Un petit bout de femme, de mère

Transcription

Un petit bout de femme, de mère
29/03/2014
VERCORS
PATRICK BAFFICO
[UN PETIT BOUT DE FEMME, DE
MÈRE …]
Elle s’appelait N’GUYEN thi-lang, ses amis l’appelaient Hélène, ses enfants et
ses petits-enfants l’avaient surnommée Mamina …
2
N’GUYEN thi-lang (Hélène-Mamina) née à Cao Doi Sach (Vietnam) 01/01/1942 – 29/03/2014
BAFFICO Jean-Pierre-Mathieu (Jeannot) né à Bastia (Corse) 08/03/1932 – 10/12/1985
3
Un petit bout de femme, de mère…
On m’a révélé, qu’elle avait quitté ce monde pour toujours le 29 mars 2014 au matin. La nouvelle, je
l’avais apprise par Hélène l’une de ses petites filles...Bien que je m’attendais prochainement à cette
proclamation, j’accusais assez mal la confirmation. Elle avait eu un AVC 9 jours plus tôt, et depuis
n’avait plus quitté l’hôpital. Ses dernières heures, elle les avait passées entre quatre murs blancs,
allongée sur un lit, inconsciente et…Seule. Ce qui m’attristait grandement c’est qu’elle n’avait pas pu
revoir celles et ceux qu’elle aimait tendrement. De songer à cela me fit repenser à son mari, qui vingthuit ans plus tôt mourut lui aussi dans les mêmes circonstances, dans le même espace…Elle s’appelait
Thi-lang, mais ses amis l’appelaient Hélène, et ses proches Mamina. Moi, je ne l’avais pas trop bien
connue, mais je lui avais toujours porté une très grande estime. Ses enfants m’avaient demandé
d’assister à la cérémonie funèbre, pourtant j’avais demandé un temps de réflexion avant de me
décider, et je ne comprends pas l’hésitation émise durant cette observation, aujourd’hui encore…Trois
jours avant la procession, finalement j’acceptais. Et ce fût avec beaucoup d’appréhension que
j’attendis ce moment…
On m’a révélé qu’elle n’avait pas 82 ans, mais 72 ans à peine…Infirmière durant La crise
Cambodgienne, elle avait rencontré ce jeune militaire, qui quelques années plus tard allait devenir son
époux. Elle n’eût que 16 ans lorsqu’elle mit bas son premier enfant, un garçon qu’elle avait prénommé
Franck. Jean-Pierre, ce jeune militaire de 26 ans, engagé dans l’intendance et ayant une opportunité de
se déplacer vers la France, à la supplication de son infirmière bien-aimée, se risqua à lui obtenir de
faux papiers d’identité pour lui faire fuir ce pays où elle ne semblait plus accuser l’envie qui fût
sienne, avant sa belle rencontre avec son jeune militaire de carrière. La date du 01/01/1932 fût celle
qu’ils choisirent tous les deux pour dissimuler la véritable,01/01/1942…Avoir un enfant à l’âge de 16
ans dans ce pays en guerre, sur des terres envahis par des Khmers Rouges incontrôlables, c’était
s’inviter à la mort volontairement…Thi-Lang pu s’installer en France et plus précisément à Fréjus
avec Jean-Pierre son jeune militaire, pour y élever leur fils, munie de faux papiers d’identité, et avec
dix années de plus. Qu’importe pour elle à cette époque d’avoir vieillie de dix ans, elle était vivante,
libre, et allait pouvoir continuer à aimer Jean-Pierre, et Franck son premier enfant, loin de la peur et
de la crainte, là résidait sa primordiale satisfaction…
C’est donc en ce 5 avril 2014, seulement 3 mois après avoir fêté ses 72 ans que Thi-Lang allait
pouvoir tirer sa révérence au monde et quitter définitivement cette terre. C’est Jean-Pierre l’un de ses
fils (le sixième des huit enfants qu’elle mit au monde) qui vint me chercher ce jour-là. Lui aussi il y
avait un bon moment que je ne l’avais vu, et j’avais grand plaisir à le revoir. Je me rappelle que c’était
encore lui qui m’avait servi de chauffeur lorsque j’avais vu Mamina chez elle, mais cela faisait bien
longtemps si bien que je n’arrive même plus à compter les années. En arrivant au bas de l’immeuble je
