L`Afrique romaine de 69 à 439

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L`Afrique romaine de 69 à 439
Avant-propos
Toujours Afrique apporte fait nouveau.
Ce proverbe grec1 que Jehan Desanges a emprunté à Aristote (La
Libye toujours apporte du nouveau) pour en faire le titre de son recueil
d'articles – Scripta Minora – rappelle la richesse, mais aussi la complexité d'un tel sujet. Son objet déjà ne se laisse pas aisément définir.
L'Afrique du Nord géographique, entre Méditerranée et Sahara, est
déjà un ensemble complexe qui présente une grande diversité de reliefs et de contextes naturels. Elle ne s'identifie pas à l'Afrique
« romaine » historique ; celle-ci ne recouvre pas une seule unité administrative, mais plusieurs, qui ont varié selon les époques (il y eut
jusqu'à sept provinces distinctes, certaines éphémères, il est vrai). Il
faudrait donc dire les Afriques, comme on dit les Gaules... Mais au sud
de la Méditerranée, à la différence des Gaules, l'histoire de la conquête
s'est étalée sur une longue période et l'appropriation du territoire s'est
faite lentement, et parfois de manière précaire, de l'Ouest vers l'Est.
Les frontières de ces provinces, produits de la conquête ou héritage des
royaumes berbères, en ont été fluctuantes, surtout dans les zones de
contact avec les peuples nomades ou semi-nomades. Et ce que l'on
appelle le limes n'a jamais constitué une « frontière » au sens strict
(limite matérialisée), mais une zone – mouvante – de contrôle et de
contact.
Le cadre chronologique fixé à ce recueil d'études l'inscrit dans une
perspective impériale : après la période de conquête et de pacification
qui induit une politique de colonisation et d'exploitation de l'Africa
(période qui ne concerne pas le programme, mais dont il faut connaître
la teneur), vient le temps de l'organisation dans la durée. Grâce à la
« paix romaine », c'est le temps de la maîtrise des territoires et de leurs
potentiels, le temps des assimilations et de la romanisation, bref de
l'épanouissement de la civilisation. Mais quelle civilisation ? L'histoire
de l'Afrique « romaine », est-ce celle de la domination de Rome en
Afrique ? Ou est-ce celle du contact – voire du non-contact – entre des
peuples d'origines et de cultures diverses ? L'Afrique est terre de très
lointaine occupation humaine et de vieille civilisation ; aussi ne perdra-t-on pas de vue le fait que la culture punique, elle-même durable-
1.
Aristote, Hist. Des animaux, VIII, 28 ; repris par Pline l'Ancien, VIII, 42 : semper aliquid novi
Africam adferre.
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L'Afrique romaine de 69 à 439
ment au contact de l'hellénisme, a profondément modelé l'Afrique1, du
moins en ses franges côtières ; d'autre part que les royaumes berbères
– royaume numide, royaume maurétanien – ont aussi fourni des types
d'organisation centralisée qui ont facilité l'adhésion au pouvoir de type
impérial romain.
Mais la question porte sur l'Afrique romaine. S'agit-il donc d'étudier
les processus de la romanisation ? C'est une problématique délicate et
les écueils de cette recherche sont nombreux. Selon que l'on observe à
l'œuvre la formidable puissance assimilatrice et organisatrice de Rome
– qu'illustrent les nombreux et souvent spectaculaires vestiges urbains – ou que l'on traque les symptomes de la « résistance » à la romanisation, on suit l'écho univoque de Rome ou l'on écoute la voix des
Africains.
Cette interrogation sur la romanisation est au cœur du débat ; on
sait que la romanisation juridique – en prenant soin de distinguer celle
des hommes et celle des cités – ne recouvre pas la romanisation culturelle. Les objectifs, les moyens et les acteurs, les étapes, mais aussi les
limites de la romanisation constituent donc les grands axes de l'enquête, en l'absence de grands soubresauts de l'histoire qui auraient
accentué la part de l'événementiel et qui est ici un peu plus en retrait.
