Voici juin. Le moineau raille Dans les champs les amoureux
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Voici juin. Le moineau raille Dans les champs les amoureux
A GRANVILLE EN 1836 Voici juin. Le moineau raille Dans les champs les amoureux ; Le rossignol de muraille Chante dans son nid pierreux. La grive et la tourterelle Prolongent, dans les nids sourds, La ravissante querelle Des baisers et des amours. Les petites ailes blanches Sur les eaux et les sillons S’abattent en avalanches ; Il neige des papillons. VICTOR HUGO 1 BESTIAIRE DES ANIMAUX À L’AISE DANS LEUR PEAU Très oiseaux les oiseaux sont très sûrs d’être oiseaux L’écureuil sait très bien son métier d’écureuil Les chevaux dans leur peau de cheval sont chevaux Le lézard sait par cœur l’art de vivre en lézard La fourrure du chat tient le chat tout entier Le renard est renard tout le long de l’année Le poisson est dans l’eau comme un poisson dans l’eau Mais moi je m’évapore et me perds et me trouve Et ne suis jamais sûr d’être ce que je suis. CLAUDE ROY 2 ABEILLE Une habile abeille travaille travaille Est-il rien qui vaille si frêle merveille ? DANIEL LANDER 3 L’ÂGE D’OR Du temps que les castors s’ébattaient dans la Bièvre, Que le saumon rôdait sous le pont de Bercy, Que la biche et le loup, le renard et le lièvre Folâtraient à Chaillot dans les champs de persil, Du temps que le glouton batifolait à Sèvres, Le renne au Cours-la-Reine et le lynx à Passy, Et l’aurochs à Duroc, et l’ours quai des Orfèvres, Et le ptérodactyle au marché de Buci, Boulevard Saint-Michel ou rue Monsieur-le-Prince, On voyait certains jours un couple de province (Elle était de Lespugue et lui de Cro-Magnon)... A l’ombre d’un grand chêne au milieu de l’herbette, Le cœur plein d’innocence, ils adoraient les bêtes, Le mammouth avant tout, dans le filet mignon. JEAN-LUC MOREAU 4 AGÉNOR LE BRONTOSAURE Agénor le Brontosaure Et son ami Dinosaure Vivaient il y a cent mille ans. Ils mangeaient pour leur dessert Souvent des forêts entières Et assis sur leur derrière Ils se chauffaient aux volcans. En ce temps-là, quel mystère ! Les oiseaux avaient des dents, Les poissons marchaient par terre Mais il n’y avait pas d’enfants. RAYMOND LICHET ET ANDRÉE MARQUET 5 L’ALLIGATOR Sur les bords du Mississippi Un alligator se tapit. Il vit passer un négrillon Et lui dit: « Bonjour, mon garçon. » Mais le nègre lui dit: « Bonsoir, La nuit tombe, il va faire noir, Je suis petit et j’aurais tort De parler à l’alligator. » Sur les bords du Mississippi L’alligator a du dépit, Car il voulait au réveillon Manger le tendre négrillon. ROBERT DESNOS 6 LES ÂNES Ils évoquent les vieilles fresques, L’Enfant Jésus, Silène, Pan, Et de leurs hihans pittoresques Caressent l’air et le tympan. Ils sont vertueux, ils sont tristes Leur grâce est faite d’abandons. Ils ont le poil long des artistes Qui vivent comme eux de chardons. Ils se gaussent de nos airs crânes Et, prenant comme il vient le temps, Ils confessent qu’ils sont des ânes. Nous n’osons pas en faire autant. ERNEST PRÉVOST 7 ANIMAUX FANTASTIQUES SONT... Animaux fantastiques sont Le molubec, le plumeçon, La gicandouille qui pendouille Au croc aigu de l’hameçon. Et l’ophie, dis, la connais-tu, Qui te dis disciple d’Orphée? Poissons à becs fins et pointus, Animaux des contes de fées, Et l’unicorne ou bien licorne Cabrée sur les siècles défunts Dont l’œil d’une perle s’adorne Et la toison de clairs parfums? MAURICE FOMBEURE 8 ANIMAUX LÉGENDAIRES Que sont les bêtes devenues Qui faisaient frémir les enfants : Le dragon, la coquecigrue Et le loup hurlant dans le vent ? La tarasque des bords du Rhône Qui croquait les bateaux à roues Est un masque de carton jaune Que l’on porte à la fête, en août. Et la bête du Gévaudan, Toute en griffes et toute en dents, Qui dévora mille troupeaux En ne laissant qu’un peu de peau ? Celle-là habite les fables Tout comme le marchand de sable, La chimère et dame Licorne Dont la tête d’ivoire s’orne. Pégase, le cheval ailé, Travaille à la publicité, Et le centaure à demi homme Tourne au manège, foire du Trône. La sirène, cette poissonne, Jolie chanteuse à la voix d’or, Pour l’usine et pour le feu sonne, Eveillant la cité qui dort. Que sont les bêtes devenues Qui possédaient les sortilèges ? En vain, je cherche sur la neige A tâtons leurs traces perdues. Mais dans le songe de l’enfance Où les fées à jamais vivront, On voit toujours leurs pattes blanches, Leurs yeux de phosphore tout ronds. MARC ALYN 9 LA BALEINE Plaignez, plaignez la baleine Qui nage sans perdre haleine Et qui nourrit ses petits De lait froid sans garantie. La baleine fait son nid, Oui, mais petit appétit, Dans le fond des océans Pour ses nourrissons géants. Au milieu des coquillages, Elle dort sous les sillages Des bateaux, des paquebots Qui naviguent sur les flots. ROBERT DESNOS 10 BERCEUSE DE L’ÉLÉPHANT Mère Eléphant, d’un œil énorme, Cherche son fils au front bombé: « Bébé! c’est l’heure que l’on dorme... » Pour elle aussi, c’est un bébé. Mère Eléphant, d’un cœur