Paradoxia

Transcription

Paradoxia
Lydia Lunch
Paradoxia
Journal d’une prédatrice
Récit traduit de l’anglais (États-Unis)
par CHARLES WOLFE
Préface
Barcelone. Dimanche. Beaucoup de soleil.
On descend à la plage en voiture. Avant de partir,
j’appelle Lydia, est-ce qu’elle veut venir avec nous,
qu’on déjeune à la mer ensemble. Sa voix de sorcière rouge, rauque et toujours amusée. Lydia
accepte, pourtant c’est rare de la voir sortir en plein
jour, il fait trop chaud dans cette ville pour qu’on
y traîne dans la journée. Elle préfère sortir aux
aurores, elle arpente les rues quand elles sont
encore fraîches et vides. Elle connaît toute la ville
par cœur, attentive et rapide, elle connaît les
impasses, les statues improbables, les cours d’hôpitaux, les monuments, les bars. Elle n’entre pas
dans les églises. Elle s’entend bien avec les chats.
Elle sait où ils traînent, elle va les voir, leur raconter des trucs. Son chat à elle est totalement dingue,
pas gentiment maboul : totalement dingue. Baxter
est un molosse, blanc et genre un peu jaune, avec
5
6
des yeux immenses. Il déboule tranquille dans une
pièce, feignant l’indifférence totale, et brutalement
entre en action, il déchiquette un truc, vite fait,
un bout d’humain ou de meuble, puis fonce en
trombe vers le plafond et enfin repart comme
un bolide kamikaze en s’attaquant aux murs du
couloir. Lydia aime Baxter, elle trouve formidable
qu’il griffe «un peu» ou qu’il «mordille» ses cheveux
quand elle dort. Pourtant, elle ne dort pas des
masses, ça ne fait pas partie de son programme.
Elle regarde des films en VO à la télé, elle surveille
internet, vigilante et jamais repue – les clips improbables, les rééditions, une nouvelle chanteuse ou
un groupe de hip-hop particulièrement énervé.
Tout passe par son crible, elle envoie des gens aux
gens qu’elle connaît. Gardienne de nuit, Lydia
crépite sans fatigue, radar émetteur-récepteur d’une
rare acuité.
Plus petite que moi, elle marche vite, presqu’elle
cavale. Je ne comprends pas tout de son américain
ritalo-négro, une langue qui joue avec les mots,
exactement comme elle écrit. Tordre les expressions, retourner les situations, son humour est brutal,
trop puissant pour se rabaisser au cynisme. Son rire
tonne à intervalles réguliers, une bombe qui envoie
valser tout ce qui pourrait gêner le mouvement.
Un jeu de massacre perpétuel, et généreux. Lydia
donne à manger, dans la ville elle est connue pour
ses dîners. Lydia-Lunch, notre mère-pute nourricière.
Ce dimanche-là, voiture en double file, on sonne
en bas de chez elle. De sa rue, on voit la Sagrada
entourée de grues, en construction. Un quartier de
petites vieilles, les touristes ne viennent pas jusquelà. Lydia ne parle toujours pas espagnol, presque
cinq ans qu’elle est là. Elle dit que ça lui fait des
vacances, de ne pas comprendre ce que les gens
disent. Elle sort de chez elle, sa bouche est rouge.
