Jean-Pierre Corbeau, « Les rapports sociaux de sexe dans la “filière

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Jean-Pierre Corbeau, « Les rapports sociaux de sexe dans la “filière
Jean-Pierre Corbeau, « Les rapports sociaux de sexe dans la “filière du manger” ». Texte initialement
publié dans Femmes et Villes, textes réunis et présentés par Sylvette Denèfle, Collection Perspectives
« Villes et Territoires » no 8, Presses Universitaires François-Rabelais, Maison des Sciences de l’Homme
« Villes et Territoires », Tours, 2004, p. 167-182.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
et le Centre de Ressources Électroniques sur les Villes dans le cadre de leur programme commun de
rétroconversion d’ouvrages épuisés, collection « Sciences sociales de la ville ».
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LES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE
DANS LA « FILIERE DU MANGER »
Jean-Pierre CORBEAU
Université François-Rabelais, Tours
PREAMBULE
Penser les nourritures, s’inquiéter des conséquences de leur incorporation
sur sa santé ou celle de ses proches, veiller à l’approvisionnement, à la
gestion des stocks alimentaires domestiques, cuisiner, servir les mets,
nettoyer la place et la vaisselle… Tous ces actes caractérisent la condition
féminine des familles traditionnelles rurales1 mais aussi celle de certaines
trajectoires de familles urbanisées (catégories populaires, familles
immigrées, cohortes plutôt âgées de couples reproduisant des divisions
sexistes des activités quotidiennes et domestiques, etc.)2. Les enquêtes les
plus récentes3 montrent que l’inégalité entre les rôles féminins et masculins
1
Verdier Y, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris,
Gallimard, 1979.
2
Kellerhals J. – Perrin J.F. – Steinauer-Cresson G. – Voneche L. – Wirth G., Mariages au
quotidien. Inégalités sociales, tensions culturelles et organisation familiale, Lausanne, Favre,
1982 ; Dussuet A., Logiques domestiques. Essai sur les représentations du travail domestique
chez les femmes actives de milieu populaire, Paris, L’harmattan, 1997.
3
Chaudron M. – Sluys C. – Zaidman C., « Activité professionnelle et cuisine au
quotidien », Papiers du GRESE, n° 7, Université de Toulouse le Mirail, 1990 ; De Singly et
al., La famille : l’État des savoirs, Paris, Ed. la découverte 1991 ; Segalen M. (dir.), Jeux de
famille, CNRS, 1991 ; Denèfle S., Tant qu’il y aura du linge à laver, Condé-sur-Noireau,
Panoramiques-Corlet, 1995 ; Kaufman J.-C., Le cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action
ménagère, Paris, Nathan,1997 ; Roux P. – Modak M. – Perrin V. Couple et égalité. Un
ménage impossible, Lausanne, Réalités sociales, 1999 ; etc.
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LES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE DANS LA « FILIERE DU MANGER »
perdure dans ce domaine de la gestion du quotidien. S’y ajoute, dans nos
sociétés urbaines, le salariat hors domicile des femmes. Il entraîne chez
beaucoup d’entre elles, peu secondées par leur compagnon dans les activités
domestiques, un véritable cumul de deux professions : celle qui justifie d’un
salaire par la négociation de compétences acquises dans des formations plus
ou moins longues et l’autre, bénévole, ignorée mais nécessaire, qui s’inscrit
plus ou moins dans la reproduction de savoir-faire féminins dont on postule
– parfois à tort – qu’ils ont été transmis... Les différents actes participant à
l’alimentation du groupe familial y occupent une place importante.
Pourtant, à partir de nos récentes enquêtes4, nous souhaitons souligner les
mutations perceptibles à divers stades de la « filière du manger », montrer
comment elles débouchent sur des recompositions des rapports sociaux de
sexe variables selon les cohortes et les trajectoires d’appartenance
socioculturelle. Ces recompositions imbriquent aussi les innovations
technologiques, la situation dans l’espace urbain, l’offre des industries
agroalimentaires et le développement de la restauration hors domicile (pour
tous les membres de la famille considérés comme individus ou pour la
famille réunie d’une façon plus festive).
