Éducation thérapeutique: le poids des mots

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Éducation thérapeutique: le poids des mots
Obes (2009) 3:28-33
DOI 10.1007/s11690-009-0173-5
DOSSIER THÉMATIQUE / THEMATIC FILE
Éducation thérapeutique : le poids des mots
Therapeutic education: the power of words
J.-P. Houppe1
© Springer-Verlag 2009
Résumé Les mots ont un poids parce qu’ils ont un sens très
précis. Parfois les mots perdent la trace de leur genèse et
deviennent légers, sans densité. Redécouvrir les origines des
mots « éducation » et « thérapeutique » permet peut-être,
pour le patient et le médecin, de mieux saisir les enjeux de
l’éducation thérapeutique et la rendre ainsi plus efficace.
Mots clés Éducation thérapeutique ·
Psychologie de la santé
Abstract Words are powerful because they are full of
meaning. Sometimes words lose their original meaning and
become weaker. Rediscovering the origins of the words
“education” and “therapeutic” may help patients and
physicians to understand the real aims of therapeutic
education and therefore make it more effective.
Keywords Therapeutic education · Health psychology
Poids des mots
On ne dit pas de gros mots… ! Quand j’étais enfant, à l’énoncé
de cette réprimande, je me demandais déjà si certains mots
que je prononçais parfois étaient plus lourds que d’autres.
L’intuition que les mots avaient un poids, une sorte d’IML
(indice de masse linguistique) m’était souvent confirmée quand,
à la réception d’une réflexion désagréable, difficile à avaler,
je restais avec un poids sur l’estomac ou, au contraire, quand
après un compliment ou un mot doux, je partais le cœur léger.
Parvenu à l’école, quelle ne fut pas ma surprise de
constater que mon hypothèse était parfaitement juste, et
qu’elle avait une explication assez simple : les mots étaient
eux-mêmes formés de lettres qui avaient manifestement
J.-P. Houppe (*)
1, allée Poincaré, F-57100 Thionville, France
e-mail : [email protected]
1
Cardiologue, coordinateur du Programme d’éducation thérapeutique
MEDITAS CARDIO (Mesures d’éducation thérapeutique appliquées
au stress en cardiologie).
un poids : ainsi « Obèse » commençait par un O tout rond,
joufflu qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à l’oncle
Joseph et à son gros ventre, alors que « mince » comprenait
un I, fin, élancé, svelte, aussi léger que la tante Valentine et
sa taille de guêpe.
La vie m’a ensuite appris que les mots ou les lettres,
qu’ils soient gros ou minces, sont toujours forts, puissants,
capables du pire comme du meilleur, qu’ils peuvent
soulever des montagnes ou détruire le monde.
Nous utilisons les mots, et pourtant nous en négligeons
souvent le poids. Les mots ont un poids parce qu’ils ont un
sens. Nous parlons beaucoup, et nous mésestimons souvent
le poids des mots par oubli ou méconnaissance de leur sens.
Nous parlons alors un langage vaporeux, sans consistance, sonnant faux et non un langage solide, dense, juste.
L’écrivain Christiane Singer [1] de préciser : « Est faux ce
qui fleure la théorie, est juste, comme en musique, ce qui
soudain résonne de l’un à l’autre, se propage comme une
onde vibratoire ».
Les mots sont des êtres vivants qui viennent de la nuit
des temps, ce sont par eux que l’homme a pu évoluer, et
qu’il continue à progresser, et nous les utilisons parfois sans
toute la considération qui leur revient. Nous oublions que
les mots sont la fragile semence qui tente indéfiniment de
combler l’infime interstice indispensable entre l’homme et
le monde, et entre les hommes eux-mêmes. Le mot est
communication, communion entre deux êtres ; les mots
nous relient au monde, aux autres, à nous-mêmes.
« Si j’avais le pouvoir, je redonnerai leur sens aux
mots ». Confucius a, par cette pensée, admirablement
condensé la question du poids des mots. Cependant,
comme le dit Marc-Alain Ouaknin [2] : l’important n’est
pas « ce que cela veut dire, mais ce que cela me dit » ou
pour paraphraser Emmanuel Levinas « le pouvoir dire d’un
mot dépasse son vouloir dire ». Il suffit d’entendre.
