Le 23 février 2013 Docteur Daniel Caron Bibliothèque

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Le 23 février 2013 Docteur Daniel Caron Bibliothèque
Le 23 février 2013
Docteur Daniel Caron
Bibliothèque et Archives Canada
Gatineau, Québec
K1A 0N4
Docteur Caron,
Par la présente, j’accuse réception de votre lettre du 9 janvier dernier. Je comprends qu’elle fait suite à
celle que j’ai fait parvenir le 18 novembre 2012 au ministre du Patrimoine canadien, monsieur James
Moore. J’y faisais état de la crise dans laquelle Bibliothèque et Archives Canada (BAC) est plongée.
Puisque je n’ai toujours pas reçu de réponse du ministre, j’en conclus qu’il est inutile d’en espérer une.
Je ne croyais pas vraiment que le ministre Moore serait en mesure de répondre aux nombreuses
questions que je posais dans ma lettre. Cette dernière vous était également adressée. À titre de rappel,
j’en inclus une copie avec celle-ci. Les questions que je soulevais portant très précisément sur les
activités actuelles de BAC, il était naturel que le ministre se tourne vers le bibliothécaire et archiviste du
Canada pour lui demander de fournir des réponses complètes et détaillées. Vous comprendrez alors
ma déception quand je constatai que votre lettre ne répondait à aucune de mes questions. Néanmoins,
permettez-moi de commenter en détail cette courte lettre que vous m’avez fait parvenir en réponse.
Dans le premier paragraphe, vous me remerciez de vous faire part des préoccupations de la Société
bibliographique du Canada (SBC). Vous l’ignorez peut-être, mais la lettre du 18 novembre envoyée au
ministre Moore était le second envoi par lequel la SBC exprimait ses inquiétudes. J’inclus avec la
présente une copie de la première lettre datée du mois d’août, au cas où vous n’auriez pas encore eu
l’occasion d’en prendre connaissance.
Dans le second paragraphe, vous confirmez ma compréhension du mandat de BAC lorsque j’affirme
qu’elle doit constituer, préserver et diffuser le patrimoine documentaire du Canada. Vous poursuivez
un peu plus loin en déclarant que ce mandat est très important, et ajoutez ensuite : « ce mandat est la
raison pour laquelle nous avons activement préparé l’institution aux possibilités offertes par
l’environnement numérique, mais aussi aux défis auxquels elle aura à faire face.1 » L’acquisition de
documents numériques, leur préservation et leur accessibilité sont bien évidemment des éléments qui
ont leur importance, mais il n’est pas souhaitable pour BAC, dans la réalisation de son mandat, de se
concentrer autant sur le numérique. Laissez-moi vous expliquer.
1
N.d.T. : étant donné que la lettre du Dr. Caron datée du 9 janvier était uniquement en anglais, les
citations qui en sont tirées sont des traductions libres.
S’il est vrai que les acquisitions sur support numérique ira en augmentant dans les années à venir,
puisque bon nombre de documents naissent directement sur ce support, il n’en demeure pas moins que
la majorité du patrimoine documentaire canadien actuel est constitué de matériel non numérique –
manuscrits, textes et images imprimés, photographies, films, cartes et plans, enregistrements sonores,
matériel audiovisuel, etc.2 Un constat que vous avez dû vous aussi établir. Les pratiques d’acquisition
de BAC devraient par conséquent continuer à refléter cet état de fait. Cependant, nous savons tous les
deux que le bilan général de BAC en matière d’acquisitions, en dehors des publications
gouvernementales, est désastreux, et ce, depuis plusieurs années maintenant. Ce déclin a débuté par le
moratoire que vous avez imposé sur les acquisitions au début de votre mandat. J’ai été ravie
d’apprendre que BAC a récemment acquis un exemplaire de la première version imprimée de la Bible
de John Henry White; cependant, la communauté scientifique sait aussi que BAC a raté plusieurs
occasions d’enrichir ses collections de précieux objets ces dernières années. En outre, l’entrée en
vigueur en octobre dernier de sa directive de ne plus recevoir automatiquement les publications
provinciales permet de douter de la rigueur avec laquelle BAC s’acquitte de ses responsabilités
relativement au dépôt légal.
