L`enseignement islamique extrascolaire en
Transcription
L`enseignement islamique extrascolaire en
Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande L’enseignement islamique extrascolaire en contexte français : une réinvention de la tradition ? (Version juin 2013) Boursin Marie-Laure, IDEMEC, CHERPA (France) [email protected] Résumé (200 mots) En France, dans le cadre légal de séparation des Églises et de l’État, les mosquées ou associations sont un moyen pour les croyants islamiques de se constituer en communauté, rassemblés autour de temps forts, comme la ṣalât al-joumou’a, la prière du vendredi, ou la célébration de fêtes annuelles, telle que l’Aïd el-Kébir. Ces institutions religieuses sont aussi des agents de transmission religieuse précieux, précisément dans ce contexte où la société dans son ensemble ne peut servir, pour l’apprenant, de modèle à suivre. Le contexte minoritaire ainsi que l’histoire migratoire des populations concernées interrogent la (re)composition du religieux, notamment celle de l’organisation de sa transmission. Quels modèles éducatifs sont utilisés ? Quels en sont les curriculums ? Sont-ils en partie importés ou empruntés des pays dont sont originaires les populations ? Quelles sont les adaptations et inventions mises en œuvres ? L’exemple de la transmission religieuse en contexte français, où les populations musulmanes sont de diverses origines culturelles, permet aussi de questionner le processus de globalisation du religieux à partir de la circulation du savoir et de la standardisation du religieux. Nous nous proposons d’aborder ces questions au travers d’observations ethnographiques réalisées dans des institutions islamiques marseillaises (France) d’influences maghrébines et comoriennes. Introduction Cette communication se propose de traiter de la transmission islamique au sein d’institutions religieuses en contexte français. Sont entendues ici par institutions islamiques : les mosquées, salles de prière, écoles coraniques qui sont majoritairement organisées en associations loi 1901. Pour contribuer à la réflexion centrale qui nous réunie aujourd’hui, à savoir, « les nouveaux champs religieux à la croisée des mondes », je souhaite aborder la problématique de la (re)composition du religieux, au regard de l’offre de l’enseignement islamique. À partir d’un terrain ethnographique mené dans une mosquée et une école coranique marseillaise au début des années 2000, je m’attacherai à analyser plus particulièrement les questions d’emprunts et d’innovation, qui forment la base du processus de ré-invention de la tradition. Je voudrai tout d’abord présenter brièvement le contexte de l’implantation de ces cours extrascolaires de formation à l’islam que l’on peut trouver sur le territoire français. 1. Cadre législatif et contextuel de l’enseignement islamique La population des musulmans de France est formée principalement de personnes issues du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne et de la Turquie. Leur présence s’explique par l’histoire 1 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande coloniale et migratoire. Avec l’implantation durable de ces populations, depuis les années 1970, il y aurait aujourd’hui entre 8,5 et 10% de musulmans dans la société, dont plus des deux tiers sont de nationalité française1. Devant la nécessité de transmettre et de former les « jeunes croyants » dans une société où ils sont minoritaires, les musulmans de France ont du composer une offre d’enseignement en fonction des possibilités admises par le contexte législatif. Quelles sont ces offres, comment s’organisent-t-elles, et à partir de quels modèles ont-elles été élaborées ? Pour rappel, le processus de laïcisation de l’État s’enclenche avec la Révolution française et s’officialise dans le système éducatif à la fin du XIXe siècle. C’est en 1881, que la loi de Jules Ferry supprime totalement l’éducation religieuse dans l’enseignement public2. Il faut noter une exception dans ce système, celle de la région de l’Alsace-Moselle, de statut concordataire, où l’enseignement religieux peut perdurer dans les écoles publiques. Parallèlement au développement