Le système des castes et son évolution Fichier
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Master 1 MEEF UE 76 (GEM0750X) « Géographie : culture disciplinaire, construction des savoirs, didactique 1 » L’UNION INDIENNE Séance 2 Fondement de la société indienne : le système des castes et son évolution Hélène Guetat-Bernard Introduction L’hindouisme serait la religion de « l’ensemble des gens vivant à l’intérieur des castes » (L. Dumont). Le système des castes revêt donc un cadre identitaire fort lié aux croyances religieuses. La société fondée sur le système des castes serait donc consubstantielle à la religion. Mais cette définition pose problème car le système des castes est présent aussi hors de l’hindouisme et par ailleurs, nombre d’individus ou de groupes politiques souhaitent la fin du système des castes tout en se réclamant de l’hindouisme. Au cours de la période ancienne, les traits fondamentaux de la société indienne vont se dessiner. Mais à l'époque ancienne, la société n'est pas encore cloisonnée en castes, comme elle le sera à l'époque médiévale, lorsque peu à peu, les classes sociales se transformeront en caste sous un double mouvement : la formation de communautés endogames - jâtis, et la formation d'une hiérarchie de rangs - les varnas. Les jâtis pouvaient être à l'origine des regroupements professionnels ou ethniques. Comme en Europe jusqu'à une période très récente, ces groupements spécifiques (agriculteurs, potiers, forgerons, tisserands, bijoutiers ...) étaient liés par des règles sociales et professionnelles. Ils vivaient dans des villages, des quartiers, des rues spécifiques. Ils en vinrent à s'organiser pour défendre leur intérêt commun (transmission des techniques, des savoir-faire d'une génération à l'autre) comme le firent les corporations de métiers en Europe ou ailleurs. En revanche, ce qui est spécifiquement indien, c'est l'imposition d'une hiérarchie de rangs, ou varna, de conception brahmanique (on retrouve dans une moindre mesure ce système en Afrique). Cette évolution s'explique, d'une part, par la situation d'une communauté conquérante - les indo-aryens - qui pour conquérir un territoire devaient justifier à posteriori leur rang, et d'autre part, de la réflexion des Brahmanes - les prêtres, sur l'essence même de leur société. Ces deux points méritent réflexion. Pour bien comprendre le système des castes, il faut retracer l'histoire de la conquête indo-aryenne, comprendre le rôle de la guerre et de la réduction en esclavage des populations dominées. Dans l'antiquité, le système des castes a en effet pérennisé les résultats de la conquête (vivace encore de nos jours). Dans un deuxième temps, la réflexion brahmanique donne au varna une signification et une justification. Ces règles de l'idéologie brahmanique sont exprimées dans un recueil composé aux environs de l'ère chrétienne : les lois de Manu. Ce texte exprime l'opinion des milieux brahmaniques mais il ne reflète pas nécessairement les règles sociales en vigueur au début de l'ère chrétienne. Il n'avait pas non plus force de loi ; ce n'était qu'un traité didactique. Or les circonstances lui donnèrent à la longue une telle diffusion dans une grande partie de l’Inde qu’il est devenu le texte fondamental de la société brahmanisée. Les populations de l'Himalaya, du Dekkan et les populations tribales, de même que les classes inférieures ne furent qu'imparfaitement brahmanisées : elles conservèrent longtemps leurs anciens cultes (aujourd'hui encore leur croyance résultent d'un syncrétisme tout à fait courant). L’idéologie des Lois de Manu met au premier plan la pureté du sang, ce qui impose l’endogamie et recommande des emplois appropriés à chacun des rangs, ce qui a, en passant dans l’usage, aboutit à la fragmentation de la société en milliers de jâtis (castes et sous castes). Il est néanmoins certain que l'idéologie brahmanique a joué un rôle fondamental dans le façonnement de la société indienne : élément essentiel de la synthèse culturelle. Les Brahmanes, classe sacerdotale L'ascension des Brahmanes, en tant que classe sociale à fonction sacerdotale, est assez atypique dans l'histoire des sociétés. A l'origine, avant l'arrivée en Inde, les Brahmanes étaient ce que l'on pourrait nommer les chamans des sociétés primitives, responsables des sacrifices, détenteurs des secrets liturgiques et magiques. Sur le sol indien, comme les autres communautés, les Brahmanes se constituent en lignées patrilinéaires endogames qui se transmettent le savoir des textes sacrés et de la liturgie. Classe instruite, qui pendant longtemps détient le privilège de l'écriture, elle conserve à travers les siècles sa primauté. Dès le premier millénaire avant l'ère chrétienne, la religion védique se transforme progressivement sous l'influence des Brahmanes. Les divinités védiques deviennent en divinités hindoues, issues en partie du syncrétisme avec les divinités autochtones. Le ritualisme cède le pas à la méditation et à la dévotion. Les sacrifices sanglants se maintiennent dans les religions populaires (y compris à l'heure actuelle) mais ils disparaissent de bonne heure dans le culte brahmanique (remplacés par d'autres types d'offrandes). La pensée religieuse se précise dans les textes sacrés, les Upanishad : ils expriment les notions fondamentales du brahmanisme comme la doctrine de la transmigration qui devient un trait fondamental de la religion hindoue. En marge de la doctrine officielle, de nombreux cultes pré-aryens survivent : les cultes des divinités de village (dont les prêtes ne sont pas des Brahmanes), le culte du linga (symbole phallique de la fécondité intégré par le brahmanisme), les cultes tantriques. En marge aussi de la religion contrôlée par les Brahmanes, les sectes ont toujours foisonné en Inde. Dans ce mouvement sectaire, des formes non-brahmaniques de la religion vont se développer, qui vont jouer un grand rôle dans l'histoire religieuse du monde indien : le jaïnisme et le boudhisme. Ces deux religions qui apparaissent au 6e siècle av JC, sont fondées sur la croyance en la transmigration et la quête de la délivrance. Le jaïsme après avoir connu une grande influence dans toute l'Inde est aujourd'hui important dans les régions du Nord-ouest. Le boudhisme eut une grande influence sur la pensée brahmanique, même si Boudha était indifférent au culte brahmanique et à la société des varnas. Le boudhisme, avant d'être éliminé en Inde en raison de l'intransigeance de l'hindouisme, était une religion très prosélytique qui envoyait des missionnaires de l'Himalaya, jusqu'au Sri Lanka et en Asie du Sud Est (c'est à partir de l'ère chrétienne que se développent les relations commerciales entre l'Inde du sud et l'Asie du sud-est). Le boudhisme a ainsi amené l'influence de la civilisation indienne jusqu'en Chine (1er siècle), au Japon (IVe siècle) et au Tibet (VIIe siècle), l'Asie du Sud-est insulaire (IIe siècle) et continentale via la Birmanie (Ve siècle). 