L`enseignement islamique extrascolaire en

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L`enseignement islamique extrascolaire en
Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté.
Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e
Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo,
Finlande
L’enseignement islamique extrascolaire en contexte français : une réinvention de la
tradition ? (Version juin 2013)
Boursin Marie-Laure, IDEMEC, CHERPA (France)
[email protected]
Résumé (200 mots)
En France, dans le cadre légal de séparation des Églises et de l’État, les mosquées ou associations
sont un moyen pour les croyants islamiques de se constituer en communauté, rassemblés autour de
temps forts, comme la ṣalât al-joumou’a, la prière du vendredi, ou la célébration de fêtes annuelles,
telle que l’Aïd el-Kébir. Ces institutions religieuses sont aussi des agents de transmission religieuse
précieux, précisément dans ce contexte où la société dans son ensemble ne peut servir, pour
l’apprenant, de modèle à suivre. Le contexte minoritaire ainsi que l’histoire migratoire des populations
concernées interrogent la (re)composition du religieux, notamment celle de l’organisation de sa
transmission. Quels modèles éducatifs sont utilisés ? Quels en sont les curriculums ? Sont-ils en partie
importés ou empruntés des pays dont sont originaires les populations ? Quelles sont les adaptations et
inventions mises en œuvres ? L’exemple de la transmission religieuse en contexte français, où les
populations musulmanes sont de diverses origines culturelles, permet aussi de questionner le processus
de globalisation du religieux à partir de la circulation du savoir et de la standardisation du religieux.
Nous nous proposons d’aborder ces questions au travers d’observations ethnographiques réalisées
dans des institutions islamiques marseillaises (France) d’influences maghrébines et comoriennes.
Introduction
Cette communication se propose de traiter de la transmission islamique au sein
d’institutions religieuses en contexte français. Sont entendues ici par institutions islamiques :
les mosquées, salles de prière, écoles coraniques qui sont majoritairement organisées en
associations loi 1901. Pour contribuer à la réflexion centrale qui nous réunie aujourd’hui, à
savoir, « les nouveaux champs religieux à la croisée des mondes », je souhaite aborder la
problématique de la (re)composition du religieux, au regard de l’offre de l’enseignement
islamique. À partir d’un terrain ethnographique mené dans une mosquée et une école
coranique marseillaise au début des années 2000, je m’attacherai à analyser plus
particulièrement les questions d’emprunts et d’innovation, qui forment la base du processus
de ré-invention de la tradition.
Je voudrai tout d’abord présenter brièvement le contexte de l’implantation de ces cours
extrascolaires de formation à l’islam que l’on peut trouver sur le territoire français.
1. Cadre législatif et contextuel de l’enseignement islamique
La population des musulmans de France est formée principalement de personnes issues du
Maghreb, de l’Afrique subsaharienne et de la Turquie. Leur présence s’explique par l’histoire
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coloniale et migratoire. Avec l’implantation durable de ces populations, depuis les années
1970, il y aurait aujourd’hui entre 8,5 et 10% de musulmans dans la société, dont plus des
deux tiers sont de nationalité française1.
Devant la nécessité de transmettre et de former les « jeunes croyants » dans une société où
ils sont minoritaires, les musulmans de France ont du composer une offre d’enseignement en
fonction des possibilités admises par le contexte législatif. Quelles sont ces offres, comment
s’organisent-t-elles, et à partir de quels modèles ont-elles été élaborées ?
Pour rappel, le processus de laïcisation de l’État s’enclenche avec la Révolution française
et s’officialise dans le système éducatif à la fin du XIXe siècle. C’est en 1881, que la loi de
Jules Ferry supprime totalement l’éducation religieuse dans l’enseignement public2. Il faut
noter une exception dans ce système, celle de la région de l’Alsace-Moselle, de statut
concordataire, où l’enseignement religieux peut perdurer dans les écoles publiques.
Parallèlement au développement de l’école laïque, des écoles privées se créent en nombre,
notamment sous la seconde république, grâce à la loi Falloux de 1850 (Adler et Vogeleisen,
1981). En 1959, la loi Debré permet aux écoles privées, encore majoritairement catholiques,
d’être intégrées au service public de l’éducation nationale par des contrats, simple ou
d’association, qui leur garantissent la reconnaissance de leur « caractère propre » et leur
donnent accès à un financement public3. Il existe aussi des écoles hors contrat, c’est le cas de
toutes les écoles dites libres nouvellement créées en attendant leur agrément ou leur contrat.
