d`un passage à l`autre
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d`un passage à l`autre
Université François Rabelais, Tours Charlotte Mengual Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain Année 2003-2004 CLAUDE LÉVÊQUE : D’UN PASSAGE À L’AUTRE Mémoire de Maîtrise Sous la direction de : Eric de Chassey 1 SOMMAIRE INTRODUCTION ................................................................ p.1 I/ LE GLISSEMENT DES « MYTHOLOGIES PERSONNELLES » VERS DES « MYTHOLOGIES COLLECTIVES » (1982-1991) 1/ Des récits privés : ambivalence de l’enfance et ses différents traitements. a/ La frontalité et les limites imposées par les oeuvres ............................. p.4 b/ L’art de raconter des histoires ............................................................... p.8 c/ Des histoires que tout le monde connaît ................................................ p.10 d/ Du religieux dans l’art contemporain .................................................... p.13 2/ Vers des dispositifs moins théâtraux, introduction à la réalité a/ De l’esthétique Kitch au dépouillement de l’œuvre .............................. p.18 b/ Le mobilier en bois : transition entre nostalgie de l’enfance et exposition d’une réalité crue .................................................................. p.21 c/ Le mobilier en fer et l’objet : début d’un art violent et annonce d’une réflexion sur la société .................................................. p.26 II/ VERS UN ART SOCIAL ? (1992-1996) 1/ Abandon de l’objet au profit du lieu a/ Investigations de lieux où s’exprime le quotidien ................................. p.36 b/ La question du in situ ............................................................................. p.42 c/ Le spectateur comme élément de l’œuvre et le rapport corps/espace .... p.47 2 2/ Les allusions de Claude Lévêque, expression de nos désillusions a/ L’enfermement et l’isolement, définition de la condition humaine ? .... p.50 b/ Le présent dénoncé par un temps révolu : l’omniprésence de l’absence p.57 c/ La perte d’identité .................................................................................. p.65 d/ L’art peut-il être salvateur ? .................................................................. p.67 III / DES ESPACES PUREMENT PHYSIQUES ET MENTAUX (1997-2004) 1/ Pour ne plus faire « des objets à regarder » a/ 1997, année de transition : du matériel à l’immatériel .......................... p.71 b/ La couleur comme matière première : un regain de sentimentalisme ? p.73 c/ De la lumière, du blanc, de la transparence et du noir total ................... p.83 d/ Entre lumière et obscurité ...................................................................... p.89 2/ Matière métallique et objets réfracteurs a/ Une autre forme de chaos ...................................................................... p.92 b/ L’objet réflexif comme objet du réel et de l’illusion ............................. p.94 3/ Un travail polysensoriel et multiculturel a/ Pour une expérience de la synesthésie ................................................... p.98 b/ Des références multiculturelles ............................................................. p.102 CONCLUSION p.106 3 INTRODUCTION Le monde de l’art des années soixante a vu naître un certain nombre d’idées visant à contester les frontières posées par la tradition entre artistes et spectateurs. La participation du public se constitue au sein de cette contestation. A l’origine, l’ambition est de faire sortir l’art des musées pour éviter qu’il conserve un statut élitiste. L’art doit désormais pouvoir être appréhendé et doit pouvoir s’adresser au plus grand nombre. La participation du spectateur, dont l’idée est entrevue par Marcel Duchamp et selon laquelle c’est « le regardeur qui fait le tableau », implique donc une certaine responsabilité. Le spectateur détient dès lors un rôle non négligeable qu’il n’avait pas avant. Mais depuis le début des années 80, il ne s’agit plus seulement de faire participer le public à l’œuvre par sa présence, son action matérielle, ou son expérience sensitive, l’œuvre doit permettre la mise en place d’une médiation, elle ne doit plus seulement instituer un rapport matériel au spectateur, elle doit créer un autre type de rapport, une relation privilégiée. L’œuvre acquière une dimension « politique ». L’art devient ce que Nicolas Bourriaud qualifiera de « relationnel » et qu’il définit comme un « ensemble de pratiques artistiques qui prennent comme point de départ théorique et pratique l’ensemble des relations humaines et leur contexte social, plutôt qu’un espace autonome et privatif. »1 En ce sens, le travail de Claude Lévêque (né en 1953, à Nevers) s’inscrit à l’intérieur de ce cadre critique, l’enjeu de sa démarche réside dans la mise en jeu des relations inter-humaines. L’objectif de cette étude, à travers une analyse monographique, est de montrer l’évolution du travail de Claude Lévêque depuis son origine. « Même si on peut lire des changements formels au fil de l’évolution de ma démarche, j’agis selon une même trajectoire logique, depuis les représentations de la mémoire des lieux de mon enfance jusqu’aux installations actuelles. »2 En effet, la démarche de Claude Lévêque s’inscrit dans une certaine continuité : toute son oeuvre est construite sur un principe d’altération, un principe qui fait de son travail une particularité et qui constitue une constante. Cependant, l’aspect formel de ses installations n’est jamais continu, il change, passe d’une forme à une autre, d’un concept à un autre. « Mon principe de fonctionnement change, les lieux changent, la réalité change, moi je change et il y a encore autant d’éléments qui 1 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 2001, p.117. Entretien Hélène Chouteau/Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, Editorial, Noisy-le-Sec, maijuillet 2002, p.148. 2 4 modifient mon parcours »3 confie le plasticien à Frédéric Bouglé. Dans la progression de son parcours artistique, de quelle manière s’effectuent ces changements et quels sont-ils ? Toute la question repose sur la définition à apporter à chaque changement : faut-il parler de rupture ou de passage ? Ces deux termes méritent d’être clarifiés. Une rupture implique l’absence de transition apparente, dans ce cas le changement est radical. A l’inverse, le passage souligne un caractère provisoire, c’est un changement lié au moment qui le précède. L’exemple du passage d’un âge à un autre est particulièrement démonstratif : d’une année à l’autre l’âge de l’homme augmente mais ses idées, son aspect physique restent les mêmes, le passage ne les détermine pas. L’enjeu est de montrer que malgré la rupture qui se produit en 1986, le reste du travail de Claude Lévêque a suivi une progression logique. La présente réflexion se compose de trois grands ensembles correspondants aux trois phases distinctes du travail global (1982-2004) de Claude Lévêque. Dans un premier temps il sera analysé la période allant de 1982 à 1991, et notamment l’idée de mémoire liée au thème de l’enfance. Dans ce cadre, la convocation, quasiment incontournable du travail de Christian Boltanski, permettra de mieux définir la question des mythologies individuelles et collectives. Il conviendra ensuite d’insister sur la rupture esthétique qui se produit en 1986, date à laquelle la sphère de l’intime bascule dans celle de l’anonyme. Enfin, suite à la série d’œuvres basées sur l’objet et le mobilier industriel et de collectivité, il sera abordé les questions qui gravitent autour de l’objet dans l’art contemporain, notamment le statut qu’il acquière après Marcel Duchamp. Un second développement, dont les dates sont comprises entre 1992 et 1996, se propose, entre autre, de cerner le passage de l’objet au lieu. Fondamental chez Claude Lévêque, l’in situ sera envisagé dans ses conditions d’apparition. La théorie et le travail de Daniel Buren ne pourront qu’être largement sollicités. En rapport étroit avec cette démarche, il sera abordé la place du spectateur dans l’œuvre dans l’objectif de souligner l’importance particulière que Claude Lévêque accorde au rapport corps/espace. En s’interrogeant sur le changement esthétique, désormais axé sur la violence, ou du moins le résultat de la violence, il sera question, dans un deuxième temps, du statut du corps dans l’œuvre et notamment de l’impact de son absence. Il faudra alors se demander en quoi les productions de cette période s’ancrent dans une réflexion sur la société et plus 3 Herr Monde, catalogue d’exposition, entretien Frédéric Bouglé/Claude Lévêque, Le Creux de l’enfer, agnès.b, Thiers, 2000, p. 23. 5 particulièrement dans un rapport au monde pour ensuite aborder le rôle de l’artiste aujourd’hui. Enfin, la période comprise entre 1997 et 2004 fera l’objet d’un troisième et dernier corpus où on tentera de comprendre les conditions d’approche d’un nouveau changement. Le plasticien privilégie désormais, presque strictement, le son et la lumière – qu’il a toujours utilisés – pour construire des espaces physiques et mentaux. Les travaux de 1997 seront analysés pour montrer comment s’effectue le passage du matériel à l’immatériel et on notera l’apparition de nouveaux éléments tels que la vidéo, le miroir, et la couleur. A partir de 1998, l’intérêt nouveau porté à la couleur permettra de se demander s’il faut voir ou non un sentimentalisme retrouvé par rapport aux œuvres du début des années 80. A l’aide de la Théorie des couleurs de Goethe, on tentera d’expliquer les effets que produisent les couleurs sur les perceptions. L’étude qui suivra, consacrée aux espaces noncolorés, proposera l’analyse d’autres expériences sensitives et perceptives. L’attention sera ensuite portée sur l’aspect polysensoriel de l’œuvre de Claude Lévêque et enfin, sur les multiples références culturelles qui apparaissent en filigrane dans presque toutes ses installations. 6 I/ LE GLISSEMENT DES « MYTHOLOGIES INDIVIDUELLES » VERS DES « MYTHOLOGIE COLLECTIVES » (1982-1991) 1/ Des récits privés: ambivalence du thème de l’enfance et ses différents traitements « Les forêts du Morvan, les images d’enfants, les petites lumières. Un univers magique, féerique, animalier. Le chant de l’enfant criminel. Nous voulons en finir avec ce monde irréel. Je ne connais pas mon adolescence. A huit ans tous les enfants sont à la fois poètes, révolutionnaires et idéalistes. L’affrontement des réalités. Si je peux être aimé, je peux être haï ! Nous sommes tous des criminels en puissance. Surtout pas le fond de commerce de la moralité. Une problématique plus universelle. »4 a/ La frontalité et les limites imposées par les oeuvres. L’art du XXe siècle s’est progressivement émancipé du cadre du tableau pour entrer dans la tridimension. A travers une peinture-sculpture, la période moderne a assisté au passage de « l’image » à « l’installation » et « l’environnement ». Claude Lévêque s’affirme sur la scène artistique au moment où s’intensifie ce type d’art, qui se généralise depuis le début des années 70 et permet l’intégration et la libre circulation du spectateur dans l’œuvre. La participation de ce dernier est doublement requise dans une forme plus vivante et plus étendue de l’installation : l’environnement. L’environnement se définit, d’une manière générale, comme un ensemble en trois dimensions, recourant aux constructions et aux matériaux les plus divers comme le son ou la lumière. L’agencement et le jeu de ces matériaux remettent bien souvent en cause la perception des choses et plus souvent encore, de l’espace. L’artiste cherche à éveiller les sens du spectateur par différents moyens. De la contemplation, le spectateur est passé à la confrontation et à 4 Herr Monde, catalogue d’exposition, op.cit, p.5. 7 l’expérimentation. En ce sens, l’art actuel est fascinant et excitant. Au Louvre, par exemple, où est exposé un grand nombre de peintures et de sculptures, on nous répète inlassablement « regarde mais ne touche pas » ou « touche avec les yeux seulement ». Dès sa petite enfance le spectateur est conditionné et condamné à regarder sans jamais toucher. Pourtant le toucher est un réflexe instinctif qui, lorsqu’on en est privé, se transforme en une profonde frustration. L’art d’aujourd’hui abolit cette interdiction et laisse exprimer librement les sensations, libère les pulsions du visiteur et celles l’artiste – seulement quand l’œuvre nécessite la participation gestuelle du visiteur pour être légitimée. La participation du corps, du geste, de l’action, et des perceptions que se soit celle de l’artiste ou celle du spectateur, devient indissociable de l’œuvre. L’interaction entre les oeuvres et le public s’enracine dès le début des années soixante avec l’Op Art aux Etats-Unis et le GRAV en France. Dans l’art optique et cinétique le corps du spectateur est invité à se mouvoir. Tel est le but de Yaacov Agam, entre autre, qui construit des objets cinétiques ou des environnements conçus comme de « véritables anamorphoses abstraites »5 dont l’apparence change selon la position du spectateur. L’irritation visuelle recherchée par les artistes joue directement sur le corps et les réflexes physiologiques. La perception visuelle n’est cependant pas la seule de nos perceptions et les artistes, au travers de leurs oeuvres, vont développer l’interpénétration totale des sens. Catherine Millet parle du « spectateur qui est tour à tour invité à se plonger dans des ambiances colorées intenses (par exemple, murs et plafonds sont entièrement recouverts de petits carrés rouges et bleus), à se glisser dans des forêts de rubans bruissants, à s’aventurer sur un sol mou, à agiter l’eau d’un bac où se reflètent des lumières au néon, à saisir au vol un ballon tout en gardant son équilibre sur un sol fait de dalles mobiles. »6 Claude Lévêque fait partie de cette lignée. « Son langage a des points commun avec les artistes des années 1960-1970 pour qui l’œuvre d’art impliquait le spectateur, faisait de lui un acteur, devenait le lieu d’une expérience de la vision et du corps »7 Pourtant, ses toutes premières oeuvres posent un problème, paradoxal peut-être, entre l’intégration du spectateur dans l’œuvre et l’impossibilité de « toucher »8 ses oeuvres. 5 Catherine Millet, L’art contemporain en France, Flammarion, Paris,1994, réed. de 1987, p.40 Ibid. p. 37 7 Genevieve Brerette, A tâtons dans l’obscurité, sur les pas de Claude Lévêque, Le Monde, 8 novembre 2001. 8 Le terme « toucher » peut être équivoque car il peut sous entendre le fait de ressentir une émotion mais également, et c’est son sens premier, d’être physiquement en contact avec quelque chose. Cette dernière définition est applicable pour ses premières oeuvres. 6 8 Aborder le toucher chez Claude Lévêque s’avère être véritablement un problème. En effet, il est impossible de toucher ses oeuvres car elles nous l’interdisent. Il s’agit dans ce cas de ce qu’on pourrait nommer la négation du toucher. Les éclats de miroir disposés devant Grand Hôtel (1982, fig.1) par exemple, défendent au spectateur de franchir une certaine limite. « Interdiction formelle de toucher ces éclats de miroir au risque de se blesser » nous murmure notre inconscient. Dans La Nuit (1984, fig.2) le principe est analogue : le spectateur est séparé de l’œuvre par une limite tout aussi matérielle que les éclats de miroir dans Grand Hôtel. La limite est dessinée et imposée par le sable étendu au sol dans lequel sept bustes et trois tepees sont plantés. A cette limite réelle s’ajoute une limite virtuelle : « quelques bustes de petits garçons auréolés d’ampoules électriques fixent le visiteur comme pour l’inviter à s’en tenir à la limite de leur territoire »9. La Nuit est agencée de manière à ce qu’elle soit incontournable et infranchissable par le spectateur. Dans Silence (1985, fig.3), du charbon noir est rependu au sol de la même façon que le sable dans La Nuit, laissant le spectateur au bord du mystère. Avec Grand Hôtel, La Nuit, et Silence Claude Lévêque établit une distance formelle entre l’œuvre et le spectateur. Non seulement le spectateur ne peut s’approcher des installations mais il est censé rester à un point fixe pour pouvoir les scruter. Beaucoup des premières oeuvres du plasticien doivent être lues frontalement et la circulation du spectateur n’est pas encore la particularité de ses installations. Grand Hôtel, sa toute première pièce, présente une table rectangulaire recouverte d’une nappe verte en velours sur laquelle sont disposés plusieurs photographies encadrées et un bouquet de roses rouges. Le spectateur, même s’il le souhaite, est dans l’impossibilité de faire le tour de la table car une toile noire prévue comme fond lui en barre l’accès. Au début des années 1980, Claude Lévêque ne laisse guère de choix à son public. Pour Anniversaire (1983, fig.4), quatre socles sont orientés dans l’angle d’où arrive le spectateur. La lecture doit être exclusivement frontale, frontalité principalement imposée par les prénoms en néon bleu. Cependant le spectateur peut se promener dans l’espace d’exposition et contourner les socles. Il peut même s’approcher de la source sonore qui diffuse des chants d’oiseaux mais une planche en bois peinte en bleu lui barre le passage, l’empêchant de satisfaire sa curiosité. L’œuvre est conçue pour être contemplée selon un angle de vue précis, et le spectateur se voit contraint de revenir sur ses pas afin de rester à un point fixe, celui du départ, celui d’où il est entré. L’installation doit être vue dans son ensemble et de face. Claude Lévêque a qualifié Anniversaire 9 Daniel Soutif, Jouer à Lévêque et à l’enfant, Libération, 12 juin 1990, p.45. 9 « d’environnement visuel et sonore » mais peut-on qualifier un espace d’ « environnement » quand la lecture de cet espace doit être obligatoirement frontale ? La réponse peut être ambivalente. Anniversaire est une installation en trois dimensions autour de laquelle le public peut librement circuler, cependant les prénoms (Régis, Laurent, David et Claude) demandent à être lus de face. Claude Lévêque associe judicieusement ces deux conceptions de l’espace, qui malgré tout sont contradictoires, laissant au spectateur le choix de décider la manière dont il va visiter l’exposition. La Nuit, soulève une problématique très similaire. Les bustes d’enfants sont face au spectateur, ils sont peints sur du contreplaqué. La planéité de ces images qui ramènent à la peinture, s’insère dans une globalité tridimensionnelle rappelant le principe de la sculpture. Les premières installations de Claude Lévêque, où fusionnent deux procédés conventionnellement opposés, sont ce que l’on pourrait appeler des tableaux en trois dimensions. Les barrières et la frontalité qu’imposaient ces installations s’estompent avec Le Jardin en 1984 (fig.5). A partir de cette date, Claude Lévêque propose un art mis en scène, un agencement pertinent de plusieurs dispositifs évoquant « un théâtre où la pièce jouée serait le décor »10. Une convocation du son, de la lumière, de la photographie, de la peinture, de l’espace, sans oublier le visiteur dont le rôle devient capital. Michel Nuridsany a qualifié Grand Hôtel de « sculpture photographique »11 mais si Claude Lévêque s’emploie à la photographie à ses débuts, il ne se dit pas « photographe ». Christian Schlatter, à propos d’Anniversaire, parle de « sculpture des récits privés »12 mais le plasticien ne se définit pas non plus comme « sculpteur ». Mais qui est Claude Lévêque ? A la question posée, ce dernier répond : « Je suis assez proche d’un peintre par la manière dont je mets mes univers en place, bien que cela puisse paraître dérisoire de dire ça parce que je produis essentiellement des installations qui impliquent la 3D. Je réfléchis sur des échelles, des hauteurs, des largeurs, il y a une implication de la dimension. La façon dont j’agence l’espace est proche du travail d’un peintre. D’ailleurs j’ai peint quand j’étais aux Beaux-Arts et la manière dont on construit un univers pictural quel que soit le sujet, la façon dont on dispose les éléments et dont on 10 Eric Troncy, Claude Lévêque in Claude Lévêque, catalogue d’exposition, Abbaye Saint-André, Centre d’Art Contemporain, Meymac, 1990, p.11. 11 Michel Nuridsany, Les paradis inquiets de Claude Lévêque, Le Figaro, 19-20 janvier 1985, p.23. 12 Christian Schlatter, La sculpture des récits privés (I), Artistes, n°19, avril 1984, p.36-38. 10 les compose dans un cadre est similaire à mon travail, mis à part que ce que je réalise est en trois dimensions. »13 Il est évident que la production artistique de Claude Lévêque, du moins celle du début 80, indique certains voisinages avec celle de Christian Boltanski. Bien que la démarche de ces deux artistes ne soit pas la même, des similitudes sont à percevoir, des rapprochements sont à faire. Déjà, si Claude Lévêque se définit comme « peintre », il est étonnant, ou plutôt amusant, d’entendre le même discours de la part de Christian Boltanski. Si le fait de se qualifier de « peintre » semble étrange de la part de Christian Boltanski autant que de la part de Claude Lévêque c’est parce que l’un et l’autre ont très peu recours à la peinture – dans les deux sens de sa terminologie, c’est-à-dire la peinture comme matériau et comme tradition. S’il y a recours à la peinture – comme matériau –, ce n’est en aucun cas la caractéristique première de leurs oeuvres. D’un point de vue global, l’un privilégie le médium photographique (Christian Boltanski) et le second s’intéresse aux perceptions et crée des espaces physiques et mentaux (Claude Lévêque). Pourtant les premières installations de ce dernier rappellent indéniablement certains travaux de Boltanski. « Chez Lambert [dans la collection Yvon Lambert, à Avignon] il y a des artistes importants pour moi comme Lavier ou Boltanski, une de mes première révélation avec Beuys. »14 déclare Claude Lévêque. L’influence de Boltanski sur son travail est d’ailleurs formellement visible dans ses premières oeuvres dont la plus significative est La Nuit, notamment par la récurrence du thème de l’enfance (certains parleront d’une obsession pour l’enfance). A première vue, Lévêque et Boltanski ont un point commun : ils racontent des histoires. b/ L’art de raconter des histoires « Mon but c’est de raconter des histoires »15 affirme Claude Lévêque, des histoires vivantes mais passées. Une enfance, celle de l’artiste, l’enfance, celle d’une génération toute entière. C’est l’histoire du Morvan, de la forêt, de la nuit, des angoisses, du noir, de l’émerveillement aussi. Christian Boltanski raconte lui aussi des histoires, au sens propre et au sens figuré, des histoires qui contrairement à Claude Lévêque, ne sont pas les 13 cf. annexe, entretien Charlotte Mengual / Claude Lévêque, 14 décembre 2003. Claude Lévêque : Action à Réaction, entretien Emmanuelle Lequeux / Claude Lévêque, Aden, 31 octobre6 novembre 2001. 15 Titre de l’article de Brunnella Eruli, Puck n°2, 1989, p.28. 14 11 siennes. Les installations de ces deux artistes se situent d’emblée entre fiction et réalité, à la lisière de l’art et de la vie. Le vécu personnel et vrai de Claude Lévêque est introduit dans une dimension fictionnelle et à l’inverse, le vécu personnel et faux de Christian Boltanski est introduit par le procédé photographique, censé transcrire la réalité. Les petits théâtres que compose Claude Lévêque entre 1984 et 1985 sont des fictions narratives qui immergent le visiteur dans un rêve éveillé. Les différents dispositifs qu’agence l’artiste semblent sortir tout droit de son imagination, mais quelques éléments réels, au sens matériel du terme, rappellent que nous avons un pied bien ancré dans la réalité quotidienne. Dans La Nuit tout est reconstitution excepté le sable qui délimite l’œuvre. L’exemple est encore plus frappant dans Le Jardin où, le long des quatre murs, des feuilles mortes tapissent le sol. Au centre, des bougies sont plantées dans un petit talus de terre. Ces bougies semblent bien réelles, pourtant lorsque le visiteur s’approche plus près, il constate que les flammes ne sont en fait que des petites ampoules et que du plastique blanc fait office de cire. Aux murs sont accrochés des fragments de paysages en stuc à l’intérieur desquels sont aménagées de petites cavités pour des photographies miniatures. Les photographies sont des paysages bien connus de l’artiste, des paysages de son enfance, notamment du Morvan. La photographie est la trace mémorielle la plus réelle de l’œuvre, la trace où la réalité et le passé se rejoignent, la preuve que quelque chose subsiste du réel après sa disparition. Mais si l’on s’intéresse à l’œuvre de Christian Boltanski, peut-on alors parler de la photographie comme « preuve » ? L’artiste joue avec le vrai et le faux, confronte le réel et le fictif mais d’une toute autre façon que Claude Lévêque. Il propose une fiction autobiographique, il réalise son portrait en personnage ordinaire (Reconstitution et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1958, Dix portraits photographiques de Christian Boltanski, 1972). Christian Boltanski fausse complètement les « preuves » que sont les dates et les intitulés. Les dix portraits qui nous font croire qu’il s’agit de lui à divers âges ont été pris le même jour et les figurants sont des enfants différents. Preuve que « la photographie ne prouve rien ». Mais s’il joue avec sa vie, Christian Boltanski joue aussi avec la vie des autres en relatant des événements faux mais qui peuvent sembler réels par leur caractère ordinaire : « Avis de recherche d’une jeune fille que je ne connais pas ». 12 c / Des histoires que tout le monde connaît Les installations de Claude Lévêque révèlent des indices de ses « mythologies individuelles »16 qui ont pour but de faire resurgir chez la spectateur ses propres « mythologies individuelles ». Grand Hôtel présente une série de photographies noir et blanc dont la plupart figent des corps nus de ses amis que le spectateur ne connaît pas forcément. Mais on peut également distinguer17 des photographies de lieux, et notamment celui qui donnera son nom à l’œuvre « Grand Hôtel » situé à Venise. Anniversaire est une scène tout aussi narrative et tout aussi chargée de mystères que Grand Hôtel. Déjà, son titre peut laisser perplexe car il ne semble pas « coller » à l’œuvre. Quatre socles sont surmontés de petits paysages en stuc, eux-même surmontés par autant de prénoms en néon bleu. Alors pourquoi Anniversaire ? Peut-être faut-il voir dans ces petits paysages et ces néons la métaphore d’un gâteau d’anniversaire avec des bougies, un moment privilégié que chacun fête une fois par an. Le titre de l’œuvre est commun et permet au spectateur de se rattacher à quelque chose qui lui est familier tout comme peuvent l’être les prénoms. Dans le catalogue d’exposition de l’Abbaye SaintAndré, à Meymac, où Claude Lévêque avait exposé en 1990, Bernard Marcadé sousentend que l’œuvre matérialise et fige un souvenir personnel désormais révolu. Anniversaire serait un hommage à un moment passé entre amis, celui de l’anniversaire de « Régis ». « Aujourd’hui c’est son anniversaire. Laurent lui offre un couteau, David un porte-clef en forme de pistolet. »18 Si le spectateur ne connaît pas l’histoire il ne peut pas la deviner, il peut en revanche, laisser libre cours à son imagination pour proposer sa propre interprétation de l’œuvre. Les prénoms sont une présence cachée, ils constituent un secret qui n’est pas révélé, un secret n’appartenant qu’à l’intimité pudique de Claude Lévêque. L’œuvre suggère plus qu’elle ne dévoile. Bernard Marcadé tente d’élucider le mystère qui pèse sur cette oeuvre en présentant les faits de façon très romancée : « Régis n’aime pas l’école, même s’il adore son bureau, son casier, sa serviette de vieux cuir marron. D’ailleurs, Régis se demande s’il a bien fermé son cadenas : son casier contient tous ses secrets. Même Laurent et David ne savent pas ce qu’il recèle. Seul Claude est au courant. Un jour, pendant la récréation, il lui a montré son trésor. Le visage de Claude était devenu rouge mais lui avait juré de ne jamais en parler à personne. Régis sait que 16 Terme forgé par Harald Szeemann, chargé de la réalisation de la cinquième Documenta à Kassel. Le spectateur ne peut que « distinguer » les photographies car les éclats de miroir imposent une barrière d’environ deux mètres entre le spectateur et l’œuvre. 18 Bernard Marcadé, Rêveries pour Claude in Claude Lévêque, op.cit, p.20 17 13 Claude sait garder les secrets. »19 Cet extrait soulève un problème que l’on retrouve chez Christian Boltanski avec ses photos. Quel est le poids de la réalité ? Bernard Marcadé relate-t-il des faits que Claude Lévêque lui a confié ou s’identifie-t-il à l’œuvre et racontet-il une histoire qui lui est propre comme elle pourrait l’être à n’importe qui ? En 1972, Boltanski photographie plusieurs enfants et les présente comme s’il s’agissait de lui à deux ans, à dix ans...etc. Les clichés qui sont la trace d’une mémoire individuelle perdent leur validité de preuve et deviennent un archétype derrière lequel se cache l’artiste. C’est finalement le spectateur qui, à travers ses propres souvenirs, s’identifie à ces modèles anonymes. De même, les prénoms dans Anniversaire sont communs et peuvent éveiller des souvenirs chez le spectateur qui se rappelle avoir connu un « Claude », un « Régis », un « Laurent » ou un « David ». Dans La Nuit, le spectateur se retrouve face à sept bustes d’enfants qui lui sont inconnus, mis à part Médhi. Les six autres appartiennent à l’univers intime de l’artiste, mais un enfant est un enfant, ses caractéristiques physiques ne sont pas encore bien définies (et c’est sur cet aspect que joue Christian Boltanski dans Dix portrait photographiques de Christian Boltanski), ce qui permet au spectateur de faire fonctionner ses souvenirs inconscients liés à la petite enfance. Les bustes de ces jeunes garçons ne sont pas les uniques éléments qui résonnent comme un écho dans la mémoire. Il y a aussi trois tepees. Une évocation du jeu de l’indien ou une référence aux camps de vacances. Pour un enfant la tente est un lieu magique, où les jeux et les secrets s’entremêlent dans une féerie inoubliable, un lieu qui suscite l’imagination, le rêve. La tente est aussi un refuge contre l’extérieur angoissant. Ces trois tepees sont éclairés de l’intérieur projetant des ombres sur la toile utilisée comme écran. Dans Absences, ouvrage dédié à Claude Lévêque, Michel Nuridsany évoque la symbolique de la tente. L’ambiance décrite par l’auteur s’accorde parfaitement à celle de La Nuit : « Dehors rodent les lémures et les vampires et les goules et les stryges, les femelles inquiétantes aux seins poilus, aux ailes de chauve-souris, aux dents aiguisées, aux yeux phosphorescents qui ricanent de l’autre côté de la fenêtre avec pépiements bizarres et concupiscents.(...) Dehors c’est l’ailleurs abominable, l’obscurité effrayante des contes, plus noirs que la nuit. Dehors c’est l’effroi sans protection. Lorsque l’enfant ramène ses draps sur son visage pour échapper aux créatures de l’ombre, aux yeux qui l’épient, à ce qui se cachent derrière la table, sous le fauteuil ou de l’autre côté de la fenêtre, le danger s’en va. Un écran suffit à faire disparaître la réalité des songes. Le plaisir du camping, justement, vient de l’insécurité merveilleuse ressentie à l’abri de la 19 Ibid. p.19 14 toile de tente maintenue par des petits mâts, des cordelettes et des piquets dans la chaleur partagée qui protége de la peur. La tente c’est le drap inventé les soirs d’angoisses pour échapper aux maléfices des ogres et des méchants. »20 La tente, motif récurrent de Claude Lévêque, est un lieu intimiste, une métaphore matricielle qui renvoient directement à des souvenirs d’enfance. Avec L’album de la famille D, en 1971, Christian Boltanski délaisse sa propre histoire pour se consacrer à des destins anonymes dans le but de susciter des souvenirs communs. La photo de l’album de famille est un élément inséparable du souvenir et l’enfance que décrit ici Boltanski est « une enfance banale, moyenne française. L’Album de famille D venait d’un copain. Je l’ai choisi parce qu’il s’appelait Durand »21 D’une manière générale, dans la vie, tout le monde fait coïncider, consciemment ou inconsciemment, ce qu’il voit avec ce qu’il sait, c’est-à-dire son expérience, son vécu. Ce processus est précisément la première source d’inspiration de Boltanski. Ainsi, ce dernier explique qu’en exposant une photo de la plage de Berck, quelqu’un reconnaîtra la plage de Dinan et quelqu’un d’autre la plage de Granville. Les images que choisit l’artiste sont imprécises et les plus communes possibles, ainsi le spectateur peut « broder » et se créer sa propre histoire. Claude Lévêque et Christian Boltanski convoquent l’imagination du spectateur et reprennent d’une certaine manière, le postulat de Marcel Duchamp selon lequel « c’est le regardeur qui fait le tableau». Les histoires qu’ils racontent trouvent leur corollaire en littérature avec le « je me souviens » de Perec. L’ouvrage se compose de plusieurs phrases courtes commençant toute par « je me souviens ». Perec utilise le « je » pour parler du « nous », les souvenirs qu’il dépeint sont les plus banals possibles – mais les références s’inscrivent dans une génération précise, la sienne –, de ce fait les lecteurs – de cette génération – peuvent s’identifier sans difficulté. Finalement, le spectateur qui pensait que l’artiste lui racontait des histoires se méprend, car c’est lui-même qui se projette ses propres histoires par l’intermédiaire des oeuvres. 20 Michel Nuridsany, Absence, Galerie de Paris Editeur, Paris, 1991, p.18-21. L’art est une psychanalyse sauvage, entretien Claude Weill/Christian Boltanski, Le Nouvel Observateur, n°2040, décembre 2003, p.144-146. 21 15 d / Du religieux dans l’art contemporain Bien que le XXe siècle soit éloigné des « âges de la foi », la question du religieux dans l’art semble revenir sur les rangs de l’actualité. Récemment Catherine Grenier a publié son premier essai intitulé L’art contemporain est-il chrétien ?22. Sans faire une recension critique exhaustive de cet ouvrage, il est intéressant de souligner que l’auteur (qui est, par ailleurs, la conservatrice des collections contemporaines du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris) propose une analyse d’œuvres d’artistes les plus contemporains qui revisitent l’iconographie et les thèmes chrétiens – Crucifixions, Piétàs, le don, la chute, la rédemption. Elle affirme que certains artistes, comme Damien Hirst, Ugo Rondinone, Maurizio Cattelan, détournent de manière ironique cette iconographie. D’autres comme Christian Boltanski, Andres Serrano, Douglas Gordon (entres autres), appréhendent un questionnement sur la mort. Mais Catherine Grenier souligne bien que leur but n’est pas de la refouler, mais d’en faire prendre conscience au spectateur. Elle évoque aussi la place du corps dans l’œuvre d’art en s’appuyant sur le Body Art et ses « rituels ». L’exemple, qu’elle ne cite pas mais qui semble très éloquent, est celui de Michel Journiac, qui, en 1969, se met dans la peau d’un enfant de chœur pour servir La Messe pour un corps. Arrivé le moment de la « communion », les « fidèles » reçurent non pas une hostie mais une rondelle de boudin confectionnée par l’artiste lui-même, avec son propre sang. « Le XXe siècle a enseveli le catholicisme au profit d’une religion fétichiste, d’une religion profane du sacré. Pourtant, le monde n’a jamais été plus catholique qu’aujourd’hui, sans pour autant être religieux. »23 Certains artistes contemporains traitent consciemment ou infiltrent inconsciemment des expressions fondamentales du Christianisme dans leurs oeuvres. Cependant l’impact visé n’est plus le même que celui de l’art de la Renaissance où l’art était intimement lié à la société, à la culture et aux modes de vie. Une question s’impose : quel rapport les artistes contemporains entretiennent-ils avec la religion ? Il est clair, qu’issus d’un siècle athée, certains d’entre eux expriment leur rapport empathique au monde, leur désir de montrer que l’homme vit dans une société autodestructrice comme Damien Hirst. Pour d’autres le rapport à la religion est plus personnel et plus profond, c’est le cas par exemple de Christian Boltanski qui se déclare 22 23 Catherine Grenier, L’art contemporain est-il chrétien ?, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 2003. Olivier Py, cité par Catherine Grenier, op. cit., p.51. 16 intéressé et touché par la question religieuse. Il semble important de distinguer les artistes qui abordent de front la question de la religion (Damien Hirst, Sam Taylor Wood) et les artistes pour qui la religion est loin d’être un thème central mais plutôt une référence esthétique (Christian Boltanski, Claude Lévêque). En 1998-1999, Damien Hirst conçoit Rehab is for quitters. L’artiste propose ici une version contemporaine de la crucifixion. Un squelette étendu sur une croix de verre semble flotter horizontalement dans l’air. Cette oeuvre interprète l’iconographie « initiale » chrétienne de la mort, celle du Christ et d’une vision plus contemporaine et plus élargie, la mort certaine de l’homme. Par l’intermédiaire de son oeuvre, Damien Hirst dénonce, comme la plupart des artistes actuels, la condition de l’individu dans la société – un thème, par ailleurs, que Claude Lévêque développera considérablement à partir du début des années 90. Si la crucifixion est une iconographie centrale dans la religion chrétienne, la scène de la Piétà l’est également et comme le souligne Catherine Grenier, elle est la référence religieuse qui a sans doute été revisitée le plus souvent. Récemment, Sam Taylor Wood a proposé une version photographique de la Pietà (Self Piétà, 2001). Contrairement à Hirst, Sam Taylor Wood n’ironise ni ne tourne en dérision sa Piétà. La scène est photographiée dans un contexte actuel avec la présence réelle de figurants habillés de vêtements contemporains. Christian Boltanski aborde aussi très largement le thème de la mort, mais la mort « quotidienne » et non pas la mort « religieuse », en effet, toute son oeuvre est un hommage à l’homme au quotidien et non pas aux héros. Ces oeuvres attachent une importance au symbolisme religieux plus qu’aux thèmes qui se référent directement à la religion. Des oeuvres telles que Monuments, Autels ou Reliquaire (fig.6), en témoignent par le choix des titres qualificatifs. Plus que les titres encore, l’agencement des dispositifs, essentiellement constitués de photos et de petites lumières, rappelle les ex-voto qui couvrent parfois les murs des sanctuaires. Prenons l’exemple des Suisses Morts (fig.6) réalisés en 1990 où Boltanski rassemble des portraits qui avaient été publiés dans la rubrique nécrologique d’un journal suisse. Il les rephotographie, comme dans la plupart de ses oeuvres, et les agrandit afin que les visages soient légèrement plus grands que nature. Les portraits sont accrochés les uns au-dessus des autres, sur des boites en métal rouillé. Cette accumulation, quelque peu pénible à regarder, car chargée de pathétisme et de drame, a pour but de déstabiliser le spectateur et lui faire prendre conscience de la mort. Les effets d’éclairage par lampes confèrent aux photographies des allures d’icônes. Quant 17 aux boites métalliques, elles peuvent être la métaphore du cercueil. Boltanski poursuit un des thèmes iconoclastes qui consiste à représenter l’irreprésentable : la mort. Claude Lévêque n’aborde pas de front la question du religieux dans l’art, il la suggère très discrètement voire inconsciemment. Au centre du Jardin, par exemple, des bougies blanches et filiformes sont plantées dans un talus de terre. On retrouve ces mêmes bougies, que l’on allume pour se recueillir et pour prier, dans des églises, cathédrales et autres lieux de culte chrétien. Dans Anniversaire III (1984, fig.8) et dans La Nuit, l’exemple le plus significatif, sont ces petites lumières dont l’intensité est très faible qui sertissent le corps de chaque jeune garçon leur conférant ainsi le statut d’icônes. Ces deux pièces sont comparables aux travaux de Christian Boltanski qui, comme le souligne Eric Troncy, « ne les utilisera que plus tard avec le succès qu’on sait »24. Dans La Nuit, il semble intéressant d’accorder de l’importance aux sept bustes, un chiffre dont la valeur religieuse universelle n’est pas négligeable. En effet, le sept est universellement le symbole d’une totalité. Dans beaucoup d’esprits la référence est claire et immédiate : les sept péchés capitaux, les sept jours de la semaines, le septième jour de repos... Le dictionnaire des symboles souligne que le nombre sept est fréquemment employé dans la Bible, que dans l’Ancien Testament « le chiffre sept est utilisé 77 fois ». Quelques exemples confirment cette omniprésence de ce chiffre « magique », « le chandelier à sept branches ; sept esprits reposent sur la tige de Jessé ; sept cieux où habitent les ordres angéliques ; Salomon construit le temple en sept ans... ». Dans La Nuit le chiffre sept pourrait tout simplement évoquer l’âge de ces jeunes garçons, l’âge de raison car ce 7 ne réfère nullement à un épisode biblique en particulier, puisque Claude Lévêque déclare n’avoir jamais eu l’intention d’évoquer la religion25. Pourtant, cette pièce dégage une religiosité qui tient du mystère, de la sensibilité et de l’émotion indescriptible qui provoque de l’attirance et de la répulsion. « Attraction/répulsion », c’est sur ce schéma essentiel que Claude Lévêque construit ses oeuvres. Au commencement était : Grand Hôtel. Cette toute première installation, qui sera un véritable tremplin pour l’artiste, invoque subtilement une puissance religieuse de l’ordre de l’émotivité. Tout d’abord, Grand Hôtel attire par son caractère mystérieux, luxueux, luxuriant et grandiose. Ensuite, Grand Hôtel provoque de la répulsion, il sous-tend péniblement la mort. Le spectateur est face à une grande table rectangulaire recouverte d’un drap en velours vert sur laquelle est disposée une série de 24 25 Eric Troncy, Claude Lévêque, Hazan, Paris, 2001, p.13. cf. annexe, entretien Charlotte Mengual/Claude Lévêque, 14 décembre 2003. 