La techno, histoire courte d`un mouvement d - association lrsh

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La techno, histoire courte d`un mouvement d - association lrsh
« La techno, histoire courte d’un mouvement d’opposition », Fontaine A. & Fontana C.,
in Le Siècle Rebelle, éditions Larousse-Bordas, pp 517 à 518, avril 1999
A la fin des années 80, la musique techno prend son essor dans de grands
rassemblements spontanés : les raves. Importés en Angleterre après le « Summer of love » de
1988 à Ibiza, ces événements gagnent rapidement toute l’Europe du Nord et apparaissent en
France en 1990. Organisés dans un premier temps en circuit fermé, ils ouvrent une brèche
dans laquelle s’engouffrent toutes sortes de personnes qui ne se reconnaissent pas dans les
loisirs que la société leur propose et qui se rassemblent sur le territoire du jeu, de l’imaginaire,
de la transgression : de la fête.
La rave (de l’anglais to rave, délirer), dans sa forme initiale et « idéale », est une fête
totale, extrême, dont les limites sont sans cesse repoussées. La fermeture obligée des clubs
anglais à deux heures du matin contribue largement à son apparition. Organisées
clandestinement, les raves se prolongent jusqu’au matin et parfois sur plusieurs jours,
impliquent un véritable investissement en technologies sonores et visuelles et mobilisent un
nombre de participants qui varie de quelques centaines à plusieurs milliers. Les informations
concernant les fêtes circulent par le bouche-à-oreille et le parcours pour s’y rendre est
annoncé à la dernière minute par l’Info line ou à un point de rendez-vous généralement
indiqué sur le flyeri. Le lieu de la fête, souvent utilisé à contre-fonction, est choisi dans le but
de surprendre. Les danseurs, conduits par des disc-jockeys mais tous acteurs de l’événement,
y font l’expérience brève d’un autre rapport au monde.
L’univers du discours, au cœur de la fête, est remplacé par celui des vibrations et de la
danse. La musique techno apparaît comme un environnement sonore particulièrement propice
à l’altération de la conscience. Elle se présente comme un flux sonore que les danseurs
traversent par de multiples chemins, transportés par un son ou par un autre. Stridents,
sombres, industriels ou planants, ils s’adressent directement au corps, qui devient un moyen
d’expression privilégié. La danse établit une nouvelle forme de sociabilité qui repose sur un
accord tacite autour du plaisir qu’elle procure et la prise de psychotropes, pour beaucoup de
participants, ne fait que déclencher ou accentuer une rupture recherchée avec le quotidien. La
rave est une « contre-réalité », une respiration hors de la réalité sociale. Dans l’acte de
« sortir » se dessine l’ébauche d’une résistance individuelle à un conditionnement urbain
oppressant et les organisateurs de raves, à travers la création d’ambiances ludiques, par leur
pratique du détournement de codes, ont, aux tous débuts du mouvement, une attitude qui
rappelle celle, plus politique, des situationnistes.
Dès 1993, alors que le mouvement techno prend une réelle ampleur en France, la
répression démesurée dont il fait l’objet lui donne une nouvelle orientation. Prenant pour
prétexte la dénonciation de la consommation d’ecstasy dans les raves, mettant en avant, sans
fondement scientifique et à travers un paternalisme redoutableii, la nocivité d’une substance
désormais associée aux fêtes techno, l’Etat, soutenu par une médiatisation hypocrite du
phénomène, condamne des événements qui échappent à son contrôle moral et financier. Les
annulations de fêtes par arrêtés préfectoraux se succèdent tandis qu’en Angleterre, le Criminal
Justice Act, voté le 3 novembre 1994iii, rend ces pratiques illégales et incite les ravers à
rejoindre les clubs.