L’ensemble de ce système forme les écoles privées qui sont principalement religieuses,
puisque sur l’ensemble du territoire, 95% de ces écoles sont aujourd’hui catholiques (Denis et
1
Pourtant, le dénombrement de la population de confession musulmane, est estimé à partir d’une origine
culturelle.
2
En 1880, la loi Camille Sée exclut l’enseignement religieux des heures de classe dans l’enseignement public,
mais elle assure encore la possibilité d’un enseignement religieux facultatif à l’intérieur de l’établissement par un
aumônier.
3
Pour les contrats d’association, les enseignants doivent avoir des titres équivalents à ceux du public et la
totalité de leur rémunération est versée par l’État, y compris les charges sociales (Peiser, 1995). Les contrats
simples, qui étaient provisoires à la base, ont été maintenus en 1971, et ne concernent aujourd’hui que les
établissements de l’école primaire. Ils réunissent aussi diverses conditions. Ces établissements doivent avoir au
minimum cinq ans d’ancienneté ; les professeurs reçoivent leur traitement directement de l’État, mais ce dernier
ne finance pas les charges sociales et les frais de fonctionnement ne sont pas imposés aux départements et aux
communes (Peiser, 1995).
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Greilsamer, 2011, p. 121).
Écoles musulmanes
Dans ce contexte historique et juridique, les écoles confessionnelles musulmanes sont rares
et extrêmement récentes (la première école en France métropolitaine date de 2001). Le
nombre d’établissements officiels et privés musulmans s’élève à 8 : avec 6 collèges, 2 lycées
et 2 écoles primaires, dont seulement 2 sont sous contrat d’association avec l’État.
La plupart de ces établissements auraient été lancés à l’initiative ou avec le soutien de
l’Union des organisations islamiques de France, UOIF (Le Bars, 2009). Ces écoles
fonctionnent principalement sur des dons privés, ce qui rend leur existence fragile. Elles se
trouvent souvent face à un paradoxe, celui de devoir déjà fonctionner sans contrat avec l’État
et de démontrer leur nécessité d’exister en répondant à une demande, or les parents d’élèves
préfèrent attendre le statut du contrat pour y inscrire leurs enfants. En plus des problèmes de
financement, ces écoles encore pionnières, en raison de leur nombre, doivent faire face aux
réticences locales et ont aussi des difficultés à trouver des bâtiments adéquats (Le Bars, 2009).
En dehors des écoles privées d’autres structures participent à l’instruction religieuse.
Instruction religieuse extrascolaire
Les dispositifs étatiques français, en raison de la loi de 1905 ainsi que la récente
implantation massive des populations musulmanes, font que l’enseignement institutionnel
islamique reste très majoritairement extrascolaire. Il se réalise dans des associations, régies
sous la loi 1901, c’est-à-dire à but non lucratif, sous deux statuts : soit d’association
cultuelles, très peu nombreuses cependant, soit d’associations culturelles.
En pratique, les associations islamiques, à quelques rares exceptions près, ne s’organisent
aujourd’hui donc qu’en associations culturelles à but religieux, pour pouvoir bénéficier de
subventions. Ces associations culturelles islamiques peuvent être appelées mosquées ou
écoles coraniques par les personnes qui les fréquentent (Zwilling, 2009) alors qu’elles n’ont
pas de reconnaissance au près du Ministère de l’Intérieur comme associations cultuelles.
Depuis une vingtaine d’années, elles se développent en perpétuant une « tradition dite
maghrébine » d’enseignement. C’est-à-dire principalement fondé sur le modèle de la mosquée
avec ses fonctions de centre culturel et de formation (Renard, 1999) par l’organisation de
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cours de langue arabe, de lecture coranique et de religion (Cheikh, 2010, p. 99)4.
L’Annuaire Musulman recense sur son site Internet 3 200 associations, que l’on pourrait
qualifier d’islamiques, mais, qui d’un point de vue juridique, sont structurées en associations
culturelles.
La nécessité de transmission et l’implantation durable des populations ont permis une
organisation, mais non structurelle, d’institutions comme les « association-mosquées ».