Nous voudrions, enfin, développer des formes de sociabilités alimentaires
porteuses de particularismes féminins : l’inégalité des invitations à domicile
impliquant les réseaux relationnels construits par l’homme ou la femme à
l’extérieur de la famille ; la lecture par le genre qu’il est possible d’effectuer
de la multiplication des « prises alimentaires hors repas socialisées »;
l’importance, enfin, que revêt la « négociation » de savoir-faire culinaires
par des femmes de nationalités étrangères qui trouvent (à travers des
mouvements associatifs ou de façon plus individualisée) des stratégies
d’affirmations identitaires, de rencontre avec l’altérité, de reconnaissance et
d’intégration sociales.
LA FILIERE DU MANGER
Sans doute est-il nécessaire de rappeler brièvement le sens que nous
donnons à la filière du manger.
Avec elle nous proposons un nouveau champ pour une sociologie qui ne
serait pas seulement de l’alimentation mais par l’alimentation. Elle se
substitue à la conception traditionnelle, linéaire et mécanique, de la filière
agroalimentaire. C’est une conception interactionniste qui, en plus des
4
Poulain J.-P. – Corbeau J.-P. – Paul-Lévy F., L’imaginaire du gras d’origine laitière.
Programme AQS 99/01, DGAL/CIDIL/CRITHA ; Poulain J.-P., Manger aujourd’hui.
Attitudes, normes et pratiques, Toulouse, Privat/OCHA, 2002.
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acteurs traditionnels allant « de la fourche à la fourchette », propose d’en
considérer trois nouveaux :
- Les experts et chercheurs des domaines de l’agronomie, de l’ingénierie,
de l’économie, des sciences sociales, de la médecine, etc. qui produisent des
savoirs, des techniques ou des discours explicatifs parfois plus ou moins
contradictoires.
- Les médias, qui, au-delà de leur rôle didactique, dramatisent les
découvertes ou avis des chercheurs et des experts, relaient parfois des
intérêts particuliers et amplifient les crises.
- Enfin, les décideurs, qu’ils soient politiques, économiques, juridiques,
régionaux, nationaux ou internationaux.
Evoquant cette filière, nous envisageons les processus de notre
alimentation comme un phénomène social émergeant avec la décision de
produire tel ou tel type d’aliment plutôt que tel autre, pour aller jusqu’à
l’imaginaire attaché à la digestion, aux impressions laissées par la
commensalité ou la convivialité ainsi qu’aux discours les présidant. Une telle
perception de nos comportements alimentaires s’intéresse aux techniques de
production, de transformation des matières premières, au déplacement des
nourritures et à leur stockage, à leur commercialisation et à leur distribution.
Elle saisit la décision et le comportement d’achat ainsi que les éventuels
actes de préparation culinaire. Elle analyse particulièrement les manières de
table, la « mise en scène » du repas ou de la prise alimentaire qui peut s’y
substituer. Elle appréhende les interactions associées à l’alimentation et les
techniques corporelles du manger.
La perspective de la filière du manger fournit alors quelques éléments
aidant à la compréhension des mutations des stratégies d’approvisionnement,
des activités culinaires, de nos comportements et de nos formes de
sociabilité alimentaires…
TROIS SCENARIOS DE RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE AU SEIN DE LA
FILIERE DU MANGER
En reconnaissant le côté simplificateur de notre proposition, nous
pourrions distinguer trois « trajectoires » de femmes à travers l’histoire de
l’acte culinaire.
D’un côté, celle des familles rurales et populaires traditionnelles dans
laquelle la femme est maintenue dans les rôles décrits par Yvonne Verdier5.
5
Verdier Y., op.cit.
170
LES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE DANS LA « FILIERE DU MANGER »
Elle réalise alors une cuisine pensée comme « reproductive » au sein d’un
continuum culturel. Cette cuisine matérialise la mémoire familiale et
véhicule une dimension affective très forte (celle de la « mère nourricière »).
Comme Claude Grignon6 l’a souligné, le temps consacré à la préparation des
nourritures (épluchage, réalisation de hachis, écumage, etc.) par cette
première trajectoire féminine est très important. Il traduit la condition de la
femme au foyer tenue de surveiller les cuissons, maintenue dans un espace
domestique au moment de la réalisation du repas. In fine, celui-ci structure le
temps quotidien du groupe familial dans une filière du manger au sein de
laquelle on quête les produits du territoire dans une logique fortement
influencée par l’autoconsommation. Puis on lave et prépare ces aliments
pour ensuite les proposer aux membres familiaux.
