Extrait de «Quatrième guerre mondiale. Faire mourir et faire croire

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Extrait de «Quatrième guerre mondiale. Faire mourir et faire croire
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Extrait de «!Quatrième guerre mondiale. Faire mourir et faire
croire!»
Éditions du Rocher 2004
Guerre de simulation et scepticisme de masse
Plus de deux ans après le 11 Septembre, le marketing U.S. de la guerre est-il devenu
inefficace quand il ne s’adresse pas à son public domestique ? La réponse implique
d’examiner à la fois les changements de circonstances, la transformation l’appareil de
propagande lui-même et des tendances plus lourdes.
En 2003, le jeu médiatique s’est joué à trois : a) des médias U.S. dont certains ne
cachaient pas leur volonté de soutenir l’effort patriotique et des journalistes (pas
nécessairement américains) « embedded », c’est-à-dire « intégrés » ou « incrustés » dans
des corps de troupe. b) al Jazira et autres chaînes « arabes » qui fournissaient les images
que les Américains voudraient éviter de voir circuler : victimes civiles, visages de
prisonniers de la Coalition, hélicoptères abattus… et c) des journalistes non « intégrés »
comme les Français qui transmettent de Bagdad. Ils étaient pris entre les mises en scène
que leur proposaient leurs accompagnateurs irakiens et l’horreur qu’ils constataient.
Le contrôle dans « la guerre des images » portait sur trois points au moins
-
La crédibilité des sources (quels discours venant de quel bord est relayé? de quelle
façon ? au conditionnel, avec sympathie, avec un commentaire soulignant qu’il
pourrait bien s’agir de propagande ? quelle est la part des rumeurs ? qui vérifie
quoi ?).
-
La tonalité générale des commentaires dont le choix du vocabulaire. Des mots comme
« choquer et sidérer », « décapitation », « enlisement », « le camp de la paix »,
« résistance », voire un simple article comme dans « les » Kurdes ou « les » Shiites,
tout cela n’est certes pas neutre. Or, à la télévision surtout, le commentaire dirige la
lecture de l’image
1
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-
L’impact émotionnel de ces images, source d’une casuistique. Où commence la
violence d’une image ? Faut-il montrer des prisonniers, des morts, comment ? Les
réponses reflètent différences idéologiques ou culturelles. Ainsi, les U.S.A. respectent
un tabou : aucun mort américain visible. Quand la télévision irakienne montrait en
Mars 2003 des G.I. capturés sans dissimuler leurs noms ou leurs visages, cela était
dénoncé comme un crime sanctionné par la Convention de Genève1. Les télévisions
« arabes » comme al Jazira n’hésitèrent pas à montrer ces images de l’humiliation de
l’Occident, comme elles montrent des images de la souffrance ou de la mort de
Palestiniens. Mais une chaîne comme BBC International présentait les prisonniers
sans brouiller leur visage. Aux U.S.A. des chaîne câblées « ethniques », par exemple
philippines ne respectaient pas le même code que les majors.
Ce sont des symptômes du décalage entre l’universalité des techniques, des modes de
consommation et des médias d’une part, et d’autre part le particularisme exacerbé des
grilles d’interprétation et des valeurs. Si l’unification se heurte aux besoins d’identité,
cela se manifeste d’abord par cette réception hétérogène voire inconciliable des mêmes
messages.
La guerre de l’information U.S. se heurtait aussi à d’autres effets.
a) Ce fut d’abord l’effet « pistolet fumant », la quête de l’arme du crime, au succès très
relatif. En termes de guerres des médias, il fallait passer de la qualification (l’équation
« Saddam ou Milosevic = Hitler » s’appuyait sur l’interprétation de faits connus de
tous) à la preuve du crime virtuel (les A.D.M.). Donc passer de l’interprétation des faits
visibles à la croyance en un péril invisible et latent : l’ennemi pourrait menacer le
monde. Or, en Février 2003, devant l’Assemblée Générale de l’Onu, malgré sa panoplie
technologique, imagerie satellitaire et écoutes, et en dépit d’une mise en scène soignée,
Colin Powell ne convainquit que les convaincus, ou plutôt que les Américains.
1
D’où la controverse quand les télévisions ont montré des images de Saddam Hussein transformé
en clochard hébété, alors que les autorités américaines affirmaient qu’il serait traité conformément
à la convention.