redécouvre quelques endroits qui me sont familiers. En arrivant à l’appartement, je n’ai aucun mal à
me rappeler quelques pièces et quelques objets qui me propulsent vers un passé que je me refuse
pourtant. Solange une des filles de Thi-Lang (la cinquième des huit enfants) m’accueille avec un
grand sourire. Elle je n’ai aucun mal à me rappeler la dernière fois que je l’ai vu, peut-être parce
qu’elle fait partie des personnes envers lesquelles l’esprit et la mémoire enregistrent facilement un
souvenir indélébile. Pourtant là aussi, les années s’amoncellent. Puis c’est le tour de Bruno (le
huitième, le plus petit des enfants de Thi-Lang), il a gardé sa tête et est devenu homme. De lui je garde
toujours une très bonne image, et une très grande considération Lui aussi je ne l’ai guère vu, et notre
dernière rencontre s’additionne en années. C’est au tour de Patricia l’une des fausses jumelles (la
troisième des enfants de Thi-Lang) à me serrer dans ses bras. Patou comme je l’appelais autrefois,
c’est une fille que j’ai toujours apprécié et estimais profondément. Je me rappelle qu’elle aussi très
jeune a eu son lot de misères. Plus de 15 ans voir plus que je ne l’ai vue, et elle porte toujours sur elle
les stigmates d’une existence marquée…On ne s’attarde pas car la crémation de Mamina est prévue
pour 10heures.En arrivant au crématorium je redoute un peu quelques retrouvailles, notamment celle
de Brigitte la deuxième fausse sœur jumelle et Éric ( le septième enfant ),heureusement tout se passe
bien et je me ravis pour tout le monde et surtout pour Marmita, il est vrai que durant ces quinze
dernières années je n'ai pas été à la hauteur de ce que l’on pouvait espérer de ma personne…
4
10 heures, tout le monde se regroupe dans la salle de recueil. Je m’invite à la prononciation d’un texte
que j’ai écrit la veille. Je me retrouve près du cercueil où Mamina repose, je lui lance quelques regards
brefs, et balaye la salle d’un autre. Je m’attarde sur les personnes présentes, puis relis mon texte dans
ma tête. Après quelques minutes de recueillement je lis mon texte, j’espère que les mots et les phrases
que j’ai noircis intercepteront les esprits des plus circonspects…De temps à autre je lance un œil sur le
cercueil ce qui me permet de retrouver courage en moi, bientôt je finis mon texte et c’est autour de
Jessica l’une des petites filles de Thi-Lang (la fille de Solange) de s’exprimer. Je la regarde et là aussi
je me souviens d’elle lors d’un repas chez Mamina, alors qu’elle n’avait que 6 ou 7 ans, presque 16
ans séparent nos retrouvailles. Quelques minutes s’écoulent et bientôt la cérémonie s’achève. Un
dernier recueillement s’effectue sur le cercueil de la défunte, Bruno laisse éclater son désarroi puis le
rideau masque pour l’ultime fois ce qui nous rattachait à Thi-Lang. Nous nous retrouvons tous hors de
l’enceinte, et c’est avec un grand plaisir que j’accueille Franck dans mes bras (vous vous rappelez de
lui ! Le premier enfant de Thi-Lang) il est le père spirituel de ces frères et sœurs qui de noir vêtu se
regroupent et expriment leurs dernières émotions. C’est au tour d’Odile l’épouse de Franck de
m’enlacer, puis Théo son fils. Je scrute un instant le ciel bleu, je suis content qu’il ne pleuve pas et
j’essaie de déceler l’ombre de Mamina derrière les maigres nuages qui se forment au-dessus de nos
têtes. Je me rappelle des dernières volontaires de Thi-Lang, énoncées un peu plus tôt par Jessica lors
du recueillement. Alors je demande aux huit enfants de se regrouper pour une photo souvenir, mais
surtout pour offrir à Mamina un spectacle merveilleux. Je n’ose pas compter le nombre des années,
pour me rappeler quand fût la dernière fois qu’elle eût la joie de contempler si riche tableau. En sa