Comme Madeleine Guilbert et Viviane Isambert-Jamati7 l’ont étudié dès la
fin des années 50 (analyse confirmée à travers des approches qualitatives ou
quantitatives par la quasi totalité des chercheur-e-s cité-e-s dans notre
préambule), l’urbanisation de cette trajectoire féminine ne modifie guère le
statut féminin dans la division des rôles familiaux. Les enquêtes
budget/temps montrent que l’approvisionnement, la cuisine, la vaisselle
incombent à ces femmes issues des milieux populaires. Leur salariat ne
changera guère les faits. Ce sont elles qui font deux journées dans une ! Les
contraintes domestiques s’estompent quelque peu avec les progrès de
l’équipement électro-ménager, l’autocuiseur, le four programmable, et de
façon plus récente, le micro-onde (encore qu’elles accèdent moins vite que
certaines de leurs congénères plus fortunées à cette « modernité »). Si
l’autoconsommation est impensable dans l’espace urbain, il n’empêche que
l’apparition du froid négatif réactive des réseaux de solidarité familiale8 au
sein desquels circulent des nourritures que l’on congèle (mais qui supposent
encore un travail supplémentaire féminin en amont de cette conservation
dont la logique est le gain de temps). Les nouvelles cohortes de femmes
d’origine populaire (si l’on excepte certaines catégories d’immigrées)
échappent, pour partie, à la transmission des savoir-faire culinaires : leurs
mères, salariées, cumulant les travaux domestiques, ne peuvent, du moins
pour la réalisation de l’alimentation quotidienne, trouver le temps
d’apprendre à leur progéniture une activité, qu’elles jugent par ailleurs de
plus en plus contraignante. Les produits « prêt à manger » que propose
6
Grignon C. – Grignon C., « Styles d’alimentation et goûts populaires » Revue Française de
Sociologie, vol. XXI., CNRS, Paris, 1980.
7
Guilbert M. – Isambert-Jamati V., Travail féminin et travail à domicile, CNRS, Paris,
1956.
8
Rieu A. – Bages R., Pratiques de consommation et spécificité paysanne : système
d’approvisionnement alimentaires et transformation à la maison chez les agriculteurs du
Midi Pyrénées, Université de Toulouse le Mirail, 1986.
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l’agro-industrie, les incitent à simplifier l’acte culinaire (sauf repas festif
amélioré). On observe alors un phénomène important pour une sociologie de
l’alimentation et de la consommation… Les catégories populaires qui étaient
traditionnellement néophobes (celles qui refusent la nouveauté gustative)9,
deviennent plus néophiles en découvrant des mets exotiques ou résultant de
procédés technologiques, qui tous sont proposés à bas prix et, surtout,
n’entraînent aucune déception d’un point de vue organoleptique, aucun
modèle de comparaison n’existant dans l’histoire gastronomique de ces
trajectoires populaires qui puisse servir de référant gustatif !
La construction de ce nouveau répertoire gastronomique qui laisse une
place de plus en plus importante aux OCNI (Objets Comestibles Non
Identifiés10) suggérant l’exotisme et prêts à être consommés, favorise le
développement des points de vente qui s’inscrivent dans ce nous appelons la
cuisine de foire…
Nous postulons que celle-ci est associée à l’espace urbain. Elle est
présente, depuis que les marchés et la Cité existent. Cette cuisine de foire –
qui concerne toutes les catégories sociales se rassemblant sur le forum – se
distingue de la cuisine populaire (féminine et affective, censée reproduire
des recettes, etc.) évoquée à l’instant à propos du statut de la femme dans des
familles traditionnelles. Elle se distingue, aussi, de la « Grande cuisine »
(masculine jusqu’à une période récente, créative, etc.). Ainsi, ce que l’on
désigne un peu trop rapidement par l’américanisation n’est, pour nous, que
la résurgence et l’intensification d’un modèle alimentaire de beignets et
fritures, de pâtés, de viandes en broches, de viennoiseries que l’on mange
sans codification particulière, de façon ludique, dans un espace peu ou non
sexué, qui brasse des catégories différentes (d’âges, de genre, socioéconomiques, socioculturelles, ethniques, etc.), où l’on pense trouver le
signe d’un consensus éphémère, où l’on pense diminuer la pression des
contraintes. Plus la ville est grande et plus les « héritières » de cette première
trajectoire ouvrière et/ou rurale aiment fréquenter de tels lieux.
