Transparences et dentelles de terre

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Transparences et dentelles de terre
Transparences et dentelles de terre
« Lorsque l’Occident découvre avec Marco Polo la porcelaine pour la
première fois, il est aussitôt fasciné par l’aspect nacré et la transparence
de cette matière. La Chine doit s’étonner de cet engouement, elle qui
préfère les grès à couverte céladon et ne voit dans la porcelaine qu’une
sorte de grès blanc destiné à l’usage populaire.[…]
Sous les Song du Nord*, l’empereur fait remplacer sa vaisselle de
porcelaine ding d’un blanc ivoire translucide par les ju, grès à pâte
riche en fer et à glaçure verte. La transparence n’est en fait pas une
qualité dans ce pays qui reconnaît cinq éléments : la terre, l’eau, le feu,
le bois et le métal, mais pas l’air (sans doute parce qu’il occuperait la
place du vide, si important pour les Chinois), et qui ne tente pas de
fabriquer du verre malgré la connaissance qu’il en a, de par les
échanges avec le monde romain, et sa compétence en matière de fours
et de fusion. C’est pourquoi l’essor de la production de poteries
translucides est d’abord lié au marché étranger ; l’Egypte et la Perse en
important déjà sous les Tang (618-906), l’Iran et l’Afghanistan mettent
au point des pâtes tendres à base de frittes aux XIe et XIIe siècles pour
trouver la transparence, et la découverte du secret de la porcelaine sera
la grande obsession des Européens dès le XVIe siècle. […]
Si la transparence fut recherchée pour sa distinction, pour sa rareté,
elle a perdu aujourd’hui cet attrait puisqu’elle est sur la table de chacun.
Elle en a gagné des qualités spécifiques, et le rapport entre la matière
et la lumière constitue le sujet même de l’œuvre de céramistes comme
Valérie Hermans… dans des pièces volontairement brutes d’émail ou
recouvertes d’une glaçure la plus neutre possible, pour laisser aux
variations d’épaisseur de la matière gravée, engobée…, le soin de
développer ce double jeu de la lumière qui pose des ombres sur les
reliefs quand elle est incidente, et donne à voir la transparence quand
elle est absorbée. […]
Voir le jour à travers une matière aussi dure pousse à aller encore plus
loin, à la faire passer directement, en franchissant le pas entre l’extrême
minceur et le transpercement. C’est ainsi que sont nés les bols grains
de riz, où des jours sont ménagés dans la pâte et remplis de glaçure, qui
laisse encore plus passer la lumière. L’habitude chinoise d’ajourer le
jade parfois à la façon d’une dentelle est évidemment passée aussi dans
la porcelaine ».
Aujourd’hui, certains céramistes comme Ursula Morley-Price
recherchent cette légèreté de la dentelle avec le grès. Cette argile, cuite
à haute température, a des propriétés qui donnent aux pièces une
grande résistance et une totale étanchéité.
*Dynastie Song du Nord 960 - 1127 ap. JC
Les artistes : transparences
Manoli Gonzalez, née en 1960.
La lithophanie est une alchimie entre le
dessin, la matière et la lumière.
Chaque contour, chaque épaisseur, chaque
transparence permet de jouer sur une gamme
de luminosités subtiles, de la clarté
éblouissante à la lueur diffuse, indécise. La
finesse et la blancheur de la porcelaine
permettent à Manoli ce travail, en réalisant
des pièces vivantes, de jour comme de nuit.
Tout d’abord, elle crée les pièces dans la
masse (sculptées et/ou tournées). Ensuite,
elle réalise un moule en plâtre et coule de la
barbotine de porcelaine, pour obtenir des
objets de la plus grande finesse possible. A
consistance ''cuir'', elle les grave, les perce…
Après séchage, les pièces sont cuites à
1 000°C, puis poncées avant la cuisson finale
à 1 280°C.
Marie-Laure Guerrier, née en 1955.
Les céramiques de Marie-Laure Guerrier,
surtout les porcelaines, se remarquent par la
précision du tournage associée à une patience
et une parfaite maîtrise dans la concision des
formes, par une ornementation méticuleuse
faite de tableaux d’ajours sur les flancs de ses
pots, par le profil aigu des couvercles, par les
étirements réguliers des parois de certaines de
ses coupes et enfin, par la parfaite facture des
glaçures, céladons lumineux et mats, noirs et
blancs nacrés.
Tout concourt à manifester une connivence
avec la lumière : la lumière reçue, la lumière
donnée. Une complicité naturelle qui fonde
l’aventure créatrice.
Marie-Laure Guerrier, Boîte aux grillons (pièce en bas)
Manoli Gonzalez, Coquillage
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Les artistes : transparences
Valérie Hermans, née en 1959.