L’Allemagne, après une courte phase de répression, fait en revanche le choix non pas
d’interdire mais de réglementer sévèrement ces manifestations, obligeant ainsi les
organisateurs de fêtes à emprunter les circuits établis. En France, sur le modèle allemand, la
répression laisse place peu à peu à une récupération « commerciale » puis « éthique » du
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mouvement techno. Beaucoup d’organisateurs de fêtes, finalement séduits par l’aspect
rentable des raves, se consacrent désormais à l’organisation de soirées légales, fades et
lucratives. Ces fêtes dites commerciales ne sont plus réprimées mais encouragées par les
politiques français (qui aimeraient avoir eux aussi leur « Love Parade »iv) et de plus en plus
encadrées. La consommation de drogues de synthèse, après une répression aveugle, est gérée,
sur l’exemple des Pays-Bas mais avec un grand retard, par une politique visant à la réduction
des risques.
Loin de toute logique contestataire, le raver qui participe à ce type d’événement
(régulièrement couvert par les médias), attend passivement, dès qu’il pénètre l’espace de la
fête, d’être « pris en charge » par ceux qui l’organisent. Il compte sur leur efficacité (et est
prêt à payer le prix) pour que l’aventure soit à la mesure de ses désirs et aussi pour qu’aucun
incident ne le contraigne, au milieu de la nuit, à « revenir sur terre ». « Faire la fête » aurait pu
donner une impulsion à l’émergence de nouveaux idéaux, aujourd’hui pour beaucoup, c’est
comme s’offrir un saut à l’élastique…
En réaction au développement exponentiel de la Techno commerciale, un nombre
croissant de personnes franchissent le cap de l’illégalité par l’organisation et la fréquentation
de soirées clandestines.
Les raves parties et les free festivals fusionnent en Angleterre dès 1992, donnant
naissance aux premières tribus techno. Menacées par le gouvernement anglais, les plus
engagées réagissent en reprenant la philosophie DIY (Do It Yourself, « Faites-le vousmême ») et apportent un nouveau souffle à cette culture née dans les années 80. La culture
DIY relie des individus, squatters, travellers, ravers, qui voient leur mode de vie condamné
par le système en place et n’attendent plus rien de leurs représentants politiques ; ils décident
de se responsabiliser en auto-organisant leur survie, en créant leurs événements. Ces groupes
autonomes, qui existent dans la plupart des régions de l’Angleterre, encouragent l’expression
et participent aussi à des actions non violentes dans le but de mobiliser le public sur les
problèmes sociaux et écologiquesv.
Menacés dans leur pays, les travellers s’expatrient et favorisent ainsi le développement
de ce mouvement dans les autres pays d’Europe. Ils émigrent avec leur matériel vers des
contrées plus hospitalières, de l’état de Goa à la baie de San Fransisco et la Techno se répand
rapidement dans de nombreux pays : Europe, Etats-Unis, pays de l’Est, Russie, Israël,
Australie, Japon, Amérique du Sud, Grèce….
En organisant des fêtes « sauvages », sur le principe d’une libre participation et dans
des lieux occupés illégalement, les travellers tentent d’échapper au contrôle et à la main mise
de l’Etat sur tous les événements culturels et festifs. Nomades ou semi-nomades, ils sont
effectivement dans une dynamique d’autogestion.
En Italie, les travellers se réfèrent au discours d’Hakim Bey, un des acteurs de la
contre-culture américaine, qui reconnaît dans la rave une des manifestations possibles de la
TAZ, Zone Temporairement Autonomevi. La TAZ représente un moyen de libérer l’individu
de l’emprise de la société du spectacle, par l’appropriation et l’investissement temporaires
d’un lieu symbolique de l’environnement urbain, et par le recyclage ludique de l’espace.
Si certains aspects du phénomène rave semblent fasciner les théoriciens de la contreculture qui se les approprient en leur donnant une signification politique, ils ne sont
globalement pas exploités par les travellers qui, en France, n’en revendiquent pas la
symbolique subversive et se réfugient plutôt dans la jouissance immédiate que peuvent leur
procurer ces événements. La free partie, comme le teknival qui dure plusieurs jours, sont une
variation de la rave sur le mode du squatt. L’investissement dans la décoration, les lumières,
et dans tout ce qui contribue généralement à créer une ambiance de fête, est la plupart du
temps réduit à sa plus simple expression. La prise de risque, souvent volontaire et valorisée,
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crée un climat de violence latente, qui prend la forme d’expériences limites que l’individu
s’impose, comme pour regagner les pleins pouvoirs sur sa personne.