immense, Croit son éléphant tout petit... Mais voici son gros pas qui danse, C’est lui qui rentre, c’est bien lui! Alors, avec sa trompe grise, Elle arrange, dans les roseaux, Quelque chose qui, sous la brise, Ressemble à l’éternel berceau... Et, sous l’étoile merveilleuse Qui garde les petits enfants, Mère Femme et Mère Eléphant Chanteront la même berceuse... ROSEMONDE GÉRARD 11 BERCEUSE DES HOMARDS Dors, petit prince, dors, tendres pinces, dors, mon moutard, la vague danse dans le silence, dors, mon homard. La lune pose de blanches roses sur tes yeux noirs, dors, mon délice, le sable est lisse, bonsoir, bonsoir. Dors, petit père, dans l’ombre chère du fond vermeil, ta carapace glisse avec grâce dans le sommeil. Laisse-toi faire, dans l’onde claire, dors, mon moutard, dans la mer douce aux vertes mousses, dors, mon homard. PIERRE GAMARRA 12 BÊTE À BON DIEU Bête à bon Dieu fais-moi-t-un beau dimanche : Qu’il pleuve à torrents, Qu’il pleuve comme aux enterrements, Comme dans les films, encore plus que nature ! Je pourrai tremper mes chaussures, Mes chaussures de lézard dans les flaques d’eau, Mes chaussures seront des bateaux, Mes jambes les radars d’une autre planète, Et je ferai naufrage dans mes chaussettes. Bête à bon Dieu fais-moi-t-un beau dimanche : Que tante Eulalie ne vienne pas, Elle est trop vieille pour moi ! Elle apporte toujours des médicaments Pour que je devienne plus grand, Mais je voudrais bien savoir celui qu’elle prend : Chaque fois qu’elle vient chez nous Elle rapetisse à tous les coups ! RENÉ DE OBALDIA 13 MES BREBIS Dans ces prés fleuris Qu’arrose la Seine, Cherchez qui vous mène, Mes chères brebis! Que je vous regrette! Mais il faut céder. Sans chien, sans houlette, Puis-je vous garder? L’injuste Fortune Me les a ravis. En vain j’importune Le Ciel par mes cris. Puissiez-vous, contentes Et sans mon secours, Passer d’heureux jours, Brebis innocentes, Brebis, mes amours! MADAME DESHOULIÈRES 14 BROUTER Dans mes plus lointains étés J’entends la vache brouter, J’écoute l’herbe qu’arrachent Les mâchoires de la vache. Ô, ma vache, broute, mâche. Tu as tout le temps qu’il faut. Broute bien l’herbe et le temps, Le temps ! Goûte lentement. Tu as l’Egypte et Lascaux Qui ruminent sur ton dos. Ne lève pas trop les yeux Sur ce monde nébuleux, Broute, mon antique bête, Broute cette jeune herbette Et la jeune éternité Sourira de t’écouter Brouter. NORGE 15 LA CHANSON DE LA COCCINELLE Catinette du vert bois... Vous prenez la catinette Qui dort près d’une fleurette, Tel un cœur de pâquerette, Sur votre doigt la posez Et puis la faites monter En dressant la phalangette, Et doucement lui chantez : - Catinette du vert bois, Catinette au haut du doigt, Quelle heure est-il, dites-moi? Il est une heure, deux heures... Est-il l’heure de l’amour? Est-il l’heure du bonheur? Catinette, envolez-vous... - Catinette du vert bois, Je vous en prie, dites-moi ; Quand se tairont les coucous, Ma blonde Catherinette Viendra-t-elle au rendez-vous Sous la fougère discrète ? Catinette, envolez-vous... - Catinette du vert bois, Quand vous partirez pour moi, Prenez garde aux filandières ! Le malheur serait sur nous: L’araignée aux yeux jaloux Vous guette dans la clairière. Catinette, envolez-vous... Catinette du vert bois... Au gré de votre désir, Son élytre bénévole S’ouvre à la brise frivole ; Sur le bout de votre doigt, Vous la regardez partir: Elle vole, vole, vole, Et fuit comme le plaisir... Ah, mes rêves d’autrefois... Catinette du vert bois... FRANCIS YARD 16 LA CHANSON DES MOUCHES Eté qui flamboie, Sois par notre joie Fêté! Dans ta clarté blonde Menons notre ronde D’été! Agitant l’oreille, La chatte sommeille, Rêvant. Croyant qu’il nous happe, Le vieux chien attrape Du vent. La noire araignée Demeure éloignée D’ici : Un balai fidèle Prend constamment d’elle Souci. Les plaisirs du monde Sont pour notre ronde Aisés : Longues rêveries, Danse et sucreries, Baisers ! Zon ! zon ! Tout repose. La cuisine est close : Disons, Par bandes errantes, Mille susurrantes Chansons ! CHARLES GRANDMOUGIN 17 CHEVAUX Je suis d’un village où j’entends Les chevaux noirs, les chevaux blancs Avec leurs yeux arabisants, Leurs nez peuhls, leurs croupes latines, Traîner tout le jour des racines Et des surcharges de froment. Rien n’est plus beau qu’une jument Plongeant son masque d’Or-lent, Sa belle face métissée Dans les rivières tempérées ! CATHERINE PAYSAN 18 LE CHIEN Ils ne s’étaient jamais rencontrés. Ils se rencontrèrent. - « Nom d’un chien ! » dit l’homme. - « Nom d’un homme ! » dit le chien. - « Parfait ! » dit Dieu. En voilà deux, au moins, qui jurent mais qui ne sacrent pas ! Je jure, Moi, qu’ils ne pourront plus désormais se passer l’un de l’autre. » Et le chien jappa d’aise, confondu dans l’ombre de l’homme qui déjà avait repris sa route. LOUIS DAUBIER 19 CHIEN DE PARIS Un chien de Paris m’a dit : « Ici, c’est le Paradis ! Nos gentils maîtres se mènent Par la laisse ou par la chaîne. Et du trottoir au salon, De tapis en pantalon Nous faisons, malgré