1 - Le système des castes1 Le système des castes a toujours fasciné les intellectuels français (Louis Dumont, le plus grand théoricien de la caste, reconnu en Inde également, contribua à l'essor de l'anthropologie indienne contemporaine). Définition et présentation Le terme de caste est relativement récent ; il proviendrait du terme protugais casta (race, espèce). La compréhension du système de caste suppose de reprendre et de bien comprendre la distinction entre jati et varna. * varna 1 R. Deliège, Le système des castes, QSJ, PUF, 1993. Louis Dumont, essai sur le système des castes, 1966 Les Brahmanes à travers leurs textes sacrés conçurent un modèle hiérarchique de la société et de l'univers. Ils établirent un modèle quadripartite en états (ou varna) : les Brahmanes, ceux qui connaissent les textes et les rites ; les khsatriya, hommes de la force et du pouvoir - les princes et les guerriers ; les vaishya, hommes de la production des biens et des échanges ; les shudra, hommes au serévolution verteices des précédents qui sont considérés comme les "deux fois nés" (qui ont connu une seconde naissance de par la connaissance du Veda). Vient ensuite le groupe des "intouchables" : on ne peut pas les considérer comme des hors castes car ils font entièrement parti du système. Ils lui sont indispensables car s'ils ne prennent pas sur eux les impuretés, les castes impures ne pourraient éviter certaines pollutions, et elles perdraient alors leur statut. Cette présence sur le sol indien du système des varna prouve qu'il existe une continuité entre le monde gréco-romain et la civilisation indienne. Dès le 19e siècle, cette continuité est mis en évidence, mais c'est surtout G. Dumézil qui va appronfondir ce point de vue et montrer qu'il est le substrat idéologique commun à toutes les civilisations indoeuropéennes. En effet, l'idéologie des trois fonctions qui divise le monde en trois fonctions hiérarchiques (les prêtres, les rois-guerriers et les producteurs) est présente aussi bien dans les civilisations de la Méditerranée ancienne qu'en Inde. En revanche, la distinction du pur et de l'impur (spécifiquement indienne) semble être une construction post-védique. Elle se serait donc développée tardivement, peut-être en réponse à la victoire du boudhisme. La caste ne se confond pas totalement avec la société indienne. Des populations arborigènes, surtout à l'époque moderne, sont de plus en plus intégrées au système des castes. De même les musulmans du monde indien ont de fait un système de caste qui semble s'inspirer du modèle hindou. La distinction entre les descendants du Prophète (ashraf) et ceux qui ne le sont pas (ajlaf), recouvre une théorie du pur et de l'impur. Parmi les Chrétiens, on retrouve aussi cette opposition entre hautes et basses castes. Jaïns et Sikhs, qui n'admettent pas le système des castes ont pourtant de fait un comportement proche des hindous. En fait, la structure essentielle de la société indienne n'est pas cette division quadripartite qui apparaît plus comme la représentation idéale d'un modèle général de la hiérarchie. Il n'entretient que des rapports lointains avec la réalité. Par exemple, les brahmanes appartiennent à des groupes de statut très divers, selon le principe qu'il n'existe pas de relation entre pouvoir et statut. De fait, de nombreux brahmanes peuvent vivre misérablement. De même, les kshatriya et les vaishya sont absents du sud de l'Inde où d'autres castes remplissent les fonctions de production et de pouvoir qui sont normalement associées à leur rang. De fait, la majeure partie de la population indienne est composée de shudra. En 1931, le dernier recensement qui fait référence aux castes indique : 6,4% de brahmanes parmi la population hindoue ; les kshatriya 3,7% et les vaishya 2,7%. Cette réalité qui fait la spécificité du monde indien est bien le morcellement de la société en une multitude de groupes endogames et hiérarchisés. De fait, la division de la société en groupes hiérarchisés n'est absolument pas spécifique à l'Inde. Mais l'originalité du système indien repose sur la fragmentation de la société en une multitude de groupes fermés. * les jati En effet, la caste renvoie à la notion de jati qui impose des règles de conduite attachées à son groupe d'appartenance à la naissance. En fait, le système des castes n'est pas un système homogène à l'échelle de l'Inde. Il ne s'agit que d'un modèle, d'une idéologie. Dans la réalité, il n'existe pas pour toute l'Inde de référence unique, mais des multiples hiérarchies locales, voire régionales qui se superposent. Ainsi, de part sa naissance, un individu appartient non seulement à une jati, mais également à un village et à une région particuliers avec leurs interdits et leurs rapports hiérarchiques complexes et spécifiques. Les castes indiennes, par définition, représentent un système segmentaire de la société (organisation clanique et lignagère). L'ensemble de la société indienne est ainsi divisée en groupes fermés qui occupent chacun une position particulière au sein de ce système. (La population non hindoue est également dans une grande mesure régit par cet ordonnancement). La définition donnée par un grand indianiste au début de ce siècle permet de mieux comprendre l'organisation de ce système. Célestin Bouglé (Essai sur le régime des castes , 1935) a insisté sur la spécialisation héréditaire, la répulsion et la hiérarchie. La société est ainsi divisée en groupes héréditairement