2
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b) L’effet d’annonce : les U.S.A. se sont intoxiqués avec une image hollywoodienne de
leur future victoire et des foules en liesse qui allaient les accueillir.
c) L’effet de contraste. L’étalage de la force et de la technologie face à l’image des
perdants humiliés
d) L’effet symbole. La télévision tend à identifier une Cause à une personne, et à faire
de chacun le porteur de significations qui le dépassent. Un prisonnier U.S. qui a peur et
c’est toute la puissance U.S. qui est bafouée. Un Irakien fouillé à genoux se transforme
en symbole de l’humiliation pour des millions d’Arabes.
e ) Avec le recul, s’ajoute un dernier effet, de répétition. Après les médiamensognes de
la première guerre d’Irak, la révélation des mises en scène de 2003 réactive des
souvenirs. Elle nourrit la conviction générale que la réalité des guerres est toujours
falsifiée.
Car trucage pour trucage, ceux de 2003 n’ont rien à envier à ceux de 1991. Les deux cas
les plus connus sont la chute de la statue de Saddam au cœur de Bagdad2 et l’affaire
Jessica Lynch3.
Dans le premier cas, des photographies en plan plus large montraient à la fois le faible
nombre des manifestants et la mise en scène de la liesse populaire. Dans le second, la
soldate blessée par balle et recueillie dans un hôpital irakien fut filmée durant sa
libération nocturne par des commandos dotés d’armes à visée infra rouge. Les cassettes
de l’opération largement distribuées font de la jeune fille une icône nationale. Une
soirée spéciale lui est consacrée sur N.B.C en Octobre 2003. C’est un docu-drama, avec
assistance logistique de l’armée contre caractère patriotiquement correct du scénario. En
attendant que sorte en 2004 le vrai film, toujours dans la plus pure tradition de
coopération entre Hollywood et le Pentagone4.
2
Jessica Lynch : le mensonge de trop, Le Nouvel Observateur, Semaine du jeudi 14 août 2003 n°2023
3
http://www.nouvelobs.com/articles/p2023/a211645.html
4
Voir le chapitre de M. Valantin sur ce sujet dans La guerre cognitive, ouvrage collectif, Lavauzelle
2002
3
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Pourtant, une enquête de John Kampfner du Guardian, reprise dès le 18 mai par BBC,
avait révélé que l’héroïne n’avait pas été blessée par balles mais était victime d’un
accident de la route, qu’elle avait été bien traitée et surtout que l’hôpital avait été
abandonné par toute présence militaire quelques jours avant que les commandos U.S. ne
se livrent à leur kriegspiel à la Rambo. Mieux : les médecins irakiens auraient
vainement cherché à rendre Jessica à un check point U.S. Pas malhonnête pour deux
sous, la vraie Jessica Lynch reconnaît d’ailleurs les faits dans une interview à Time5.
Tandis qu’une partie de l’opinion résiste à tous les démentis des faits, nombre
d’Américains (et à plus forte raison de non–Américains) sont de plus en plus persuadés
que les médias leur mentent systématiquement. Ils soupçonnent partout le travail des
professionnels du spectacle. Les controverses sur les A.D.M. et sur l’enlisement en Irak
provoquent des doutes en cascade : sur les raisons de la guerre, sur son opportunité
stratégique, sur sa préparation de l’après-guerre. Clemenceau disait qu’il est permis de
philosopher sur la notion de vérité en politique, mais que cela n’empêche pas qu’en
1914, l’Allemagne a envahi la Belgique, pas l’inverse. Nous avons perdu cette heureuse
simplicité. Comme nous nous sommes éloignés de l’idée d’un monde commun des faits
avérés sur lesquels les témoins de bonne foi pouvaient se mettre d’accord
L’appareil de simulation
Est-ce un simple échec de la propagande U.S. ? Elle repose sur une structure complexe,
à la fois décentralisée, privatisée et imbriquée aux réseaux idéologiques. Pour en
comprendre le fonctionnement, il faut signaler ses différents organismes :
- Le sous-secrétariat d’État pour la diplomatie publique et les affaires publiques
longtemps dirigé par Charlotte Beers, maintenant démissionnaire (voir chapitre suivant).
