Jimmy

Transcription

Jimmy
Laure MAGNIN
LA RIVIÈRE DE
LA CHÈVRE PENDUE
Roman
La Vie
au Cœur
La Vie
au Cœur
Communauté de Communes du Pays de Palluau
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A ma mère
Rien n’est ni bon ni mauvais en soi,
Tout dépend de ce que l’on en pense
(Hamlet, William Shakespeare)
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PROLOGUE
La vue était imprenable, comme toujours, de la cabane des
pêcheurs. L’océan rugissait, se déroulait sur le sable, puis pliait bagage
et repartait en sens inverse emportant dans ses malles tout ce qui traînait
sur la plage. Personne ne lui résistait. Il hypnotisait, il coupait le souffle des
passants hasardeux en cette fin d’après-midi de tempête. Il bavait sur les
carreaux, laissant l’écume blanche descendre le long des fenêtres. Il était
tout-puissant, maître chez lui et le faisait savoir. Floriane comprenait et
acceptait. Elle fixait les rouleaux qui se fracassaient sur les rochers. Elle
ne pouvait plus se décoller de la fenêtre, happée par le spectacle. Native
d’une communauté située à une cinquantaine de kilomètres de l’Ile de
Noirmoutier, l’océan l’avait toujours fascinée. Il remettait les pendules à
l’heure, comme on disait chez elle, dans le Pays de Palluau, au nord de la
Vendée. Et plus que jamais, il lui fallait se retrouver et démêler toute cette
histoire de morts à la mise en scène digne des pires films d’épouvante
et dont elle semblait être le fil conducteur. S’il ne s’était agi de folklore
local, elle aurait pensé au scénario macabre du groupe terroriste Daech.
D’ailleurs, pour leur avoir consacré plusieurs piges, elle y pensait encore.
Mais par où commencer ? Les événements de ces dernières semaines
avaient déferlé dans sa vie comme les vagues de ce soir, brutalement,
rasant tout sur leur passage, le passé et ses visages aimés, les ravivant
quelques instants pour les éloigner à jamais. Personne de son entourage
n’avait été épargné et elle avait été obligée de suspendre son travail de
recherche pour se concentrer sur cette étrange affaire.
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Les pensées de Floriane se bousculaient alors qu’elle lissait ses longs
cheveux clairs, les plaçant sur le côté, révélant ainsi le tatouage qui
remontait vers le cou. Une salamandre, dont la peau froide apaisait les
feux, disait la légende.
Puis, elle entrouvrit la fenêtre. Fouetté par l’air marin, son visage
diaphane rosit au contact des embruns. Elle essuya ses joues et effleura
le léger piercing qu’elle portait au-dessus de la lèvre. Assourdie par les
rafales de vent qui la repoussaient vers l’intérieur de la pièce, elle la
referma rapidement. Elle portait un jean et s’était enfouie sous un long
pull d’homme gris souris, emprunté ce matin à son père pendant qu’il lui
tendait les clés de la voiture et du refuge de l’île aux mimosas.
A vingt-trois ans, elle avait enfin obtenu son permis et avait tracé vers
l’Atlantique avec l’envie de prendre le large et de laisser loin derrière les
animaux sacrifiés, les corps pendus, égorgés ou défigurés. Elle s’était
rabattue sur le passage du Gois, qu’elle avait pris à toute allure roulant
moitié sur l’eau, moitié sur terre.
Ses cils perlés de gouttes projetées par l’océan, battaient nerveusement
au rythme des souvenirs, qui remontaient à la surface.
Elle se revoyait, son diplôme de journaliste en poche, signer son premier
CDD chez Grand Ouest-France et n’en revenait toujours pas d’avoir été
choisie. On venait de lui confier un premier reportage régional sur les
fleuves des Pays de la Loire et ses affluents et c’est tout naturellement
qu’elle avait commencé par le pays de sa jeunesse, la petite Loire ou
Ligneron, affluent de la Vie. Pourtant, ce retour aux sources allait
définitivement la couper du monde de l’enfance.
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CHAPITRE 1
La rivière de la Chèvre pendue
Ancien passage à gué pendant la seconde guerre mondiale, le
pont de la Bernardière à la sortie de Saint-Christophe-du-Ligneron était
l’endroit propice pour entamer mes recherches sur la petite Loire. J’avais
garé ma voiture sur le bas-côté et j’étais décidée à m’aventurer dans le
chemin taillé par les chasseurs le long de la rive, mon attirail de parfaite
journaliste sous le bras et ma paire de bottes de jardin aux pieds. Mais
rien ne se passa comme prévu.
A peine arrivée sur le pont, je sursautai. Un grand bouc roux et noir
flottant dans le vide, attaché par les pattes arrière, se vidait de son sang.
La branche de l’aulne pliait sous son poids. La carcasse effleurait la
ligne d’eau et rougissait les lentilles aquatiques qui flottaient à la surface.
L’image était effrayante, la bête splendide, l’odeur amère, persistante.
Longtemps je garderai cette empreinte olfactive mais je l’ignorais alors.
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Je crus d’abord au jeu pervers de quelques ados en mal de sensations
fortes, qui se défoulaient sur les animaux. Mais d’où venait ce bouc ?
Personne à ma connaissance n’élevait de chèvres dans les environs.
Tout au plus un troupeau de moutons avant la Chapelle Saint-Jean. Les
éleveurs avaient-ils possédé d’autres bêtes que ces ovins ?
Je composai le 17. Le centre opérationnel de renseignements de la
gendarmerie de La Roche m’indiqua qu’une patrouille allait arriver.
Mais ce qui devait rester de l’ordre du fait divers prit une tout autre tournure
quand, en rentrant tard ce samedi, je vis un chat noir devant la maison
familiale, gigotant sous la marquise de la porte d’entrée, suspendu par
les pattes arrière, miaulant de douleur.
– Cela ne peut pas être le fruit du hasard, deux bêtes torturées voire
tuées le même jour, une devant ma maison et l’autre que je découvre
dans le cadre de mon travail. Je suis personnellement visée et j’en ignore
la cause, expliquai-je au major Charrier, tout en bredouillant et essayant
de garder le contrôle.
L’émotion me submergeait plus que je ne l’aurais voulu. J’avais pourtant
répété ma déposition alors que je l’attendais devant la gendarmerie de
Palluau, rue du Moulin du Terrier. Immanquable avec son toit de tôle
ondulée bleu vif. Et pourtant devant lui, je ne trouvais plus mes mots.
Le comble pour une journaliste. Mais le major ne me jugeait pas et me
laissait reprendre mes esprits et ma respiration. Il était le seul que je
connaissais et dont ma famille avait gardé le numéro personnel à avoir
accepté d’interrompre sa vie dominicale pour m’entendre. Et je lui en
étais reconnaissante.
Thomas Charrier avait autrefois dirigé la brigade de Palluau, où il habitait
encore, puis avait été nommé à la section de recherches de Nantes. Une
promotion due à son expérience et à sa ténacité, qui lui valait le respect
de tous ses concitoyens.