D’après un rapport de 2010 fait par une équipe de chercheurs de l’Institut d’Études de l’Islam
et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM) et l’EHESS, dans le cadre d’une convention
avec le Ministère de l’intérieur, on peut estimer aux alentours de 35 000 le nombre d’enfants
et d’adolescents susceptibles de fréquenter ces lieux. C’est à l’organisation de ces
enseignements que je m’intéresse ici et je voudrai commencer par une présentation de cette
offre de formation.
2. Présentation de l’offre d’enseignement
Dans le cadre de mon terrain, je distingue l’apprentissage des écoles dites coraniques, où la
majeure partie de l’apprentissage, destiné principalement aux enfants, est consacrée à la
mémorisation du Coran, de celui des associations-mosquées, qui en plus des services liés au
culte, offrent des cours de formation à l’islam autour d’un programme défini en classes d’âge.
On peut aussi y trouver l’enseignement de matières dites profanes comme l’anglais ou
l’informatique. Dans ces deux types d’institutions, l’apprentissage des filles est développé,
des modes d’évaluation sont mis en place, la présence des élèves est contrôlée et
l’apprentissage de la langue arabe littéraire est la base de tout enseignement religieux. Nous
verrons que ces derniers peuvent variés d’une institution à l’autre et reprennent en partie les
méthodes pédagogiques de l’école laïque.
Les cours à la mosquée
La mosquée de Marseille où j’ai effectué mon terrain a été créée en 1983 comme
association cultuelle islamique, puis transformée en 1985 en association culturelle.
Les cours sont prodigués par une douzaine de professeurs et concernent environ 250
enfants. La répartition est de 27 groupes pour la langue arabe et 17 pour l’enseignement
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Leur présence en France est toutefois ancienne, c’est-à-dire début du XXe siècle, mais c’est dans les années
1970-1980 que le tissu associatif islamique se développe.
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religieux et coranique. Il existe de plus des cours destinés aux adultes. Dans les
enseignements prodigués aux enfants (cours d’arabe et de lecture coranique), les méthodes
sont inspirées de l’école laïque. C’est-à-dire qu’il y a un contrôle des présences, des devoirs à
faire à la maison, des examens et rencontres trimestrielles entre parents et professeurs. Les
enseignants de langue arabe sont en général titulaires du CAPES, ou l’équivalent obtenu dans
un autre pays. Pour certains, ils le font en complément de leur service à l’éducation nationale.
Pour les autres cours, les enseignants n’ont pas nécessairement de diplôme ; durant la durée
du terrain, il est arrivé que ce soit des parents d’élèves qui assurent le cours de récitation
coranique.
L’accès aux cours nécessite de payer une cotisation auprès du secrétariat de l’association
socioculturelle et éducative qui gère la mosquée. La carte annuelle de membre est tamponnée
après un acquittement mensuel de 15 euros, ce coût est dégressif en fonction du nombre de
personnes inscrites par famille. L’imam serait rémunéré par la mosquée de Paris, via
l’Algérie. Les professeurs sont salariés et défrayés, par exemple pour le transport, par
l’association.
Le shioni de Marseille
L’école coranique que j’ai observée, dite shioni en comorien, s’est constituée en
association en 1982 dans un quartier où la population d’origine comorienne est majoritaire. Il
a été le premier ouvert à Marseille. Jusqu’en 1985, les cours se déroulaient chez le maître
coranique, fundi’. En 1987, le nombre d’élèves augmentant, l’école s’est établit dans un local
du quartier légué à l’association. Depuis 2007, il est aidé officiellement, dans l’encadrement
des cours, par des élèves qui viennent de finir leur cursus et par ceux qui sont le plus avancés
appelés petit fundi’. L’actuel fundi’, qui officie dans cette école coranique marseillaise depuis
20 ans, bénéficie d’une légitimité acquise par ses méthodes, considérées comme libérales, et
par l’ancienneté de son expérience locale. Il accueille aujourd’hui en moyenne 375 élèves par
an, répartis en 12 classes ; de plus en plus d’enfants d’autres quartiers et d’origine maghrébine
fréquentent le shioni, ce qui n’était pas le cas au moment de mon terrain. La rétribution
financière du fundi’, surtout dans les premières années, était sous forme de dons laissés à la
discrétion des parents ; cependant, il semble qu’une cotisation annuelle faite à l’association se
soit mise en place récemment.