C'est donc le plus souvent à la paix et aux rythmes de vie qu'elle favorise que sont dédiées les approches que nous proposons.
La grande réussite de Rome c'est la civilisation urbaine et la municipalisation, mais ce phénomène ne s'est durablement implanté en
Afrique que parce que ces régions connaissaient déjà, sinon une forte
tradition urbaine comme en Orient, du moins des agglomérations et
des communautés éduquées à la vie collective, grâce aux colonies
puniques héritées du modèle phénicien et aux agglomérations libyques. Longtemps l'historiographie s'est concentrée sur ces villes, vitrines éclatantes de la domination de Rome, avec les monuments représentatifs des différentes fonctions urbaines, le forum, les arcs, porteurs
des messages idéologiques de la Rome impériale, les édifices de spectacle ou encore les thermes. On s'est également, et avec acuité, penché
sur l'évolution juridique de ces cités, leur promotion sous les différents
empereurs, dont on suivait ainsi l'inflexion de la politique. Cette promotion juridique était, en effet, la sanction de leur romanisation – non
l'inverse –, et avant tout de la romanisation des élites. Même après 212
(Constitution Antonine qui accorde la citoyenneté romaine à tous les
hommes libres de l'Empire), ces promotions ont pu exister, tant comptaient pour les cités les titres qui les inscrivaient dans la hiérarchie des
1.
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Pour ne donner que quelques exemples, le modèle urbain avec les institutions qu'impliquait la
gestion collective, ou encore l'agronomie et le souci de mises en cultures rationnelles, sont déjà
des acquis africains avant même que Rome n'impose ses propres modèles.
Avant-propos
communes romaines et qui flattaient leur fierté. Cette municipalisation est essentielle, mais il faut être bien conscient des grandes disparités régionales ; celles-ci sont bien évidemment le reflet d'une emprise
très différente de Rome : ancienne et achevée en Proconsulaire
(surtout du nord-ouest), importante, mais par zones, en Numidie,
diffuse et incertaine en Maurétanie. Il faut donc se demander par
quels moyens, face à quel type de populations, héritières de quelles
traditions culturelle et administrative (traditions monarchiques, ébauche d'organisation « civique », modes de vie en tribus, en gentes...),
Rome a peu à peu diffusé son modèle municipal qui est aussi un modèle de civilisation. Les réactions et les assimilations n'ont pas été les
mêmes partout et, de fait, Rome, très pragmatique, ne s'est étendue
que par zones concentriques autour des pôles déjà acquis et sûrement
maîtrisés. Une vision schématique pourrait faire accroire que Rome a
imposé une civilisation urbaine à des populations de tradition rurale,
cantonnées à un mode de vie traditionnel, quand leur habitus nomade
ne les rendait pas totalement inassimilables... Les choses sont infiniment plus complexes et l'opposition fondamentale n'est pas, en Afrique, entre les urbains et les ruraux, entre le monde de la ville et celui
de la campagne, mais bien plutôt entre sédentaires et nomades ou
semi-nomades. C'est dire que l'une des directions importantes des
recherches récentes est l'étude des différents modes d'organisation et
d'exploitation des terroirs, des éco-systèmes, jusqu'à certaines formes
originales d'économie agro-pastorale.