Toujours maquillée, apprêtée, je ne l’ai jamais vue
démaquillée. Elle porte des santiags neuves, qu’elle
a rapportées de Turquie, sous une jupe longue et
noire. Elle a passé la nuit à recoder des photos
pour un livre qu’elle publie aux États-Unis. Elle dit
qu’elle est d’une humeur massacrante, toujours en
rigolant. Sa force formidable n’est jamais menaçante – quand on a la force d’un pitt-bull, quel
besoin aurait-on de grogner ? Un fauve sociabilisé,
amusé de nous voir remuer. En roulant, on passe
dans une rue étroite, Lydia montre une maison qui
lui plaît « quel bel endroit », on n’a pas le temps
d’acquiescer, elle ajoute « détruisons cette putain
de baraque, arrêtons-nous et cassons tout». Encore
son rire. Puis elle me tape sur l’épaule, elle m’appelle « sister », elle m’a appelée comme ça dès la
première fois qu’on s’est vues. Les yeux bleus, la
peau blanche. Gémeaux. Sister. Pourtant, avec elle,
j’ai toujours l’impression d’être un caniche défoncé
qui traînerait avec un molosse. Elle me parle de la
Russie, « sister », est-ce que je sais que Paradoxia et
Baise-moi sont interdits de vente dans un coin de la
7
8
Russie, pour « pure pornographie ». Non, je ne
savais pas. Elle hoche la tête et regarde les rues défiler comme si tout ça nous appartenait et qu’on traverserait le coin en propriétaires, elle répète « pure
pornographie », contentes de nous. Dans mon
anglais incompréhensible, que je parle sans le
moindre complexe, je décrète que, de toute façon,
il n’y a pas grand-chose à attendre des Russes. Elle
hausse les épaules : pas plus qu’ailleurs. Elle dit
qu’elle aime bien la Russie, qu’elle y est déjà allée y
faire des lectures, bon accueil. Il faudrait qu’on y
retourne. Quand on est interdit quelque part, la
logique Lunch veut qu’on en profite. J’élude. Lydia
ajoute : « J’ai regardé sur internet, où est-ce qu’on
pourrait aller habiter, après Barcelone. La Bosnie.
La Bosnie est l’endroit le moins cher de tous. Les
logements, la nourriture, les fringues. La Bosnie,
sister: est-ce que tu pourrais y réfléchir?» La Russie,
la Bosnie, je me concentre sur la conduite en expliquant qu’il y fait froid. « Exactement. Froid et pas
cher. On serait pas bien, là-bas ? »
Arrivée sur la plage, en santiags dans le sable, elle
s’extasie, vite fait « ils ont beau faire tout ce qu’ils
veulent, ça reste beau ». Barcelone et sa plage massacrée – elle a raison, rien n’y fait : ça reste beau et
doux d’y être. « Qu’est-ce qu’elle est bleue, bordel,
c’est étonnant, avec tout ce qu’on déverse dedans
comme merde, toujours aussi bleue. » Puis elle
nous raconte un épisode de Saw et comment la
nuit quand elle a mal aux sinus elle imagine qu’on
les lui extirpe de la tête, son nez accroché à de
gros crochets et on les lui retirerait, à vif. Ça lui
fait du bien de visualiser ça.
Des yeux de gamine. Très bleus. Sa peau intacte.
L’âge hésite à lui passer dessus. Par respect, probablement. Blasée de rien, boxeuse négresse, white
trash, chanteuse et prêtresse, salope et innocente
massacrée, assassine et perverse, douce et extralucide. Il y a une foule dans ce corps-là. En terrasse,
elle commande un cortado et des bravas, puis se
tourne vers moi : est-ce que je veux écrire une préface pour l’édition espagnole de Paradoxia ? Je lui
fais remarquer qu’elle a déjà une préface de Selby.
Elle acquiesce et insiste : pourquoi pas deux préfaces ? Je réponds que Paradoxia est pour moi un
fondamental des 90’s. Aucune esbroufe, ni argot
gratuit, que du jeu et du vice, du mouvement
nourri de speed, bâti en virages concentriques – un
récit sadien, en ce sens qu’il est nourri de sa propre
trouille confrontée, retournée en extases. Ça
dégueule de douleur et ce n’est jamais douloureux
à lire. J’aime les virages qu’elle prend dans ce New
York qui n’existe plus – le flow de ce livre appartient à un autre siècle. Les jeunes putes toxicotes
d’aujourd’hui n’auront plus jamais la musique
électrique comme opium indépassable. Cette
utopie-là gît à côté des autres. Quand on pouvait
être superbe et loser en même temps, seigneur de
la rue et se vomir dessus à l’aube. Lydia sourit à
une petite fille dans sa poussette, elle réfléchit à
9
10
voix haute, elle est passée à autre chose, « Aucun
homme ne m’a jamais frappée. C’est difficile à
croire, non ? Pourtant je leur ai tendu de grosses
perches. » Et elle éclate encore de rire.