compagnie je me presse tout contre elle, je m’invente sa présence à mes côtés et admire cette félicité…
On se réunit toutes et tous pour un petit verre à la demeure de Mamina, je m’isole un instant dans sa
chambre et je me souviens. J’essaie de sentir sa présence, mais son absence paraît trop grande à cet
instant, et fait obstacle à mon désir. Durant la collation les enfants se remémorent les meilleurs
moments de leur jeunesse, mais aussi de l’après. Ainsi, Brigitte qui fut les yeux et les mains de
Mamina depuis la mort de Jean-Pierre, me révéla qu’elle ne sortait plus guère de son appartement. Elle
qui autrefois exprimait un certain plaisir d’aller faire les courses pour ses huit enfants, et son militaire
d’amour. Elle qui aimait sortir pour aller faire son tiercé. Elle qui aimait aller faire quelques pas dans
la rue et se montrer, pour le seul plaisir de dévoiler à certains, que nichée en haut de son cinquième
étage, astreinte aux devoirs qu’une mère de huit enfants se doit d’accomplir, elle pouvait encore
parader et faire retourner quelques têtes médusées à son passage. Alors j’essaie un instant de me
mettre à sa place, et de souffrir le quotidien d’une seule de ses journées. Au bout seulement de
quelques minutes j’ai bien du mal à tout accepter, et à ce moment-là j’ai un grand respect envers ce
petit bout de femme, pour son courage, pour sa force d’esprit, pour sa ténacité, et que mes regrets sont
bien grands lorsque je reconnais de n’avoir pas su profiter d’elle lorsque je le pouvais, lorsque surtout
je le devais. De m’en confesser la faute, m’avili à cette juste hauteur dont je n’en mérite que le
statut…
Ensuite, après la collation, certains regagnent leur travail et d’autres restent. Les huit enfants vont
tabler sur le juste partage des souvenirs qui meublent et enveloppent cet appartement, ce refuge où
Mamina se plaisait à y vivre, et peut-être même subsister. Durant des années j’étais considéré comme
l’indésirable, l’intrus, l’infâme et je ne sais quoi encore, mais tout cela je l’accepte, je l’accuse, et
m’en remets à la rémission, seule reine à statuer sur mon devenir. Je regarde ses enfants parler entre
eux, dialoguer sans tumultes, il y avait bien longtemps que je n’avais vu cela, et Mamina doit se
régaler de contempler parfaite osmose. J’aurais tant voulu être aimé d’elle, comme délicatement elle le
faisait pour ses huit enfants…Brigitte me fait savoir qu’elle téléphonait parfois à son fils Bruno juste
pour entendre le son de sa voix, juste pour pouvoir parler un peu. Etait-ce mal de sa part de ne vouloir
que parler à quelqu’un et de la sorte lui faire comprendre par son attitude à quel point elle l’aimait ?
Privée des journées entières de présences, de communications, elle échafaudait mainte stratégie juste
pour galvaniser ses attentes. Elle, qui durant des années s’était laissée bercer par ces voix d’enfants,
envahie par cette atmosphère chaleureuse de présences bénéfiques, et qui au détour d’une vie qui se
voulait à son terme, et l’accueillir en son sein pour mieux l’aiguillonner vers cette terre qu’elle
5
exprimait d’asile, alors qu’elle la feintait lâchement…Alors, elle se parlait à elle-même et de la sorte
exaltait une énergie incroyable pour repousser toutes malignes tentations…
Le soir s’installa tout doucement et la peine de chacun se dissipa. Le temps de manger une pizza et de
se remémorer quelques souvenirs, la valse des albums photos fut l’intermède idéal pour proscrire
toutes déprimes. Tout comme ses enfants, ses petits-enfants je découvrais ces photos qui me
transportaient au-delà de ce présent, dans un passé où je me sentais agréablement bien. Je m’étais
arrêté sur une photo où Mamina souriante et assise auprès de sa petite fille Aurore, paraissait sereine.