L'historiographie tient donc compte de ces différentes perspectives
et les approches comme les méthodes sont aujourd'hui renouvelées. On
n'étudie plus seulement les villes romaines d'Afrique au Haut-Empire
(au fameux apogée de l'Afrique romaine), mais on essaye – quand c'est
encore possible – de retracer une évolution, depuis les étapes antérieures à Rome jusqu'aux états tardifs longtemps négligés. On poursuit
l'étude jusqu'au Bas-Empire et à la période de l'occupation vandale, en
montrant que la prospérité se prolonge ou renaît au IVe siècle : cette
période voit en effet l'épanouissement des cités dont la vitalité civique
ne se dément pas. D'autre part, les sociétés sont affectées par une
transformation culturelle essentielle : la progression du christianisme
qui commence à se traduire dans les vestiges matériels comme dans les
faits sociaux. La rupture avec la période de l'occupation vandale n'est
plus considérée comme décisive, d'autant plus que cette conquête est
déjà engagée avant 439. D'aucuns dénient une véritable solution de
continuité et préconisent, faits et documents à l'appui, d'insister sur les
permanences. Mais la date symbolique de la prise de Carthage par le
conquérant vandale marque la limite concrète du programme et les
évolutions postérieures ne peuvent qu'être évoquées. Elles permettent
du moins de mettre les choses en perspective.
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L'Afrique romaine de 69 à 439
Les sources de nos connaissances se sont considérablement diversifiées et enrichies ; l'étude de l'Afrique du Nord, précocement initiée à
la faveur de l'occupation coloniale, se garde désormais prudemment de
tout a priori idéologique, comme cela avait pu conditionner, au XIXe et
encore au XXe siècle, la première approche scientifique, notamment
française. Elle garde cependant le mérite d'un grand nombre de dégagements, d'élaboration de collections archéologiques et d'établissement
de cartes (notamment par les services de l'armée).
La recherche s'internationalise également et les études sont ainsi
enrichies : on soulignera, entre autres, la part essentielle de l'historigraphie italienne (en particulier en Tripolitaine, ce qui s'explique aussi
par des raisons historiques) et les importantes études anglo-saxonnes
qui portent sur les systèmes d'échanges, les productions, et les exportations africaines vers la Méditerranée. L'Afrique est ainsi replacée au
cœur du système économique – et politique – méditerranéen.
Sources littéraires, épigraphiques, extrêmement précieuses et qui
s'enrichissent chaque jour, archéologiques et numismatiques se combinent pour permettre de brosser un portrait nuancé et multiforme de
l'Afrique romaine antique. On peut aussi recourir aux comparaisons et
rapprochements avec d'autres provinces, occidentales comme l'Espagne ou les Gaules, ce qui est toujours éclairant pour souligner les
convergences, ou faire valoir les originalités.
La question se pose, en effet, de la spécificité de l'Afrique dans l'Empire romain ou au contraire de sa représentativité au sein des éléments qui forment ce tout, même si l'on sait qu'il n'y a pas de modèle
« romain » unique. On sera donc attentif à repérer les traits spécifiquement africains, les rythmes et les évolutions qui sont propres aux
régions maghrébines, pour des raisons variées (climat, géographie,
histoire des peuples, ethnologie...). Ainsi de ce fameux « retard africain » dont on a cru qu'il constituait un symptôme d'originalité, mais
qu'il faut sans doute nuancer selon les domaines et les enjeux considérés. L'Afrique fut, à travers trois siècles d'une paix quasiment uniforme, un ensemble de provinces particulièrement prospères et pleinement intégrées à l'orbite de Rome (du moins Numidie et
Proconsulaire). Rome a pu dès lors faire valoir tous les bienfaits d'une
administration souple et de sa civilisation, même si nous savons que
celle-ci, produit d'une rencontre, doit plus exactement être considérée
comme « romano-africaine ». Ainsi l'Afrique se rattache-t-elle par tous
les aspects qu'envisage l'enquête historique – institutions, société,
économie, vie culturelle et religieuse – à un mouvement général de
l'histoire de la Méditerranée.
Les articles que nous avons rassemblés tiennent compte de ces deux
grands axes d'étude que sont la romanisation et la christianisation.
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Avant-propos
Mais il faut tout d'abord présenter les sources de nos connaissances.
