Le licenciement à l`américaine

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Le licenciement à l`américaine
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Après quatre ans de bons et loyaux services, mon employeur se sépare de moi. Le
projet principal, un magazine, sur lequel j’avais été stagiaire puis embauchée, vient
d’être mis en « coma à durée indéterminée » et mon poste supprimé pour des
raisons financières. En jargon américain passif-agressif, « I was let go ».
J’avais rendez-vous avec le directeur pour parler de ce que je m’imaginais être tout
autre chose donc, même si j’étais au courant des problèmes d’argent de ma boîte
(depuis un an, l’ensemble du staff voit son salaire décliner, un concept qui n’existe
pas en France : des « furlough days ), je suis tombée de haut puisque qu’ils avaient
engagé la procédure de renouvellement de mon visa H1B pour 3 ans, ce qui ne sert
donc plus à rien. Car, en théorie, plus de job = plus de visa = plus le droit de rester
sur le territoire américain. Et en pratique, les options qui s’offrent à moi relèvent
de la mission pratiquement impossible.
Option A= Recontacter mon ex-Américain préféré, négocier un deal à la The
Proposal et perdre le peu de fierté qu’il me reste après m’être faite jeter par mon
employeur.
Option B= Harceler Claire Danes et lui demander si, grâce à son nouveau job à la
télévision, elle peut négocier un sursis pour moi directement avec Homeland
Security.
Option C= Voyager dans le passé comme dans Les Visiteurs et faire en sorte de
trouver un autre employeur dans le monde de la culture qui aurait été prêt à payer
le coût non-exorbitant de mon salaire, le coût relativement exorbitant de mon visa
H1B et, dans un an, le coût extra-exorbitant de ma carte verte, le tout avant même
de me faire licencier.
Option D= Je rentre en France.
Se faire virer, on le montre dans les films américains, et j’ai eu beau le déplorer pour
certains de mes collègues au moment de la crise de 2008 ; quand on le vit en direct,
c’est brutal. Pourtant, j’ai été traitée selon la procédure habituelle aux États-Unis :
pas de préavis, donc ; l’impression soudain d’avoir la peste/d’être une criminelle ;
mon email de travail verrouillé pendant que j’étais dans le bureau du directeur ;
l’obligation de rendre mon badge (adieu les sorties au musée/cinéma gratuites) ;
mais le droit de reprendre ma machine à café et mes 12 pulls (faute à la clim’
américaine) ; et enfin la sortie d’un pas alerte, genre « walk of shame », escortée
par le chef de la sécurité (mais il m’a aussi donné un hug parce, quand même, il était
un peu triste que je parte).
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Sur le coup, je n’ai pas dit au revoir à mes collègues. Because guys, I was a mess. De
toute façon, le bureau du directeur fait partie de l’open space, ils pouvaient donc
entendre tout ce qui s’y passait. Ou comment compiler l’humiliation publique et
privée. Parce que, même si ce n’est pas ma faute, on m’a bien fait comprendre que
mes qualités professionnelles n’étaient absolument pas mises en cause et que l’on
écrirait une lettre de recommandation si besoin, je me suis mise à pleurer. J’ai la
chance d’avoir un extraordinaire support system, ici comme en France, donc ce
n’était pas des larmes de peur ou de colère, c’était le choc lié au fait qu’on ne me
laissait pas le choix, on m’arrachait à ma vie ici, non négociable.
Je me suis retenue le plus longtemps possible et puis, parmi une foultitude de
pensées incohérentes, je me suis rendue compte qu’il faudrait l’annoncer à ma
meilleure amie ici, une New Yorkaise avec qui j’ai traversé toute cette expérience
incroyable, my emergency contact, my Thanksgiving hostess year after year , et
patatras, le flot.
Respire, Marion, respire. Moi qui n’ai jamais approuvé la propension qu’ont les
Américains à partager les moindres détails intimes de leur vie privée au bureau (des
préparatifs du mariage jusqu’aux détails du divorce, en passant par le chat malade,
etc.), je n’avais jamais été aussi vulnérable, malgré moi, devant mes collègues.
Bien sûr, cela faisait partie du scenario qui avait été écrit à l’avance, et le directeur
a aussitôt poussé vers moi la boite de mouchoirs qui était à disposition pas loin.