Qu’entendons-nous dans « éducation
thérapeutique » ?
L’éducation thérapeutique, cette nouvelle facette de l’activité
médicale, qui sera bientôt obligatoire, est présentée comme
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une évolution indispensable de notre pratique médicale afin
de permettre une meilleure coopération avec les patients et
une meilleure utilisation, voire une diminution des dépenses
de santé. Malgré l’imminence de son avènement au
quotidien, bien peu d’entre nous en connaissent la définition,
les modalités de réalisation et le champ d’application.
Faire de l’éducation thérapeutique c’est, selon la définition
donnée par Jean-François D’Ivernois [3,4], « Former le
patient pour le rendre compétent à se soigner », « L’éducation du patient consiste à lui faire acquérir et maintenir des
connaissances, compétences et attitudes lui permettant de
prendre en charge sa maladie, en accomplissant pour luimême des tâches, lesquelles pourraient être assurées par des
soignants dans un autre contexte ».
Il s’agit classiquement non pas d’un transfert de
compétences (les compétences s’acquièrent, mais ne se
transfèrent pas), mais d’un transfert de charge de soins qui
repose ainsi sur une formation, une pédagogie et des
théories de l’apprentissage.
Selon l’Office mondial de la santé, la définition est plus
vaste : « L’éducation thérapeutique est un processus
continu, intégré dans les soins et centré sur le patient qui
comprend des activités organisées de sensibilisation,
d’information, d’apprentissage et d’accompagnement psychosocial concernant la maladie, le traitement prescrit, les
soins et les autres institutions de soins concernées » [5].
Voyage parsemé d’écueils
Celui qui souhaite s’occuper d’éducation thérapeutique
entreprend toutefois un voyage parsemé d’écueils.
D’une part, cette discipline ne nous a pas été enseignée,
et les praticiens qui souhaitent en faire spontanément ou
à la demande de leurs directeurs d’hôpitaux sont le
plus souvent démunis. Certes, les définitions précédentes
sont extrêmement intéressantes, mais éclairent-elles
vraiment le praticien qui s’oriente vers cette activité si
particulière ?
D’autre part, le doute saisit parfois les praticiens formés
et qui la pratiquent régulièrement, tant est difficile le chemin
qui mène du partage du savoir au changement du patient. Le
modèle classique de l’éducation thérapeutique reconnaît en
effet que les sujets qui ont fait des choix pour une vie saine
peuvent être dans l’incapacité de mettre en œuvre ces choix.
« Il existe une différence notable entre le savoir et le
changement comportemental qui est sans doute la chose la
plus difficile à obtenir » [4].
Ne serait-il donc pas intéressant avant de plonger, tête
baissée, dans les quelques ouvrages qui traitent de cette
question ou de s’inscrire immédiatement à un séminaire de
perfectionnement sur l’éducation thérapeutique de se poser,
de faire le point, de chercher ce qui se cache dans et sous les
mots, et de les soupeser ?
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Pourquoi avoir employé le mot « éducation », alors que
d’autres mots de la langue française auraient sans doute fait
l’affaire : enseignement, pédagogie, formation, apprentissage, initiation, transmission, instruction ?
« Thérapeutique », quant à lui, aurait pu être remplacé
par curative, sanitaire, soignante, et même médicale,
médicinale, médicamenteuse…
Commençons par « thérapeutique »
Après l’éducation physique, sexuelle ou l’éducation sentimentale chère à Flaubert, voici venu le temps de l’éducation
thérapeutique. Que signifie le mot « Thérapeutique » ?