18 trente photographies encadrées dans des petits cadres clinquants en or. Au centre, trône un bouquet de roses rouges (il y a autant de roses que de photographies). Devant, des éclats de miroirs disposés en étoiles réfléchissent une lumière dorée. L’installation est présentée sur une estrade et sur un fond noir. L’ambiance est inquiétante. Le spectateur se retrouve face à face avec ce qui pourrait évoquer une cérémonie funéraire. Les photographies seraient celles du défunt – si on fait abstraction de ce qu’elles représentent – et les roses seraient la couronne mortuaire ou les fleurs que l’on dépose tour à tour sur le cercueil lors de l’enterrement. On comprend alors le jeu de mot du titre : « Grand Hôtel » se transforme alors en « Grand Autel ». Michel Nuridsany, qui a très largement contribué à propulser Claude Lévêque sur la scène artistique internationale, en fait l’éloge. Dans Cérémonies Secrètes – le titre de l’ouvrage souligne d’emblée le caractère religieux des œuvres – consacre un passage à Grand Hôtel qu’il n’est pas inintéressant de citer : « L’œuvre du parfait inconnu qu’il était s’imposa à moi, somptueuse dans son rayonnement noir, installant comme un scandale, au milieu de produits vaguement culturels, la présence terrible et merveilleuse de l’art et la présence toute aussi intense de l’artiste. »26 L’emploi d’antinomies telles que « rayonnement noir » et « terrible et merveilleuse » n’est sûrement pas anodin. En associant deux termes contradictoires, Michel Nuridsany exprime parfaitement l’attirance et la répulsion que provoque Grand Hôtel. Le thème de la mort a été précédemment évoqué dans différentes oeuvres de différents artistes contemporains. On retrouve ce thème dans Grand Hôtel et plus implicitement dans La Nuit où l’enfance dissimule la mort. Cette association étrange et non conventionnelle, est sans doute conçue pour oppresser et contredire le spectateur qui voyait dans l’enfance un souvenir idyllique. Cependant il semble que si l’enfance et la mort entretiennent une étroite relation dans les oeuvres de Lévêque comme dans celles de Boltanski, leur objectif premier est de souligner et de rappeler que nous avons tous un enfant mort en nous, qui était ce que nous étions et ce que nous ne sommes plus. Ainsi faut-il voir dans leurs travaux un hommage à une période révolue de la vie, qui renvoie à des souvenirs personnels et communs, qui rappelle ce que nous sommes devenus et ce que nous somme actuellement. Les paradis de l’univers enfantin que décrit Claude Lévêque entre 1984 et 1985 sont en réalité bien sombres et désenchanteurs. Dans La Nuit, les sept jeunes garçons sont tronqués à mi-torse ce qui produit un effet dangereusement effrayant. Ces enfants semblent émerger de la terre, 26 Michel Nuridsany, Cérémonies Secrètes, APAC, Centre d’Art Contemporain, Nevers, 1986, p.6 19 comme s’ils sortaient de leur tombeau. L’enfance, thème central de cette pièce, ressurgit après avoir été enseveli dans les souvenirs. Sur le même modèle d’émotions que Grand Hôtel, les petits théâtres que le plasticien réalise entre 1984 et 1985, réunissent étrangement émerveillement et effroi. Le Jardin, La Nuit, Le Chant des Ombres, Le Crot de la foudre, sont des environnements27 aux ambiances similaires, des univers plongés dans une semi-pénombre angoissante et féerique à la fois et ce, grâce au jeu de petites lumières et aux bandes sonores qui détiennent un rôle primordial notamment dans La Nuit et dans Le Chants des Ombres. Dans le premier environnement qui évoque l’enfance, ses jeux et ses rêves, une bande sonore diffuse des jappements de chiens qui rappellent indéniablement les loups dans la forêt. Très craints des enfants, les loups sont emblèmes du mal. Dans cette pièce, le son joue un rôle extrêmement important, il matérialise et fait ressurgir nos angoisses. Le Chant des Ombres (1985, fig.9) est également construit sur les hantises et les peurs d’enfants, que chacun a ressenti un jour. L’ambiance nocturne participe à renforcer ses ressentiments inquiétants. Malgré la pénombre, on peut distinguer deux cerfs, quelques arbres, des petits tas de brindilles éclairés par de douces lumières rouges camouflées dans le charbon au sol. La bande sonore est tout aussi cruciale que dans La Nuit, elle crée une atmosphère d’épouvante tout comme celle des films d’horreur, si le son est coupé, les angoisses s’atténuent. Pour cette pièce, Claude Lévêque a enregistré la respiration haletante d’un petit garçon de cinq ans courant dans les bois et fredonnant « Il était un petit homme qui avait une drôle de maison ». L’enfant chante comme pour se rassurer, se donner une contenance, pour oublier les ombres qui le poursuivent. L’enregistrement qui dure une demie-heure, tourne en boucle. En plus de créer une ambiance, le son crée une profondeur spatiale qui, au grand regret de l’artiste, est totalement inexistante sur une photographie. Il se peut que ces exemples semblent éloignés du sujet, à savoir le religieux dans l’art. Mais ici, l’important est de montrer comment Claude Lévêque parvient à insuffler au visiteur, un regain d’émotions qui s’apparente au mystère, au mystique. C’est donc avec beaucoup de sensibilité, de nostalgie et d’émotion que Claude Lévêque construit ses toutes premières oeuvres. A partir de 1986, les oeuvres s’orientent vers une tout autre sensibilité, une sensibilité plus crue et plus triviale. 27 Il semble qu’il est plus judicieux d’employer le terme « environnement » pour qualifier ces oeuvres plutôt que le terme « installation ». En effet, les quatre pièces citées sont la recréation complète d’un univers réel ou rêvé. Ce qui engendre le remplacement du terme « spectateur» par le terme « visiteur », qui selon Claude Lévêque, est beaucoup plus approprié car le spectateur se contente de contempler passivement tandis que le visiteur s’implique dans l’œuvre, il est actif, il expérimente et actionne ses sens et ses perceptions. Les termes « environnement » et « visiteur » sont donc indissociables. 20 2 / Vers des dispositifs moins théâtraux, introduction à la réalité a/ De l’esthétique « kitsch » au dépouillement de l’œuvre L’année 1986, emblématique de la production qui suivra, peut se partager en deux parties distinctes. Ainsi, le début de l’année 86 est marqué par ce que le plasticien qualifie de « travail manuel »28; les travaux qui suivront ce début d’année, s’inscriront sur la même lignée formelle – c’est-à-dire sobriété, dépouillement, minimalisme – avec, en plus, une innovation que Claude Lévêque adoptera définitivement : l’expression de la violence psychologique et physique. Bien que ses premiers travaux de l’année 1986 soient peu connus du grand public, car peu représentatifs de la globalité de son travail, ils méritent qu’on leur porte intérêt. Cette phase de « travail manuel » prolonge d’une autre façon, le thème de l’enfance, thème central des oeuvres précédentes. C’est essentiellement par la conception de l’œuvre que s’effectue ce prolongement car Claude Lévêque explique qu’il fait « comme à l’école, comme ce que font les scouts avec leurs fanions. On travaille le bois, on vernit, on peint. »29 Mais déjà, avant 1986, ses environnements sont conçus de manière similaire. En effet, l’artiste confie à Michel Nuridsany la genèse de sa démarche : « Finalement, les environnements que je réalise maintenant sont des constructions que j’avais déjà faites lorsque j’avais dix ans. Je les ai remises simplement en situation avec, en plus, un questionnement formel ; mais j’ai parfois l’impression de continuer tout simplement ce que je faisais autrefois quand je bâtissais des pagodes, des petits châteaux forts que je construisais avec des tuyaux de canalisation, du ciment qui me servait à imiter les ruines et du millet qui me donnait une sorte de gazon. »30 Il est important de mentionner ces deux conversations car si Claude Lévêque, en 1986, épure considérablement la forme, le fond n’en demeure pas moins le même, l’enfance, son enfance est toujours omniprésente. Peuton alors véritablement qualifier l’année 1986 de rupture ? De toute évidence, la série de « travail manuel » qui a pour matière première le bois, rompt totalement avec les environnements de 1984-1985. L’immédiateté du rapport physique qu’il y avait dans ces environnements disparaît complètement bien que le tridimensionnel persiste. Les dimensions sont largement réduites et les oeuvres, accrochées au mur (pour la plupart 28 Claude Lévêque in Cérémonie Secrètes, op.cit., p.38 Idem. 30 Ibidem, p.10. 29 21 d’entres elles), ne réclament plus l’implication physique du spectateur. Ce constat est d’autant plus compréhensible que la démarche du plasticien n’est éminemment pas la même : « Je reviens à quelque chose de plus pensé formellement. J’ai toujours essayé de structurer les choses. Pour mes installations, je faisais beaucoup d’essais de maquettes mais je vais maintenant vers une conceptualisation plus simple avec des oeuvres qui demandent plus de concentration. »31 Le fossé qui sépare « l’avant 1986 » de l’année 1986 même, est provoqué et renforcé par deux choix esthétiques et matériels radicalement opposés. Au commencement de sa carrière, le plasticien choisit des matériaux « doux » (petites lumières) et une esthétique « kitsch » qui seront bientôt remplacés, dès 1986, par des matériaux « durs » (métal, bois, néon) et une esthétique « minimaliste ». Grand Hôtel et La Nuit sont les oeuvres les plus représentatives de cette « esthétique kitsch ». La magnificence, le luxe émanant des cadres en or clinquant, à la limite du baroque, et des éclats de miroirs de Grand Hôtel tape-à-l’œil ne pouvant qu’attirer le regard pour lui imposer une attention particulière. Dans La Nuit, l’effet « kitsch » est essentiellement rendu par les bustes peints, auréolés de petites ampoules. Le terme « kitsch » est employé ici non pas pour définir ce qui est de mauvais goût mais au contraire, pour qualifier les dispositifs utilisés par l’artiste, des dispositifs attrayants qui élèvent l’œuvre au rang de la contemplation et du beau. Pour la plupart de ses premières oeuvres, Claude Lévêque opte pour la surcharge. Sur la table de Grand Hôtel, les photographies encadrées sont à la limite de l’entassement ; les roses rouges sont serrées dans leur vase, très peu d’espace est laissé entre chaque élément. Dans ses environnements, tel le Chant des Ombres, tout mérite l’attention du visiteur, dans le moindre petit détail, et des détails, il y en a à profusion. Claude Lévêque aurait-il « peur du vide »32 ? Visiblement non, puisqu’en 1986, il abandonne complètement, sans transition, cette surcharge pour s’intéresser exclusivement à la forme. Le formel, le désir d’aller à l’essentiel va largement prendre le dessus sur l’esthétique, le décor « kitsch ». L’année 1986 s’annonce donc, dans le travail de Claude Lévêque, comme une véritable rupture formelle penchant vers un dépouillement de l’œuvre, un épurement de la forme. La première oeuvre « sans titre » (fig.10) de 1986 est une table très simple, en bois, sur laquelle Claude Lévêque a réalisé une rose des vent en pyrogravure, transformant ainsi une table familiale « en table d’orientation »33. Chaque 31 Ibidem, p.38. Phrase écrite en néon dans une oeuvre « sans titre » de 1986. 33 Claude Lévêque in Cérémonies secrètes, op. cit., p.38. 32 22 extrémité des branches de la rose des vents est munie d’une ampoule miniature diffusant une lumière très faible. Il faut noter la persistance du goût pour la lumière, une lumière encore douce qui cédera bientôt sa place à une lumière blafarde, celle des néons. La seconde oeuvre (fig.11) se réclame d’encore plus de simplicité et de sobriété. Une hache et une faux dont la lame est en bois sont tournées l’une vers l’autre comme si elles dialoguaient. Une branche courbe rattachée à leur lame fait office de manche, mais sert également de support pour des bannières en jute collées sur du contreplaqué et sur lesquelles des motifs géométriques sont dessinés à la craie ; sur la bannière de la hache un polygone et sur celle de la faux une rosace, similaire à celle que font les enfants avec leur compas. Pour reprendre l’excellente description de Michel Nuridsany, la troisième pièce que réalise Claude Lévêque en 1986 présente « un mur de briques (en bois peint) qui serait comme un morceau de cheminée avec un trou par lequel on aperçoit, au loin, l’ombre d’un château. Au pied du mur, comme naguère au pied des photos montées à la Biennale [XIIe de Paris, 1982], sur une tablette de tailleur, avec des trous d’aiguilles, des marques naturellement redessinées) repose une guitare d’enfant (en contreplaqué) sur laquelle est dessiné, en pyrogravure, un torero. »34 (fig.12). Les deux oeuvres qui suivent (fig.13 et 14), et se suivent, sont construites sur le même schéma. Deux branches d’arbre verticales « reconstituées » servent de cadre à une pyrogravure sur contreplaqué découpé et verni pour la première et une acrylique sur toile marouflée sur bois découpé pour la seconde. « Voici (pour la première) un paysage de montagne avec des feux de camps qui se découpent en fausses ombres chinoises, sur le mur, avec un éclairage rougeoyant par derrière. Voici (pour la seconde) un faux tunnel de branchage. »35 L’œuvre qui clôture cette série s’intitule Découpage (fig.15). Six petits dessins « qui n’en sont pas vraiment [car] obtenu par frottage » ont été découpés puis collés sur des feuilles blanches. « Petits riens, extraordinaires de simple beauté, émouvant par ce qui en eux est dérisoire, planche d’images évoquant les illustrations de leçons de choses, liées par ce qui forme le tissu même de l’histoire de Claude Lévêque. Il y a là un couteau, des feuilles de chêne, un mot écrit (AVEN), une chaîne, des pièce de monnaies, une pipe avec un nom écrit sur un tuyau « Rémi ». De la pipe, il dit : ‘C’est un objet qu’on m’a offert’, du couteau ‘C’est un cadeau’, des pièces de monnaie ‘C’est avec cela qu’on joue à l’épicier lorsqu’on est enfant’. »36 Avec ce découpage, le plasticien joue une fois de plus avec ses mythologies 34 Ibidem, p.40. Idem. 36 Idem 35 23 personnelles – chaque « dessin » représente un objet qui lui renvoie des souvenirs- et des mythologies collectives – qui ne s’est jamais adonné au découpage et au collage étant enfant ? ou qui n’a jamais essayé ce procédé qui consiste à mettre une pièce de monnaie sous une feuille et à frotter avec un crayon à papier pour faire apparaître l’image ? S’il existe une rupture formelle et esthétique entre les environnements de 19841985 et les travaux manuels de 1986, réalisés avec une économie de moyen, Claude Lévêque n’abandonne pas pour autant son vocabulaire et ses obsessions. La lumière artificielle, encore douce, est toujours omniprésente – elle le sera encore jusqu’à aujourd’hui – et si les oeuvres de 1986, sont plus austères, plus froides que les précédentes et ce, à cause d’un dépouillement, la magie, l’émerveillement, la peur, l’enfance ne semblent pas avoir été complètement ensevelis. 1986 doit-elle être considérée comme une année de rupture ou de continuité ? Sans doute un peu des deux. Il est également important de constater la présence de certains éléments – la hache, la faux, le couteau, la chaîne –, indices du danger et de la violence des installations qui vont suivre. Pourtant si l’on reconsidère les oeuvres du début des années 80, Bonheur Perdu (1982) (fig.16) se démarquait considérablement des autres par l’absence de douceur et de sentimentalisme. Peut-être annonçait-t-elle déjà la thématique générale des oeuvres futures, c’est-à-dire un constat du réel, du monde actuel. Bonheur Perdu attaque le spectateur par la violence morale du sujet. Claude Lévêque expose des photographies de décombres d’immeubles détruits par un tremblement de terre. Dessous, sur des petites tablettes sont disposés des jouets de garçons : des tanks, des petits soldats. Ces objets miniatures font directement référence à l’enfance par leur statut, et à la guerre par ce qu’ils représentent ; ils sont dérisoires mais chargés d’émotion et de pathétisme. Ces objets, que l’artiste à ramassé sur place, à Théora (Italie), témoignent de la catastrophe naturelle qui les a ensevelis et sont en quelques sortes, les seuls survivants d’un effroyable tremblement de terre. Cette installation dramatique fait échos aux séries postérieures des objets, des meubles en bois et des meubles en fer. b / Le mobilier en bois : transition entre nostalgie de l’enfance et exposition d’une réalité crue « Au début des années 80, les oeuvres étaient hantées par la peur mais en même temps par un étrange bonheur. Aujourd’hui, les mêmes composantes sont là mais il est 24 évident qu’un certain déséquilibre s’est fait du côté de l’inquiétude et de la violence »37. Cette remarque, que Michel Nuridsany fait en 1996, peut s’appliquer dès 1986, date à laquelle le travail de Claude Lévêque emprunte une toute autre direction. L’hypersensibilité, la poésie et l’imaginaire de ses premières pièces cèdent la place à une réalité triviale et violente malgré la persistance du passé et de l’enfance. Jusqu’en 1986, les installations de Claude Lévêque sont « optimistes », pour reprendre le terme d’Eric Troncy, et dès qu’elles deviennent « sans titre » – ce qui peut constituer un repère chronologique important –, les installations virent vers un redoutable et profond pessimisme (différent de celui de Grand Hôtel ou La Nuit). Le début de l’année 1986, constitue un premier basculement dans l’œuvre de Claude Lévêque. Après la série de « travail manuel », s’effectue un autre changement, une autre rupture. Le plasticien oriente son intérêt sur des objets et des meubles qu’il met en situation. Les transpositions narratives d’avant 1986 sont désormais transformées en installations métaphoriques. Les mythologies personnelles et collectives demeurent. A ce stade du parcours, les mythologies collectives, qui fragmentaient les univers imaginaires et intimes de l’artiste, semblent largement devancer les mythologies personnelles par le recours d’objets et de meubles quotidiens. La première œuvre succédant à la série de « travail manuel » entame une longue série d’expositions hantées par la réalité crue, triviale, du monde auquel elles appartiennent. Cette première oeuvre sans titre est, à première vue, énigmatique. Il s’agit d’une baignoire d’enfant en métal, à l’intérieur de laquelle surgit le prénom « Claude » en lettres calligraphiées (fig.17). Ces lettres, réalisées en métal rappellent un des enseignements primaires de l’enfant : l’apprentissage de l’écriture. Le prénom apparaît alors comme un mot modèle que l’enfant doit reproduire de son mieux. En utilisant son propre prénom, l’artiste fait sans doute référence à l’enfant qu’il était et qu’il n’est plus. Selon l’hypothèse de Daniel Soutif, « Claude » sonne comme une épitaphe bien que l’enfant « ne soit enterré nul part »38. Face au prénom navigue l’histoire de « il était un petit navire ». L’enfant que Claude Lévêque était est « mort » physiquement mais il réside spirituellement en lui. Ce petit être que chacun de nous a été est ressuscité grâce aux installations du plasticien qui nous souffle, une fois de plus, que notre enfance ne fait que somnoler et ne subsiste que par la remémoration. Cette baignoire accessoirise une vie 37 Michel Nuridsany, in catalogue My Way, ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1996, (non paginé). 38 Daniel Soutif, Jouer à Lévêque et à l’enfant, art.cit. 25 commune, une vie passée. D’une simplicité exemplaire, évoquant les premiers jeux et enseignements de l’enfant, cette installation est poétique, une poésie toute autre que celle du début 80 certes, mais tout aussi présente et réelle. Jusque là, rien de terriblement violent. Juste peut-être la baignoire qui n’a pas su résister à l’épreuve du temps, en métal rouillé, simple, presque vide, froide, glaciale. Cette pièce sert, en quelques sortes, de transition pour les oeuvres qui vont suivrent. L’enfance est encore ostensiblement traitée avec poésie et nostalgie mais n’est pas idéalisée. Bien que son argument soit général, Bernard Marcadé ne semble pas de cet avis, en effet, dans Présumé Innocent, il explique que « la fin du siècle voit un regain d’intérêt pour le domaine de l’enfance, ses jeux, ses territoires, son imaginaire, ses pratiques et ses comportements, qui s’apparente plus à un devenir-enfant de l’art qu’à un retour nostalgique à un hypothétique paradis perdu. »39 Contrairement à cet argument, il semble que le travail de Claude Lévêque peut être perçu comme « un retour nostalgique à un hypothétique paradis perdu ». En effet, le titre complet de La Nuit qui est La Nuit, nous chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues, permet de ne pas inclure le travail de Claude Lévêque dans cette globalité. La nostalgie est un moyen très puissant – aussi simple que cela puisse paraître – pour éveiller la sensibilité du spectateur, peut-être plus puissant qu’une mise à l’épreuve des perceptions. Avec « la baignoire », c’est une enfance très modeste que nous dépeint Claude Lévêque, loin du luxe de Grand Hôtel et du merveilleux de La Nuit. La sobriété extrême de cette baignoire reflète le constat d’un quotidien tel qu’il existe réellement, loin des idéaux et des utopies. L’innovation, par rapport aux oeuvres précédentes, tient essentiellement de l’introduction du mot. Si ce n’est le prénom de l’artiste, « Claude » n’évoque rien de particulier. Il sera bientôt remplacé par des morceaux de phrase plus éloquentes « le trou dans la tête », « la peur du vide », « t’es mort ». Choquants, perturbants, ces mots flirtent avec l’angoisse et la mort. Parmi ces mots, l’enfance ne semble plus avoir sa place. Mais les apparences sont trompeuses, Claude Lévêque ne renonce pas encore à son thème de prédilection, il le renouvelle. L’enfance est « une iconographie d’une richesse inépuisable et toujours renouvelée » souligne justement Henry-Claude Cousseau40. L’œuvre sans titre (Le trou dans la tête, 1986) (fig.18), présente un lit d’enfant en bois. Sur une des lattes du sommier – le matelas a disparu – est 39 Bernard Marcadé in Présumé Innocent, catalogue d’exposition, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2000, p.12. 40 Henry-Claude Cousseau in Présumé Innocent, op.cit, p.7. 26 gravé « le trou dans la tête ». Au-dessus du lit, une ampoule électrique se balance. Le lit, très abîmé, appartient à l’univers enfantin de l’artiste. Ce lit était le sien. Plus précisément, ce lit est une évocation car la plupart des meubles de cette période ont été récupérés et reconstitués à l’identique. Cette oeuvre reflète le caractère violent de l’artiste lorsqu’il était petit : « Quand j’étais enfant, explique-t-il, je cassais tout, j’étais assez violent, le lit était vraiment complètement déchiqueté, je faisais des trous dedans. J’étais assez dur, je le suis toujours, mais je me suis sociabilisé. Mes années d’enfance étaient assez solitaires parce que j’étais tyrannique, autoritaire, comme aujourd’hui. »41 « Le trou dans la tête » est une carcasse vide mais remplie de violence morale. La vision idyllique qui transparaissait dans les environnements de 1984-1985 cède sa place à « une désespérance, une violence subit, une révolte contenue »42. « Sans titre » (T’es mort, 1986) (fig.19) est une pièce tout aussi sobre et tout aussi violente. Deux armoires en bois brut sont reliées à leur extrémité supérieure par un tube en néon blanc. Au centre, une chaise autour de laquelle un petit train électrique tourne inlassablement en rond. Sur le dossier de la chaise, une inscription : « T’es mort ». Tous les dispositifs sont d’une banalité presque insoutenable et servent de cadre à l’expression « T’es mort », située au centre de l’œuvre. Ces mots évoquent le jeu violent du gentil et du méchant. Un pistolet virtuel, une course poursuite et « Pan ! T’es mort ». Le train électrique est aussi une référence aux jeux d’enfant. Il est une évocation directe aux lieux de la petite enfance de l’artiste. La petite enfance est un souvenir gravé en chacun de nous. Claude Lévêque se souvient : « C’est un moment important pour moi, je l’ai reconstitué dans mes premières pièces, l’univers banal de l’enfance, celui de tout le monde, sans rien d’exceptionnel. Une chose marquante pourtant : j’ai vécu au bord de voies de chemins de fer dans des cités ouvrières entourées de terrains vagues assez durs mais sympas parce qu’on y faisait ce qu’on voulait. »43 La modestie avec laquelle sont construites ses pièces pourrait donc être liée, inconsciemment peut-être, à sa petite enfance. La chaise en bois est un meuble collectif qui peuple les salles de classe, les armoires vestiaires sont celles qui emplissent les couloirs des écoles. Voici une oeuvre qui mêle jeu et scolarité, qui illustre des lieux et des moments de vies collectifs. Les « mythologies individuelles » et l’enfance n’apparaissent plus qu’en filigrane dans les œuvres de cette période. Lorsque l’association « Entrez les artistes » contacte Claude 41 Entretien Oliver Zahm, Elein Fleiss / Claude Lévêque in My Way, op.cit. Jean-Paul Blanchet in Claude Lévêque, catalogue d’exposition, op.cit., p.5. 43 Entretien Oliver Zahm, Elein Fleiss / Claude Lévêque in My Way, op.cit. 42 27 Lévêque, le collectif va primer sur le personnel. Le plasticien installe alors son atelier dans une cour de lycée et s’imprègne ainsi d’un univers spécifique rempli d’objets et de matériel scolaire : tables, bancs, chaises... Le matériel scolaire devient une source d’inspiration importante. En sortant les objets de leur contexte et en les agençant à sa façon, Claude Lévêque les débarrasse de leur aspect strictement fonctionnel. Un banc d’école surmonté d’un tabouret couché (sans titre, 1987) (fig.20). Un spot lumineux éclairant de plein fouet le tabouret sur lequel est écrit « Rue du Viaduc ». Une ombre portée. L’ombre de ce qui parait être le devant d’une locomotive. Une table métallique surmontée, à son extrémité, d’une roue de vélo sertie de petites ampoules (sans titre, 1987) (fig.21). Une inscription en néon : « La peur du vide ». Encore un spot et une ombre portée sur un mur blanc. Une chaise en bois de type scolaire sur laquelle tombe une lampe. « Asile » en fer blanc (sans titre, 1989) (fig.22). Une autre chaise en bois, le dossier cassé (sans titre, 1986) (fig.23). Plusieurs perforations en cercle, au centre une étoile formée par plusieurs petits trous. Autour, « La fontaine d’argent, le château d’eau, le chemin de fer ». Au-dessus, une lampe à découpe projette au sol le motif de l’étoile. Sur tous ces meubles, Claude Lévêque n’intervient que très sommairement. Il supprime les bandes sonores et privilégie l’éclairage. L’absence de son renforce la lourde charge historique de ces meubles quotidiens, vieillis et détruits par le temps. Ils sont extrêmement banals mais dégagent une force incroyable et produisent un impact tout aussi important. Simples, ils sont mis en situation pour montrer le monde dans ce qu’il a de plus trivial. L’isolement de ces différents objets renvoie au spectateur un sentiment de solitude. Les mots, qui sont indispensables, font référence tantôt à des lieux communs, « Rue du Viaduc », « La fontaine d’argent, le château d’eau, le chemin de fer », tantôt à des traumatismes collectifs, « La peur du vide », « Asile ». Des jeux tragiques d’enfants avec « T’es mort », Claude Lévêque passe au monde d’adulte hanté d’angoisses et de traumatismes multiples comme « La peur du vide ». Toute cette série de meuble en bois est sans titre. Selon Eric Troncy, il s’agit d’un « refus de la convention qui consiste à nommer »44. Bien que Claude Lévêque soit « celui qui n’aura de cesse, depuis l’origine et jusqu’à aujourd’hui, de remettre en cause les schémas établis, et pour qui l’aversion pour la norme sera plus qu’un moteur : un carburant. »45, il semble qu’attribuer un titre ne soit pas nécessaire car toutes les pièces sont accompagnées d’une phrase courte qui permet déjà de les nommer et de les distinguer 44 45 Eric Troncy, Claude Lévêque, op.cit., p.15. Ibidem, p. 20. 28 les unes des autres. Plus qu’un refus de convention, il faut voir dans cette intention le refus de produire des redondances. Les inscriptions choisies appartiennent au langage parlé, et parlent d’elles-mêmes. « Ces mots sont comme le mobilier, ce sont des lieux communs qui ouvrent à la métaphore »46 explique le plasticien. En effet, ces mots ou phrases, « choc » parfois, constituent un contenu non négligeable de l’œuvre. D’une part, ils sont souvent centrés dans l’agencement des meubles qui leur servent de cadre et sont souvent réalisés en néon afin d’attirer l’attention ; d’autre part, leur signification, leur violence interpelle le spectateur qui peut se sentir attaqué. « T’es mort », « Asile », « La peur du vide »... ne sont pas les termes les plus choquants qu’emploie Claude Lévêque. Sur la photographie couleur d’un pavillon Bouygues il rajoute « Prêt à crever ? » (1994), en tube néon mauve il écrit « Je suis une merde » (2001). Pour une campagne contre le SIDA, il réalise une affiche sur laquelle figure un nounours, sur son ventre une écriture tremblante (celle de sa mère) révèle : « Je n’ai rien à perdre je suis déjà mort ». En 1997, l’artiste écrit « Nous sommes heureux » en tube néon jaune. Il explique : « quand je dis ‘Nous sommes heureux’, cela ne veut pas dire qu’aujourd’hui je déclare que je suis heureux au point de l’écrire ; ces mots sont encore plus désespérés que ‘Je suis une merde’.»47 Tous ces fragments de phrase rappellent la rage incontrôlée des tags qui emplissent les murs des villes. Rien de plus naturel lorsqu’on sait que ces mots, ces phrases existentielles, Claude Lévêque les puise dans le quotidien, les relève dans la rue. Ils appartiennent à la réalité triviale, tout comme les meubles et objets. Ils sont le reflet d’une société dégradante où le « je » prime sur le « nous », où le matérialisme prime sur le spirituel. c / Le mobilier en fer et l’objet : début d’un art violent et annonce d’une réflexion sur la société En concentrant sa réflexion sur l’objet et les meubles dérisoires, Claude Lévêque enterre définitivement ses « mythologies individuelles » et ancre désormais son travail dans une réalité quotidienne, modeste et collective. A partir de la « série des meubles en bois » et ce, jusqu’à la « série meuble en fer » les œuvres dégagent un souci d’universalité de plus en plus marqué et établissent une distance avec la théâtralité des oeuvres précédentes. Les meubles et les objets sont montrés dans le but de dénoncer le 46 47 cf. annexe, entretien Charlotte Mengual / Claude Lévêque, 14 décembre 2003. Idem. 29 matérialisme dans lequel l’homme actuel s’enferme. A partir de 1989, le mobilier en bois se substitue au mobilier en fer. En conservant le « minimalisme », la sobriété des meubles en bois, le mobilier en métal tend vers encore plus de froideur et de violence. La lumière à intensité faible (souvent de petites ampoules) cède sa place au néon blafard. Le choix de matériaux durs radicalise considérablement la démarche de l’artiste. L’aspect clinique règne désormais en maître, ingérant définitivement la douceur, les courbes suaves du corps enfantin, l’émerveillement des petites lumières. Le corps auréolé de tendresse émerveillée se transforme inexorablement en un corps social anonyme. Le vide, l’anonymat, l’absence, l’aspect clinique, forment un répertoire spécifique dans lequel Claude Lévêque puise son vocabulaire. Ce vocabulaire s’illustre par un lit, des étagères, un caddie, des armoires, du matériel de porcherie. Tout une panoplie de meubles dérisoires et collectifs. Au milieu d’une pièce, un lit, juste un sommier, sans matelas (sans titre, 1990) (fig.24). Dans son armature, un tube néon blanc est discrètement incéré. De ce fait, il est dissimulé et seul son réfléchissement au sol est visible. Derrière, deux étagères galvanisées sont reliées par une patère où est également dissimulé un tube néon (sans titre, 1990) (fig.25). C’est une chambre très peu confortable que Claude Lévêque montre ici. Une chambre d’hôpital ? Une chambre de prison ? Quelques pièces d’un dortoir ? Peut-être les trois. Au spectateur de choisir. Une chambre qui ne donne pas envie d’y rester, qui n’incite pas à la méditation. Insoutenable. Angoissante. Pesante. Le lit est vide, les étagères aussi. Aucune trace de vie. Absence. Au centre d’une autre pièce, un caddie (sans titre, 1990) (fig.26). Ce ne sont plus des produits alimentaires qu’il contient, mais un gyrophare. La puissante lumière blanche qu’il diffuse projette la grille du caddie sur les quatre murs, dans un tournoiement incessant. Le spectateur, aveuglé puis subitement pris au piège du tournoiement, est en position de malaise. Le gyrophare est un signal d’alerte, de danger. De quoi faut-il se mettre en garde ? De la consommation trop excessive de la société peut-être. Avec cette pièce Claude Lévêque s’amuse à perturber les repères du spectateur. Le gyrophare agresse visuellement et le tournoiement fait perdre l’équilibre. Par ailleurs, cette pièce est très représentative de ce que développera Claude Lévêque à partir de 1997, c’est-à-dire des espaces purement physiques et mentaux. Avec le râtelier pour vélo intercalé d’assiettes (sans titre, 1990) (fig.27), le plasticien compare l’homme à l’animal. Les assiettes posées à même le sol, obligerait l’homme à se baisser pour pouvoir manger. Celui-ci est rabaissé au rang de l’animal, il 30 perd toute crédibilité et surtout toute sa dignité. Le principe est le même avec le matériel de porcherie exposé à la Galerie de Paris (1991) (fig.28). Pour accéder à l’exposition, le spectateur doit descendre un escalier qui débouche sur l’entrée qui n’est pas simple d’accès. L’artiste a pris soin de rabaisser l’entrée de façon à laisser un espace ouvert d’un mètre seulement. Le spectateur doit donc considérablement se baisser, voire se mettre à quatre pattes s’il souhaite entrer dans l’espace d’exposition. Et quelle exposition ! Du matériel de porcherie. Rien d’autre. Cependant, des mots résonnent, chargés de culpabilité et d’atrocité : parquer, enfermer, isoler, exécuter. Le rapport homme-animal, dominantdominé est évident. Plus encore, ce matériel en ferraille ramène à la constatation que l’homme est un animal, il est bestial dans ses faits et gestes et ne mérite aucun traitement de faveur. Son histoire en témoigne. Parquer puis exécuter, un traitement inacceptable que l’être humain a fait subir à l’être humain. La référence est flagrante, l’œuvre vise l’histoire du nazisme. Cette oeuvre trouble, choque, remue la sensibilité du spectateur. Par ailleurs, elle fait écho à l’installation que Claude Lévêque présente en 2000, lors de l’exposition collective intitulée « Au delà du spectacle » (Centre Georges Pompidou, 2000). Un troupeau de moutons est parqué entre des barrières métalliques, sous des faisceaux lumineux. Les barrières sont celles utilisées à l’entrée des concerts, des spectacles, des diverses manifestations culturelles. Si le recours à ces barrières est indispensable, c’est parce que les homme se comportent comme des animaux, incapables de se discipliner, ils se pressent, se bousculent, s’agglutinent. L’œuvre de Claude Lévêque renvoie à un constat : ces moutons sont notre propre reflet. Le tableau est ironique et caricatural : un troupeau face à un autre troupeau. Le matériel d’élevage qu’il expose à la Galerie de Paris en 1991, dénonce les crimes contre l’humanité, les actes autodestructeurs de l’homme. En 1990, l’extrême droite réapparaît dans l’actualité politique, ce fait pousse Claude Lévêque à réagir, à proposer sa version personnelle du monde dans le but de toucher les consciences et de les faire réagir. Cette installation résulte d’une visite au camp d’Auschwitz, à la mémoire de son grand-père et surtout pour échapper à l’amnésie qui, selon lui a déjà atteint l’humanité. Son grand-père était un communiste militant, il fut déporté dans le camps d’Auschwitz mais fut parmi les survivants. L’expérience d’un grand-père qui raconte son histoire à son petit-fils, marque profondément Claude Lévêque. Ce dernier prend donc l’initiative d’aborder ce sujet aussi bien personnel que collectif, au travers de deux oeuvres, dont le matériel de porcherie. La seconde, également sans titre, présente une inscription qui n’est pas sans rappeler la pénible histoire du nazisme : Arbeit Macht Frei 31 (Le travail rend libre, 1992) (fig.29). Ces trois mots constituaient l’enseigne qui surmontait l’entrée du camp. Claude Lévêque se les réapproprie en les associant à un personnage fictif de dessin animé : Mickey. L’œuvre est incarnée par deux symboles qui se court-circuitent48 : celui du rêve et celui du sacrifice humain. Cette oeuvre provocatrice est en réaction « à l’amnésie collective par rapport à cette période historique et face à la domination de la société des loisirs »49. Cependant, l’installation visant le domaine politique et éthique, ne jouera pas en faveur de l’artiste qui se verra attaqué de façon virulente par les journalistes. « J’ai failli passer en procès pour Arbeit Macht Frei à cause des journalistes qui s’en étaient emparés pour essayer de convaincre d’anciens déportés de porter plainte contre une caricature de leur mémoire. J’ai même été présenté comme un artiste néo-nazi à l’occasion de l’exposition « Bifurcation » à Albi. J’ai rédigé un texte destiné aux anciens déportés pour clarifier ma position. La pièce a alors été perçue d’une toute autre manière.»50 explique Claude Lévêque. Au CAPC de Bordeaux, pour l’exposition « Présumés Innocents », l’œuvre est accompagnée d’un texte justificatif pour éviter les incompréhensions ; « je trouve terrible d’être obligé de justifier ma démarche avec un écrit car les gens doivent pouvoir lire et interpréter la pièce par eux-même »51 s’indigne l’artiste. Il est clair que Arbeit Macht Frei est une pièce ambiguë qui peut porter à confusion. Claude Lévêque cherche à faire réagir le spectateur, en relatant à sa façon un fait historique et en l’actualisant. L’objectif du travail de Claude Lévêque n’est donc plus le même que celui du début 80. Hier, le spectateur pouvait s’identifier à l’œuvre, aujourd’hui il est un individu parmi d’autre. Il n’est plus un être à part entière, il fait partie d’une collectivité ; son rôle n’est plus le même mais il est tout aussi important. Claude Lévêque confronte son public au quotidien, un quotidien glacial et violenté par l’être humain. L’artiste ne puise plus son vocabulaire dans son imaginaire mais dans la réalité. Il propose sa vision du monde, une vision crue que certains ont du mal à comprendre. En effet, lors d’une intervention au Lycée Marguerite de Navarre, à Bourges, en 2000, Claude Lévêque explique sa démarche et l’illustre concrètement en montrant aux élèves ce qu’il produit. Cette démonstration suscite chez les élèves de nombreuses interrogations et remarques. Une élève en particulier se sent touchée, attaquée, agressée par cet art si violent. Elle s’indigne. 