de l’école laïque, des écoles privées se créent en nombre, notamment sous la seconde république, grâce à la loi Falloux de 1850 (Adler et Vogeleisen, 1981). En 1959, la loi Debré permet aux écoles privées, encore majoritairement catholiques, d’être intégrées au service public de l’éducation nationale par des contrats, simple ou d’association, qui leur garantissent la reconnaissance de leur « caractère propre » et leur donnent accès à un financement public3. Il existe aussi des écoles hors contrat, c’est le cas de toutes les écoles dites libres nouvellement créées en attendant leur agrément ou leur contrat. L’ensemble de ce système forme les écoles privées qui sont principalement religieuses, puisque sur l’ensemble du territoire, 95% de ces écoles sont aujourd’hui catholiques (Denis et 1 Pourtant, le dénombrement de la population de confession musulmane, est estimé à partir d’une origine culturelle. 2 En 1880, la loi Camille Sée exclut l’enseignement religieux des heures de classe dans l’enseignement public, mais elle assure encore la possibilité d’un enseignement religieux facultatif à l’intérieur de l’établissement par un aumônier. 3 Pour les contrats d’association, les enseignants doivent avoir des titres équivalents à ceux du public et la totalité de leur rémunération est versée par l’État, y compris les charges sociales (Peiser, 1995). Les contrats simples, qui étaient provisoires à la base, ont été maintenus en 1971, et ne concernent aujourd’hui que les établissements de l’école primaire. Ils réunissent aussi diverses conditions. Ces établissements doivent avoir au minimum cinq ans d’ancienneté ; les professeurs reçoivent leur traitement directement de l’État, mais ce dernier ne finance pas les charges sociales et les frais de fonctionnement ne sont pas imposés aux départements et aux communes (Peiser, 1995). 2 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande Greilsamer, 2011, p. 121). Écoles musulmanes Dans ce contexte historique et juridique, les écoles confessionnelles musulmanes sont rares et extrêmement récentes (la première école en France métropolitaine date de 2001). Le nombre d’établissements officiels et privés musulmans s’élève à 8 : avec 6 collèges, 2 lycées et 2 écoles primaires, dont seulement 2 sont sous contrat d’association avec l’État. La plupart de ces établissements auraient été lancés à l’initiative ou avec le soutien de l’Union des organisations islamiques de France, UOIF (Le Bars, 2009). Ces écoles fonctionnent principalement sur des dons privés, ce qui rend leur existence fragile. Elles se trouvent souvent face à un paradoxe, celui de devoir déjà fonctionner sans contrat avec l’État et de démontrer leur nécessité d’exister en répondant à une demande, or les parents d’élèves préfèrent attendre le statut du contrat pour y inscrire leurs enfants. En plus des problèmes de financement, ces écoles encore pionnières, en raison de leur nombre, doivent faire face aux réticences locales et ont aussi des difficultés à trouver des bâtiments adéquats (Le Bars, 2009). En dehors des écoles privées d’autres structures participent à l’instruction religieuse. Instruction religieuse extrascolaire Les dispositifs étatiques français, en raison de la loi de 1905 ainsi que la récente implantation massive des populations musulmanes, font que l’enseignement institutionnel islamique reste très majoritairement extrascolaire. Il se réalise dans des associations, régies sous la loi 1901, c’est-à-dire à but non lucratif, sous deux statuts : soit d’association cultuelles, très peu nombreuses cependant, soit d’associations culturelles. En pratique, les associations islamiques, à quelques rares exceptions près, ne s’organisent aujourd’hui donc qu’en associations culturelles à but religieux, pour pouvoir bénéficier de subventions. Ces associations culturelles islamiques peuvent être appelées mosquées ou écoles coraniques par les personnes qui les fréquentent (Zwilling, 2009) alors qu’elles n’ont pas de reconnaissance au près du Ministère de l’Intérieur comme associations cultuelles. Depuis une vingtaine d’années, elles se développent en perpétuant une « tradition dite maghrébine » d’enseignement. C’est-à-dire principalement fondé sur le modèle de la mosquée avec ses fonctions de centre culturel et de formation (Renard, 1999) par l’organisation de 3 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande cours de langue arabe, de lecture coranique et de religion (Cheikh, 2010, p. 99)4. L’Annuaire Musulman recense sur son site Internet 3 200 associations, que l’on pourrait qualifier d’islamiques, mais, qui d’un point de vue juridique, sont structurées en associations culturelles. La nécessité de transmission et l’implantation durable des populations ont permis une organisation, mais non structurelle, d’institutions comme les « association-mosquées ». D’après un rapport de 2010 fait par une équipe de chercheurs de l’Institut d’Études de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM) et l’EHESS, dans le cadre d’une convention avec le Ministère de l’intérieur, on peut estimer aux alentours de 35 000 le nombre d’enfants et d’adolescents susceptibles de fréquenter ces lieux. C’est à l’organisation de ces enseignements que je m’intéresse ici et je voudrai commencer par une présentation de cette offre de formation. 2. Présentation de l’offre d’enseignement Dans le cadre de mon terrain, je distingue l’apprentissage des écoles dites coraniques, où la majeure partie de l’apprentissage, destiné principalement aux enfants, est consacrée à la mémorisation du Coran, de celui des associations-mosquées, qui en plus des services liés au culte, offrent des cours de formation à l’islam autour d’un programme défini en classes d’âge. On peut aussi y trouver l’enseignement de matières dites profanes comme l’anglais ou l’informatique. Dans ces deux types d’institutions, l’apprentissage des filles est développé, des modes d’évaluation sont mis en place, la présence des élèves est contrôlée et l’apprentissage de la langue arabe littéraire est la base de tout enseignement religieux. Nous verrons que ces derniers peuvent variés d’une institution à l’autre et reprennent en partie les méthodes pédagogiques de l’école laïque. Les cours à la mosquée La mosquée de Marseille où j’ai effectué mon terrain a été créée en 1983 comme association cultuelle islamique, puis transformée en 1985 en association culturelle. Les cours sont prodigués par une douzaine de professeurs et concernent environ 250 enfants. La répartition est de 27 groupes pour la langue arabe et 17 pour l’enseignement 4 Leur présence en France est toutefois ancienne, c’est-à-dire début du XXe siècle, mais c’est dans les années 1970-1980 que le tissu associatif islamique se développe. 4 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande religieux et coranique. Il existe de plus des cours destinés aux adultes. Dans les enseignements prodigués aux enfants (cours d’arabe et de lecture coranique), les méthodes sont inspirées de l’école laïque. C’est-à-dire qu’il y a un contrôle des présences, des devoirs à faire à la maison, des examens et rencontres trimestrielles entre parents et professeurs. Les enseignants de langue arabe sont en général titulaires du CAPES, ou l’équivalent obtenu dans un autre pays. Pour certains, ils le font en complément de leur service à l’éducation nationale. Pour les autres cours, les enseignants n’ont pas nécessairement de diplôme ; durant la durée du terrain, il est arrivé que ce soit des parents d’élèves qui assurent le cours de récitation coranique. L’accès aux cours nécessite de payer une cotisation auprès du secrétariat de l’association socioculturelle et éducative qui gère la mosquée. La carte annuelle de membre est tamponnée après un acquittement mensuel de 15 euros, ce coût est dégressif en fonction du nombre de personnes inscrites par famille. L’imam serait rémunéré par la mosquée de Paris, via l’Algérie. Les professeurs sont salariés et défrayés, par exemple pour le transport, par l’association. Le shioni de Marseille L’école coranique que j’ai observée, dite shioni en comorien, s’est constituée en association en 1982 dans un quartier où la population d’origine comorienne est majoritaire. Il a été le premier ouvert à Marseille. Jusqu’en 1985, les cours se déroulaient chez le