En ce qui a trait à la préservation, la numérisation peut certainement y contribuer, mais la réalité est
que cette nouvelle technologie est en perpétuel mouvement, est extrêmement coûteuse à réaliser (si l’on
veut le faire bien), et doit constamment migrer vers de nouvelles plateformes, puisque l’une, devenue
désuète, doit rapidement faire place à la suivante. Je suis d’avis que vous devriez considérer
attentivement la nécessité d’équilibrer les sommes investies dans la préservation numérique et les
autres formes de préservation mieux implantées qui nécessitent du personnel hautement qualifié voué
à la conservation matérielle des documents physiques du patrimoine documentaire et ce, dans l’intérêt
des générations actuelles et futures.
L’accessibilité – cette problématique semble assez délicate en ce qui concerne la numérisation. Bien que
l’accès numérique soit invariablement présenté, dans les communications officielles de BAC, comme la
solution idéale, l’offre numérique à ce stade-ci n’est pas très étoffée, et il est difficile d’imaginer
comment BAC va réussir à changer rapidement cette situation, et ce, d’autant plus si elle veut le faire
bien et selon les normes hautement professionnelles auxquelles on est en droit de s’attendre des
bibliothèques et des archives nationales d’un pays membre du G20.
Vous conviendrez que dans son état actuel la présence sur le Web de BAC est plutôt chaotique, divisée
comme elle est entre l’ancien site Web et le nouveau site « principal ». Sur le site « principal », le
contenu numérique mis à la disposition des usagers est assez chiche. J’y ai trouvé les archives de la
chaîne CPAC, six balados, une base de données contenant le recensement de 1916 des Prairies, et
quelques images tirées du site de partage Flickr en lien avec la guerre de 1812. Ces dernières ne
contenaient aucune donnée contextuelle réelle qui puisse aider l’utilisateur à comprendre ce qui lui est
présenté. Pour imager mon propos, c’est comme si, dans une exposition, on présentait un tableau en
n’y associant qu’une vague description. Si pour vous faciliter l’accès d’une plus grande partie de la
population canadienne à son patrimoine passe nécessairement par la numérisation, alors plus d’efforts
2
J’évite ici délibérément d’utiliser le néologisme « analogique» employé à répétition par BAC dans ses
communications officielles pour décrire ses collections non numériques puisque ce terme semble sous-entendre
une opposition binaire. Que cela soit ou non l’intention de BAC, nous sommes amenés à croire que la partie
numérisée de notre patrimoine documentaire jouit d’un plus grand prestige que le reste des collections. Cette
attitude est préjudiciable et de plus ne sied pas à une institution vouée à la préservation de l’intégrité de notre
patrimoine documentaire.
2
devront être déployés pour contextualiser l’offre de matériel documentaire numérique présentée sur le
site Web de l’institution.
J’ai aussi repéré, sur le site « principal », la fonction de recherche d’images, un outil qui semble
prometteur et qui permet notamment d’accéder à des éléments numérisés. Cependant, une recherche
par simple mot-clé est compliquée par le grand volume d’enregistrements contenus dans cette base de
données, et il est navrant de constater l’absence de classification et de métadonnées. On fait face au
même problème lorsqu’on navigue sur le Portail des portraits – une ressource au potentiel merveilleux à
première vue, mais la possibilité d’accéder aux richesses de son contenu est sérieusement entravée par
les limites des maigres options de recherche. Puisque la formation en bibliothéconomie et sciences de
l’information prépare des spécialistes de l’organisation des éléments d’information, des théories et des
pratiques de capacités de recherche efficaces, il est pour le moins gênant de constater que le site Web de
BAC a manqué à son devoir de développer ces nouvelles fonctionnalités de recherche. En effet, du
point de vue de l’utilisateur, les moteurs de recherche de l’ancien site Web assuraient un meilleur accès
à son contenu.
Sur l’ancien site Web de BAC, le matériel documentaire disponible sous forme numérique est
également assez limité. Pourtant, le contenu est plus riche que sur le nouveau site; de plus, celui-ci est
présenté de manière beaucoup plus intelligente à l’utilisateur. Parmi les points d’accès les plus
intéressants, on trouve de très belles expositions en ligne, mais bien évidemment, ce qui est présenté
dans une exposition est forcément sélectif, une collection ne pouvant être présentée dans son
intégralité. D’autre part, la valeur d’une exposition réside dans le fait que le matériel documentaire
qu’elle présente est bien situé dans un contexte, ce qui la rend plus attrayante aux yeux des étudiants,
des enseignants, et du grand public. En outre, les deux bases de données consacrées aux images tirées
du Canadian Illustrated News, de même que les illustrations provenant de livres rares constituent de
précieuses ressources pour qui cherche simplement des images et ne ressent pas le besoin de voir
celles-ci dans leur contexte textuel. Plus important encore, contrairement à la base de données d’images
du site Web principal, le concepteur de ces bases a compris qu’une fonction de recherche est essentielle
si l’on veut en assurer l’accès. Cette caractéristique devrait servir de modèle pour le développement de
bases de données chapeauté par des bibliothèques ou des archives qui travaillent selon des normes
professionnelles établies.