Sauf que mes employeurs (et visa sponsor) n’avaient pas dû répéter la scène assez
souvent avec une "nonimmigrant alien" dans le rôle principal. Il restait plein de
questions en suspens car ils n’avaient pas considéré l’ensemble des obligations liées
à mon statut particulier (pour info : notifier Homeland Security, annuler mon
renouvellement de visa H1B, me rembourser un billet d’avion aller-simple vers la
France, m’informer sur mon droit de toucher le chômage ou non, la réponse est
non.)
Et de mon côté, je devais appeler mon avocat (de l’immigration). J’aime bien dire
« mon avocat », même si là, encore une fois, cela confirmait le fait que mes
superviseurs étaient des incompétents dans ce domaine car ils auraient dû passer
dès le départ par leur avocat en interne. Nous nous sommes donc mis d’accord avec
le directeur pour que je repasse au bureau la semaine suivante (aux États-Unis, ils
licencient toujours les gens avant le weekend). « See you next week, but I’m gonna
need this back. », il m’a dit. Toujours abasourdie, je lui ai rendu l’enveloppe qui
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contenait ma lettre de licenciement et un chèque à hauteur de deux semaines
d’indemnités, ainsi que les jours de congés payés que j’avais réussi à économiser
(parce que 15 jours de vacances à poser par an, on ne le dit jamais assez, ce n’est
vraiment pas beaucoup).
Je savais qu’ils ne feraient pas machine arrière, mais je voulais essayer de négocier
pour gagner du temps. Car si ma première décision avait été de choisir de rentrer en
France, la décision qui a immédiatement suivi était de faire en sorte de
m’accorderle délai nécessaire pour boucler plus de quatre ans de vie à New York, et
ce, dans les règles, afin de pouvoir revenir ou retravailler sur le territoire américain
sans me faire jeter en prison. Et j’avais une deuxième chance pour tourner
proprement (comprendre, avec moins d’eau salée) cette page de mon expérience
professionnelle à New York. Mon dernier jour (bis !) a été mémorable : quand je suis
réapparue au bureau, soit mes collègues les plus hypocrites me disaient « I am so
sorry » et détournaient le regard, soit mes collègues les plus sympas me disaient « I
am so sorry » et m’offraient un petit sourire triste (mais sincère). Un de mes
supérieurs directs a même fait semblant de ne pas être au courant.
Quand j’avais proposé au directeur de prendre la peine d’organiser mes dossiers afin
que, si un jour ils puissent redémarrer le projet sur lequel je travaillais, ils sachent
où étaient les informations importantes, il m’avait regardée, incrédule, et m’avait
remerciée de cette offre « incredibly generous » ! J’étais donc là pour leur rendre
service (et officiellement toujours une employée au même titre que les autres) mais
j’ai re-eu droit au traitement de choc : une baby-sitter derrière mon épaule lorsque
j’ai eu la permission de consulter rapidement mon email de travail, mais sur le poste
de quelqu’un d’autre puisque mon ordinateur également avait été verrouillé (c’est
limite si on ne m’accompagnait pas aux toilettes). Et quand ils n’ont eu vraiment
plus besoin de moi, à 16h précises, j’ai été convoquée par la comptable qui m’a
informée que le directeur n’ayant pas le temps (le désir ?) de me parler, il fallait, en
gros, dégager le plancher.
Mais cette dernière journée de travail surréaliste (payée, qui plus est) n’était pas
vaine. La fin officielle de mon contrat a été décalée de 11, 78 jours car ils ont eu la
générosité de poser tous les jours de vacances qu’il me restait (j’avais donc bien fait
de me « rationner » pendant plusieurs mois). J’ai fait les démarches et payé le prix
nécessaire pour régulariser mon statut auprès de l’immigration américaine jusqu’à
une date ultérieure de départ définitif qui me convenait (car 11,78 jours, quand
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même, ça passe vite). J’ai fait les mêmes démarches en France pour avoir une
couverture médicale internationale temporaire (car ma couverture américaine
s’arrêtait 5 jours après la fin de mon contrat, et il m’en aurait coûté 500 dollars par
mois de ma poche pour la prolonger). J’ai récupéré ma retraite américaine, le
401(k). J’ai pris mon billet d’avion, aller simple, pour la France. J’ai annulé mon
abonnement à Netflix (un service de vidéos à la demande).
Sur le papier, je suis prête, dans ma tête un peu moins.
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