spécialisés, hiérarchiquement superposés et mutuellement opposés. Les principes d'organisation sont : - la spécialisation héréditaire attachée à un métier, une tâche précise (ce qui ne veut pas dire dans l'Inde actuelle que tous les membres d'une même jati occupent les mêmes fonctions). En fait, la seule règle quant à l'exercice des métiers est celle qui touche aux tâches impures que seuls les intouchables admettent (liées surtout à la mort). Les autres professions sont ouvertes à tous. - la répulsion renvoie à l’endogamie (c'est l'un des traits qui montre la vivacité contemporaine de la caste) et au maintien d'une distance sociale (elle tend toutefois à bien s'affaiblir). Ainsi la règle de vie exigée par le système des castes engendre la perception de trois types d’espaces : i) deux espaces répulsifs pour des raisons opposées : un espace rejetant occupé par les castes supérieures et un espace rejeté, animé par les castes inférieures ; ii) un espace attractif, de sécurité, investi par sa propre caste (Golbéry, 1976 : 13). La caste est ainsi une unité structurelle fondamentale de l’espace individuel et collectif. Il est par l’idéologie qu’il véhicule, le principal élément organisateur de l’espace vécu. L’endogamie se pratique toutefois à l’intérieur de la sous-caste (ou clan : gotra) qui sont strictement exogames. En Inde du Nord, épouser quelqu’un de son clan est considéré comme un inceste et donc réprimé par les conseils régionaux de castes (khap panchayats) pouvant aller jusqu’à l’expulsion et des « crimes d’honneur ». - la hiérarchie met l'accent sur le caractère d'interdépendance entre les groupes dans la mesure où le rang d'une jati ne peut être apprécié que dans le cadre du système dans son intégralité. En ce sens, le système des castes est l'expression sur le plan de l'organisation sociale de la notion de hiérarchie qui caractérise l'idéologie indienne. Selon cette idéologie, les hommes de part leur famille naissent fondamentalement inégaux. Chacun, selon son rang doit remplir son rôle. Cependant, il faut bien comprendre qu'il n'existe pas de hiérarchie formelle à laquelle tout le monde pourrait se référer et qui déterminerait la position de chacun. La hiérarchie des castes ne reflète pas une graduation linéaire ; elle reflète une structure, c'està-dire un système d'opposition. Le critère sur lequel repose cette hiérarchie est celui de la pureté relative. Toutes les relations sociales s'expliquent par cette opposition du pur et de l'impur. L'idéologie du pur et de l'impur Cette opposition du pur et de l'impur permet de comprendre de nombreuses pratiques sociales et le fondement de l'organisation sociale. L'opposition entre brahmanes et intouchables est la projection dans la structure sociale de la dichotomie pur/impur. C'est cette opposition qui permet d'ordonner tous les groupes qui constituent la société. La pureté dépend du groupe d'appartenance à sa naissance et non d'une pureté individuelle. Dans la vie quotidienne, la hiérarchie se traduit par le degré de réciprocité dans les relations sociales : plus on est socialement proches, plus on entretient des relations réciproques et symétriques. En particulier, le principe de la commensalité (prise des repas en commun) est un des traits qui illustrent fortement dans la réalité cette hiérarchie. L'application de ces règles sociales est beaucoup plus stricte dans le sud que dans le nord du pays (plus soumis à l'influence musulmane à l'époque moghole). Par ailleurs, il faut bien évidemment se méfier de la distance entre le comportement réel et idéologique. La réalité admet souvent des comportements moins orthodoxes. Le système de la caste est exhaustif, c'est-à-dire que tout le monde appartient à une caste, y compris les groupes minoritaires de musulmans, chrétiens, boudhistes, tribus. De même, au cours de l'histoire, de nombreux mouvements religieux ont contesté la structure inégalitaire de la société de castes. Mais, la stricte endogamie des castes les a très vite eux -mêmes contraints d'être assimilés à une nouvelle caste. Un des traits de la société de caste est sa grande tolérance, selon le principe "différents mais séparés". La tolérance est acceptée dans la mesure où la société accorde aux groupes différents une place particulière. La société indienne assigne un rang là où notre société exclut. Les castes dominantes La notion de caste dominante est importante. On appelle caste dominante un groupe social qui dans un village ou une région précise dépasse en nombre les autres castes. Elle détient aussi un pouvoir économique et politique prépondérant. Le système de la caste dominante montre à quel point le système des castes est un système très territorialisé. Cependant, la caste dominante ne possède pas nécessairement le statut rituel le plus élevé. Leur pouvoir est avant tout séculier. Ainsi, une autre distinction de la sociologie indienne est la distinction entre statut et pouvoir. Aux caractères socio-religieux, il faut ainsi ajouter pour comprendre le système une forte dimension géographique : son aire d’extension (Golbéry, 1976 : 13). Tout individu se situe alors (et est situé par les autres) par rapport aux quatre points de repères principaux d’un univers où s’entremêlent espace réel et dimensions sociales, économiques et religieuses : en premier lieu sa caste qui le place dans la hiérarchie socio-religieuse, éventuellement dans l’espace si sa caste possède une aire de répartition particulière, et dans une certaine mesure dans la hiérarchie socio-économique qui suit approximativement l’ordre socio-religieux ; en second lieu, par son lignage, parfois renommé par le prestige des ancêtres ; en troisième lieu, par son village d’origine qui le situe précisément dans une aire socio-culturelle ; enfin quatrièmement par la langue. Caste et système économique Si les fondements idéologiques ont une nature religieuse, le système des castes est aussi un mode particulier de division du travail qui se traduit rituellement et économiquement par une grande interdépendance entre les groupes sociaux (tout au moins dans les villages). Pour comprendre la division des tâches selon les jati, il faut bien comprendre la place de chacune dans les rituels