le Maire, Où l’on nous défend de faire. Ils ont bon tempérament. Il ne leur manque vraiment Que la truffe et l’aboiement! » BERNARD LORRAINE 20 LA CIGALE L’air est si chaud que la cigale, La pauvre cigale frugale Qui se régale de chansons, Ne fait plus entendre les sons De sa chansonnette inégale. Et, rêvant qu’elle agite encor Ses petits tambourins de fée, Sur l’écorce des pins chauffée Où pleure une résine d’or, Ivre de soleil elle dort. PAUL ARÈNE 21 CIGALES De la garrigue à l’olivaie : Cliquetis de menue monnaie. Pourquoi partout ce tintement De millions de pièces d’argent ? Les cigales dans leur délire Secouent toutes leur tire-lire. BERNARD LORRAINE 22 COMPLAINTE DU LÉZARD AMOUREUX N’égraine pas le tournesol, Tes cyprès auraient de la peine, Chardonneret, reprends ton vol Et reviens à ton nid de laine. Tu n’es pas un caillou du ciel Pour que le vent te tienne quitte, Oiseau rural ; l’arc-en-ciel S’unifie dans la marguerite. L’homme fusille, cache-toi; Le tournesol est son complice. Seules les herbes sont pour toi, Les herbes des champs qui se plissent. Le serpent ne te connaît pas, Et la sauterelle est bougonne ; La taupe, elle, n’y voit pas ; Le papillon ne hait personne. Il est midi, chardonneret. Le séneçon est là qui brille. Attarde-toi, va, sans danger : L’homme est rentré dans sa famille ! L’écho de ce pays est sûr. J’observe, je suis bon prophète ; Je vois tout de mon petit mur, Même tituber la chouette. Qui, mieux qu’un lézard amoureux, Peut dire les secrets terrestres ? Ô léger gentil roi des cieux, Que n’as-tu ton nid dans ma pierre ! RENÉ CHAR 23 LE COUCOU Le coucou chante au bois qui dort. L’aurore est rouge encore, Et le vieux paon qu’Iris décore Jette au loin son cri d’or. Les colombes de ma cousine Pleurent comme une enfant. Le dindon roue en s’esclaffant : Il court à la cuisine. PAUL-JEAN TOULET 24 LE COUCOU Qui possède deux sous dans sa poche a raison Devant un arbre en fleur de penser compte en banque S’il m’entend répéter mes deux notes sans fin Pour annoncer les noces du printemps. Le pivert prétend qu’il fait pousser les morilles Moi je dis la beauté délirante des arbres Par qui même les sourds aux cris de la verdure Retrouveront l’innocence perdue. Si le merle prétend donner folie aux filles Moi je dis la tendresse amoureuse des brises Qui donne un rire vert même aux pavés des rues Et des bourgeons aux crosses des fusils. J’annonce du travail pour toutes les abeilles Un abri pour les petits des oiseaux et pour Ceux des hommes l’amour sans qui toute maison S’écroulerait au premier vent d’automne. J’annonce la douceur de vivre aux hirondelles La santé pour le vent la gaîté pour les pierres En fasse son profit qui n’a pas besoin d’ailes Pour fuir le froid des pays sans amour. La pluie et le soleil à toutes les orties J’annonce le bonheur et la paix sur la terre Tout le bonheur qui tient dans un nid de fauvettes Toute la paix dans un cœur de tulipe. PIERRE MATHIAS 25 LES CRAPAUDS Les mélancoliques crapauds, Avec leurs violons sous l’eau Font une musique à la lune. Ô crapauds, vos violons verts Faits d’eau morte et de cristal clair Sont cachés sous la mare brune. CÉCILE SAUVAGE 26 LE CROCODILE ET L’ESTURGEON Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants S’amusaient à faire sur l’onde Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants, Les plus beaux ricochets du monde. Un crocodile affreux arrive entre deux eaux, S’élance tout à coup, happe l’un des marmots Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde. L’autre fuit en pleurant son pauvre compagnon. Un honnête et digne esturgeon Témoin de cette tragédie S’éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ; Mais bientôt il entend le coupable amphibie Gémir et pousser des sanglots : « Le monstre a des remords, dit-il : ô Providence ! Tu venges souvent l’innocence ; Pourquoi ne la sauves-tu pas ? Ce scélérat du moins pleure ses attentats ; L’instant est propice, je pense, Pour lui prêcher la pénitence : Je m’en vais lui parler... » Plein de compassion, Notre saint homme d’esturgeon Vers le crocodile s’avance : « Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ; Livrez votre âme impitoyable Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait, Le seul médiateur entre eux et le coupable. Malheureux, manger un enfant ! Mon cœur en a frémi; j’entends gémir le vôtre... » - « Oui, répond l’assassin, je pleure en ce moment De regret d’avoir manqué l’autre! » Tel est le remords du méchant. JEAN-PIERRE CLARIS DE FLORIAN 27 DANSE DES LIBELLULES Les libellules dansent, dansent, Et les feuilles qui se balancent Dans les zéphirs Ont l’air de mains applaudisseuses Pour les danseuses Au maillot bleu fait de saphirs. Et l’eau sourit vers le ciel rose, Et, parfois, un goujon morose Qui s’égara Ouvre, à ces visions célestes De tutus lestes, Des yeux d’abonné d’Opéra! JEAN RAMEAU 28 DÉFENSE DES CROCODILES Pourquoi les crocodiles pleurent-ils? Parce qu’on tire leur queue. La chose les horripile. Ça les rend tristes et soucieux et