Quand il s’était avancé vers moi pour me saluer, j’avais eu un moment
d’hésitation car il avait considérablement forci depuis la dernière fois que
je l’avais vu, avant mes études et devait maintenant approcher de l’âge
de la retraite. La cinquantaine avait tracé autour de ses yeux de petits
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sillons et creusé les plis de sa bouche. Son menton descendait rejoindre
les clavicules et sa tête semblait vissée directement sur les épaules.
Divorcé, il ne se souciait plus de l’embonpoint qui chaque année prenait
le dessus sur sa volonté.
Je l’observai tapoter avec un crayon son bureau ou sa cuisse tout en
m’écoutant, ses ongles jaunis par un trop-plein de nicotine, avant de se
lever et de jeter un regard perçant dans ma direction.
– L’œuvre d’un ancien fiancé peut-être qui chercherait à vous faire peur,
au courant de votre travail de recherche à Palluau ? Et qui serait féru de
rites sataniques ?
– De rites sataniques ? Je ne vois pas le rapport avec la sorcellerie.
– Un bouc, un chat noir, c’est évident, non ?
– Une chatte, c’est une femelle. Non, désolée. S’il faut éplucher toutes
les légendes de Vendée pour trouver le responsable, on est mal barrés.
Quant à mes anciens fiancés comme vous dites, ils sont tous sains
d’esprit. Du moins aux dernières nouvelles.
– Jusqu’au jour où l’on pète les plombs. Cela arrive plus souvent que
vous ne le pensez, vous savez Mademoiselle…euh…Floriane Favreau,
lut-il sur ma carte d’identité, cherchant mon prénom. Par respect pour
votre famille, j’ai accepté de venir ce dimanche bien que vous puissiez
attendre demain et faire votre déposition auprès de mes collègues. Toute
cette histoire me rappelle les sortilèges des sorcières du Moyen-Age.
Vous devriez vous plonger dans les contes du Pays de Palluau. Pourquoi
croyez-vous que le Ligneron a été surnommé jadis la rivière de la Chèvre
pendue ? Votre grand-père était pourtant conteur si je ne m’abuse.
Je regardai le major de plus en plus perplexe. Où allait-il chercher ces
théories saugrenues ? Me testait-il ou avait-il déjà été confronté à un cas
similaire ?
– Il a omis de me raconter cette histoire. Je crains maintenant de rentrer
chez moi et de trouver des chauves-souris punaisées sur les volets.
Qu’allez-vous faire ?
– Je vais demander à l’adjudant-chef et sa brigade de mener une enquête
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de voisinage. Vous verrez demain avec eux.
Le major mit fin à notre entrevue. Il se leva et m’accompagna vers la sortie.
Nous avions à peu près la même taille. Un court-sur-pattes bedonnant
qui semblait lire dans mes pensées et dont la poignée de main ferme et
le regard d’acier trahissaient sa détermination. J’avais l’impression qu’il
en savait plus qu’il ne m’en disait.
Et j’avais raison.
Les volutes de fumée s’échappaient du bureau du major, se dispersaient
dans les pièces voisines puis s’évanouissaient dans le hall d’entrée,
imprégnant de l’odeur du cigarillo, mobilier, murs et tapis. La femme
de ménage n’avait de cesse de le morigéner pour qu’il aère ou mieux
qu’il arrête. Elle semait les numéros utiles des psychologues et autres
professionnels de la lutte antitabac dans les rangées de livres de la
bibliothèque pendant qu’elle les époussetait et il les découvrait au gré de
ses lectures. Ou bien elle les fixait sur la porte du frigo entre le numéro
du plombier et le calendrier annuel des collectes des ordures ménagères
du quartier. Ce qui l’amusait.
Mais ce soir, personne ne viendrait le déranger à la maison. Il avait depuis
longtemps fermé sa porte à toutes ces divorcées en mal de présence et
de position sociale. Bien qu’un gendarme ne puisse rivaliser avec les
notables du canton, il avait gagné en respectabilité grâce à son labeur et
à ses bons résultats et avait même obtenu la médaille militaire pour ses
trente-cinq ans de service.
Une revanche sur son propre divorce en somme : il n’avait pas su retenir
Elise alors il s’était jeté à corps perdu dans son travail. Aujourd’hui, il devait
commencer à s’organiser pour son départ à la retraite à la fin de l’année.
Mais il reportait toujours l’échéance de cette préparation et maugréait
contre ces lois qui vous poussaient trop tôt vers l’inactivité. Bien qu’il
travaillât à Nantes, il habitait Palluau, là où ils s’étaient rencontrés trente
ans plus tôt et où ils étaient venus s’installer.
Or, Elise préférait la ville à la campagne et une fois les enfants partis,
c’est tout naturellement qu’elle les avait suivis. Sans doute ses absences
répétées lors des enquêtes, ses tours de passe-passe pour n’être muté
que dans la région, avaient eu raison de la patience de sa femme.
Lentement il la vit s’éloigner, se replier dans des recoins qu’il ne lui
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connaissait pas, vers les espoirs déçus, entre incrédulité et rébellion. Lui,
l’intuitif, qui se vantait de pouvoir lire les âmes, ne pensait pas qu’elle avait
déjà pris sa décision. S’il ne fut pas entièrement surpris par son départ,
il découvrit avec effarement, un soir en rentrant, les placards vides et
sa lettre. D’une écriture hachée et nerveuse. Un portrait de femme en
souffrance, qui étouffait.
Il n’oublierait jamais. Ses pleurs d’enfant, sa douleur, ses insomnies
pendant des mois. Que lui restait-il à part les souvenirs ? Le travail. Il
enchaîna les enquêtes entre Palluau et Challans, vint à la gendarmerie le
dimanche et rapporta des dossiers chez lui. C’est à ce moment-là, après
des années d’abstinence, qu’il se remit à fumer.
La petite boîte métallique, ouverte sur son bureau, semblait s’offrir à lui
et c’est tout naturellement qu’il y piocha le fin rouleau marron qu’il allait
savourer. Il le humait, le tournait plusieurs fois dans un geste proche du
tic avant de lui tendre son briquet. La première bouffée. Toujours le même
plaisir. Comme la caresse d’un baiser où les lèvres aimées viennent
réveiller les vôtres.
Tout en expirant la fumée, il revit la jeune Favreau, quelques heures plus
tôt à la gendarmerie. Tout le portrait de son grand-père, passionnée et
impulsive. Cette histoire d’animaux sacrifiés lui rappelait les pratiques
d’un groupuscule druidique qui avait essaimé il y a plus de vingt ans
dans le nord de la Vendée et qui mêlait à leurs traditions certains rites de
sorcellerie comme l’abattage d’un bouc pour leur assemblée annuelle,
la Gorsedd Digor. Alors maréchal des Logis, il avait rencontré, à cette
occasion, l’aïeul de Floriane qui, le premier, avait alerté les autorités
et porter plainte pour abus et détournement des pratiques druidiques.