L’ancien site Web présente du matériel additionnel en format numérique, dont les brochures
historiques de la Société historique du Canada, des sélections d’enregistrements sonores sur 78 tours,
des écrits d’anciens premiers ministres du Canada, et l’édition en ligne du Dictionnaire biographique
du Canada (DBC). Je crois cependant comprendre que ce dictionnaire est appelé à disparaître du site de
BAC. On retrouve également sur le site des microfilms numérisés, dont 68 bobines renfermant des
archives relatives à la guerre de 1812. Je crois qu’on ne peut tirer, malheureusement, qu’une fierté
limitée de ces dernières réalisations puisque l’utilisation de ces microfilms dans un format hybride est
très malaisée. En effet, le microfilm a été conçu pour être défilé sur un lecteur de microfilm, et non pour
un défilement laborieux par clics répétitifs sur un ordinateur, accompagné de plusieurs manipulations
avec la barre de défilement dans l’espoir d’arriver à obtenir une image qui s’ajuste à l’écran. L’ancien
site contient également plusieurs index, mais la plupart d’entre eux ne fournissent, bien sûr, qu’une
information qui permet de trouver des dossiers documentaires particuliers, sans les afficher. L’accès à
ces documents était jusqu’à tout récemment – décembre 2012 – possible par le service de prêt entre
bibliothèques de BAC. Plus maintenant. BAC a tué ce service, sans aucune considération pour les
Canadiens qui l’utilisaient et l’appréciaient.
3
Ce commentaire m’amène au troisième paragraphe de votre lettre, Docteur Caron. Dans ce passage,
vous soulignez mes préoccupations relativement au prêt entre bibliothèques. Vous affirmez que la
décision de supprimer ce service a été prise après « un examen approfondi du processus d’affaires de
BAC », et que son résultat a été l’identification d’un « certain nombre de domaines, y compris le prêt
entre bibliothèques (PEB), où de nouvelles approches ou technologies pourraient davantage sensibiliser
BAC » aux besoins des Canadiens désirant accéder à leur patrimoine documentaire. Pour justifier ce
changement radical dans la récente pratique de BAC, vous utilisez une donnée statistique selon
laquelle les demandes de PEB ont diminué de 75 % depuis le milieu des années 1990. Un élément sur
lequel vous restez vague, cependant, est s’il y a eu ou non une analyse de ces statistiques qui aurait
permis de savoir si cette baisse s’observait sur des aspects particuliers du service de PEB.
Je dois avouer que cette date du « milieu des années 1990 » m’a frappée, car je sais qu’au début de cette
période, les efforts – par ailleurs remarquables et considérables – déployés par l'Institut canadien de
microreproductions historiques ont permis de rendre disponibles sur microfiches une quantité
appréciable d’imprimés canadiana pré-1900. Dans l’éventualité où le contenu d’une publication pré1900 est tout ce qui importe à l’utilisateur, il peut certainement se contenter d’une reproduction sur
microfilm. Si toutefois la matérialité de cette publication est pour lui d’une quelconque importance –
par exemple le format, le papier, l’encre, la mise en pages, les illustrations, etc., éléments qui ne
peuvent être évalués qu’en examinant l’objet réel – alors, une copie sur microfilm, ou même une copie
numérique ne peut lui convenir. Dans ce dernier cas, le premier réflexe de l’usager sera de se tourner
vers le prêt entre bibliothèques; son deuxième réflexe sera de se rendre à la bibliothèque qui conserve la
version physique du document. Voilà qui illustre bien l’importance de maintenir un service de prêt
entre bibliothèques. Une autre raison qui démontre l’importance du PEB concerne, bien sûr, les
documents publiés protégés en vertu du droit d’auteur. BAC conserve actuellement une grande
quantité de matériel publié qu’il ne peut tout simplement pas, légalement, numériser. Enfin, il y a aussi
tous ces précieux microfilms qui renferment du matériel d’archives. La présence des quelques
microfilms numérisés et disponibles sur l’ancien site Web de BAC porte à croire que l’institution a
l’intention de numériser les microfilms existants. Par contre, ainsi que je l’ai déjà établi, simplement
numériser des microfilms les « lancer tels quels » sur le Web ne produit pas une ressource conviviale. Il
y a six mois, si j’avais eu à consulter l’un de ces microfilms de la guerre de 1812 si grossièrement
numérisés, j’aurais immédiatement soumis une demande de prêt entre bibliothèques. Aujourd’hui,
cette option n’est plus envisageable.