48 Les deux symboles semblent se court-circuiter, mais il se peut aussi qu’il y ait une référence directe au créateur de Mickey, Walt Disney, qui faisait partit d’un groupe néo-nazi. 49 Entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, Welcome to Pacific Dream, Editorial, Galerie Noisy-le-Sec, mai-juillet 2002, p.148. 50 Idem. 51 Idem. 32 Révoltée, elle demande à l’artiste comment et pourquoi il réalise de telles oeuvres alors que la vie est si belle. Incompréhension totale face à la vision de la vie aussi cauchemardesque de l’artiste. Durant la même année, lors d’une conférence aux BeauxArts de Bordeaux, des étudiants qualifient le travail de Claude Lévêque de « totalitaire et violent »52. Ces petites anecdotes montrent des convergences de points de vue, celui d’un artiste qui cherche à enlever les oeillères de ses lecteurs et celui d’un public qui ne voit que l’esprit malsain d’un artiste pessimiste. Si la série des meubles en fer retranscrit un univers dominé par la consommation et la collectivité, elle dénonce également la standardisation. Cependant, ce dernier aspect est traité plus amèrement avec la série d’objets. Les « oeuvres-objets » qu’expose Claude Lévêque, en même temps que la série de meubles en fer, sont, d’une certaine manière, des ready-made. Tout comme les meubles en bois et en fer, l’artiste n’intervient que très peu sur les objets. Sans faire une histoire exhaustive de l’introduction de l’objet dans le champ de l’art, il convient de souligner qu’avant son appropriation par l’artiste, l’objet quotidien, ordinaire, familier, multiple, produit en masse, n’a d’autre sens que celui de sa fonction et donc de son utilité. Bien qu’actuel, ce propos n’est pas récent ; il date du début de la prolifération du produit industriel. Avec son ready-made, Marcel Duchamp est le premier à inclure l’objet dans le champ artistique. En déplaçant l’objet de l’univers du quotidien dans des lieux spécifiques à l’art, il reconsidère le statut de l’œuvre d’art et de l’acte créateur. Parallèlement, les suprématistes s’interrogent sur l’interaction possible entre l’art et l’usuel. Ainsi donc, pendant que certains s’intéressent au rôle que l’objet quotidien et ordinaire peut jouer dans l’art, d’autres réfléchissent activement au rôle que peut jouer l’art dans la vie de tous les jours. Le début du siècle est donc marqué par une réflexion poussée concernant l’interpénétration de l’art et de la vie, un début de siècle qui offre un nouvel espace pour que l’introduction de l’objet banal devienne un mode artistique à part entière. De ces développements très diversifiés, on peut citer les cubistes et leurs collages, les dadaïstes, les surréalistes et leurs objets virtuels et oniriques, les Pop, les Nouveaux-Réalistes, les Italiens de l’Arte Povera. Tous s’approprient l’objet car, mieux qu’un mode pictural ou sculptural traditionnel, l’objet sert de lien direct entre l’art et le monde réel. « Il sont partout autour de nous : ronds, carrés, gros, petits, blancs, verts, en métal, en plastique, 52 La semaine de l’invité : Claude Lévêque, Les Inrockuptibles n°235, mars 2000, p.20. 33 neufs, vieux, seuls, accumulés... Notre environnement regorge d’objets auxquels, par accoutumance, nous ne prêtons plus attention. Ils sont partout des témoins importants de la société dans laquelle nous vivons. Sortis des usines, des ateliers, ils s’exhibent neufs et rutilants, dans les vitrines des magasins, rangés et ordonnés sur les gondoles des grandes surfaces ; ils transitent ensuite dans les habitations, se rendent utiles, s’usent, avant de finir broyés, compressés, brûlés, entassés pêle-mêle dans les décharges publiques. L’invasion croissante de l’objet dans notre univers quotidien depuis le début du siècle ne pouvait laisser les artistes indifférents. »53 constate et conclue Thierry Chivrac, commissaire de trois expositions consacrées à l’objet dans l’art contemporain (La Villa du Parc ; FRAC Rhône-Alpes). Par définition, l’objet (du latin objectum) est « une chose jetée devant ». Il est conçu pour et par l’être humain afin de lui permettre l’extension de ses champs d’activités. L’objet est l’extension, le complément de l’individu ; il est un besoin. Chez Claude Levêque, il s’agit d’un bol, d’une cuillère, d’un métronome, d’une lampe, d’une assiette, d’un camping-gaz... Une panoplie d’objets appartenant au quotidien. Utilisés tous les jours, leur rôle est strictement fonctionnel. Une assiette est une assiette, une cuillère est une cuillère. Une cuillère ou une assiette n’a rien de laid ni de beau. Elles sont appréhendées par leur côté utilitaire et bien qu’elles soient indispensables, elles ne suscitent aucun intérêt particulier autre que leur fonction. Cependant, en les sortant de leur contexte et en les présentant sur des socles ou au sol, le plasticien permet à ces objets dérisoires d’acquérir un statut existentiel et unique qu’ils n’ont pas dans leur contexte habituel. Ainsi, à la façon de ready-made aidés, Claude Lévêque propose quatre tubes néons blancs disposés en croix au centre de laquelle émerge un camping-gaz (sans titre, 1990) (fig.230). Sur le même modèle de simplicité, une lampe de bureau éclairée est orientée sur une assiette blanche sur laquelle repose une petite cuillère (sans titre, 1990) (fig.31). Ces deux compositions sont présentées à même le sol, l’objectif étant de détruire les rapports fonctionnels que l’individu entretient quotidiennement avec ces objets. Le fait de présenter ces deux installations au sol perturbe considérablement la circulation et le système de coordonnées du spectateur. De même, le trouble est semé par un bol en verre Duralex renversé sur une cuillère à soupe, présentés sur un socle blanc (sans titre, 1991) (fig.32). Voilà comment Claude Lévêque détourne l’ordinaire. Le socle n’est plus un simple support, il fait partie intégrante de l’œuvre puisqu’il contribue largement à 53 Thierry Chivrac, L’objet, catalogue d’exposition, Fonds Régional d’Art Contemporain Rhône-Alpes, mars 1995, p.9. 34 magnifier ce qu’il surmonte. L’artiste magnifie le quotidien pour mieux le dénoncer. Le but de ces œuvres particulières est, sans doute, de nous dresser contre ce qu’elles exposent : une réalité trop banale où plus rien n’a d’importance, où tout est dépersonnalisé. En effet, ce bol Duralex et cette cuillère en inox sont des objets sériels, issus de la standardisation, conçus en grand nombre pour des lieux de collectivité tel des cantines. Ainsi, ces objets sont complètement dépersonnalisés ; ils n’appartiennent à personne et en même temps ils appartiennent à tout le monde. Claude Lévêque les détourne de leur fonction première non pas pour souligner leur mauvais côté mais le mauvais côté du monde qui les a produit. L’important, dans ces installations, « n’est plus alors que l’objet soit ou non un ready-made, qu’il ait été façonné ou non de la main de l’artiste, mais qu’il soit capable d’ouvrir sous les pieds de celui qui le contemple, les abîmes de l’ambiguïté qui s’avèreront aussi les frontières d’un autre type d’espace pour l’objet. »54 Par ailleurs, « le contraste entre le bol en verre et la cuillère en métal, retenue sous la rotondité triomphante du bol, fait de cet objet une expression concise des rapports de forces qui sont la matière de notre réalité. »55 Dominant-dominé, un schéma qu’affectionne Claude Lévêque, un schéma qui dénonce l’emprise d’une société néfaste sur l’individu. Le deuxième objet que l’artiste présente sur un socle est un métronome (sans titre, 1991) (fig.33). Cette fois, il ne s’agit plus d’un objet aussi « quotidien » que le bol ou la cuillère – excepté pour les musiciens. La particularité de cet objet est d’être réglé sur les battements du cœur, faisant de lui une boite à rythme cardiaque. Avec ce métronome, Claude Lévêque parle donc de la vie et du temps qui passe. Il convient de souligner l’importance des rapports d’opposition sur lesquels se construisent les œuvres de Claude Lévêque, et qui perturbent la lecture. L’opposition entre attraction répulsion, précédemment évoquée, est un schéma constamment utilisé par l’artiste. Un autre système qui se retrouve souvent est l’opposition entre le matériel et l’immatériel. Dans la « série meuble en bois », les inscriptions (« Le trou dans la tête », « T’es mort », « La peur du vide ») entretiennent une relation paradoxale avec l’objet. En effet, il y a une opposition apparente entre les mots « trou, mort, vide, peur » qui colportent des significations immatérielles et les meubles en eux-même (chaise, banc, table, lit...) qui sont purement matériels. Le principe est analogue avec le métronome. Le temps et la vie, immatériels par essence, sont matérialisés par le métronome. 54 François Bazzoli in L’objet, op cit, p.19. Fabrice Hergott in City Strass / Welcom to Pacific Dream, catalogue d’exposition, Musées de Strasbourg, 2002, p.52. 55 35 L’objet – en général – qui à première vue, semble trop simple est pourtant un système d’évocations codifiées. Discrètement, il diffuse une pensée « sociale » qui ne peut laisser indifférent. Représentatif du matérialisme – puisque matériel par essence –, il est aussi un référent culturel, l’exemple d’un vécu sociologique. Exposés tels quels, les objets de Claude Lévêque acquièrent une authenticité exemplaire, une authenticité trop souvent oubliée dans un monde où tout est devenu artificiel. Une façon personnelle de lutter contre les carcans sociaux. Avec les sujet de baby-foot, la problématique reste « sociale » mais vise plus directement l’homme et sa condition. L’artiste exploite ce petit personnage métallique dans deux de ses pièces, toujours sans titre. L’une présente un personnage de baby-foot retourné sur une assiette transparente montée sur un plateau tournant (sans titre, 1989) (fig.34). La seconde exhibe quatre sujets de baby-foot intercalés de crochets « portemanteau », fixés sur une patère en bois (sans titre, 1989) (fig.35). Ces quatre petits joueurs de foot sont respectivement éclairés par un tube néon blanc et sont présentés derrière un cadre en inox grillagé. De la même façon que la première pièce, les quatre sujets sont montés sur un moteur dont le bruit n’est pas négligeable, tournent en sens inverse les uns des autres. Ce mouvement régulier, monotone et incessant, rappelle celui du petit train qui circule en boucle autour de la chaise où est écrit « T’es mort », celui du gyrophare qui tourne inlassablement dans le caddie, et d’une certaine façon, le rythme régulier et continue du métronome. Claude Lévêque renvoie au constat que la vie est une boucle sans fin où l’individu vit et meurt continuellement. Une façon, peut-être, de montrer à quel point l’homme est routinier. Une façon aussi, de constater que le temps est inchangeable et qu’il régit un quotidien monotone jusqu’à ce qu’il s’arrête et engendre une mort certaine. Le cercle, la sphère et le mouvement circulaire sont récurrents dans le travail de Claude Lévêque. L’intérêt particulier qu’il porte à ces motifs est intimement lié à l’image de la société, de l’individu dans la société. Il explique que dans le cercle « il y a l’idée de tournoiement. » Il ajoute « ce qui m’intéresse dans le cercle c’est ce qui matérialise le fait que l’individu tourne toujours en rond. (...) Dans le motif de la sphère, il y a l’univers terrestre en situation de destruction. (...) Le cercle et la sphère déterminent des territoires qui tournent en boucle comme on le retrouve, d’une certaine façon, dans la Galerie du Jour agnès.b où j’ai demandé à Elie de filmer (...). Il a filmé la verrière en tournant jusqu’à ce que ça parte dans tous les sens, à force de tourner il devient impossible de tenir debout. Après, la vidéo était projetée sur le mur en dessous de la verrière, on pouvait comprendre 36 cette idée de tournoiement car dans le tournoiement il y a aussi le moment où on dégringole. »56 Disposés derrière des grilles qui sont aussi les filets de but, les personnages de baby-foot évoquent indéniablement les jeux de fête foraine où il faut tirer sur des figurines qui défilent. Cet acte cruel et intolérable est, dans ce contexte, permis car « ce n’est qu’un jeu ». Le joueur gagnant éprouve une sensation de pouvoir, il vient de réaliser un exploit. Transposons cette scène dans la réalité. Il en résulte des tueries impitoyables, des adolescents qui abattent de sang-froid des policiers en revendiquant qu’ils « veulent en finir avec ce monde irréel ». D’autre part, ces sujets de baby-foot, comme tous les objets montés sur moteur, schématisent les comportements humains. Ils renverraient aussi, selon l’hypothèse d’Eric Troncy, à un « corps social disloqué »57. L’auteur développe la thèse selon laquelle « le mouvement de rotation sur eux-même les désigne comme produit d’une aliénation intemporelle : ils tournent sans fin dans une solitude moderne et aseptisée. »58 Ces petits personnages de métal peuvent également, tout comme le bol et la cuillère, évoquer l’être humain standardisé vivant dans une vie normative. Dans cette pièce, le mouvement traduit « la nécessité de s’agiter »59 ; un phénomène spécifique de société actuelle : le stress, le temps qui s’écoule trop vite, la non appréciation du moment présent. Carpe Diem n’est plus d’actualité. L’être humain individualiste et hyperactif est représenté par un personnage de baby-foot, objet censé symboliser le jeu, le plaisir, la détente. Une fois encore, Claude Lévêque s’amuse à détourner l’objet, à le sortir de son contexte pour lui attribuer un tout autre sens, voire un sens contraire. Les artistes actuels utilisent souvent l’objet. Traditionnellement représenté sous l’aspect strictement fonctionnel qui le lie à l’homme, l’objet issu de la sphère industrielle se présente désormais comme une oeuvre à part entière. Comme le souligne Catherine Millet, « les objets réintroduisent une dimension de fiction (...) sans que l’on soit obligé d’en passer par les moyen traditionnels de la peinture. »60 En mettant en scène des objets, des meubles qui peuplent le quotidien, Claude Lévêque est, en quelque sorte, un scénographe qui n’emploie que le strict minimum. D’une autre façon, il prolonge son travail de « metteur en scène » du début des années 80. Beaucoup d’autres artistes actuels 56 cf. annexe, entretien Charlotte Mengual / Claude Lévêque, 14 décembre 2003. Eric Troncy in Claude Lévêque, catalogue d’exposition, op.cit., p.13. 58 Idem. 59 Herr Monde, catalogue d’exposition, op.cit., p. 23. 60 Catherine Millet, L’art contemporain en France, op.cit., p.258. 57 37 qui ont recours à l’objet – Bertrand Lavier, Arman, Daniel Spoerri... – pourraient être qualifiés de la même façon. A ce propos, peut s’ajouter celui de François Bazzoli qui remarque que « si la sculpture s’est aussi profondément modifiée depuis trente ans, c’est parce que son espace de représentation et son espace mental se sont aussi profondément transformés depuis le début du siècle, offrant à l’installation et autres dérives de la sculpture, la légitimité adéquate pour exister. »61 Le vocabulaire artistique spécifique à chaque artiste est, bien sûr, différent : accumulation, compression, coupe, recouvrement... A ce langage, devenu inéluctable, s’ajoute le geste, l’action, la transformation, la mutation que subissent les objets quotidiens afin de mieux se révéler. Une manière, pour les artistes actuels, de faire prendre conscience de la réalité industrielle qui est la leur et celle de leur public. Pour terminer, il est intéressant de citer un passage très pertinent de Thierry Chivrac qui analyse le rapport entre l’objet et le spectateur : « Que l’artiste se joue des possibilités plastiques de l’objet ou qu’il choisisse d’en montrer la fonction critique, le déplacement opéré vise à déstabiliser le regard du spectateur. En effet, directement puisé dans la production de masse et exposé dans le champ artistique, ces objets acquièrent un statut privilégié. Posé sur un socle, accroché sur un cimaise, ou mis en scène, leur lecture devient ambiguë. Nous pénétrons dans cet espace infime où la réalité et l’imaginaire se côtoient, où la fonction s’efface au profit de la contemplation, où le sens invite à la réflexion. »62 Avec les séries de meubles en bois, en fer et objets, l’intérêt premier de Claude Lévêque ne semble plus être l’enfance mais ce qui concerne le social. Cependant il est important de souligner que l’enfance, bien qu’elle ne soit plus centrale, restera discrètement apparente tout au long de son oeuvre. Avec l’œuvre Elie (1990) (fig.36), par exemple, quatre fleurs en tubes néon blanc ont été dessinées par un enfant : Elie (le nombre de fleur correspond aux lettres de son prénom). La série d’objets et de meubles annonce donc le début d’un art violent et une réflexion sur la société. Les objets quotidiens sont élevés à la dimension d’une dénonciation du monde qui ne cessera de grandir à partir du début des années 90 avec cependant, des dispositifs différents. 61 62 François Bazzoli, L’objet, op.cit., p.19. Thierry Chivrac, L’objet, op cit, p.94. 38 II / VERS UN ART SOCIAL ? (1992-1996) 1 / Abandon de l’objet au profit du lieu « Un univers de recueillement et de célébration s’estompe L’esthétique de l’inacceptable. Le gymnase, l’école, la pension, le dortoir, la piscine, la prison, l’asile. Des lieus d’enfermement. Des flammes sous l’orage sous le ciel de Bourges. La cité pour moi, c’est aussi naturel que pour un artiste de chevalet d’aller à Honfleur ! Les néons, le mobilier métallique, les objets standards. Des lumières violentes, des effets d’aveuglement. C’est sur le lieu seul maintenant que je m’attarde Ni une usine de production, ni un artiste de la continuité ! L’agitation est le type même de l’existence. »63 a/ Investigation de lieux où s’exprime le quotidien. A partir de 1992, Claude Lévêque abandonne l’objet comme élément unique, pour s’intéresser à l’environnemental. 1992 est une année qui, comme 1986, peut être considérée comme une rupture dans la progression du travail de l’artiste. Rupture essentiellement liée à l’emploi des dispositifs. En 1986, Claude Lévêque abandonnait ses « scènes fabriquées », des moments émotionnels émanant directement de son univers personnel. En 1992, il n’abandonne pas complètement l’objet mais explore d’autres lieux : appartements désaffectés, résidences universitaires ou banlieues. L’objet n’est plus montré dans son statut unique et privilégié, il est mis en rapport avec un lieu. Au fur et à mesure, l’univers de l’artiste s’assombrit, son regard devient lucide et sans concession. La violence qui découle de sa vision abrupte du monde est déjà amorcée avec la série de meubles en bois, renforcée par celle des meubles en fer, et voit son apogée à partir de 1992 et ce, jusqu’à aujourd’hui. En mettant en scène des objets du quotidien, Claude Lévêque révèle déjà le monde dans sa banalité et dans sa trivialité la plus exemplaire, idée qu’il continue 63 Herr Monde, catalogue d’exposition, op.cit, p.15. 39 de développer en intervenant dans des lieux tout aussi triviaux et ordinaires. Dans ce cas, faut-il qualifier ce changement – de l’objet au lieu - de passage ou de rupture ? La réponse n’est pas simple car si l’on définit cette transition comme rupture, il est nécessaire de préciser que cette rupture s’applique uniquement à la forme, le fond demeure le même. En d’autres termes, l’outil conceptuel et immatériel qui sert de fil d’Ariane dans ce passage – si l’on parle de passage –, est la représentation matérielle du quotidien et de la collectivité. Pour tenter de répondre à la question, il semble que les deux termes employés, dont la signification est différente voire contradictoire, peuvent convenir. On parlera alors de « rupture » si l’on s’attache à la forme, c’est-à-dire aux dispositifs utilisés et à leur agencement. A l’inverse, le terme « passage » sera plus approprié si l’on considère le fond, c’est-à-dire la réflexion de l’artiste, ce qu’il cherche à transmettre au spectateur par l’intermédiaire de ses installations. Le quotidien, l’univers banal des lieux communs, la réalité sont devenus les mots d’ordre du plasticien. Il est important de souligner que si Claude Lévêque choisit de parler de la réalité, il en propose sa version ; l’aspect sémantique de « réalité » étant trop flou. En effet, la réalité n’est pas la même pour tous, chaque individu détient sa propre définition. La réalité est généralement fortement liée à l’expérience personnelle du vécu et de ce fait, sa définition n’est pas universelle. C’est à Frédéric Bouglé que Claude Lévêque confie ce qu’est sa propre réalité : « Je m’intéresse à un certain milieu [banlieues, HLM, friches industrielles...], c’est vrai, mais le lieu des cités, je l’ai vraiment vécu ; c’est avant tout mon milieu, je suis toujours lié à lui et je ne l’ai jamais rejeté, c’est ma réalité en quelque sorte.»64 La réalité est donc différente pour tous et c’est ce qui engendre la divergence des points de vue. L’anecdote, mentionnée précédemment, relatant la confrontation entre des élèves, choqués par l’art trop violent de l’artiste, et l’artiste lui-même en témoigne. Pour reprendre les termes de Jean-Luc Chalumeau, « l’artiste [en général] se situe par rapport à des données sur lesquelles il agit à son tour : ‘la société’, ‘la nature’. Certes, il n’y a pas de nature en soi, elle est toujours doublement transposée, d’abord par la société, ensuite par le créateur. De même, la société est bâtie à partir de mécanismes mentaux et fondamentaux que l’anthropologie a maintenant repérés, si contraignants que Michel Foucault a pu montrer que nous ne connaissons que ce que la structure mentale de notre temps nous permet de concevoir. Le véritable créateur lutte contre les systèmes de représentation normalisés de la société, et notamment ‘les images’ qu’elle sécrète, il ne se donne pas pour 64 Ibidem, p.9. 40 tâche d’imiter une ‘nature’ qui n’existe pas : il retourne et éventuellement contredit les signes sociaux.»65 Ainsi, si les interventions de Claude Lévêque paraissent crues et violentes, c’est parce qu’il extrait exclusivement les aspects néfastes « de ce que produit le monde aujourd’hui : machiavélisme, refoulement, psychopathie et standardisation... Tout un programme ! »66 Un parti pris pour dénoncer ces faits sociaux et non pas dans le but de « montrer », avec une connotation péjorative de voyeurisme. C’est avec Jour de chance (fig.37), en 1992, que Claude Lévêque entame une réflexion sur le lieu, l’art et l’agencement des deux. Jour de chance est présenté dans un appartement désaffecté situé à Nevers dans une zone de HLM, un quartier bien connu de l’artiste puisqu’il y a grandi. Dans cet appartement, le plasticien n’est intervenu que très sommairement, respectant la violence froide du lieu, conservant le choix décoratif des derniers locataires. Dans une des chambres d’enfants, un poster à été oublié, un poster sur lequel Charlot est assis à côté de son chien, une image de tristesse et de profond désespoir. Les murs de la pièce principale sont recouverts d’un vieux papier peint marron, le sol d’un carrelage aussi froid que l’ambiance. Pourtant, la guirlande lumineuse qu’a installé l’artiste sur ces murs, réchauffe la pièce et l’égaye un peu. Dans une continuité presque bouclée, les ampoules écrivent « Jour de chance ». Un peu d’espoir ? Non. Ces mots semblent plutôt résonner dans la désespérance, la solitude et l’oubli, de la même façon que pèsent les mots « Nous sommes heureux » (1997). La lumière blanche, sans couleur se diffuse et inonde le salon vide. La guirlande constitue l’unique animation. Plus qu’une simple animation, elle est un lien entre l’intérieur et l’extérieur. Claude Lévêque joue sur l’interpénétration du dedans et du dehors et ce, par l’intermédiaire des grandes fenêtres dépourvues de rideaux. De nuit, la lumière visible de l’extérieur accroche le regard curieux des éventuels passants. A l’intérieur « l’atmosphère place soudainement le visiteur-voyeur de l’exposition dans la désagréable position du visiteur-violeur »67. En décembre de l’année suivante, Claude Lévêque accepte le projet organisé par l’association Emmetrop68 (Bourges), intitulé « Appartement Occupé ». Un projet qui consiste à ouvrir un « Atelier Résidence réalisé dans le cadre du Développement Social des Quartiers ». Le plasticien s’installe pour une année dans un appartement mis à sa disposition par la ville, situé au quartier des Gibjoncs, à Bourges. L’appartement est de 65 Jean-Luc Chalumeau, Lecture de l’art, édition du Chêne, 1991, p.37-38. Sept questions à Claude Lévêque, Nova Magazine, juillet-août 1996 67 Alain Haye, « Tiens, y’a de la lumière chez les voisins », Journal du centre, 9 décembre 1992. 68 A l’occasion du projet « Appartement occupé », l’association Emmetrop définit ses objectifs : « Intention de perturber les habitudes / Jamais trop rock / Regarder ailleurs / Toujours sur la brèche / Agiter le monde / Cette fois ci Claude Lévêque est de mèche » 66 41 type F 5. Claude Lévêque s’y installe très sommairement : un matelas, un bureau dans une chambre. Le reste de l’espace devient à la fois atelier et espace d’exposition. Un expérience qui n’est pas tout à fait nouvelle : « En 1987, on m’avait invité à transporter mon atelier dans un lycée de la banlieue parisienne. Ce terrain de travail a été très fructueux pour mon œuvre. Il en est en particulier résulté une série de pièces inspirées par les lieux et qui faisait intervenir du mobilier scolaire. C’est très spontanément que des élèves ont contribué à mon travail en apportant leurs compétences techniques et leur point de vue. » La première installation qu’il réalise dans cet espace domestique s’intitule Printemps (fig.38). La pièce principale est entièrement occupée par une cage à poule semblable à celle de l’aire de jeu en bas de l’immeuble. Derrière, un trèfle à quatre feuilles en néon vert, symbolique de la chance. L’année suivante, en 1994, l’exposition s’intitule Automne-Hiver (fig.39). Cette fois-ci ce n’est plus une cage à poules qui occupe l’espace mais des matelas, quatre-vingt-dix au total. Des matelas qui tapissent verticalement les murs. Le plafond est rabaissé à leur hauteur (1m90). La préoccupation et l’attachement relationnel pour les cités et quartiers populaires se poursuivent avec l’investigation d’un appartement à la cité radieuse de Le Corbusier, à Firminy, en 1993 : Unité (fig.40) Toutes les fenêtres sont masquées par des murs en placoplâtre. Sur deux fenêtres préalablement occultées, deux signes tremblants en néon blancs sont accrochés, l’un « Baader » (fig.41), l’autre « Meinhof » (fig.42), en référence au procès Baader-Meinhof69. Dans les pièces longitudinales, quatre postes de radio réglés sur la même fréquence sont camouflés dans des boîtes en carton. Au fond d’une des pièces, une tente. Pour son processus de création, car il y a une démarche préliminaire, Claude Lévêque constate et observe des faits. Pour Unité, il s’appuie sur des extraits d’entretiens réalisés par des journalistes avec les habitant des Cités Radieuses de Briey et Firminy et sur les graffitis relevés sur les bâtiments : « Ça me rend fou d’habiter ici... On a passé des journées entières sans sortir... Cité, fille de pute... Adieu ma belle... On dit qu’on va mettre au Corbu ceux de Minguettes... La cité vous dit merde... Au Corbu, c’est pas bien fréquenté... Je peux me promener en pantoufles et rencontrer les autres... Ça fait des mois que je demande qu’on me refasse le sol : il part en lambeaux... Il parait qu’il y a des 69 La Bande Baader-Meinhof est issue d’un mouvement étudiant de la fin des année 60 en allemagne. La radicalisation du mouvement étudiant, dès 1968, conduit à la création de la Rote Arme Fraktion à la fin de la décennie. Le mouvement évoluera en trois générations dont la première – la Bande Baader-Meinhof – se termine avec la mort des chefs historiques du mouvement en 1977. Elle commence comme Bande BaaderMeinhof et passe de la contestation estudiantine à la violence terroriste. Les chefs sont capturés en 1972 et s’en suit un long procès. Le 8 mai 1976, Ulrike Meinhof est retrouvé pendu dans sa cellule. Le 18 octobre 1977, Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe se suicident dans leur cellule. 42 communautés, les gens vivent ensemble, quoi, et ils font des expériences, toutes sortes d’expériences... Et voilà le plafond. Il s’effrite mais rien n’est fait... Même les rues intérieures, au début, ça me faisait drôle ces couloirs qui n’en finissent plus. Mais c’est là que je peux bavarder et puis, c’est comme si j’étais chez moi sans y être... Rue des cons, rue des morpions, rue des cravates, rue des espions, rue des sympas... Nous aimons vivre au Corbu... Quand ils arrivent, ils disent : mais où je vais mettre mon armoire... Escaliers dangereux, risque de viol, de vol et d’homosexualité... Leurs enfants passent par les passeplats... Des lapins dans leurs baignoires... Folle de cité... Je ne suis pas le seul à avoir pleuré en la quittant... » Ces bribes de paroles, d’expressions ont largement contribué à inspirer l’artiste ; leur trivialité reflète parfaitement l’issue du travail « socio-artistique » réalisé par Claude Lévêque. Suite à ces travaux réalisés dans des quartiers populaires, Claude Lévêque explore d’autres endroits tout aussi chargés d’histoires et de collectivité. En 1995, il choisit d’investir un lieu très ordinaire, civil mais peu banal pour une exposition : une piscine désaffectée, celle de Laval. L’exposition se présente comme un parcours dans lequel il faut déambuler. A l’extérieur, les lettres de PISCINE sont repeintes en rose fluorescent. A l’intérieur, toutes les ouvertures sont obstruées et le sol est ciré de façon à obtenir un effet de brillance. Dans le vestibule d’entrée (fig.43), une boule à facettes suspendue au plafond tourne doucement, sorte de constellation mouvante. Dans les vestiaires, à même le carrelage plusieurs lampes de chevet, qui diffractent une lumière douce, sont installées, parsemées comme les vêtements, les médicaments et autres objets divers qui les entourent (fig.44). Une mise en scène qui laisse perplexe. Un peu plus loin, plusieurs portevêtements repeints d’un gris métallique, reposent sur le sol, d’autres sont accrochés sur des barres en métal qui scindent l’espace verticalement et horizontalement. Des bracelets en plastique jaune et de multiples jetons blancs dotés d’un numéro jonchent le sol dans un désordre chaotique (fig.45). Les cabines de douches sont éclairées par la lumière froide et corrosive des néons. Au fond de chaque cabine, un miroir souple renvoie une image trapue ou filiforme du spectateur (fig.46). Pour c(h)lore le parcours, au bout du couloir, le spectateur aperçoit enfin la lumière du jour. Une meurtrière sert de cadre au paysage extérieur où trône un plongeoir massif (fig.47). Cette dernière vision rappelle la fonction du lieu qui jusque-là, avait tendance à se faire oublier. Le projet d’investigation de lieux quotidiens se poursuit à Poitiers, dans une chambre universitaire. L’exposition s’intitule « Chambre 321 » et s’effectue sur deux lieux : le campus, à la résidence Rabelais et au Confort Moderne. Dans le premier lieu, 43 une chambre est évidée de tout son mobilier et repeinte en blanc laqué (fig.48). Au Confort Moderne, Claude Lévêque construit une enceinte rectangulaire délimitée par des couvertures en laine empruntées à la résidence. A l’intérieur, l’artiste élève quatre murs d’une hauteur de 1m 25 dont le plan est identique à celui de la chambre 321. A l’intérieur, sont disposés lit, chaise, lampes dissimulées sous des draps blancs. A l’extérieur, de part et d’autre de cet enclos de laine, sont disposés deux projecteurs diffusant une lumière intense qui rappelle la lumière naturelle du jour (fig.49). Décrire ces cinq expositions de façon brève mais concise, est indispensable pour aborder la question du lieu et de l’espace. Pour chacune de ces installations, Claude Lévêque construit l’espace différemment. Du vide au plein, de l’intérieur à l’extérieur, de l’ouverture à l’obstruction, du chaos à l’organisation, l’agencement de l’espace est une clef essentielle pour appréhender le travail du plasticien. Dans l’appartement qu’il investit à Nevers, le vide laissé volontairement transcende la mémoire préservée d’une occupation antérieure. Dans la chambre universitaire à Poitiers, tous les meubles sont enlevés pour laisser l’espace vide. A ces vides s’oppose le plein de l’« Appartement occupé » de Bourges, pour la première intervention, par une cage à poules. L’espace est complètement saturé. Aux grandes fenêtres dépourvues de rideaux et « ouvertes sur le monde » (Nevers) s’opposent les ouvertures obstruées de la piscine (Laval) et du F5 à Bourges. L’organisation systématique des matelas qui tapissent les murs de ce lieu s’oppose au chaos des divers objets semés ça et là dans la piscine. Avec Claude Lévêque l’espace est toujours renouvelé et constitue un sujet d’une richesse inépuisable. A première vue, Claude Lévêque crée des univers intérieurs dans des lieux spécifiques. L’extérieur, c’est-à-dire le monde qui entoure ces lieux, ne semble pas avoir d’importance capitale. Pourtant, ce serait une erreur de ne pas y prêter attention. Plus qu’une interpénétration entre l’intérieur et l’extérieur, le travail de Claude Lévêque les confond, les fusionne. Les intérieurs produits par l’artiste ne sont qu’un simple reflet de l’extérieur, le reflet d’un monde rempli d’un vide psychologique, un monde sans issue où le chaos prime sur l’organisation. L’intérieur matérialise ce que l’extérieur inspire à l’artiste. L’art d’aujourd’hui et la vie quotidienne actuelle s’entremêlent de plus en plus ; les artistes s’interrogent beaucoup sur la vie, le monde, la condition humaine ; Claude Lévêque l’énonce avec ses propres mots : « mon but n’est pas d’agir sur l’art mais d’œuvrer sur le quotidien. » 44 b/ La question du in situ Pour aborder la démarche in situ, il n’est pas inutile de revenir sur la définition de cette notion. C’est pour clarifier le rapport entre le lieu et son outil conceptuel qu’est la rayure, que Daniel Buren est le premier à définir, en 1985, le travail in situ : « Employée pour accompagner mon travail depuis une quinzaine d’années, cette locution ne veut pas dire seulement que le travail est situé ou en situation, mais que son rapport au lieu est aussi contraignant que ce qu’il implique lui-même au lieu dans lequel il se trouve. Le mot travail étant extrêmement douteux il est néanmoins à comprendre dans le sens actif : ‘un certain travail est effectué ici’ et non dans le sens d’un résultat : ‘regardez le travail fait’. En effet, dans cette dernière interprétation il serait bien délicat de parler de ce travail et pour commencer de le distinguer de son lieu. La locution ‘travail in situ’ prise au plus près de ce que j’entends par là, pourrait se traduire par : ‘transformation du lieu d’accueil’. Transformation du lieu d’accueil fait grâce à différentes opérations dont l’usage de mon outil visuel. Cette transformation pouvant être faite pour ce lieu, contre ce lieu ou en osmose avec ce lieu tout comme le caméléon sur une feuille devient vert, ou gris sur un mur de pierre. Même dans ce cas il y a transformation du lieu, même si le plus transformé se trouve être l’agent transformateur. Il y a donc toujours deux transformant à l’œuvre, l’outil sur le lieu et le lieu sur l’outil, qui exercent selon les cas une influence plus ou moins grande l’un sur l’autre. Le résultat en est toujours la transformation du lieu par l’outil et l’accès au sens de ce dernier grâce à son usage dans et par le lieu en question. ‘in situ’ veut dire enfin dans mon esprit qu’il y a un lien volontairement accepté entre le lieu d’accueil et le ‘travail’ qui s’y fait, s’y présente, s’y expose. Ceci vaut pour mon travail sans aucune exception, ici et ailleurs depuis 1965. »70 En réalisant ses installations dans des appartements, chambre universitaire, piscine ou galeries, Claude Lévêque s’intéresse tout d’abord au lieu. Puis en réfléchissant sur l’agencement spécifique qu’il donne à chacun de ces lieux, il se questionne davantage sur l’espace. Ainsi, il installe ses dispositifs dans un espace architectural particulier, mais à contre-courant, l’espace existe par l’installation de ses dispositifs. Selon Jean-Marc Poinsot « Il faut en finir avec l’idée selon laquelle le site, le cadre d’implantation, voire même le contexte contiendrait l’œuvre. C’est bien au contraire l’œuvre qui contient les traits ou fragments du site dans lequel elle est implantée. En fait, l’œuvre in situ prélève 70 Daniel Buren, Les Ecrits (1965-1990), vol. III, Du volume de la couleur, CAPC Musée d’Art Contemporain de Bordeaux, 1991, p.100. 