et deux outils dont il conviendrait de s’inspirer :
la publication des transactions avec le Consolidated Tape Association Plan (CTA Plan), et la
publication des fourchettes avec le Consolidated Quotation System (CQ Plan).
L’ensemble des données disponibles et publiques pourrait être enrichi de manière à faciliter la
surveillance et à disposer d’outils de pilotage, comme le marquage de certains types d’ordres :
les ordres à découvert, les ordres en applications de stratégies indicielles ou les ordres sur
compte propre passés par les investisseurs institutionnel de manière à les distinguer des ordres
passés pour le compte de leurs clients. Ces informations supplémentaires, rendues publiques,
permettraient d’apporter des réponses quant à l’impact de ce type de transaction sur les
équilibres.
2. Les opérations des dirigeants
Depuis 2004, les sociétés doivent communiquer les opérations effectuées par les dirigeants sur
leurs propres titres. Mais les données ne sont disponibles que sous des formats disparates ce
qui rend le coût d’accès à l’information prohibitif. Une organisation en base de données avec
consultation publique à distance serait très utile pour détecter les délits d’initiés, ou
simplement comme information disponible aux investisseurs pour apprécier les sentiments
des investisseurs mieux informés que sont censés être les dirigeants. La publication des
informations obligatoires doit se faire avec le recours à des formulaires standard qui imposent
9
Jusqu’à une période très récente les données historiques stockées étaient peu précises car tronquées à la
seconde, les ordres annulés n’étaient pas suivis par les données historiques et il était très délicat de reconstituer
l’exécution d’un ordre fractionné en plusieurs tranches.
8
une présentation homogène à l’image de ce qui est pratiqué par la SEC aux Etats-Unis depuis
fort longtemps. Les données doivent être organisées en base de données.
3. Les contrats de liquidité
Très peu d’informations sont disponibles sur les contrats de liquidité et encore moins sur leur
efficacité. Pour quelle raison plus de la moitié des émetteurs dont les actions sont incluses
dans l’indice CAC40 ont-ils un contrat de liquidité ? Pour quels avantages ? Quelle est la part
des ordres placés en apports de liquidité ? Quel est le taux de rotation des capitaux gérés dans
un contrat de liquidité ? Quelle est l’importance des interventions en fixing de clôture ?
Quelle est la place du HTF dans l’exécution de ces contrats ?
4. Les rachats d’actions
Les entreprises qui rachètent leurs propres actions doivent déclarer à l’AMF ces rachats. Là
encore une organisation de l’information en base de données faciliterait l’accès. Pour
connaitre le montant des rachats réalisés une année donnée, il faut faire le tour des sites web
des émetteurs ou consulter les lettres Vernimmen (pour les émetteurs du CAC40), mais les
chiffres ne figurent pas, pour les années récentes ni dans le rapport ni sur le site web de
l’AMF.
5. Des exemples américains de prévention des fraudes par la mise à disposition des
données publiques de marché
Christie et Shultz (1994) observent que les fourchettes de prix du NASDAQ sont très
fréquemment un multiple pair de l’échelon de cotation (tick) : la fourchette est de 2 ou 4 ou 6
ticks beaucoup plus fréquemment qu’elle n’est exprimée en multiple impair. La seule
explication plausible pour les auteurs était une entente entre les markets makers du NASDAQ
de manière à afficher une fourchette un peu plus élevée que sa valeur concurrentielle. Cet
article a eu un impact très important avec une baisse des fourchettes de prix du NASDAQ dès
que la presse a relayé cette hypothèse. Les enquêtes ultérieures de la SEC et du Congrès
américain ont pour l’essentiel confirmé l’hypothèse d’entente. Les class-actions ont coûté 1
milliard de dollars au NASDAQ qui a, de plus, dû mettre en place une instance indépendante
de régulation (NASDR) et surtout a été obligé de mettre en place un carnet d’ordres avec une
confrontation directe des investisseurs entre eux en 1997. Ce qui à l’époque a traumatisé les
teneurs de marché du NASDAQ, a été en fait une opportunité pour le marché qui a pu passer
en cotation assistée plus rapidement et a depuis gagné des parts de marché sur le marché
américain.
MacInish et Wood (1995) montrent que les specialists du NYSE, qui à l’époque ont la
responsabilité de l’affichage de la fourchette de prix, tirent profit d’une réglementation un peu
floue. La réglementation les contraint à afficher le meilleur « quote ». Un quote comporte
quatre informations : deux sur les prix (la fourchette) et deux autres sur la taille des ordres
impliqués. Les ordres postés par le specialist étaient soit ceux meilleurs en prix soit ceux plus
importants en quantité, ce qui permettait aux specialists de brouiller les prix et de se donner
une marge de manœuvre en dissimulant des ordres mieux placés. La SEC a fait cesser cette
pratique en imposant l’affichage de la meilleure fourchette en prix quelles que soient les
quantités.
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CONCLUSION
Le champ des manipulations de cours s’est étendu dans la période contemporaine du fait de la
puissance des nouvelles technologies de l’information et de la fragmentation des marchés. La
preuve de telles manipulations n’en a été rendue que plus difficile.
Pour limiter celles-ci, il nous semble donc qu’il faille opérer ex ante, au niveau de la
prévention, autant sinon plus qu’ex post au niveau de la preuve et de la sanction.
La première recommandation est la constitution d’un carnet d’ordres agrégé des différentes
plateformes.
Une deuxième recommandation est d’étendre le champ de la compréhension des mécanismes
de manipulation des cours, qu’il s’agisse de la manipulation de cours par la manipulation
d’informations et la propagation des rumeurs, ou de manipulations de cours via la
manipulation du carnet d’ordres. Ceci passe donc d’abord par la dissémination des
informations dont dispose l’AMF auprès des chercheurs spécialistes des marchés financiers.
Une troisième recommandation est le renforcement de la réglementation concernant le carnet
d’ordres et en particulier le marquage de certains ordres.
Il est illusoire de penser pouvoir « ralentir » certains opérateurs pour amener leur vitesse à
celle maitrisée par les autorités de régulation. Il est plus réaliste de suivre l’exemple de
Georges Clémenceau qui en 1907 bouleversa l’organisation et les méthodes de la police avec
la création des brigades de police mobile (dites brigades du Tigre).
Bien entendu, et afin d’éviter l’arbitrage réglementaire, une harmonisation des
réglementations au niveau européen, contribuera à la prévention.
BIBLIOGRAPHIE
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