Revenue chez moi, ce soir-là, je me replonge dans
Paradoxia. Il y a des livres qui vieillissent vite,
d’autres mal. Et ceux qui au contraire accueillent
le temps comme un élément qui vient les révéler.
Lydia n’écrit pas comme un homme. Trop franche,
trop directe. Madame no bullshit – une intelligence
fluide comme de l’eau, qui se glisse dans le moindre
interstice. Et s’expose puis se faufile au matin en
vidant les portefeuilles de son amant d’un soir.
L’adrénaline est la drogue la plus dure qu’elle prenne.
Frôler la mort, la confronter, vivre avec la douleur
du corps, repousser les limites, au-delà du supportable. Et jouir. Elle écrit le sexe et les hommes virils,
comme personne. Une scène d’amour, l’amant
demande «Est-ce que tu mourrais pour moi?», elle
répond «Non, mais je tuerais pour toi.» Ça me rappelle une interview d’elle, que j’ai gardée accrochée
aux murs des appartements où j’ai habité, des
années, bien avant d’imaginer qu’un jour je sonnerais chez elle pour passer la prendre en voiture. «Estce que vous pensez à vous suicider, parfois? – Jamais,
il y a beaucoup trop de monde que je voudrais tuer,
avant.» Innocents, coupables, victimes, agresseurs:
un seul corps. Tous en elle. Campée sur ses deux
jambes, elle écrit comme elle est : elle cogne, et ça
fait un bien fou. Sa survie rayonnante, sa curiosité
franche, l’attention qu’elle porte aux autres, la clarté
de ses décisions. Et du désir partout, bordé de
colères dures. Sa façon d’être devenue une dame.
À une jeune fille qui lui demande conseil sur
comment écrire, j’ai entendu Lydia répondre: «Ce
n’est pas le trauma qui compte. On a tous des traumas. Ce qui est extraordinaire, c’est ce que tu en
fais.» Ce qui est extraordinaire, ce n’est pas l’inceste,
la prise de risque, les assassins, les grandes villes la
nuit quand on est une petite lascive d’à peine 15 ans,
l’argent volé et les drogues dures, la vitesse et les
baises animales. C’est ce qu’elle en a fait. Paradoxia.
Je t’aime tellement, Lydia, c’est presque douloureux
de te lire – ça me donne envie de vraiment me glisser
dans ta tête, sous ta peau, de ne plus faire qu’une
seule avec toi.
Virginie Despentes, juillet 2011.
Introduction
Dans l’exergue à son livre, qui sert également
d’avertissement, Lydia Lunch nous dit qu’« aucun
nom n’a été changé afin de protéger les innocents. Ce
sont tous des putains de coupables », et je ne peux
m’empêcher de me demander : est-ce que cela
signifie que nous sommes tous globalement innocents ? Si je semble spéculer là-dessus à outrance,
ce n’est pas par jeu, car telle est vraiment ma réaction à la lecture de ce livre extraordinaire. Ceux qui
ont l’habitude d’écouter Lydia déclamer, rager,
et pester contre la société dominée par les mâles,
suivant sa perception des choses, seront surpris –
du moins, je le pense – par sa stricte observance de
la phrase citée plus haut.
En commençant à lire, je m’étais préparé à
une attaque en règle, un assaut frontal contre les
hommes. Quelque part en route, je baissai ma
garde, et une fois ma lecture achevée, je me rendis
13
14
compte que je venais de lire un livre bien écrit, et
non pas un réquisitoire au vitriol contre les
hommes, un morceau de propagande haineuse.