L’une de ses filles, je ne me rappelle plus laquelle tellement j’étais accaparé par cette sublime photo,
me révéla qu’elle avait terriblement souffert de l’absence d’Aurore. Peut-être parce - qu’elle la savait
atteinte d’un handicap cérébral qui la mettait à rude contribution, elle qui au quotidien côtoyait la
disgrâce. En elle il stagnait un grand manque celui-là même qui la poussait lentement mais sûrement
vers cet abîme qu’elle redoutait au fur et à mesure que les jours se succédaient, que les mois filaient,
que les années passaient. Elle ne comprenait pas pourquoi elle méritait cela, mais elle en subissait
conquise, la raideur. Depuis toute jeune elle traversait les guerres les plus injustes, courbée et meurtrie
par les avanies, elle accusait cette dernière sans aucunes complaintes…L’isolement, l’ignorance qu’on
lui concédait sans ménagement, était-ce là la reconnaissance qu’elle avait méritée après tant d’années
de sacrifices, tant d’années de…Souffrance ?A la démesure des peines affligées elle en souscrivait
l’ordonnance…Jean-Pierre me montra une photo de Mamina toute de rouge vêtue, aux cheveux bien
noirs et volumineux. Il me demanda à qui elle me faisait penser, je n’eus aucun mal à reconnaître sa
petite fille Aurore, à moins que cela fût l’inverse. En parcourant d’autres photos, en regardant ce salon,
il me vint cette terrible pensée à l’esprit, quelles purent être sa peine et sa tristesse en ces milliers de
journées, ces millions d’heures, en espérant que ce maudit téléphone sonne et lui annonce la visite
prochaine de cette fille, de ce fils, de cette petite-fille, d’une personne qui aurait ne serait-ce qu’un
instant pensée à elle, et à la plonger, à la seule évocation dans un ravissement d’un moment, dans le
tourbillon d’une renaissance d’une visite inattendue ? Que le bouton du parlophone la fasse tressaillir
au point tel, qu’elle émigra en ce contexte qu’elle n’aspirait plus sereinement ?Ce petit bout de femme,
de mère, méritait-elle le parcours d’une existence aussi pesante ?...Vers deux heures du matin
quelques-uns quittèrent les lieux alors que d’autres restèrent, ceux qui avaient décidé de dormir là,
ceux qui voulaient s’imprégner encore de cette ambiance mémorable, de ce parfum délicat qui
répandait sur tout leur être un arôme délicat. Patricia, pour qui j’avais énormément d’estime, exsuda
une quiétude. Durant des années elle s’était souvent demandée si elle n’avait pas été adoptée.
Exprimant qu’elle n’avait pas le teint mate comme ses deux autres sœurs, ou encore qu’elle n’avait pas
les yeux bridés comme, elles, et encore qu’elle était la seule dans la famille à porter des lunettes. Là
encore je reconnaissais qu’elle aussi n’avait pas eu une existence très facile. A chaque fois qu’elle
parlait, je ressentais cette tristesse qui lui perlait au bout des lèvres. Depuis des années elle avait quitté
la Côte d’Azur pour aller vivre à Dijon, là encore isolée de sa famille, recluse dans un petit village où
elle modelait son quotidien comme elle le pouvait. En de certains aspects qu’elle me dessinait, je
n’étais pas loin de l’assurer qu’elle s’apparentait assurément à sa mère, mais cela je ne le lui confis pas
et préférais le lui témoigner en une autre circonstance, loin de Solange et Bruno, présents cette soirée
là et qui auraient pu mal encaisser cette terrible similarité…Bruno voulut extirper de lui un secret qu’il
n’arrivait plus à farder. C’est ainsi que devant nous il avorta, et nous raconta ce que Mamina avait bien
voulu lui confesser un jour où sa détresse lui sembla trop pénible. Très jeune elle avait été capturé par
les Khmers rouges en compagnie de son frère, durant des jours elle avait souffert durement, et son
existence avait effleuré les pires peurs et craintes, que chacun de nous tous sur terre, nous rejetons.
Cette frayeur, cette violence, elle avait accepté de les accueillir en un jardin très secret qu’elle binait
sans relâche, au jour le jour, sans jamais en dévoiler leurs formes…A écouter Bruno, sa Mamina
l’avait privé de bien d’autres confidences, en s’éteignant de la sorte et pour toujours. A la souffrance
qui lui pesait depuis la disparition de celle qu’il aimait démesurément, s’ajoutait le spectre nébuleux de
l’incertitude. Qu’avait-elle encore osé dissimuler à ses enfants, quel poids avait-elle accepté de
supporter sur son nouveau chemin ? Il restait persuadé qu’elle avait souffert encore plus qu’il ne se
l’était imaginé, et du seul fait d’en titiller les formes, l’avait plongé irréversiblement dans un profond
abîme. Je le regardais pleurer, je n’arrivais pas à trouver l’élan nécessaire pour tenter de le réconforter,