Empreint de culture celte, proche de la nature, Charles Favreau s’était
intéressé de près aux coutumes de cette assemblée mais avait vite
déchanté. Après l’incendie de sa grange, il avait retiré sa plainte. Nul
ne sait ce qu’il s’était passé et plus personne n’entendit parler de cette
société aux cérémonies obscures. Elle semblait s’être désintégrée ou
bien parvenait-elle à se réunir en toute discrétion. Bien qu’oubliée par les
habitants, chaque disparition d’animal inquiétait. Son souvenir remontait
alors, le doute gagnait les esprits puis repartait dans les limbes de
l’inconscient et de ses peurs collectives.
Alors que le major déroulait le fil de ses pensées, le téléphone sonna.
Vingt-et-une heures trente.
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– Thomas Charrier, j’écoute.
– Oui, bonsoir Thomas. C’est Perry. Désolé pour le dérangement un
dimanche soir mais j’ai pensé que ça t’intéresserait de savoir qu’on a
posé un crâne humain sur l’autel de l’église d’Apremont. Je t’attends.
La nuit commençait à tomber sur le village moyenâgeux. Les nuages
dissimulaient les massifs qui entouraient la plaine. Poussés par le vent
du Sud, ils laissaient entrevoir leurs cimes enneigées qui pointaient vers
le ciel. Douce avec peu de lumière, la nuit parfaite pour partir.
Il attendrait un quart d’heure et s’en irait. C’est ce qu’ils avaient convenu.
Assis derrière le volant, les écouteurs dans les oreilles et la capuche
de survêtement rabaissée sur son visage, il se repassait le film des
événements de la veille et se félicitait d’avoir collé au plan. Il descendit
la vitre pour jeter son mégot et regarda une fois de plus l’affichage digital
de l’heure de son portable. Encore cinq minutes. Un bref coup d’œil dans
le rétroviseur. La rue était déserte. Les habitants se couchaient tôt dans
les petites villes.
Il n’eut pas le temps d’allumer une nouvelle cigarette que quatre hommes
cagoulés surgirent devant son véhicule. Impossible de démarrer, ils
avaient déjà explosé les vitres de l’habitacle avec des battes de baseball, puis l’agrippèrent, le jetèrent dehors et continuèrent leur carnage sur
la carrosserie et les phares. Mais la voiture ne fut pas la seule visée. Son
dos, ses jambes se raidissaient sous les coups de pieds de deux d’entre
eux. Leurs rangers noires de paramilitaires transperçaient sa chair
comme des lames de sabre. Il ne parvenait plus à respirer. Une douleur
aiguë lui barrait le torse et comprimait sa poitrine. Alors qu’il suffoquait,
il roula sur le côté pensant ainsi diminuer l’intensité des coups et cracha
une glaire de sang qui lui permit de remplir à nouveau d’air ses poumons.
Les mains sur le ventre comme pour le protéger, il gémissait, suppliait.
Puis ce fut le dernier choc, derrière la tête. Il ne sentait plus rien. Les sons
s’évanouissaient dans l’obscurité. Au loin, il vit les montagnes vaciller
puis entendit une voix, avant de perdre connaissance.
– Arrêtez. Il doit vivre. C’est un ordre.
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Dans la brume de son esprit, des silhouettes s’évaporaient, d’autres se
dessinaient devant une lumière bleue clignotante. Hallucination ou au-delà ?
Bien plus tard, il sut par les ambulanciers qu’il n’avait prononcé qu’un
seul mot sur le trajet de l’hôpital : « Floriane ».
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CHAPITRE 2
Floriane
Mon journal s’étonna de ne recevoir aucun article ces deux
dernières semaines. Au bout de deux jours, je dus évoquer des soucis
personnels, puis familiaux quand Thomas Charrier m’annonça que le
crâne de mon défunt grand-père avait été découvert sur l’autel de l’église
d’Apremont alors que le reste de sa dépouille gisait dans son cercueil. Je
ne saurais dire lequel des deux fut le plus étonné : mon rédacteur en chef,
qui voyait là un sujet de fait divers insolite ou bien le major, disputant une
partie d’échecs avec un anonyme morbide, dont je semblais être le pion
principal. Car c’est bien le rôle de pion qui m’était assigné. J’appréhendais
chaque déplacement dans le Pays de Palluau, ne sachant sur quelle case
le fou était placé. Il menait le jeu, tapi dans l’ombre, sans revendication
et avait déjà prévu la prochaine pièce qu’il allait sacrifier. J’avais beau
faire le tour de mes amoureux, mes connaissances, mes amis d’enfance,
personne ne me paraissait assez dérangé pour s’adonner à ces jeux
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macabres.
Plongée dans mes pensées, je continuais de remplir mon panier de
breakfast tea, shortbreads et autres boîtes de baked beans à l’épicerie
anglaise de Saint-Paul-Mont-Penit, pour un brunch salutaire, quand
j’aperçus un de mes anciens camarades d’école primaire de l’autre côté
du comptoir, aujourd’hui étudiant en Grande-Bretagne. Il tenait la caisse
et me faisait signe. Je ne pus m’empêcher de le projeter dans la mosaïque
des profils louches que j’avais imaginée, tout en l’observant présenter les
codes-barres des victuailles à son lecteur laser. Il avait toujours sa mèche
blonde dans les yeux, son petit air de premier de la classe et commentait
le bon vieux temps où j’avais des tresses et lui une chaussette qui tombait
dans sa basket. Ce qui était sa façon d’aborder le sujet.
– On ne parle que de toi en ce moment tu sais.
– Je m’en passerais bien.
– T’as une idée de qui ça peut être ?
– Oui. Un farceur britannique qui n’a pas supporté que la France batte
l’Angleterre au dernier mondial de rugby et qui, petit, tirait toujours sur
mes couettes pendant la récréation, histoire que je le remarque. Jusqu’à
ce que je me plaigne à la maîtresse et qu’elle convoque sa mère. Une
sorte de vengeance, tu vois.
Je ne le laissai pas répondre. Je sortis mon smartphone de la poche
de ma veste, le calai sous le menton, faisant semblant d’avoir un appel
urgent puis payai comptant. Et je m’enfuis, mes paquets sous le bras,
comme je le faisais dès que la conversation glissait sur ce terrain. Une fois
dans la rue, je replaçai le portable et n’éprouvai que honte et embarras.
J’étais en train de devenir parano. Je me méfiais de tout le monde, ne me
reconnaissais plus, n’écrivais plus, ne voulais plus retourner au journal.
J’essayais même de négocier quelque congé auprès de ma hiérarchie,
qui avait déjà confié mon reportage à un autre correspondant. Je leur
avais pourtant expliqué que ce fait divers était loin d’être anodin, que
quelque chose de plus grave se tramait mais l’info n’attendait pas et
chacun était remplaçable.
Je m’enfermais chez mes parents à Saint-Christophe-du-Ligneron, seul
refuge dont je disposais. Leurs regards, leur bienveillance inconditionnelle,
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leur partage du fardeau familial me suffisaient. Le vibreur de mon
téléphone s’activa alors pour signaler l’arrivée d’un texto, interrompant
cette introspection. Le sac de courses posé sur le trottoir, je vérifiai.