La cuisine de foire semble particulièrement séduire les jeunes femmes
inscrites dans ces modes de vie populaires. Elles trouvent là, une nourriture à
bon marché, abordable, véritable revanche sociale dispensant des corvées
culinaires et dont la consommation est sans doute moins freinée que dans
d’autres itinéraires socioculturels par une information diététique et
nutritionnelle conséquente. Ainsi, la demande varie selon l’âge, mais aussi,
selon les inégalités de socialisation qui développent ici moins qu’ailleurs le
souci de la représentation de soi et le rapport réflexif au corps dans ses
incorporations11. Elle varie aussi selon le sexe puisqu’à catégorie sociale
9
Fischler C., L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990.
Fischler C., op.cit.
11
Boltanski L., La découverte de la maladie, Paris, MSH, 1968.
10
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LES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE DANS LA « FILIERE DU MANGER »
égale les jeunes filles surveillent davantage leur image corporelle (et leur
alimentation) que leurs compagnons… Les barquettes de salades sont de
plus en plus visibles dans la cuisine de foire et sont consommées de façon
préférentielle par les femmes.
Le genre, omniprésent dans la consommation de la cuisine de foire, permet
de saisir la complexité de la demande. Il permet aussi une lecture
symbolique de l’offre… Ce type d’alimentation est préparé, proposé, par des
hommes et des femmes. Concernant la préparation en amont de ces
produits – comme pour le nettoyage en aval parfois partagé avec quelques
immigrés sous-payés –, elle relève souvent d’un personnel féminin, qui lave
les végétaux, découpe, hache, etc. Si le produit doit être remis à température
(four à micro-onde ou à vapeur, moule à gaufre ou apparenté pour les
paninis, plaque à crêpes, etc.), le personnel peut être masculin ou féminin,
encore que les femmes soient plus nombreuses lorsque le mets de foire
proposé est associé à l’espace d’une pâtisserie (qu’il s’agisse alors de vente
de sandwichs ou de viennoiseries). S’il s’agit de plonger dans l’huile
bouillante, des frites ou des beignets à consommer sur place les hommes
seront plus nombreux : la serveuse à leur côté, dans les points de vente
asiatiques, servira les plats cuisinés à emporter chez soi. Objectivement, il
existe une division sexiste du travail de restauration : plus le feu est signifié
et plus le personnel se masculinise. La cuisson sur la braise de brochettes et
autres saucisses, le rôtissage des chichkebabs, au même titre que la découpe
de la viande, relèvent en général des hommes !
Andouillettes, morceaux de volailles, côtes de bœuf ou d’un autre animal,
etc., ne seront grillées par des jeunes femmes (souvent stagiaires des écoles
hôtelières) qu’à la condition de quitter la cuisine de foire pour pénétrer dans
l’espace des enseignes spécialisées dans la viande. On revendique alors un
niveau gastronomique plus élevé, que l’on propose à des voyageurs, déjà
festifs par leur migration, à des couches moyennes attirées par cette cuisine
de feu et la convivialité qui s’en dégage ou à des commerciaux (hommes ou
femmes) qui prennent vite leurs habitudes alimentaires dans leurs « repas
d’affaires » comme dans la solitude associée à la « rationalisation » de leur
productivité.
- Le second scénario de trajectoire féminine (sans doute, comme le
premier, trop simplificateur) concerne la femme bourgeoise, longtemps
tenue à un paraître social, « objet » instrumentalisé de la réussite sociale du
mari. L’acte culinaire ne la concernait guère, son rôle se limitant à surveiller
le personnel domestique, à imaginer des menus, à tenir son rôle mondain de
parfaite hôtesse12.
12
Marenco C., Manières de table, modèles de mœurs. 17e-20e siècle. ENS Cachan, 1992.
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173
Avec les années 70 une mutation importante s’opère dans cette
trajectoire13. Les accords de Grenelle augmentent les charges relatives au
personnel domestique et aux gens de maison qui s’effacent progressivement
de la population active. Parallèlement les cohortes de l’après-guerre, dans
une logique militante féministe, revendiquent une reconnaissance sociale
hors de la famille, et, à l’inverse de leur mère, n’imaginent pas cesser leur
travail avec le mariage. Ainsi, une « nouvelle bourgeoisie »14 apparaît.