L'exposé sur les sources littéraires, où chaque auteur fait l'objet d'une
notice synthétique, est proposé par Marie-Pierre Arnaud-Lindet. Ces
sources, même si nous ne disposons pour les trois siècles considérés
d'aucune histoire continue de l'Afrique, sont riches. Quelques grandes
figures dominent comme Apulée et les grands écrivains chrétiens que
sont Tertullien, Cyprien de Carthage et surtout Augustin. Les textes
littéraires sont toujours à utiliser avec circonspection, car ils sont les
produits d'un auteur – formé donc aux techniques rhétoriques – qui
répond à des objectifs et écrit pour un public donné. M.-P. ArnaudLindet insiste sur l'apport des écrivains chrétiens de langue latine :
cette littérature-là, essentielle pour l'étude de l'histoire et de la pensée
du christianisme naissant, est apparue en Afrique.
Les documents épigraphiques n'ont pas fait l'objet d'un exposé théorique ou d'une typologie abstraite : c'est un choix d'exemples variés,
traduits et commentés par Jean-Marie Lassère qui a été adopté comme
mode de présentation. Ainsi peut-on appréhender concrètement l'apport de ces textes qui constituent des documents de première main,
mais dont l'interprétation pose parfois problème. On y trouvera bien
des aspects de la vie et de l'histoire des provinces africaine : institutions et vie municipale, société et famille, religion. D'autres articles du
recueil proposent des exemples d'inscriptions à l'appui de l'exposé
historique, par exemple celui de Monique Dondin-Payre sur le gouvernement de l'Afrique, ou encore les articles d'Agnès Groslambert sur les
dieux orientaux ou sur l'évergétisme « religieux » à Lambèse, qui
donnent en substance le contenu des inscriptions rassemblées sur le
sujet. On y mesure toute la richesse documentaire des textes épigraphiques.
L'apport des sources archéologiques est illustré par deux spécialistes
des recherches sur le terrain, Véronique Brouquier-Reddé et Éliane
Lenoir, qui peuvent témoigner de l'extraordinaire développement des
enquêtes sur les vestiges, les sites et même l'environnement antiques.
Elles proposent d'abord un historique des fouilles et de la redécouverte
du Maroc antique. Puis elles rappellent les profits que l'historien peut
tirer de l'enquête archéologique : bien des aspects de la vie des hommes,
et non seulement la vie matérielle, peuvent être restitués et l'étude de
ces realia éclaire d'un jour saisissant les enseignements tirés des textes.
Quant à l'historiographie de l'Afrique antique, qui n'a fait pas l'objet
d'une enquête spécifique, on en rappelera l'importance méthodologique, comme le fait François Bertrandy en tête de son exposé sur « La
Confédération cirtéenne ».
Les questions institutionnelles, qui ont été les plus largement étudiées par les chercheurs (on songe à l'apport décisif de Jacques Gascou,
de François Jacques et, pour le IVe siècle, de Claude Lepelley) sont ici
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L'Afrique romaine de 69 à 439
illustrées par deux études de synthèse. L'une, générale, de Monique
Dondin-Payre sur « Le gouvernement de l'Afrique romaine », clarifie
les étapes et les moyens par lesquels Rome a organisé sa domination
en Afrique du Nord. L'autre, de François Bertrandy, s'attache à une
entité régionale originale, la fameuse « confédération cirtéenne », dont
l'organisation spécifique illustre les différents modes de gestion que
Rome a pu mettre en œuvre pour s'adapter aux situations locales.
La société, dont les études actuelles affinent l'étude (en particulier
celle des différents sous-ensembles, solidarités professionnelles ou
culturelles, associations diverses...) est abordée dans l'article synthétique de Jean-Marie Lassère. Cet aperçu est à compléter par certains
textes de son choix d'inscriptions (sur la famille et les esclaves, en
particulier). Mais toutes les études qui portent sur la vie religieuse
éclairent également les choix culturels et spirituels des populations
africaines : certaines choisissent des angles d'attaque plus étroits,
comme les religions orientales, par exemple à Lambèse (Agnès Groslambert), ou les cultes isiaques, dont on peut repérer la diffusion en
Afrique grâce aux ex-voto, offrandes ou dédicaces (Jean-Louis Podvin).