tire des larmes faciles de leurs sympathiques yeux. Mais ce qui les rend furieux c’est qu’on dit de leurs alarmes et du chagrin de leur âme : « C’est larmes de crocodile ! » Les hommes sont incivils estiment les crocodiles victimes d’un monde hostile. CLAUDE ROY 29 LE DRAGON Mettez des ailes au Caïman Et faites-lui cracher du feu, Badigeonnez son corps de bleu, De noir, de jaune et puis de sang: Voici l’épouvantable, le hideux, Le lance-flammes à pattes, Invulnérable casemate Dont l’ombre garantit encor L’entrée des grottes à trésors. PIERRE FERRAN 30 LE DRAGON DOUX Un serpent de mer arrive à bon port il rencontre des journalistes il leur explique quel est son sort et pourquoi il se sent si triste et d’où vient le fait qu’il existe Au bout de peu de temps on se familiarise On l’appelle par son petit nom les femmes veulent lui faire des bises un chasseur prépare du petit plomb Quand il parle maintenant on ricane plus question de lui à la télévision on lui reproche d’obstruer la porte océane ce qui amène de nombreuses protestations Alors il retourne vers sa solitude marine avant qu’on ne lui fasse un mauvais sort s’il avait soufflé un peu de feu par les narines peut-être aurait-il trouvé un plus accueillant port. RAYMOND QUENEAU 31 L’HORRIFIQUE DRAME Ore, oyez, Messieurs-Mesdames, Oyez l’horrifique drame Le roman d’amour et de mort Dont la jungle frémit encor. Le grand prince hippopotame Désireux de prendre femme Fit mander ce S.O.S. Au roi des cacatoès : « Mon cœur, autant que mon âme, Pour ta fille est tout feu tout flamme Si tu veux m’accorder sa main, Je l’épouse avant demain. » Ore, oyez, Messieurs-Mesdames, Oyez quel épithalame Vint lui chanter ce paltoquet De prince des perroquets : « Mon très cher hippopotame, Merci pour ton télégramme, Mais ma fille est fille de roi Et tu ne fais pas le poids. » Pour corser l’offense infâme, Tout faraud de son épigramme, L’oiseau pouffa, s’esclaffa Et s’en fut d’un air fort fat. Le grand prince hippopotame Choisit sa plus longue lame Embrassa ses vieux parents Qui l’entouraient en pleurant. Et, pour laver ses kilogrammes De l’atroce blâme, D’un seul coup, d’un seul, s’étripa Et passa de vie à trépas. Car tel est, Messieurs-Mesdames, L’honneur des hippopotames Qu’ils se font harakiri Pour un simple ara qui rit JEAN-LUC MOREAU 32 L’ESCARGOT Le colimaçon quand on Lui adresse une critique Rentre à l’intérieur de son Système philosophique. Tout au fond de l’escargot vide Se trouve un palais splendide Orné d’un miroir si petit Que, pour y voir comme on est mis, Il faut être une fourmi. PAUL CLAUDEL 33 SAGESSE L’espace qui se courbe et s’enroule en frisant Lorsque les galaxies dans leur lointain voyage Se tordent lentement, s’impulsent d’âge en âge, Et du passé perdu fondent notre présent; Les tourbillons de feu des novas explosant Au cœur noir de l’atome en fabuleux nuages, Electrons affolés qui tournent dans leur cage, Maelstroms effrénés, soleils agonisants; L’espace, la durée, les atomes, les astres, Tout semble déchaîné par quelque obscur désastre, Tout se met à tourner pour notre vertigo. À cette frénésie, ô combien je préfère, Humble, sans prétention, toujours à ras de terre, La spirale du temps que traîne l’escargot. JACQUES CHARPENTREAU 34 VOYAGE Il a bien de la chance l’escargot qui part en vacances. Pas besoin de caravane ni d’auto : il a sa maison sur le dos ! LUCIE SPÈDE 35 LES ÉTOILES DE MER Au pays de la vanille, Dans les îles des Antilles Le soleil est toujours beau Et les étoiles ont trop chaud. Elles vont dormir dans la mer. Ça fait des étoiles de mer. RAYMOND LICHET ET ANDRÉE MARQUET 36 GASTÉROPODES EN LUTTE Dans le jardin public ce matin, Une manifestation d’escargots... Ils réclament le droit de limacer Dans toutes les allées. Et le jardinier, de longue date syndiqué, A beau leur répéter: « Escargots go home Escargots go home », Ils ne veulent rien entendre. Ils ne bougent pas, Ils sont là chez eux. Cerné de toutes parts Par les escargots furibards, Finalement le jardinier Rentre dans sa coquille JOËL SADELER 37 LA GIRAFE Elle inventa le télégraphe, l’antenne et la télévision pour mieux savoir ce qui se passe aux quatre coins de l’horizon. Pour mieux entendre, pour mieux voir sans périscope ni radar, sans miradors, sans Tour Eiffel, dans le sillage du soleil, arriver le premier avion. Oui, mais, oui, mais, comment fait-on quand on est tout petit garçon pour lui dire un mot à l’oreille? GILBERT DELAHAYE 38 LE GLYPTODON Je rencontre un glyptodon Qui traînait son ventre à terre. Je lui dis : mais qu’as-tu donc ? Il répond : le quaternaire. Oui, vois-tu, je sens qu’il vient, Que c’est la fin du tertiaire Et donc aussi notre fin, C’est dans tous les dictionnaires. Il n’y aura plus d’égards Pour nos grandes carapaces, Puisqu’il y aura les chars : Ça fait plus mal quand ça passe. C’est pourquoi je suis atteint. Savoir la fin de son règne N’est jamais bon pour le teint, Qu’on soit dieu ou musaraigne. EUGÈNE GUILLEVIC 39 LA GRENOUILLE Nous t’estimons une déesse, Gente