Héritière d’un modèle qui n’aime pas cuisiner régulièrement, elle pense que
cet acte complexe relève d’un (d’une) spécialiste15, mais elle ne dispose plus
de ces spécialistes qu’étaient les domestiques… Par ailleurs, cette « nouvelle
bourgeoisie » travaille à l’extérieur et, au sein d’un espace urbain, prend
l’habitude de manger hors domicile. Au fil du temps, une concurrence
s’établit entre les restaurants et les plats préparés, « imaginés » pour des
firmes agroalimentaires, par des chefs prestigieux. La logique du paraître
social est encore présente et on demandera à ces mets de ne pas modifier la
silhouette : à leurs qualités gustatives devront s’ajouter un allégement
signifiant l’efficacité sociale.
- La troisième trajectoire féminine que nous proposons était déjà
appréhendée par Madeleine Guilbert et sans doute est-ce Jean-Louis Lambert
qui fut le premier à l’étudier vraiment du point de vue du comportement
alimentaire. Il s’agit des couches nouvelles, issues des catégories moyennes
et qui, dès les années soixante investissent les nouvelles professions du
secteur tertiaire, particulièrement les professions paramédicales et sociales.
Ces femmes qui s’urbanisent construisent un nouveau modèle du couple
dans lequel la répartition des rôles entre « partenaires » est plus égalitaire.
C’est particulièrement vérifiable pour ce qui concerne l’activité
d’approvisionnement, d’éducation des enfants et de préparation culinaire
(surtout lorsqu’il s’agit d’un repas festif). L’alimentation, pensée comme une
des conditions de bonne santé de la famille, au sein d’un équilibre
nutritionnel, devient l’affaire de tous (enfants et compagnon) sous le contrôle
de l’épouse qui possède, plus et mieux que les autres membres familiaux,
l’information diététique16. Mais, comme pour les autres trajectoires, la
13
Lambert J.-L., L’évolution des Modèles de Consommation Alimentaire en France, Paris,
Tec & Doc, Lavoisier, 1987 ; Corbeau J-P., « Les variations du comportement alimentaire des
étudiants » Consommations et Sociétés n° 2, L’alimentation au travail, Paris, L’Harmattan,
2001.
14
Lambert J.-L., op.cit.
15
Bourdieu P., La distinction, Paris, Éditions de minuit, 1979.
16
Bastard B. – Cardia-Vonèche L., « Normes culturelles, fonctionnement familial et
préoccupations diététiques » Dialogue, n°93, Le repas familial, Paris, 1986.
174
LES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE DANS LA « FILIERE DU MANGER »
tendance consiste à simplifier les repas en multipliant par ailleurs des prises
alimentaires plus ou moins socialisées à domicile ou hors foyer17.
RYTHMES ALIMENTAIRES ET GENRE
La récente enquête que nous avons réalisée avec Jean-Pierre Poulain
(programme AQS 1998/2001) montre que la fréquence des prises
alimentaires hors repas est plus importante chez les femmes que chez les
hommes. Nous l’avions constaté lors d’une enquête sur le monde étudiant18.
Ces prises alimentaires peuvent être de deux sortes : soit un grignotage,
soit une collation partagée, socialisée prise en compte dans la diète
quotidienne.
Concernant le grignotage nous observons deux scénarios différents :
Il peut être machinal et non pensé, imbriqué dans une solitude. Il s’agit
alors de se « faire plaisir » avec des produits sucrés, souvent plus lipidiques
qu’on ne se l’imagine. Ces absorptions régulières, souvent couplées avec
d’autres activités sociales, (travail devant un écran, fréquentations des
médias, déplacements dans l’espace, en transport individuel ou collectif)
risquent de déboucher sur des pathologies alimentaires que d’aucuns, à juste
titre, dénoncent : obésité des « coach potatoes » que les Etats Unis nous
auraient exportée ! Cette pathologie qui se développerait chez l’enfant et
l’adolescent concerne les deux sexes, mais force est de constater avec les
enquêtes épidémiologiques recevables que dès l’âge adulte atteint, l’obésité
n’est significativement présente que chez les femmes d’origine modeste,
alors qu’elle se répartit de façon socialement plus égalitaire chez les
hommes. Cela signifie que les femmes avec l’augmentation de leur niveau
socioéconomique se protègent mieux que leur compagnon des excès de
poids.