45 dans le réel qui l’environne des éléments aussi divers que le cadre architectural et naturel ou les traces et marques d’événement et d’activités. Une des manifestations de la manière dont opère l’œuvre in situ sur le réel apparaît avec l’effet particulier que l’œuvre ou la prestation produit en retour sur ce réel dont elle a prélevé un élément. »71 En effet, il ne faut pas considérer le rapport oeuvre/lieu dans un sens unique. Au contraire, comme le souligne Daniel Buren, l’œuvre influe sur le lieu et réciproquement, le lieu influe sur l’œuvre : « l’outil sur le lieu et le lieu sur l’outil ». Il y a donc dans le travail in situ, une dimension érotique, au sens où l’entendait Bataille c’est-à-dire au sens de communion, d’osmose, entre le lieu et l’œuvre. D’une manière générale, les oeuvres éphémères affirment leur fragilité pour s’imposer dans un lieu architectural, conçu, lui, pour durer – du moins, plus longtemps que l’œuvre qu’il reçoit. En cela, le rapport entre le lieu et l’œuvre se construit sur une certaine tension – ce qui n’annule pas pour autant la dimension érotique. Des installations comme celles de Claude Lévêque constituent des expériences uniques, construites à un moment donné, pour un espace donné, dans des circonstances particulières : une occasion par exemple. Toutes ces mesures impliquent l’impossibilité d’une éventuelle reconduite. En investissant des lieux où s’exprime le quotidien, des lieux qui peuvent être personnels et collectifs, privés et publics (appartements, piscine, chambre universitaire), Claude Lévêque sort l’art des lieux conventionnels d’exposition tels les musées, galeries ou centres d’art, sans pour autant les renier. Avec lui, l’art n’a pas de lieux réservés. Dès le début des années 90, sa démarche s’inscrit dans le in situ. Il est cependant nécessaire de préciser qu’il n’applique pas uniquement cette démarche aux lieux privés et publics (appartements, piscine), il l’appliquera ensuite aux espaces muséaux. Autour du problème de l’in situ gravitent plusieurs questions dont la pérennité de l’œuvre. Le travail in situ implique-t-il obligatoirement l’éphémère ? Les oeuvres in situ de Claude Lévêque sont éphémères et par conséquent, ne peuvent être répétées. « L’essentiel pour moi réside dans l’instant présent. J’établis un langage qui n’est pas durable, dès que l’exposition est finie, l’œuvre disparaît. Malgré cela il n’y a pas vraiment de rupture après chaque dispositif mais un développement temporel car les lieux et les contextes changent. L’aspect éphémère des choses me stimule. »72 confie Claude Lévêque à l’architecte Jean-Philippe Vassal. Le problème de pérennité concerne autant la peinture que l’architecture et autres 71 Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu, l’art exposé et ses récits autorisés, Art édition, Villeurbanne, 1999, p.97. 72 Voilà, entretien Jean-Philippe Vassal / Claude Lévêque, Les Inrockuptibles, 2000, p.46. 46 pratiques artistiques. L’architecture, par exemple, a été initialement conçue pour durer des siècles mais aujourd’hui, l’emploi de matériaux moins solides rendent les constructions moins durables remarque Jean-Philippe Vassal73. L’éphémère est devenue une pratique courante en art comme dans la vie. La société d’aujourd’hui se caractérise par une continuelle envie de changement, de renouvellement ; notre société est une société du « jetable ». Le fait qu’une oeuvre soit in situ et éphémère voudrait donc dire que sa durée est intrinsèquement liée à celle de l’exposition. Dans ce cas, l’œuvre acquiert une temporalité propre. Le point de vue personnel que confie Claude Lévêque à Jean-Philippe Vassal peut s’étendre plus largement au champ de l’art contemporain. La pérennité de l’œuvre n’est plus une préoccupation actuelle notamment depuis l’apparition et le développement de l’in situ. Dans la plupart des cas, le travail in situ est éphémère. Pour Claude Lévêque cette remarque est évidente mais on ne pourrait l’appliquer complètement au travail de Daniel Buren. En effet, ses réalisations sont dans la plupart des cas, impossibles à déplacer. « Par contre, on peut imaginer qu’un lieu très différent puisse être traité de façon très similaire. C’est-à-dire prendre le même concept et l’adapter à un autre lieu. Mais dans ce cas, c’est d’une nouvelle pièce dont il s’agit, visuellement et physiquement. En l’occurrence, ce travail dans ce lieu n’est pas transportable »74. Parallèlement à ses pièces éphémères – qui constituent la majeure partie de son travail –, dont seules subsistent des images documentaires ironiquement intitulées « photo-souvenirs », Daniel Buren développe depuis 1975 une série d’œuvres transportables, les Cabanes éclatées (fig.50). Au gré de leurs déplacements, ces dernières réagissent chaque fois de manière singulière au lieu qu’elles investissent. Il s’agit de structures ouvertes, dont certaines parties se projettent sur les surfaces environnantes, mur, sol ou autres. Les Cabanes éclatées sont toujours les mêmes mais le lieu où elles sont implantées est toujours différent. Ces installations sont donc presque exclusivement régies par le lieu architectural qui les accueille. Les cabanes sont des installations en trois dimensions, des lieux implantés dans un lieu déjà existant. Elles sont toujours liées au lieu et paraissent à chaque fois être faites pour le lieu alors qu’elles sont transportables. Cependant, et c’est sur ce point qu’il faut insister, l’œuvre a été produite à un moment donné mais pas pour un lieu donné. L’œuvre persiste et est juste transportée, elle n’est donc pas complètement éphémère. Ou, du moins, elle est éphémère 73 Idem. Entretien Marc Sanchez / Daniel Buren, mai 1991, in Daniel Buren, catalogue d’exposition, CAPC Musée d’Art contemporain de Bordeaux, 1993, p.15. 74 47 « à la manière du théâtre, à la manière d’une pièce qui chaque soir s’arrête, et que chaque soir on rejoue, d’une pièce qui disparaît des programmes pendant des mois, et qui revient un beau jour dans une autre salle, sur une autre scène, dans un décor changé, une pièce qui, interprétée par d’autres comédiens, offrira encore chaque soir un spectacle éphémère mais renouvelable, toujours sans fin. Entre cette pièce là (de théâtre) et certaine ‘pièces’ de Buren, l’analogie est totale »75. Le problème est analogue avec l’œuvre réalisée dans la cour d’honneur du Palais Royal à Paris et intitulée Les deux plateaux (1985-1986). En effet, cette oeuvre est a été réalisée in situ mais n’est pas éphémère puisqu’il est encore possible de la voir et ce, depuis la date de sa création. La démarche de Claude Lévêque et de Daniel Buren est très différente mais tous deux interrogent le lieu comme partie intégrante de leurs oeuvres. Claude Lévêque adapte ses dispositifs, qui ne sont jamais les mêmes, en fonction des lieux qui lui sont proposés. Il n’instaure donc pas de système conceptuel et visuel construit, contrairement à Daniel Buren par exemple, qui a élaboré un système esthétique qu’il reproduit, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il ne se renouvelle pas puisque les supports sur lesquels il travaille sont différents. L’in situ soulève un autre problème, très actuel : l’état et le devenir de l’atelier d’artiste. Nicolas Bourriaud, qui s’est intéressé au sujet, remarque qu’« aujourd’hui, avec la télévision et les marques, la société toute entière produit des images. Donc, l’atelier a perdu sa fonction première : être LE lieu de fabrication des images. Du coup, l’artiste se déplace, il va là où les images se font, il s’insère dans la chaîne économique et essaie de les intercepter. L’atelier n’est donc plus un lieu privilégié de la création, c’est seulement l’endroit où l’on centralise les images collectées ailleurs. De plus, un atelier est un endroit où l’on manipule la matière première, il y a un siècle on y trouvait des tubes de couleur, de la glaise, aujourd’hui, ça peut être des images de magazine, de télévision, de situation sociale, des voitures... ça peut être n’importe quoi. Les matières premières de l’art actuel sont très diverses, si bien que la taille de l’atelier varie selon les pratiques et les projets artistiques. D’un côté l’atelier de Jeff Koons : une usine de cinquante personnes, avec un côté Walt Disney Production, de l’autre le coin atelier où Claude Closky découpe simplement des magazines de mode. Les trois quarts des artistes travaillent chez eux, dans un petit espace qui est devenu le coin atelier. »76 L’exemple de Daniel Buren est 75 Catherine Francblin, Daniel Buren, Art publication, Paris, 1987, p.63. Nicolas Bourriaud, Qu’est-ce qu’un artiste aujourd’hui?, Beaux Arts Magazine, numéro spécial, 2002, p.12. 76 48 significatif. Comme il le dit lui même : « Je me demande si, travaillant seul dans un atelier, j’arriverais à pouvoir faire quelque chose de sérieux. Les contraintes seraient tellement éloignées de l’objet réalisé, du lieu dans lequel il va être vu ou du lieu auquel il est destiné qu’il me semble que j’aurais beaucoup de mal à faire en sorte que cet objet ait une forme. Donc, qu’il existe. (...) Jusqu’à présent je n’ai jamais eu d’atelier. Au début, n’en ayant pas et voulant quand même travailler, j’avais décidé de travailler autrement. J’ai alors commencé à travailler dans la rue. (...) Je n’ai pas de lieu spécifique pour produire quelque chose sauf, bien sûr, le lieu où se réalise le travail. C’est une contrainte très dure mais aussi très vivifiante. Il faut se réadapter à chaque fois à une nouvelle situation et cela évite, entre autre, d’avoir des archétypes que l’on peut utiliser. Cela donne aussi plus d’ouverture dans la mesure où j’utilise ce qui est donné par un lieu. »77 Le discours de Claude Lévêque est similaire : « Je n’ai jamais eu d’atelier au sens traditionnel du terme, explique-t-il. L’atelier c’est quelque chose qui appartient au passé. J’appellerai plutôt ça un bureau d’étude, c’est-à-dire que c’est un lieu où je réfléchis à des projets qui ne trouvent leur légitimité que par rapport à un espace et à des matériaux spécifiques. De plus, je ne travaille pas tout seul. L’aspect technique se fait sur place et avec des gens à qui je commandite mes exigences. Tout se fait sur le lieu même, avec plusieurs techniciens pour les réglages de son et de lumière. Le travail collectif, l’engagement avec plusieurs personnes est très enrichissant, si je travaillais tout seul je m’ennuierais considérablement. »78 Cependant, l’artiste ajoute un bémol : « Disons qu’actuellement je n’ai plus d’atelier mais pour mes pièces antérieures, celles des années 80, je travaillais chez moi car elles étaient autonomes. Ma démarche actuelle est très différente et ne nécessite plus de lieu particulier, c’est-à-dire un lieu où je construis quelque chose qui sera transporté ultérieurement dans un autre endroit. Ceci dit, je n’ai jamais ressenti le besoin d’avoir un atelier avec ses six mètres sous plafond. »79 L’art contemporain se caractérise par une prolifération des langages et des techniques. La spécialisation d’un savoir-faire ne suffit plus (peinture, sculpture..). Aujourd’hui l’art a recours à un mixage : le son, la lumière, la vidéo, l’espace, le mouvement, ce qui explique que l’atelier traditionnel d’artiste tend à disparaître. 77 Entretien Marc Sanchez / Daniel Buren, op.cit., p.14. cf. annexe, entretien Charlotte Mengual / Claude Lévêque, 14 décembre 2003. 79 Idem. 78 49 c/ Le spectateur comme élément de l’œuvre et le rapport corps/espace Si le lieu – que ce soit celui de l’exposition ou celui où travaille l’artiste – est un sujet qui mérite d’être examiné dans le contexte artistique contemporain, le spectateur demande également une attention particulière. En effet, le spectateur dispose d’un statut privilégié car c’est pour lui que l’artiste crée et c’est en partie grâce à lui (le spectateur) qu’il (l’artiste) évolue. « Je pense qu’un artiste ne peut être légitime que s’il a un public »80 affirme Claude Lévêque. Dans son travail, le spectateur est devenu un pion essentiel. Quelques-unes de ces premières oeuvres imposaient la frontalité sans empêcher la circulation du spectateur, la contemplation était de rigueur. Avec les environnements (La Nuit, Le Jardin...) l’expression des pulsions, des perceptions, des sens, des souvenirs se libérait. Puis, avec un épurement considérable de la forme, le spectateur retomba dans la contemplation. Une contemplation sans passivité intellectuelle puisque Claude Lévêque conviait son public à réfléchir sur la violence froide de ses œuvres. Du début à la fin des années 80, le spectateur ou visiteur – l’appellation dépend des oeuvres présentées – suit un parcours passant de la sensation (les environnements) à la réflexion (les séries de meubles et d’objets). En choisissant d’explorer des lieux communs ou personnels, des lieux chargés de vie et d’histoire, Claude Lévêque allie sensations et réflexions. Les œuvres environnementales du début des années 90 de Claude Lévêque impliquent d’emblée une négation du point de vue frontal. L’espace est désormais conçu pour le visiteur qui ne doit plus le percevoir comme enveloppe extérieure mais comme une expérience intérieure qui absorbe son corps. L’environnement, comme le monde n’est pas devant lui mais autour de lui. Une fois dans l’environnement, le visiteur doit faire un effort de lecture car les clés ne lui sont pas données dans l’œuvre elle-même. Bien souvent, les artistes actuels n’explicitent pas leurs oeuvres, ils laissent aux visiteurs un choix d’interprétation personnel. Si les artistes mettaient un fascicule ou un papier explicatif à disposition de leur public, ils dicteraient inconsciemment l’attitude que le visiteur doit adopter face à l’œuvre. Claude Lévêque, entre autres, est très attentif à son public ; en le filmant, il observe ses faits et gestes, son attitude, sa confrontation avec l’espace. Filmer le public est une pratique de plus en plus courante. Dernièrement, à la fin du parcours de l’exposition « M’as-tu vue ? »81 de Sophie Calle, au Centre Georges Pompidou, à Paris, les visiteurs sont prévenus : « durant votre visite, vous avez été filmé ». Cependant tout le 80 81 Idem. Exposition du 19 novembre 2003 au 15 mars 2004. 50 travail de Sophie Calle repose sur une observation quotidienne et sur l’ambiguïté entre des récits factuels et fictionnels. Il n’est donc pas surprenant que les visiteurs de son exposition aient été filmés – ou non – pendant leur parcours. Dans la toute dernière salle également, un petit texte de Jean-François Barbier-Bouvet, analyse de façon très poétique, différentes façons de visiter une exposition : « La fourmi passe systématiquement devant chaque cimaise, attentive à ne rien négliger. Sa démarche est docile, soumise aux indications ou à la logistique de l’exposition, avec un évident souci d’apprendre. Le papillon effectue une visite en zig-zag passant alternativement d’une cimaise à l’autre. Comme la fourmi, le papillon suit l’ordre de l’exposition, mais il le domine en choisissant d’y organiser à sa guise ses prélèvements. La sauterelle progresse par bonds. Ayant aperçu au loin quelque chose qui l’intéresse, elle s’y dirige sans hésitation. Son parcours est totalement libre. Indifférente à la logistique de l’exposition, elle ne retient que les points avec lesquels elle est en résonance. Le poisson passe en glissant, il peut ralentir ou accélérer mais ne s’arrête pratiquement pas. Le poisson garde ses distances, se contentant de saisir l’esprit de l’exposition. »82 Ce texte résulte évidemment d’une observation précise de différents visiteurs, une observation qui n’est pas inintéressante et qui montre que le visiteur n’est plus un élément à part entière de l’œuvre, il est devenu une figure familière du paysage culturel. Si l’intellect du visiteur est largement sollicité, son corps l’est doublement : il doit faire un effort de reconstruction spatiale mental. En effet, en composant, en mettant en scène l’espace, Claude Lévêque oblige ses lecteurs à faire un réglage de leurs perceptions pour que l’épreuve de la synesthésie soit actionnée sans faille. Il intègre le visiteur à une expérience perceptive et sensitive. Tout le corps du visiteur est absorbé, sollicité par les dispositifs. « Comment parler ? Avec un papier, un crayon ? Avec des images ? Des films ? Des articles ? L’envie venait aussi de parler avec des rythmes, des couleur, des images, des musiques de film, des odeurs. C’est une espérance classique que de vouloir écrire avec les cinq sens, de ne pas se plier à la logique linéaire de l’écrit, de rencontrer celle, impressionniste, de l’image, celle brutale de l’olfactif, celle goulue ou gourmet du 82 Ce texte est une synthèse d’une étude approfondie sur les différents comportements du visiteur lors d’une exposition : trajets, arrêts, évitements. Cette étude, menée par Jean-François Barbier-Bouvet (Responsable du service des étude et de recherches de la BPI), Eliséo Véron (sociologue et sémiologue), et Martine Levasseur (sociologue chargée d’études), a donnée lieu à un ouvrage très technique intitulé Ethnographie de l’exposition, l’espace, le corps, le sens, publié par le Centre Georges Pompidou en 1989. Cette étude est très intéressante ; elle propose une analyse sémiologique de l’exposition, une observation des comportements de visites qui est accompagnée par de nombreux schémas, et l’interview de plusieurs visiteurs après leur visite. Ethnographie de l’exposition est un ouvrage presque exclusivement consacré aux visiteurs, il démontre l’attention particulière que ceux-ci suscitent. 51 goût, celle mystique de l’immersion dans la musique. C’est une tentation non moins classique que de vouloir traiter un sujet comme la modernité dans un style et une esthétique eux-même contemporains, et tenter de parler de manière moderne de la modernité »83 Ce type d’expérience artistique, expérience du ressenti, permet d’éprouver ses sens, ses sensations et de découvrir sa sensibilité ; une part de soi enfouie que l’œuvre permet de ré-actionner. En cela, le corps est un espace à reconquérir. Finalement, la perception du visiteur devient à la fois sujet, finalité et matériau de l’œuvre. L’artiste permet donc à son public d’éprouver ses sens, des sens qui appartiennent au domaine de la douleur autant qu’au domaine du plaisir. Le plaisir de ressentir quelque chose et la douleur d’être confronté, bien souvent chez Claude Lévêque, à des dispositifs physiquement contraignants et à des mises en scènes violentes. En effet, dans les installations de Claude Lévêque, le visiteur est complètement déstabilisé – les exemples ultérieurs illustreront ce propos. Dès le début du XXe siècle, faire réagir son public, et notamment en le déstabilisant, est une motivation commune à un grand nombre d’artistes. Les premiers spectateurs du Déjeuner sur l’herbe de Manet étaient tout autant déstabilisés que les visiteurs d’une installation de Claude Lévêque. Cependant la variation légère mais néanmoins importante entre « spectateur » et « visiteur » remet en cause la notion même de « déstabilisation ». En effet, devant le Déjeuner sur l’herbe, le spectateur se voit perturbé par une représentation contraire à l’éthique contemporaine tandis que dans une installation de Claude Lévêque, le visiteur peine à évaluer ses perceptions. Alors qu’à l’époque du Déjeuner sur l’herbe, la représentation déstabilise le spectateur en tant qu’esprit, la production artistique actuelle vise davantage à déstabiliser le visiteur en tant que corps sensible. En jouant avec les sens du visiteur Claude Lévêque « prolonge d’une certaine façon l’art corporel, reprenant le cours des choses là où elles avaient été laissées par ceux qui l’ont, en somme, un peu guidé dans la voie de l’art : Michel Journiac, Gina Pane... »84 83 84 Pascale Weill, A quoi rêvent nos années 90, Editions du Seuil, Paris, 1993, p.19. Eric Troncy, Claude Lévêque, op.cit, p.20. 52 2/ Les allusions de Claude Lévêque, expression de nos désillusions a/ L’enfermement et l’isolement, définition de la condition humaine ? Au début des années 90, le lieu est au cœur des préoccupations de Claude Lévêque, le lieu mais aussi l’espace. Ses travaux sont directement inspirés de l’état du monde actuel et les espaces qu’il conçoit au sein d’un lieu en retranscrivent sa vision. Mais si le plasticien s’inspire des affects du monde et de la société, il s’intéresse aussi aux causes, c’est-à-dire à celui qui les a engendré : l’homme. L’homme qui a crée la société est aussi en train de la détruire. « Société » implique l’idée de communication, de collectivité, de partage et d’échange ; des valeurs qui tendent à disparaître et que Claude Lévêque tente de mettre en valeur. Depuis le début des années 90, l’artiste adopte un moyen radical : la violence esthétique et morale. Quelle gratification accorde-t-il à l’individu ? Aucune. Il le compare déjà, à la fin des années 80, à un animal avec une installation à la Galerie de Paris présentant du matériel de porcherie et avec un râtelier de vélo intercalé d’assiettes qui évoquait une mangeoire dégradante pour humain. Avec la première oeuvre il soulève d’emblée le problème de l’enfermement qu’il développe plus concrètement par la suite, avec le motif de la grille rappelant la prison et l’univers carcéral. Avec le caddie de supermarché contenant un gyrophare qui n’est, après tout, qu’un contenant constitué de barreaux métalliques très fins, Claude Lévêque métaphorise une cellule de prison. Le gyrophare qu’il enferme projette les ombres de cette grille sur les quatre murs de la pièce, enfermant à son tour le visiteur qui est comme pris au piège. On retrouve la froide grille métallique dans la pièce où quatre personnages de baby foot alignés sur une patère tournent sur eux-même en sens inverse les uns des autres. Les sujets sont exposés derrière des cadres en inox grillagés qui rappellent initialement des filets de but. Cependant l’image d’un personnage qui tourne derrière une grille renvoie aussi à l’image d’un prisonnier qui tourne en rond dans sa cellule. Le mouvement perpétuel et inversé de ces sujets naît d’une constatation : les individus s’évitent les uns les autres, un comportement individualiste qui ne peut provoquer qu’une inévitable incommunicabilité. Plus récemment, en 1996, Claude Lévêque a exposé une cage en fer munie à chaque angle de deux ceintures en cuir (fig.51). A l’intérieur un ventilateur industriel fait voler ces ceintures comme si elles voulaient s’échapper. Cette cage, comme l’indique son nom, est destinée à enfermer. Conçue à l’échelle humaine, elle suggère sa capacité à renfermer un homme. Souvent, l’art de Claude Lévêque suggère plus qu’il n’affirme. Lorsqu’il enferme 53 un scooter dans des barrières sélectives en métal (1997) (fig.52), il évoque l’univers carcéral et la difficulté d’exister dans un monde dominé par l’objet. Barrière, grillage, cage sont autant de mots que d’objets sélectionnés par l’artiste pour parler de la situation critique de l’individu dans une société trop hermétique. Les objets en métal qu’il choisit renvoient directement à la prison et aux barreaux de cellules. Plus éloquents encore que les objets, les environnements que construit le plasticien place le visiteur en situation d’enfermement. Sa démarche est d’autant plus perverse qu’elle s’inscrit dans des lieux quotidiens, fréquentés par tout le monde. L’intérêt est porté sur la conception d’un lieu, une conception que Claude Lévêque s’amuse à reconstruire pour détourner le lieu de son agencement premier. En effet, l’organisation spatiale spécifique à l’artiste, consiste à mettre l’espace en abîme. Pour l’exposition Automne-Hiver (« Appartement occupé », Bourges) et celle, conjointement réalisée, à la Galerie de Paris durant la même période de la même année : « Les survivants » (fig.53), Claude Lévêque construit un espace restreint à l’intérieur d’un espace vaste. A Bourges, le plafond est rabaissé et ce ne sont plus les murs qui délimitent l’espace mais des matelas. A Paris, au milieu de la galerie, est érigé une sorte de cellule en parpaings sans plafond qui abrite un matelas recouvert de peinture aluminium. L’entrée est très étroite de sorte qu’une seule personne puisse la franchir. Autour, quatre transistors déréglés diffusent des sons grésillants, des bribes de mots incompréhensibles. L’installation in situ au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris (1994) (fig.54), présente une construction spatiale identique : dans une salle, un enclos en parpaings est élevé. A l’intérieur de cette petite construction gisent des chemises blanches froissées. Le principe est analogue à Poitiers au Confort Moderne avec la construction d’un enclos en laine cerné par des projecteurs. Derrière les couvertures se cache une élévation qui n’excède pas un mètre vingt, une enceinte dont la superficie respecte celle d’une chambre universitaire. Le plasticien opte pour la construction d’un espace qu’il conçoit comme un étau qui se resserre sur le visiteur. L’interrogation d’un rapport de l’espace à l’espace est au cœur de la réflexion de l’artiste. La construction d’un espace restreint dans un espace vaste est un agencement spatial propre à l’artiste. Celui-ci explore aussi un autre mode de construction d’un lieu donné : le parcours. Déjà, avec « Opération HLM », « Appartement occupé » et « Unité », l’espace s’avère être un véritable parcours. Un parcours qui n’est pas conçu par l’artiste lui-même mais dont il se sert pour construire et agencer ses dispositifs. Le visiteur entre, sort, rentre et ressort des pièces des appartements. Les dispositifs de Claude Lévêque sont étroitement liés aux ouvertures : portes et fenêtres. Les emplacements des portes, dans un 54 appartement sont importants pour le jeu de circulation. Dans les différents appartements, le visiteur va toujours vers une ouverture pour rentrer ou sortir ; mais dans tous les cas cette libre circulation débouche sur l’enfermement, et n’aboutit à rien. C’est sur ce mode spatial que Claude Lévêque réalise d’autres expositions telles que la piscine à Laval, My Way au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Deux sortes de parcours initiatiques pour plonger le visiteur dans une oppression systématique. A Laval comme à Paris, Claude Lévêque joue avec les repères et les perceptions du spectateur en obstruant les ouvertures, en faisant du lieu un espace totalement fermé sur l’extérieur et en proposant un parcours labyrinthique qu’il rythme en plusieurs temps. A Laval, le vestibule est transformé en espace de fête, les vestiaires et les couloirs sont parsemés d’objets divers, les cabines de douches deviennent des objets réflexifs. Chaque endroit et recoin de la piscine sont traités différemment. A paris, pour My Way (Mon chemin, 1996) – le titre suggère d’emblée la notion de parcours –, l’exposition est rythmée en trois temps. D’office, l’entrée est barrée par un grand écran où un jeune garçon danse de façon répétitive, infatigable (fig.55). L’image, projetée sur ce mur métallique apparaît puis disparaît. Le support semble absorber le corps de ce jeune figurant. Pour aborder le second espace d’exposition, il faut emprunter un long couloir rétréci dans sa largeur et dans sa hauteur (fig.56). Ce rétrécissement provoque un effet de longueur interminable. L’abaissement en hauteur se fait au moyen d’un grillage sur lequel sont dispersées des chemises blanches. Ce décor, sans vie, est aveuglé par une lumière intense. Au bout de ce long couloir, qui semble être le couloir de la mort, des agrès et des cordes sont suspendus à des poutrelles (fig.57). Ces dispositifs rappellent plus un univers de torture qu’un espace de sport. La dernière salle contraste violemment avec l’éblouissement de l’espace précédent. Le visiteur est plongé dans un noir quasi total. Au plafond, plusieurs petites ampoules diffusent une lumière à intensité très faible (fig.58). Les repères du visiteur s’atténuent considérablement. Le seul repère sur lequel il puisse compter pour se situer dans l’espace est un rire cynique, celui d’un fou peut-être. Angoisse. Le corps et l’esprit n’ont plus qu’un seul désir : sortir de cet espace trop oppressant et malsain, retourner vers la lumière et réhabiliter les repères. Pourtant, Claude Lévêque ne laisse pas de choix possible, la salle est sans issue. Les illusions s’estompent, le parcours débouche sur l’enfermement. My Way résonne comme une devise. Quelle est notre voie, notre chemin ? Quelle est la place de chacun d’entre nous ? De telles installations ne peuvent pas laisser indemne les émotions du visiteur. Il est clair que le plasticien cherche à perturber les habitudes du visiteur et à mettre son corps 55 et ses perceptions à l’épreuve. Pour voir ces expositions, le visiteur arrive directement de l’extérieur pour rentrer dans des environnements artificiels. En d’autres termes, il sort d’un univers pour rentrer dans un autre, l’espace de l’installation est un lieu de transgression. Selon l’optique de Claude Lévêque, l’extérieur équivaut à l’intérieur et réciproquement. L’intérieur n’est qu’un simple reflet de l’extérieur. Dans la première exposition réalisée dans le cadre de « Appartement occupé », à Bourges, le visiteur est dans l’impossibilité de circuler librement. Une « cage à poules » occupe l’espace global de la pièce principale. Cet élément de jeu offre d’emblée un choix d’interprétations situé entre l’évocation du jeu et de l’enfance et l’évocation de la prison par le motif de la grille. S’il souhaite parcourir le reste du lieu, le visiteur doit franchir cette « cage à poules », comme un prisonnier qui veut s’échapper de sa cellule. Derrière cette opulente grille, un trèfle à quatre feuilles en néon vert, rayonne en transparence en promettant un bonheur certain. Mais une fois la cage traversée, l’endroit est vide et ne mène plus nulle part. Le bonheur est perdu, le corps est prisonnier, l’aliénation emporte l’esprit. La claustration est plus vivement développée avec l’exposition suivante, dans le même appartement où les murs sont couverts de matelas et le plafond rabaissé. Claude Lévêque transforme l’espace initial en un espace claustrophobique, un espace où le visiteur est considéré comme aliéné. L’appartement n’est plus un lieu d’habitation mais la cellule d’un asile psychiatrique. A moins que ce ne soit un bunker, un refuge contre des bombardements extérieurs d’une hypothétique guerre ou d’une quelconque agression. Le visiteur est enfermé et n’a plus aucun repère. Vide psychiatrique. L’effet produit sur le mental est terrible, « le sentiment que la tête explose, le sentiment qu’en fait la boîte crânienne va se casser, exploser. Le sentiment que le cerveau se ratatine comme un pruneau. Le sentiment que tu es sous tension, que cela se voit et que tu es sans cesse téléguidé. (...) Le sentiment que la cellule bouge – tu te réveilles, tu ouvres les yeux – la cellule bouge, l’après-midi le soleil brille, elle s’arrête tout d’un coup. Tu ne peux pas te débarrasser de ce sentiment que tu bouges. Tu ne sais pas pourquoi tu trembles : de fièvre ou de froid. Tu ne sais pas pourquoi tu trembles, pourquoi tu gèles. Pour parler à voix normale, tu dois faire des efforts comme pour parler très fort, tu dois presque gueuler. Le sentiment de devenir muet. (...) Une agressivité démente pour laquelle il n’y a pas de soupape. C’est le plus grave, la conscience claire qu’on a aucune chance de survivre, l’échec total, pour faire passer cela, 56 le faire comprendre aux autres. »85 Ces extraits expriment parfaitement « le sentiment » qu’éprouve le visiteur lorsqu’il s’aventure dans un des univers de Claude Lévêque : la progression lente et perverse de l’aliénation. Avec Chambre 321, le système est analogue : la pièce est agencée de manière à ce que le corps n’ait plus aucun point de repère et que le visiteur ne puisse pas « s’échapper ». La chambre, d’une superficie de 11m², est vidée de tous les éléments mobiles. Les ouvertures sont obstruées et sol, murs, plafond et fenêtres sont recouverts d’une peinture blanche laquée. 3, 2, 1, 0. Le compte à rebours du numéro de la chambre, qui apparaît comme un message subliminal, met le visiteur en garde : il va entrer dans un espace blanc, froid, aseptisé, vide. Claude Lévêque transforme l’espace initial en un habitacle de la réflexion personnelle. Les visiteurs, admis à entrer un par un, sont confrontés au reflet d’eux-mêmes. La chambre est transformée en un « espace-miroir » fermé sur l’extérieur mais grand ouvert sur l’intérieur de chacun. De toute évidence, le plasticien nourrit sa réflexion de constats et d’observations. Une alimentation puisée dans la réalité et constituée d’approche humaine, de communication, d’imprégnation d’un lieu. « Je suis assez sensible à ce qui se passe, ce qui m’environne dans le monde au quotidien, je construis des trucs à partir de ça. » explique Claude à un étudiant de la cité Rabelais. En effet, l’entretien avec plusieurs étudiants résidants à la Cité Rabelais fait partie intégrante du projet. Son objectif n’étant pas d’établir ni de mener une enquête sociologique mais de réfléchir sur la personnalisation d’un lieu à la base, anonyme. Un lieu où des centaines d’étudiants sont passés, ont vécu un temps puis sont partis. Un lieu personnalisé à l’intérieur même d’un lieu conçu pour la communauté. Le questionnaire qu’établit l’artiste se confronte pourtant à un thème sociologique : la vie d’étudiant dans un espace exigu. Espace vital minimum où le repli sur soi-même est inévitable. Espace qui représente pour beaucoup, l’isolement et la solitude. Le fait que la chambre ne soit munie que d’un strict minimum : lit, chaise, bureau, lavabo, armoire, renforce cette sensation peu agréable de solitude. Pas de télévision. L’étudiant est conditionné pour étudier. Certains d’entre eux ne peuvent s’empêcher de répéter que l’espace est « minuscule » et que la chambre est un cadre très refermé « où, quand on ne connaît personne on est tout seul dans son coin. » Chambre 321, est l’aboutissement de ces entretiens, la retranscription analytique de ces dialogues entre artiste et étudiants. 85 Extraits d’une lettre d’Ulrike Meinhof, cités in A propos du procès de Baader-Meinhof, Klaus Croissant, éditions Bourgois, Paris, 1975. p.108. Ces extraits tirés de cet ouvrage dont l’artiste s’est inspiré pour réaliser l’exposition Unité, dans un appartement de la Cité Radieuse de Le Corbusier, à Firminy. 57 Bien que les lieux choisis soient différents, l’espace est presque toujours agencé de façon à être physiquement contraignant. Claude Lévêque provoque donc un choc : il fait percuter ses lecteurs aux murs, au plafond ; une expérience où le corps éprouve véritablement les limites d’un lieu clos. Il conçoit des espaces désenchanteurs, cloisonnés, aveugles, restreints et suffocants pour amplifier la perception et l’émoi du visiteur. La démarche de Bruce Nauman est similaire mais celui-ci interroge la vidéo comme médium de l’oppression. « Il y a chez Claude Lévêque la même agressivité, le même désir de mettre le spectateur dans une situation inconfortable que chez Bruce Nauman en 1969, lorsqu’il repousse ce dernier en grondant ‘Get out of my mind, get out of this room’. »86 La répulsion du visiteur s’effectue aussi au moyen de l’enfermement : c’est parce qu’il se perçoit dans un environnement sans échappatoire qu’il fera tout pour sortir. L’installationprojection87, médium qu’utilise Bruce Nauman, ne se résume pas seulement à la perception visuelle. Elle prend aussi largement en compte l’espace de façon à ce que le corps du visiteur, en tant que corps sensible, soit entièrement sollicité. « L’installationprojection est une oeuvre ‘claustrophile’ : enfermée, encerclante, isolée, en retrait et parfois avilissante, elle s’entretient de la solitude de chacun, de la difficulté à communiquer une expérience sensible, à la fois intime et commune. »88 Bruce Nauman, comme Claude Lévêque dans certaines de ses installations, travaille sur l’enfermement, l’isolement, la menace, le danger : des moyens violents mais efficaces pour répondre à une certaine impuissance. Avec Learned Helplessness in Rats (1988) (fig.59), Bruce Nauman propose une sculpture vidéo représentant une boîte-labyrinthe où est enfermé un rat. Cette sculpture occupe tout l’espace, elle s’impose donc au spectateur qui ne peut l’éviter. De plus, cette sculpture est accompagnée d’un projection vidéo murale. On peut alors se demander « qui est mis en position d’impuissance ? Le rat parce qu’il n’a aucune chance de sortir du labyrinthe ou le spectateur parce qu’il ne peut rien faire d’autre que regarder ? »89 Finalement, le spectateur est dans la même posture que le rat, il se trouve lui 86 François Piron, La violence sourde, L’Oeil n°536, mai 2002, p.44. Terme employé par Pascale Weber. « Divers dispositifs sont encore regroupés [sous le terme d’installation], car ils comportent de la vidéo ou des projections diapositives. Christine Van Asshe, conservateur du département multimédia du Centre Georges Pompidou, les appelle ‘installations audiovisuelles’, ou plus communément ‘installations vidéo’ (assimilant la diapositive à un simple photogramme). Le terme installation-projection permet de recentrer le problème autour du phénomène lumineux, de déplacement de l’image mais aussi de l’aspect projectif transportant le spectateur dans un espace-temps particulier. » Extrait de Le corps à l’épreuve de l’installation-projection, L’Harmattan, 2003, p.7. 88 Ibidem, p.15. 89 Bruce Nauman : Image/Textes 1966-1996, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1997, p.27. 87 58 aussi dans un circuit fermé et contraignant. Il devient cobaye regardant un autre cobaye. « Quand je me suis mis à travailler à ce projet, (...) j’ai trouvé une revue où il y avait un article intitulé Learned Helplessness in Rats. J’ai repris ce titre. (...) Il y était écrit que des rats, s’ils sont mis dans une situation de stress suffisamment importante, deviennent impuissants, mais... évidemment ! C’est la même chose pour l’homme ! »90 explique Bruce Nauman. La série intitulée Corridors, réalisée au cours de la première moitié des années 70, est un véritable passage psychologique où les oeuvres sont conçues, comme chez Claude Lévêque, comme des pièges perceptifs, comme une épreuve pour les repères de chaque visiteur. « La chose la plus importante est la tension, la manière dont on se confronte à une situation qui nous mette face à face à un dilemme, qui nous fasse osciller entre deux manières de se confronter à l’espace et qui, en même temps, ne nous laisse pas vraiment de possibilité. »91 Live Taped Video Corridor (1968-1970) (fig.60), présenté lors de l’exposition « Homo Zappiens Zappiens » (Centre d’art contemporain de la ferme du Buisson, Marne la Vallée, 1998), se compose d’un couloir large de soixante centimètres, de deux moniteurs et d’une caméra de surveillance qui fonctionne en temps réel et de façon autonome. Elle est placée au-dessus de l’entrée du corridor de façon à ce que le champs de vision embrasse tout l’espace. Cette caméra filme le visiteur qui rentre dans cet espace confiné et contraignant, qui avance ensuite vers les deux moniteurs posés l’un sur l’autre au fond du corridor. Au fur et à mesure qu’il avance, il distingue de mieux en mieux ce que diffuse ces moniteurs. Sur le premier, posé au sol, défile une bande enregistrée du couloir, sans aucun visiteur. Le second est directement relié à la caméra et diffuse en direct la progression et le comportement du visiteur. Celui-ci se voit filmé de dos et plus il s’approche des moniteurs, plus il s’éloigne de la caméra donc de lui-même. De même, Dream Passage with four Corridors (1984) (fig.61), présenté à l’exposition « 50 espèces d’espaces » (Centre Georges Pompidou, Paris, 1998), est une installation architecturale formée de quatre couloirs organisés de façon cruciforme autour d’une pièce centrale. Deux des couloirs opposés sont éclairés par des néons jaunes plaqués au plafond de l’un et au sol de l’autre, tandis que les deux autres couloirs opposés sont éclairés de façon similaire avec des néons rouges. Deux couloirs sont ouverts sur l’espace central et les deux autres se terminent en impasse. Avec Green Light Corridor (1970-1971) (fig.62), 90 Idem. Bruce Nauman in 50 espèces d’espaces, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1998, p.88. 