anciens. En effet, dans les sociétés anciennes, la vie en société supposait la nécessité de s'assurer le soutien des dieux et des démons en organisant des rituels. En Inde, le personnage central du sacrifice n'est pas le prêtre ou le sacrifiant mais bien le roi (sacrificateur). Les castes d'agriculteurs produisent les ingrédients nécessaires au sacrifice tandis que les castes inférieures incarnent les démons. Au cours des siècles, ces différentes tâches rituelles se sont transformées en spécialisations économiques. En Inde rurale, le système jajmani reproduit cette division économique, reflet de cette division dans les rituels. Le cultivateur reproduit la fonction royale au niveau du village. Le principe du système est celui de la réciprocité. Le système jajmani est un système de relations héréditaires, établis entre des spécialistes, dont le devoir conféré par leur caste est de servir, et d'autre part des familles utilisant ses services, comme elles en ont le droit. Ces "patrons" sont membres de castes d'un statut rituel supérieur à celui des castes d'artisans et de spécialistes, tout en étant de rang moyen (castes paysannes). Ce système jajmani est donc un système (féodal) d'obligations héréditaires de paiement et de devoirs d'occupations et de cérémonies entre des familles d'une même localité. Ce système ne peut évidemment pas être dissocié de l'organisation sociale de l'Inde (cf. division du travail et organisation hiérarchique), le jajman ayant pour charge la production et la distribution. Douze castes d'artisans et de spécialistes étaient concernés par ce système (dont les prêtres, les forgerons, les menuisiers, les orfèvres, les blanchisseurs, les barbiers, les musiciens, les potiers et les astrologues). C'est à propos de ce système jajmani que l'on a pu parler de "républiques de village". La société de castes appartient à un type de société que les anthropologues nomment segmentaire dans la mesure où la société est divisée en groupes, eux-mêmes divisés en sousgroupes identiques (mouvement de fission en sous-caste). Le système des castes, même s'il évolue, aujourd'hui comme hier, représente toujours les structures fines qui permettent de comprendre le monde indien. Ces structures fines relèvent de la projection spatiale de groupes restreints, que ce soit dans l'espace intraurbain (cf. organisation des quartiers) ou dans l'agencement des systèmes ruraux (DurandDastés). En effet, les castes ont une dimension spatiale autant que sociale, notamment en milieu rural. Par exemple, les quartiers d'habitation des villes et des villages sont toujours organisés selon une forte ségrégation spatiale entre communauté. Les multiples pays qui constituent le monde indien sont toujours organisés par une caste dominante, dont la répartition correspond souvent à des limites politiques anciennes. Enfin, les réseaux de parenté structurent fortement l'organisation spatiale des échanges sociaux, voire économiques. Une différence à ce propos oppose le Nord et le Sud du pays, dans la mesure où dans le nord, l'exogamie villageoise suppose une forte circulation des femmes, alors que dans le sud, les mariages entre proches favorisent les réseaux intra-villageois. Ainsi en Inde, certaines jati peuvent regrouper seulement quelques centaines d'individus sur un territoire restreint et d'autres des millions de personnes sur un vaste territoire ; dans ce cas, une caste peut se diviser en sous-caste endogame à son tour (très fréquent au 19e siècle avec l'apparition de nouveau métier liée à la colonisation et du fait que la promotion sociale était affaire de statut). Au XXe siècle, on assiste à un mouvement inverse qui est celui de la fusion car la caste joue désormais de groupes de pression sous l'influence des associations de castes. Caste, espace de parenté et espace de vie L’un des agents le plus puissant du maintien du système des castes est le principe d’endogamie qui assortie de l’obligation d’exogamie lignagère resserrent les liens entre lignages par des alliances matrimoniales répétées. Ces échanges matrimoniaux, une fois scellées, induisent de nombreux échanges, nous indiquent Golbéry à propos d’un village de l’Andra Pradesh. Des femmes tout d’abord par la coutume fréquente de la patrilocalité. Ascendants, frères et sœurs rendent alors visite au nouveau couple et la femme revient accoucher dans la maison paternelle. Un mouvement incessant de population s’organise ainsi entre deux villages, accompagné d’échanges économiques : dot, cadeaux, aide matérielle et financière, etc. Cette « tête de pont » une fois jetée entraîne d’autres alliances par le simple jeu des mariages préférentiels et des nouvelles connaissances. Golbéry a remarqué qu’il existe des facteurs de différenciation dans l’organisation des réseaux de parenté : i) le rang hiérarchique tend à minorer l’espace matrimonial des basses castes ; ii) la dominance d’une caste semble donc jouer dans le sens d’une dilatation de l’espace de parenté ; iii) le niveau économique élevé d’une caste lui permet de chercher des conjoints plus loin ; iv) l’effectif de caste, au contraire, tend à concentrer l’espace de parenté, en particulier si cette caste est dominante dans la région ; v) la densité de population joue un rôle déterminant – faible densité oblige à trouver un conjoint dans un espace plus étendu alors que de forte densité impose parfois de s’installer plus loin / des densités moyennes resserrent l’espace matrimonial ; vi) le rôle de la ville est contradictoire : il peut être à la fois répulsif par construction d’une identité d’opposition villageoise à la culture urbaine, et à la fois attractif pour, en constituant des réseaux, bénéficier d’avantages économiques. La caste construit un univers de signification d’autant plus fort dans les villages. L’espace quotidiennement vécu est donc fondamentalement l’espace villageois marqué par la structuration des règles de vie et de hiérarchie du monde de la caste (Racine, 1992). Mais en ville, l’univers de la caste marque aussi fortement son organisation sociale comme son organisation spatiale (Hollé, 2001 et 1996 ; Vaguet, 1997). La question de l’intouchabilité L’intouchabilité est au cœur du système des castes : ils représentent l’autre pôle constitué en haut de la hiérarchie par les Brahmanes. Ils sont indispensables au bon fonctionnement du système en tant qu’ouvriers agricoles dont ils constituent la majeure partie mais aussi en tant qu’agents rituels dans un grand nombre de cérémonies religieuses en particulier celles en lien avec les rituels de mort et toutes celles considérées comme impures. Gandhi s’est battu pour la suppression des conditions d’exploitation des intouchables et a proposé de les appeler Harijans, enfants de dieu. C’est en 1972 qu’un nouveau terme apparaît celui de Dalit, aujourd’hui communément employé. Dans l’Inde contemporaine, plusieurs questions se posent quant au devenir de cette catégorie de la population2. La première est liée à la position structurelle des Intouchables dans le système des castes : est-ce que le paradigme idéologique brahmanique sera suffisamment fort pour maintenir un consensus même au prix de la poursuite de l’oppression ? Pour autant l’oppression subit par les Intouchables ne signifient pas qu’ils ne soient pas porteurs d’une culture authentique, certes d’une culture dominée mais porteuses de ces propres valeurs et repères. La seconde question est celle des changements supportés par le système et à la caste comme catégorie de compréhension du monde. Car la société indienne est une société en fort changement et même si les intouchables sont toujours majoritairement les plus pauvres, les moyens économiques de la domination sont amoindris aujourd’hui. Par exemple dans les campagnes, le développement de relations marchandes a peu à peu amoindris les relations entre dominants et dominés (par exemple le système jajmani a presque disparu). Mais si, également, les règles de discriminations les plus fortes ont disparu (interdiction de frôler l’ombre d’un intouchable ou de croiser son regard ; interdiction de s’asseoir sur le même banc ou de boire au même verre même lavé, etc.), pour autant les attaques contre la hiérarchie idéologique et matérielle du système n’ont pas fait disparaître la caste. Ainsi, la classification en caste demeure culturellement opérant même si la caste devient de plus en plus un horizon politique de défense de ces intérêts de caste (comme nous proposons de le comprendre plus avant : les basses castes – les Other Backward Classes dans la terminologie officielle, luttent pour une discrimination positive en leur faveur ; elles deviennent en ce sens des banques de voix). Enfin, troisième question, quels sont les chemins possibles à cette émancipation pour une population qui compte pour un cinquième à un quart de la population indienne ? Cette question est d’autant plus complexe que dans le cadre du monde rural, la domination envers les puissants est combinée avec la protection que ce statut de dominé apporte : en cas de besoin pour des accidents de la vie ou pour faire face à des moments plus heureux, notamment un mariage, il est du devoir du patron d’aider son subordonné. Or ce que l’on peut appeler des relations de domination territorialisées, marquées par un modèle de relations de dépendance personnalisées sont extrêmement forte et assurent paradoxalement, Voir Jean Luc et Josiane Racine, 1998, « Dalit identities and the dialectics of oppression and emancipation in a changing India : the tamil case and beyond », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, vol. XVIII, n°1. 2 certes la contrainte mais aussi la survie à une population pauvre nombreuse. Les relations de marché peuvent être tout aussi contraignantes sans offrir nécessairement une protection minimale. Par ailleurs, la culture des Pariahs est fortement marquée par une autre ambivalence : celle du sens de la soumission et du devoir d’accomplir son dharma de caste. C’est le propre même d’un système de domination efficace qu’il soit complètement intériorisé, incorporé. Dans la mesure où le pouvoir économique est de toute façon entre les mains des castes dominantes, il est toujours risqué de s’engager dans la protestation de son statut. L’histoire contemporaine est malheureusement marquée par des exactions violentes envers ceux qui ont osé protester. Aujourd’hui encore, même si les traits les plus humiliants de l’oppression ont disparu, le modèle traditionnel reste bien présent surtout dans les campagnes. Par exemple les mariages inter castes sont rares en ville et absolument pas acceptés dans les campagnes, ce qui témoigne du maintien d’une forte déconsidération statutaire par les hautes et moyennes castes. Par ailleurs, le statut socioéconomique a peu évolué également : 90% de la population des Dalits est illettrées et les violences restent bien réelles. Bien sûr les éléments de changements sont venus de programmes publics d’aides à la construction, l’accès à l’école publique, l’accès à l’eau potable, de multiples aides à l’emploi, etc. Ce qui a aussi changé c’est une meilleure connaissance de leurs droits. De nombreux partis politiques de défense de leur intérêt existent aujourd’hui. Il y a aujourd’hui une reconnaissance d’intérêt de caste et il existe même des discussions pour unir les partis de gauche au partis communautaristes Dalits ce qui permettrait d’associer à une dénonciation des discriminations de castes des discriminations de classes. En fait, le combat politique des Dalits pose plus largement à la société indienne la question de son identité : quelle possibilité existe t’il aujourd’hui de poser un regard sur son histoire en prenant en considération tous les épisodes de son passé qui témoignent de l’existence dans la construction de l’identité hindoue d’autres traditions non liées à l’orthodoxie brahmanique (cf. en lien justement avec les cultures dominées des Dalits et des tribaux, mais aussi les mouvements réformateurs du système des castes lui-même). 