Le premier paragraphe est le suivant : « J’ai été
tellement malmenée par les hommes – un homme :
mon père – que je suis devenue comme eux. Tout ce
que j’adorais en eux, ils le méprisaient chez moi : le
caractère impitoyable, l’arrogance, l’obstination, la
distance et la cruauté, ma nature froide et calculatrice, qui n’entendait que ma propre raison. Inconsciente de ma brutalité et de mon égoïsme à l’égard des
autres, j’étais incapable d’assumer les conséquences
de mon comportement. » C’est une parfaite description du livre.
Je trouve celui-ci fascinant, à plusieurs points
de vue. Par exemple, j’ai vraiment ressenti du plaisir
à la lecture, ce qui est inhabituel, car le plus souvent
je réagis mal aux confessions. La différence principale se situe dans l’écriture. Ms. Lunch ne patauge
pas dans l’apitoiement ou l’autoflagellation. Le
style est simple et direct, sans jamais être plat ou
sans intérêt. Il a requis toute mon attention
d’emblée et l’a maintenue jusqu’à la fin. Je me suis
régalé du style et du merveilleux sens de l’équilibre
de ce livre. Tout compte fait, il n’y a ni victimes ni
coupables, ce qui me ramène à ma spéculation
initiale : en fait, sommes-nous tous innocents ?
Vous vous retrouverez ici face à certains aspects de
vous-même que vous avez éventuellement évités,
et peut-être aimeriez-vous continuer à les éviter.
Si vous avez le courage de lire ce livre avec un
esprit et un cœur ouverts, vous aurez probablement le courage de regarder un peu plus profondément, et plus honnêtement, en vous-même ;
alors, vous vous demanderez aussi, peut-être :
sommes-nous tous innocents ?
Hubert Selby Jr.
Aucun nom n’a été changé afin
de protéger les innocents.
Ce sont tous des putains de coupables.
J’ai été tellement malmenée par les hommes –
un homme : mon père – que je suis devenue
comme eux. Tout ce que j’adorais en eux, ils le
méprisaient chez moi : le caractère impitoyable,
l’arrogance, l’obstination, la distance et la cruauté,
ma nature froide et calculatrice, qui n’entendait que
ma propre raison. Inconsciente de ma brutalité et
de mon égoïsme à l’égard des autres, j’étais incapable d’assumer les conséquences de mon comportement. J’étais égoïste et égocentrique, sans
remords. Un animal mû par l’instinct, marchant à
l’intuition, toujours à la recherche de la prochaine
proie juteuse, insouciante ou crédule. Mon but était
rarement de mutiler ou de tuer, mais toujours de
satisfaire. De me satisfaire. Si c’était aux dépens
de la fierté, de la vanité ou même de l’existence
d’autrui, tant pis. Mes intentions étaient toujours
sincères. Envers moi-même.
19
20
Des jours, des semaines et des mois passés avec
des visages sans nom, dans l’anonymat. Le leur et
le mien. Je m’inventais une foule de personnages
dont les noms variaient au gré de mon humeur :
Stella Dora, Lou Harris, Sheila Reeves, Lourdes
Vega, Lucy Delgado. Je faisais la tournée des bars,
des boîtes, des librairies, des jardins publics, des
salles d’urgence. Je cherchais, au milieu des hommes
perdus, un endroit où je pourrais me perdre moimême. À l’affût, toujours en quête du point faible,
vulnérable… de la faille où je pourrais m’abreuver,
et où je pourrais m’abriter. Un endroit où disparaître et m’exprimer via une multitude de personnalités toutes tendues vers le même but : amener
le prochain micheton à baisser sa garde morale,
financière, spirituelle ou physique, de telle sorte
que je gagne quelles que soient les conséquences.
J’obtenais ce que je voulais: argent, drame, ou sexe.
Ils donnaient toujours librement le plus important:
eux-mêmes. Et ce qu’ils ne donnaient pas, je le
prenais.
J’ai toujours eu une nature masculine. La
plupart des hommes ne supportent pas la compétition, elle les rend fous, complètement cinglés.