maître coranique, fundi’. En 1987, le nombre d’élèves augmentant, l’école s’est établit dans un local du quartier légué à l’association. Depuis 2007, il est aidé officiellement, dans l’encadrement des cours, par des élèves qui viennent de finir leur cursus et par ceux qui sont le plus avancés appelés petit fundi’. L’actuel fundi’, qui officie dans cette école coranique marseillaise depuis 20 ans, bénéficie d’une légitimité acquise par ses méthodes, considérées comme libérales, et par l’ancienneté de son expérience locale. Il accueille aujourd’hui en moyenne 375 élèves par an, répartis en 12 classes ; de plus en plus d’enfants d’autres quartiers et d’origine maghrébine fréquentent le shioni, ce qui n’était pas le cas au moment de mon terrain. La rétribution financière du fundi’, surtout dans les premières années, était sous forme de dons laissés à la discrétion des parents ; cependant, il semble qu’une cotisation annuelle faite à l’association se soit mise en place récemment. Dans ces 2 institutions religieuses, la mosquée et le shioni, les cours sont mixtes, à l’exception des cours de langue arabe et de religion destinés aux adultes à la mosquée de 5 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande Marseille ; ils sont professés en français ; les vacances sont calquées sur le calendrier scolaire de l’académie ; les plages horaires des enseignements sont le soir, le mercredi et le week-end. Ces institutions religieuses islamiques s’organisent de manière partiellement autonome visà-vis de l’État, à partir d’initiatives privées et/ou d’organismes externes auxquels elles peuvent être rattachées. Ainsi la mosquée de Marseille s’organise autour d’un cheikh, président de l’association, d’un imam, et d’un corps professoral distinct pour les cours langue et ceux de religion. Dans cette association, liée à la grande mosquée de Paris, les programmes des cours sont supervisés par un recteur et cofinancé par le consulat algérien. L’offre qu’elle propose est variée : cours de langue, de lecture coranique pour enfants et adultes ainsi que des cours de religion à l’attention des adultes. Le shioni marseillais est organisé sur le modèle de l’école coranique comorienne, le maître coranique fundi’ y est le dépositaire du savoir et des méthodes qu’il emploie. 3. Comparaison magrébin comorien : Un apprentissage évalué L’arabe : langue pour dire et à savoir dire Comme premier point de comparaison, je prendrai la langue arabe et son enseignement qui ne s’organisent de la même manière. Tout d’abord, les observations des cours de langue et de lecture coranique à la mosquée de Marseille montre deux situations d’apprentissage, dans le rapport à la langue arabe. Le cours de langue arabe vise à l’acquisition de compétences parcellées (vocabulaire, grammaire, écriture) que l’élève doit mobiliser pour pouvoir lire et s’exprimer dans une autre langue. Dans le cours de lecture coranique, la mémorisation du texte sacré et sa restitution orale doivent être performées avec exactitude, le fond et la forme devenant indissociables. Dans l’un prévaut une notion de groupe et un niveau normé, par classes de sept niveaux, dans l’autre une progression individuelle liées à des paliers que l’enfant doit passer. Les postures corporelles et les interactions entre enseignantes et élèves sont aussi différenciées, les attitudes de chacun s’adaptant aux contextes. La dichotomie présente dans l’organisation, les méthodes et le statut de l’écrit révèlent une variabilité de la représentation de la langue arabe, tantôt langue sacrée ou tantôt langue de communication. La notion de sacré, qui se rattache ici à la langue, subit des « pivotements », car « le sacré n’est pas, en fait, une valeur absolue, mais une valeur qui indique des situations respectives » explique Arnold van Gennep (van Gennep, 2000 [1909], p. 16). Par exemple, les jeunes filles qui habituellement ne sont pas 6 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande voilées dans leur vie ordinaire portent le ḥijâb lors du cours de lecture coranique et non pendant le cours de langue en raison de la sacralité du texte et non de la langue. Savoir passer d’un registre