Encore Alexis. Depuis que nous nous étions séparés, il m’envoyait
message sur message. Je n’avais jamais autant eu besoin de le voir,
mais je remettais à plus tard ce face-à-face. Je n’étais pas prête. Je ne
pouvais m’encombrer d’une épreuve supplémentaire : l’après-rupture.
J’aperçus enfin la maison familiale, en pierres de schiste et aux volets
rouges carmins. La voiture de la gendarmerie était garée devant.
Qu’avaient-ils découvert cette fois ? Les pieds de grand-mère dans le
hall du château d’Apremont ?
– Ma chérie, viens nous rejoindre. Le major est là. Il veut te parler,
entendis-je une fois à l’intérieur et sitôt ma veste de cuir jetée sur la
patère de l’entrée. Et utilise un cintre, ça changera, poursuivit la voix de
soprano reconnaissable entre toutes.
Parfaite hôtesse, ma mère avait déjà servi le café et mon cheesecake
trônait au milieu de la table du salon. Je l’avais concocté la veille pour mon
brunch avec des spéculos et du philadelphia, seule recette acceptable et
l’avais caché au fin fond du frigo derrière la pile de tupperwares roses
et verts. Et voilà maintenant où mon dérivatif allait passer. Assis dans le
salon entre mes parents, Thomas Charrier était vêtu en civil. Il portait un
jean noir et une chemise unie assortie.
Mon père, comme à son habitude, se tenait droit dans son fauteuil club
de cuir bordeaux. Ses petites lunettes aux montures transparentes lui
donnaient un faux air de politicien, soucieux de son image, bien qu’il
travaillât comme expert-comptable dans un cabinet de la Roche-sur-Yon.
La petite cinquantaine avait tissé dans sa chevelure des fils d’argent. Mais
il n’avait jamais mis en avant son charme désuet et n’avait d’yeux que pour
ma mère, ancienne chanteuse d’opéra, puis d’opérette, puis de variétés
populaires puis de plus rien du tout. Elle poussait encore la chansonnette
de-ci, de-là, se faisait prier le plus souvent, car le manque de pratique
accélérait le vieillissement de ses cordes vocales. Complémentaires, ces
deux êtres auraient pu ne jamais se croiser si le hasard ne s’en était mêlé
par le biais d’une représentation d’Offenbach à La Roche où mon père
concluait un nouveau contrat. Vendéen, casanier, dévoué à son cabinet,
Henri Favreau ne sortait pratiquement jamais jusqu’à ce que cet ouragan
d’art et de fantaisie n’entrât dans sa vie pour chambouler sa routine.
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Mais ce matin-là, aucun vent de folie ne soufflait dans la maison. Mon
père, préposé des rôles mélodramatiques, me demanda de m’assoir.
– Mademoiselle Favreau, commença le major, une assiette de cheesecake
sur les genoux, la cuiller coincée entre deux phalanges aux extrémités
jaunies, je vous avais dit que le crâne de votre grand-père était enveloppé
d’un tissu blanc imprimé de signes. Ils viennent d’être déchiffrés. Je ne
suis pas en charge de l’enquête. C’est donc en tant qu’ami de la famille
que je vous informe. Ce sont des symboles païens, représentant la mort,
la résurrection, avec un dragon, emblème de Satan au Moyen-Age. Je
vous passe les détails. D’après nos spécialistes, un événement tragique
pourrait se produire à la prochaine éclipse totale de lune.
– Comme il n’y a pas d’éclipses totales de lunes visibles de la France
avant plusieurs années, il n’y a pas de quoi s’affoler.
Je regrettais mon ton mi-ironique, mi-désabusé, seule parade après les
sucreries à ma nervosité.
– Je suis content de vous voir si positive mais la prochaine éclipse aura
lieu après-demain, dans la nuit du dimanche au lundi. Je ne veux en
aucun cas vous voir dehors ce jour-là. Je compte sur vos parents pour
vous enfermer s’il le faut.
– Aucun risque, je ne sors pratiquement plus. Monsieur Charrier, depuis
que je suis venue vous voir à la gendarmerie, j’ai l’impression que vous
ne me dites pas tout. De quoi s’agit-il exactement?
– D’une secte, qui détourne le druidisme pour justifier leurs rites barbares.
Les sacrifices en font partie. Et pas que d’animaux. Votre grand-père
l’avait démasquée assez vite, je dois dire. Mais vous étiez trop petite pour
vous en souvenir.
La petite cuiller descendit alors des bords de l’assiette vers l’intérieur,
raclant les miettes du gâteau, puis se releva vers la bouche du major,
avant de tapoter la table plusieurs fois et de s’immobiliser entre ses
doigts. J’avais déjà remarqué à la gendarmerie sa manie de battre un
rythme imaginaire. Cela l’aidait peut-être à réfléchir.
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– Et d’après vous je serais leur prochaine proie pour un de leurs rituels ?
– C’est une hypothèse. Ils avaient disparu de la région. Soit ils ne
cherchent qu’à faire peur, soit ils sont vraiment dangereux et vont passer
à la vitesse supérieure.
– Il pourrait s’agir de toute autre chose, interrompit mon père. Des jeunes
qui cherchent à effrayer les habitants.
– Je serais de votre avis, Monsieur Favreau, si ces animaux n’avaient pas
croisé le chemin de votre fille ou n’étaient accrochés devant votre maison,
et si le crâne n’appartenait pas à votre famille. Autant de coïncidences est
forcément suspect. Restez chez vous après-demain. C’est tout ce que je
vous demande. On en aura le cœur net.
– C’est étonnant qu’ils aient attendu tout ce temps pour se manifester,
insista mon paternel, et je ne vois pas bien ce que mon père avait pu leur
faire. Il avait même retiré sa plainte à l’époque.
Je partageais son scepticisme. Le major s’était levé après avoir posé son
assiette vide sur la table basse, indiquant ainsi que le débat était clos et
que sa visite de courtoisie arrivait à son terme. Je le raccompagnais et la
petite chatte noire rescapée aussi. Clopinant sur ses trois pattes, elle vint
se frotter à son pantalon.
– Voici notre seule témoin, dit-il en se penchant pour la caresser.
– Avez-vous une idée d’où provenait ce bouc égorgé ? lui demandai-je à
brûle-pourpoint, profitant de l’association d’idées avec le chat.
– Aucune. A ce jour personne n’a signalé sa disparition et personne ne
possède de troupeau dans la région.
– Jules doit savoir lui, claironna ma mère du séjour.
– Pardon ? fit le major en se retournant pour chercher d’où venait la voix.
Ma mère venait de faire son apparition dans le hall d’entrée. Je ne saurais
dire à ce moment-là si toute cette histoire la fascinait ou la terrorisait
mais elle avait un regard d’une lueur si vive que je crus la revoir sur les
planches. Ses yeux en amande d’un bleu-gris fixaient ceux du major. Sa
coupe courte à la garçonne du même gris que ses yeux, encadrant un
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visage rond et lisse, en accentuait l’intensité.
Elle ne se souciait guère d’avoir interrompu notre conversation et
continuait sur sa lancée.