91 59 le visiteur est une fois de plus confronté à une oppression à la limite du supportable. Le corridor, muni de néons verts est si étroit que le visiteur ne peut que s’y faufiler. Claude Lévêque et Bruce Nauman mènent le visiteur au vertige. En créant des espaces oppressants, ils cherchent indéniablement à le mettre dans une situation inconfortable, l’obligeant ainsi à faire une expérience physique et psychologique. Se retrouver seul, coincé entre quatre murs c’est aussi une manière d’apprendre à mesurer l’espace qu’on occupe et d’arriver à distinguer sa propre position spatiale. b/ Le présent dénoncé par un temps révolu : l’omniprésence de l’absence Si à partir de 1986, Claude Lévêque choisit une esthétique froide, violente et clinique, son but est de dénoncer la société qui, selon lui, est trop « froide », trop « violente » et trop « clinique ». Un « trop » qu’il matérialise à l’extrême. En effet, tout une partie de son travail vise à représenter le chaos. En 1992, durant les Ateliers Internationaux des Pays de la Loire, à Clisson, le plasticien réalise in situ, sa « première installation chaotique clinique » (fig.63), complémentaire de ses « installations chaotiques des lendemains de fête ». L’entrée, l’accès à la pièce ne s’avère pas simple. D’emblée le corps est mis à l’épreuve. Un objet en tube aluminium est posé là. Un objet « barrière » qui peut avoir la double fonction de protéger et d’aider dans la marche. Un objet clinique, médical parmi d’autres. Un objet qui peut permettre d’avancer dans un espace où la perception visuelle cherche à tâtons ses mesures car, au sol, un projecteur éblouit violemment le visiteur. Cette source lumineuse n’est pas l’unique. A cause de l’éblouissement, la deuxième n’est que vaguement perceptible, au loin, mais une fois les yeux habitués, la forme de cette deuxième source lumineuse se dessine progressivement. Il s’agit d’un gros nuage, plus exactement d’un champignon atomique en néon blanc. Finalement, la première lumière qui appartient au registre de l’éclairage urbain, familier est plus « chaude » que la seconde qui est plutôt froide et qui manifestement, figure une explosion. Entre ces deux pôles lumineux des flacons de sérum en verre sont dispersés sur le sol. Face à un tel désastre sans répit pour le regard, il y a de quoi rester perplexe. Quel est l’objectif, l’intérêt d’un tel spectacle ? Claude Lévêque fouette le visiteur pour le réveiller et le ramener à lui-même. Cette scène troublante ne doit pas devenir sa mémoire, sa capacité d’imagination. Le visiteur doit affronter la lumière éblouissante et lutter contre ce désordre, cette instabilité, cette fragilité si crûment exposée sous son regard. Chaotique, 60 cette installation se situe à la lisière de l’acceptation et du refus, de la haine et de la révolte, de l’abnégation et de la résistance. L’installation de Clisson fait écho, trois ans plus tard, à Correspondances réalisée au musée Kuskovo, à Moscou (fig.64) et à Mises en scènes réalisée au musée Ho-Am (fig.65), en Corée. Ces deux installations reproduisent le chaos mémorable de Clisson. A Moscou, la réserve semble avoir été cambriolée. En réalité, « ce bordel » n’est qu’une autre installation de Claude Lévêque. Au sol, un sommier métallique, une plaque en bois d’une ancienne table, un slip blanc, des pilules, des gélules, une ordonnance. Tous ces meubles et ce matériel médical sont doucement éclairés par des petites liseuses à pince, disposées à différents endroits, comme des étoiles dans un ciel noir. En Corée, le décor est similaire. Au sol, des lits d’hôpitaux complètement désarticulés sont entassés sans aucun ordre préalablement défini. Innommable. Des supports métalliques de transfusion gisent pareillement. Les mêmes petites liseuses à pince qu’à Moscou sont éparpillées dans cet entassement. A propos de cette installation, Michel Nuridsany, qui a réalisé l’exposition non sans difficulté, raconte une anecdote révélatrice de la production violente de Claude Lévêque : « Tchun Nam Parck [jeune conservateur qui apporta son soutien à Michel Nuridsany pour organiser l’exposition] adorait Claude Lévêque. C’était pourtant de tous les artistes, l’un de ceux qui lui avait donné le plus de travail et de soucis. Il avait dû chercher dans tous les hôpitaux de Corée, des lits pour enfants, en métal peint et n’était pas peu fier d’en avoir trouvé. (...) Mais voici que Claude Lévêque est prêt. Il enlève consciencieusement quelques rivets et boulons retenant ensemble divers éléments des lits et soudain, il fonce, se saisit des montants des sommiers, les soulève à bout de bras en soufflant, les balance contre le mur, les projette les uns contre les autres. Et les masses de fer peint tombent les unes sur les autres dans un fracas épouvantable. Un moment interloqué nous éclatons de rire. Mais une assistante vient me trouver ‘Monsieur Tchun Nam Parck veut vous voir’. Un peu plus loin, je le retrouve. Il est blanc. Ses lèvres tremblent. Il contient mal sa fureur. ‘J’ai tout fait pour vous’ balbutie-t-il. (...) ‘Et puis voilà...’ ajoute-t-il, désignant du menton l’endroit où continuent de valdinguer les lits. ‘Mais non’ lui dis-je avec de grands rires forcés ‘ce n’est ça du tout !’ Le jeune conservateur s’étrangle de colère et de dépit, au bord des larmes, fait un geste des deux mains pour repousser mes tentatives d’explications, comme pour dire ‘pas la peine’ et il s’en va. Reste l’interprète. ‘Il a cru que Claude Lévêque était furieux lui dis-je, ‘mais pas du tout, il est en train de réaliser son installation. Vraiment je vous assure. C’est ainsi qu’il travaille.’ (...) Elle sort à la recherche de Tchun Nam Parck qui revient quelques instant 61 plus tard, rasséréné, se confondant en excuses : ‘Je suis désolé, je suis désolé...’ (...) Souvent, Claude Lévêque suscite ce genre de réaction passionnée. »92 Cet extrait, amusant et révélateur, montre à quel point les « installations chaotiques » de Claude Lévêque sont violentes, jusque dans la réalisation. Le plasticien inculque des valeurs oubliées et pousse la volonté de changement à l’extrême. Visiblement, selon lui, il faut modifier les choses de manière totale. Cette modification n’étant pas simple, le moyen le plus approprié doit être radical et donc violent. Ces scènes de destruction semblent résulter d’une émeute ou d’une révolte, une fracture agressive qui se retrouve dans le côté exutoire de la fête. L’aspect de ces installations atteint une forme paroxystique du drame. Toutes les références matérielles à la maladie sont réunies. Quelle maladie au fait ? Celle de la société, des individus, une maladie incurable sans volonté. La maladie de l’inaction et de la passivité. Dans d’autres installations, celle « des lendemains de fêtes », cette maladie est toujours là mais elle est exprimée autrement, par la fête. Faire la fête est en effet, un bon moyen d’oublier la maladie, mais est-ce pour autant un bon remède ? En 1993, la fête commence, ou plutôt se termine, au Centre Optica, à Montréal (fig.66). Claude Lévêque investit une grande salle avec parquet, ouverte sur l’extérieur avec de grandes fenêtres. Plus qu’investir, le plasticien saccage. Au sol, sur la totalité de la surface, gisent des débris de fêtes : chapeaux pointus en carton déchiré, serpentins, cotillons, boules de papier... Au plafond, des guirlandes multicolores pendouillent, certaines sont décrochées d’autres sont déchirées. Tout au fond de la salle subsiste une guirlande lumineuse ; deux ampoules éclairent encore, les autres ont sans doute été cassées. Les années suivantes, Claude Lévêque reproduit le même genre de scène désastreuse à PS1 Brooklin (New-York), à l’Abbaye Saint André (Meymac), et à la Galerie Hiltrud Jordan (Cologne). Des espaces remplis de tessons de bière, de vitres cassées, de banderoles et autres éléments de fête. En 1994, à la Galerie Hiltrud Jordan, à Cologne, le plasticien réalise une installation similaire aux précédentes, c’est-à-dire en conservant son esthétique du chaos, mais le sujet qu’il illustre n’est plus celui de la fête, c’est celui d’un fait divers. Auparavant, ce lieu était un piano-bar où un événement violent s’était déroulé : une bande de jeunes avait froidement assassiné le pianiste. Le plasticien brûle la moquette, jette des éléments de fête, éparpille des coupures de journaux relatant le meurtre. Au fond de la galerie, une bande sonore diffuse des aboiements de chiens. « Il y avait donc au départ un meurtre mais c’était 92 Michel Nuridsany, Il fait froid dans le monde, in My Way, op.cit. 62 également en pleine période des incendies des foyers turcs, je me nourris aussi de certains événements. »93 explique Claude Lévêque. Il est évident que pour l’artiste, l’aspect relationnel au lieu est essentiel. En 1996, Johan Muyle annonce dans un communiqué de presse : « Je voulais depuis le début de ma programmation à l’Atelier Sainte-Anne, montrer une installation « lendemain de fête » de Claude Lévêque. Je trouve et trouve toujours, à ces installations, une résonance particulière dans le contexte d’abandon dans lequel se trouve l’art aujourd’hui... » L’exposition s’intitule I wanna be your dog (fig.67). La salle est plongée dans une semi-pénombre multicolore au moyen de projecteurs bleus, rouges, jaunes. Le sol est jonché de câbles électriques, de pieds de micro, de bouteilles vides, d’éclats de verre, de chaises renversées. Au plafond, des guirlandes en papier pendent. Au centre une boule à facettes est accrochée, projetant au mur de multiples petits points de lumière. C’est un concert qui semble être terminé. Avec I wanna be your dog, Claude Lévêque clôt sa série des « lendemains de fête ». Il explique : « Je suis intervenu dans une salle de théâtre. Pour la réalisation de l’installation, j’ai travaillé avec le matériel qui était sur place : pour la lumière et le son, j’ai juste amené quelques confettis, serpentins et guirlandes. J’ai jeté de façon chaotique les bouteilles d’alcool, des sièges et plein de matériels sonores, micros, câbles, projecteurs. L’espace était perturbé par la lumière de certains projecteurs et d’une boule disco qui fonctionnait par intermittence, au fond de la salle on entendait le son de deux applaudissements. Je trouvais que c’était bien de finir comme ça, j’estime que j’en ai fais assez, il faut savoir s’arrêter avant d’en faire trop et de tomber dans la théâtralité. Chaque fois que j’ai produit ce type de pièce c’était dans un contexte qui pouvait générer ce que je considère comme des actes : la façon dont j’interviens sur le lieu. Avec la première installation en 93, j’avais pensé faire une vraie fête dans le lieu avec tous les accessoires et laisser le lieu tel qu’il était après le départ des gens. Mais contrairement à la fin d’une vraie fête, les objets sont disposés avec un certain souci de composition. C’est aussi un acte qui vient de se faire donc il ne faut pas que l’espace paraisse trop figé, trop reconstitué non plus. »94 Pour un souci d’esthétique formelle, Claude Lévêque ne réalise donc pas son projet d’organiser une vraie fête. C’est un autre artiste, Philippe Parreno qui, en orientant sa réflexion sur le temps et non sur l’espace, organisera une « vraie fête ». En 1995 – pendant la pleine période des « lendemains de fête de Claude Lévêque –, Philippe 93 The party’s over, entretien Fréderic Fournier / Claude Lévêque, Blocnotes n°13, septembre-octobre 1996, p.51. 94 Ibidem., p.49-50. 63 Parreno investit le Consortium de Dijon pour une exposition qui s’intitule Snow Dancing. La requête qu’il formule pour Snow Dancing vise le temps. L’outil qui lui est nécessaire pour mener à bien son projet n’est donc pas une superficie spécifique mais du temps : 1h 45. « Si l’art est occupé d’espace, il ne s’est curieusement jamais occupé du temps. Ce serait donc toujours les institutions qui décideraient du temps de visibilité d’une oeuvre. »95 affirme-t-il. Immatériel par essence, le temps soulève la problématique suivante : comment peut-il être matérialisé, comment peut-il être utilisé comme matière première ? Une problématique à laquelle tente de répondre Philippe Parreno avec Snow Dancing et Claude Lévêque avec ses « lendemains de fête ». Sur le carton d’invitation de Snow Dancing, rien n’était stipulé quant à cette mystérieuse fête. A l’entrée, les invités recevaient une clé qui leur permettait d’ouvrir toutes les portes du Consortium. Pour l’occasion, la distribution du lieu avait été totalement modifiée. Les cloisons temporaires délimitaient plusieurs pièces, toutes différentes. Dans l’une, les invités pouvaient mettre des perruques pour se faire couper leurs faux cheveux. Dans une autre, la température avait été volontairement baissée et des éléments de plage y étaient rassemblés : parasol, masques, palmes, ballons, surfs. Dans une salle munie d’un bar, les invités pouvaient boire un verre. Dans une autre salle encore, les invités pouvaient enfiler des chaussures dont les semelles étaient gravées de phrases en italien : « sono uguale » (je suis pareil) et « sono diverso » (je suis différent). Munis de ces chaussures, les invités pouvaient sauter sur le sol recouvert d’une mousse dure laissant ainsi les empreintes de ces phrases. Plusieurs amplis dissimulés dans chacune des salles diffusaient de la musique de sitcoms japonais. Pendant une heure quarante cinq, la fiction et la réalité de ces différentes activités se mélangeaient jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les distinguer. L’événement qui suivit cette fête fut le vernissage. Les participants étaient partis. Seuls, les restes de cette fête témoignaient de leur passage de la veille. Lors du vernissage et durant le temps de l’exposition, les visiteurs qui avaient immanquablement raté l’événement, ne pouvaient qu’essayer de reconstituer ce qui s’était passé précédemment. Avec Snow Dancing et la série des « lendemains de fête », Philipe Parreno et Claude Lévêque produisent un effet d’absentéisme. L’absence quasi tragique du corps, des participants de la fête et l’absence d’une occasion (quel était le motif de la fête ?). En effet, les installations de ces deux plasticiens suggèrent autant la disparition que la mémoire, elles sont l’empreinte d’un passage. L’œuvre est la marque, le sol, l’espace d’un 95 Philippe Parreno, Facteur Temps, Document sur l’art, n°6, automne 1994, cité par Eric Troncy in Philippe Parreno, Art Press n°201, avril 1995, p.77. 64 instant. Si Philippe Parreno utilise le temps comme matière première, Claude Lévêque le suggère. Leurs installations parlent pourtant de la même chose : un temps révolu. Il faut rappeler que l’absence, du moins celle du corps, est omniprésente dans l’œuvre de Claude Lévêque. Les lendemains de fêtes sont certes, des exemples significatifs, mais le plasticien évoque aussi l’absence en disposant des chemises dans plusieurs de ces installations : sans titre, (« L’hiver de l’amour », Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, 1994), My Way (Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1996) et Les champions (Galerie de Paris, 1996). Dans ces trois installations, des chemises blanches gisent sur le sol pour la première, sur la grille du faux plafond pour la deuxième, et sur des pneus pour la troisième. La chemise, vêtement banal, est comme une seconde peau pour celui qui la revêt. Pourtant, Claude Lévêque l’utilise pour l’abandonner. Disposée ça et là, sans ordre préalable, la chemise semble avoir été retirée puis jetée. C’est le résultat de ce geste qui est exposé ici, un geste qui semble vouloir dire « il y a eu quelqu’un ». Ces chemises froissées, jetées, sont loin de celles qui étaient rigoureusement pliées et parfaitement alignées le long d’un mur en 1991 (sans titre) (fig.68). L’œuvre est comme une trace mémorielle, une preuve de l’existence humaine. Alors que Claude Lévêque traite l’absence par la suggestion et la violence, Felix Gonzales-Torres la provoque et la traite dans une optique de partage et d’échange. En effet les interventions au sol de ce jeune artiste américain d’origine cubaine sont vouées à disparaître. Ses imposants tas de bonbons enveloppés dans du papier doré (Untitled (Placebo), 1993) (fig.69) amassés dans un coin de la pièce, ou ses piles d’affiches sérigraphiées posées à terre (Untitled (Death by gun), 1990) (fig.70) sont autant de corps amenés à disparaître. L’œuvre s’effeuille, s’effrite, se dissout, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, que le sol soit entièrement vide. A propos de Untitled (Placebo), Felix Gonzales-Toress explique : « Je voulais faire une oeuvre d’art susceptible de disparaître, qui n’a jamais existé, et c’était une métaphore de la mort de Ross [Ross était l’ami de Felix Gonzales-Torres]. La métaphore, c’était que j’abandonnerai cette oeuvre avant qu’elle ne m’abandonne. Je vais la détruire avant qu’elle ne me détruise. »96 C’est par le partage et le plaisir que les tas se dissipent, la disparition est programmée. Il ne reste rien, juste un sol vide, unique témoin de la fuite de l’œuvre. De manière différente, Claude Lévêque, Philippe Parreno et Felix GonzalesTorres parlent de quelque chose qui s’est produit, qui a eu lieu et qui est définitivement révolu. Chez Felix Gonzales-Torres, les visiteurs sont auteurs de cette absence. Chez 96 Felix Gonzales-Torres : Etre un espion, entretien Robert Storr / Felix Gonzales-Torres, Art Press n°198, janvier 1995, p.32. 65 Claude Lévêque et Philipe Parreno, les visiteurs sont témoins de cette absence qu’ils comblent à leur insu. L’exposition réalisée à Laval dans une piscine désaffectée est, en quelque sorte, une synthèse des « installations chaotiques cliniques » et des « installations chaotiques des lendemains de fête ». En effet, le vestibule d’entrée est muni d’une boule à facettes qui renvoie directement à une ambiance festive tandis que la reste du parcours est parsemé de pilules et de gélules. Claude Lévêque compose donc des « espaces de fête ». Cependant, beaucoup d’autres de ses installations, sans qu’elles soient des « espaces de fête », renvoient à ce thème, traité tout aussi violemment. En 1992, le plasticien utilisait une guirlande lumineuse (qui s’apparente à celles des fêtes foraines ou populaires) dans un espace totalement vide, désaffecté. Paradoxalement, « fête » rimait avec « tristesse, solitude, désespoir » et contrairement aux fêtes qui réunissent beaucoup de monde, la fête de Claude Lévêque était totalement vide, dévastée. La pièce qu’il réalise en 1995, dans le cadre de l’exposition « Pour un couteau » au Creux de l’enfer, à Thiers, est une affiche de cirque, volontairement vieillie, représentant un clown (fig.71). Ce clown qui suscite normalement de l’enthousiaste, de la fascination, de l’admiration exprime tout l’inverse : l’angoisse et la peur. Ses yeux sont remplacés par deux véritables lames de couteaux (qui ne sont pas sans rappeler le lieu, connu pour sa production de couteaux), perversement placés à hauteur des yeux du spectateur. Avec Dansez ! (fig.72), Claude Lévêque ordonne. Cette enseigne multicolore (une couleur différente pour chaque lettre) en néon qu’il place au-dessus de la porte d’entrée de la Galerie du Jour, à Paris, est « une référence aux fêtes de fin d’année, fêtes de grande solitude où chacun se renferme pour la grande réunion familiale de la consommation. Cette enseigne était vraiment comme un ordre. D’un seul coup tout le monde est dans l’obligation de fêter Noël et la nouvelle année. (...) Aujourd’hui, les fêtes de fin d’année sont devenues une manne financière extraordinaire : une grande proportion de la population se met à consommer outrageusement, c’est le lieu d’une véritable exploitation, c’est devenu une industrie. »97 Un propos applicable à « Nous voulons en finir avec ce monde irréel ». En effet, Claude Lévêque s’approprie et exploite cette phrase en la superposant sur une image pour réaliser une affiche. L’image choisie montre une réunion familiale dont les membres sont soigneusement munis d’un chapeau en carton, élément indispensable pour faire la fête ! Le sourire aux lèvres, le champagne à 97 Ibidem, p.49. 66 la main. L’image monochrome (bleue) est travaillée jusqu’à la rendre floue, un flou d’ivresse et de « soit-disant » bonheur. Mais arrive cette phrase tremblante (écrite par la mère de l’artiste) qui ne semble pas coller à l’image : « Nous voulons en finir avec ce monde irréel ». Un fois de plus, Claude Lévêque fait référence à un événement, à un fait divers violent : l’homicide de plusieurs policiers et le suicide de leurs meurtriers. Florence Rey et Audry Maupin revendiquaient qu’il fallait « en finir avec ce monde irréel ». Avec cette affiche et ses installations, Claude Lévêque dénonce le climat absurde et « irréel » de la fête et l’hypocrisie qui s’en dégage, il reproche à l’individu de s’enfermer dans ses illusions pour éviter de faire face. Si son travail peut paraître extrêmement violent, il est destiné à sensibiliser le public. Tout le travail de Claude Lévêque repose sur une ambiguïté entre acceptation et refus, entre attraction et répulsion, entre le fond et la forme. Toute la série d’installations produite entre 1992 et 1996, sont de vastes espaces complètement saccagés où il n’y a plus personne, excepté le visiteur qui arrive après la bataille. Claude Lévêque dénonce le présent par un temps révolu. En effet, si il y a absence humaine, il y a eu présence humaine, le spectacle qu’il donne à voir en résulte. Les scènes de chaos sont la représentation d’une association dissociée, la représentation d’un acte, d’un moment qui a mal tourné voire viré au cauchemar. S’évader d’une réalité trop dure à supporter en faisant la fête n’est pas une échappatoire, Claude Lévêque le prouve. La joie, le plaisir basculent dans l’irritation, la salle devient un véritable saccage et la fête un véritable massacre. Résidus, détritus, provoquent un chantier dont les objets instaurent une règle d’abandon. Il règne une sensation d’effondrement, d’une irrémédiable ruine qui a désespérément investi le quotidien. Dans ce type d’installations singulières, seules demeurent les ombres, les restes de nos émotions désormais révolues, plongées dans une inertie pesante. Les meubles et les objets utilisés sont des instruments au service d’un tableau noir, symbolique du malheur, des angoisses et de la solitude. Mais curieusement, ce type d’installation laisse apparaître un paradoxe entre ce que laisse voir l’artiste et l’objectif qu’il veut atteindre : Claude Lévêque exprime sa volonté de reconstruire le présent en véhiculant une image de destruction totale. Reconstruire le présent signifie d’abord reconstruire les rapports humains. Quel sujet est donc mieux approprié que la fête pour remettre en cause ces rapports, là où tous les genres, tous les styles sont réunis dans un seul et même but ? Claude Lévêque constate l’échec de la communication dans les rapports humains. Il ne montre pas simplement un état dédié au plaisir et à l’amusement, mais le moment où le défoulement glisse vers un état d’extrême violence. « Aujourd’hui, la fête est constamment présente dans les conversations et même 67 visuellement avec la circulation et l’abondance de flyers »98 constate Frédéric Fournier. Claude Lévêque renchérit en affirmant que « c’est assez caractéristique d’une société en crise ». Il ajoute : « Je pense que la techno, les raves, avec leurs foules mettent en lumière cette nécessité de compenser toutes nos contraintes et les désillusions envers l’avenir. C’est intéressant le phénomène qui se passe autour de la techno, c’est très révélateur des comportements humains. Il ne s’agit pas d’un simple divertissement. (...) C’est cette volonté de sortir de soi-même, d’être différent du quotidien, les carnavals momentanés viennent de cette nécessité de créer une rupture, d’aller au-delà de ce qu’on est, à travers le travestissement, de transcender la banalité, transgresser l’ordinaire. »99 Claude Lévêque propose sa version de la société en zoomant sur un côté spécifique : ses affects. Il montre que la société n’a pas été établie sur des bases solides, que nous vivons dans une société extrêmement fragile affectée par un malaise, par une difficulté d’exister, par la maladie. Son art est fermement ancré dans la vie, son approche artistique est intimement lié à l’être humain. Avec ses mises en scène chaotiques, le plasticien place le visiteur en position de spectateur. Ce dernier devient le témoin d’un acte qui s’est produit avant son arrivée. La réflexion de Claude Lévêque s’oriente-t-elle sur la mémoire, le présent ou le futur ? Il ne faut pas se méprendre, le plasticien ne parle pas du passé mais bien du présent. Avec Arbeit Macht Frei, le plasticien cherche également à dénoncer le présent par un temps révolu ; la commercialisation du plaisir et du jeu est alors mise en cause. L’artiste met aussi le spectateur en garde par rapport à une probable reproduction de l’histoire, notamment avec le grandissement et la popularité du Front National. Si Claude Lévêque compare le passé au présent, c’est pour mieux sensibiliser le spectateur et doucement lui dicter que le futur est entre ses mains. c/ La perte d’identité A la fin des années 80, le travail du plasticien bascule de la sphère de l’intime vers celle de l’anonyme. Les objets issus de la standardisation et le mobilier collectif représentent une phase décisive dans son parcours, elle pose les premiers jalons de ce que sera l’art de Claude Lévêque. Sans être le sujet principal des oeuvres, mais tout au moins 98 99 Ibidem, p.48. Idem. 68 une question abordée en filigrane, la perte d’identité est une autre allusion que le plasticien ne traite pas délicatement. Matérialisée par des images, du texte et des lieux, la perte d’identité est étroitement liée à l’absence du corps humain. Cependant, perte ne signifie pas absence, elle est une conséquence qui résulte d’un cheminement logique. Si il y a perte d’identité donc banalisation, il y a eu l’exceptionnel, l’unique. Aujourd’hui, l’individu se fond tellement dans la masse, que l’identité – au sens unique du terme – tend à disparaître. A la fin du catalogue « Appartement occupé », figure la photographie d’un pavillon Bouygues au dessus duquel est écrit « Prêt à crever ? » (fig.73). L’objectif est de faire réagir le regardeur sur le problème de la standardisation. Faut-il comprendre, par cette image qu’un appartement où le confort est moindre mais chargé d’émotions, de vécu, de souvenirs est plus intéressant à exploiter qu’un bâtiment dont l’esthétique froide, glaciale est un exemple parfait de la dépersonnalisation ? L’interrogation se pose aussi à propos de Chambre 321. La chambre universitaire est vidée de tout son mobilier. Le lieu devient froid, vide et il n’y a plus aucune trace humaine, plus aucune touche personnelle. La chambre est déshumanisée. L’exemple le plus représentatif reste My Way, qui est une exposition particulièrement intéressante pour envisager la manière dont le corps et l’esprit sont manipulés chez Claude Lévêque. A l’entrée de l’exposition, la figure d’un adolescent est projetée sur un mur métallisé. Le jeune garçon (Elie) danse sur de la musique techno dont le rythme est répétitif. Il fait plus que danser, il s’agite. Ses gestes sont vidés de sens. Son crâne et ses sourcils sont rasés à blanc ce qui annule son expression et lui fait perdre son identité. Le corps de l’adolescent est nié tout comme l’est le corps humain, en général, dans l’exposition – chemises blanches abandonnées, rire cynique et strident qui traverse la dernière salle. L’adolescent semble incapable de s’affirmer, de légitimer son existence. Ce traitement est renforcé par le jeu de l’image qui apparaît puis s’efface doucement, comme absorbée par l’écran. Si chez Claude Lévêque le corps devient une manifestation de l’absence – excepté dans My Way –, qu’il n’est plus qu’une simple trace mémorielle, la personnalité de chaque individu est intrinsèquement affectée, elle devient uniforme, formatée, clonée. L’absence du corps et la perte d’identité témoignent de la déflagration sociale, et sont des allusions qui plongent le visiteur dans la désillusion. Comment rétablir les bases saines d’une société profondément affectée par une crise identitaire? 69 d/ L’art peut-il être salvateur ? Dans la préface du catalogue Le bénéfice du doute, la première phrase amorce directement le sujet : « l’art d’aujourd’hui cherche à tâtons ou avec fracas à témoigner du monde. » En effet, la production contemporaine, dont fait partie Claude Lévêque, est soucieuse d’analyser les rapports au monde : ses maux, les malaises qu’il suscite. Beuys disait qu’il voulait « être le médecin d’un monde malade » et Claude Lévêque pense que « l’art et la culture sont les deux seuls moyens existants et ayant la capacité de sauver la planète ». Par conséquent, il faut se demander si l’art est un moyen de résoudre les affects du monde et de la société. Si l’art est improductif économiquement parlant, il ne peut cependant, provoquer un espace de redécouverte et de réflexion. « Nous sommes sur un terrain de l’art où l’interrogation vaut mieux que l’affirmation et les certitudes enfermées. »100 affirme Michel Nuridsany. En effet, l’art n’apporte aucune réponse prédéfinie mais il a la capacité de soulever un tissu de questions. Les installations de Claude Lévêque sont des conséquences qui renvoient directement aux causes. Elles insufflent aux spectateurs l’envie d’agir. En relatant certains faits de société, certains événement à caractère « faits divers », le plasticien montre quel degré a atteint la réalité qui a tendance à se confondre de plus en plus avec la fiction, notamment avec l’émergence croissante des médias. La place qu’ils occupent dans le monde actuel a quasiment engendré la disparition de la réalité. Les images médiatiques transforment le réel, un processus renforcé par la naissance de mondes virtuels et cybernétiques qui annulent la communication. C’est pourquoi, la violence des oeuvres de Claude Lévêque ne doit pas être prise au premier degré, l’objectif étant d’abolir la violence physique par la violence visuelle et morale. « Claude Lévêque serait un révolté face au spectacle du monde et de la société, sujet qui est par essence celui du rock »101 souligne Eric Troncy. En effet, les goûts de Claude Lévêque pour le rock alternatif et la musique punk n’ont jamais cessé. La musique est indissociable de son oeuvre. Ses installations matérialisent visuellement et sensoriellement l’énergie musicale qui les a engendrées. C’est pourquoi, connaître la musique punk n’est pas inutile pour appréhender l’univers de Claude Lévêque et plus encore, l’attitude punk et son nihilisme. 100 101 Michel Nuridsany, Poo Poo Pidoo..., Le Figaro,24 novembre 2000. Eric Troncy, My Way, catalogue d’exposition, op.cit. 70 Voir, comprendre, réagir. Tels sont les mots d’ordre du plasticien. Ses dispositifs sont toujours agencés de façon à créer une situation de danger et ce, de façon à permettre à ses visiteurs de contourner le piège de l’inertie, de l’inactivité déjà ancrée en chacun de nous. « La société qui m’entoure est dramatique. La situation politique, sociale, économique, le domaine écologique, tous les phénomènes qui déterminent notre vie de tous les jours, me terrorisent parce qu’en plus je veux les voir, je ne veux pas fermer les yeux. Je sens que l’on va vraiment à la catastrophe. Je suis assez informé sur tout ce qui ce passe dans le monde. J’ai peur de la montée des nationalistes et je crois en la troisième guerre mondiale. C’est une époque très dangereuse, on est à la veille d’un chaos, je crois. C’est difficile d’être optimiste, il faut être 102 trouve. » conscient du danger face auquel on se Claude Lévêque nous fait réfléchir en tant qu’être appartenant à une société malsaine où l’aveuglement est en train de nous perdre. Le plasticien cherche à enlever les oeillères qui nous empêche de voir la réalité telle qu’elle est, une réalité qui corrompt et aliène. Ses installations ne doivent pas être des visions prémonitoires. Son but est de faire réfléchir le visiteur sur des questions existentielles : quel est le devenir de l’homme, et plus généralement de l’humanité ? « Son oeuvre ne va pas dans le sens du vide psychiatrique, elle repeuple. Elle fabrique des anti-corps. Elle n’est ni un repli, ni une défense ou une investigation mentale, mais une ligne de front, de résistance et de consistance subjective. »103 Le travail de Claude Lévêque n’est donc pas seulement plastique, il dégage une dimension plus profonde appartenant au domaine de l’universel. « La culture manipulée », « la rééducation des gens » sont autant de sujets que de questions qui restent ouvertes. Le point de vue de Claude Lévêque n’est pas inintéressant : « L’art est manipulé, mais en même temps il y a des gens qui résistent, qui ont un travail, qui ont un engagement. Il y a des gens très actifs dans le domaine des centres d’art, de la critique, de l’organisation d’expos qui sont en phase avec un art qui est en train de bouger...Je sais qu’en France il se développe, par des jeunes artistes, des jeunes critiques, quelque chose qui est naissant dans la thématique de l’art et de l’exposition. La galerie, le musée, c’est pas suffisant, il y a d’autres moyens d’agir. Quand je pense à la culture, je pense à l’éducation, il faut rééduquer les gens à voir, à comprendre, à dialoguer entre eux, à échanger. Je pense que les artistes peuvent être moteurs de ça, stimuler une autre façon de se reparler. Quand je dis les artistes c’est tous les domaines : la musique, le cinéma, la 102 Dominique Lecluse, Nathalie Daviez, Arzel Marcinkowski, Claude Lévêque, Le Spectaculaire, Centre d’histoire de l’art contemporain, Rennes, 1990, p.55. 103 Olivier Zahm, Claude Lévêque, Artforum, mai 1994, p.110. 71 littérature, les arts visuels...La publicité, non ! (...) Réapprendre l’information et en même temps être vigilant, être lucide sur la façon dont on peut être manipulé. Pour moi la culture passe par l’éducation, par les enfants, il y a une nécessité à informer les gens sur des langages qui sont parfois assez opposés aux formes de communication. »104 Suite à ces propos, deux autres question s’imposent : qu’est-ce qu’un artiste et quel est son rôle dans la société actuelle? Plusieurs artistes contemporains (peintre, sculpteur, photographe...) ont répondu. Selon Pierre Rebeyrolle, « un artiste ça sert à agiter un peu, à secouer les consensus mous, à ruer dans les brancards, à dire ‘merde’ le plus souvent possible aux gens conformistes. C’est un beau combat. En dehors du plaisir charnel qu’on peut avoir à peindre, il y a aussi un plaisir intellectuel en disant que peut-être on sert à quelque chose en faisant bouger les idées. »105 Jean-Luc Moulène, quant à lui, se demande si l’art peut être un métier : « Je dirais que c’est une inscription sociale par défaut. C’est parce que nos pratiques ne sont pas reconnues, utiles, efficaces, ou socialisables que la seule solution qu’on ait pour être rémunéré de notre travail, c’est finalement d’être artiste. L’art est une bonne astuce pour dire ‘on vous donne un cadre de légalité, pas très bien défini, dans lequel vous pouvez vous occuper des questions fondamentales qui sont de l’ordre de la liberté. »106 Selon Pierre Torton, il ne faut pas faire de concessions, « c’est ça être artiste, c’est être engagé dans le travail avec les souffrances que ça engendre, notamment le rejet de certains... Il ne faut pas faire de concessions aux canons de l’idée contemporaine. »107 Enfin, lorsque la question est posée à Claude Lévêque, ce dernier répond : « Je ne suis pas dans la position de celui qui fournit nécessairement des réponses, je donne à mon univers, ma sensibilité qui agit en fonction de ce qui m’entoure. Je travaille par rapport à des lieux, à des événements, il y a beaucoup de choses qui sont des éléments de représentation que je choisis, par rapport auquel je me détermine, et puis, ce qu’on fait avec n’est pas nécessairement une réponse à une question. (...) Je ne pense pas à l’engagement que purement esthétique, je refuse que quelqu’un contrôle ou agisse sur le rôle que je me donne. Je ne veux pas que le rôle me soit dicté par d’autres.(...) Je propose, je donne à voir, c’est après, aux spectateurs, d’y confronter leurs propres regards, leurs propres sensibilités. »108 Il faut donc abolir l’idée selon laquelle le rôle de l’artiste est de satisfaire un besoin de beau. En effet, les artistes cités revendiquent que leur but n’est pas 104 Claude Lévêque : « Nous voulons en finir avec ce monde irréel », Flux News n°12, février 1997, p.8. Place à l’art contemporain, émission diffusée sur France 5 le 9 décembre 2003, en collaboration avec Beaux Arts Magazine. 106 Idem. 107 Idem. 108 Claude Lévêque : « Nous voulons en finir avec ce monde irréel », art.cit. 105 72 simplement de divertir le public mais d’agir, d’insuffler une conception de pensée et de critiquer la société. De plus, comme souvent les clés de l’art contemporain ne sont pas données au visiteur, il ne parvient pas toujours à saisir la portée de l’œuvre. Ce qui veut implicitement dire qu’il a des choses à comprendre, à découvrir en exerçant son oeil critique. L’art d’aujourd’hui est une aventure sensible et intellectuelle où le visiteur doit mener sa propre enquête, une aventure qui doit permettre, s’il y a quelque chose à comprendre, de découvrir le sens caché de l’œuvre. « De manière frappante, les artistes se chargent aujourd’hui de proposer une interpénétration de signes, tissée mutuellement par l’œuvre d’art et des fonctionnements ponctuels observables au sein des composants politiques, économiques ou sociaux du réel. »109 La vie quotidienne est un réservoir où les artistes puisent des idées. Elle est devenue un élément de vocabulaire. L’art que développe Claude Lévêque à partir du début des années 90 et ce jusqu’à 1996, ne peut donc être qualifié d’art social. Le plasticien puise ses idées dans la vie quotidienne certes, mais comme il le dit lui même, il n’est pas un artiste social mais socialement engagé. Il explique : « Je redoute les mots d’ordre de certains politiciens invitant les artistes à faire du social, à faire illusion pendant que les forces de l’ordre délogent les immigrés des foyers d’accueil et vident les squats de leurs occupants. Je ne suis missionnaire d’aucun pouvoir politique quel qu’il soit. Je méprise l’art dont le fond de commerce est l’esthétisation de la misère. L’exploitation exotique du déficit humain. Mon activité d’artiste n’a jamais eu pour objectif ma bonne conscience, si à un moment donné dans mon travail je choisis comme sujet les cités HLM c’est aussi pour la même raison que Matisse peint des poissons rouges dans un bocal. »110 L’art de Claude Lévêque n’est pas social mais vise le social, son objectif, comme beaucoup d’autres, est d’essayer de soigner les consciences au moyen de l’introspection, ou pour reprendre les termes d’Eric Troncy : « A l’heure, justement, où les artistes sont souvent perçus par une société qui pense avoir rétabli avec eux un contact, sinon populaire, du moins popularisé, comme étant là pour apporter des réponses, résoudre des équations et de délivrer des messages clairs, lisibles et pourquoi pas, bénéfiques, Lévêque choisit une délicate position de porte-à-faux. Il n’est là ni pour s’acquitter du cahier des charges, ni pour socialiser. »111 109 Charles Barachon, Claude Lévêque : indices de l’accident (1982-1998), mémoire de maîtrise sous la direction de Pierre de Haas, Paris, 1998, p.65. 