à l’autre, dans l’enceinte de la mosquée, qui est d’origine maghrébine, en fonction du contexte est aussi une compétence apprise et appliquée dans ces cours qui attribue à l’arabe son statut de « langue liturgique » pour reprendre le titre d’un célèbre article de Louis Massignon (Massignon, 2009 [1935]) ou de langue assmiliée à une origine culturelle. Pour ce qui concerne le shioni de Marseille, les deux premières années sont consacrées à l’apprentissage de l’écriture et de la lecture de la langue arabe, mais non de la grammaire. L’arabe ne fait pas référence à une langue maternelle ou d’origine culturelle, qui restent le français et le comorien. Le shioni est une école coranique qui est dédiée entièrement à l’enseignement religieux. La langue arabe fait partie intégrante du programme même de l’éducation islamique comme langue coranique et n’est pas dissociée de son usage liturgique. L’évaluation Le deuxième point de comparaison est l’évaluation. Dans ces deux types d’institutions, on attend de l’enfant qu’il réalise une certaine performance. Dans le cours de lecture coranique de la mosquée de Marseille, les élèves sont évalués à chaque séance, avec un système de croix (une croix rouge, la sourate sue, passage à la mémorisation de la suivante, croix noire : non sue, croix verte à revoir, au bout de dix croix rouges consécutives l’enfant reçoit une récompense). À Marseille, la maîtresse insiste sur le fait qu’il n’y a pas de notation ni de classement, pour elle ce système de croix n’existe qu’à titre indicatif pour l’élève. Cependant la récompense attribuée au bout de dix croix rouges met en concurrence les élèves. Il s’agit bien d’un apprentissage évalué, car l’enfant se doit de progresser. Au shioni, il n’y a pas d’évaluation officielle, ni de contrôle, ni de récompense directe dans l’apprentissage quotidien comme à la mosquée de Marseille. En revanche, le fundi’ peut avoir recours à des sanctions très rudes, ce qui implique bien une évaluation même si elle n’a pas pour but de valoriser l’élève mais de le corriger. Sultan Chouzour explique au sujet des shioni que : « les violences psychiques, les chantages affectifs, les châtiments corporels surtout sont de monnaie courante ; ils sont considérés par le maître comme les seuls moyens de plier l’enfant aux exigences et à la discipline scolaire » (Chouzour, 1994, p. 103). Les personnes 7 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande interrogées n’ont pas toutes parlé clairement de ces sanctions, beaucoup disent que les méthodes des anciens fundi’ étaient trop dures, d’autres qu’elles ont eu la chance d’avoir un fundi’ libéral ou moderne, sous-entendu qui n’applique pas ces méthodes. Les différents professeurs rencontrés, y compris d’autres institutions, expliquent qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais élèves. La représentation commune est que l’enfant veut toujours apprendre à un moment donné : parce qu’il trouvera cela amusant, ou qu’il sera intéressé ou encore parce qu’il aura envie de faire comme les autres. L’apprentissage ne peut pas échouer, car l’individu peut toujours apprendre. Si certains professeurs reconnaissent que les parents peuvent obliger l’enfant à suivre ces cours, ils disent aussi en filigrane que s’il revient d’une année sur l’autre, c’est qu’il en a envie. Ce discours ne prend évidemment pas en compte la contrainte par les punitions ou l’obligation familiale, cependant il est tenu, en partie, par des acteurs pratiquant eux-mêmes des sanctions. Cela indique surtout que, pour les professeurs, l’apprentissage religieux n’a pas pour finalité l’accumulation d’un savoir mais plutôt d’un « éveil à la foi ». Dans ces conditions, il n’est pas possible d’évaluer le sentiment de foi de l’enfant. C’est pourquoi, les professeurs disent ne pas avoir recours à l’évaluation. Les sanctions sont de divers ordres : elles peuvent être corporelles – ce qui a été rarement observé sur le terrain, mais rapporté par les personnes interrogées –, elles peuvent prendre la forme d’isolement temporaire du groupe, d’une remontrance verbale, ou d’exercices supplémentaires. Ces sanctions punissent l’action de l’enfant, non son niveau. De plus, les corrections oralisées suite à une performance ratée effacent l’erreur. L’évaluation existe pourtant de fait et étant implicite, elle exerce une certaine pression sur les enfants. La différence, c’est qu’au shioni, les corrections physiques ne visent pas à l’épanouissement de la foi mais au respect de celui qui détient le savoir, c’est-à-dire le maître de l’école coranique. Elles sanctionnent une désobéissance mais en même temps participent d’une incorporation coranique5. 