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Date : 29 JANV 15
Journaliste : Jeanne Ferney
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 94880
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Livres&idées
7 mars 1946,
un coup de feu retentit
Une famille de paysans italiens, en 1947.
Tous droits réservés à l'éditeur
LIANALEVI 4485482400504
Date : 29 JANV 15
Journaliste : Jeanne Ferney
Pays : France
Périodicité : Quotidien
OJD : 94880
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« C'est la faim qui se transforme
en violence et qui réclame
vengeance. Et elle la réclame
aux sœurs Porro, parce qu'elles
appartiennent à la classe
sociale des exploiteurs. »
Dans un récit
à deux entrées,
la romancière
Milena Agus
et l'essayiste
Luciana Castellina
donnent
admirablement
corps au chaos qui
s'empara de l'Italie
du Sud après guerre
PRENDS GARDE
de Milena Agus et Luciana Castellina
Traduit de l'italien par Marianne
Faurobert et Marguerite Pozzoli,
Liana Levi, 208 p., 17 €
P
hysiquement, l'objet est
déroutant. Écrit à quatre
mains, Prends garde est un
ouvrage double face : à l'endroit un récit historique ; à l'envers
un roman. Deux livres en un, indépendants mais se nourrissant du
même matériau, un fait divers dont
la violence, immense, n'a d'égal que
le silence et le brouillard dans lesquels il s'est fondu pendant des
années.
Le 7 mars 1946, un coup de feu
s'échappe du Palais des soeurs Porro,
riches propriétaires terriennes d'Andria, dans les Fouilles. Sur la place
Tous droits réservés à l'éditeur
de la mairie, tout ce que la guerre
a craché de misère et dè colère, réfugiés, anciens combattants, rescapés des camps, s'est réuni pour
assister au meeting de Giuseppe Di
Vittorio, ancien journalier devenu
secrétaire de la CGIL, la Confédération générale italienne du travail.
Enragée par ce tir qui sonne
comme une provocation de la part
d'une bourgeoisie possédant tout
mais ne lâchant rien, la foule se
dirige comme un seul homme vers
les portes du Palais. Luisa, Vincenza,
Stefania et Carolina Porro sont insultées, lynchées. Deux d'entre elles
sont sauvagement assassinées. Le
lendemain, la ville célèbre pour la
première fois la Journée de la
femme. Personne ne parle du massacre de la veille.
Luciana Castellina, célèbre figure
de la gauche italienne, et Milena
Agus, romancière sarde rendue célèbre par Mal de pierres, ressuscitent
cette tragédie oubliée. La première
déroule les faits, méthodiquement,
brutalement parfois, s'appuyant sur
une bibliographie solide, des rapports de police et des articles dè
presse afin d'inscrire cet événement
dans un contexte historique, politique et social qu'elle nomme sans
détour « la guerre civile dans les
Fouilles ».
La seconde passe les faits au tamis
de son imaginaire et de sa langue
enchanteresse, donnant vie à ces
quatre sœurs à travers le regard
paradoxal d'une de leurs amies,
aussi attendrie qu'agacée par ces
femmes menant une « existence
couleur gris souris », rythmée par
la prière et la broderie. Alors
que les puissants de la région
ont fui à Naples ou Rome,
les soeurs Porro sont restées
à Andria, moins par courage
que par inconscience : cloîtrées dans leur château, fenêtres et rideaux fermés,
elles n'ont aucune idée de
ce qui se passe dehors...
Entre le titre italien du livre
(Guardati dalla rma famé) et sa
traduction en français, un mot a
disparu : la faim. C'est pourtant
elle le moteur de ce drame, si ce
n'est son principal protagoniste.
La faim qui depuis des années tenaille les ouvriers agricoles d'une
Italie du Sud abandonnée au chaos
et à la lutte des classes ; la faim qui,
ce 7 mars 1946, les rendit fous,
aveugles et avides de sang. « C'est
la faim qui se transforme en violence et qui réclame vengeance. Et
elle la réclame aux sœurs Porro,
parce qu'elles appartiennent à la
classe sociale des exploiteurs, écrit
Luciana Castellina. Elles sont coupables pour des raisons historiques.
Pour des raisons de classe. » L'essayiste donne à cet événement une
remarquable épaisseur historique,
à laquelle Milena Agus restitue
toute l'humanité qui lui avait été
jusqu'ici refusée.
JEANNE FERNEY
LIANALEVI 4485482400504