Dans ces 2 institutions religieuses, la mosquée et le shioni, les cours sont mixtes, à
l’exception des cours de langue arabe et de religion destinés aux adultes à la mosquée de
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Marseille ; ils sont professés en français ; les vacances sont calquées sur le calendrier scolaire
de l’académie ; les plages horaires des enseignements sont le soir, le mercredi et le week-end.
Ces institutions religieuses islamiques s’organisent de manière partiellement autonome visà-vis de l’État, à partir d’initiatives privées et/ou d’organismes externes auxquels elles
peuvent être rattachées. Ainsi la mosquée de Marseille s’organise autour d’un cheikh,
président de l’association, d’un imam, et d’un corps professoral distinct pour les cours langue
et ceux de religion. Dans cette association, liée à la grande mosquée de Paris, les programmes
des cours sont supervisés par un recteur et cofinancé par le consulat algérien. L’offre qu’elle
propose est variée : cours de langue, de lecture coranique pour enfants et adultes ainsi que des
cours de religion à l’attention des adultes. Le shioni marseillais est organisé sur le modèle de
l’école coranique comorienne, le maître coranique fundi’ y est le dépositaire du savoir et des
méthodes qu’il emploie.
3. Comparaison magrébin comorien : Un apprentissage évalué
L’arabe : langue pour dire et à savoir dire
Comme premier point de comparaison, je prendrai la langue arabe et son enseignement qui
ne s’organisent de la même manière. Tout d’abord, les observations des cours de langue et de
lecture coranique à la mosquée de Marseille montre deux situations d’apprentissage, dans le
rapport à la langue arabe.
Le cours de langue arabe vise à l’acquisition de compétences parcellées (vocabulaire,
grammaire, écriture) que l’élève doit mobiliser pour pouvoir lire et s’exprimer dans une autre
langue. Dans le cours de lecture coranique, la mémorisation du texte sacré et sa restitution
orale doivent être performées avec exactitude, le fond et la forme devenant indissociables.
Dans l’un prévaut une notion de groupe et un niveau normé, par classes de sept niveaux,
dans l’autre une progression individuelle liées à des paliers que l’enfant doit passer. Les
postures corporelles et les interactions entre enseignantes et élèves sont aussi différenciées, les
attitudes de chacun s’adaptant aux contextes. La dichotomie présente dans l’organisation, les
méthodes et le statut de l’écrit révèlent une variabilité de la représentation de la langue arabe,
tantôt langue sacrée ou tantôt langue de communication. La notion de sacré, qui se rattache ici
à la langue, subit des « pivotements », car « le sacré n’est pas, en fait, une valeur absolue,
mais une valeur qui indique des situations respectives » explique Arnold van Gennep (van
Gennep, 2000 [1909], p. 16). Par exemple, les jeunes filles qui habituellement ne sont pas
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voilées dans leur vie ordinaire portent le ḥijâb lors du cours de lecture coranique et non
pendant le cours de langue en raison de la sacralité du texte et non de la langue.
Savoir passer d’un registre à l’autre, dans l’enceinte de la mosquée, qui est d’origine
maghrébine, en fonction du contexte est aussi une compétence apprise et appliquée dans ces
cours qui attribue à l’arabe son statut de « langue liturgique » pour reprendre le titre d’un
célèbre article de Louis Massignon (Massignon, 2009 [1935]) ou de langue assmiliée à une
origine culturelle.
Pour ce qui concerne le shioni de Marseille, les deux premières années sont consacrées à
l’apprentissage de l’écriture et de la lecture de la langue arabe, mais non de la grammaire.
L’arabe ne fait pas référence à une langue maternelle ou d’origine culturelle, qui restent le
français et le comorien. Le shioni est une école coranique qui est dédiée entièrement à
l’enseignement religieux. La langue arabe fait partie intégrante du programme même de
l’éducation islamique comme langue coranique et n’est pas dissociée de son usage liturgique.
L’évaluation
Le deuxième point de comparaison est l’évaluation. Dans ces deux types d’institutions, on
attend de l’enfant qu’il réalise une certaine performance.
Dans le cours de lecture coranique de la mosquée de Marseille, les élèves sont évalués à
chaque séance, avec un système de croix (une croix rouge, la sourate sue, passage à la
mémorisation de la suivante, croix noire : non sue, croix verte à revoir, au bout de dix croix
rouges consécutives l’enfant reçoit une récompense). À Marseille, la maîtresse insiste sur le
fait qu’il n’y a pas de notation ni de classement, pour elle ce système de croix n’existe qu’à
titre indicatif pour l’élève. Cependant la récompense attribuée au bout de dix croix rouges met
en concurrence les élèves. Il s’agit bien d’un apprentissage évalué, car l’enfant se doit de
progresser.