5 Certains professeurs ont évoqués des solutions pour que l’enfant apprenne et mémorise, car s’il arrive qu’un enseignant reconnaisse qu’un élève est moins bon que les autres, c’est que le dit enfant a un problème de mémoire ou de concentration, auquel on peut trouver une solution. Ainsi Mounir, petit fundi’, explique : « Dans ces cas là, on a un secret. On va écrire quelques notions du Coran, voyez, on va mélanger avec du miel d’abeille et du lait. On va faire boire ce mélange à l’enfant et après ça, il mémorise réellement facilement » (Mounir, 8 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande La représentation de la non évaluation présente dans les discours des enseignants de la mosquée de Marseille ou du shioni atteste d’une conception de rythme dans l’éveil de la foi, propre à chacun. 4. Désirs et attentes : entre inadéquation et incompréhension Les parents des élèves qui fréquentent la mosquée de Marseille n’ont pas la même attente que l’institution quant à l’apprentissage religieux, ceci est très visible lors des réunions trimestrielles entre parents et professeurs. Les parents attendent de la mosquée, qu’en tant qu’institution religieuse, elle enseigne la religion à leur enfant, c’est-à-dire les dogmes et la pratique, mais aussi la discipline et acquièrent des savoirs. Ils souhaiteraient que leurs enfants ne manquent pas les cours et que la discipline inculquée leur transmette une rigueur qu’ils puissent appliquer à l’école laïque. La mosquée attend des parents qu’ils expliquent à leur enfant l’importance de la religion et donc de suivre les cours. En effet, la représentation majoritairement présente dans le discours des agents de l’institution (professeurs, imam et cheikh) est que la mosquée n’a pas vocation à éduquer socialement les enfants, mais à participer à « l’éveil de leur foi » par l’instruction de savoirs dogmatiques. Ceci représente pour les parents un nouveau discours sur l’instruction islamique. En effet, se référant à l’enseignement classique de l’islam par les kuttâb ou les écoles coraniques au Maghreb – spécifiquement pour cette mosquée, les parents voient dans l’instruction religieuse un mode d’inculcation de valeurs, telles que le respect, la discipline, la solidarité, etc. Les parents n’ont pas l’habitude d’entendre ces propos de la part de la mosquée mais plutôt de l’école laïque. L’inadéquation entre ces attentes dénote d’un changement au sein de la mosquée comme institution. L’enseignement religieux dans cette organisation doit être, selon la mosquée, un accompagnement de la transmission familiale et non l’inverse. Marseille, 2000). Ce rituel a été évoqué aussi à la mosquée de Marseille, il était alors préconisé pour les enfants turbulents. L’ingestion du texte sacré est un moyen d’incorporer le Coran, d’aider à sa mémorisation. Si dans l’apprentissage du texte coranique le corps tient une place prépondérante par ses techniques de mémorisation et de récitation, le Coran agit pleinement sur ce dernier. L’ingérer est un « moyen de comprendre la puissance du Verbe coranique et de réaliser son incorporation physique, laquelle est très ancienne dans l’islam » (Ware et Launay, 2008, p. 135). Rudolph Ware et Robert Launay l’ont noté pour l’Afrique de l’ouest et supposent que ce « modèle physique, corporel, personnel, incarné » est prépondérant à l’école malékite (Ware et Launay, 2008, p. 135). Pourtant dans les shioni marseillais, qui suivent l’école chaféite, cette ingestion appelée fahamwe en comorien (de l’arabe fahm : compréhension, esprit, intelligence) est aussi utilisée. Elle est même un rite de passage à la fin de la lecture performée de l’hitima comorien. 