Thérapeutique vient du grec « therapeia » qui signifie
servir un dieu ou soigner. Ce mot, en effet, est dérivé de la
racine « Theos » (Dieu) : parce qu’avant de travailler dans
des hôpitaux, des cliniques, des cabinets, le médecin
exerçait son art dans des temples où il était « celui qui
prend soin au nom d’un dieu ». La maladie était le langage
des dieux, et le médecin était l’intermédiaire entre les dieux
et les hommes. Rapidement, les médecins quittèrent les
temples, la médecine se fit plus scientifique, et Hippocrate
devint peu ou prou le père de l’evidence-based medicine,
comme en atteste son traité du « Peritechnes ».
Nous sommes en partie les enfants de la philosophie et de
la médecine grecques qui, de Socrate à Platon, Aristote et
Hippocrate, éloigna la médecine des dieux pour la rapprocher
de la technique. La médecine évolua de la « therapeia » à la
« iatriké » et privilégia alors l’aspect corporel de la maladie.
Malgré cette apparente scission entre la médecine et les
dieux, la thérapeutique survécut et les thérapeutes également. Le mouvement dit des « Thérapeutes » a débuté au
début de l’ère chrétienne avec Philon d’Alexandrie,
philosophe juif, qui créa un groupe de moines-médecins
qui prônaient quelques idées force face à l’évolution de la
médecine qu’ils jugeaient déjà trop technique : pour les
thérapeutes, soigner, c’est s’occuper du corps et de l’esprit
qui sont inséparables ; soigner, c’est prendre soin de l’Être
(globalité de l’individu) et pour eux, le patient peut
« apprendre » de sa maladie.
Jean-Yves Leloup, prêtre orthodoxe, spécialiste français
du mouvement des thérapeutes, précise : « le thérapeute ne
guérit pas, il soigne ; le thérapeute ne guérit pas, il prend
soin ; le thérapeute n’est pas un “sujet supposé savoir”,
mais “un sujet supposé écouter” » [6].
Cette rapide pesée de la « thérapeutique » nous éclaire
déjà sur l’état d’esprit de celui qui s’oriente vers ce type de
prise en charge du patient.
Continuons avec le mot « Éducation »
Éducation est le substantif dérivé du verbe éduquer qui
vient du latin « educare » dont la signification première
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est : nourrir, allaiter, avoir soin. « Educare » possède en fait
un double sens, à la fois maternel et paternel : c’est en effet
l’action d’une mère qui nourrit son petit ou d’une terre qui
produit des fruits et l’action d’un père ou d’un maître qui
instruit ou qui forme une personne.
Le verbe « educare » est en réalité lui-même formé de
deux racines : « ex » et « ducare ». « Ducare » (même
racine que Dux, le chef), signifie conduire et « ex » veut
dire « hors de ».
Ainsi, le sens initial du mot éduquer est-il « conduire
hors de ». Le mot éduquer suggère une dynamique, un
mouvement, un déplacement, un désir.
Mais si éduquer c’est « conduire hors de », plusieurs
questions se posent alors :
hors de quoi ?
comment est déclenché ce mouvement ?
qui déclenche ce mouvement ?
qui conduit le mouvement ?
où conduit le mouvement ?
Hors de quoi ?
Dans le cas de l’éducation thérapeutique, le patient est invité
à sortir de son ignorance, de son inactivité, de sa passivité, de
sa dépendance exclusive vis-à-vis du corps médical : il est
appelé à devenir un acteur éclairé de sa santé.
De par son nouveau statut d’acteur de sa santé le patient
est-il invité à sortir de sa maladie, à la quitter ou plutôt à
vivre avec elle ? Une question imprévue surgit alors : que
veut dire « maladie » ?
Bien que l’origine en soit incertaine, d’aucuns pensent que
« maladie » vient d’une vieille racine hébraïque « mahala »
qui dérive de « mahol » dont le sens est double. Ce mot
signifie à la fois « être malade » dans une première acception
et « faire une ronde » « tourner indéfiniment en rond » « être
prisonnier de soi-même » dans une deuxième acception.
Ainsi, être malade signifierait tourner en rond. Ce cercle
qui se profile dans notre périple fait alors penser au cercle
de Prochaska et Di Clemente (Fig. 1), si souvent utilisé
en éducation thérapeutique. Ces deux psychologues ont
théorisé de façon habile les différentes sous-étapes indispensables au changement : la précontemplation, la contemplation, la préparation, l’action, la modification, et enfin
l’accomplissement.