Au shioni, il n’y a pas d’évaluation officielle, ni de contrôle, ni de récompense directe dans
l’apprentissage quotidien comme à la mosquée de Marseille. En revanche, le fundi’ peut avoir
recours à des sanctions très rudes, ce qui implique bien une évaluation même si elle n’a pas
pour but de valoriser l’élève mais de le corriger. Sultan Chouzour explique au sujet des shioni
que : « les violences psychiques, les chantages affectifs, les châtiments corporels surtout sont
de monnaie courante ; ils sont considérés par le maître comme les seuls moyens de plier
l’enfant aux exigences et à la discipline scolaire » (Chouzour, 1994, p. 103). Les personnes
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interrogées n’ont pas toutes parlé clairement de ces sanctions, beaucoup disent que les
méthodes des anciens fundi’ étaient trop dures, d’autres qu’elles ont eu la chance d’avoir un
fundi’ libéral ou moderne, sous-entendu qui n’applique pas ces méthodes.
Les différents professeurs rencontrés, y compris d’autres institutions, expliquent qu’il n’y a
pas de bons ou de mauvais élèves. La représentation commune est que l’enfant veut toujours
apprendre à un moment donné : parce qu’il trouvera cela amusant, ou qu’il sera intéressé ou
encore parce qu’il aura envie de faire comme les autres.
L’apprentissage ne peut pas échouer, car l’individu peut toujours apprendre. Si certains
professeurs reconnaissent que les parents peuvent obliger l’enfant à suivre ces cours, ils disent
aussi en filigrane que s’il revient d’une année sur l’autre, c’est qu’il en a envie. Ce discours ne
prend évidemment pas en compte la contrainte par les punitions ou l’obligation familiale,
cependant il est tenu, en partie, par des acteurs pratiquant eux-mêmes des sanctions. Cela
indique surtout que, pour les professeurs, l’apprentissage religieux n’a pas pour finalité
l’accumulation d’un savoir mais plutôt d’un « éveil à la foi ». Dans ces conditions, il n’est pas
possible d’évaluer le sentiment de foi de l’enfant. C’est pourquoi, les professeurs disent ne
pas avoir recours à l’évaluation.
Les sanctions sont de divers ordres : elles peuvent être corporelles – ce qui a été rarement
observé sur le terrain, mais rapporté par les personnes interrogées –, elles peuvent prendre la
forme d’isolement temporaire du groupe, d’une remontrance verbale, ou d’exercices
supplémentaires. Ces sanctions punissent l’action de l’enfant, non son niveau. De plus, les
corrections oralisées suite à une performance ratée effacent l’erreur. L’évaluation existe
pourtant de fait et étant implicite, elle exerce une certaine pression sur les enfants.
La différence, c’est qu’au shioni, les corrections physiques ne visent pas à
l’épanouissement de la foi mais au respect de celui qui détient le savoir, c’est-à-dire le maître
de l’école coranique. Elles sanctionnent une désobéissance mais en même temps participent
d’une incorporation coranique5.
5
Certains professeurs ont évoqués des solutions pour que l’enfant apprenne et mémorise, car s’il arrive qu’un
enseignant reconnaisse qu’un élève est moins bon que les autres, c’est que le dit enfant a un problème de
mémoire ou de concentration, auquel on peut trouver une solution. Ainsi Mounir, petit fundi’, explique : « Dans
ces cas là, on a un secret. On va écrire quelques notions du Coran, voyez, on va mélanger avec du miel d’abeille
et du lait. On va faire boire ce mélange à l’enfant et après ça, il mémorise réellement facilement » (Mounir,
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La représentation de la non évaluation présente dans les discours des enseignants de la
mosquée de Marseille ou du shioni atteste d’une conception de rythme dans l’éveil de la foi,
propre à chacun.
4. Désirs et attentes : entre inadéquation et incompréhension
Les parents des élèves qui fréquentent la mosquée de Marseille n’ont pas la même attente
que l’institution quant à l’apprentissage religieux, ceci est très visible lors des réunions
trimestrielles entre parents et professeurs.