Diplomatie Publique6 est l’euphémisme officiel pour propagande
- Le Bureau de communication globale (Office of Global Communication, OGC) dont
G.W. Bush a révélé l’existence en Janvier 2003. Sa mission est d’assurer la coordination
des messages, de « prévenir les malentendus » et de « coordonner les efforts pour parler
5
6
The real story of Jessica Lynch, Time 17 Novembre 2003
Voir chapitre suivant pour tous les organismes plus spécialisés dans les tâches dites d’influence.
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au monde des États-Unis et de ses buts »7 L’OGC est dirigé par Tucker Eskew, qui
travaille en lien avec les « communicants » de Blair. Le Times de Londres affirme que
l’OGC aurait disposé d’un budget de 200 millions de dollars pour ses actions antiSaddam. Pour n’en prendre qu’une, illustration, l’OGC a publié sur le site de la MaisonBlanche un document intitulé Apparatus of lies., excellent exemple de
« métapropagande », c’est-à-dire d’accusations de propagande destinées à disqualifier
tout discours adverse. Selon Apparatus, publié deux mois avant l’offensive, les Irakiens
avaient délibérément placé des sites militaires près des hôpitaux ou des écoles ce que
prouveraient des images satellite. Par ailleurs Saddam aurait fait repeindre les autobus
civils en couleur kaki afin de les désigner comme objectifs aux bombardements U.S. et
de susciter des dommages collatéraux. Apparatus insistait également sur les méthodes
de dissimulation par Bagdad de ses A.D.M. : la façon dont Saddam intimidait ses
propres savants pour les empêcher d’avouer où étaient les fameuses armes en
constituant une preuve supplémentaire. Une conclusion s’imposait: moins on trouverait
d’armes en Irak, plus ce serait la preuve qu’elles existent. Et plus nous verrions de
victimes civiles, moins il faudrait y croire.
-
Les brigades de psyops (opérations psychologiques) de l’armée américaine et la
direction des opérations spéciales du Pentagone. Celle-ci a récemment fait projeter aux
journalistes le film « La bataille d’Alger », brûlot anti-impérialiste de G. Pontecorvo
décrivant l’action des parachutistes français dans la casbah en 1957, histoire de
suggérer quelques comparaisons ou de tirer quelques leçons.
- Des structures plus ou moins formelles ou des groupes d’experts plus ou moins
discrets (spécialistes autour de Rumsfeld, sous-secrétariat adjoint aux plans spéciaux du
Pentagone, structures militaires dites « d’influence »)
-
Pour mémoire, il faut citer l’OSI. Au moment de la guerre d’Afghanistan, la
presse s’est émue de la découverte d’un bureau « de désinformation » du
Pentagone, l’O.S.I. (Office d’Influence Stratégique)8 créé en Novembre 2001.
En Février 2002, James Dao et Eric Schmitt du New York Times révèlent que
le Pentagone avait imaginé, entre autres innovations de l’après 11 Septembre,
7
Il profitait des expériences de l’OSI et de celle du Coalition Information Center qui fonctionnait
pendant la guerre d’Afghanistan. Son rôle officiel était : « d’influencer la couverture de la campagne
par les médias ».
8
Le Monde du 27/02/02 p 3 « Le bureau de désinformation du Pentagone est supprimé »
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ce nouveau service chargé de fournir des données « éventuellement fausses »
aux médias, au public et aux dirigeants du monde entier. Le but aurait été
d’influencer l’opinion, surtout européenne, en faveur de l’effort de guerre et de
combattre la montée des sentiments anti-américains dans le monde. Son budget
aurait été de plusieurs millions de dollars et la panoplie de ses actions aurait
inclus aussi bien des opérations « blanches », assimilables à des actions de
relations publiques pro-américaines, jusqu’au « noir du noir », selon
l’expression d’un inévitable « membre important du monde de l’intelligence
parlant sous couvert de l’anonymat ». Le « noir » ? Sans doute en opérations
de desinformatzia à la soviétique avec fausses allégations, fausses preuves,
relais détournés pour les faire parvenir à la presse de façon apparemment
neutre… Tout cela au conditionnel, car, en dehors du bout de phrase reproduit
par le New York Times : « provide news items, possibly even false ones …to
influence…friendly and unfriendly countries » (fournir des données
éventuellement fausses…à des pays ennemis et même alliés), nul n’est en
mesure de démonter ce que l’OSI faisait exactement. Ces révélations tombaient
en même temps que des articles sur la collaboration entre le Pentagone et
Hollywood pour produire des émissions de téléréalité patriotiquement
correctes. D’où un grave débat moral: quand on lutte contre l’axe du mal est-il
licite de mentir à son opinion publique, sinon à l’opinion tout court ? G.W.