Dans cette description du changement, la précontemplation est en dehors du cercle ; le patient n’est pas encore entré
dans une étape dynamique, il tourne en rond sur lui-même et,
de ce fait, il ne progresse pas.
Ainsi, pourrait-on dire que la maladie correspond à la
phase de précontemplation ?
L’éducation thérapeutique tente de briser cette ronde
infernale, ce cercle vicieux pour faire entrer le patient dans
« MALADIE »
PRECOMTEMPLATION
ACCOMPLISSEMENT
MAINTIEN
NOUVEL ESSAI
MODIFICATION
COMTEMPLATION
ACTION
PREPARATION
Fig. 1 Être malade signifierait tourner en rond. Cela évoque le
cercle de Prochaska et Di Clemente
le cercle de Prochaska qui, en réalité, n’est pas un cercle,
mais une spirale : en effet, à partir du moment où le patient
décide de modifier son attitude, même s’il rechute, il ne
repassera jamais deux fois au même endroit et même s’il y
changement partiel ou incomplet, le patient a progressé : il a
au moins appris de son échec. L’éducation thérapeutique
consiste à aider le patient à briser sa ronde mortifère pour
s’inscrire dans une spirale vivante.
À ce stade, nous remarquons que l’éducation thérapeutique est une énergie qui tente de faire passer de la
« maladie », où le patient tourne en rond sur lui-même, à
une phase porteuse de changement.
Comment survient ce passage de la précontemplation
à la contemplation ?
En précontemplation le patient n’a pas conscience du
problème : il est aveuglé, il ne voit pas, il ne contemple pas.
Le patient ne se voit pas, il ne se contemple pas : pour
passer de la précontemplation à la contemplation, il doit y
avoir la prise de conscience du patient, qu’il peut être à la
fois acteur et spectateur, il doit être capable de se dédoubler.
Le patient devient capable de dire : « je prends soin de
moi ». Dans ce simple énoncé, entrent en jeu deux
intervenants : le « je » (sujet) et le « moi » (objet) du
patient et un intermédiaire, le thérapeute (Fig. 2).
Le patient devient alors capable de passer du stade de
« je suis malade » (précontemplation) au stade de « j’ai une
maladie » (une partie de moi est malade) et « je » sujet peut
alors s’occuper de « moi » objet.
Le patient prend ainsi conscience que ces deux parties de
lui existent, qu’elles ont leurs propres règles de fonctionnement, qu’elles peuvent communiquer et apprendre l’une de
l’autre, qu’elles sont capables de fonctionner en harmonie.
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De la précontemplation à l’autonomie
PHASE 1
JE SUIS MALADE
MEDECIN ANTIQUE
THERAPEUTE
J’AI UNE MALADIE
Passage de la Précontemplation à la Contemplation
PHASE 2
JE
JE PRENDS SOIN DE MOI
M OI
Possibilité de soin en autonomie
Ces deux instances :
• existent
• ont leurs propres règles
• peuvent communiquer
• peuvent apprendre l’une de l’autre
• peuvent vivre en harmonie
Fig. 2 De la précontemplation à l’autonomie
Mais en pratique, quand et comment se fait ce passage ?
Il est difficile de répondre à cette question. Quel est l’élément
qui va décider le patient à changer ? Nous constatons
quotidiennement que les motivations sont aussi nombreuses
que les patients, mais un point commun se dégage. Le
changement survient quand le patient peut modifier son point
de vue ainsi que l’explique Paul Watzlawick [7] dans sa théorie
du changement : « tout changement thérapeutique est en fait
un changement dans l’image que le patient a du monde ».
Ce changement du regard qui fait passer de la
précontemplation à la contemplation correspond au moment
où le patient peut se libérer de ses croyances anciennes,
quand il n’est plus possédé par une histoire qu’il croyait
sienne. Ce moment très particulier où il décide de parler en
son propre nom correspond, probablement, d’un point de
vue neurophysiologique, à la mise en place de nouvelles
connexions cérébrales.