Elle les pousse à se défouler. Dominer, lutter pour
garder le contrôle, avec moi, ça ne marche pas.
C’est soit un K.-O., soit un combat à mort. La seule
chose que mon père m’ait apprise, c’est de ne jamais
abandonner, ne jamais se rendre, se battre. Agir
comme un homme. Et même si je les plaignais en
tant qu’espèce, je finissais par être de leur côté, tout
en luttant contre leur sexe. J’y rechargeais ma force
vitale, en même temps que j’y trouvais la voie vers
un état supérieur.
Lenny avait grandi dans une ferme aux environs
de Kitchner – Ontario, Canada –, parmi onze
autres enfants, tous obligés de travailler dur à élever des volailles. Il s’enfuit à 14 ans, dégoûté par
le rude labeur et l’odeur de la merde de poulet. Il
détestait rendre des comptes. Il fit ses débuts en
trichant au billard, en jouant aux cartes et en se
battant dans les bars. À 16 ans, il était déjà tricard
partout où il y avait un juke-box, dans un rayon de
cinquante miles. Il chercha mieux, de meilleures
combines. Il rejoignit l’armée pour pouvoir se tirer
de là. Un bref séjour avant de se faire réformer sans
gloire. Il commença à vagabonder du nord à l’est,
perfectionnant l’art de l’arnaque. Escroc, artiste à
la petite semaine, avec une passion pour les combines de chèques bidons. Il se mit au porte-à-porte:
Tupperware, balais, produits de nettoyage, bibles.
Le porte-à-porte lui donnait accès aux ménagères
esseulées, frustrées, qui s’ennuyaient. Il leur parlait
suave, les accompagnait dans la chambre à coucher,
la cuisine, la salle de bains. Ses mains chaudes
brûlant d’envie de souiller leur chair réticente. Leur
résistance, leurs faibles protestations renforçaient
son désir. C’était un défi : les pénétrer, jouir et fuir,
avant qu’elles ne sachent ce qui s’était passé, qu’elles
21
ne se rendent compte qu’elles avaient été baisées.
Dupées. Dans sa voiture, il avait une carte couverte
de petites croix rouges. Un chien marquant son
territoire. Il n’aimait pas troncher la même femme
deux fois. Mauvais pour les affaires. Et puis, on
ne sait jamais, le mari peut rentrer du travail en
avance.
Il travaillait le matin, passait ses après-midi aux
courses, gagnant assez pour équilibrer ses pertes.
Ce qu’il ne touchait pas aux courses, il l’extorquait
aux cartes, ça lui faisait son argent de poche. Il rencontra Lucy par hasard, parce que Rosalee, la
copine de celle-ci, n’avait pas pu se libérer, un
week-end où elle disait la bonne aventure à la fête
foraine de Lakeside. Je fus conçue par eux un
samedi soir à l’arrière d’une Chevy pourrie. Il était
bourré, elle en larmes. Ils se marièrent six semaines
plus tard. Tel père, telle fille.
22
Je bousillai la Mustang rouge modèle 1967,
à fond sur l’accélérateur, la fendant presque en
deux contre un sapin de vingt mètres de haut,
juste devant la fenêtre de la vieille. Son air choqué…
impayable. Elle en eut presque une attaque. Quelques
secondes trop tard, Al prit les commandes, me cria
de faire marche arrière et de dégager de là avant
que les flics n’arrivent. Il m’arracha du volant, mit
la voiture en marche arrière, à fond la caisse.
Incroyable que cette vieille saloperie marche encore.
Il entra dans son garage, quelques blocs plus loin,
et claqua la porte. Il ne pouvait même pas me
regarder. Il venait de passer trois mois à reconstituer
le moteur et avait dépensé quatre mille dollars à
chiader la peinture et à retapisser l’intérieur. Il
n’aurait jamais dû me laisser conduire. Je venais
d’avoir 13 ans.