Cela s’explique par le deuxième scénario de grignotage19. Il s’agit alors de
manger chichement, avant que la faim n’arrive, de l’anticiper par des
absorptions minimes et plutôt bien contrôlées, par la consommation de
boissons liquides gazeuses et aux édulcorants, de mâcher perpétuellement
une gomme pour maintenir tout au long de la journée une sorte de satiété qui
« surfe» entre les pics d’hyper et d’hypoglycémie. Pratique observable de
façon plus fréquente chez les femmes, particulièrement lorsqu’elles
17
Corbeau J.-P. – Poulain J.-P., Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité.
Toulouse, Privat/OCHA, 2002.
18
Corbeau J-P., « Les variations du comportement alimentaire des étudiants »
Consommations et Sociétés n° 2, L’alimentation au travail, Paris, L’Harmattan, 2001.
19
Nahoum-Grappe V., « La vérité du casse-croûte, l’impasse du grignotage », Cassecroûte. Aliment portatif, repas indéfinissable, Autrement – mutations, n° 206, Juillet 2001.
Jean-Pierre CORBEAU
175
travaillent dans des postes de responsabilités, dans le secteur tertiaire et
lorsqu’elles résident dans de grandes agglomérations.
Ce désir de contrôler les diverses incorporations alimentaires, de manger
par petite quantité, participe à l’émergence d’un nouveau modèle de
comportement alimentaire qui ne se confond pas avec le grignotage ni avec
le traditionnel « casse-croûte ». Nous observons de nouvelles formes de
prises alimentaires hors repas. La collation, intégrée à la diète quotidienne et
pensée comme complémentaire d’un repas principal qui se « déstructure » en
perdant son entrée ou son dessert pris en amont ou en aval du déjeuner ou du
dîner s’affirme comme une nouvelle stratégie d’allégement. Mais c’est aussi
une nouvelle affirmation de la notion d’équilibre diététique qui se développe
tout au fil de la journée en partageant avec les collègues le matin, et/ou au
milieu de l’après midi des produits fournis par l’agro-industrie ou que l’on a
cuisinés soi-même. Ces nouvelles sociabilités alimentaires liées aux
convivialités du lieu de travail sont beaucoup plus fréquentes chez les
femmes salariées que chez leurs homologues masculins20. Nous allons même
jusqu’à les considérer comme la matrice d’une nouvelle norme alimentaire
puisqu’elles se renforcent avec l’urbanisation, le temps de transport, avec la
jeunesse des enquêtés, plutôt chez des femmes disposant d’une bonne
information nutritionnelle. Nous constatons que le scénario de structure de
repas simplifiée avec des prises alimentaires socialisées en complément
correspond à des populations dont le BMI (rapport masse corporelle/taille)
satisfait totalement les nutritionnistes.
FORMES
DE
SOCIABILITES
PARTICULARISMES FEMININS
ALIMENTAIRES
PORTEUSES
DE
Nous en évoquerons deux : d’abord le relatif déséquilibre constaté dans les
réseaux de sociabilité concernant les invitations21. Si la catégorie sociale et le
revenu multiplient ces dernières au fur et à mesure qu’ils augmentent, on
observe, jusqu’à une période récente, toutes catégories sociales confondues,
une sur-représentation des relations du mari dans les invitations à domicile.
Les réseaux de sociabilités féminins se rencontrant plutôt hors domicile, « on
se fait un restau entre copines ». Pourtant, depuis quelques années, de
nouveaux rituels de réceptions apparaissent, (apéritifs dînatoires, plats
uniques, raclette, fondues, paella, tapas, convivialité estivale autour d’un
barbecue, etc.) au cours desquels les jeunes femmes d’origine modeste que
nous interviewons déclarent, de plus en plus fréquemment, inviter des
20
Poulain J.-P., op.cit. ; Poulain J.-P. – Corbeau J.-P. – Paul-Lévy F., op.cit.
Corbeau J-P., op.cit. 2001 ; Corbeau J.-P. – Poulain J.-P., op.cit., 2002.
21
Modak M., Vie privée et intégration sociale. Le cas du groupe familial, Thèse de
Doctorat, Université de Genève, 1997 ; Corbeau J-P., op.cit., 1991.