Les parents attendent de la mosquée, qu’en tant qu’institution religieuse, elle enseigne la
religion à leur enfant, c’est-à-dire les dogmes et la pratique, mais aussi la discipline et
acquièrent des savoirs. Ils souhaiteraient que leurs enfants ne manquent pas les cours et que la
discipline inculquée leur transmette une rigueur qu’ils puissent appliquer à l’école laïque. La
mosquée attend des parents qu’ils expliquent à leur enfant l’importance de la religion et donc
de suivre les cours. En effet, la représentation majoritairement présente dans le discours des
agents de l’institution (professeurs, imam et cheikh) est que la mosquée n’a pas vocation à
éduquer socialement les enfants, mais à participer à « l’éveil de leur foi » par l’instruction de
savoirs dogmatiques.
Ceci représente pour les parents un nouveau discours sur l’instruction islamique. En effet,
se référant à l’enseignement classique de l’islam par les kuttâb ou les écoles coraniques au
Maghreb – spécifiquement pour cette mosquée, les parents voient dans l’instruction religieuse
un mode d’inculcation de valeurs, telles que le respect, la discipline, la solidarité, etc. Les
parents n’ont pas l’habitude d’entendre ces propos de la part de la mosquée mais plutôt de
l’école laïque. L’inadéquation entre ces attentes dénote d’un changement au sein de la
mosquée comme institution. L’enseignement religieux dans cette organisation doit être, selon
la mosquée, un accompagnement de la transmission familiale et non l’inverse.
Marseille, 2000). Ce rituel a été évoqué aussi à la mosquée de Marseille, il était alors préconisé pour les enfants
turbulents. L’ingestion du texte sacré est un moyen d’incorporer le Coran, d’aider à sa mémorisation. Si dans
l’apprentissage du texte coranique le corps tient une place prépondérante par ses techniques de mémorisation et
de récitation, le Coran agit pleinement sur ce dernier. L’ingérer est un « moyen de comprendre la puissance du
Verbe coranique et de réaliser son incorporation physique, laquelle est très ancienne dans l’islam » (Ware et
Launay, 2008, p. 135). Rudolph Ware et Robert Launay l’ont noté pour l’Afrique de l’ouest et supposent que ce
« modèle physique, corporel, personnel, incarné » est prépondérant à l’école malékite (Ware et Launay, 2008,
p. 135). Pourtant dans les shioni marseillais, qui suivent l’école chaféite, cette ingestion appelée fahamwe en
comorien (de l’arabe fahm : compréhension, esprit, intelligence) est aussi utilisée. Elle est même un rite de
passage à la fin de la lecture performée de l’hitima comorien.
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L’interaction parents/fundi’ se place différemment au shioni. Aux Comores, l’apprentissage
entre 3 et 6 ans se fait uniquement par le biais du shioni, car il est l’institution de la petite
enfance, au même titre que l’école maternelle en France où le kuttâb dans certains pays
musulmans. Le shioni prend en charge l’apprentissage des dogmes, de la pratique et de la
morale. En France, le shioni suit presque les mêmes méthodes qu’aux Comores et les
curriculums sont à peu près identiques. La différence se situe dans les âges des
apprentissages. En France, les enfants entrent au shioni vers 5 ans et non 3. Les punitions
corporelles semblent aussi moins présentes, les supports et l’agencement de la salle,
reprennent aussi celui de l’école laïque.
L’environnement familial des personnes d’origine comorienne contribue pleinement à
l’éducation religieuse des enfants, avec une place particulière pour l’oncle maternel, en raison
du système matrilinéaire, même en France. Les interviewés d’origine comorienne rejettent
toutefois, dans le contexte français, une prédominance de l’institutionnel dans l’éducation de
l’enfant ou estiment, tout au moins, qu’il doit être encadré par la famille. De ce fait, les
familles participent aussi activement à la vie du shioni, par l’organisation des fêtes, par le
contrôle de l’apprentissage de l’enfant, etc. D’autant que le shioni est organisé en association
culturelle, contrairement aux Comores, et que les parents sont généralement membres de
l’association. De même, les parents entretiennent régulièrement des relations avec le fundi’, le
questionnant sur le comportement de leur enfant. Les personnes d’origine comorienne, tout en
critiquant le shioni dans son aspect traditionnel aux Comores, souhaitent le maintien d’une
école coranique. Cette dernière serait adaptée au contexte Français, c’est-à-dire moins dure,
avec une attention plus grande portée à la compréhension et l’explication, une place accordée
à l’initiative individuelle des enfants, etc. Dans le cas du shioni de Marseille, cette transition
semble réussie, la relation de « maître à disciple » existe toujours mais les enfants peuvent
intervenir dans le cours en posant des questions, ce qui ne se fait pas « traditionnellement ».