Je promis de le rembourser avec mon cul. Il se
retourna, me dit de rentrer chez moi. Il m’appellerait plus tard. Je haussai les épaules et sortis. Je
savais qu’il le ferait. Il était accro. Accro à mon cul.
On baisait ensemble depuis six mois. Je l’avais
séduit sur les marches du presbytère, derrière
l’église du Saint-Sauveur. Il prenait un raccourci
en rentrant du garage. Je tirais sur un joint, je lui
fis un signe. Je savais qui il était.
J’avais déjà couché avec la moitié du quartier :
les deux frères qui vivaient en face, leur cousin,
l’ancien marine au coin de la rue, le vieux qui
tenait le magasin de disques, le caissier de l’épicerie, le gosse qui livrait les pizzas, son grand frère,
quelques-uns de ses amis ; sans compter la moitié
des mecs qui me prenaient en stop, et le petit dealer
d’herbe. Priant toujours que l’un d’entre eux,
n’importe lequel, puisse effacer de ma mémoire le
souvenir poisseux des mains moites de mon père.
Des mains qu’il ne pouvait pas garder dans ses
poches. Qui ne restaient jamais tranquilles ; qui
ne pouvaient pas s’empêcher de peloter, tripoter,
polluer. Des mains qui ne pensaient qu’à une chose.
Des mains… comme les miennes.
23
J’avais appris à son contact comment arnaquer,
voler, manipuler, et convaincre n’importe qui de
n’importe quoi. Des leçons valables, dont je lui
suis reconnaissante. J’avais hérité de sa capacité
à parler doucement avec une langue fourchue, à
naviguer entre l’obsession et la folie, afin d’obtenir
ce que je voulais, quand je le voulais. Quoi qu’il
arrive, comme disait Lenny, avant de crever d’une
crise cardiaque, et de se transformer en cendres.
Fantôme d’un passé qui me hante toujours, il vit
et respire en moi, il se manifeste à travers moi. Mes
mains, son atelier du diable. Mon sexe, sa faim
insatiable. Une faim d’outre-tombe, prénatale.
24
Le bus Greyhound entra dans la gare Port
Authority. Après neuf heures de route nocturne,
l’odeur d’urine fraîche et de sueur rance me cingla
le visage. Je pris le petit sac en cuir qui contenait
tout ce que je possédais et m’ébrouai pour chasser
les seize années précédentes. J’avais quatre-vingtdeux dollars en poche et le numéro de téléphone
de la cousine d’une amie qui vivait sur Bleecker et
MacDougal. Sunny était une hippie de Woodstock,
entre deux âges. Elle vendait de l’herbe pour payer
son loyer. Elle me dit que je pouvais rester chez
elle, pendant trois jours. Ensuite, il fallait que je
trouve autre chose, parce que je contrariais son
business. J’avais assez de couilles pour penser que je
me débrouillerais. Je préférais encore dormir dans
le métro, entourée de clochards et de zombies des
tunnels, plutôt que de rester un jour de plus dans
le nord de l’État de New York, coincée dans un
ghetto de ploucs voué aux émeutes raciales et aux
cas sociaux, où l’idéal du bonheur était 3,2 enfants,
le chien, le chat, la voiture, la camionnette et une
petite hypothèque. Je m’étais enfin échappée.
Cette nuit-là, Sunny suggéra que je jette un
œil à Mothers, sur la 23e Rue entre la 7e et la
8e Avenue. Une boîte assez bizarre, funky, qui a
fermé depuis, et dont la clientèle était composée
de pédés, gens du quartier, musiciens de rock et
quelques travestis glamour, paumés. Tous en train
de s’enfiler de la bière, de la vodka ou du bourbon.
À l’occasion, on se passait un joint, qui parfumait
doucement l’atmosphère aigre et écœurante.