La décision de BAC de mettre fin à son service de PEB est profondément regrettable selon moi. De plus,
vous affirmez que celle-ci a été prise dans une logique de bonne pratique commerciale. Il me semble
qu’aucune entreprise ne songerait à éliminer une plateforme de prestation de services existante sans
d’abord s’assurer qu’une autre – qui offrirait un service égal ou supérieur – est immédiatement
disponible. Pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé avec le service de PEB de BAC. On y a
brutalement mis fin, mais la plateforme numérique censée le remplacer et dont l’administration actuelle
de l’institution fait continuellement état dans ses communications officielles n’est, encore aujourd’hui,
qu’à l’état de souhait. Vous poursuivez votre lettre en parlant de « numérisation à la demande ». Par
contre, je ne crois pas qu’il soit juridiquement possible de numériser des documents imprimés protégés
par le droit d’auteur. Vous faites aussi mention d’une « numérisation ciblée des documents les plus
fréquemment consultés ». Sur quoi vous baserez-vous pour mesurer cette « fréquence »? Et qu’arriverat-il à l’usager qui souhaite consulter des documents qui ne satisfont pas aux critères de fréquence
établis? La mort précipitée du service de PEB de BAC a grandement nui à l’accessibilité des documents,
mais vous ne semblez pas disposé à reconnaître cette réalité ainsi que l’impact qu’elle a sur la diffusion
du patrimoine documentaire du Canada.
4
Dans le dernier paragraphe de votre lettre, Docteur Caron, vous écrivez que « BAC continue de
travailler en étroite collaboration avec la communauté de bibliothèques canadiennes et les autres
représentants du patrimoine documentaire » et qu’« un dialogue ouvert est important ». Cette
affirmation me semble dépourvue de substance. Au cours des dernières années, et plus
particulièrement depuis le printemps 2012, vous, le ministre du Patrimoine canadien, et même le
premier ministre du Canada, avez reçu des lettres de plusieurs intervenants du milieu qui y
exprimaient leurs craintes profondes quant au virage actuel entrepris par BAC. En effet, de si
nombreuses voix se sont élevées contre cette nouvelle orientation que je crois qu’on pourrait facilement
en remplir l’une de ces salles d’exposition vides qui, faute d’entretien, se dégradent à l’étage principal
de l’institution! Le texte de votre récente publication, Prêts à relever les défis à venir : Ensemble,
concrétisons nos réflexions, semble suggérer que vous n’avez nullement l’intention de dévier de votre
trajectoire actuelle, quel que soit le nombre de personnes qui s’opposent au chemin que vous semblez
décidé à faire prendre à notre institution nationale – des gens qui pour la plupart occupent des postes
demandant une connaissance professionnelle et scientifique profonde. Qu’il est désolant aussi de
constater qu’une publication officielle de BAC n’a trouvé mieux pour illustrer une publication que des
images numériques fades et générales. Certes, elle aurait très certainement pu en profiter pour montrer
quelques-uns des objets les plus exceptionnels que renferme notre patrimoine documentaire; un
patrimoine dont la gestion vous a été confiée par le peuple canadien.
J’ose espérer, Docteur Caron, que vous prendrez au sérieux les préoccupations de la Société
bibliographique du Canada, de même que celles des nombreux autres intervenants qui vous ont, eux
aussi, fait part de leurs inquiétudes. Il est temps que la haute direction de BAC établisse un véritable
dialogue avec toutes les personnes et les groupes qui se sont profondément engagés à s’assurer que
BAC s’acquitte efficacement de son mandat consistant à rassembler, préserver et diffuser notre
patrimoine documentaire collectif.
Veuillez recevoir, Docteur Caron, mes salutations distinguées.
Janet Friskney, Ph.D.
Présidente
[email protected]
c.c.
Le très honorable Stephen Harper, premier ministre de Canada
L’honorable James Moore, ministre du Patrimoine canadien
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