grenouille, qui sans cesse Au fond des ruisselets herbeux Te désaltères quand tu veux. Le laboureur à ta venue, Joyeux de ton chant, te salue Comme prophète du printemps. Ores tu prédis le beau temps, Ore la pluie, ore l’orage; Jamais ta bouche n’endommage Ni herbe, ni plante, ni fruit, Ni rien que la terre ait produit. PIERRE DE RONSARD 40 LA GRENOUILLE BLEUE I PRIÈRE AU BON FORESTIER Nous vous en prions à genoux, bon forestier, dites nous-le! A quoi reconnaît-on chez vous la fameuse grenouille bleue ? à ce que les autres sont vertes ? à ce qu’elle est pesante ? alerte ? à ce qu’elle fuit les canards ? ou se balance aux nénuphars? à ce que sa voix est perlée ? à ce qu’elle porte une houppe? à ce qu’elle rêve par troupe? en ménage? ou bien isolée? Ayant réfléchi très longtemps et reluquant un vague étang, le bonhomme nous dit : Eh mais, à ce qu’on ne la voit jamais. II RÉPONSE AU FORESTIER Tu mentais, forestier. Aussi ma joie éclate! Ce matin je l’ai vue : un vrai saphir à pattes. Complice du beau temps, amante du ciel pur, elle était verte, mais réfléchissait l’azur. III LE REMORDS Eh bien! non, elle existe et son petit cœur bouge, ou plutôt elle est morte : elle meurt dans nos mains. Nous nous la repassons. Un enfant, ce matin, nous l’a pêchée avec une épingle et du rouge. Pardon, ma petite dame, ô douce chanterelle, qui chante quand la lune a ses parasélènes, morte ainsi dans nos mains, que tu me fais de peine! et bleue, oui, tu es bleue, du plus haut bleu du ciel! Faut-il que le zéphir disperse tes atomes! Légère fée des bois, tu n’es plus qu’un fantôme. Bleue, je te pleure; verte, hélas! qu’eussé-je fait? je t’aurais rejetée. Le cœur n’est point parfait. PAUL FORT 41 LE GRILLON DU FOYER Les tisons dormaient sous la cendre. C’était l’heure d’aller au lit, Mais le feu venait de reprendre Comme si c’était le cri-cri Qui, sourdement, soufflait ainsi. Nous l’écoutions dire son nom Qui conjurait l’ombre et le froid Et je l’écoute encore au fond Du souvenir de la maison Où nous étions tous autrefois. PIERRE MENANTEAU 42 L’HIPPOCAMPE Unique voyageur d’un monde circulaire Transparent comme le cristal, L’hippocampe, de son bocal A cru reconnaître son frère Et regarde surpris galoper un cheval. JEAN AUBERT 43 LE HOMARD Cuisez-moi bleu Cuisez-moi brique Dit le homard au cuisinier Moi je m’en fiche Moi je m’embisque Je suis cuit Je suis cuirassé ANDRÉ FRÉDÉRIQUE 44 J’AIME L’ÂNE J’aime l’âne si doux marchant le long des houx. Il prend garde aux abeilles et bouge ses oreilles; et il porte les pauvres et des sacs remplis d’orge. Il va près des fossés, d’un petit pas cassé. Et il reste à l’étable, résigné, misérable, ayant bien fatigué ses pauvres petits pieds. Il a fait son devoir du matin jusqu’au soir. Il est l’âne si doux marchant le long des houx. Va trouver le vieil âne, et dis-lui que mon âme est sur les grands chemins, comme lui le matin. FRANCIS JAMMES 45 L’ÉCUREUIL Tandis que je peignais ce paysage Au bord du bois de hêtres, Le gentil prince des noisettes Vint m’honorer de son passage. « Prince, lui dis-je, voulez-vous Que je vous portraiture Avec votre beau manteau roux Et ce gilet blanc de fourrure? » Mais, pirouettant, il fila sous les feuilles Et je ne vis plus que la queue en panache De bravache Qui fait trembler le cœur de madame Écureuil. TRISTAN KLINGSOR 46 J’AVAIS DONNÉ MA LANGUE AU CHAT J’avais donné ma langue au chat Il l’a prise au pied de la lettre Il l’a mise sous sa chéchia Puis est parti dans les violettes Tout en faisant des entrechats Et en sifflotant la polka. Je suis allée me plaindre au Roi Il mangeait un pot de rillettes Il a crié à ses soldats: « Visitez la cave et les toits! » Qui a pris peur? Ce fut mon chat Il tremblait comme une gourmette Il n’avait plus sa tête à soi Il avait perdu sa chéchia Et ma langue était bien seulette. Je lui ai dit: « Viens avec moi, Personne ne t’inquiètera. » Il s’est caché dessous mon bras Nous avons croisé des soldats J’ai retrouvé ma langue à moi J’ai mis le chat dans son herbette Il m’a dit: « Le bonjour chez toi ! » Puis est reparti en goguette. LUC BÉRIMONT 47 LAPINS Les petits lapins, dans le bois, Folâtrent sur l’herbe arrosée Et, comme nous le vin d’Arbois, Ils boivent la douce rosée. Gris foncé, gris clair, soupe au lait, Ces vagabonds, dont se dégage Comme une odeur de serpolet, Tiennent à peu près ce langage : « Nous sommes les petits lapins, Gens étrangers à l’écriture Et chaussés des seuls escarpins Que nous a donnés la Nature. Nous sommes les petits lapins, C’est le poil qui forme nos bottes, Et, n’ayant pas de calepins, Nous ne prenons jamais de notes. Et, dans la bonne odeur des pins Qu’on voit ombrageant les clairières, Nous sommes les tendres lapins Assis sur leurs petits derrières ». THÉODORE DE BANVILLE 48 LES DINOSAURES Ils ont rêvé, les dinosaures, Ils ont rêvé d’herbages frais Où ruminer l’après-midi L’odeur des sèves écrasées, Dans la mélancolie Du souvenir des mandragores. Ils ont rêvé, les dinosaures, De gigantesques graminées Balancées par la