Si ces cultes apparaissent relativement marginaux par rapport à
l'ensemble des piétés païennes, cultes romains traditionnels ou cultes
« africains » (on rappelera ici l'apport magistral de Marcel Le Glay) qui
motivent les romano-africains, ils sont cependant révélateurs des
contacts entretenus par des Africains avec le reste de l'Empire et en
particulier l'Orient ; peut-être aussi, simple hypothèse, peut-on lire en
creux, dans cette faible diffusion même, la satisfaction des besoins
spirituels des Africains assurée dans leur propre contexte culturel.
Mais c'est surtout la mutation religieuse essentielle que constitue le
christianisme qui focalise l'attention en Afrique dans le cadre chronologique envisagé. L'évocation des sources littéraires qui exaltent les grandes figures de la littérature latine chrétienne (voir la contribution de
Marie-Pierre Arnaud-Lindet) peut faire croire à un christianisme triomphant très tôt en Afrique et à un succès que confirme l'aura des martyrs
chrétiens des IIe-IIIe siècles. Mais il semblerait que le christianisme se
soit, en fait, lentement diffusé en Afrique, en partie du fait de l'importance des villes1. Les élites urbaines, attachées aux valeurs de l'Empire, sont de celles qui restent le plus longtemps fidèles aux cultes
romains et continuent, en particulier, à observer le culte impérial. La
grande figure d'Augustin, lui-même assez tardivement converti, peut
illustrer la complexité, donc les lenteurs, de cette évolution. C'est tardivement encore que les villes voient se transformer leur paysage urbain
sous l'effet de la nouvelle foi et que les campagnes livrent des vestiges de
1.
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On souligne parfois que les premiers martyrs connus venaient du milieu rural (Scillitains et martyrs de 203).
Avant-propos
la diffusion de cette foi (nécropoles, baptistères) : l'article de François
Baratte présente le monument qui matérialise et symbolise cette révolution spirituelle, la basilique chrétienne.
Enfin, si l'Afrique a été l'une des plus riches provinces de l'Empire,
elle le doit, certes, aux effets de la paix romaine, mais aussi à une
exploitation efficace et diversifiée des potentiels agricoles et artisanaux. Rome avait intérêt à ce que l'Afrique produisît le blé qui nourrissait l'Urbs (système de l'annone) mais d'autres produits furent exploités et valorisés pour l'exportation, comme le montre Nicolas Tran, en
particulier à la lumière des enquêtes archéologiques récentes (études
de céramologie). L'Afrique apparaît ainsi au cœur d'un monde méditerranéen, partenaire économique privilégié de Rome-capitale, et en prise
sur les grands courants d'échanges du monde occidental mais aussi
oriental. La place et le poids de l'Afrique dans l'équilibre général de
l'Empire peuvent être ainsi appréciés.
La problématique principale est, on l'a dit, celle de la romanisation.
Mais qu'appelle-t-on romanisation ? Et les Africains des premiers
siècles avaient-ils conscience d'être « romains » ou « romanisés » ? Le
choix des noms et le protocole onomastique sont des indices de cette
romanisation ou au contraire de ses limites, comme le rappelle Monique Dondin-Payre dans son étude sur « Dénomination et romanisation.