9 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande L’interaction parents/fundi’ se place différemment au shioni. Aux Comores, l’apprentissage entre 3 et 6 ans se fait uniquement par le biais du shioni, car il est l’institution de la petite enfance, au même titre que l’école maternelle en France où le kuttâb dans certains pays musulmans. Le shioni prend en charge l’apprentissage des dogmes, de la pratique et de la morale. En France, le shioni suit presque les mêmes méthodes qu’aux Comores et les curriculums sont à peu près identiques. La différence se situe dans les âges des apprentissages. En France, les enfants entrent au shioni vers 5 ans et non 3. Les punitions corporelles semblent aussi moins présentes, les supports et l’agencement de la salle, reprennent aussi celui de l’école laïque. L’environnement familial des personnes d’origine comorienne contribue pleinement à l’éducation religieuse des enfants, avec une place particulière pour l’oncle maternel, en raison du système matrilinéaire, même en France. Les interviewés d’origine comorienne rejettent toutefois, dans le contexte français, une prédominance de l’institutionnel dans l’éducation de l’enfant ou estiment, tout au moins, qu’il doit être encadré par la famille. De ce fait, les familles participent aussi activement à la vie du shioni, par l’organisation des fêtes, par le contrôle de l’apprentissage de l’enfant, etc. D’autant que le shioni est organisé en association culturelle, contrairement aux Comores, et que les parents sont généralement membres de l’association. De même, les parents entretiennent régulièrement des relations avec le fundi’, le questionnant sur le comportement de leur enfant. Les personnes d’origine comorienne, tout en critiquant le shioni dans son aspect traditionnel aux Comores, souhaitent le maintien d’une école coranique. Cette dernière serait adaptée au contexte Français, c’est-à-dire moins dure, avec une attention plus grande portée à la compréhension et l’explication, une place accordée à l’initiative individuelle des enfants, etc. Dans le cas du shioni de Marseille, cette transition semble réussie, la relation de « maître à disciple » existe toujours mais les enfants peuvent intervenir dans le cours en posant des questions, ce qui ne se fait pas « traditionnellement ». De même le grand nombre de petit(e) fundi’, qui habituellement se limite à un, multiplie l’image de l’autorité et marque une adaptation. Conclusion Dans les deux institutions, on observe plusieurs éléments. Les curriculums relatifs à l’enseignement islamique concernent principalement la mémorisation des petites sourates du Coran. Au shioni, s’ajoute l’apprentissage scripturaire de l’arabe, l’apprentissage des piliers et des règles les régissant et pour les plus grands d’une initiation au tajwid. Les modèles 10 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande éducatifs sont largement empruntés aux pays d’origine dont sont issus les populations, c’està-dire au kuttâb maghrébin et au shioni comorien. Le cadre associatif et les contextes dans lequel sont organisés ces enseignements montrent aussi une grande variabilité d’une institution à l’autre, dépendant des financements, des possibilités de formation du corps professoral. En même temps, ceci reprend l’organisation de l’enseignement religieux promulgué dans les mosquées et les kuttâb dans les premiers temps islamiques. Ce dernier était établi sur la proximité, celle du lieu, c’est-à-dire ancrée localement dans un quartier ou un village, et la proximité relationnelle entre le professeur et ses élèves. Et bien que fondée sur un enseignement commun, celui du Coran, l’organisation libre des mosquées et autocéphale des kuttâb en ont fait des institutions locales, qui pouvaient être disparates dans leur niveau de formation. Peut-on alors parler d’importation des modes d’enseignement ? Bien évidemment que non, l’organisation de ces enseignements a aussi emprunté et adapté certaines de ses méthodes à l’école laïque. Pour la mosquée c’est la mise en place d’une évaluation et d’un système de récompense, d’un support individuel qui est un livre regroupant 