brise Dans l’aurore indécise Des mondes commencés. Ils ont rêvé, les dinosaures, Pendant quelques millions d’années, Sous les soleils et sous les pluies, Mâchant des grains de nostalgie. Puis ils se sont mis à penser, Les dinosaures. Alors, ils ont sucé, la nuit, Les noirs pavots de paradis, puis ils sont morts, Les dinosaures. JEAN DESMEUZES 49 LES OISEAUX Tant que durent les fleurs, tant que l’épi qu’on coupe Laisse tomber un grain sur les sillons jaunis, Tant que le rude hiver n’a pas gelé la coupe Où leurs pieds vont poser comme aux bords de leurs nids, Ils remplissent le ciel de musique et de joie: La jeune fille embaume et verdit leur prison, L’enfant passe la main sur leur duvet de soie, Le vieillard les nourrit au seuil de sa maison. Mais, dans les mois d’hiver, quand la neige et le givre Ont remplacé la feuille et le fruit, où vont-ils ? Ont-ils cessé d’aimer? ont-ils cessé de vivre? Nul ne sait le secret de leurs lointains exils. ALPHONSE DE LAMARTINE 50 LOUNG C’est Loung, le dragon sage, Pieds posés sur le monde, Qui regarde aux nuages Passer la lune ronde, Dans la nuit étoilée Où en triangles d’or Les astres sont rangés Dans le ciel bleu qui dort. C’est Loung, le dragon sage, Et ami de Bouddha Qui le sait son grand âge Et rêve au Nirwana. C’est Loung, le dragon sage, En son for qui le sait Que rien ne meurt, ne naît, Et que tout est mirage. Et c’est Loung, et alors Qui compte ses années Par écailles, et d’or, Sur son dos étagées. MAX ELSKAMP 51 LA MANTE RELIGIEUSE Qu’a-t-elle de religieux, cette mante Matrimonialement gourmande ? Ce qu’elle veut est évident : Un mari bien appétissant. FRÉDÉRIC KIESEL 52 S’IL Y A DES MERS SANS MÉROUS S’il y a des mers sans mérous il n’est pas d’orang sans outang. Il n’est pas, hors sang, de pur-sang mais il est des loups sans garous. JEAN-CLAUDE RENARD 53 Monnaie de singe MONNAIE DE SINGE OU LE BESTIAIRE ANATOMIQUE PSYCHOLOGIQUE ET Cou de taureau Cou de girafe Épaule de mouton Côte de bœuf Dos d’âne ANTHROPOMORPHIQUE Monnaie de singe Œil de lynx Œil de bœuf Œil de faucon Œil de chat Œil de perdrix Dos de chameau Sommeil de loir Cœur de lièvre Cœur de lion Pavé de l’ours Monnaie de singe Monnaie de singe Tête de linotte Tête d’étourneau Tête de cochon Tête d’âne Crâne de piaf Cervelle d’oiseau Mémoire d’éléphant Museau de souris Face de rat Taille de guêpe Croupe de jument Cuisses de grenouille Monnaie de singe Monnaie de singe Oreilles d’âne Bec de lièvre Langue de vipère Gorge de pigeon Dents de loup Monnaie de singe Faim de loup Appétit d’oiseau Larmes de crocodile Rire de cheval Froid de canard 54 Main de serpent Patte d’oie Pied de porc Pied d’élan Saut de puce Monnaie de singe Et pet de lapin GEORGES-EMMANUEL CLANCIER OISEAUX ! BALLES PERDUES... Le souvenir du toit Profond comme l’ornière Où le char des saisons A longtemps hésité ? Oiseaux ! balles perdues Dans le grand ciel d’octobre Qu’un désir de clarté A longtemps soutenus Où allez-vous tomber Sur quel pays profane Bouclé de vents violents Et de hautes ciguës ? Je vous ai vus partir Au début de septembre Mélangés aux derniers Fétus de la moisson L’aile à peine mouillée Par une nuit d’attente Tandis que le soleil Neigeait sur ma maison Gardez-vous dans l’espoir Insensé de croisières Et d’espaces nouveaux Sans cesse à mesurer Mais qu’importe à l’oiseau Qui porte dans le rêve L’abandon de son aile Et les grands alizés Le regret du poète Et son amour pareil Au doux vrombissement D’un insecte doré Voyageurs de ma vie Qui parcourez sans peine Cet océan de brume Entre le monde et moi Je reste à vous attendre Au bord de ma fenêtre Soleils tant attendus Par les jours de grands froids RENÉ GUY CADOU 55 LES OISEAUX PERDUS Le matin compte ses oiseaux Et ne retrouve pas son compte. Il manque aujourd’hui trois moineaux, Un pinson et quatre colombes. Ils ont volé si haut, la nuit, Volé si haut, les étourdis, Qu’à l’aube, ils n’ont plus trouvé trace De notre terre dans l’espace. Pourvu qu’une étoile filante Les prenne sur sa queue brillante Et les ramène ! Il fait si doux Quand les oiseaux chantent pour nous. MAURICE CARÊME 56 OVNIS Chacun sait qu’une fourmilière A des règlements rigoureux. Bannis, les rêves et les jeux ! Au travail pour la Reine-Mère! Voilà-t-il pas qu’une fourmi, La Cassandre de la Cité, Disait avoir vu se poser, Et, toujours par deux, des ovnis ? C’était un couple de faisans Dont tournoyait le lourd envol : Sur les monticules du sol S’abattit soudain l’ouragan. Au fond du nid la Reine-Mère A ce désastre a survécu. Elle a pondu, pondu, pondu, Elle a refait la fourmilière. Quant aux Ovnis, on ne sait pas - Il y eut tant de coups de feu ! S’ils ont disparu de ces lieux Et pris part à d’autres repas. PIERRE MENANTEAU 57 LE PAPILLON Le papillon, fleur sans tige Qui voltige, Que l’on cueille en un réseau ! Dans la nature infinie, Harmonie Entre la plante et l’oiseau ! Quand revient l’été superbe, je m’en vais au bois tout seul : Je m’étends dans la grande herbe, Perdu dans ce vert linceul. Sur ma tête renversée, Là, chacun