110 Claude Lévêque, Pour en finir avec l’art social, Bloc Note n°15, p.75. 111 Eric Troncy, Claude Lévêque, op.cit, p.24. 73 III / DES ESPACES PUREMENT PHYSIQUES ET MENTAUX (19972004) 1/ Pour ne plus faire « des objets à regarder » « Le moment où l’objet ne m’intrigue plus. A la Galerie du jour agnès.b en septembre 1998. Un échafaudage de lumière et de son, et un réservoir perceptif et optique. L’espace qui n’est plus à sa place. Un temps dépourvu de durée. Des lumières qui saignent. Les spectateurs en muraille vivante. La vidéo et l’expérience sensorielle. A chaque couleur sa douleur personnelle. De la techno, du hip hop, du rap, et de l’esthétique relationnelle. De la culture urbaine, de la danse, des breakeurs. De tout façon, il y a déjà éclatement. Toujours les mêmes schémas, toujours les même travers ! Ce sont encore Buren et Rutault les plus modernes. A 16 ans on a vécu tous ses rêves. »112 a/ 1997, une année de transition : du matériel à l’immatériel Si à partir de 1998, le travail de Claude Lévêque emprunte une toute autre direction, il ne faut pas occulter l’année précédente. En effet, 1997 peut être considérée comme une période de transition. Les installations de cette année semblent s’être adoucies, s’être débarrassées de la violence des précédentes. My Way serait alors l’apogée d’une période habitée par l’esthétique de la violence. Cependant, la fête et les boules à facettes demeurent toujours les leitmotivs du plasticien. L’esthétique de fête est toujours présente mais elle est traitée différemment. Ces dispositifs scéniques sont toujours aussi vides mais il ne s’agit plus d’une fin de fête ou d’une soirée qui a mal tourné. A la fin de l’année 1996 et au début de l’année 1997, Claude Lévêque réalise deux installations sans titre à la Galerie Toxic New Art au Luxembourg. L’une d’entre elles présente une salle 112 Herr Monde, catalogue d’exposition, op.cit., p.25. 74 assez exiguë dont les entrées sont clôturées par des grilles en fer (fig.74). A l’intérieur, au plafond est accrochée une boule disco diffusant des faisceaux sur les murs, le sol et le plafond. Le visiteur est dans l’impossibilité d’entrer et ne peut que regarder la pièce à travers les barreaux. Cette installation provoque un renversement de situation, le spectateur est en position de prisonnier même s’il se trouve dans un espace ouvert. Dans une autre salle, plusieurs plats en inox à effet miroir sont posés sur le parquet (fig.75). Dans le couloir qui fait face à cette pièce, un grand film miroir sur châssis incliné, ondule légèrement grâce à des ventilateurs dissimulés. Toute cette installation repose sur l’idée de reflet déformé. Le miroir ou l’objet réflexif va être constamment utilisé pour les installations ultérieures sans pour autant constituer l’installation-même comme ici, à la Galerie Toxic. Pour l’exposition « Panique au Faubourg » (fig.76), dans la continuité de l’esthétique de fête, Claude Lévêque choisit d’installer son travail dans la Fonderie Darling Brothers des Recollets. Pour pouvoir pénétrer dans l’univers conçu par le plasticien, le visiteur doit écarter un rideau noir et se laisser guider par la chanson Stranger in the night (qui donne son titre à l’installation) de Frank Sinatra, diffusée en boucle. Suspendue au plafond, une boule disco tourne lentement, projetant autour d’elle des milliers d’éclats de lumière. En dessous, un plateau circulaire qui tourne semble attendre inlassablement ses danseurs. Cet univers est baigné d’une lumière rouge, très douce, qui fait appel à l’imaginaire et au rêve. Dans cet espace fictif, Claude Lévêque brouille les repères spatio-temporels de ses visiteurs. La scène qui tourne en rond et la musique diffusée en boucle rappelle l’irréductibilité du temps qui passe. Ce travail qui a été très élogieusement présenté dans divers articles est beaucoup plus poétique que les précédentes installations, le visiteur pénètre dans un univers presque magique, il ne subit plus d’agression physique et morale. Dans la même lignée que Panique au Faubourg et exposé à l’espace Arteleku de Saint-Sébastien en 1997, I Will Survive présente un décor similaire (fig.77). Un podium recouvert de papier argenté est inondé par des fumigènes. Au-dessus, une boule disco projette des myriades de points lumineux. Les visiteurs sont conviés à danser sur le standard de Gloria Gaynor – qui donne son titre à l’installation – diffusé en léger décalage par deux postes différents. Les expositions Fri Art (Kunsthalle, Fribourg) et Troubles (Kasseler Kunstervein, Kassel) peuvent également être considérées comme transition. En effet, les installations que Claude Lévêque présente sont des espaces quasiment monochromes. Pour Fri Art la 75 couleur dominante est le bleu. L’espace de la salle est rempli de barrières métalliques, celles que l’on retrouve pour endiguer les foules lors de manifestations (fig.78). Ce matériau qu’il puise dans l’environnement immédiat ne lui est pas inconnu, on le retrouve dans plusieurs de ses installations. Leur disposition est telle que la circulation du visiteur est perturbée. En effet, les barrières sont disposées dans le désordre, elles ne forment pas, comme d’ordinaire, un parcours ou un chemin, elles ne mènent nulle part. Aux murs, est projetée une vidéo tournoyante : des lumières urbaines filmées d’une voiture. L’espace construit s’inspire directement du monde urbain, une sorte de mise en abyme. A proximité de cette salle, un couloir sombre est ourlé d’un néon bleu sur toute la longueur (fig.79). Cette installation n’a rien d’idyllique, d’autant plus que le couloir est bleu, « bleu, dit l’artiste, comme on dit que le couloir vers lequel se sentent entraînés les gens qui frôlent la mort. »113 Pour Troubles (fig.80), la valeur dominante est le blanc. L’artiste crée un labyrinthe de voiles blancs que des ventilateurs font flotter, une machine à fumée diffuse un brouillard blanc. En 1997, Claude Lévêque met donc doucement en place des univers monochromes où les objets tendent à disparaître de plus en plus mais où la récurrence d’un dispositif particulier, le miroir, apparaît comme une signature. Il faut également souligner l’émergence d’un nouveau dispositif : la vidéo, que le plasticien réutilisera dans d’autres installations pour mettre l’espace en mouvement. b/ La couleur comme matière première : un regain de sentimentalisme ? A partir de 1998, l’évolution du travail de Claude Lévêque peut se définir par une utilisation quasi stricte de la lumière et du son. Le plasticien réalise alors des pièces purement environnementales qu’il nomme des « espaces physiques et mentaux ». Ce nouveau départ résulte d’une progression logique, il s’agit donc d’un passage et non d’une rupture. « Depuis toujours, la lumière, l’objet et le site sont présents dans mes réalisations, il n’y a pas eu véritablement de rupture. Simplement les choses se sont déplacées. C’est une évolution naturelle. Aujourd’hui je n’interviens presque plus sur les lieux. J’introduis des éléments qui sont de l’ordre du trouble visuel, donc moins d’objets, plus de son et de lumière. Auparavant la lumière était pour moi un élément en rapport à la mémoire. Maintenant, elle agit davantage sur nos sens et la perception que l’on a des choses, donc 113 Eliane Waeber, Les chiens aboient et la tête tourne, La Liberté, Fribourg, 31octobre/1er et 2 novembre 1997. 76 sur l’instant. »114 explique Claude Lévêque. Ce processus commence avec l’intérêt porté à l’espace et au désir d’inclure le spectateur dans l’œuvre. Ces deux mesures constituent une constante malgré les changements formels. Cependant, dans différents articles de journaux, rédigés par différents auteurs, ce passage est décrit comme une rupture. En effet, selon le point de vue de certains, le travail de Claude Lévêque serait, à partir de 1998, beaucoup moins violent. L’exposition Game’s over est décrite comme « un travail moins brutal, plus poétique »115. Plus de lumière est perçu comme « un univers épuré, beaucoup moins menaçant que ses précédentes installations »116. Dans un autre article, on peut également lire : « Lévêque a voulu mettre en scène la lumière et s’éloigner de son thème habituel de la violence social pour un travail plus poétique. »117 Claude Lévêque ne semble pourtant pas approuver ces constatations : « Ce que j’ai fait à la Villa Arson, je n’ai pas l’impression que cela soit plus doux. Effectivement quand on utilise certaines couleurs, cela apporte par leur connotation un petit côté magique, un côté conte de fée. (...) J’ai le sentiment, au contraire, que c’est presque plus dur, de l’ordre d’une certaine frustration physique, d’une dérive des sentiments, des pulsions humaines. »118 Dans les articles le terme « violence » est désormais remplacé par « poésie », sans doute parce que le plasticien fait de la couleur sa matière première. La couleur n’appelle pas la violence mais le plaisir. « En général, les humains éprouvent un grand bonheur à voir la couleur. L’œil a besoin d’elle comme il a besoin de la lumière. Qu’on se rappelle ici le réconfort ressenti lorsque par un jour gris le soleil vient à briller en un point du paysage et y rend les couleurs visibles. On a attribué aux pierres précieuses colorées des effets thérapeutiques – peut-être en raison de ce sentiment profond d’indicible bien-être. »119 Chaque couleur exerce un effet spécifique sur le corps sensible et sur la sensibilité, chaque couleur provoque des états bien déterminés. Goethe précise un point très important : « pour qu’il éprouve parfaitement ces effets caractéristiques, il faut que l’œil soit entièrement environné par la couleur. Par exemple dans une chambre monochrome, ou bien il faut regarder à travers un verre coloré. On s’identifie alors avec la couleur ; elle 114 De appartement occupé à World Cup, des HLM au Transpalette, entretien Karine Noulette, Jérôme Poret / Claude Lévêque, Le journal d’art contemporain en Bourgogne , mars-avri1-mai 1999. 115 Jade Lindgaard, Tortionnaire des sens, Aden, 7 au 13 octobre 1998. 116 Sarah de Haro, Jeux Interdits, Ex aequo, mars 1998, p.49. 117 Claude Lévêque et Olaf Metzel, Aden, 4 au 10 mars 1998, p.27. 118 « Je ne veux plus faire des objets à regarder », entretien Charles-Arthur Boyer / Claude Lévêque, Ex aequo, mars 1998, p.48. 119 Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, 3ème édition revue (2ème tirage), traduit par Henriette Bideau, Centre Triades, Paris, 1986, p. 258. 77 crée l’unisson entre elle, l’œil et l’esprit. »120 A partir de 1998, Claude Lévêque réalise plusieurs espaces monochromes. En s’appuyant sur la théorie de Goethe, il est intéressant de se demander quels effets et quels sentiments naissent lorsqu’on est environné par certaines couleurs, ou pour reprendre les termes spécifiques du théoricien, quel effet « physique-psychique » offre la couleur (le jaune, le bleu, le rouge, le vert) ? La première installation où la couleur est utilisée comme matière première s’intitule Plus de lumière. Elle est présentée à la Villa Arson à Nice en 1998. Il s’agit d’un véritable parcours initiatique, d’un voyage à travers une palette de couleurs. Toutes les ouvertures sont obturées, rien d’étonnant quand on connaît le travail de Claude Lévêque. La circulation, longuement réfléchie par l’artiste, est continue. Les salles, baignées dans différentes couleurs se suivent, et appellent constamment le visiteur à changer de pièce. Les objets – toujours quotidiens – parsèment le parcours sans le perturber, leur fonction est totalement différente de celle des années 80 : « au début de mon parcours artistique, j’ai d’abord travaillé avec des objets autobiographiques, du mobilier lié à mon enfance, et j’essayais avec de la lumière et du son de restituer des situations, des instants qu’on a tous connus enfants. Maintenant je travaille sur des mythologies plus collectives et plus adultes : la prison, l’école, l’hôpital. Je dispose des lits ou des pommeaux de douche, c’est-à-dire des objets vides, anonymes, qui n’ont plus d’histoire, qui se trouvent soudainement rechargés d’affectivité et qui croisent notre mémoire privée. Surtout, j’abandonne progressivement les objets pour ne plus travailler qu’avec la lumière et le son. »121 Les objets de Plus de lumière ne se contemplent pas, au contraire, ils sont « actifs, un lieu d’action. »122 Les trois premières salles de l’exposition sont plongées dans le jaune. L’une abrite trois matelas posés directement au sol et recouverts d’une couette (fig.81). Au-dessus d’eux, les rideaux en tulle virevoltent grâce au souffle de trois ventilateurs. Dans la seconde pièce, l’espace est saturé par des fils fluorescents jaunes (fig.82). La troisième salle semble encore plus absurde : une série de pommeaux de douche est accrochée au mur telle des appliques (fig.83). Après avoir traversé une salle rose et une salle verte, le visiteur se retrouve immergé dans du bleu. Les deux espaces bleus, qui se suivent reçoivent respectivement une échelle métallique qui ne mène nulle part, juste au plafond, ou métaphoriquement à un ciel inaccessible (fig.84). Succède à ces espaces bleus, une salle plus froide car habitée par une lumière blanche. Collée au mur, 120 Ibid., p.259. Jean-Max Colard, Nos années lumière, Les Inrockuptibles n°142, mars 1998. 122 Idem. 121 78 une grande roue d’ampoules blanches qui fonctionnent alternativement, provoque un effet de tournoiement (fig.85). La seule salle qui ne soit pas complètement obstruée est vide, blanche, assez froide. Ce sont des miroirs qui obturent les trois quart des fenêtres laissant très peu d’espace pour l’infiltration de la lumière naturelle (fig.86). Mais cette lumière extérieure ne semble pas suffire à l’artiste : elle est renforcée par des projecteurs. Dans ce parcours, le corps est sollicité et le regard est constamment dirigé. Avec les matelas au sol, le regard tombe ; avec les pommeaux de douche il reste à sa hauteur ; avec les échelles il monte. Avec Plus de lumière, le visiteur fait tour à tour l’expérience de la couleur et de la lumière, car la couleur est produite par la lumière – des filtres en gélatines jaunes, roses, verts, bleus recouvrent leur source, à l’origine, blanche. Dans cette exposition, le visiteur passe d’un espace monochrome à un autre, les couleurs ne sont jamais mélangées. Dans le parcours de Game’s Over, à la Galerie du Jour agnès.b, le visiteur passe également d’un espace monochrome à un autre à la différence que la palette de couleurs est beaucoup plus restreinte que dans Plus de lumière, elle se limite au bleu et au blanc. Dans la première salle, la plafond est rabaissé au moyen d’une grande plaque en plastique transparent. Entre les deux niveaux, des tubes fluos bleus diffusent leur couleur dans tout l’espace (fig.87). Près de l’oreille mais pourtant invisible, une balle de ping-pong rebondit sur une plaque de verre. Le bruit est intense, dur et creux. Dans une autre pièce longitudinale, sur le mur du fond, est projeté un film (fig.88). Il s’agit de la verrière située juste au-dessus de la projection. Ce film a la particularité de tournoyer de façon à ce que le visiteur ait le tournis et ne puisse le regarder plus de deux minutes. Dans la salle suivante, un carrousel gigantesque en plastique transparent tourne lentement (fig.89). Dans deux coins opposés de la pièce, trois projecteurs blancs clignotent fortement. Enfin, dans la dernière pièce, quatre rampes d’ampoules blanches fixées au plafond clignotent également (fig.90). « Spots brûlants contre néons froids, mur en spirale contre béton immobile, carrousel de plastique silencieux contre rebond de balles invisibles : Claude Lévêque a ici tissé un ensemble complexe de contradictions sensorielles. Chaud, froid, dur, apaisant. Un parcours cérébral (surtout) et physique (un peu), pour impliquer le visiteur. »123 De 1998 et ce, jusqu’à aujourd’hui, Claude Lévêque ne cessera de construire des espaces colorés. Ici, l’objectif est de tenter d’expliquer les différentes sensations engendrées par certaines couleurs, le résultat de la confrontation entre le corps (sensible) 123 Jade Lindgaard, Tortionnaire des sens, Aden, 7 au 13 octobre 1998. 79 et la couleur. C’est pourquoi, les exemples d’œuvres qui vont suivre seront classifiés non pas chronologiquement mais par couleur : le jaune, le bleu, le rouge, le vert, le rose. Les expositions Plus de lumière et Game’s Over ont été volontairement mises en exergue car elles rassemblent plusieurs espaces colorés et ne peuvent par conséquent être classées par couleur, à moins que leur exemple soit constamment mentionné. De plus, ces deux expositions sont le point de départ d’un nouvel engagement vers la couleur. Cependant, Plus de lumière sera citée pour illustrer une couleur qui n’est utilisée que dans cette installation : le jaune. Les trois premières pièces de Plus de lumière reçoivent un éclairage jaune. Selon Goethe, le jaune « c’est la couleur la plus proche de la lumière », or l’exposition étant intitulée Plus de lumière, il est tout à fait légitime que Claude Lévêque introduise ses visiteurs dans le vif du sujet. Le théoricien ajoute : « Dans sa pureté la plus grande, il porte toujours en lui la nature du clair et possède un caractère de serein enjouement et de douce stimulation. (...) Il est donc conforme à l’expérience d’affirmer que le jaune donne tout à fait une impression de chaleur et de bien-être. Ce pourquoi aussi, en peinture il apparaît du coté éclairé et actif. On percevra cet effet réchauffant de la façon la plus intense en regardant un paysage à travers un verre jaune, en particulier par un jour gris d’hiver. L’outil se réjouit, le cœur se dilate, l’âme s’égaie ; il semble que nous parvienne une chaleur directe. »124 Cependant les éléments que le plasticien ajoute dans les pièces jaunes, n’évoquent pas seulement le bien-être décrit par Goethe. Les matelas vides et les rideaux flottants provoquent une ambiance presque fantomatique. Dans la salle où sont suspendues des cordes de lumières, l’espace est étouffé, de la même façon que peut l’être le visiteur. La douceur de la lumière attire et la saturation de l’espace repousse : les cordes enveloppent tout le corps comme pour le retenir prisonnier. Sensation de bien-être couplée avec celle de l’angoisse et de l’emprisonnement. Claude Lévêque n’oublie jamais de troubler ses visiteurs et de les placer sur un terrain miné d’ambiguïtés. Plus que le jaune, il semble que Claude Lévêque affectionne tout particulièrement le bleu et le rouge. La lumière bleue baigne déjà une partie de l’exposition Fri Art en 1997 et est encore plus intensément diffusée dans Les lumières de la ville (1998), Whirlwind (1998), et Oscilliations (1999). Pour Les lumières de la ville (fig.91), Claude Lévêque investit l’appartement-galerie de Pierre Chevalier, situé à Paris. Il retapisse les murs de 124 J.W. Goethe, op.cit., p. 259-260. 80 papier peint froissé. Tout l’appartement est éclairé avec des spots bleus et toutes les vitres sont recouvertes d’un filtre bleu. Un poste de radio posé dans un coin diffuse une version ralentie d’une chanson de boys band. L’expérience du bleu se poursuit à la Stadtische Galerie de Brême avec Whirlwind (fig.92). Le site est spécifique, il se compose d’une grande halle traversée axialement par une colonnade que l’artiste exploite largement pour l’intégrer à son oeuvre en tant qu’élément matériel. En effet, autour des colonnes, Claude Lévêque suspend trois grands cercles en aluminium sertis d’ampoules bleues. Les ampoules s’allument et s’éteignent l’une après l’autre donnant l’impression que les grands cercles tournent autour de leur axe, ce qui produit un mouvement virtuel. Les ampoules bleues diffusent tout autour d’elles leur couleur, transformant la Stadtische Galerie en un espace monochrome. En 1999, le plasticien réalise une oeuvre au State Street Bridge Gallery à Chicago : Oscillation (fig.93). Ce pont, qui est un des plus vieux de la ville, a la particularité de s’ouvrir en deux pour laisser passer les bateaux sur le fleuve. L’installation de Claude Lévêque, située en-dessous du pont, met en scène un jeu d’éclairage. Une rangée de gyrophares est complétée par des projecteurs à faisceaux bleus programmés pour alterner entre position fixe et balayage. Toutes les ouvertures sont masquées par un filtre bleu, de la même façon que Les lumières dans la ville. Ces trois installations plongent le lieu qui les accueille – qu’il soit fermé ou ouvert – dans du bleu. « Cette couleur fait à l’œil une impression étrange et presque informulable. En tant que couleur, elle est une énergie ; mais elle se trouve du côté négatif, et dans sa pureté la plus grande, elle est en quelque sorte néant attirant. Il y a dans ce spectacle quelque chose de contradictoire entre l’excitation et le repos. (...) Comme nous suivons volontiers un objet agréable qui fuit devant nous, nous regardons volontiers le bleu, non parce qu’il se hâte vers nous mais parce qu’il nous attire. Le bleu nous donne une impression de fraîcheur, et aussi nous rappelle l’ombre. Nous savons qu’il est dérivé du noir. Des chambres tapissées uniquement de bleu paraissent dans une certaine mesure grandes, mais en fait vides et froides. »125 Après le bleu vient le rouge. Rouge comme Stigmata (1999), comme l’installation sans-titre pour l’exposition « Elysian Fields » (2000), comme Mon Combat (2002), comme Welcom to Pacific Dream. Stigmata (fig.94) est rouge comme le sang. Il s’agit 125 J.W. Goethe, op.cit., p.262. 81 d’une installation in situ au PS1 Contemporary Art Center, à New York. Claude Lévêque transforme les trois niveaux de la cage d’escalier qui dessert les salles d’exposition. Chaque coin de l’espace reçoit un ascenseur d’ampoules rouges : elles clignotent rapidement les unes après les autres créant un mouvement visuel ascensionnel. Le regard est donc automatiquement mené vers le haut, au plafond. C’est un miroir qui fait office de plafond, dédoublant ainsi l’espace. On retrouve ce même dispositif sous tous les paliers. Ces miroirs arrêtent la montée des ampoules et leur reflet crée un mouvement inverse, elles vont et viennent, de haut en bas. Toutes les fenêtres sont recouvertes d’un filtre rouge « comme si le paysage, la vue de New York qu’on a depuis PS1, s’emplissait de sang. »126 Pour l’exposition « Elysian Fields » (fig.95), au Centre Georges Pompidou, à Paris, Claude Lévêque agence un petit pavillon de 4 mètres de largeur sur 2,68 mètres de hauteur. L’entrée n’est guère plus large que le corps humain. Les quatre murs et le sol sont recouverts de moquette rouge. Les quatre coins de la pièce sont munis de tubes recouverts de miroirs souples. Dans ces colonnes filiformes qui produisent un tournoiement rougeoyant, le reflet du visiteur devient filiforme. Au-dessus et au centre de cet espace, deux projecteurs munis de filtres rouges sont suspendus et arrosent l’ensemble d’une intense lumière rouge métallisée. Pour Mon combat (fig.96): « Claude Lévêque voit rouge à la salle de bain »127. Dans l’espace de la Salle de bain, les murs sont doublés de caisses de bouteilles de bière vides. Des caisses rouges sur lesquelles est écrit « kronenbourg », dont Claude Lévêque a détourné l’étiquette pour inscrire le titre provocateur de son exposition. Au plafond, une ligne de néon rouge qui se reflète dans la vitre donnant sur la cour, dédoublant une fois de plus l’espace. Dans la continuité de ces trois environnements : Welcom to Pacific Dream est présenté à La Galerie de Noisy-le-Sec, en 2002. Les fenêtres sont couvertes d’un filtre rouge. Au centre de chacune des cinq pièces, des branches d’arbre habillées d’aluminium sont suspendues et tournent lentement grâce à un petit moteur. A l’extrémité de chaque pièce, des phares de voitures diffusent de la lumière rouge par saccades. La lumière rouge crée une ambiance onirique du domaine de l’imaginaire et du rêve mais peut également créer une ambiance angoissante, oppressante et évoquer le sang. 126 Mécanique Phobique, entretien Jade Lingaard / Claude Lévêque, Les Inrockuptibles, hors série n°4, 1999, p.91. 127 Titre de l’article de Geneviève Breerette, Le Monde, 22 février 2002. 82 « Lévêque explore la charge passionnelle, incendiaire, mortelle, du rouge. »128 Plus qu’une autre couleur, le rouge excite la rétine. Selon Goethe, « l’effet de cette couleur est unique comme l’est sa nature. Elle donne l’impression de gravité et de dignité aussi bien de bienveillance et de grâce. La première lui est propre lorsqu’elle est concentrée et sombre, la seconde lorsqu’elle est diluée et claire. »129 Avec Caos Verde (fig.97), présenté au café 9 de Saint-Etienne en 2000, Claude Lévêque réalise « un chaos vert ». L’espace est, comme on en a l’habitude, saturé. De la moquette verte fluo déchiquetée tombe du plafond où elle est accrochée. Au sol, des projecteurs halogènes avec des filtres verts envoient des pulsations de lumière. On retrouve un vert chromatiquement similaire, c’est-à-dire acidulé, dans une des huit pièces conçues pour l’exposition « Albatros », au Musée d’Art Moderne et Contemporain à Genève, en 2004. « Lorsqu’on combine le jaune et le bleu, que nous considérons comme les couleurs premières et les plus simples, dès qu’elles apparaissent au premier stade de leur efficacité, on fait naître la couleur que nous appelons vert. Notre oeil trouve en elle une satisfaction réelle. Lorsque les deux couleurs mères se font exactement équilibre dans le mélange, de sorte qu’aucune ne ressorte plus que l’autre, l’œil et l’âme reposent sur ce mélange comme sur un élément simple. On ne veut pas aller au-delà, et on ne peut aller au-delà. C’est pourquoi, la couleur verte est la plupart du temps choisie pour tapisser les pièces où l’on se tient d’ordinaire. »130 Cependant, le vert de Caos Verde et de Fée Verte est un dérivé du vert, il est fluo. Il y a donc un évident déséquilibre entre « les deux couleurs mères », le vert qu’utilise Claude Lévêque tend plus vers le jaune. L’effet que produit cet environnement est donc similaire à celui d’un environnement jaune. Enfin, la couleur qu’utilise aussi le plasticien est le rose. Récemment, en 2004, Claude Lévêque réalise une installation intitulée Valstar Barbie (fig.98), présentée à Lyon dans le cadre de la Biennale. Un escarpin rose dont la taille est surdimensionnée, occupe tout l’espace d’une pièce. L’installation inclue également plusieurs voiles mis en mouvement par des ventilateurs. Le tout est éclairé d’une intense lumière rose. « Les couleurs du côté moins sont : bleu, bleu-rouge et rouge-bleu. Elle font naître un sentiment d’inquiétude, de douceur et de nostalgie » affirme Goethe. Le rose est une couleur 128 Idem. J.W.Goethe,op.cit., p. 263. 130 Idem, p.264. 129 83 sentimentale. Oui mais Claude Lévêque qui ne cesse de jouer sur l’ambiguïté des couleurs, des objets et du sens qu’il leur donne explique : « je l’ai intitulé Valstar Barbie en référence à la poupée, bien sûr, mais aussi à Klauss Barbie, le tortionnaire. C’est une oeuvre pour lutter contre la décrépitude de l’anti-fascisme, contre la féerie supposée de l’oubli ou de l’amnésie. »131 Il faut rappeler que l’œuvre en néon travaillée sous forme de mot : Je suis une merde (2001) (fig.99) – propos contre productif – diffusait une lumière rose. L’association entre la lumière rose et le sens des mots produit un court-circuit, un décalage important. Le plasticien ne fait aucune concession, il détourne le rose du sentiment initial qu’il est censé généré, c’est-à-dire « douceur » et « nostalgie ». Quelques mois après la Biennale de Lyon, dans un lieu squatté, appelé L’Impasse, à Paris, Claude Lévêque propose la suite de Valstar Barbie. Il l’intitule Valstar Barbie vole en éclats (fig.100). L’espace n’est pas très grand. Fidèle à la précédente installation, Claude Lévêque conserve le rose. Il place des filtres sur les fenêtres et parsème la salle de quelques importantes plaques en plexiglas ondulées, recouvertes de film plastique rose. L’espace est fragmenté horizontalement par des tubes fluos roses. En associant des objets et une lumière de même couleur, Claude Lévêque fait des espaces qu’il investit, des saturations chromatiques, de sorte que le visiteur fasse pleinement l’expérience de la couleur. Le fait de traiter un espace avec une seule couleur, de le plonger tour à tour dans le jaune, le bleu, le rouge, le vert ou le rose, trouble considérablement les repères spatiaux du visiteur qui n’est pas habitué à vivre dans une couleur précise. Dans ces multiples environnements, le visiteur ressent toujours quelque chose de différent. Le bleu ne provoque pas la même sensation que le rouge, que le vert, que le rose... « Contemplant des couleurs isolées, nous avons été en quelque sorte pathologiquement affecté, entraîné à ressentir des impressions particulières, nous sentant tantôt animé et stimulé, tantôt attendri et nostalgique, tantôt haussé vers ce qui est noble, tantôt rabaissé vers le vulgaire. »132 Il est tout à fait possible d’attacher une sensation à chaque couleur. Cependant rien n’est définitivement vrai car tout le monde fait une expérience différente de la couleur. Par conséquent, parler des couleurs pour être compris, c’est s’en remettre à la probabilité. Il est probable, par exemple que la couleur rouge soit associée à la chaleur, à quelque chose de violent, d’interdit ou au sang. Il semble moins plausible qu’elle soit associée spontanément à la tomate... 131 132 P.T., Dans l’enfer de Barbie, Culture n°447, octobre 2003, p.14. J.W. Goethe, op.cit., p.266. 84 Il est important de souligner que les couleurs qu’utilise Claude Lévêque sont principalement produites par la lumière. Dans la plupart des cas, les ampoules utilisées sont déjà colorées, ou un filtre en gélatine recouvre la source lumineuse blanche. Les murs, lorsqu’ils sont blancs ou clairs, absorbent et réfléchissent la lumière colorée. Dans ce cas, la couleur n’est produite que par la lumière. D’autres fois, les murs sont recouverts de matière colorée (de la moquette rouge pour l’exposition « Elysian Fields ») mais toujours accompagnés d’éclairages. L’effet oppressant de la couleur est ainsi renforcé. La lumière a toujours été présente dans le travail de Claude Lévêque, elle a toujours été appréciée pour sa capacité d’expérimentation multiple. Qu’elle soit douce, glaciale, blanche, intense, alternée, colorée la lumière produit à chaque fois un impact sensoriel sur le visiteur. La lumière n’est plus une simple source, elle devient matière à moduler. Ce dispositif qui est indissociable de l’œuvre du plasticien a subi, comme son travail, une évolution certaine. Au début des années 80, elle était exploitée comme objet : lampe, allogène, néon. Elle pouvait être figurative ou travaillée sous forme de mot. A partir de 1990, la lumière se dématérialise de plus en plus. En effet, le travail de Claude Lévêque sur la lumière consiste de plus en plus à en distinguer l’impact et non la source. « Lumière qui est aussi l’abîme, une lumière ou l’on s’abîme, effrayante et attirante. »133 « Lorsque l’artiste se laisse guider par son sentiment, la couleur apparaît. »134 explique Goethe. Dans cette optique, il faudrait considérer l’utilisation de la couleur chez Claude Lévêque comme un regain de sentimentalisme. Regain, car les oeuvres du début des années 80 manifestaient de la nostalgie et de la sentimentalité. Pourtant, les environnements que le plasticien conçoit à partir de 1998 ne se sont pas véritablement adoucis. La violence s’est, certes, atténuée mais n’a pas complètement disparue ; elle a été transférée. Claude Lévêque laisse de côté l’esthétique de la violence – la série d’installations chaotiques –, il s’intéresse désormais à la violence sensorielle pour devenir un « tortionnaire des sens »135. Donc, la violence persiste mais elle est exploitée sous une autre forme. Les espaces colorés que le plasticien réalise ne témoignent donc pas d’une éventuelle renaissance du sentimentalisme. 133 Maurice Blanchot, cité par Michel Gaillot, Du vide inguérissable in Plus de lumière, catalogue d’exposition, édité par la Villa Arson, Nice, et la galerie du Jour agnès.b., Paris, 1998, (non paginé). 134 J.W.Goethe. op.cit., p.274. 135 Titre de l’article de Jade Lindgaard, Aden, 7 au 13 octobre 1998, p.26. 85 c/ De la lumière, du blanc, de la transparence et du noir total Si Claude Lévêque aime jouer avec les couleurs, il affectionne également les non couleurs. Conjointement aux environnements colorés (mentionnés précédemment), il réalise des espaces dominés par la transparence, le blanc et à l’inverse, des espaces où le visiteur est plongé dans le noir total. La réflexion se situe donc entre le visuel et le non visuel. L’intérêt pour des espaces blancs et transparents s’initie avec Troubles. Pour cette installation, Claude Lévêque met en place des morceaux de tulle blanc qu’il dispose de façon à créer un espace labyrinthique. La diffusion d’une fumée blanche opaque participe largement à troubler les repères – d’où le titre de l’installation. Le visiteur se retrouve dans un brouillard où il ne distingue plus rien, un brouillard qui a sérieusement tendance à se confondre avec les voiles blancs. Tout est trouble. Les limites du lieu sont à peine perceptibles. Troubles est une installation largement dominée par le blanc et sa capacité à troubler la perception visuelle. « Bien que, en raison de la nature de notre oeil, nous ne voyions pas les objets éloignés aussi distinctement que ceux qui sont proches, la perspective aérienne repose en fait sur ce théorème important : tous les milieux transparents sont quelque peu troubles. » constate Goethe. Il en conclut que « le blanc peut être considéré comme le trouble parfait. »136 Dans la lignée de cette installation, Sentier Lumineux (fig.101) perpétue ce mode d’expression visuelle. Créé pour le projet « Fin de siècle », pour le passage à l’an 2000, le Sentier Lumineux de Claude Lévêque était installé dans les sous-sols du Lieu Unique, à Nantes. « Maître d’un art anxiogène, spécialiste de l’art phobique, Claude Lévêque propose un parcours angoissant et inquiétant »137. Le visiteur pénètre dans un espace saturé de son et de lumière. Comme pour toutes ses installations, le plasticien a largement respecté la spécificité du lieu architectural composé de poutrelles métalliques rivetées, de solides poteaux en fer et de murs en béton armé aux lignes sinueuses. Une architecture froide, solide qui participe beaucoup à l’ambiance underground recréée. Sentier Lumineux, comme Troubles, est une installation faite de transparence. Tout est blanc et immatériel lié aux structurations de l’espace. Les éléments choisis par le plasticien sont, à priori, naturels : de l’air, de l’eau, et de la lumière. Pourtant, Claude Lévêque a souvent recours à des moyens artificiels et l’atmosphère qu’il crée ici n’a rien de naturelle. La lumière, qu’il 136 137 J.W.Goethe, op.cit., p.200. Daniel Morvan, Claude Lévêque sculpte la panique, Ouest-France, Nantes, 21 décembre 1999. 86 exploite depuis l’origine de son parcours artistique, n’est jamais naturelle ou quand elle l’est, elle est toujours mise en relation avec de la lumière artificielle. « La lumière c’est vraiment quelque chose qui me préoccupe beaucoup. La lumière artificielle naturellement, je n’aime pas la lumière naturelle. »138 explique Claude Lévêque. Pour Sentier Lumineux, les éléments naturels sont donc recrées artificiellement. Toute l’ambiguïté repose sur le démêlé de ce qui appartient au domaine du vrai et du faux car pour cette installation l’artiste fait du vrai avec du faux. Il joue avec le réel en le transformant, il ajoute, comme chaque artiste, son ingrédient personnel qui n’est autre que son imaginaire, son univers. La lumière, l’eau et l’air sont donc les dispositifs principaux qui constituent Sentier Lumineux mais ils sont perceptibles en tant que déclinaison de la structure existante. Des panneaux de polycarbonate scandent dix travées de métal qui portent la structure du bâtiment. Ces plaques transparentes font apparaître leur rainures qui, avec les jeux de lumière, simulent l’aspect vaporeux de l’eau, créent des vibrations. Faire une installation avec de l’eau était techniquement impossible, c’est pourquoi Claude Lévêque a recréé une atmosphère d’eau. Chacune d’elle est munie d’un spot stroboscopique diffusant une lumière blanche très intense qui aveugle. Tout l’espace baigne dans une fumée blanche, dans l’air artificiel, ce qui contribue à perturber la perception visuelle. Le vrombissement sonore pèse et oppresse notre corps sensible. Où sommes nous ? Dans une descente aux enfers ? Dans une atmosphère de fin du monde nucléaire ? Peut-être avons nous franchi les portes de l’an 2000 ? « Claude Lévêque sculpte un lieu de panique accompagné de son habituelle traumatologie. »139 A l’entrée, le visiteur est averti : « Le niveau sonore et les effets stroboscopiques peuvent troubler certaines personnes ». Avec Troubles et Sentier Lumineux, Claude Lévêque provoque le trouble, modifie la perception. En utilisant des fumigènes, la vision devient floue et l’effet produit n’est finalement pas si loin qu’un environnement plongé dans le noir total. Avec Virus Day et World Cup, Claude Lévêque exploite également la transparence. Cependant, la perception visuelle n’est plus aussi troublée que dans Troubles ou Sentier Lumineux. Présentée à l’ARCO de Madrid en 1999, dans le cadre de « Project Room », Virus Day (fig.102) est une installation composée de plusieurs sphères. Pour entrer dans l’espace, le visiteur doit traverser un rideau constitué de cinq cent boules en plexiglas. La transparence de ces sphères laisse apercevoir ce qu’il y a derrière : cinq 138 139 Michel Nuridsany, Cérémonies Secrètes, op.cit., p.22. Daniel Morvan, Claude Lévêque sculpte la panique, art.cit. 87 boules tournantes, disposées en rond, diffusent des faisceaux blancs dans tout l’espace. Au fond, un film miroir recouvre le mur, dédoublant l’installation. Pour World Cup (fig.103), en 1999 également, Claude Lévêque exploite à nouveau le motif de la sphère transparente. Cinq ans après « Appartement occupé », en collaboration avec Emmetrop, le plasticien revient à Bourges où il investit Le Transpalette. Le choix du lieu ne semble plus étonnant. Le Transpalette – appellation qui n’est pas sans rappeler le vocabulaire d’usine – est un ancien bâtiment industriel construit en hauteur qui propose, aujourd’hui, de concilier son architecture avec des réalisations contemporaines. « J’ai été séduit par la verticalité du lieu, explique l’artiste, ce puits de lumière, cette architecture de bâtiment industriel m’ont beaucoup intéressé. Je suis venu plusieurs fois en repérage pour comprendre ce lieu avec son ascenseur, son monte-charge et son escalier qui montent tous vers le verrière. »140 Ce questionnement sur ce lieu spécifique a abouti à une installation jouant de deux aspects distincts de l’espace : sa verticalité et son horizontalité. Lorsque le visiteur entre dans le Transpalette, l’espace est vide et soudain le chaos de son excessif d’une foule hurlante l’envahit. Dans le prolongement de la visite, une sphère transparente en plastique, aux dimensions démesurées apparaît. Coincée entre deux murs qui soulignent une certaine horizontalité, elle occupe tout l’espace. Au travers de sa transparence, les éléments d’origine de ce lieu : cage d’escalier, verrière et armatures métalliques, continuent d’exister. La mise en optique de la verticalité est renforcée par la verrière obturée par un miroir qui renvoie l’image de la gigantesque bulle et celle du visiteur. Si toutes les ouvertures sont volontairement obstruées, comme à l’accoutumé chez Claude Lévêque, d’où provient la lumière blafarde qui éclaire l’ensemble ? De néons finement dissimulés dans les hauteurs du puits. Ainsi, en obstruant la verrière et en utilisant de la lumière artificielle placée là où elle semble nécessaire, le plasticien répartit idéalement l’éclairage calculé autour de son installation. L’atmosphère est réduite au noir et blanc avec quelques dégradés de gris, un choix qui s’accorde parfaitement à la dimension inquiétante d’une usine désaffectée. En construisant des espaces brouillés par des fumigènes ou en questionnant les capacités de la transparence de divers matériaux (plexiglas, plastique, polycarbonate...), Claude Lévêque cherche à mettre à mal la perception visuelle du spectateur. Il transforme le réel et l’image du réel que le visiteur perçoit habituellement. Dans la fumée blanche, 140 Gilles Bigot, Une sphère bien éclairée, La Nouvelle République du Centre-Ouest, 27 janvier 1999. 