De même le grand nombre de petit(e) fundi’, qui habituellement se limite à un, multiplie
l’image de l’autorité et marque une adaptation.
Conclusion
Dans les deux institutions, on observe plusieurs éléments. Les curriculums relatifs à
l’enseignement islamique concernent principalement la mémorisation des petites sourates du
Coran. Au shioni, s’ajoute l’apprentissage scripturaire de l’arabe, l’apprentissage des piliers et
des règles les régissant et pour les plus grands d’une initiation au tajwid. Les modèles
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éducatifs sont largement empruntés aux pays d’origine dont sont issus les populations, c’està-dire au kuttâb maghrébin et au shioni comorien. Le cadre associatif et les contextes dans
lequel sont organisés ces enseignements montrent aussi une grande variabilité d’une
institution à l’autre, dépendant des financements, des possibilités de formation du corps
professoral. En même temps, ceci reprend l’organisation de l’enseignement religieux
promulgué dans les mosquées et les kuttâb dans les premiers temps islamiques. Ce dernier
était établi sur la proximité, celle du lieu, c’est-à-dire ancrée localement dans un quartier ou
un village, et la proximité relationnelle entre le professeur et ses élèves. Et bien que fondée
sur un enseignement commun, celui du Coran, l’organisation libre des mosquées et
autocéphale des kuttâb en ont fait des institutions locales, qui pouvaient être disparates dans
leur niveau de formation.
Peut-on alors parler d’importation des modes d’enseignement ? Bien évidemment que non,
l’organisation de ces enseignements a aussi emprunté et adapté certaines de ses méthodes à
l’école laïque. Pour la mosquée c’est la mise en place d’une évaluation et d’un système de
récompense, d’un support individuel qui est un livre regroupant 36 sourates pour la
mémorisation coranique, de la tenue d’un cahier, de réunions de parent/professeur,
d’organisation de fête de fin d’année, etc. Pour le shioni il s’agit de l’utilisation de manuels
conçus pour les écoles publiques algériennes, de l’inscription des titres des leçons au tableau
et de la date, de l’encouragement des élèves à poser des questions.
Il existe aussi des formes d’innovation tel que l’introduction de chants « modernes en
français », comme la reprise et adaptation de chansons d’un groupe islamique français, dont
les membres sont originaires de Dijon : Le silence des mosquées. Ce groupe est très populaire
auprès des jeunes musulmans et des adolescents rencontrés ; notamment avec un titre qui
s’appelle Oh ma sœur et qui reprend en introduction un discours de Tariq Ramadan.
L’innovation se trouve encore dans l’introduction de comptine sur l’usage du Bismillah ou La
ronde des ablutions sur un air de Savez-vous planter les choux… De même les élèves de la
mosquée de Lyon lors de la période du ḥajj imitent les pèlerins, en faisant une simulation du
tawaf autour d’une maquette qu’ils ont construit en carton de la Ka’aba.
Pour conclure, je voulais reprendre la question centrale de mon titre qui interroge les
recompositions du religieux par la réinvention de la tradition ? Je faisais ici référence à
l’ouvrage d’Éric Hobsbawm, « Inventer des traditions », publié en 1983 et à un article de
Gérard Lenclud de 1987 paru dans Terrain « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la
notion de “tradition” et de “société traditionnelle” en ethnologie ». Et je voulais mettre ainsi
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Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté.
Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e
Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo,
Finlande
en exergue ce faux paradoxe par l’exemple français. En effet, les populations musulmanes ont
réinventé en contexte migratoire l’enseignement islamique en s’inspirant des modèles dit
traditionnels mais les ont adapté à leur situation quotidienne. Ceci pose la question de la
circulation des savoirs et des formes de ce qu’on nomme aujourd’hui la globalisation du
religieux, car face à la diversité culturelle que représente les communautés musulmanes de
France, se trouvent aussi un discours normatif, que je n’ai pas eu le temps de vraiment
développer, mais qui pourra être discuté, autour d’un référent islamique commun.
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