d’eux à son tour Passe comme une pensée De poésie ou d’amour ! GÉRARD DE NERVAL 58 PARTAGE Lors du partage des oiseaux le vanneau reçut le jonc l’alcyon reçut les flots et l’alouette le sillon. L’aigle reçut le rocher la perruche le perchoir la corneille le clocher et le coucou la Forêt-Noire. PAUL NEUHUYS 59 LE PÉLICAN Le capitaine Jonathan, Etant âgé de dix-huit ans, Capture un jour un pélican Dans une île d’Extrême-Orient. Le pélican de Jonathan, Au matin, pond un œuf tout blanc Et il en sort un pélican Lui ressemblant étonnamment. Et ce deuxième pélican Pond, à son tour, un œuf tout blanc D’où sort, inévitablement Un autre qui en fait autant. Cela peut durer pendant très longtemps Si l’on ne fait pas d’omelette avant. ROBERT DESNOS 60 LE PIC-VERT ET LE VER Le pic-vert est très délicat. Il frappe quatre coups de bec. Le ver répond qu’il n’est pas là. Le pic s’entête et d’un coup sec gobe le ver qui n’est pas là. CLAUDE ROY 61 LE POISSON ROUGE Entre les parois invisibles - Eau liquide, verre solide De son bocal, bulle et prison, Le poisson rouge tourne en rond. A chaque moment de sa ronde, Qu’il poursuivra sa vie durant, Le poisson voit le même monde Dont il est le centre mouvant. L’univers de notre poisson Est une boule, sa planète, Entourée d’astres, de comètes Qui sont les lampes du salon. Le ciel est courbe, quel silence ! Où allons-nous ? se dit poisson. Parfois la main d’un Dieu immense Verse une manne de grains ronds. MARC ALYN 62 LE PYTHON Que pourrait faire le python Sinon s’enrouler dans le rond De son sommeil ? Il est logé, nourri, chauffé. Aucun risque d’être emporté - Un gardien veille Dans quelque sac à provisions, Pour être ensuite découpé En rondelles de saucisson. Il dort, il dort, le python, Dans le rond Du temps qui passe, Il dort, il dort, le python. Il est rare que la boule Se déplace, Se déroule, Et qu’elle fasse Enfin surface La tête au-dessus du rond. Savoir alors ce qui se passe Dans le triangle du python ? PIERRE MENANTEAU 63 LE RAT DE VILLE ET LE RAT DES CHAMPS Autrefois le Rat de ville Invita le Rat des champs, D’une façon fort civile, A des reliefs d’ortolans. Sur un tapis de Turquie Le couvert se trouva mis. Je laisse à penser la vie Que firent ces deux amis. Le régal fut fort honnête : Rien ne manquait au festin ; Mais quelqu’un troubla la fête Pendant qu’ils étaient en train. A la porte de la salle Ils entendirent du bruit : Le Rat de ville détale ; Son camarade le suit. Le bruit cesse, on se retire Rats en campagne aussitôt ; Et le citadin de dire : Achevons tout notre rôt. » « C’est assez, » dit le rustique « Demain vous viendrez chez moi. Ce n’est pas que je me pique De tous vos festins de roi ; Mais rien ne vient m’interrompre : Je mange tout à loisir. Adieu donc. Fi du plaisir Que la crainte peut corrompre ! » JEAN DE LA FONTAINE 64 LE RAT DE VILLE Autrefois le rat des champs M’invita, moi rat de ville, A venir porter les dents Aux fruits aimés de Virgile. Loin des luxueux valets, Des chats, de la souricière, Nous voici parmi les blés Qui semblent être en prière. A la place du tapis De Turquie on eut la flore De corail et de lapis Dont la maison se décore. « Oh ! les merveilleux abris, Me disait Jean Campagnolle; Non, elle n’a pas de prix La solitude agricole ! Que ce brouet soit épais, Ah ! combien peu nous importe, Si ne trouble point la paix L’ouverture d’une porte ! » Le rural vantait encor, Le cœur débordant de joie, La médiocrité d’or, Quand le prit l’oiseau de proie. FRANCIS JAMMES 65 SALAMANDRE J’aimerais être salamandre au moins quelques instants par jeu pour pouvoir sans devenir cendre comme elle triompher du feu. DANIEL LANDER 66 LE SANGLIER Ardenne ! Cri de gel et de chasses clameuses, Epieu durci au feu dans le flanc de l’hiver ! Là-bas, dans tes halliers des lisières de Meuse, Entre l’ombre et la neige erre le Solitaire. Sanglier intraitable à la hure subtile, En ta bauge isolé bien mieux que sur une île, Où t’en vas-tu ainsi, sanglé de froid, de râles, Comme ces chevaliers qui cherchaient le Graal ? Aiguise, sanglier, aux rochers tes défenses Et fonce, précédé de buée dans l’air ivre ; Ecoute : la clameur de la meute s’élance, Voici ton requiem modulé par les cuivres ! MARC ALYN 67 LA TAUPE Nul ne l’entend ni ne la voit. Elle est au fond, dessous, en bas, Dans la blanche nuit des racines, La passagère clandestine, La ménagère du sous-sol. Sous le cyprès ou sous le saule, Sans rien voir elle suit sa voie Qui la conduit peut-être en Chine, Allez savoir ! Ici ou là, Nul ne l’entend ni ne la voit. De creuser ne se lasse pas Avec ses mains pleines de doigts Où parfois brille une opaline Sur une bague vingt carats Qui du mariage est le signe. Elle a des enfants - deux ou trois Des vers luisants dans sa cuisine, Un château souterrain à Troyes Et une noire limousine Pour aller au vert quelquefois. Mais on ne sait rien de cela. (La terre est mystère, cousines !) Mieux vaut se taire. N’allez pas Juger la taupe sur sa mine. Nul ne l’entend ni ne la voit. MARC ALYN 68 LES