Le phénomène techno, dans sa version aseptisée, fait aujourd’hui partie de la
production culturelle de masse. Cette « mise aux normes » passe par la médiatisation d’une
scène techno présentable dont les manifestations retrouvent la forme traditionnelle du concert
et dont les acteurs sont désormais identifiables (musiciens ou DJ’s stars d’un côté, public de
l’autre). L’assimilation de la Techno par les autres genres musicaux conduit à une dilution de
son identité. La rave, dont les codes servent même les publicitaires, a largement été détournée
de sons sens et ses partisans ont perdu leur autonomie. Ainsi banalisée, elle ne permet plus
qu’on y projette un imaginaire de transgression. Seuls les « nomades techno » véhiculent
encore un esprit de rébellion. Non conformes, ils subissent en France une sévère répression.
L’action collective des travellers pourtant, ne se situe pas dans la confrontation politique. En
1997, elle se résume souvent à l’organisation de nuits décalées, hors normes et s’enlise dans
une nouvelle forme de marginalité.
Caroline Fontana
Astrid Fontainevii
i
Tract, prospectus illustré qui annonce une rave. Il est distribué gratuitement dans les magasins de disques
spécialisés ou lors des raves et indique le plus souvent un numéro de téléphone qui donne les dernières nouvelles
relatives à un événement, l’Info line.
ii
Jean-Louis Debré, 29/05/1996, 2° séance du débat parlementaire, en réponse à la question d’Ernest Chenière
sur la « lutte contre le trafic de stupéfiants » :
« (…) Un dernier mot sur l’ecstasy et les soirées « raves ». Vous le verrez très prochainement, des instructions
très précises ont été données aux services de police, aux préfets, notamment dans la capitale, pour que le système
répressif se mette en marche, sans complaisance, à l’égard de celles ou de ceux qui organisent de telles soirées, à
Paris mais aussi dans la banlieue parisienne, parce qu’il y a alors danger pour un grand nombre de nos enfants. »
iii
Dans la clause 58, l’Act définit la rave comme « un rassemblement en plein air de 100 personnes et plus
(autorisées ou non à occuper le lieu) dans lequel la musique amplifiée est jouée pendant la nuit (avec ou sans
permission) ». La musique est décrite comme « des sons entièrement ou de façon prédominante caractérisés par
l’émission d’une succession de battements (beats) répétitifs ». L’Act donne aux policiers le pouvoir d’obliger les
ravers à quitter les lieux s’ils jugent que ceux-ci peuvent causer une gêne sérieuse aux résidents locaux. Ils sont
aussi en droit de renvoyer deux personnes et plus préparant une fête, dix personnes et plus qui attendent le
commencement d’une rave, dix personnes et plus qui se rendent à une rave déjà commencée. Ils peuvent
maintenant arrêter ceux dont ils croient raisonnablement qu’ils vont faire une rave, dans un périmètre de cinq
miles, et leur confisquer leur équipement. Un refus de coopérer peut justifier une amende et trois mois de prison.
iv
La « Love Parade » de Berlin, pour sa 9° édition, a réuni, en juillet 1997, près d’un million de personnes qui
ont rapporté des recettes conséquentes à la ville. Jack Lang a suggéré à cette occasion son idée d’organiser en
1998, une Parade à Paris.
v
Sur le mouvement des free parties en Angleterre, voir Mary Anna Wright, Ecsatsy and the Dance culture.
vi
« La TAZ est comme une insurrection qui ne serait pas tournée directement contre l’Etat, une opération de
guérilla qui libère une aire (de temps, de terrain, d’imagination) et puis se dissout pour se reformer ailleurs à un
autre moment avant que l’Etat ne puisse l’écraser. »
Hakim Bey, A ruota libera, Castelvecchi, Roma, 1996
Natella A., Tinari S., Rave off, Castelvecchi, Roma, 1996
vii
Auteurs de Raver, Anthropos, 1996.