Qui déclenche ce mouvement et quelle est la place
du médecin dans ce moment de transition ?
Le médecin joue le rôle d’intermédiaire, de médiateur (Fig. 3).
Il joue l’agent catalyseur souvent à « l’insu de son plein gré »
et malgré ce que l’on croit habituellement, souvent hors
du champ de sa volonté : pour le patient, passer de la
précontemplation à la contemplation nécessite beaucoup
d’effort, et il faut avouer que cette conversion est hors du
pouvoir médical.
Quels sont les outils dont dispose le thérapeute ?
Le spectre de la peur d’une aggravation clinique, la menace
de la maladie, ou toutes autres formes de chantage ne sont
DIEUX
MOI EMOTIONNEL
HOMMES
MOI RATIONNEL
Fig. 3 La relation triangulaire de l’éducation thérapeutique
d’aucun secours. À vrai dire, tout élément rationnel semble
peu efficace. Les meilleurs outils sont, en revanche,
l’empathie, l’émotion, la création du désir d’un « autrement », la création d’un lien et d’une relation de qualité, en
un mot, la présence du thérapeute, comme on parle de la
présence d’un acteur de théâtre : être là ne suffit pas, il faut
être présent.
L’éducation thérapeutique peut commencer quand le
patient existe, c’est-à-dire qu’il se dénoue d’une partie de
lui-même. Exister signifie en effet se tenir à côté de soimême (ex-ister) : être à côté de soi est la condition
indispensable pour se regarder, pour se contempler.
Dans cette démarche, le patient est accompagné par la
présence du médecin : être présent signifie se tenir en avant
de soi-même (prae-sens). En éducation thérapeutique, le
médecin se tient en avant de son patient non seulement en
avant sur le plan des connaissances, mais aussi sur un plan
plus global, car il a compris ce qui se joue sur la scène de
l’éducation tant du côté du médecin que de celui du patient.
Qui dirige ou plutôt qui conduit le mouvement
en éducation thérapeutique ?
Conduire vient du latin « cum/duco » et signifie « diriger
avec », il s’agit donc d’un travail en couple, d’une conduite
accompagnée. Si le médecin conduit seul, l’accompagnement
disparaît, et il s’agit alors d’une éducation totalitaire
(le « dictateur » en français ou le « Duce » en italien se
sont séparés du « cum »).
Si le thérapeute accepte cette relation particulière,
l’éducation thérapeutique n’est plus seulement une relation
médecin-patient, mais peut alors devenir une relation
triangulaire où le médecin ne sera plus comme il y a bien
longtemps un intermédiaire entre les hommes et les dieux,
mais un intermédiaire entre la partie rationnelle (le « je ») et
émotionnelle (le « moi ») du patient.
Comme l’écrit le Pr André Grimaldi, « le contrat
thérapeutique n’est plus seulement un contrat entre le
médecin et le patient, mais un contrat entre le moi rationnel
et le moi émotionnel du patient où le médecin doit jouer le
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rôle de tiers intermédiaire en se faisant l’avocat des deux
parties et aussi l’avocat du diable » [8].
En éducation thérapeutique, le patient amène son « corps
de maladie » qui contient une part émotionnelle encore
indicible, celle de l’enfant (Infans), le petit humain qui ne
parle pas encore. C’est au thérapeute d’aider à faire la
jonction entre le moi rationnel (parlant) du patient et son
moi émotionnel (non parlant, mais actant).
Cette notion de moi parlant et de moi actant ou agissant
peut sembler abstraite, en réalité, elle est ancrée dans notre
pratique quotidienne. Le moi rationnel parlant, c’est la part
du patient qui, en toute bonne foi et plein de bonne volonté,
vous dit « c’est décidé, j’arrête de fumer » ou « dans trois
mois, j’ai perdu 5 kg ». Le moi émotionnel actant, c’est
cette part irrationnelle, impulsive qui agit dans un scénario :
« le patron veut me voir… j’allume une cigarette » ou
« je rentre à la maison… elle est vide : je me précipite sur
une plaque de chocolat ». Cette part agissante fonctionne
sans réelle conscience selon des schémas préétablis.