Bush fit savoir qu’il n’était au courant de rien et Donald Rumsfeld, qui
affirmait également avoir tout appris dans la presse, déclara qu’il était hors de
question de mentir à des alliés. Et l’OSI fut dissout. Peu avant qu’apparaisse
l’O.G.C.
Les structures d’État sont relayées par des institutions privées. Ainsi :
-
Le Comité pour la Libération de l’Irak (CLI), lié au Project for a New
American Century néo-conservateur et au CPSG (Comité pour la Paix et la
Sécurité dans le Golfe) qui dès 1998 appelait Clinton à intervenir pour
renverser Saddam
-
La toute récente branche européenne du CLI avec à sa tête un ancien Premier
ministre suédois et nombre d’hommes politiques de l’Europe de l’Est (la
« nouvelle » Europe chère à la diplomatie américaine).
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Il faut aussi compter avec des sociétés privées de relations publiques comme Benador et
Rendon qui méritent aussi une brève description.
Benador ou les escort boys de l’idéologie
La très influente Madame Eleanora Benador à travers ses bureaux de New York,
Paris et Londres exerce une profession difficile à décrire. Entre agent littéraire,
impresario, attachée de presse, groupe de pression et agence d’escort boys
idéologiques. Elle gère les apparitions publiques d’environ trente experts spécialisés
dans les questions militaires et le Moyen-Orient.
C’est une sorte de Bottin Mondain du parti de la guerre. L'ancien secrétaire d'État de
Reagan, Alexander Haig y côtoie James Woolsey, ex-directeur de la CIA. Charles
Krauthammer, le néo-conservateur, grand chroniqueur du Washington Post voisine
Michael Ledeen de l'American Entreprise Institute,. Nombre de « bénadoristes » se
retrouvent aussi bien à American Entreprise qu’au Washington Institute, également
néo-conservateur ou au Middle East Forum
Une des vedettes de l'écurie Benador est le Dr. Khidhir Hamza , un exilé qui a
travaillé sur le projet de bombe irakien. Avant la guerre d’Irak, il a fait une véritable
tournée des grands journaux et des plateaux de télévision pour expliquer pourquoi les
inspections de l'Onu ne pouvaient pas découvrir le programme nucléaire de Saddam :
le dictateur avait tout dissimulé dans de petites unités de recherche souterraines, mais
il était sur le point d'avoir la bombe. L’agence Benador a tenu nombre de réunions
pour la presse et les experts avec plusieurs de ses vedettes pour promouvoir l’attaque
contre Saddam et critiquer la France.
Dès avant la guerre, les interventions des "Benadoristes" pointaient dans le même
sens : intervention préemptive en Iran, une fois que sera réglé le problème de
Saddam, des pressions américaines sur la Syrie pour obtenir son retrait du Liban, le
« remodelage » du Moyen-Orient, à commencer par la monarchie saoudienne. Bref le
programme pur et dur néo-conservateur. Sur la question palestinienne, est-il besoin
de préciser que la ligne de Benador est peu ou prou celle du MEMRI, le Middle East
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Media Research Institute cofondé par le colonel de Tsahal, Yigal Carmo. Dire
qu’elle favorable aux thèses du Likoud est un léger euphémisme.
Rendon et ses infoguerriers
Quand le directeur du groupe Rendon qui aime se définir comme un « infoguerrier »
et un « manager de la perception » veut expliquer sa profession, il pose une
question : « Vous vous souvenez des Koweïtiens qui accueillaient les libérateurs
américains en 1991 ? Vous vous souvenez des images où les enfants agitaient de
beaux drapeaux américains? Bien ! Et vous êtes-vous demandé qui leur avait fourni
les drapeaux ? C’était Rendon. »
Suivant une émission présentée par la grande chaîne ABC en 1998, Rendon aurait
mené un important travail de propagande anti-Saddam pour le compte de la CIA :
expositions itinérantes sur les atrocités commises par le régime baasiste, vidéos,
émissions de radio. Le tout en coordination avec le Congrès National Irakien.