– Oui, Jules, un ami de mon beau-père. Il sait sûrement ce qui s’est
passé entre Charles et cette secte. Il habite à la sortie du bourg. Vous le
connaissez, n’est-ce pas?
– En effet, je connais Jules, Madame Favreau. Je crois savoir qu’il sort
rarement. J’ignorais que votre beau-père et lui étaient à ce point proches.
– Suffisamment pour partager leur amour de la nature, pêcher dans le
Ligneron, participer aux veilles des conteurs de Vendée. Il y a quelques
années, ils avaient organisé une de leurs soirées à Saint-Christophe. Un
dimanche d’août après les Puces. A la fin des années quatre-vingt. Vous
vous en souvenez ?
– Je n’étais pas en poste ici. Mais j’irai voir le vieux Jules.
Il nous salua et sortit. Le vent se levait poussant les nuages au-dessus
de la ville. Un orage se préparait. Les camélias des jardins alentours
bougeaient en tous sens laissant tomber à leurs pieds les premières fleurs
du printemps. Je crus voir une silhouette se glisser derrière les arbres
longeant la rue pendant que le véhicule de service de la gendarmerie
s’éloignait et que mon portable vibrait encore. Sûrement Alexis. J’aurais
donné cher pour être dans ses bras et retrouver son épaule apaisante. Le
paradoxe des sentiments : nous ne nous entendions plus assez bien au
jour le jour mais la distance et l’épreuve créent le manque. Mon corps se
mit à trembler. Etais-je vraiment surveillée ou mon esprit me jouait-il un
tour ? Le major avait raison : il fallait en avoir le cœur net.
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CHAPITRE 3
Retour à Palluau
– Puisque je t’ai dit que je l’ai vu. Ils l’ont tabassé et explosé la
voiture. J’ai rien pu faire. Ils étaient au moins quatre, armés. Et puis, y
avait ce type qui restait dans le 4 X 4 et regardait le spectacle, pendu à
son smartphone. Il est juste sorti pour arrêter le massacre. Jimmy était
encore en vie, j’en suis sûr, quand j’ai appelé le Samu. Il était salement
amoché. Quand je pense que si j’étais arrivé une minute plus tôt j’y
passais moi aussi. C’est f…
– Ça va. La ferme. Arrête de pleurnicher maintenant. Faut qu’on le sorte
de l’hosto avant que la police ne l’embarque pour l’interroger.
– On peut pas y retourner. C’est trop dangereux. En plus on doit pas
pouvoir le déplacer dans l’état qu’il est.
– J’irai. Toi, tu restes ici et tu surveilles la fille.
– Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre de cette meuf ?
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– Tu discutes pas le plan, compris ?
– Non mais-là, c’était pas prévu. Jimmy en moins et toi qui te tires.
– Changement de plan : faut savoir s’adapter. Arrête de faire dans ton
froc comme une gonzesse. Tu m’obéis et il t’arrivera rien. N’oublie pas
ce que je t’ai dit : te fais pas remarquer pendant mon absence et traîne
pas au Louis Philippe. T’as des jeux et des films dans la bécane et tu
t’occupes de la fille. C’est tout. On a une bonne planque. Personne te
trouvera ici.
– Et puis après, tu vas en faire quoi de Jimmy. T’es docteur peut-être,
infirmière ? Tu crois qu’ils vont pas te repérer avec un blessé sur les
bras ?
– Itxi ahoa . Je reviens dans deux jours. Trois au plus tard. Pas de bêtises.
L’homme en noir s’éclipsa et se fondit dans la nuit brumeuse. Un crachin
s’écoulait sur son pardessus pendant qu’il enlevait la toile qui dissimulait
sa voiture sombre aux vitres teintées. Une fois à l’intérieur, il repensa à
son acolyte et mit le contact : « Faudrait pas qu’il vienne tout faire foirer ce
jeune merdeux. On est trop près du but. Ça craint de le laisser seul mais
j’ai vraiment pas le choix. Une bande de mauviettes qu’on m’a fourrée. »
Alors qu’il roulait en direction du sud, il décida de faire un détour par
Saint-Christophe-du-Ligneron, histoire de vérifier. Il dépassa la Salette,
puis le centre bourg et poursuivit vers le plan d’eau. Les façades se
répétaient. Il éteignit les phares et roula au pas à l’approche de la maison.
« Ce vieil enfoiré en a bien profité », pensa-t-il en levant les yeux vers les
volets rouges rabattus qui ne laissaient passer qu’un rai de lumière. Puis,
il accéléra d’un coup. Le vrombissement du moteur et le crissement des
pneus résonnèrent dans la profondeur de la nuit.
20
CHAPITRE 4
Meurtre à La Charmillère
Après avoir coupé le dernier rond-point, gyrophare et sirène
allumés, le major quitta la départementale 753 à Falleron pour rejoindre
la route 754 en direction de Saint-Christophe-du-Ligneron. A neuf heures
sept ce lundi matin, il était au téléphone avec son fils grâce au bluetooth
de sa voiture et s’en voulait de devoir interrompre une de leurs trop
rares conversations. Encore le devoir, lui reprocherait-on. Mais comment
pouvait-il en être autrement ? La voix de la procureure de la République
résonnait dans les hauts parleurs de son véhicule alors qu’il quittait son
domicile pour Nantes. Il fit tout de suite demi-tour. Elle venait de lui confier
officiellement l’enquête. Tout en tapotant irrégulièrement le volant avec
l’index et le majeur de sa main droite, il pensait à la pression médiatique
qu’ils allaient tous subir, connaissant le penchant naturel des journalistes
pour les détails morbides dont ils abreuvaient leurs feuilles de choux à
sensations. Vingt minutes s’étaient écoulées quand il traversa le bourg
21
de Saint-Christophe. Cette commune allait définitivement perdre de sa
tranquillité, si ce n’était déjà fait. Tout le Pays de Palluau en pâtirait. Et les
élus locaux ne seraient pas en reste pour exiger des résultats rapides.
Arrivé à La Charmillère, ancien château Renaissance dont ne subsistaient
que deux murs mangés par le lierre, le major baissa la vitre de sa voiture.
La rubalise jaune délimitait le périmètre d’analyse, cinquante mètres
autour de la scène de crime. Le domaine était depuis longtemps inhabité.
Il surgissait derrière les orties, les chardons et l’herbe en friche, qui
brillait sous les premiers rayons du soleil. Le brouillard commençait à se
dissiper en ce matin du mois de mars, laissant entrevoir les pierres que
les ramifications du lierre empêchaient de tomber. Au fond, se trouvaient
les dépendances éclairées par les projecteurs de la gendarmerie.
Tout en sortant du véhicule, le major repensait aux derniers événements :
un bouc, un chat et maintenant un homme, tous trois attachés, tête en
bas et dans la même commune de Saint-Christophe. Etait-ce le même
responsable ? Ou bien une organisation ? Quel rapport avec la famille
Favreau cette fois ?
Il s’approchait de la dépendance et le vit à travers la porte ouverte.