Le thérapeute a pour mission d’aider le patient à prendre
conscience de sa façon de faire afin, par exemple,
d’identifier l’émotion (crainte, peur de la solitude, colère,
tristesse) qui sous-tend l’action susceptible d’entraîner un
comportement à risque.
Se profile maintenant la question essentielle :
dans quelle direction, vers quel but ?
En se référant aux définitions classiques de l’éducation
thérapeutique, la réponse semble assez simple : le patient
est amené à acquérir son autonomie. Être autonome signifie
assurément être responsable, actif, indépendant et impliqué,
mais le mot « autonomie » est en fait formé à partir de deux
mots grecs : « Auto » (soi-même par opposition à l’autre) et
« nomos » (la loi, la règle). Être autonome en réalité, c’est
être capable de se gouverner selon ses propres règles.
Si l’on se réfère à cette conception de l’autonomie, il faut
bien avouer que beaucoup de médecins emploient ce mot en
quelque sorte à contre-sens comme l’écrit Roland Gori dans
son dernier ouvrage, les Exilés de l’intime [9]. En effet, d’un
côté, le patient est invité à devenir acteur de sa santé, à se
transformer en auxiliaire de prévention et de soins de son
propre corps, mais à l’opposé, les règles de bonne pratique de
soins s’avèrent de plus en plus rigoureusement définies à partir
et pour des populations. Il est relativement contradictoire de
mettre en avant la place et le respect de l’individu tout en lui
demandant de se soumettre à la règle du plus grand nombre.
Le paradoxe de ces deux attitudes n’est pas le moindre
souci auquel se trouve confronté le thérapeute. Tout l’art
consiste à proposer, à donner envie de, sans imposer de
façon irréfléchie. Il faut naviguer entre l’autonomie
intangible d’un individu et les impératifs de santé définis
à l’échelle d’une population.
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Conséquences pratiques
Cette évaluation mot à mot a-t-elle des conséquences
pratiques pour le praticien qui souhaite faire une éducation
thérapeutique porteuse de changement pour le patient ?
Un prérequis à l’éducation thérapeutique est souhaitable.
Dénouer « l’ambiguïté » de soignant
Le thérapeute doit savoir effectuer pour lui-même le travail
de dissociation entre ce qu’il est et ce qu’il croit être. Il doit
avoir dénoué son « ambiguïté » de soignant et mis à jour les
scénarios classiques : « je détiens la Vérité (avec un grand
V), je suis le sauveur, je veux que vous m’aimiez, je vais
vaincre la mort, je vous soigne, car personne ne m’a
soigné, je vous donne donc soyez reconnaissant, je vous
donne, et ne vous avisez pas de vouloir me donner, etc. ».
Acteur et spectateur
Le thérapeute doit être capable d’être un acteur informé et
un formateur actif, mais aussi un intermédiaire passif et un
simple déclencheur. Il doit être à la fois acteur et spectateur
de ce qui se joue dans la relation d’éducation thérapeutique.
Le thérapeute doit savoir jouer d’une apparente passivité.
Cela ne signifie nullement qu’il ne fait rien, bien au
contraire : il accepte de ne pas conduire le patient contre son
gré, il accepte l’éventuelle lenteur du changement, il accepte
de faire des détours qui pourraient sembler inutiles, il
accepte d’être un accompagnateur et non pas un guide qui
connaîtrait à l’avance le lieu d’arrivée.
Relation de soins
Le thérapeute doit accepter la relation de soins et son
corollaire émotionnel. Accepter la relation, c’est accepter
l’idée que patient et thérapeute forment un couple, que les
émotions de l’un et de l’autre vont rentrer en résonance
(même si le principe est identique, ne parlons pas de
transfert et de contre-transfert, car ses termes sont réservés
à la cure psychanalytique). Être capable d’accepter les
émotions de l’autre, c’est d’abord avoir accès aux siennes,
être capable de les ressentir pour ensuite accepter celles de
l’autre sans pour autant se laisser envahir.