Mieux : Rendon a inventé le nom du CNI (Iraki National Congress en anglais) et a
constamment « coaché » ses dirigeants. Quant à l’argent, les chiffres donnés par
ABC sont impressionnants : 12 millions de dollars de fonds secrets de la CIA utilisés
par Rendon pour le CNI entre 1992 et 1996 ; après avoir géré un –budget initial de
23 millions de dollars pour la création.
Pendant la guerre d’Afghanistan, Rendon touchait 397.000$ pour un contrat de
quatre mois du Département de la Défense selon le San Jose Mercury News. De là à
déduire que les U.S.A. lui avaient sous-traité au moins en partie le travail de
diabolisation de l’adversaire entamé par l’OSI, il n’y avait qu’un pas. D’autres
sources affirment que Rendon aurait géré près de 100 millions de $ de la CIA pour
soutenir l’opposition irakienne après 1991.
Si le rôle exact de Rendon dans la guerre d’Irak de 2003 est encore mal connu, un
petit article d’Asia Times en donne une idée. Un jeune arabophone connu pour ses
imitations vocales de Saddam Hussein y racontait comment il avait été engagé par
Rendon et avait participé à des programmes radios, sans doute destinés à « choquer
et sidérer » (shok and awe) le public irakien. Les émissions, dit le témoin, n’étaient
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pas très convaincantes et certains annonceurs avaient des accents qu’un Irakien
moyen n’aurait compris.9
Tout ce qui précède peut paraître compliqué, avec cette forêt de sigles et de soustraitants. Tout devient simple, pourtant, lorsqu’on s’aperçoit que ce sont toujours les
mêmes noms qui reviennent : Kroll, Cheyney, Perle, Wolfowitz…. Et les mêmes
dollars, pour ce que notre confrère dedefensa.org nomme « la plus formidable offensive
de l’histoire de la communication ».
De l’interprétation à la conspiration
L’efficacité et la structure de la propagande vaut ce que vaut sa réception. Or une
multitude d’indices témoignent du développement d’un phénomène qui pourrait se
résumer comme celui de la « preuve surabondante », ou de la « surcroyance ». La
surcroyance est une forme extrême de la façon chacun de nous se protège des
nouveautés dérangeantes et ignore les faits contraires à ses préjugés. Elle consiste donc
à déformer ou surinterpréter la réalité dans le sens conforme à ses attentes.
Pour prendre une autre comparaison, la surcroyance apparaît comme version
idéologique du phénomène connue en psychologie comme dissonance cognitive : le
processus par lequel un individu modifie ses jugements et opinions pour les mettre en
accord, à « moindre coût » psychique, avec les comportements qu’il adopte, les normes
du groupe social auquel il s’intègre,... C’est une façon de réajuster ses croyances
partielles à l’image globale que l’on se fait de la réalité et de se trouver des bonnes
raisons d’être devenu ce que l’on est. Cette grille pourrait aussi bien expliquer pourquoi
nous reprenons à notre compte les arguments publicitaires qui correspondent à nos
habitudes alimentaires, ou pourquoi nous adoptons si facilement les jugements
prédominant dans notre milieu.
La foi en la perversion de l’ennemi est si enracinée que le public U.S. « surcroyant » a)
ne retient et ne croit que les faits conformes à ses préjugés, b) oublie les démentis font
9
Toutes les informations sur Rendon et Beandor ont été publiée dans une version plus documentée sur
le site consacré à la guerre de l’information en Irak que nous avons géré sur http://wwww.vigirak.com
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subir à ses croyances c) est persuadé que des faits imaginaires ont été fermement établis
voire abondamment rapportés par la presse.
Suivant un sondage mené par the Knight-Ridder News 0rganization, 41% des
Américains croyaient que l’Irak possède l’arme atomique, 36% ne se prononçaient pas
et 24% seulement savaient que Saddam n’avait pas la bombe. Or, même les faucons de
la Maison-Blanche n’ont jamais prétendu que l’Irak était une puissance atomique, mais
seulement qu’il était sur le point fabriquer sa bombe (un bruit qui courait déjà en 1991).