Une onomastique africaine ? ». Même s'il y a eu adoption du système
onomastique romain et donc tendance à l'uniformisation, cela n'a pas
empêché le maintien d'une tradition indigène, notamment sensible
dans l'expression de l'ascendance. Sa démonstration plaide donc pour
une cohabitation des systèmes plutôt que pour l'éviction de l'un par
l'autre. Ces observations nuancées ne dénient pas cependant à Rome
son immense apport. Pour des siècles, Rome a façonné le visage de
l'Afrique : ainsi « Les arts figurés en Afrique », comme le montre François Baratte, portent la marque de Rome. Certes, on a pu plaider pour
un art et, à juste titre, pour une civilisation « romano-africaine »
(expression employée par Gilbert-Charles Picard). On a également
induit d'une certaine tendance à l'expressionisme la notion de
« baroque africain ». Si une telle tendance est sensible chez un auteur
brillant comme Apulée, il est certain que l'éducation et la culture des
Romains d'Afrique ne différaient en rien de celles des « purs » Romains : « La vie culturelle et littéraire de l'Afrique romaine » qu'étudie
Catherine Salles prouve en tout cas que les Africains (des cités) ont été
très attachés aux valeurs de la culture, la plus classique qui soit. Et
l'adoption de cette culture est un signe éminent de romanisation.
Même une communauté comme celle des Juifs, isssus de la diaspora,
s'est fondue dans la population locale (contribution de Mireille HadasLebel) et les occasions d'affrontement avec les autorités romaines ont
été moins nombreuses qu'avec les chrétiens, beaucoup plus intolérants.
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Enfin, les signes les plus avérés de la romanisation sont l'adoption des
modes de comportement civiques et les aspirations politiques : ainsi
l'évergétisme, si caractéristique de la cité antique, est-il un bon terrain
d'observation. Certes l'article d'Agnès Groslambert l'étudie ici à Lambèse, colonie liée à un camp, celui de la IIIe légion Auguste, et dont la
population est forcément très romanisée. Mais d'autres communautés
connaissent la pratique de la pollicitation (promesses de dons par un
personnage engagé dans la vie publique), comme l'atteste l'épigraphie, ce
qui témoigne de pratiques sociales « romaines » et de modes de fonctionnement collectifs qui prédisposent à l'adoption du système municipal.
Mais être notable dans sa cité et se comporter en évergète, donc en
bienfaiteur, n'était pas la seule ambition qui pouvait animer les Africains ; celle d'une carrière à l'échelle de l'Empire, et pas seulement
dans leur petite patrie, était aussi le débouché espéré et atteint par un
certain nombre des représentants des élites des cités africaines.
L'étude de Christophe Badel sur « Les sénateurs africains dans l'Empire romain » montre que l'Afrique a su former des hommes de culture
qui ont ambitionné de hautes dignités et gravi les échelons de la hiérarchie jusqu'à intégrer la « noblesse » d'Empire, voire accédé au sommet de l'État (l'empereur Septime Sévère). En retour, ces sénateurs
d'origine africaine ont pu favoriser leur patrie d'origine grâce à leur
réseau de relations et ces retombées furent importantes pour l'Afrique.
Certes, l'évolution prouve une inflexion de la tendance au Bas-Empire
et une certaine forme de repli des clarissimes (titre des sénateurs) sur
les carrières locales. C'est encore souligner que les phénomènes sur
lesquels la documentation nous éclaire ne sont valables qu'en leur lieu
et temps et que le souci des évolutions différenciées, voire des décalages chronologiques, doit impérativement rester présent à l'esprit tout
comme celui des disparités régionales.
L'étude de l'Afrique « romaine » est donc une riche et complexe question qui permet d'appréhender à la fois la puissance assimilatrice de
Rome, et son habile pragmatisme, tant elle chercha, dans l'ensemble1,
à dominer sans écraser, suscitant l'adhésion plus qu'elle ne l'imposait.
Elle sut notamment multiplier, en Afrique, des modes d'organisation et
des systèmes d'exploitation ou de contrôle diversifiés et originaux, en
fonction des données locales. Or le terrain était fertile où Rome a
planté les germes d'une longue prospérité et tous les habitants de
l'Afrique ont contribué à forger cette « civilisation romano-africaine ».
Bernadette Cabouret
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On tiendra compte, bien sûr, du cas de la Maurétanie, jamais réellement dominée.