Je choisis ma cible. Il était assez féminin, avec
des cheveux longs, et venait probablement du
New Jersey. Après de nombreux verres, je glissai
mes mains dans son pantalon et réussis à le
convaincre de m’héberger chez lui, en lui faisant
croire qu’il serait récompensé avec des pipes torrides de ma bouche adolescente. Jouant sur ses
fantasmes de se taper une gosse, j’avouai que je
venais de m’enfuir de chez moi, de me libérer de
la prison parentale. C’était ma première nuit à
New York, j’essayais de me caser. Il goba le tout et
me ramena chez lui, sur la 24e.
Derrière une énorme devanture de boutique,
plusieurs petits espaces accueillaient quatre autres
colocataires, des hippies et des joueurs de free jazz.
25
26
Kitty, la fille de Lenny Bruce, venait de déménager, laissant libre un semblant de chambre étroite,
une mezzanine face à la porte d’entrée. Je savais
que je pourrais l’obtenir en un jour ou deux.
Baiser avec le connard qui m’avait amenée pendant
quelques jours, simuler mes règles et m’installer
là-haut… Ça réussit. J’évitais le mec dans la mesure
du possible, m’insinuant dans les bonnes grâces des
autres colocataires grâce à un mélange impressionnant d’arrogance, d’humour et de ruse.
La chambre sous la mienne était occupée par un
couple qui ressemblait de manière frappante à John
Lennon et Yoko Ono. Ils ne faisaient surface que
tous les deux-trois jours pour s’approvisionner en
héroïne ou, s’il n’y avait rien d’autre, en méthadone.
Ils me donnèrent l’information la plus importante,
pour quelqu’un qui arrivait à New York à sec et
presque à la rue : le téléphone d’un médecin du
Bronx qui écrivait librement des ordonnances pour
les Black Beauties, Percodan et Quaaludes1. John
et Yoko insistaient : si je voulais transformer mes
derniers quarante-trois dollars en deux cents dollars
ou plus, il fallait que je prenne un rendez-vous pour
baratiner le bon Doc.
Je commençai en vendant des Black Beauties
à trois dollars la dose dans le jardin public entre
la 23e et la 25e Rue, sur Broadway. Je pouvais
1. Respectivement, les amphétamines les plus puissantes à l’époque,
des calmants (sur ordonnance), et des dopants. (N.d.T.)
fourguer tout mon stock en un ou deux jours,
vendre la saloperie par poignées entières à des
gamins des rues, qui volaient ou mendiaient assez
de fric pour manger une ou deux fois par jour et
planer au moins aussi souvent. Environ deux fois
par mois, je retournais dans le Bronx payer le
médecin, et je recommençais mon trafic dans le
parc. C’était un boulot facile, à l’époque, on pouvait
tenir avec trois ou quatre dollars par jour, si on
savait y faire. De plus, je ne payais toujours pas de
loyer, dans la 24e Rue. Je rentrais chez John et Yoko
quand j’avais besoin de prendre une douche ou de
dormir. Entrer et filer. En espérant qu’ils oublieraient ma présence.
Je rencontrai Will le Malade un jour que je faisais
mes ventes. Will, c’était Tommy Lee Jones jouant
Macadam Cowboy. Crapuleux, hagard, tout à fait
charmant… Il m’apportait du café en me souriant
faiblement et demandait douze Black Beauties.
Un jour, il m’invita à monter dans sa chambre à
l’hôtel George-Washington, sur Lexington Avenue,
près de la 23e Rue. Un lieu de passage miteux pour
les prostituées locales, les sans-abri et les paumés
en tout genre qui débarquaient à New York sur un
coup de tête, et passaient de la déception au désastre.
Will prétendait être le seul résident à plein-temps.
Au moins depuis trois semaines.
Le hall d’entrée décrépit menait à un ascenseur
grinçant qui vous déposait sur du linoléum collant,
27
28
à l’étage que vous n’aviez pas choisi. Tout l’immeuble
puait la mort et la vieillesse, dans un puissant
relent d’eau de Cologne bon marché et de désinfectant. On monta deux étages à pied, les marches
étaient jonchées de mégots, de canettes de bière
vides, et de cadavres de centaines de cafards. J’avais
besoin d’une douche avant même d’atteindre sa
chambre.