Suspendu par les pieds à la barre de fer fixée à la traverse, mains dans le
dos, tel que l’adjudant-chef le lui avait décrit par téléphone. Il faut être au
moins deux pour accrocher un corps à cette poutre ou alors notre assassin
est plus costaud que la moyenne, pensa-t-il en observant le cadavre. Les
plots en plastique de la gendarmerie annonçaient le cheminement choisi
par ses hommes jusqu’au corps.
Puis, il enfouit ses mains dans ses poches et en ressortit la petite boîte
métallique, qu’il ouvrit. Il n’en restait plus qu’un. Heureusement qu’il avait
passé commande auprès du propriétaire du tabac de Saint-Etienne-duBois. Il porta le dernier cigarillo à ses lèvres, l’alluma et s’approcha de
ses hommes, restant derrière la banderole le temps de fumer pour ne
pas polluer la scène.
– Qu’est-ce qu’on a Perry, s’enquit-il en expirant la fumée ?
La petite quarantaine, l’adjudant-chef Sébastien Perry qui dirigeait la
brigade de Palluau, dépassait d’une bonne tête le major. Athlétique, il
pratiquait l’escalade et le téléski nautique sur le lac d’Apremont. L’été, il y
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encadrait des stages d’initiation pour les jeunes défavorisés dont il avait
lui-même profité, adolescent, alors qu’il filait un mauvais coton. Sa façon
à lui de rendre ce que le destin lui avait donné. Concentré, les sourcils
froncés creusant davantage encore la ride du lion, il terminait d’enlever
ses sur-chaussures bleues, sa combinaison, puis ses gants, travaillant
de concert avec les techniciens en identification criminelle.
Il se tourna alors vers son supérieur en le saluant.
– Nous ne connaissons pas encore son identité mais le maire passera au
funérarium pour nous dire s’il est du coin. Homme jeune, une vingtaine,
avec une plaie béante à la gorge. Décédé il y a peu, le corps n’est pas
encore rigide. Les techniciens commencent juste à tout photographier et
les pompes funèbres ne devraient plus tarder. Le médecin du SAMU est
déjà passé pour constater le décès.
– Des objets, des indices autour de la scène de crime ?
– Son portefeuille vide, qui est tombé de la poche de sa veste, une
empreinte de pneu, pour le moment. Les gars vont s’en occuper.
– Comment a-t-il été fixé là-haut ?
– Avec une corde et un nœud de capucin. A première vue.
– Un nœud de capucin. Difficile à maîtriser. On a affaire à un marin
maintenant.
– Ou bien quelqu’un qui veut nous le faire croire.
– Ou est la procureure, Perry ?
– Là-bas, lui répondit-il en désignant la scène de crime. La deuxième
forme blanche de dos sur la droite.
Le major laissa tomber des cendres à ses pieds, son cigarillo à moitié
consumé. Une forte odeur d’humidité imprégnait les lieux. Il observait cet
étrange ballet de combinaisons blanches se pencher vers la terre pour
en extraire le moindre indice, l’effleurer avec le détecteur de métaux, se
pencher sur le cadavre armés d’appareils photos et de sacs de papier
23
kraft et semer des numéros sur des supports triangulaires de plastique
jaune ou blancs qui entouraient la victime. Une vraie fourmilière dont les
ouvrières travaillaient avec minutie, tamisant chaque parcelle du terrain
et déliant le cordage qui attachait les mains dans le dos du défunt et
ses chevilles à la poutre. Ils déposèrent avec précaution le corps sur
la civière pour l’emmener dans le véhicule des pompes funèbres, qui
venait d’arriver, direction le funérarium de Palluau puis l’institut médicolégal de Nantes. Le major eut juste le temps de remarquer le col élimé
d’un blouson de cuir marron et le visage d’un post-ado, brun, arborant un
piercing dans la narine droite. Un visage inconnu, dont il devait retracer
maintenant l’histoire et en expliquer l’interruption.
Les techniciens continuaient à prélever, saupoudraient les cordes
cherchant d’éventuelles empreintes, passaient le rayon laser à la
recherche de traces de sang puis rejoignirent l’adjudant-chef en lui
tendant un sac en plastique de congélation.
– Ils viennent de trouver un poignard, s’exclama Perry en se rapprochant
de lui et examinant l’objet dans le sac.
– Ça n’a aucun sens. Ça ne colle pas. Il n’a pas été tué ici. Je n’y crois
pas une seule seconde. Je suis sûr qu’il n’y a aucune empreinte sur cette
arme, aucune en tout cas qui n’appartienne au tueur. Regardez autour de
vous. Tout n’est que mise en scène.
– Je suis d’accord avec vous, Major, fit une voix féminine.
Charrier se retourna brusquement. La procureure Jeanne Baudouin
quittait le périmètre d’analyse et passait la tête sous la rubalise. Comme
Perry plus tôt, elle commençait à ôter son costume d’apparat. Grande,
la cinquantaine, brune, les boucles dépassant de la charlotte, elle leur
tendit ses gants en caoutchouc ainsi que sa combinaison ne sachant où
les poser, le temps de réajuster son manteau, puis se dirigea lentement
vers sa voiture avec ses vêtements blancs sous le bras, tout en les
apostrophant.
– Je ne peux pas rester plus longtemps. Adjudant, vous m’envoyez au
plus tôt votre procès-verbal. Bon courage messieurs. La scène de crime
est à vous. Nous nous contacterons plus tard.
24
Ils la suivirent du regard. Un courant d’air venait de balayer les champs.
Charrier revint à son enquête.
– Qui a découvert le corps ?
– La fille là-bas dans la voiture du gendarme Roussel. Il a pris sa
déposition mais il peut l’emmener au poste.
– Je m’en charge. Merci Perry.
Le major regarda l’adjudant-chef s’éloigner et fixa la voiture du gendarme
tout en écrasant son mégot. Il ne voyait qu’une chevelure de dos, entre
le blond et le roux, sur la banquette arrière. La jeune femme tenait un
gobelet de café qu’elle montait vers sa bouche à l’aide de ses deux
mains, comme pour les réchauffer. Une couverture était posée sur ses
épaules. En s’approchant, il lui sembla que la silhouette ne lui était pas
étrangère et en fut convaincu, quand il ouvrit la portière.
– Encore vous, s’exclama-t-il en découvrant Floriane, grelottant à l’arrière
du véhicule de la gendarmerie.
– Je ne suis pas sortie hier, bafouillait Floriane. Mes parents pourront
vous le confirmer. On m’a appelée ce matin tôt. Une voix d’homme qui me
donnait rendez-vous à La Charmillère pour tout expliquer.
De retour à la gendarmerie de Palluau, la jeune femme se tenait assise,
sa parka posée sur le dossier de la chaise, jambes et bras croisés, miapeurée, mi-sanglotante. Le major restait debout, piétinant le sol carrelé
gris de son bureau, éclairé par de petits tubes néons, dont un commençait
à clignoter. Décor propre aux administrations françaises des années 90,
avec des huisseries soit en aluminium, soit en PVC et des murs blancs
passés. Il venait d’ouvrir les volets roulants à l’aide de leur manivelle.