88 l’œil ne distingue plus rien ou très mal et à travers des sphères transparentes il reçoit une image tantôt concave tantôt convexe de l’espace qui l’environne. Si la lumière est une des matières premières chère à l’artiste, qu’il module depuis le début de son parcours artistique, il s’interroge aussi sur ce que peut provoquer le noir sur nos perceptions : « On ne sait jamais vraiment ce qu’est l’obscurité totale. C’est très rare d’y être confronté. En dehors d’une hypothétique illustration, elle offre un vrai phénomène sensoriel : certains visiteurs, par exemple voient des couleurs. Parfois aussi, le noir permet d’annuler l’image, nos codes de représentation, de faire table rase. »141 La première installation où le visiteur est plongé dans le noir total s’intitule Kollaps, elle est présentée au Consortium de Dijon en 1999. Avec un terme allemand, la sonorité est proche de l’agression, la traduction française « collapsus » en dit déjà beaucoup sur l’installation. Le visiteur doit se préparer à un éventuel malaise. Kollaps est un espace de pure phobie. Tout d’abord, la peur du noir qui règne dans la pièce, un noir durable, une obscurité absolue. « Cette obscurité totale a été très difficile à obtenir. Je voulais qu’aucun élément n’apparaisse dans le noir, même si on reste très longtemps. Je voulais repousser les murs, qu’on ne puisse pas les voir ni les deviner, qu’on ait aucune idée des formes et des dimensions de l’espace. »142 explique Claude Lévêque. En effet, le phénomène scientifique qui affecte l’œil lorsqu’il passe de la lumière à l’obscurité, est le suivant : « Lorsqu’on passe de la clarté du jour à un lieu relativement sombre, on n’y distingue rien au premier abord, peu à peu, les yeux retrouvent leur réceptivité. »143 Pour Claude Lévêque l’enjeu était de radicaliser ce passage. Après la peur du noir vient la peur du bruit qui semble venir du plafond. C’est le son d’un hélicoptère en marche, le son sourd des hélices, un bruit infernal à la limite du supportable. Puis il y a une soufflerie intense qui happe le corps tout entier. Enfin, il y a la peur du sol en mousse qui semble se dérober sous nos pas. La peur grandit et atteint une forme paroxystique lorsque par mégarde notre corps percute celui d’un autre visiteur. Kollaps est une installation non visuelle, un espace sensoriel aux limites de ce que le corps sensible peut supporter. « Claude Lévêque qui, jusqu’alors, nous avait saoulé de lumière, fait le noir, nous plonge dans l’obscur. ‘Le noir est une couleur’ disait Matisse. Voire : le noir est un continent. L’imaginaire en alerte y prend la relève de l’œil. »144 Comme le souligne Michel Nuridsany, la vue est le sens le 141 Claude Lévêque : actions à réactions, entretien Emmanuelle Lequeux / Claude Lévêque, Aden, 31 octobre 2001. 142 Jean-Max Colard, Sueurs froides, Les Inrockuptibles, n°223, décembre 1999, p.57. 143 J.W.Goethe, op.cit., p.90. 144 Michel Nuridsany, Lévêque : l’œuvre au noir, Le Figaro, mardi 14 décembre 1999. 89 plus développé, lorsqu’elle nous fait défaut il ne reste que l’imaginaire. Mais comment réagir quand ce qui nous environne est agressif ? Kollaps est un test ultra-physique, une mise à l’épreuve des tensions, des perceptions, de la résistance. Déjà, en 1985, Claude Lévêque plongeait le spectateur dans Le chant des ombres, un univers semi ténébreux où ressurgissaient des peurs enfouies. Plus de dix ans après, le noir n’est plus partiel mais absolu. Il explique : « J’avais fait en 1985, dans l’ancienne Fondation Cartier, une installation déjà très phobique, mais qui était encore très figurative : c’était une forêt très sombre, où l’on apercevait progressivement des formes (un arbre, un cerf,...), avec en fond sonore des bruits d’enfants. Mais j’ai l’impression que depuis plus de deux ans, d’avoir fait le tour des objets, de ces mythologies, à la fois collectives et intimes, de ces figurations. Maintenant je m’intéresse plus à des questions d’espace, de dimensions. »145 En 2000, pour l’exposition « Voilà », organisée à l’ARC, Claude Lévêque réalise une installation qu’il intitule Claude. Le dispositif s’inscrit dans la démarche qui trouve son origine à Dijon avec Kollaps. A l’entrée, le visiteur est prévenu : « Interdit à toute personne ayant une santé fragile ». En effet, Claude s’avère être un piège de violence noire. Le visiteur pénètre dans un espace plongé dans l’obscurité et le silence. Les murs sont recouverts de contreplaqués métalliques – pour une meilleure acoustique, afin que le son soit métallique et strident. L’endroit est inquiétant. Rien n’indique ce qui va se passer. Soudain, tout bascule. Un flash lumineux accompagné d’une détonation, traversent le corps. En l’espace d’un instant, d’un éclair, tout est fini. Que s’est-il passé ? Il faut se persuader que la mort ne nous a pas encore emporté, que ce n’était qu’une simulation, une simulation plutôt réussie : « Je voulais faire comme si on prenait réellement un coup de feu : les gens, parfois, se touchaient le corps pour voir s’ils n’étaient pas atteints »146. Pendant une seconde, le noir est oublié puis il revient et resubmerge la pièce. Les limites de l’espace restent gravées sur la rétine puis s’effacent peu à peu. Chaque coup de feu tiré fait échos aux balles perdues ou tueuses d’adolescents dans les rues de Chicago. On repense alors à toute la violence parcourue quotidiennement dans les articles de journaux : « Cagoulés, armés de fusils à pompe, un soir de l’année 1994, Florence Rey et Audry Maupin ont fait irruption dans un univers bien réel. Lors d’une course poursuite, dont l’objectif demeure inconnu, ils tuent trois policiers et un chauffeur de taxi, avec une froideur et une indifférence surprenante. ‘Nous voulons en finir avec ce monde irréel’ 145 146 Jean-Max Colard, Sueurs froides, art.cit. Claude Lévêque : action à réactions, entretien Emmanuelle Lequeux / Claude Lévêque, art.cit. 90 écrit-t-elle dans son journal, qui voudrait être l’ébauche d’un manifeste révolutionnaire. Et le langage a cessé d’être, car du monde, le réel avait fui. Plus aucun sens, aucun paradigme ne pouvait permettre de le déchiffrer. Ils étaient seuls dans un autre monde, plongés dans un abîme puis, enfin, ils ont décidés de maîtriser leur destin : ‘un flingue à la main pour qu’enfin tout devienne clair’. Ainsi donc, leur monde a cessé d’être virtuel. »147. Dans l’installation que propose Claude Lévêque, l’idée de la mort envahit explicitement l’espace et le corps du visiteur. Dans l’étroite continuité de ces deux expositions, Claude Lévêque réalise Ende, à la galerie Yvon Lambert, en 2001. Dans un espace toujours aussi déroutant, plongé dans le noir, le visiteur avance à tâtons, cherche ses repères. Le sol mou le déséquilibre. Seule, une chanson de Joe Dassin permet approximativement de s’orienter : « Et si tu n’existais pas, dis moi pourquoi j’existerais / Pour traîner dans un monde sans toi / Sans espoirs et sans regrets / Et si tu n’existais pas, j’essaierais d’inventer l’amour / Comme un peintre qui voit sous ses doigts naître les couleurs du jour / Et qui n’en revient pas... » Si le visiteur entend la chanson, il n’y prête pas tout de suite attention car trop concentré à se situer. Puis les paroles et la voix s’écoutent. La voix tremblotante est celle de la mère de l’artiste qui va crescendo. « Son chant est ici un élément qui pourrait me faire revenir au récit, mais je pense que l’ensemble est assez bien maîtrisé pour ne pas tomber dans le pathos et la nostalgie. Cette voix participe, avec ses hésitations, sa fragilité, de l’hésitation que le visiteur connaît dans le noir, sur ce sol juste assez élastique pour qu’il ait l’impression de ne pas être stable. Cela fait partie d’un dialogue avec ma mère, qui participe souvent à mon travail. »148 Une salle noire et une chanson, rien de plus mais amplement suffisant pour laisser son imaginaire créer des images. Claude Lévêque montre comment une chanson lancinante aussi substantielle peut être mise en valeur et donner du relief là où il n’y en a pas. L’idée de la mort est beaucoup plus implicite que dans l’installation Claude, mais néanmoins envahissante. D’emblée, le titre annonce la fin. La fin de quoi ? De la vie ? A chacun sa version. Puis il y a ce noir consistant, ce néant durable qui évoque inévitablement la mort. En effet, « si le blanc est la réunion de toutes les couleurs, le noir est l’absence de toute couleur. Le noir c’est à proprement parler l’ombre, l’obscurité, la nuit. (...) Le noir est la négation de la lumière, cette teinte devient 147 Fait divers mentionné par Sonia Citron, Nous voulons en finir avec ce monde irréel, in My Way, catalogue d’exposition, op.cit. 148 Claude Lévêque : action à réactions, entretien Emmanuelle Lequeux / Claude Lévêque, art.cit. 91 par là, l’emblème de toute négation, du néant. C’est tout naturellement le symbole de la mort qui est la négation de la vie. »149 d/ Entre lumière et obscurité Si Claude Lévêque construit des univers noirs – au sens propre et au sens figuré – et des univers baignés de lumière, il concilie également les deux. Cette fois ci il ne s’agit plus d’installations aveuglantes ou non visuelles, il s’agit de souligner, de mettre en relief la lumière tout en annulant les repères spatiaux et de créer de la profondeur ou une certaine perspective. Des univers situés entre lumière et obscurité. Avant d’inventorier les différents espaces construits sur ce principe, il faut mentionner une installation moins récente intitulée Nuit-Jour (fig104 et 105), réalisée à la ferme du Bourget (Monnieux) en 1996. Ce lieu venait d’être acquis pour s’affirmer comme pôle d’accueil du public et avant sa réhabilitation, Claude Lévêque intervenait dans les deux granges, la cour et le jardin pour proposer un parcours visuel qui prenait en considération la réalité du site pour la transgresser ensuite. Le dispositif qui donnera son titre à l’installation, joue sur la sensation du jour et de la nuit transposée à l’intérieur des deux granges où sont dispersées des traces de vie. Dans la grange où est restituée la lumière du jour, le puissant éclairage souligne la présence d’objets d’un quotidien révolu : meubles, détritus de produits ménager, sac d’engrais... A cette grange s’oppose celle qui est plongée dans un éclairage très faible, de pleine lune. L’espace vide, ayant pour seule trace de la paille, est mis en abîme. Ces dispositifs constituent – après les environnements du début 80 – un point décisif, que Claude Lévêque ne cessera de développer. En 2000, le plasticien réalise une pièce sans titre au Casino Luxembourg (fig.106). L’espace est plongé dans le noir, cependant trois structures linéaires superposées, en sandows fluo rose dessinent l’espace rectangulaire. Au-dessus, plusieurs néons diffusent de la lumière noire. Les structures roses sont suspendues produisant un effet virtuel, elles semblent flotter dans l’espace. Elles mettent l’espace en abîme et selon l’angle de vue elles forment des parallélépipèdes variés. La luminosité, relativement douce est mise en valeur car elle constitue l’espace même. De plus, sa confrontation avec le noir fait d’elle un élément unique, elle dissout l’obscurité, c’est sur elle que se pose le regard et c’est par 149 René-Lucien Rousseau, Le langage des couleurs, énergie, symbolisme, vibrations des structures colorées, édition Dangles, 1980, p. 149. 92 elle que s’effectue le rapport à l’espace. En superposant à distances égales trois structures linéaires de même dimension, Claude Lévêque dématérialise l’espace tout en redéfinissant et en soulignant son côté rationnel. A l’inverse, une des installations de l’exposition « Double Manège » (2002, Art Tower Mito, Japon), réalisée avec un dispositif similaire, c’est-à-dire des lignes incandescentes, déconstruit et désordonne complètement l’espace (fig.107). Dans la salle centrale de la galerie, plongée dans le noir et renforcée par la diffusion d’une lumière noire, des cordes tremblantes en néon blanc s’entrecroisent et s’emmêlent produisant une figure analogue à une grande toile d’araignée. Construite sur un plan pyramidal, la salle monte vers une ouverture carrée que l’artiste a recouvert d’un miroir. Ainsi, le dessin des lignes se reflète et se prolonge dans un effet de perspective. Toute l’exposition est construite sur le jeu entre l’obscurité et la lumière et l’effet de reflet. La première salle, d’où l’on entre et on sort, est illuminée par trois cercles imparfaits en néon blanc (fig.108). C’est la seule source lumineuse qui perce l’obscurité. Dans les deux espaces de part et d’autre de la salle centrale – qui ne constituent pas véritablement des salles mais les prolongements du couloir – des tubes de néon blanc sont accrochés au mur (fig.109). Les deux espaces, composés de la même façon, se répondent tout comme la deuxième et la dernière salle. Dans ces dernières, le plasticien a installé des projecteurs qui projettent des films sur un mur. Ces deux pièces sont donc plongées dans l’obscurité. L’artiste exploite sans doute la vidéo parce que celle-ci nécessite de l’obscurité. Avec ce dispositif, le contraste lumière / obscurité est ainsi fortement marqué. Tous les dispositifs se répondent, ils sont symétriquement dédoublés et fonctionnent par paire150. Durant l’été 2000, Claude Lévêque investit le Cinéma des Variétés, à Marseille, pour présenter un dispositif intitulé Scarface (fig.111). Le projet est né de la découverte du lieu en phase de perdition. En effet, après le passage du plasticien le Cinéma des Variétés devait être rénové et de fait, perdre une partie de son charme. C’est une vielle salle de projection, anciennement dédiée aux films pornographiques. L’histoire du lieu, baignée dans les images, le son et la lumière et sa configuration ne pouvaient laisser le plasticien indifférent : murs couleur rouge vermeille, sol en dénivellation, largeur identique à celle de l’écran et profondeur. « J’ai eu un coup de cœur pour cet espace en bascule. J’adore profondément la ville de Marseille et cette salle rejoint pour moi une partie de son histoire, 150 Pour se rendre compte de la symétrie spatiale exploitée par l’artiste, il est nécessaire de ce référer au plan de la galerie (fig.110). 93 notamment celle des cités, de la culture urbaine et du rap. »151 Scarface se présente comme une enseigne lumineuse suspendue. Chaque lettre couleur or est composée de plusieurs ampoules blanches qui clignotent à intensité progressive jusqu’à l’éblouissement ; l’espace, brouillé par une légère fumée, plonge tantôt dans l’obscurité tantôt dans une lumière blafarde intense. Dans la lignée de ces œuvres, J’ai rêvé d’un autre monde (fig.112) témoigne bien de l’intérêt particulier que Claude Lévêque porte aux univers sombres ourlés de lumière. Cette installation est présentée à la Collection Yvon Lambert à Avignon en 2001. Le plasticien intervient dans les combles du bâtiment avec un dispositif qui crée une ambiance magique, spectaculaire, qui souligne l’architecture. Avec un tube néon rouge sinueux, surélevé d’un mètre par une armature métallique, Claude Lévêque construit un chemin de lumière. Une fumée épaisse emplit tout l’espace jusqu’à le saturer, ce qui permet, entre autre, de dissimuler l’armature. Ainsi, l’effet est immédiat : le chemin lumineux semble surgir de nulle part, il flotte dans l’air. De plus, les limites du bâtiment sont difficilement perceptibles. Placé à une extrémité de cette longue ligne courbe rouge, le visiteur n’en perçoit pas la fin, ne distingue pas le point de fuite. La surélévation joue un rôle très important dans cette impression et contribue à fausser la perspective de l’espace même. Avec cette installation, Claude Lévêque simule un ailleurs, un « autre monde » qui semble directement accouché d’un rêve, d’un imaginaire incertain ou d’une fantasmagorie illusoire. Avec une esthétique très différente mais sur le même principe, c’est-à-dire conciliation de l’obscurité et de la lumière, Claude Lévêque réalise Entrevue, en 2004, à la chapelle Notre-Dame de la Sagesse, à Paris. L’installation est éphémère, elle n’aura donc pas de postérité matérielle mais une postérité mémorielle. Entrevue était exposée dans une petite pièce située à l’entrée de la chapelle, appelée « le seuil » et qui se veut être un lieu « d’un autre recueillement » et « une approche chrétienne de la création artistique contemporaine » explique Michel Brière, prêtre « au service du monde de l’art ».152 Dans cette pièce fermée, entièrement tapissée de moquette noire, deux longs miroirs rectangulaires sont disposés en angle droit, dans l’angle du mur, à hauteur du regard. Chacun d’eux supporte une lampe de chevet qui clignote alternativement, créant un effet de dialogue. « Faut-il voir qu’elles ne peuvent se rencontrer ou qu’elles prennent le temps de s’écouter, de s’effacer pour que l’autre éclaire seule. Tragique de l’incommunicabilité 151 152 Jim Vivien, A la lumière de Claude Lévêque, Libération, 4 juillet 2000. Mentionné comme tel sur sa carte de visite. 94 ou appel à l’accueil de l’autre. » s’interroge Michel Brière. La disposition de ces miroirs provoque un effet d’infini. Ce qui est intéressant ici, c’est le motif de croix qui est produit par les reflets d’un miroir dans l’autre. Entrevue est un espace confiné et qui « devient propice à l’isolement et à une vraie rencontre comme dans un cabinet secret. C’est important que les gens y soient par deux : on y est confronté à soi-même et à l’autre, à son image. Une espèce de lieu complètement neutre, neutralisé et en même temps dans une église, ça renvoie à la confidence, se raconter, comme une cérémonie. » confie Claude Lévêque à Michel Brière. En jouant avec des espaces noirs ou sombres habités par des sources lumineuses diverses, Claude Lévêque inflige au spectateur une expérience visuelle et spatiale. La lumière s’inscrit et perdure quelque temps sur la rétine et l’espace s’efface. Dans toute cette série de dispositifs, aussi variés soient-ils, l’utilisation nouvelle et récurrente de la vidéo, des fumigènes et de surfaces réflexives est à noter – la lumière, le son et la musique étant des élément persistants. 2/ Matière métallique et objets réfracteurs a/ Une autre forme de chaos Conjointement aux espaces colorés, blancs, troubles, transparents, plongés dans le noir absolu ou encore des espaces sombres et lumineux, Claude Lévêque construit des installations « métalliques ». L’aspect physique et mental persiste mais l’esthétique diffère et ce, par le choix de nouveaux matériaux. Les œuvres sont beaucoup plus monumentales mais engendrent toujours une notion de danger, de menace et de saturation. La première oeuvre « métallique » et réfractaire s’intitule Herr Monde (fig.113). Elle est présentée au Creux de l’enfer, à Thiers, en 2000. Pour ce dispositif, Claude Lévêque obture la grande baie vitrée avec de grandes feuilles en inox qui donne un aspect très métallique. Le matériau est froissé, il génère une forme anguleuse et tranchante rappelant la lame d’un couteau, un clin d’œil à la ville de Thiers. Le rapport au lieu va même plus loin : les feuilles d’inox rappellent aussi la roche irrégulière sur laquelle s’appuie l’espace architectural de l’exposition. S’il y a une relation pensée entre les matériaux et le lieu, l’exposition aussi rime parfaitement avec le nom du site : le Creux de l’enfer. En effet, Claude Lévêque joue comme il en a l’habitude, avec la lumière 95 artificielle, intense et stroboscopique créant une atmosphère spéciale, proche de l’enfer, de l’apocalypse. Ainsi, son exposition et le lieu forment un tout, élaborant une interpénétration du dedans et du dehors. Idée renforcée par le jeu sur la lumière, ou devrait-on dire les lumières car il faut distinguer la lumière naturelle de la lumière artificielle. La lumière utilisée pour l’exposition est artificielle mais certains espaces non obstrués laissent passer quelques rayons de lumière naturelle. La confrontation ou peutêtre l’association de deux types de sources lumineuses permet un dialogue discret entre l’intérieur et l’extérieur. Dans les feuilles d’inox froissées, la lumière stroboscopique se reflète et renvoie de violents faisceaux éblouissants, le matériau dur employé enfante un espace perturbant, troublant et chaotique. Pour Le meilleur des mondes (fig.114), le matériau utilisé est le même : des feuilles d’inox. En ce sens, cette installation est étroitement liée à Herr Monde, elle constitue d’ailleurs le deuxième volet d’une série d’exposition qui en comporte trois : Herr Monde, Le meilleur des mondes et J’ai rêvé d’un autre monde. Cependant, l’esthétique des deux premières est très proche, la troisième, très différente, est simplement liée aux autres par son titre. Trois expositions qui parlent, on l’aura compris, du monde ; un monde en quête d’identité et de certitudes. Le meilleur des mondes est présenté au centre d’art Passerelle à Brest, en 2001. Fidèle à une volonté de travailler in situ, Claude Lévêque investit cet ancien entrepôt industriel pour y construire une oeuvre monumentale. « J’ai trouvé ce lieu extraordinaire. Quand je suis rentré à Passerelle pour la première fois, j’ai trouvé l’endroit magnifique et pour tout dire étonnant pour une ville qui n’est quand même pas gigantesque. (...) Cette création est intimement liée à l’architecture dans laquelle elle évolue. Nous avons pris en compte le gigantisme de la pièce, le quai, la verrière. Cette sphère a été conçue pour ce lieu et pour rien d’autre. »153 explique-t-il. Le meilleur de monde est une sphère gigantesque de sept mètres de diamètre en armature métallique, partiellement recouverte de feuilles d’inox froissées. Suspendue à un mètre du sol, elle tourne lentement sur elle même. Aux quatre coins de la salle, des projecteurs à iodure métallique produisent des impacts de lumière sur les feuilles en inox et éclairent l’intérieur de la sphère. Le jeu d’éclairage est analogue à celui de Herr Monde. En effet, l’espace est soumis à des changements de perspective et de lumière. Selon l’angle de vue, les faisceaux se percutent dans les plis du métal qui les renvoient ensuite dans l’œil du visiteur ainsi ébloui. Le dispositif dynamise l’espace et permet de percevoir le lieu 153 La sphère de Claude Lévêque tourne à la Passerelle, Le Télégramme, Brest, 26 février 2001. 96 autrement que dans son contexte habituel. Si chacun peut voir dans ce monde reconstitué et dans l’environnement qui l’accueille « le meilleur des mondes » qu’il imagine, il est tout de même important de souligner le système évident sur lequel il est construit. Cette monumentale orbite revêtue d’inox, engendre deux sensations classées aux antipodes : attraction et répulsion. En effet, elle rappelle inévitablement un dispositif très souvent utilisé par l’artiste : la boule à facettes, exploitée pour son jeu de lumière. Une telle interprétation met en cause la fête, l’amusement, le plaisir. Cependant, l’envers du jeu plonge ce dispositif dans la déflagration. C’est du monde qu’il s’agit, d’une représentation du monde dont les continents seraient devenus chaotiques, éclatés et froids. Le droit le plus fort (2000) (fig.115) est une exposition qui cristallise également l’intérêt singulier de Claude Lévêque pour le chaos. Dans l’Agence d’art Ackermann, au Luxembourg, le plasticien sature l’espace avec quelques cent vingt pots d’échappement suspendus au plafond. Des projecteurs à iodures métalliques immergent l’installation dans une ambiance glaciale. La saturation de l’espace est complétée par la saturation du son, un solo de guitare de Van Halen contribue largement à l’aspect « métallique » de l’œuvre. S’il n’est pas rebuté et s’il ose entrer dans l’installation, le corps du visiteur est non seulement asphyxié par le piège d’une masse métallique mais il génère également un vacarme considérable si par mégarde il se percute aux pots d’échappement. Le monde n’est plus exposé sous forme de sphère ou de parois anguleuses mais dénoncé pour ce qu’il produit : chaos, standardisation et consommation. Un monde où règne la pollution atmosphérique et sonore. Avec des matériaux et une esthétique différente, Herr Monde, Le meilleur des mondes et Le droit le plus fort, perpétuent le chaos des « fins de fêtes » et des installation « cliniques chaotiques ». La violence de ces trois installations est cependant moins psychologique que physique. L’emploi de matériaux métalliques, de lumières stroboscopiques, l’obstruction des ouvertures et la saturation de l’espace contribuent à infliger au corps sensible l’expérience de la contrainte physique et de l’agression mentale et perceptive. b/ L’objet réflexif comme objet du réel et de l’illusion La perte d’identité est un sujet que le plasticien traite depuis le début des années 1990. En s’intéressant à l’individu, sa place dans la société, son inactivité, le plasticien 97 développe explicitement un sujet qu’il ne cessera d’exploiter : la perte d’identité de l’individu dans la masse collective. Ses oeuvres récentes témoignent encore de cet affect généralisé. Cependant, son traitement est amené plus implicitement et avec plus de maturité et de finesse. En s’interrogeant sur l’image que l’on peut avoir de nous-même – sur le plan physique et psychique –, le plasticien use de dispositifs réflexifs, permettant ainsi de questionner la valeur de l’identité. Non seulement le miroir – ou l’objet qui s’y apparente – permet de créer une perspective visuelle et virtuelle mettant l’installation en abîme, de la démultiplier, mais il permet aussi au public d’avoir une image de lui-même pendant sa visite. Le miroir dit la vérité car il projette une image très fidèle de la réalité mais il n’est pas la vérité. Le reflet d’un objet dans un miroir n’est pas l’objet, il n’est qu’un reflet au même titre que la pomme de Magritte n’est pas une pomme mais la représentation d’une pomme. « Le miroir offre de la réalité du monde un reflet exact, parfait, mais un reflet plan. Même si l’impression de profondeur est étonnante, ce n’est là qu’une impression. Une représentation. Une analogie. »154 Cette remarque n’est pas récente. Comme le souligne Michel Nuridsany, cette préoccupation intéressait déjà Léonard de Vinci qui expliquait : « La peinture qui est sur un plan donne l’impression du relief et de même le miroir plan. La peinture est une surface unique tout comme le miroir, elle est impalpable car ce qui semble rond et détaché ne se peut entourer avec les mains ; ainsi du miroir. Miroir et peinture présentent les images des choses baignées de lumière et d’ombre. L’un et l’autre semblent plonger considérablement hors du plan de leur surface. »155 Si le miroir revient en force dans l’art contemporain, c’est parce qu’il est au centre d’un art en prise sur le réel et que c’est un objet qui comporte des effet plastiques évidents, de plus il soulève le problème du degré de la réalité. Claude Lévêque l’a bien compris. A partir de 1998, ce dispositif apparaît de manière récurrente dans ses installations. Mais déjà, Grand Hôtel (1982) préparait un terrain où le miroir jouerait un rôle réfracteur et annoncerait l’accident, le danger, la menace : des éclats de miroir disposés au sol devant l’installation empêchait le spectateur de s’approcher. Utilisé ensuite dans le cadre de l’installation Piscine (1995), le miroir insistait sur la métamorphose. Convexe, il recouvrait entièrement le fond de chaque cabine de douche et renvoyait au spectateur une image trapue et rétrécie de lui-même. Parmi les installations de cette période – et dans Piscine également –, on 154 Textes choisis et présentés par Michel Nuridsany, Effets de miroir, Information Arts Plastiques Ile-deFrance, 1989, p.11. 155 Ibidem, p.14. 98 retrouve « l’objet fétiche » de Claude Lévêque : la boule à facettes, qui n’est autre qu’une sphère sur laquelle sont assemblés de multiples petits carrée de glace. L’enjeu de ce dispositif était de produire des effets de lumière et de créer une ambiance de fête. Même si le miroir renvoie une image inversée, il est un dispositif idéal pour traiter du rapport au monde et ce justement, parce qu’il reflète la réalité. C’est pourquoi Claude Lévêque en use et exploite les diverses variations de sa forme : concave, convexe, ondulé, cylindrique, vertical, horizontal, incliné... Exploitant toutes les possibilités de déformation, le plasticien expose au visiteur une image déformée de lui-même ou de l’environnement qu’il reflète. Ainsi, pour l’exposition « Elysian Field », au Centre Georges Pompidou, l’espace conçu reçoit, dans ses quatre coins, des cylindres recouverts de film miroir. Le visiteur se retrouve nez à nez avec une image filiforme de lui-même. Le grand film miroir monté sur châssis à la galerie Toxic, au Luxembourg en 1997 est incliné vers le haut, il offre au spectateur un angle de vue nouveau de l’espace et contribue à le mener au vertige. Pour les installations Herr Monde et Le meilleur des monde, le plasticien opte non pas pour un miroir mais pour un matériau dont l’aspect s’y apparente fortement, l’inox. En le froissant, il renvoie une image trouble et quasi indistincte du visiteur. Son aspect anguleux permet notamment des effets d’éblouissement. Ainsi, chez Claude Lévêque, le miroir produit non seulement des effets de lumière spécifiques mais il permet également de questionner la valeur du reflet, du vrai et du faux. Le miroir offre une image réelle du monde seulement s’il est plan, sa déformation transforme l’image réelle qui apparaît donc comme fausse. Le miroir est un dispositif que Claude Lévêque utilise pour mettre à mal les repères du visiteur, pour le dépersonnaliser et l’interroger sur son identité. Face à son image anamorphosée, le visiteur ne se reconnaît plus physiquement, il voit un autre lui, tantôt filiforme, tantôt trapu. Le plasticien l’amène donc à se remettre en question et à se demander qui il est. « Art du vrai, art du faux, le miroir et les différentes formes de réflexion ont souvent habité la conscience des artistes, des magiciens et des philosophes. Vérification du tableau, simulation du ciel et de la lumière, perméabilité du dedans et du dehors, les utilisations sont multiples, la fascination commune. Le miroir renvoie l’image du monde apparemment sans y toucher. Il contient virtuellement toutes les images et par conséquent aucune. »156 Si le miroir ou l’objet réflexif – des plats en inox pour l’exposition à la galerie Toxic au Luxembourg, en 1997 – est un élément prépondérant que Claude Lévêque 156 Bernard Guelton, Les miroirs de l’accélération, in Effets de Miroir, op.cit, p.203. 99 intègre de plus en plus dans ses installations, il est aussi le sujet principal de l’exposition « Double Manège ». D’emblée, l’emploi du terme « double » dans le titre, est un indice non négligeable pour le visiteur qui aborde l’exposition pour la première fois. D’une part, comme il a été mentionné précédemment, les différents dispositifs présentés fonctionnent par paire, par double. D’autre part l’effet de cette combinaison est largement renforcé par un jeu de reflets, le sol a été lustré de manière à ce que les dispositifs s’y reflètent. Le catalogue d’exposition rend bien compte de ces jeux. En effet, ce n’est sûrement pas anodin si certaines pages glacées renvoient l’image de celui qui le consulte. De plus, sur la couverture du catalogue, le titre « Double Manège » est dédoublé, comme s’il se reflétait sur une surface miroitante. A l’intérieur, la couverture fait office de miroir. Sur la première page du catalogue, « Double Manège » est écrit à l’envers, ainsi, il se reflète dans la couverture intérieure où l’on peut le lire à l’endroit. Toute l’exposition repose sur un jeu de double, et s’il convient de mentionner la subtilité de présentation du catalogue, c’est parce qu’il est très fidèle à l’exposition. Pour l’installation sans titre, au Storefront for Art and Architecture (fig.116), à New York en 1998, Claude Lévêque n’utilise qu’un seul dispositif. Au rez-de-chaussée, il retapisse les murs en béton armé de films miroir souples. L’image renvoyée est totalement transformée, elle dégouline, se rétracte, grossit. Semblable aux vitres sans tain qui fragmentent les rues, cette installation est construite à partir d’un seul dispositif, le miroir. Le reflet est donc son unique sujet. Chez Claude Lévêque le miroir est utilisé, dans la plupart des cas, pour sa capacité à produire des phénomènes optiques, des visions d’anamorphoses, qui mettent en défaut la représentation ponctuelle de la réalité. Les objets, les visiteurs ou tout simplement l’environnement réfléchis dans les miroirs concaves, convexes, à courbures sphériques ou cylindriques sont, en effet, altérés soit dans leur forme soit dans leur dimension. Lorsque le plasticien choisit un miroir plan c’est pour l’adjoindre à un autre miroir plan ; leur disposition est, dans le plus généralement des cas, en angle droit. Les deux exemples les plus significatifs sont Entrevue et une des installations – parmi les huit – de l’exposition Albatros (Musée d’Art Moderne et Contemporain, Genève, 2004) où des morceaux de bois posés uniformément sur toute la superficie du sol, se reflètent dans deux miroirs en angle droit. L’effet produit est fascinant, les objets réfléchis sont démultipliés à l’infini, un effet qui contribue à la désorientation des repères spatiaux. A partir de 1990, sans utiliser le miroir, l’esthétique froide et violente des installations se voulait être une représentation de la réalité, son reflet. A partir de 1998, 100 l’objectif reste le même. Finalement, le miroir est un dispositif idéal vers lequel convergent des questions tant plastiques que physiques ou psychiques, un dispositif parfait pour exposer sa vision de rapport au monde. Pour faire face à l’aveuglement, Claude Lévêque propose de regarder la réalité en face. « Pourquoi ne pas admettre que nous avons, chacun, la nécessité de nous confronter à nos propres images pour continuer notre chemin ? Et que l’art est un territoire privilégié qui peut jouer ce rôle de miroir interrogateur ? »157 3/ Un travail polysensoriel et multiculturel a/ Pour une expérience de la synesthésie Parce qu’elle se vit, parce qu’elle génère des émotions et des sensations fortes, souvent à la limite de ce que le corps peut supporter, l’œuvre de Claude Lévêque est véritablement sensationnelle. Depuis le début, elle s’apparente au domaine du spectacle, ses univers sont spectaculaires, notamment par les dispositifs utilisés. « J’utilise des éléments du spectacle : la lumière, le son, des techniques visuelles à effet immédiat... Mais c’est un spectacle qui influe sur l’intime, sur les affects et sur tout ce qui est enfoui en nous. Je ne suis pas opposé aux formes spectaculaires si elles impliquent un esprit acide, par des effets de miroirs et de métaphore. »158 explique le plasticien. En effet, si la lumière et le son ont toujours été des dispositifs fondamentaux pour Claude Lévêque, ses installations semblent éviter, détourner le piège de la stricte séduction visuelle et de l’illusion. Sa démarche témoigne d’une recherche sur le ressenti, et de ce fait, ne s’apparente pas à un art strictement visuel, mais à un art sincère et profond. Grâce à ses sens l’homme a la « faculté de recevoir l’impression des signes, des objets extérieurs »159. Ce processus est involontaire, c’est une expérience passive et constante qui ne peut pas être supprimée ou inhibée par la volonté, même si son intensité peut varier selon les situations. Les sensations sont durables, elles ne changent pas avec le temps et sont accompagnées d’un sentiment de certitude, par conviction de réalité et de validité. Elles permettent, d’une certaine façon, de s’accomplir et génèrent 157 Charles-Arthur Boyer, La double aveugle, Neuvièmes Ateliers Internationaux des Pays de la Loire, 1992, FRAC Pays de la Loire, p.12. 158 Welcome to Pacific Dream, entretien Hélène Chouteau / Claude Lévêque, art.cit. 159 Définition du Petit Larousse illustré, 1993. 