36 sourates pour la mémorisation coranique, de la tenue d’un cahier, de réunions de parent/professeur, d’organisation de fête de fin d’année, etc. Pour le shioni il s’agit de l’utilisation de manuels conçus pour les écoles publiques algériennes, de l’inscription des titres des leçons au tableau et de la date, de l’encouragement des élèves à poser des questions. Il existe aussi des formes d’innovation tel que l’introduction de chants « modernes en français », comme la reprise et adaptation de chansons d’un groupe islamique français, dont les membres sont originaires de Dijon : Le silence des mosquées. Ce groupe est très populaire auprès des jeunes musulmans et des adolescents rencontrés ; notamment avec un titre qui s’appelle Oh ma sœur et qui reprend en introduction un discours de Tariq Ramadan. L’innovation se trouve encore dans l’introduction de comptine sur l’usage du Bismillah ou La ronde des ablutions sur un air de Savez-vous planter les choux… De même les élèves de la mosquée de Lyon lors de la période du ḥajj imitent les pèlerins, en faisant une simulation du tawaf autour d’une maquette qu’ils ont construit en carton de la Ka’aba. Pour conclure, je voulais reprendre la question centrale de mon titre qui interroge les recompositions du religieux par la réinvention de la tradition ? Je faisais ici référence à l’ouvrage d’Éric Hobsbawm, « Inventer des traditions », publié en 1983 et à un article de Gérard Lenclud de 1987 paru dans Terrain « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de “tradition” et de “société traditionnelle” en ethnologie ». Et je voulais mettre ainsi 11 Document de travail. Communication présentée à « Repenser la communauté. Continuités et mutations religieuses en modernité tardive », 27-30 juin 2013, 32e Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Turku-Åbo, Finlande en exergue ce faux paradoxe par l’exemple français. En effet, les populations musulmanes ont réinventé en contexte migratoire l’enseignement islamique en s’inspirant des modèles dit traditionnels mais les ont adapté à leur situation quotidienne. Ceci pose la question de la circulation des savoirs et des formes de ce qu’on nomme aujourd’hui la globalisation du religieux, car face à la diversité culturelle que représente les communautés musulmanes de France, se trouvent aussi un discours normatif, que je n’ai pas eu le temps de vraiment développer, mais qui pourra être discuté, autour d’un référent islamique commun. Bibliographie ADLER, Gilbert et Gérard VOGELEISEN (1981), Un siècle de catéchèse en France (18931980). Histoire, déplacements, enjeux. Paris : Beauchesne. CHEIKH, Yahya (2010), « L’enseignement de l’arabe en France. Les voies de transmission », Hommes & migrations, N° 1288, pp. 92-103. CHOUZOUR, Sultan (1994), Le pouvoir de l’honneur : tradition et contestation en Grande Comore. Paris : L’Harmattan. DENIS, Jean-Pierre et Laurent GREILSAMER (2011), L’Atlas des religions. 200 cartes, tous les chiffres, comprendre le présent à la lumière du passé. Paris : Société édition du Monde et Malesherbes publications - La Vie; Le Monde. LE BARS, Stéphanie (2009), L’école, un nouveau chantier pour l’islam de France. Le Monde, édition du 24/09/2009., p. 11. MASSIGNON, Louis (2009 [1935]), « L’arabe, langue liturgique de l’Islam ». Dans Christian JAMBET, dir. Écrits Mémorables II. Paris : Laffont, p. 197. PEISER, Gustave (1995), « École publique, École privée et Laïcité en France », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien , N° 19, pp. 197-210. RENARD, Michel (1999), « France, terre de mosquées », Hommes & Migrations, N° 1220, pp. 30-41. VAN GENNEP, Arnold (2000 [1909]), Les rites de passage. Paris : A. et J. Picard. WARE, Rudolph et Robert LAUNAY (2008), « Comment (ne pas) lire le Coran : Logiques de l’enseignement religieux au Sénégal et en Côte d’Ivoire ». Dans Gilles HOLDER, dir. L’islam en Afrique : vers un espace public religieux ? Paris : Éditions aux lieux d’être, pp. 127-144. ZWILLING, Anne-Laure (2009), « France ». Dans Jørgen, S. NIELSEN, Samim AKGONUL et Ahmet ALIBASIC, dirs. Yearbook of Muslims in Europe. Leiden : Brill Academic Publishers, pp. 127-139. 12