Accepter la relation, c’est nécessairement accepter ce que
le patient nous apprend sur nous-mêmes (pourquoi l’attitude
de ce patient nous contrarie ? Pourquoi tel échec nous
culpabilise ?).
Accepter la relation, c’est faire alliance avec le patient au
sein d’une vraie rencontre humaine, c’est aussi ne pas craindre
l’échange. Comme le dit Silla Consoli « le carburant de
l’éducation thérapeutique, c’est la qualité du lien » [10].
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Faire vivre la relation
Le thérapeute doit faire vivre la relation, c’est-à-dire avoir
une relation ni figée, ni standardisée. Il faut savoir
improviser au bon sens du mot : non pas faire n’importe
quoi, mais savoir que ce qui est vrai à un moment sera faux
à un autre, que ce qui est juste avec un patient est erroné
avec un autre.
Pierre le Coz [11] dans son « Petit traité de la décision
médicale » résume fort bien la définition de la relation juste,
c’est une relation ajustée. En éducation thérapeutique, il faut
savoir faire du « sur mesure ».
Savoir faire confiance
Le thérapeute doit enfin savoir faire confiance. Il doit savoir
donner envie et non imposer son point de vue, même si ce
dernier est scientifiquement justifié. En ce sens, il doit
admettre que s’il connaît beaucoup (en médecine), il ne
connaît rien de l’autre. Il doit accepter que celui qui connaît
le plus de choses sur le patient, c’est le patient lui-même.
Cette confiance envers les possibilités du patient passe
aussi par l’acceptation du silence, car c’est dans ces
moments de flottement apparent que vont émerger les
vrais enjeux à la fois en termes de désir, de crainte ou
d’espoir du patient. Sachons nous taire, ne serait-ce que
quelques instants au cours d’une consultation d’éducation
thérapeutique.
Conclusion
Nous voici au terme de notre « pesée » de l’éducation
thérapeutique. Peser les mots, en saisir la masse, la densité
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permet de mieux comprendre, de mieux communiquer, de
mieux s’entendre. Pesons les mots comme les Égyptiens
réalisaient la pesée de l’âme ou plus exactement la pesée
du cœur : le cœur parvenu au poids idéal était considéré
comme un cœur parlant juste. Une autre « pesée » de
l’éducation thérapeutique donnerait dans quelques temps
certainement d’autres découvertes, car comme une femme
enceinte les mots sont « gros » de leur sens et, ils ont un
souffle inépuisable.
Comme toute nouveauté, l’éducation thérapeutique peut
faire peur. Elle est cependant une occasion unique pour les
médecins que nous sommes de faire fructifier énergie
créatrice et rigueur scientifique dans l’alliance entre deux
êtres humains qui s’enrichissent l’un de l’autre.
L’éducation thérapeutique est une chance de rencontre.
Il faut savoir la saisir.
Références
1. Singer C (2002) Les sept nuits de la reine. Albin Michel, Paris
2. Ouaknin MA (1998) Bibliothérapie. La couleur des Idées. Le
Seuil, Paris
3. D’Ivernois JF, Gagnayre R (1996) Apprendre à éduquer le
patient. Vigot, Paris
4. D’Ivernois JF, Gagnayre R (2008) Apprendre à éduquer le
patient. 3e Ed. Maloine, Paris
5. Rapport OMS Europe (1998) Therapeutic education patient.
www.euro.who.int
6. Leloup JY (1999) Prendre soin de l’être. Albin Michel, Paris
7. Watzlawick P (1980) Le langage du changement. Éléments de
communication thérapeutique. Le Seuil, Paris
8. Grimaldi A (2007) L’éducation thérapeutique. Abstract Cardiol, 2
9. Gori R, Del Volgo MJ (2008) Les Exilés de l’intime. Denoël, Paris
10. Consoli S (2007) L’éducation thérapeutique. Abstract Cardiol, 19
11. Le Coz P (2007) Petit traité de la décision médicale. Le Seuil,
Paris