2- L'évolution contemporaine de la société de castes3 La caste est toujours en Inde l'un des éléments clés pour comprendre l'organisation sociale et les dynamiques en cours. Seulement le sens et la fonction du système de caste ont changé : les aspects rituels et hiérarchiques s'affaiblissent au bénéfice de castes qui deviennent des groupes de pression politiques et de revendication de pouvoir. Pour bien comprendre cette évolution, une relecture de l'histoire récente est nécessaire. La clé de compréhension de cette évolution contemporaine est la rencontre entre un pouvoir colonial soucieux de ses prérogatives et une société pluriséculaire riche de ses logiques et de ses dynamismes sociaux. Le système des castes est un système très vivant en Inde aujourd'hui, que ce soit en milieu rural ou urbain, et ce, quel que soit le niveau social. Cette permanence est repérable dans les évènements du quotidien mais aussi à travers le dynamisme des associations de castes. Ces associations sont nées à la fin du XIXe siècle dans l'objectif de défense des intérêts de leurs membres, avant de s'intéresser à leur ascension sociale dans la hiérarchie des castes. Il faut bien comprendre que la colonisation anglaise a bousculé et modifié la logique de fonctionnement du système (de la même manière, en Afrique, la colonisation a transformé la souplesse des structures sociales en imposant une rigidité dans la catégorisation en ethnie). À partir de la fin du XIXe siècle, en Afrique ou en Inde, la logique des colonisateurs fut la même. Il s'agissait pour les colonisateurs d'asseoir leur pouvoir et de trouver des interlocuteurs qui leur servent d'intermédiaire avec la population locale. Il leur fallait aussi trouver des collaborateurs dans leur prise du pouvoir économique. 3d'après l'article de Jackie Assayag dans L'Inde contemporaine, 1996 Par ailleurs, le Raj britannique en Inde était soucieux de dénombrer ses sujets, ce qu'il fit à partir de 1881, date du premier recensement. Les Britanniques, comme ils le firent en Afrique, décryptèrent la société locale à travers le prisme de leur propre manière de conception de la réalité sociale. C’est-à-dire4 qu'ils cherchèrent à classer leurs sujets dans des catégories rigides, à imposer des limites strictes là où le système acceptait une grande souplesse. Le caractère arbitraire et changeant des classifications est mis à jour entre les recensements de 1881 et 1931 (après cette date la caste n'apparaît plus dans les recensements). Les opérations de recensement vont ainsi avoir deux conséquences majeures : - Elles figent le système des castes en rang hiérarchique ; elles rigidifient ainsi le système. Cet assignement à un rang fixe (puisque désormais écrit dans le recensement) va bousculer la société puisque de nombreuses castes vont contester leur rang. (Il faut bien comprendre que de nombreuses castes ne connaissaient que vaguement leur rang dans la société. Elles connaissaient les règles sociales qu'elles suivaient dans leur quartier ou leur village, mais elles n'étaient pas au courant de leur place à une échelle régionale). Pour défendre leur (nouvel) intérêt de caste, en tant que groupe homogène, les castes vont s'organiser en créant des associations de castes prêtent à tenter d'infléchir le rang assigné. - Elles favorisent le développement d'une identité communautaire (qui prendra peu à peu la forme du communalisme - parallèle évident avec la situation africaine). L'action du gouvernement colonial a donc eu pour conséquence de cristalliser l'identité des castes (en réaction à l'Etat colonial soucieux d'identifier ses interlocuteurs) en groupes homogènes rivaux. 4 cela a des répercussions fondamentales dans de nombreux domaines jusqu'à aujourd'hui. Parallèlement à l'action du gouvernement colonial, les intellectuels européens qui se penchèrent sur le système social indien contribuèrent également à son bouleversement. En effet, les orientalistes, tout au long du XIXe siècle, pour comprendre cette société étrange crurent bon de se pencher sur les textes anciens et le savoir religieux transmis par la coutume et les érudits brahmanes (les pandits). Ils cherchèrent donc des explications à la société actuelle dans les textes anciens (de la grande tradition). Ils privilégièrent ainsi l'idée selon laquelle la société indienne était une société sans histoire : le présent et le passé n'étant que la répétition de la coutume en oblitérant le fait que le présent est partout et toujours une continuelle ré-appropriation et reconstruction du passé et non sa simple reproduction. (La même dérive eu bien évidemment lieu à propos de l'histoire africaine). Or le raisonnement était inévitablement éronné, car bien évidemment, depuis les textes de l'époque védique, la société avait évolué. Les textes anciens eux-mêmes reflètent la domination supposée ou souhaitée des classes dominantes de l'époque. Ils ne reflètent dès lors pas la réalité du passé mais une interprétation de celle-ci. Reprenant à son compte les réflexions des orientalistes, le Raj, toujours dans son souci de classer la population sous ses ordres, s'est également référé à cette division quadripartite de la société, telle qu'elle était idéalisée par les textes anciens. Toutes les hiérarchies locales furent donc organisées selon cette répartition, alors même que les castes de rang moyen ne s'y référaient pas spontanément. Plus grave, conformément au préjugé de l'époque, l'anthropologie évolutionniste victorienne assigna un sens racial à cette répartition quadripartite. L'intrusion des Britanniques dans le fonctionnement de la société indienne eut ainsi des répercussions fortes. De nombreuses castes intermédiaires et basses qui refusaient leur rang, constatant les faveurs accordées par les colonisateurs aux Brahmanes, tentèrent d'adopter les coutumes et les symboles traditionnels des "deux fois nés" : végétarisme, abstinence, pureté rituelle, interdiction du remariage des veuves... Ce mode d'ascension sociale, appelé sanskritisation, est ancien en Inde, mais il connut une nouvelle vigueur tout au long du XXe siècle. (Ainsi les basses castes loin de souhaiter renverser le système essayent plutôt d'obtenir une place plus avantageuse). L'influence du pouvoir colonial dans la pétrification du système de caste doit toutefois être nuancée. En effet, cette rigidité imposée au système n'est pas seulement le fait de la colonisation car elle s'est amorcée avant par la multitude de royautés hindoues qui apparurent au XVIIIe, après l'effondrement de l'empire Moghol. Afin de légitimer leur pouvoir récemment reconquis, ces royautés firent appel