TROIS CHÈVRES Ce sont trois chèvres un matin qui travaillent dans leur jardin. La première secoue le poirier. La seconde ramasse les poires, la troisième va-t-au marché. Elles ont travaillé tant et tant et gagné tellement d’argent qu’elles ont pris à leur service trois demoiselles de Saint-Sulpice. La première fait la cuisine, la seconde fait le ménage, et la troisième au pâturage garde trois chèvres le matin qui s’amusent dans leur jardin. Trois chèvres qui ne font plus rien. CLAUDE ROY 69 VACHE On ne mène pas la vache A la verdure rase et sèche A la verdure sans caresses. L’herbe qui la reçoit Doit être douce comme un fil de soie, Un fil de soie doux comme un fil de lait. Mère ignorée, Pour les enfants ce n’est pas le déjeuner, Mais le lait sur l’herbe. L’herbe devant la vache L’enfant devant le lait. PAUL ÉLUARD 70 LE VER LUISANT Au premier brin d’herbe il s’accroche, Noceur qui rentre fatigué Allumant sa lampe de poche A la recherche d’une clef. RUI RIBEIRO-COUTO 71 LE ZÈBRE De symposium en consistoire, Les zoologistes se penchent Sur un mystère propre au zèbre, Aussi compliqué que l’algèbre : A-t-il robe noire à raies blanches ? A-t-il robe blanche à raies noires ? L’ambiguïté de tes raies, Zèbre énigmatique, m’effraie. BERNARD LORRAINE 72 LE KANGOUROU Kangourou, bon facteur, Que tiens-tu dans ta poche ? Fais le bond du bonheur ! Mais garde en ta sacoche Les lettres qui font peur. LOUIS DAUBIER 73 D’UNE JEUNE FUYARDE Petite pouliche farouche, Mais pourquoi de tes yeux pervers M’aguignant ainsi de travers, Ne souffres-tu que je te touche ? Je sais comme c’est que l’on dresse La cavale qu’il faut choyer, La domptant sans la rudoyer : J’en sais la façon et l’adresse. Arrête, pouliche farouche : Modère ta course et ton cœur ; Apprends si je suis bon piqueur, Et prends le mors dedans la bouche ! JEAN-ANTOINE DE BAÏF 74 L’OURS Le grand ours est dans la cage, Il s’y régale de miel. La grande ourse est dans le ciel, Au pays bleu des orages. Bisque ! Bisque ! Bisque ! Rage ! Tu n’auras pour tout potage Qu’un balai dans ton ménage, Une gifle pour tes gages, Ta chambre au dernier étage Et un singe en mariage ! ROBERT DESNOS 75 LE LAIT DES CHATS Les chats trempent leur langue rose Au bord des soucoupes de lait Les yeux fixés sur le soufflet, Le chien bâille en songeant, morose. Et tandis qu’il songe et repose Près de la flamme au chaud reflet, Les chats trempent leur langue rose Au bord des soucoupes de lait. Dans le salon, seul le feu glose ; Mère-grand dit son chapelet, Suzanne dort sur un ourlet, Et dans le lait, paupière close. Les chats trempent leur langue rose. CHARLES GUÉRIN 76 LE GUÉPARD Le guépard est une magnifique bête de l’espèce des félidés. Mais, à l’encontre des animaux de cette famille, il ne possède pas des griffes mais des ongles, comme le chien. Sa course est superbe ; c’est un spectacle inoubliable mais fort rare, car généralement on court devant. JEAN L’ANSELME 77 LE CHAT C’est l’esprit familier du lieu ; Il juge, il préside, il inspire Toutes choses dans son empire Peut-être est-il fée, est-il dieu ? Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime Tirés comme par un aimant Se retournent docilement Et que je regarde en moi-même, Je vois avec étonnement Le feu de ses prunelles pâles, Clairs fanaux, vivantes opales, Qui me contemplent fixement. CHARLES BAUDELAIRE 78 HOSPITALITÉ L’oursin fossile que je mets A l’honneur dans ma belle salle Sur sa mémoire colossale Reste verrouillé pour jamais. Idem nous hébergeons céans Une vénérable assemblée D’ammonites cent fois bouclées Sur l’écho d’anciens océans. Qu’ai-je besoin de caresser, D’installer dans ma vie humaine Les biscornus, les phénomènes Du Cambrien, du Crétacé? Animaux archirévolus, Entrez, restez, soyez des nôtres. Présentons-nous les uns aux autres. Le Temps ne s’y retrouve plus. J’aime lui brouiller les idées, A ce Temps dur, aveugle et sourd, Et dédier un peu d’amour Aux belles ères trucidées. LUCIENNE DESNOUES 79 ELLE ET MOI Tu m’accompagnes nuit et jour, Ô ma secrète, ma touchante, Ô mon rossignol en amour, J’entends partout ta voix qui chante. Ton aile lisse dans la nuit L’arbre sombre soudain docile. C’est ton ombre qui passe et fuit Sur les hautes tours de la ville. Tu es l’éclair d’argent dans l’eau Qui brille près de la surface, Un lent frisson, comme un sanglot, Qui pleure un instant et s’efface. Tu danses dans le fond du feu, Ma flamboyante salamandre. Nous brûlons notre âme tous deux, Nous nous blottissons sous la cendre. À petit bruit sourd je t’entends Au fond des antres de la terre : Tu grignotes le cœur du temps, Ma souterraine solitaire. De l’eau, tu brises le miroir, De l’air, ton aile fend le voile, De la terre, tu broies le noir, Du feu, tu nourris les étoiles. Tu es faite de tant de voix, De regards et de chevelures, De jours qui fuient entre les doigts, 0 mon étrange créature ! Ombre double en un même pas, Charmante, incessante, éphémère, Mais qui ne se désunit pas : C’est le poète et sa chimère. JACQUES CHARPENTREAU 80