176
LES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE DANS LA « FILIERE DU MANGER »
relations personnelles liées ou non à l’espace du travail. Les RTT favorisent
cette sociabilité à domicile dans laquelle l’initiative d’invitation est
beaucoup plus égalitaire qu’il y a une décennie, et ce, dans toutes les
catégories socioculturelles, ce qui signifie que des catégories populaires qui
n’avaient pas pour habitude de recevoir d’autres personnes que celles
appartenant à la famille développent, autour de nouvelles formes de partage,
des relations interpersonnelles. On pense alors à la conclusion d’Annie
Dussuet22 : « la valeur que les femmes accordent, dans le domaine
domestique, à l’entretien des relations interpersonnelles pourrait se révéler
importante dans une société ’postindustrielle’, où la demande de service est
croissante. Leur manière de ne pas calculer, ou plutôt de faire entrer dans le
calcul des grandeurs impossibles à quantifier pourrait devenir un impératif
dans un monde appelé à tenir compte de paramètres hétérogènes.
Leur inscription dans la sphère domestique pourrait donc aussi être pour
les femmes une arme leur permettant de se jouer plus facilement des règles
du monde marchand. Mais cette arme de dédoublement est d’un maniement
difficile. Elle peut aboutir au rejet de celles qui se réclament d’une autre
sphère, d’un autre monde que celui où elles prétendent trouver place.
Jusqu’à maintenant, cette arme a toujours été retournée contre les
femmes »23.
Les femmes étudiées par Blandine Veith24, fournissent peut-être un nouvel
espoir pour la condition féminine qui utiliserait cette « arme du
dédoublement ». En France dans des banlieues populaires, des femmes
migrantes de cultures diverses (Afrique du Nord et Afrique noire, Inde,
Martinique, Réunion, etc.) ouvrent des restaurants associatifs et proposent à
des clientèles composées de travailleurs sociaux, d’enseignants, de
médecins, de représentants des administrations, d’artistes, etc. une cuisine
familiale de leur pays d’origine à des prix raisonnables s’alignant sur la
concurrence. Cela leur permet d’accéder à un travail rémunéré par la
valorisation de savoir-faire culinaires jusque-là cantonnés à l’espace
domestique.
Au-delà de cette « professionnalisation du domestique », les femmes
interrogées par Blandine Veith expérimentent un « mieux vivre ensemble »
entre personnes de cultures et de religions différentes, opèrent des
ajustements nécessaires. Sans légitimer les différents rapports inégalitaires,
présents dans leur pays d’origine ou dans le pays d’accueil, à travers la
pratique commune d’actes culinaires inscrits dans différents répertoires, elles
22
Dussuet A., op.cit.
Dussuet A., op.cit., p. 256-257.
24
Veith B., « Femmes migrantes et pratiques culinaires associatives », Bastidiana n° 31-32,
Cuisine, alimentation métissage, Juillet 2000.
23
Jean-Pierre CORBEAU
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développent une relecture sélective de leurs traditions, elles semblent
s’intégrer plus facilement dans la société d’accueil ; surtout, elles créent un
nouveau répertoire alimentaire métissé et urbain.
CONCLUSIONS
Pour conclure cette rapide fresque des trajectoires féminines plurielles
concernant la filière du manger, nous dirions que le genre demeure une
catégorie pertinente lorsqu’il s’agit de prendre en considération les
principaux actes de quête et de transformation des nourritures, mais le genre
doit être associé à deux autres critères.
D’une part l’origine sociale qui préside encore pour partie à la construction
du répertoire et des préférences alimentaires ainsi qu’à la possibilité de
consommer régulièrement certains types d’aliments auxquels on attribue des
valeurs ajoutées en terme de réussite sociale, de santé, de construction
identitaire et de plaisir.
D’autre part, et d’une façon de plus en plus forte, à la notion de cohorte qui
est socialisée dans un espace urbain en pleine mutation des modes de vie et
des offres alimentaires qui les accompagnent développant, au sein d’une
trajectoire sociale donnée, des répertoires du comestible, des préférences
alimentaires, des habitudes culinaires qui varient au fil des ans à travers
l’histoire de la socialisation gustative, la transformation de l’offre, la
mutation des formes de sociabilité, la hiérarchie des valeurs organisant notre
rapport à l’aliment et la représentation de son incorporation sur notre
« efficacité » sociale.
Enfin, associer l’espace urbain, le genre et les pratiques alimentaires
permet une lecture cohérente des mutations de nos sociabilités aussi bien
dans l’espace public que dans la sphère plus intime du domicile, des rapports
intergénérationnels ou/et familiaux.
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