« Porcelaine blanche gravée à l’aiguille. Cette
technique est celle des ajourés... C’est une
gravure à l’envers où le geste crée non pas le
noir mais le blanc. Ces chefs-d’œuvre de
précision associent la délicatesse et le souci
du détail pour créer un paysage d’ombres
chinoises en champlevé, où le sujet naît du
retrait partiel de la matière qui l’entoure. La
partie la plus fine devient translucide, le plein
paraît sombre. Par le juste rapport entre
l’épais et le fin, l’opaque et le translucide, le
plein et le vide, la blancheur n’est plus
monochrome. La lumière rayonne et génère
une impression de mouvement ».
Valérie Hermans, Bol
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Chantal Lumineau, née en 1955.
« Poterie grain de riz, dentelle de pierre.
La technique du grain de riz évoque les bols
de porcelaine chinoise.
Après avoir longtemps réalisé des décors
ajourés dans ma poterie de grès, je n'ai pu
résister à la fascination de ces céramistes. A
partir de ce moment la pureté de la porcelaine
et l'émail céladon s'imposèrent naturellement.
Ces décors demandent patience et minutie : le
lendemain du tournage, quand la terre
commence à raffermir, la pièce est tournassée
puis chaque trou est découpé à l'aide d'une
fine lame, travail suivi d'un finissage quand la
terre est presque sèche. Après la cuisson
dégourdie à 950°C, chaque trou est bouché à
l'émail à l'aide d'un pinceau et l'excédent retiré
avec une raclette. La pièce est ensuite émaillée
par pulvérisation. L'émail doit être assez
transparent pour laisser passer la lumière et
suffisamment visqueux pour que les trous
restent bouchés lors de la cuisson de l'émail à
1 280°C effectuée en réduction dans un four
à gaz ».
Chantal Lumineau, Coupe Grain de riz
Les artistes : dentelles de terre
Marc Albert, Coupe blanche Incises
Marc Albert, né en 1964.
« Il se forme aux
Beaux-Arts de
Marseille.
Il part ensuite à
Paris où il étudie
la scénographie à
l’Ecole nationale
supérieure des
Arts Décoratifs.
Il reste finalement plus de dix ans happé par
la danse et le tango, et par l’espace de
représentation.
En 2001, il entre à l’Institut de céramique
française à Sèvres. La formation lui permet
d’aborder l’éventail des techniques et de
découvrir la porcelaine dont il aime la finesse
et la plasticité.
Son travail est centré sur la technique de la
porcelaine en biscuit. Un jour, projetant de la
barbotine pour réaliser un décor en relief, il
met au point une sorte d’écriture de dentelle.
Il décide de l’utiliser pour composer de vastes
coupes aériennes où la porcelaine semble
matérialiser la trace d’un mouvement dans
l’espace ».
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Les artistes : dentelles de terre
Nathalie Domingo, née en 1960.
(cf. Façonnage, page 18)
Nathalie Domingo, Coupe "Au delà des apparences"
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Les artistes : dentelles de terre
Ursula Morley-Price, née en 1936.
« Lorsqu’elle crée ses pièces, elle réalise
qu’elle utilise les techniques du dessin car ses
yeux suivent constamment les contours des
formes créées et ses mains adoptent un
mouvement rythmique pour former les
surfaces en terre. Elle a toujours été fascinée
par le mouvement. Son inspiration actuelle
s'oriente vers des formes cylindriques aux
ailettes verticales, dans lesquelles sont
modelées des vagues et des collerettes,
donnant l'illusion d'ondulations agitant toute
la surface de la pièce. La matière et le
mouvement ont une importance primordiale
dans son travail. Utilisant la technique
ancestrale des colombins, elle se restreint
volontairement à travailler à partir de la
forme traditionnelle du bol offrant des
possibilités infinies. Elle recherche en
permanence l'effet sculptural ».
Alice Riehl, née en 1970.
Ses pièces sont réalisées à partir de dentelles
cousues, mises en forme et pétrifiées dans de
la barbotine de porcelaine. En brûlant lors de
la cuisson, ces dentelles disparaissent en
laissant leur empreinte dans la porcelaine qui
la révèle, dans les pleins et les vides de la
forme, dans son mouvement, ou encore dans
la texture interne dévoilée en transparence.
La lumière, en jouant avec la translucidité de
la porcelaine, divulgue le cœur de la matière,
et fait apparaître une autre dimension.
Fibre végétale et fibre textile se mêlent en
fibres intérieures, organes de sensibilité,
trame de tempérament. Depuis ses racines de
dentelle, chaque pièce construit son identité
propre. Fruits, fleurs, graines, nids et oeufs
foisonnent dans un jardin de glace. Le monde
végétal s’invite également dans les pièces de
grès aux couleurs de roche, qui s’assemblent à
leur tour en un jardin minéral.
Ursula Morley-Price, Carafe mate brune
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