Un sondage commandé par le Council on Foreign Relations montrait pareillement que
les deux tiers des Américains étaient persuadés que l'Irak est derrière les attentats du 11
Septembre, proportion qui n’a guère bougé deux ans après les attentats10,. Selon
d’autres études plus d’un tiers des Américains étaient même convaincus qu’il y avait
des citoyens irakiens au nombre des kamikazes du 11 Septembre, alors qu’il n’y en
avait aucun, mais en revanche beaucoup de saoudiens. Dans ces conditions il ne faut pas
s’étonner d’une enquête d’après-guerre montrant que quelques semaines après la prise
de Bagdad 41% des Américains s’étaient convaincus que leurs troupes avaient
effectivement trouvé des Armes de Destruction Massive. Le fait que plus de dix
« découvertes » de preuves aient été claironnées, puis suivies de démentis bien plus
discrets, depuis la prise de Bagdad y est sans doute pour quelque chose.
Le phénomène d’anticipation nourri par l’hystérie médiatique (tout savoir, tout de suite,
y compris l’avenir) contribue certainement à ces « fausses reconnaissances ». Le statut
de faits réels et des spéculations n’est plus si clair. C’était le cas pour les cavernes de
ben Laden à Tora Bora ou pour les souterrains de Saddam sous Bagdad : dans les deux
cas, des images virtuelles de bases secrètes à la fois vastes et pourvues des derniers
perfectionnements technologiques ont servi de soutien à une croyance qui doit sans
doute davantage au souvenir des films de James Bond qu’à la réalité. Mais elle est
restée profondément enracinée : la description d’objets imaginaires leur confère une
existence virtuelle.
C’est également le cas pour les fameux camions de Saddam : les laboratoires mobiles où
ses savants fous préparaient des armes d’Apocalypse et qui échappaient, parait-il, aux
naïfs inspecteurs de l’Onu. En réalité, ce sont ces inspecteurs eux-mêmes qui, pour
10
Sondage Washington Post du 6 Seprembre 2003
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expliquer leur insuccès avant leur expulsion en 1998, avaient suggéré l’hypothèse de
laboratoires mobiles. Hypothèse transformée en réalité chiffrée par l’acte d’accusation
de C. Powell en Février 2003.
Bien entendu, il ne faut pas exclure que ces camions aient vraiment existé , ni des
cavernes, souterrains et bases secrètes, dont personne n’aurait encore découvert l’entrée.
Mais ceci n’autorise pas à retourner la charge de la preuve : il n’y a pas à démonter leur
caractère fictif. C’est à celui qui affirme un fait matériel de le démontrer. Tout étudiant
en première année de droit sait qu’il ne faut pas confondre preuve d’un fait négatif (par
définition impossible à administrer) et contre-preuve.
Le discours sur les A.D.M. ou sur les liens Al Quaïda/ Irak a donc fonctionné au
moment nécessaire et sur son public prioritaire. La question est donc : pourquoi pas sur
le reste du monde ? L’incapacité du pays qui a inventé CNN, Hollywood et Nike à
vendre sa guerre hors frontières, traduit un phénomène plus profond que la « résistance
des récepteurs » chère aux science sociales. C’est le rapport entre réalité, réalité
représentée et réalité acceptée est maintenant remis en cause.
Tous ces indices confirment que nous pourrions être entrés dans un troisième cycle :
celui de la simulation justement. Baudrillard avait envisagé le triomphe de la simulation,
non pas l’imitation même falsifiée ou esthétisée de la réalité, mais son remplacement
par des signes du réel, comme par un réel plus vrai que le vrai . La simulation disait-il «
n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel ou d’une substance. C’est la création
par modélisation d’un réel sans origine, sans réalité : un hyperréel. Le territoire ne
précède plus la carte et ne lui survit plus. C’est la carte qui précède le territoire.”11
Autant dans sa motivation (la guerre préemptive pour prouver l’existence d’une
menace) que dans sa forme (la production d’une télé-réalité guerrière après sa
modélisation) ou dans son modèle théorique (la guerre de l’information parfaite par
écrans interposés) la dernière guerre de 2003 a surabondamment vérifié cette idée. Le
passage à l’acte ou au réel apparaît dans les trois cas comme un simple processus de
confirmation, un test du modèle simulé. Après la guerre humanitaire, la guerre
sécuritaire est la guerre probante qui cherche à nous persuader de sa propre vérité..
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Jean Baudrillard Simulacre et simulation, Galilée 1985
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