aux brahmanes pour louer leur rôle politique et dans les rituels. Ce recours aux brahmanes permis dès lors de rendre hégémonique la conception brahmanique de la société (Bayly, 1988) : une société considérée et présentée comme "traditionnelle" alors qu'elle se situe dans une période postmoghole. Le modèle proposé était celui d'une société plus stratifiée, plus rigide et plus homogène où s'affirment les liens de caste et de descendance (avec la marginalisation des sectes, des tribus, des minorités religieuses). Cette vision était pourtant non conforme à la réalité sociale, jusqu'à la seconde moitié du XIXe, d'une Inde où dominaient les alliances entre groupes sociaux et les groupes de statut ouvert (par exemple sous forme sectaire) (Kolff 1990). Ainsi le système des castes comme l'expression d'un ensemble hégémonique et représentatif de l'essence même de la société indienne est de l'ordre du construit social tout à fait identifiable dans le temps (réinvention de la tradition par les monarchies hindoues de la fin du XIXe et de la période coloniale avec l'aide des brahmanes, études de monographies de villages des années d'après guerre). L'historiographie contemporaine montre au contraire que d'autres principes et d'autres institutions que la caste ont toujours été tout aussi fondamentaux à la compréhension de la société indienne. Ceci ne revient pas à nier l'importance de la caste (importance du statut, des règles du quotidien - de commensalité ou des actes de la vie sociale -règles matrimoniales-) mais à retrouver le sens de cette société qui admet, comme d'autres, la fluidité de ces structures sociales et religieuses. Le débat est important car il s'agit de replacer l'homme, en tant qu'acteur social donc capable d'actions - au centre de la dynamique de la société. Aucune société n'est une société sans histoire ; aucune histoire n'est la répétition du même. 3- La rencontre des castes et de la sphère politique … ou comment la caste est devenue, peu à peu, dans sa référence ethnique - ou communautaire, un groupe d'intérêt qui opère sur l'espace public. Les associations de castes ont joué et jouent toujours un rôle social et politique fondamental dans l'évolution contemporaine de la société indienne. Dans un premier temps, elles permirent à la société indienne (et donc aux castes) de répondre (ou de se conformer) à l'image ou à la représentation que le pouvoir colonial portait sur le monde indien. Dans un deuxième temps, elles jouèrent et jouent toujours un rôle essentiel dans le passage d'un régime colonial à un régime démocratique. Elles permirent en effet de réunir des entités sociales segmentées dans des organisations sociales capables d'exercer une pression politique constante pour être représentées dans les lieux de pouvoir. Cependant, des limites sérieuses ne permettent pas toujours à ces associations de castes d'obtenir le poids politique qu'elles souhaiteraient. En effet, en dehors de la segmentation du système social, de nombreux autres éléments rendent la société indienne fortement disparate (imposant ainsi des limites à la création de mouvement politique national fort fondé sur une discrimination de caste) : les diversités linguistiques, régionales, les alignements horizontaux selon des intérêts de classe et non plus d'allégeance de caste (alignements verticaux). C'est en raison de ces difficultés de constitution de groupes de pression représentatifs à l'échelon régional, voire national, que les associations s'unifièrent en fédération à partir des années 1940. C'est la raison pour laquelle, après l'indépendance, se mirent en place des fronts de castes, surtout parmi les plus basses. Ainsi, le mouvement des other backward classes (autres classes arriérées) constitue un mouvement essentiel dans la compréhension de la vie sociale indienne contemporaine. La caste en tant que groupe social, défini par un statut rituel, tend à s'affaiblir, alors que son existence en tant que groupe communautaire et ethnique tend à se renforcer, sous l'effet de son action dans le jeu démocratique et des évolutions économiques. Cependant, même si les castes jouent de plus en plus le jeu de groupes de pression politique (le jeu politique devenant en cela comparable à celui des sociétés occidentales), elles ne peuvent pas être assimilées à des classes sociales. Pourtant, même cette affirmation doit être relativisée. En effet, les loyautés hiérarchiques locales, et le clientélisme au sein d'une même caste, s'affaiblissent au profit d'une conscience de l'intérêt commun entre individus et groupes de statut ou de conditions socio-économiques semblables. Cette évolution est défavorable à la cohésion des castes de statut moyen ou supérieur. Elle est au contraire favorable pour les castes basses et intermédiaires qui prennent de plus en plus conscience de leur situation subalterne. Pour ces groupes sociaux, on peut ainsi parler d'une certaine convergence entre la formation d'une identité de caste, de classe et d'ethnie. Dès lors, l'organisation sociale qui se forme aujourd'hui allie traits traditionnels et modernes (lorsque le statut de la caste est conforme à la condition socio-économique de classe). La caste qui perdure aujourd'hui ne se maintien pas uniquement en raison du maintien de la tradition (endogamie et liens de réciprocité et de dépendance sous la forme d'obligations rituelles au moment des étapes de la vie - naissance, mariage et décès). Elle n'est plus non plus légitimée sur un ordre social inégalitaire fondé sur les valeurs de pureté et de pollution. La caste s'affirme aujourd'hui comme groupe de pression plus ou moins capable de capter l'accès au pouvoir économique et surtout politique (et de bénéficier d'un Etat providentiel). Mais, en tant que géographe, on ne peut pas ignorer que la compréhension du système des castes dépend de plus en plus aujourd'hui de l'échelle d'observation. C’est-àdire qu'à l'échelle villageoise, l'individu est inséré dans une organisation sociale toujours fortement inégalitaire même si les pratiques les plus voyantes de cette ségrégation sociale ont disparu. Au contraire, dans les métropoles, la réalité reflète moins brutalement les rapports dominants-dominés. Revenons sur