La lutte séculaire pour la terre des paysans de Sicile.

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La lutte séculaire pour la terre des paysans de Sicile.
La lutte séculaire pour la terre des paysans de Sicile.
Présentation du livre “Finalmente le api mangiarono il miele. Autobiografia di un siciliano che non si
rassegna” (“Finalement les abeilles mangeront le miel. Autobiographie d’un sicilien qui ne se résigne
pas”).
Le beau livre de Giovanni Lo Dico interroge celles et ceux qui partout dans le monde ont à
réfléchir aux mécanismes de la transmission de la conscience historique d’une période d’exception et
à la confrontation de la mémoire sociale et de la mémoire familiale. Le plus souvent le conflit entre
l’histoire officielle, institutionnelle et les témoignages personnels se conclut par l’infériorisation des
seconds, au mieux rangés dans une catégorie mineure de l’historiographie. Avec « Finalmente le api
mangiarono il miele » (Finalement les abeilles mangeront le miel » nous avons au contraire
l’expression inverse de la réhabilitation d’une époque que l’histoire officielle tend à minorer sinon à
oublier, celle des luttes paysannes en Sicile au beau milieu du XXème siècle.
Deux faits majeurs semblent s’être conjugués pour conduire à cet oubli. Dès le milieu du XIXème
siècle toute la pensée progressiste étant dominée par la question ouvrière, considérée comme la
matrice exclusive de l’avènement de la modernité, le monde paysan a été relégué dans une arrière
garde de la pensée passéiste voire réactionnaire et donc suspecte, en tout cas secondaire. Ce combat
dans les confins insulaires de l’Europe de l’après deuxième guerre mondiale parait donc bien tardif et
lointain. D’autre part le souvenir de la victoire de cette bataille des paysans pour leur terre a été
durablement obscurci dans la mémoire collective par un pesant nuage d’amertume dû au fait qu’en
est résultée l’émigration forcée d’une grande partie des acteurs certes « victorieux » mais bien
incapables de vivre d’une terre pour laquelle ils s’étaient tellement battus. Certains ont alors utilisé
l’expression de « Caporetto des espérances siciliennes » faisant référence à l’effondrement du front
alpin durant la première guerre mondiale.
Pourtant il s’agit là d’un récit extraordinaire qui mérite autre chose qu’une simple note en bas de
page dans les livres d’histoire officielle. A poings nus, pour reprendre le titre du livre “A pugni nudi”
de Dino Paternostro (La Ziza), ces hommes et ces femmes ont mis à bas un antique système féodal
d’autant plus puissant qu’il s’appuyait sans vergogne sur la terreur mafieuse et bénéficiait de la
compréhension complice des autorités légales de l’Etat unitaire. Pour un lecteur français il est
difficile d’appréhender de quoi il peut s’agir tant l’effondrement de la féodalité le renvoit à un passé
lointain, soldé dès les premiers mois de la Révolution de 1789. En outre il est inconcevable de l’autre
coté des Alpes qu’une structure criminelle soit ainsi durablement inscrite dans le paysage politique,
économique et social au point que son alliance avec une aristocratie toujours au pouvoir s’affiche
comme une évidence.
Si le témoignage de Giovanni Lo Dico, comme celui d’autres acteurs de cette lutte paysanne avant lui,
est si important c’est qu’il remet pour nous l’histoire en perspective et nous dit d’abord qu’il s’agit
d’un mouvement exceptionnel, d’une bataille sans merci, qui signe la fin d’un monde. Que cela se
situe incroyablement et anachroniquement au milieu du XXème siècle, loin d’en diminuer l’interêt ne
fait qu’amplifier celui-ci. Car si partout ailleurs en Europe cette question agraire avait trouvé sa
solution, en Sicile au contraire les forces anciennes réussiront à bloquer une évolution inévitable et
commune à tous les pays développés.
Pourtant là comme ailleurs la question de la terre avait été posée depuis longtemps et mille
promesses avaient été faites. C’est le non respect de celles-ci qui s’impose à nous comme une
métaphore des illusions perdues et des promeses trahies. C’est Garibaldi le premier qui dès l’été
1860 promet en vain la terre à ceux des paysans qui rejoindront son armée. En pleine première
guerre mondiale c’est le Président du Conseil Salendra qui renouvellera cette promesse. Des décrets
de 1919 et 1920 viendront concrétiser celle-ci. Engagements toujours solennels, promulgués, jamais
appliqués et finalement abrogés. C’est en 1945 le décret du ministre communiste Gullo qui les
reprendra et qui sera la base de la réforme agraire enfin mise en place en 1950. Mais là encore le
respect de la loi passera par des luttes paysannes incessantes jusqu’à la fin des années 60’,
l’occupation des terres et l’assassinat de tant et tant de responsables syndicaux.
Comment ne pas voir dans ce siècle de résistance patronale, dans cette violence sociale qui trahit
l’inexistence sinon la complicité de l’Etat, l’origine d’un retard économique et social qui pèse tant sur
la génération présente. Et comment ne pas voir là la racine d’un mal encore plus profond, celui qui
ronge la Sicile, celui d’une longue, trop longue, tradition de non respect de la loi par ceux justement
en charge de l’application de celle-ci.
Bien sur pour mener ces combats il aura fallu des hommes et des femmes d’un immense courage et
d’un caractère entier. Giovanni Lo Dico est de ceux-ci que rien n’impressionnera jamais et qui restera
sourd à toute normalisation, fut-elle ensuite celle d’un parti communiste, le sien, celui de tous ses
combats et dont il ne reconnaitra pas l’évolution et dont il dénoncera la disparition.
Cette “autobiographie d’un sicilien qui ne se résigne pas” nous révèle enfin un poète, tendre avec ses
enfants qui l’interrogent sur le sens de ses engagements, mais qui affirme avec force que ceux-ci ne
valent rien sans passion et sans convictions, faute desquelles s’infiltre l’oubli qui rend possible la
destruction des acquis du passé fut-il le plus glorieux.
Giovanni Lo Dico, paysan sans terre de Misilmeri, province de Palerme, s’inscrit ainsi dans la grande
tradition des écrivains siciliens qui à partir de faits singuliers propres à leur île lointaine nous
emportent à la compréhension de la conscience d’une histoire universelle.
Philippe San Marco.
Intervention faite à Palerme le 8 juin 2013 dans le cadre de la manifestation “Una marina di libri”,
Societa Siciliana per la Storia Patria, Complesso dei Domenicani, Capella di Santa Barbara.
Giovanni Lo Dico. 85 ans.