101 l’épanouissement – les jeux d’enfants colorés, conçus avec différentes matières permettent d’enseigner ces sensations ; on dit alors que l’enfant s’épanouit. Quand tous les sens sont activés, l’expérience de la synesthésie se réalise. Le mot « synesthésie » vient du grec « syn » (ensemble) et « aisthesis » (perceptions) ; littéralement, c’est une conjonction de sensations. La stimulation d’un sens est perçue simultanément par un autre sens, sans que celui-ci ait été stimulé spécifiquement. C’est pourquoi la synesthésie est toujours additive, elle rajoute une expérience perceptive mais ne la remplace pas. Si ces propos sont généraux, il convient de préciser que l’expérience synesthésique est personnelle, chacun a sa propre perception. « Dans la conquête de la connaissance, chacun de nos sens joue un rôle particulier. Le toucher, par exemple limite l’individu et situe ses gestes dans son espace environnant. La vue, qui fournit les éléments fondamentaux de la conscience, occupe une place importante : le regard est à la fois objectif et subjectif, il connaît l’objet et révèle le sujet. »160 En effet, la vue est le sens le plus développé, on l’utilise constamment et indépendamment de la volonté. Le regard forme l’art et l’art forme le regard. La peinture, la sculpture, le dessin, la gravure et autres modes d’expression, donnent à voir un sujet quel qu’il soit. Sans la vue, l’art aurait des difficultés à être. De plus, elle permet aussi de distinguer, selon des critères personnels, ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. C’est également grâce à ce sens que nous percevons les limites de l’environnement immédiat ; la vue est le premier point de repère, elle permet de situer son corps dans l’espace. Même si chez Claude Lévêque la vue est troublée, brouillée, qu’elle fait l’expérience de la pénombre ou de l’aveuglement, elle est constamment sollicitée excepté dans Kollaps et Ende. Ces deux installations non-visuelles offrent au visiteur un aperçu de la situation d’un aveugle. Kollaps et Ende engendrent la peur du noir qui fait ressurgir les angoisses de l’enfant enfouis en nous certes, mais plus encore du noir inconnu, inhabituel. Peur de devenir aveugle. Bien que les yeux du visiteur soient ouverts, ils ne voient que du noir, le même noir auquel sont quotidiennement confrontés les aveugles. Etre plongé dans le noir absolu peut paraître fort désagréable, cependant il ne faut pas envisager cette expérience dans son envers négatif mais plutôt comme une découverte ou redécouverte des sens. Il faut alors se demander ce que les installations non-visuelles de Claude Lévêque apportent à nos connaissances et quels effets elles engendrent sur les autres perceptions. L’enjeu premier de ce type d’installation est de déstabiliser le visiteur. Ce dernier est dans un cas 160 Antonia-Yasmina Filali, De l’image insolite à l’éclatement du signe, in Effets de miroir, op.cit., p.113. 102 de force majeur où il n’a d’autre choix que de se servir de ses autres sens, notamment le toucher et l’audition, pour pouvoir se repérer dans l’espace. Ainsi, dans Kollaps et Ende, il développe son sens du toucher grâce à un sol mou qui constitue un premier indice spatial (dans Kollaps, l’effet de toucher est renforcé par une soufflerie). Puis il y a l’audition, le son d’un hélicoptère dans Kollaps et une chanson de Joe Dassin dans Ende. La recherche de la source sonore ou musicale augmente la possibilité de pouvoir se repérer. Dans ces deux installations, le visiteur est forcé d’user et d’exploiter à fond deux autres de ses sens. Forcé car dans un contexte habituel il s’y emploie automatiquement, instinctivement. Dans Kollaps et Ende le toucher et l’audition n’ont pas tout à fait la même fonction que dans les autres installations. Tout d’abord, il faut distinguer le son de la musique. Par exemple, World Cup est immergé par alternance d’un son : celui d’une foule hurlante. Dans I Will Survive, la musique diffusée est une chanson de Gloria Gaynor. Le son crée une dynamique et souvent chez le plasticien, il s’apparente au domaine de l’angoisse – rire cynique dans la dernière salle de My Way – ou la provoque – jappements de chiens dans La Nuit, voix haletante d’un enfant dans Le chant des ombres. La musique dynamise également l’espace mais apporte un caractère plus ludique à l’œuvre. Alors que le son et la musique sont constamment utilisés dans les installations de Claude Lévêque et ce, depuis le commencement, le toucher – au sens de ce qui peut être affleuré matériellement – est un sens que le plasticien développe avec la création d’espaces physiques et mentaux. Alors qu’au début des année 80, les œuvres imposaient une certaine frontalité, qu’elles étaient difficiles d’accès, à partir du début des années 90, elles intègrent pleinement le visiteur. L’enjeu était de toucher le visiteur dans sa sensibilité la plus profonde. Puis, vers 1997, les dispositifs permettent, voire obligent, le visiteur à toucher physiquement l’œuvre. Plus de lumière et Le droit le plus fort sont des exemples flagrants. Dans une des pièces de Plus de lumière, l’espace est saturé par des cordes jaunes fluorescentes dont la hauteur est quasi égale à celle de la pièce. Conçu sur un mode similaire, Le droit le plus fort est un espace saturé par des pots d’échappement. Dans les deux cas, le visiteur fait l’expérience du toucher, il est englobé, entouré par des cordes ou des pots d’échappement. L’effet est cependant différent car les matières ne sont pas les mêmes. Les cordes lumineuses sont souples et s’adaptent au corps et aux gestes du visiteur, de plus, leur fluorescence provoque un effet de chaleur et de merveilleux. A l’inverse, les pots d’échappement en métal ont tendance à agresser le visiteur. Le corps et la matière ne se fondent plus mais se percutent, se cognent. Les deux expériences enseignent les différents aspects du toucher : la sensualité et l’agression. 103 Plus récemment, Claude Lévêque s’est intéressé à l’odorat et au goût, des sens qu’il n’avait jamais tenté d’explorer, sans doute pour des difficultés techniques. Pour l’exposition « Albatros », qui a eu lieu au début de l’année 2004, au Musée d’Art Moderne et Contemporain, à Genève, le plasticien a réalisé huit pièces dont deux étaient basées sur l’odorat. « L’olfactif c’est un autre domaine de la perception qui n’est pas du tout le même que l’auditif et le visuel, on entre dans un domaine qui fait réagir, qui donne d’autres sensations, qui ouvre vers d’autres références. Avec l’odeur on n’a pas les mêmes moyens de se projeter qu’avec le son ou la lumière. »161 Dans la première, intitulée Fée verte, le visiteur pouvait sentir l’odeur de l’absinthe, et par corrélation, son goût. Le long des murs, un liquide dégoulinait et tombait dans des bacs en aluminium posés au sol. La couleur de l’éclairage participait à cette expérience unique, un vert acidulé renvoyait directement à la couleur de l’absinthe. Dans une autre pièce, intitulée Artefact, un écran recevait les images d’un feu d’artifice. Les murs de la salle étaient recouverts d’une substance noire qui semblait suinter à la lumière de la projection. La forte odeur qui s’en dégageait permettait d’identifier la matière : du goudron. Cette exposition de Claude Lévêque est la seule, à ce jour, qui met l’odorat en situation. On peut cependant citer le fumigène que le plasticien utilise beaucoup et qui recoupe plusieurs sens. La vue qui est considérablement troublée ; le toucher, car la fumée enveloppe complètement le corps et est en contact direct avec la peau ; l’odorat, car l’odeur de la fumée est désagréable et asphyxiante. Les installations de Claude Lévêque invitent donc le visiteur à faire l’expérience de la synesthésie. Aucune de ses pièces ne regroupent véritablement toutes les perceptions (la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût) mais toutes permettent d’activer, au moins, deux de nos sens. Le terme « synesthésie » pourrait donc paraître inapproprié, cependant si on considère les différents modes existants de la synesthésie, il s’agit bien, chez Claude Lévêque, d’une expérience de perceptions simultanées. Selon les installations, la synesthésie peut être bimodale, c’est-à-dire quand il y a croisement entre deux sens – c’est le cas pour Kollaps ou Ende où les seuls sens activés sont le toucher et l’ouïe – ou multimodale, c’est-à-dire le croisement de trois ou plusieurs sens. Si l’œuvre du plasticien peut être qualifiée de polysensorielle, elle peut également être envisagée comme « oeuvre d’art totale ». Finalement, dans son travail, les deux conceptions ne sont pas très éloignées l’une de l’autre. En effet, la conjonction de diverses techniques et leur agencement particulier engendre l’interactivité des perceptions. Ses installations prennent en compte le 161 cf. Annexe, entretien Charlotte Mengual / Claude Lévêque, 14 décembre 2003. 104 lieu, l’architecture, la lumière, le son, la musique, la vidéo. Tous les éléments sont en correspondance – au sens où Baudelaire l’entendait -, ils forment un tout et ne sont donc pas autonomes. b/ Des références multiculturelles Si le parcours artistique de Claude Lévêque dénote plusieurs changements formels, il faut souligner une certaine persistance de la référence culturelle qui n’apparaît cependant qu’en filigrane et ne constitue pas le sujet de l’œuvre. Toutefois, il semble intéressant de mentionner la variété de ces références qui participent à faire du travail de Claude Lévêque, une oeuvre riche, pluridisciplinaire et totale. La récurrence de la musique dans l’œuvre du plasticien a souvent intrigué. Ce fut d’ailleurs l’objet d’un entretien entre Jean-Philippe Renault et Claude Lévêque, diffusé sur France Culture le 9 janvier 2000. Dans ses installations, Claude Lévêque, se réfère directement à la musique en diffusant certaines chansons : Si tu n’existais pas, dis moi pourquoi j’existerais, de Joe Dassin dans Ende, I Will Survive, de Gloria Gaynor dans l’installation portant le même titre, Stranger in the night, de Franck Sinatra, pour l’exposition « Panique au Faubourg ». Pour Le droit le plus fort, le plasticien choisit « quelques riffs de guitare horriblement hurlant montés en boucle »162 de Van Halen, groupe mythique des années 80. Cependant, certaines références musicales sont beaucoup plus discrètes et uniquement perceptibles par un public connaisseur en la matière. Ainsi, Kollaps est le titre d’une chanson emprunté au groupe allemand Einsturzeude Neubauten, Stigmata est le titre d’une chanson du groupe Bauhaus, du début des années 80, Herr Monde est le titre d’une chanson du groupe punk français Edith Nylon, I wanna be your dog est une chanson d’Iggy Pop des Stooges et My Way est le titre d’une chanson de Claude François reprise par Franck Sinatra et par les Sex Pistols - c’est cette dernière version que le plasticien a retenu. Le cinéma est également un univers dans lequel le plasticien puise des idées et des titres. Ainsi, le titre de sa toute première installation, Grand Hôtel, est en référence au film Mort à Venise réalisé par Luchino Visconci en 1970. Dans La Nuit un des sept bustes représente Médhi, le héros de la série télévisée « Belle et Sébastien », un personnage emblématique de toute une génération, celle dans laquelle a grandi Claude Lévêque. La 162 José Hansen, Esthète radical, d’Land Kultur n°43, octobre 2000, p.20. 105 culture cinématographique est aussi très présente dans les installations récentes. Scarface, par exemple, n’est pas sans évoquer le film de Brian de Palma, tourné en 1976, avec Al Pacino dans le rôle de Tony Montana. « Je me suis réapproprié Scarface, explique l’artiste, c’est devenu l’image emblématique des jeunes des cités. »163, « J’éprouve une certaine fascination pour ce personnage. Il est lié à une mythologie collective. Je ne cherche pas à recréer le rapport du spectateur au film mais plutôt un lien entre un espace et un imaginaire. »164 Scarface sonne comme un déflagration, celle de Tony Montana, « ce jeune rital immigré à New-York devenu parrain de la pègre (...). L’ascension du héros sur fond de crimes et de paillettes clinquantes, de couleurs kitch et de musique disco, puis sa chute plus vertigineuse encore, filmé comme un ballet funèbre et sanglant, sont devenus au fil des années les symboles de toute une génération. »165 Le droit le plus fort est également le titre d’un film à la différence qu’il est traduit de l’allemand : Faustrecht der freiheit, un mélodrame de Rainer Werner Fassbinder, datant de 1975, et orienté sur le milieu gay allemand. Un film qui « provoquera à l’époque des discussions animées dans ce même milieu et dont le héros connaît une fin tragique provoquée par un environnement qui l’exploitera sans vergogne. »166 Enfin, il faut citer l’installation Stigmata, pour laquelle le plasticien ne cache pas son inspiration : « Dans Shining [film de Stanley Kubrick], la violence devient de l’ordre de la schizophrénie, avec ce rapport au lieu, cette peur du vide. Pour moi, ce film est une référence. La pièce que je viens de réaliser au PS1, le centre d’art contemporain de New York, est née d’éléments que j’avais mis de côté depuis Shining, en partant de cette image du film où les flots de sang giclent par des ouvertures imaginaires. »167 Le meilleur des mondes atteste aussi l’importance qu’attache le plasticien à la littérature. En effet, le titre de l’installation renvoie au roman d’Adlous Huxley. « On retrouve dans ce dispositif tout ce que les anti-utopies du XXe siècle ont cherché à mettre en valeur, à savoir les effets néfastes de la domination technique du monde, Huxley, mais aussi Orwell, ont décrit la face cachée de cette Terre en quête de certitude et qui ne se résout pas à une perfection finalement écrasante. »168 Lorsque le plasticien aborde l’univers du jeu, du plaisir, du divertissement, il souligne pourtant son envers négatif. Le titre Game’s Over en témoigne, littéralement 163 Claude Lévêque, Les Inrockuptibles n° 252, août 2000, p.63. Jim Vivien, A la lumière de Claude Lévêque, Libération, 4 juillet 2000. 165 Jim Vivien, Claude Lévêque traverse l’écran, Taktik n°551, juillet 2000. 166 José Hansen, Esthète radical, art.cit. 167 Mécanique Phobique, entretien Jade Lingaard / Claude Lévêque, art.cit., p.91. 168 Rémi Morvan, Un monde d’ombres et de lumière, Ouest-France, Nantes, 26 février 2001. 164 106 c’est la fin du jeu, la fin des illusions pour un retour à la réalité. The world is a game sousentend que la réalité actuelle tend à se confondre de plus en plus avec le jeu et ce, à cause de l’émergence prépondérante de l’audio-visuel et des mondes cybernétiques. Dans cette installation, un jingle de jeux vidéo abasourdit le visiteur. Le titre World cup, qui donne corps à une grande sphère transparente et des sons hurlants, renvoie à l’événement sportif qui mobilise tant de monde : la coupe du monde de football. La liaison des différents dispositifs est alors immédiate : la sphère (le ballon), les cris des supporters, le silence de l’attente jusqu’à l’aboutissement de l’action. Tous les éléments de l’installation symbolisent l’événement. Le son insiste sur la joie de la foule dans la violence des cris. Le plasticien nous confronte aux émotions que nous dégageons lors d’un match de foot et dont les proportions semblent échapper à tout contrôle. Pour Herr Monde, Lise Guihenneux propose une analogie avec le foot et dénonce l’hypocrisie qu’il génère : « Claude Lévêque, avec son globe terrestre monstrueux, révèle la beauté obscène pour laquelle nous n’avons que le droit de nous enthousiasmer, le temps d’une saison : celle du Mondial, celle de l’Euro 2000. Nous sommes les champions et la France redevient, l’instant d’une fête, le pays des blacks, blanc, beurs qui, une fois passée, seront à nouveau pris dans les contrôles policiers, expulsés à la sauvette, par un beau matin de printemps, s’ils n’ont pas la chance d’être les parents de Zizou. »169 Claude Lévêque détourne les émotions éprouvées en situation de jeu, d’amusement. On se souvient des fins de fêtes désastreuses qui montraient l’envers du décor : le glissement rapide et incontrôlé des rassemblements humains. Les références de Claude Lévêque ne se cantonnent pas seulement au domaine de la distraction, le plasticien suggère des déboires en abordant des sujets historiques épineux. Ainsi, l’œuvre sans titre (Arbeit Macht Frei) renvoie explicitement aux camps de concentrations, de même que l’installation intitulée Mon combat fait référence au livre d’Hitler, Mein Kampf. Egalement, avec le titre Valstar Barbie, Claude Lévêque nous parle et de la poupée et du tortionnaire nazi, Klaus Barbie. Le plasticien inscrit ces œuvres dans une histoire qui rime avec la mort, celle du nazisme. Si le plasticien évoque la destruction humaine, l’antisémitisme, il se réfère également à un fait historique moins connu, néanmoins violent, terroriste et finalement autodestructeur, l’histoire de « la bande à Baader ». Sur des matelas recouverts de peinture aluminium, Claude Lévêque posait des néons travaillés sous forme de mots : « Baader » et « Meinhof ». 169 Lise Guehenneux, Le premier fest-noz de Claude Lévêque, 0² n°17, avril-mai-juin 2001, p.12. 107 Si le plasticien manipule des références multiculturelles, le but n’est pas d’orienter et d’imposer une lecture au visiteur, au contraire, c’est à lui de s’approprier l’œuvre, le lieu et tout ce qui en découle ; il n’y a pas de sens réducteur lié à une seule référence. Si Claude Lévêque puise ses connotations dans son univers personnel, dans ce qu’elles peuvent lui évoquer ou lui rappeler, la plupart d’entres elles sont collectives, c’est-à-dire appartiennent au domaine populaire : musique, littérature, cinéma, publicité, histoire. Dans ce cas, les « mythologies personnelles et collectives » ne se distinguent plus, elles s’imbriquent. 108 CONCLUSION Depuis 1982 jusqu’à aujourd’hui, le parcours artistique de Claude Lévêque n’a cessé d’évoluer. De 1982 à 1985, le plasticien construit des installations et des environnements dont le thème central est l’enfance. Certains qualifieront ce travail d’ « autobiographique » bien que l’artiste ne semble pas entièrement satisfait de ce terme qualificatif, sans doute trop réducteur. Les objets, les photographies qu’il utilise appartiennent à son univers personnel certes, mais il semble que le sujet s’apparente plus au domaine de l’enfance qu’à enfance. Dans ses univers plongés dans la semi-pénombre, l’ambiance est quelque peu dramatique mais également encline à la magie et à la féerie. A partir de 1986, la rupture formelle est radicale mais l’idée de fond demeure la même : l’enfance. La première série d’œuvres, appelée « travail manuel » est construite avec des techniques et des matériaux d’une extrême simplicité. Avec autant de minimalisme, la seconde série présente du mobilier en bois puisé dans des lieux collectifs. Quelques-uns de ces meubles lui ont appartenu lorsqu’il était enfant. L’enfance n’a pas donc pas complètement disparu mais elle n’apparaît plus qu’en filigrane ; il est évident qu’à ce moment là le plasticien oriente sa réflexion sur le collectif et non plus sur l’intime. Avec cette série, les mots – travaillés en néon ou en métal – font leur première apparition et constituent désormais un élément à part entière dans l’œuvre de Claude Lévêque. A partir de 1990, le mobilier en bois se substitue au mobilier en fer. La démarche du plasticien s’ancre alors définitivement dans le domaine collectif. Même si on dénote une rupture formelle en 1986, le fond évolue d’une façon tout à fait logique. La première phase se constitue de plusieurs changements et ce n’est qu’à partir de 1992 que le travail de Claude Lévêque commence à se stabiliser. La deuxième phase du travail de Claude Lévêque consiste en un passage de l’objet au lieu. Le plasticien s’intéresse désormais à l’in situ, ses oeuvres ne sont plus autonomes. Au travers d’une problématique sociale, il investit des lieux communs, publiques ou privés pour y exposer une réalité crue, sans mesure. Puis, dans la continuité de l’ambiance froide, clinique et violente de la série du mobilier en fer, les « lendemains de fête » sont des scènes où règnent le chaos et le malaise. Les espaces sont complètement déconstruits, vidés de toute présence humaine. Jusqu’à 1998, le plasticien opte pour une esthétique de la 109 violence et de la destruction véhiculée par des matériaux durs dans le but de faire réfléchir le visiteur sur son identité, sur la réalité quotidienne et sur le monde qui l’environne. A partir de 1998, en conservant la démarche in situ, Claude Lévêque renouvelle ses formes en les épurant considérablement et emploie de nouveaux dispositifs. Il s’intéresse à la couleur et aux univers monochromes. Il réalise également des espaces non visuels pour mettre les perceptions – autre que la vue – à l’épreuve et pour que le visiteur puisse faire une expérience sensitive. L’objet a quasiment disparu pour laisser sa place à des dispositifs comme le son, la musique et la lumière. Cette troisième phase peut donc se définir comme un passage du matériel à l’immatériel. Malgré les divers changements – qui permettent de faire un découpage de l’œuvre de Claude Lévêque en trois grandes parties –, il faut souligner certaines constantes qui participent fortement à situer son travail sur une ligne directrice et continue. Tout d’abord, la persistance de l’installation, de l’environnement, de l’objet, du son, de la musique et de la lumière est flagrante. Au début de son parcours artistique, Claude Lévêque insiste largement sur l’objet, qu’il met en relation avec de la musique, du son et de la lumière. A l’inverse, ses univers actuels sont presque strictement construits avec du son et de la lumière, l’objet persiste mais son statut n’est plus central. Au fil de l’évolution de son travail, une rotation dans la mise en relief de ces dispositifs s’effectue. La persistance du système d’altération sur lequel sont basées toutes ses oeuvres est également une constante. En effet, l’attraction et la répulsion sont deux sentiments opposés, deux sentiments que Claude Lévêque associe constamment pour mettre à mal le visiteur et pour troubler son système de coordonnées. Faire le bilan de cette évolution, de 1982 à aujourd’hui, revient à constater que toute l’œuvre de Claude Lévêque traite de l’être humain. Le plasticien n’aborde pourtant pas le sujet de front mais plutôt par suggestions. En effet, ce qui est très ambigu et paradoxal dans le travail de l’artiste est le fait de traiter d’un sujet sans presque jamais le montrer. Il est clair que l’homme et plus généralement les rapports humains sont au cœur de sa réflexion. Alors qu’il s’inspire du monde, se préoccupe de ce qui affecte l’être humain, et plus intrinsèquement lié à son oeuvre de ce que peuvent ressentir ses visiteurs, le plasticien construit pourtant toutes ses oeuvres sur l’absence de représentation du corps humain – excepté dans Grand Hôtel, La Nuit et My Way. Finalement, si le thème central et sous-jacent de son oeuvre est l’être humain, il peut être intéressant de proposer une analogie entre l’évolution de son parcours artistique et celle, logique, de l’homme. Dans cette optique, la première phase du travail de Claude 110 Lévêque serait celle de l’enfance avec ses jeux, ses rêves et son insouciance ; la deuxième phase serait celle de l’adolescence et sa révolte face au monde ; la troisième phase, enfin, serait celle de la maturité avec un besoin d’aller à l’essentiel. Texte : Charlotte Mengual 111 ENTRETIEN AVEC CLAUDE LÉVÊQUE - 14 décembre 2003 - Charlotte Mengual : Comment est-ce que tu te qualifierais ? Claude Lévêque : C’est le domaine visuel qui m’intéresse, étendu à d’autres moyens de perception. Je suis assez proche d’un peintre par la manière dont je mets mes univers en place, bien que cela puisse paraître dérisoire de dire ça parce que je produis essentiellement des installations qui impliquent la 3D. Je réfléchis sur des échelles, des hauteurs, des largeurs, il y a une implication de la dimension. La façon dont j’agence l’espace est proche du travail d’un peintre. D’ailleurs j’ai peint quand j’étais aux Beaux Arts et la manière dont on construit un univers pictural quel que soit le sujet, la façon dont on dispose les éléments et dont on les compose dans un cadre est similaire à mon travail, mis à part que ce que je réalise est en trois dimensions. Il y a de la matière. Il y a une autre dimension qui est très importante pour moi : le cinéma. Je m’y réfère très souvent, c’est un univers d’images, une dimension fictionnelle qu’il y a aussi dans mon travail et que j’aime tout particulièrement. C.M : As-tu un atelier ? C.L : Non, je n’ai jamais eu d’atelier au sens traditionnel du terme. L’atelier c’est quelque chose qui appartient au passé. J’appellerais plutôt ça un bureau d’étude, c’est-à-dire que c’est un lieu où je réfléchis à des projets qui ne trouvent leur légitimité que par rapport à un espace et à des matériaux spécifiques. De plus, je ne travaille pas tout seul. L’aspect technique se fait sur place et avec des gens à qui je commandite mes exigences. Tout se fait sur le lieu-même, avec plusieurs techniciens pour les réglages de son et de lumière. Le travail collectif, l’engagement avec plusieurs personnes est très enrichissant, si je travaillais tout seul je m’ennuierais considérablement. C.M : A tes débuts tu n’avais pas d’atelier non plus ? 112 C.L : Si. Disons qu’actuellement je n’ai plus d’atelier mais pour mes pièces antérieures, celles des années 80, je travaillais chez moi car elles étaient autonomes. Ma démarche actuelle est très différente et ne nécessite plus de lieu particulier, c’est-à-dire un lieu où je construis quelque chose. Ceci dit, je n’ai jamais ressenti le besoin d’avoir un atelier avec ses six mètres sous plafond. C.M : Quelle importance la musique a t-elle pour toi et quel impact a t-elle sur ton travail ? C.L : La musique que j’écoute fait partie de mon univers de référence. Pour moi la musique c’est quelque chose d’assez immédiat, d’assez réactif. On peut effectivement trouver dans certaines de mes formes, de mes environnements ce côté là, cette façon d’agir instantanée qui produit des réactions immédiates comme peut être la musique. Mais personnellement je ne suis pas musicien, j’écoute de la musique comme tout le monde. La musique est importante pour moi car elle me permet de comprendre le monde, c’est un moteur. Cependant je n’utilise pas de références directes de la musique dans mon travail. Il y a eu toute la période punk, des musiques d’attitudes qui se sont trouvées être, peut-être assimilables à une certaine forme de mon travail, un certain agissement. J’aime beaucoup les musiques réactives qui sont des musiques d’attitude. Elles sont réactives par rapport au monde d’aujourd’hui, à ce qui se passe, c’est pour cette raison que je m’intéresse pas mal au punk, une musique assez dure, en réaction au monde social. La musique est donc liée à mon travail. On peut comparer certains de mes dispositifs avec des zones de fractures, des zones de chaos, des situations physiques et violentes, ce que j’ai fait avec les fins de fêtes où il y a des impacts d’éléments au sol et qui font tout de suite penser à quelque chose qui vient de se terminer, un acte de violence que l’on constate et auquel on n’a pas appartenu directement. On peut donc faire des rapprochements entre la musique et mon travail mais je ne veux pas que ce soit systématique. Après, il y a la musique que j’écoute, que je consomme mais je n’ai pas de théorie là dessus. J’aime beaucoup de styles différents. Le son, qui intervient souvent dans mon travail constitue un autre problème, un autre domaine car ce n’est pas de la musique. C’est un élément à part entière tout comme les autres matériaux, la lumière par exemple et tout ce que j’utilise qui se met en adaptation avec les espaces, les univers que je conçois. 113 C.M : On vient de parler de la musique et du son, deux éléments se rapportant à l’ouïe. Plus récemment tu t’es intéressé à l’olfactif. En jouant sur l’interpénétration des sens que cherche tu à produire ? C.L : J’ai récemment utilisé l’olfactif pour l’exposition « Albatros » à Genève, c’est un élément supplémentaire. Ce qui m’intéresse c’est d’agir sur les perceptions, voir comment le corps et le mental réagissent dans des univers assez plombés où il y a de l’émotion. C’est très important pour moi de voir les réactions immédiates des visiteurs et la façon dont chacun s’approprie différentes références à des valeurs personnelles, à des expériences personnelles. L’olfactif c’est un autre domaine de la perception qui n’est pas du tout le même que l’auditif et le visuel. On entre dans un domaine qui fait réagir, qui donne d’autres sensations, qui ouvre vers d’autres références. Avec l’odeur on n’a pas les mêmes moyens de se projeter qu’avec le son ou la lumière. C.M : Dans certaines de tes installations le rapport homme-animal est éloquent. Quelle est ta conception de ce rapport ? C.L : Le matériel de porcherie par exemple n’est pas tellement montré dans le but d’évoquer les porcheries, il est plutôt parallèle avec l’univers d’enfermement, de la torture, des aliénations. Je l’ai utilisé car c’est un matériel dur, il fait référence à l’élevage en batterie. Je le mets en parallèle avec l’univers des hommes qui est celui de l’incarcération, des camps de concentration. C’est mon histoire familiale qui ressurgit et qui s’étend sur des problématiques de société actuelle. L’animalité est une chose qui m’intéresse tout comme les comportements humains, l’instinct. L’animalité est aussi dans des actes pulsionnels, au travers des éléments de fête, des débris jetés au sol. Il y a de l’excès, la perte du contrôle. Certaines situations humaines sont proches de celles des animaux, mais je ne traite pas directement de cela. C.M : Les motifs du cercle et de la sphère sont récurrents dans ton travail, pourquoi cet intérêt particulier ? C.L : Dans le cercle d’ampoules comme à Brême par exemple, il y a un rapport très important avec le traitement physique d’un espace. Les trois cercles sont comme des cerceaux qui tournent visuellement autour des piliers. C’est l’idée d’une onde car au bout 114 de l’espace il y avait un fleuve qui passait, ces cercles sont comme une onde dans l’eau. Il y a aussi l’idée de tournoiement et ce qui m’intéresse dans le cercle c’est ce qui matérialise le fait que l’individu tourne toujours en rond. Dans le motif de la sphère, il y a l’univers terrestre en situation de destruction. La réflexion de la lumière éclate la sphère et la rend assez diffractée par les reflets, les projections sur les murs qui fait penser à une explosion. Le cercle et la sphère déterminent des territoires qui tournent en boucle comme on le retrouve, d’une certaine façon, dans la Galerie du Jour agnès.b où j’ai demandé à Elie de filmer, parce que moi je serais tombé par terre au bout de deux minutes (rires). Il a filmé la verrière en tournant jusqu’à ce que ça parte dans tous les sens, à force de tourner tu ne tiens plus debout. Après on projetait cette vidéo sur le mur en-dessous de la verrière, on pouvait comprendre cette idée de tournoiement car dans le tournoiement il y a aussi le moment où on dégringole. C.M : Dans « La Nuit » on peut compter 7 bustes et 3 tentes, l’œuvre « Elie » présente 4 fleurs. Est-ce que les chiffres sont importants pour toi ? Sont-ils le fruit d’une réflexion ou d’un hasard ? C.L : Les chiffres c’est l’idée de série. Les quatre fleurs est une pièce que j’ai attribué à Elie car je lui ai délégué la forme de la pièce. Je lui ai demandé de dessiner quatre fleurs et chacune d’entre elle correspond à une lettre de son prénom, c’est aussi simple que ça. C’est le jeu qu’on établit qui donne la forme de la pièce, pièce qui est d’ailleurs assez absurde car elle représente la façon la plus basique, la plus banale de dessiner des fleurs. Il n’y a aucune idée d’enjoliver la représentation de la fleur. Le sens est dans du vide, car à un moment donné, je ne fais plus rien, je demande à Elie de dessiner des fleurs, la chose la plus absurde qu’on puisse demander à un gamin de 7-8 ans. Quant aux portraits dans La Nuit, ils sont liés à une dimension de passion, d’adoration, à un univers religieux qui détermine un chiffre impair. C.M : Le chiffre 7 a une valeur universelle non négligeable dans la religion, les 7 bustes font-ils directement référence à cela ? 115 C.L : Ce n’était pas mon intention de départ. Les personnages de La Nuit sont sept car c’est sept choix d’enfants. Bien que cette pièce dégage une dimension religieuse, il n’y a pas de référence directe à la religion. A la base je voulais un chiffre impair. C.M : Pourquoi pas 5 alors ? C.L : Parce que ce n’était pas assez. C.M : Comment s’effectue la genèse de tes oeuvres ? C.L : Je visite les lieux qu’on me propose qui sont tous différents les uns des autres ; ça peut être des lieux spécifiques tels des centres d’art, des galeries, des musées avec lesquels j’ai pu travaillé à un certain moment. Il y a aussi les espaces domestiques, des friches industrielles, et des lieux publics comme la piscine désaffectée à Laval. Il y a certains lieux qui sont très chargés en histoire mais aussi parce qu’ils ont une fonction, deux choses importantes que je prends en compte mais ce n’est pas systématique. Je ne veux pas forcément faire la topographie d’un lieu au sens de l’inventaire. Cela dépend de la façon dont le lieu me parle, par rapport à plusieurs éléments. Parfois la hauteur sous plafond va être déterminante, mais aussi les ouvertures. Les emplacements des portes peuvent être extrêmement importantes pour le jeu de circulation, comme j’ai fait à la biennale de la Havanne. J’ai fait un dispositif qui est lié aux ouvertures, c’est-à-dire que les gens déambulaient et allaient toujours vers une ouverture pour sortir ou rentrer. Cependant, je n’ai pas vraiment de catalogue de lieux avec lesquels je travaille, c’est au hasard. Pour ma technique de fonctionnement, qui vient après, je fais faire des photos, je filme aussi et j’essaie de réfléchir sur la manière dont peuvent circuler les gens et comment ils visiteront l’exposition. Une fois l’installation réalisée, je filme les gens quand ils visitent l’exposition, c’est très important pour moi et c’est intéressant à voir. Cela m’apporte beaucoup dans certains cas, notamment pour développer ensuite un certain type de dispositif. Je me dis que si je dispose telle chose de telle manière, les gens vont la subir comme ça. Je pense à la façon dont ça va être perçu, j’anticipe. Ce n’est pas pour répondre à une demande, ce n’est pas du spectacle, j’attends une certaine réaction, alors j’essaie de la stimuler encore plus. L’espace, ce n’est pas simplement un plancher, quatre murs, un plafond. Le lieu reçoit un élément que je propose. Mon travail est une recherche dans l’espace. 116 En ce moment par exemple, j’ai une période creuse car j’ai eu énormément d’expositions. Les expositions c’est souvent une période, c’est-à-dire que pendant trois mois je ne vais pas arrêter, je vais avoir une exposition tous les quinze jours. Après j’ai une période plus calme où mes projets naissent et où j’ai un autre fonctionnement. Cela me permet de faire le point, de me détacher de toute la fulgurance qu’il y a pu avoir, de répondre à des lieux, des situations etc... Cela me permet de réfléchir à des projets sans penser à un lieu précis. Ce que je dis souvent c’est que je réapprovisionne mon fond de commerce. Je prend énormément de notes. Je remplis mon magasin d’idées. En ce moment, je retravaille sur une idée que j’ai eue il y a plus de dix ans pour une exposition prévue pour décembre 2004. Souvent il y a des choses que je réutilise à un moment opportun. Soit j’arrive à un degré zéro dans un espace, soit j’ai déjà une idée qui traîne depuis un mois et que j’adapte à la proposition que l’on me fait. Depuis vingt ans que je travaille, je fonctionne de la même manière. C.M : Ton travail n’est donc pas continu ? C.L : Non, si aujourd’hui je me permets de tant changer mes projets, si un jour je fais un espace rouge avec des voilages, si un autre jour je travaille avec l’obscurité ou avec des objets, je ne fais jamais la même chose. J’ai toujours besoin d’éprouver énormément de plaisir dans la façon dont je découvre les espaces et ce, pour me les réapproprier différemment à chaque fois et pour ne pas tomber dans quelque chose de systématique. Ceci dit, peut-être que je m’épuiserais un jour parce que ça demande un renouvellement constant. Mais je pense au fond de moi que même si les matériaux sont différents, ainsi que les formes, il y a quand même une ligne de continuité dans les univers que je développe, les environnements visuels et sonores sont assez cohérents. On ne peut pas dire qu’il y ai un changement radical à chaque fois. C.M : Pourtant j’ai l’impression qu’en 1986 il y a une rupture. La série des objets et du mobilier rompt avec les pièces précédentes qui sont théâtrales comme « La Nuit » ou « Le chant des ombres ». Qu’en penses-tu ? C.L : Les oeuvres avec le mobilier sont aussi des petits théâtres parce que le récit est un peu du même ordre. Mais avant c’était vraiment théâtral, il y avait une mise en scène, un accès frontal de l’ordre du théâtre. Quand je travaillais autour du mobilier, de ma mémoire 117 d’enfance, je reconstituais des territoires de ma vie d’une manière poétique avec notamment l’intervention des mots. Cette façon de travailler sur le mobilier, en 1986, se retrouve aujourd’hui mais plus de la même manière. Aujourd’hui mon travail est beaucoup plus lié à l’in situ, à des situations plus éphémères tandis que les objets et le mobilier peuvent être ressortis à n’importe quel moment. C.M : Pendant toute une période tu ne donnes pas de titre à tes oeuvres, est-ce un refus de convention ? C.L : Cette période concerne essentiellement le mobilier et ce, parce qu’ils comportaient à chaque fois une inscription, je ne voulais pas en rajouter. Le titre était la globalité de la perception que l’on pouvait avoir à la fois de l’objet et de la citation qui l’accompagnait. C.M : Les mots, les phrases ont une place très importante dans tes installations... C.L : Ces mots appartiennent au langage parlé, que tout le monde comprend. Ces mots sont comme le mobilier, ce sont des lieux communs qui ouvrent à la métaphore. Quand je dis : « Nous sommes heureux » ça ne veut pas dire qu’aujourd’hui je déclare que je suis heureux au point de l’écrire. D’ailleurs ces mots sont encore plus désespérés que « Je suis une merde ». Les mots que j’utilise sont souvent des mots trouvés dans la rue comme «Nous sommes heureux », « Prêt à crever ». Ce qui m’intéresse ce sont ces bouts de phrases, ces mots existentiels que quelqu’un a écrit. C.M : Avec ces mots et phrases choc tu cherches à faire réagir le spectateur ? C.L : Oui bien sûr. Si on fait un tableau on le fait réagir aussi. Je pense qu’un artiste ne peut être légitime que s’il a un public. Je ne crois pas que quelqu’un soit artiste s’il ne montre pas son travail, ça n’existe pas. La personne n’est pas artiste ou alors elle bricole pour le plaisir. Un artiste est quelqu’un qui a une attitude, qui produit une oeuvre quelle qu’elle soit et qui veut la confronter avec le public. Tous les artistes ont envie que les gens réagissent. 118 C.M : Pour terminer je me demandais ce que représentent les catalogues que tu réalise : « Fantaisie », « Valstar », « Holidays in France », qui ne contiennent que des images et qui finalement, sont des oeuvres d’art. C.L : Quand je réalise ce genre de catalogue, je fais ça assez vite. C’est mon domaine de détente car c’est bien moins compliqué que la mise en place de dispositifs qui nécessite une approche et des contraintes. Quand je fais un livre de ce type, je peux le faire en deux matinées et avec grand plaisir. C’est une façon de classifier ou de non classifier des images du domaine des lieux communs, ça peut être des images provenant des journaux, images que j’utilise comme forme, que je détourne, dont je change le sens, je m’amuse avec. Cette démarche est aussi une façon de montrer comment on peut s’approprier les images, de détourner leur sens initial, qu’il soit artistique, décoratif, informatif, distractif ou publicitaire. J’adore l’univers des images. 119 EXPOSITIONS EXPOSITIONS PERSONNELLES 1984 : Galerie Eric Fabre, Paris. 1986 : APAC, Centre d’Art Contemporain, Nevers. Galerie Philippe Casini, Paris. 1987 : Musée Bossuet, Meaux Museum voor Hedendaagse Kunst ‘Het Kruithuis’, Musée d’art contemporain, Pays-Bas. 1988: Galerie de Paris, Paris. 1990 : Abbaye Saint André, Centre d’Art Contemporain, Meymac. 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