– Et vous n’avez pas jugé utile de me prévenir, s’énervait Charrier. Vous
n’avez pas eu assez de tentatives d’intimidation, sans doute ? A quelle
heure cet appel ?
– Sept heures, je crois.
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– Vous répondez à des appels d’inconnus à sept heures, vous ?
– Je ne dors pas très bien et je regrette déjà d’y avoir répondu.
– Pourquoi y être allée alors?
– Je ne sais pas. Pour savoir ce qui se passait ? Pour que tout cela
s’arrête ?
– Et c’est le cas d’après vous ? Vous rendez-vous compte que du statut
de victime, vous passez maintenant à celui de suspect.
– Si j’étais suspecte, je n’aurais pas prévenu la gendarmerie.
– Bien au contraire. C’est l’alibi parfait. Vous aidez votre complice à
attacher le jeune homme et vous restez sur les lieux pour prouver votre
innocence.
– Et pourquoi ferais-je tout cela selon vous ?
– Je l’ignore. Mais vous êtes là pour l’expliquer.
– Non seulement je découvre un cadavre suspendu mais en plus c’est
moi qui subis un interrogatoire.
– Et qui d’autre ? Tout tourne autour de vous.
Le gendarme Roussel les interrompit apportant deux cafés avec
croissants.
– C’est pas le moment Roussel, aboya Charrier. Bon sang, un crime vient
d’être commis et vous ne pensez qu’à manger. Je ne sais même plus si
j’ai la victime ou l’instigatrice en face de moi.
Penaud, le gendarme recula vers la porte en rapportant son plateau et
ajouta avant de s’éclipser :
– Perry est de retour, Major, pour l’enquête de voisinage.
Il ne reçut qu’un grognement en guise de réponse.
26
– Je connais ce regard, fit Perry amusé qui entrait dans la pièce, allant
droit vers lui. Personne n’a rien vu, rien entendu dans le périmètre le plus
proche du crime. Mais les voisins sont rares dans cet hameau.
Puis il se tourna vers Floriane.
– Si je puis me permettre, Mademoiselle, j’aimerais que vous nous
fassiez un nœud avec cette ficelle.
Il déroula une bobine qu’il coupa devant eux.
– Un quoi ? répéta Floriane. Vous voulez je fasse un nœud avec une
boucle, c’est ça?
Elle s’exécuta.
– A quoi ça rime Perry ? s’emporta le major.
– Le nœud qui attachait les mains du défunt a été fait par un gaucher et
Mademoiselle Favreau est droitière.
– A moins qu’elle ne soit ambidextre.
– Je vous arrête tout de suite. Je ne suis pas ambidextre, je n’ai tué
personne et ne suis pas la complice d’un meurtre. D’ailleurs, vous n’avez
rien contre moi. Je regrette de ne pas vous avoir prévenu mais je ne
pouvais pas imaginer ce que je trouverais ce matin.
Floriane frissonna en revoyant la scène.
– Personne n’aurait pu, Mademoiselle.
La voix du major se fit alors plus douce l’invitant à la confidence.
– L’homme qui vous a appelée ce matin est soit l’assassin et cherchait à
vous faire venir sur la scène du crime pour vous mêler à son jeu macabre
ou bien celui qui se trouve à la morgue maintenant, peut-être à cause de
son appel. Perry va vous raccompagner chez vous mais avant que vous
ne partiez, je voulais vous prévenir que j’avais suivi ma première intuition
et enquêté sur votre ex-petit ami, le dénommé Alexis Le Guen. Je sais,
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j’aurais dû vous en parler avant mais je n’ai rien trouvé d’intéressant.
Pouvez-vous me parler de lui ? Un détail anodin peut parfois changer la
donne.
Floriane décroisa les jambes et les tendit sous le bureau du major Puis,
elle balança son bras derrière le dossier de la chaise, sortit son portable
de la poche de sa parka et vérifia de quand datait le dernier texto d’Alexis.
D’hier soir. Bien sûr qu’elle avait pensé à lui mais il détestait le sang
et n’avait rien d’un meurtrier. En effleurant le cadran du téléphone, elle
relisait le passage où il lui proposait de venir la voir et de l’aider. Elle ne
lui avait pas encore répondu.
– Il est journaliste chez Grand Ouest-France à Nantes. C’est là que nous
nous sommes rencontrés. C’était il y a deux ans. Je faisais des piges
pour les journaux locaux et je viens juste d’être embauchée. Nous avons
rompu il y a environ un mois. J’ai profité de ce reportage pour m’éloigner
de Nantes et mettre de la distance entre nous.
– Qui a rompu ? interrompit Charrier.
– Lui. Enfin, moi. Quelle importance ?
– Ça fait toute la différence, Mademoiselle. Se pourrait-il que votre expetit ami soit jaloux ou bien que vous ayez blessé son amour propre en
le quittant ? Vous ne vous connaissiez pas tant que cela après tout. Il
continue de vous appeler ?
Floriane opina.
– Est-il déjà venu ici, à Saint-Christophe, chez vos parents ?
– Oui, bien sûr. Ecoutez, vous vous trompez de coupable, répondit
Floriane d’une voix mal assurée.
– Un journaliste est forcément bien renseigné sur vous, votre ville et votre
famille. Il peut être l’organisateur de tout ce cirque et laisser la sale besogne
à des complices. Qu’il soit à Nantes ou non n’y changera rien.
Thomas Charrier regarda Floriane intensément. Sa pâleur s’était
accentuée depuis son arrivée. Ses lèvres semblaient former des mots bien
qu’elles n’émissent aucun son. Sans doute aurait-il dû accepter l’en-cas du
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gendarme Roussel. Il décida cependant de tenter le tout pour le tout.
– Accepteriez-vous de m’aider, Mademoiselle ?
– Comment ?
– Je vais devoir l’interroger et le faire venir.
Décidément il ne s’y habituerait jamais. Au remugle environnant : un relent
d’excréments et de putréfaction auquel s’ajoute l’odeur âcre des produits
chimiques. Au décor ensuite : une enfilade de paillasses en inox avec ou
sans bacs pour l’évacuation des liquides, des cellules réfrigérantes sur
le mur du fond, le tout sous un éclairage violent de néons blancs. Des
draps tout aussi blancs recouvrant des formes, des pieds étiquetés qui
en dépassent. Un étalage d’outils médicaux bien rangés : scie, burin,
pinces, scalpels. Puis au bruit de fond ou le mouvement de la trotteuse de
l’énorme pendule suspendue au-dessus du sol carrelé de l’Institut médicolégal du Docteur Anatole Foncier. Le tout se mêlait à l’odeur de sa propre
transpiration car fait étrange, il faisait chaud dans cette salle du sous-sol
du CHU de Nantes et Thomas Charrier avait refusé de se changer dans
le vestiaire de la morgue. Il ne voulait pas s’éterniser, avait-il répondu
ironiquement à l’accueil. Perry, lui, portait son polo à manches courtes
sous sa blouse. Sur le chemin, ils avaient évoqué l’entretien avec Floriane,
d’abord brusque avec le coup du nœud qu’avait trouvé l’adjudant-chef pour
essayer de la déstabiliser, puis compatissant, la poussant ainsi dans ses
retranchements. Tous deux étaient convaincus que le piège se refermait
lentement sur elle et qu’elle pouvait être la prochaine victime.