La chambre 453 sentait le barbecue et le vieux
cuir. Trois chapeaux de cow-boy noirs, cloués au
mur, encadraient le lit. Une guitare acoustique
cabossée reposait tristement dans un coin, le soleil
se reflétait dans ses cordes. Je lui demandai s’il
jouait. Il haussa les épaules et chanta : I keep a close
watch on this heart of mine… I keep my eyes wide
open all the time… because you’re mine, I walk the
line… Un baryton profond, mélodieux, une voix
qui vous hante. Son répertoire se résumait à Johnny
Cash, David Allen Coe et Charlie Feathers. Il disait
ne se souvenir des paroles qu’en planant. Sa
mémoire s’améliorait avec l’herbe. Il me demanda
si j’avais envie de décoller. Il avait un stick de
skunk mexicaine. Il l’alluma, pompa la moitié du
joint et me le passa. Je ne savais pas qu’il était
trafiqué au LSD.
Je me réveillai avec un coucher de soleil
nucléaire. Le ciel rose comme du sang jetait une
étrange incandescence sur ma peau pâle. J’étais
groggy. Nue. Will suçait lentement mes doigts
de pied. Il me dit de me lever, qu’il faisait soif, et
proposa le Blarney Stone, un bar irlandais à
quelques blocs de là. Ils faisaient un meatloaf
super. Il eut l’air déçu quand je lui dis que je ne
mangeais pas de viande, et m’assura qu’on trouverait quelque chose pour la « petite reine ».
Je passai le week-end avec Will, jouant au
billard et au flipper, fumant des joints, buvant,
prenant un Black Beauty à l’occasion. On avait
besoin de tout le carburant qu’on pouvait trouver pour passer des nuits blanches, déconner et
courir la ville. Il me confia qu’il allait se casser
dans un jour ou deux. Ça faisait presque un mois
qu’il était là et il n’aimait pas rester trop longtemps au même endroit. Un zonard professionnel : Kansas City, St. Louis, Portland, Reno,
Detroit, San Diego, Trenton, Key West, Atlanta,
Georgia… il ne faisait que passer. Il prendrait un
train ou un bus, conduirait ou marcherait mais
lorsque le vent tourne, il faut le suivre… n’importe où. Simplement fuir, se donner du mouvement. Il travaillait au besoin, arnaquait si
nécessaire, volait s’il fallait, tuait s’il se sentait
acculé. Il n’avait pas besoin de grand-chose. Il
m’aimait bien parce que je ne posais pas trop
de putain de questions. Je ne lui demandais rien.
Je m’en foutais, j’inventais mes propres histoires
pour remplir les blancs. Pas difficile, je réinventais
l’histoire de ma vie chaque fois que je la racontais. Ce qu’il ne me disait pas, je n’avais pas besoin
de le savoir. Pas encore.
29
Je le revis deux semaines plus tard. Sur la
couverture du New York Post. Mal rasé, la tête
penchée sur le côté, le chapeau de cow-boy noir
incliné sur un œil, souriant. Le titre disait : « CANNIBALE INTERPELLÉ ! LE MYSTÈRE DU MEURTRE
À L’HÔTEL CHELSEA RÉSOLU ! » Will avait été repéré
dans un hôtel pour vagabonds à El Paso (Texas),
extradé à New York, et questionné. Une jeune
femme avait été tuée autour du premier du mois,
on l’avait retrouvée ligotée et bâillonnée, les doigts
des mains et des pieds ainsi que la joue gauche
dévorés. Will avait débarqué du train Amtrak deux
jours avant qu’elle ne disparaisse. L’inculpation
était en cours.
Will le Malade est toujours à la prison de Riker’s,
en attente d’un appel. Il essaie de vendre les droits
de son histoire. Ça ferait un sacré Film de la
Semaine.

Documents pareils