3
Astrid Fontaine
7 avenue Laumière
75019 Paris
01.42.03.44.12
Caroline Fontana
165 rue de Rome
13006 Marseille
04.91.48.04.98
Paris, le 9 mars 1998,
Monsieur,
Veuillez trouver ci-joint une disquette et un tirage papier de la version modifiée du
texte « La Techno, histoire courte d’un mouvement d’opposition ».
Conformément à vos souhaits, ce texte intègre plus largement la dimension
européenne du mouvement techno. Les travellers en particulier, sont replacés dans un
contexte anglais.
Nous évoquons la culture DIY parce que les « nomades techno » en sont issus mais
nous n’avons pas cru bon, dans le cadre d’un article court, d’introduire un développement sur
son fondateur dont personne, sur le « terrain », n’a jamais entendu parlé.
Il ne nous semble pas judicieux de développer ici l'opposition rap / techno. Ces deux
mouvements sont très différents et rien ne justifie à nos yeux cette comparaison. Pour qu’elle
soit pertinente, il faudrait la replacer dans une analyse comparative plus globale des multiples
courants musicaux contemporains, ce qui nous engagerait dans un tout autre article.
Il est par ailleurs impossible d’avancer la date d’une première rave mondiale ; mais
nous avons mentionné dans le texte, le « Summer of love » de 1988, qui est considéré comme
l’été des premières grandes fêtes de type « rave ».
Pour limiter les digressions dans le corps même du texte, nous avons introduit 7 notes
de fin de document, en espérant que cela ne posera aucun problème. De la même façon,
concernant la référence au situationnisme, ne pourrait-on pas, puisque l'ouvrage est consacré
aux mouvements d'opposition du XX° siècle, faire un renvoi à l'article ou au chapitre
correspondant ?
Pour parvenir à cette nouvelle version, nous avons pris en compte, dans la mesure du
possible, vos suggestions, sur le fond et sur la forme, et nous avons modifié en conséquence,
un certain nombre de phrases et expressions du texte.
Nous ne souhaitons pas, en revanche, modérer nos propos dans la phrase suivante :
« Prenant pour prétexte la dénonciation de la consommation d'ecstasy dans les raves, mettant
en avant, sans fondement scientifique et à travers un paternalisme redoutable, la nocivité
d'une substance désormais associée aux fêtes techno, l'Etat, soutenu par une médiatisation
hypocrite du phénomène, condamne des événements qui échappent à son contrôle moral et
financier. » En effet, si des informations scientifiques fondées existaient, comme vous le
suggérez, en France à cette époque, elles étaient en tout cas occultées par les médias...
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Toutefois, si vous n'acceptez pas d’intégrer la phrase telle qu’elle, nous vous laissons
le soin de retirer complètement le « sans fondement scientifique », ce qui donnerait :
« Prenant pour prétexte la dénonciation de la consommation d'ecstasy dans les raves, mettant
en avant, à travers un paternalisme redoutable, la nocivité d'une substance désormais
associée aux fêtes techno, l'Etat, soutenu par une médiatisation hypocrite du phénomène,
condamne des événements qui échappent à son contrôle moral et financier. »
D’autre part, nous avons relevé des modifications (changements de terme ou
d'expression) qui ont été intégrées dans le texte que vous nous avez renvoyé sans aucune
indication préalable. Nous sommes en désaccord avec un certain nombre d’entre elles :
« La rave [...] est une fête totale, extrême, dont les limites SONT (et non pas seraient) sans
cesse repoussées. »
« Les danseurs, conduits par des DJ [...] l'expérience brève (et non pas transitoire) d'un autre
rapport au monde. »
Enfin, les expressions « revenir brutalement à la réalité » et « radicalisation
réactionnelle » ne nous appartiennent pas et dénaturent nos propos d’auteurs.
Nous sommes à votre disposition pour d'éventuelles nouvelles modifications. Mais, en
contrepartie, il nous semble légitime d’exiger, même si nous sommes de « jeunes auteurs »
que tout changement dans le texte nous soit soumis avant sa publication.
Nous espérons que vous serez satisfait de cette nouvelle version.
En l’attente de vos nouvelles, nous vous prions d’agréer, Monsieur,
l'expression de nos sentiments les meilleurs.
Caroline Fontana
Astrid Fontaine
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