cette idée forte qui permet de comprendre l'un des aspects actuels du système des castes : l'assimilation entre caste et groupe de pression politique. Dès les années 1940, les associations de castes se regroupèrent en fédération. Mais c'est surtout après l'indépendance que se mirent en place parmi les plus basses castes des "fronts de castes". Or la création de ces fédérations (celle en particulier des other backward classes) représente l'un des événements essentiels pour comprendre l'évolution de la vie sociale et politique de l'Inde contemporaine. Dès les années 1930, une politique de quotas et de réservation de postes dans l'administration, dans les assemblées fédérales et provinciales aux sheduled tribes and castes (backward classes) fut organisée. Elles représentent 7 et 15 % de la population indienne. En revanche, il existe une autre catégorie de caste (other backward classes - OBC = shudra) qui demande de plus en plus expressément d'obtenir à leur tour des postes réservés. C'est donc autour d'une politique de quota que se nouent aujourd'hui de nombreux conflits politiques, l'objectif étant pour certains groupes de bénéficier des aides octroyées par l'Etat. Pour comprendre cette évolution, il faut remonter aux années 1930, décennie durant laquelle le vocabulaire pour désigner les varnas se modifia. En effet, la catégorie des intouchables fut remplacée par celle de sheduled caste et celle de shudra par backward classes (aujourd'hui OBC ou approximativement castes avancées); les brahmanes, kshatrya et vaishya devenant les forward classes. Ce changement de vocabulaire indiquait surtout un glissement de sens et une évolution des représentations sociales : la traditionnelle opposition de statut, de nature religieuse, n'indiquait plus qu'une différence de niveau socioéconomique susceptible d'être réduit. Après l'indépendance, cette politique de quota fut reconduite et apparut même comme un moyen privilégié choisit par l'Etat pour réduire les inégalités sociales. Cependant, au fil des ans le gouvernement se trouva pris dans une contrainte difficile à surmonter, c’està-dire la pression constante des castes intermédiaires pour se faire enregistrer comme OBC dans le seul but de bénéficier des avantages associés à ce rang. Certains Etats fédérés se trouvent ainsi devoir gérer des situations paradoxales lorsque plus de 70 % de la population est enregistrée comme OBC, rendant caduc le fondement de la politique de quota. En 1990, le Premier ministre de l'époque, dans le souci d'asseoir davantage son pouvoir sur l'allégeance de certaines factions des castes intermédiaires, décida de réserver 27 % des postes de l'administration centrale à ces OBC (52 % de la population indienne !). Les réactions furent immédiates et extrêmement violentes. Les conséquences de cette politique de réservation ne sont certes pas anodines pour l'avenir de la démocratie indienne car elles touchent aux fondements de la stabilité politique et sociale. En renforçant la politique de quota, le gouvernement conforte les castes dans leur position de groupes de pression. D'ailleurs, la plus grande instabilité politique depuis le milieu des années 1970 (perte de l'hégémonie du pouvoir par le Congrès) est analysée par certains observateurs comme la fin d'un modèle de mobilisation verticale (selon la caste) au profit d'un modèle de coopération horizontale (entre groupes sociaux de mêmes niveaux économiques) - ce qui confirme le poids grandissant de l'alliance des groupes sociaux défavorisés appartenant à des basses castes. Conclusion : Le système démocratique et la politisation de la caste ont donc transformé le fonctionnement du système dans son intégralité. Les aspects hiérarchiques et rituels perdent de leur importance au profit d'un combat pour l'ascension sociale et les revendications de pouvoir (la politique étant le moyen privilégié pour atteindre ce but). Cette politisation de la caste n'est pas récente ; elle a débuté dès l'époque coloniale. Elle a abouti peu à peu à la formation de classes : les dalit (intouchables), les forward, les OBC. Mais finalement la montée du "castéisme" ou du communalisme dénoncée par les observateurs de la scène indienne serait une manière propre à l'Inde de s'opposer à la montée du fondamentalisme et du totalitarisme (Rajni Kothari, politologue). Mais il ne faut pas oublier que la compréhension du système des castes, le sens et l'identité même de la caste dépendent du choix de l'échelle d'observation, car le système des castes n'est en rien monolithique. D'une part, rappelons qu'il s'agit d'une organisation segmentaire propice à la fission (courante dans l'Inde médiévale et au XIXe siècle) et à la fusion (dominante dans l'Inde moderne). D'autre part, l'identification de la caste renvoie à plusieurs zones de référence : le village, avec sa hiérarchie locale, la complexité de ses échanges et de ses interdits ; la région qui se confond avec le réseau matrimonial et l'aire de connubialité ; la civilisation indienne définie par l'ordre catégoriel des varnas dont l'ordonnancement a varié dans l'espace et le temps. Sur la longue durée, la fluidité de son organisation l'emporte. Les sciences sociales européennes s'emparèrent de la caste et en proposèrent une lecture normative, figée, traditionnelle alors qu'il s'agit d'une institution sociale très vivante, en pleine mutation (sous la pression de l'idéologie occidentale et des transformations politiques et économiques). Ainsi, contrairement à une idée reçue de la soi-disant immuabilité de ce système social, ses transformations successives attestent de la flexibilité, à la fois fonctionnelle et structurelle, de ce type de morphologie sociale. Dans les zones d’émigration, au sein des diasporas, les castes s’affaiblissent même si les familles aisées de haute caste viennent toujours chercher en Inde des épouses et que persistent des crimes de sang pour outrage au maintien des hiérarchies lors de mariage intercaste dans l’Inde contemporaine. L’Inde bénéficie de cette représentation positive de « plus grande démocratie » du monde, mais elle demeure aussi un pays de fortes inégalités socio-spatiales légitimées par le principe hiérarchique au fondement du système.