– Je suis à vous dans une minute, Major, le temps de terminer ma couture,
fit le Docteur Foncier, en voyant s’approcher les gendarmes par-dessus
ses petites lunettes et tirant une grosse aiguille de la peau de son patient.
Le vôtre est là-bas, continua-t-il en levant le menton vers le fond de la
salle où se trouvaient déjà le technicien avec son appareil photos et un
étudiant en médecine, son bloc entre les mains, prêt à noter dans le
formulaire désigné les constatations du légiste.
Charrier et Perry se dirigèrent vers la masse blanche. Ils reconnurent
au-dessus du drap le visage croisé ce matin dont la teinte grisâtre le
confondait avec la paillasse.
– Docteur, je vous présente l’adjudant-chef Perry, dit Charrier quand
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Foncier les rejoignit.
Le docteur avait la même taille que Perry, une bonne décennie de plus.
Il marchait les épaules à l’intérieur et se voûtait en leur tendant la main.
Sans doute une déformation professionnelle à force d’être penché sur
sa table d’autopsie. Son masque sur le col de sa blouse blanche, les
élastiques coincés derrière les oreilles, il commença l’opération.
– Enchanté. Maintenant que nos deux enquêteurs sont là, nous pouvons
commencer l’autopsie.
Le légiste approcha une grosse lampe au manche désarticulé pour le
premier examen physique du corps. Il découvrit le buste et s’enregistra
sur son dictaphone.
– Nous sommes en présence d’un homme, âgé de vingt, vingt-cinq ans
tout au plus, type caucasien. Mort entre sept et huit heures ce matin.
Pas d’ecchymoses mais une plaie béante au niveau de la gorge. Comme
vous le constaterez, sa jugulaire a été tranchée de droite à gauche. Ce
qui signifie que l’assassin est gaucher. Il n’y a pas eu d’effusion de sang
car la victime était déjà décédée. On trouve de la terre sous ses ongles.
Le corps a pu être traîné. Un échantillon de terre sera envoyé au labo.
Il a des marques aux poignets et aux chevilles, elles sont post mortem,
causées par les cordes. Notre victime a également un tatouage, une
salamandre entourée de flammes.
Foncier tourna l’intérieur de l’avant-bras de la victime vers les deux
gendarmes. Le tatouage partait du début du poignet et remontait une
dizaine de centimètres plus loin vers le coude. Ses couleurs formaient un
dégradé de tons chauds, du jaune de l’amphibien au rouge des flammes.
– Nous allons maintenant procéder à l’examen des organes internes,
poursuivit le légiste.
Après avoir découpé et rabattu sur son visage le scalp du défunt, Foncier
ouvrit la boîte crânienne avec une scie pour sortir le cerveau et le peser.
A l’aide du marteau et du burin dans le rocher, il vérifia si la mort n’était
pas due à un coup sur la tête.
Le major recula de quelques pas. Perry détourna le regard.
Puis ce fut le tour de la cage thoracique. Une fois ouverte, Foncier attrapa
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une sorte de grand sécateur et fit sauter les côtes les unes après les
autres pour en sortir les organes. Quand les poumons furent déposés
dans la balance pour la pesée, le légiste effectua une biopsie des tissus
et marqua une pause.
– Intéressant. On dirait que votre défunt a bu la tasse.
Les deux gendarmes se regardèrent d’un seul homme. La nouvelle avait
de quoi surprendre. Ce n’était pas banal de finir suspendu la tête en
bas et la gorge tranchée avec de l’eau dans les poumons. Décidément
l’assassin aimait brouiller les pistes.
– Pas de conclusions hâtives. Je poursuis l’examen. Mais cela
signifierait….
– Qu’il a été maintenu sous l’eau contre sa volonté, finit Perry.
Foncier qui n’aimait pas être interrompu, fronça les sourcils, puis reprit
son exposé.
L’autopsie tirait à sa fin. Foncier recousait. Il tendit l’aiguille à l’étudiant en
médecine pour les derniers points.
– Comme prévu, tous ces échantillons partent à Pontoise. Je vous
ferai parvenir les résultats du service central d’analyse génétique de la
gendarmerie dès que je les aurais reçus.
Le légiste rabattit le drap sur le corps du défunt une fois suturé, puis
le fit rouler vers l’espace réfrigéré, et le glissa à l’intérieur d’un tiroir
métallique dont seul le numéro le distinguait du tiroir voisin. Ainsi en vat-il de l’anonymat des victimes, pensait Charrier, elles n’ont pas toutes
la chance d’entrer ici avec une étiquette à leur nom. Enfin, si l’on peut
appeler cela une chance.
Après avoir salué son confrère, il quitta la pièce aussi vite qu’il le pût,
Perry lui emboîtant le pas et décidèrent d’un commun accord de s’arrêter
au relais Saint-Christophe, bon compromis entre Palluau et Apremont
où habitait l’adjudant-chef. Bien que l’appétit manquât, ils ne pouvaient
rentrer chez eux avec les images de la journée.
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Petit restaurant sur la place de l’église de Saint-Christophe-du-Ligneron,
le relais avait exceptionnellement ouvert ses portes ce lundi soir pour
accueillir le repas annuel de l’association du patrimoine de la ville qui
suivait leur assemblée générale. Charrier et Perry se glissèrent dans un
coin et observèrent de loin le président porter un toast. Ils commandèrent
deux 1664 à la serveuse à l’accent chantant, qui portait une robe de
lainage gris. Leurs regards balayaient la salle, du carrelage rosé aux
cloisons verts pâles où les appliques diffusaient une lumière tamisée.
Charrier commença.
– Tu sais que si cette affaire n’est pas bouclée d’ici mon départ à la
retraite, c’est toi qui devras briefer mon successeur.
– On ne peut rêver mieux.
– Qu’est-ce qu’on a ? Un assassin ou deux ? Un homme dans tous les cas
pour avoir la force d’égorger un bouc, de le pendre et de noyer un môme
en lui maintenant la tête sous l’eau puis l’accrocher à une poutre comme
un jambon sec. Son mobile serait de se venger de Floriane Favreau ?
– Ou de l’effrayer pour faire pression sur elle.
– Bon sang Perry, on a un meurtre sur les bras. Il ne cherche plus
seulement à lui faire peur. En plus, il brouille les pistes. Il mélange des
histoires locales sordides en rapport avec son grand-père pour mieux
tuer.
– Ou bien ce meurtre n’était pas prévu. Il a pris peur d’être balancé par la
victime qui allait tout raconter à la fille. C’est le coup de fil de ce matin. Il
le surprend au téléphone, l’attire vers un plan d’eau, le noie puis le met en
scène comme il a fait précédemment avec les bêtes pour nous pousser à
chercher vers une autre direction.
– Ça n’exclue pas qu’il puisse encore tuer. Et maintenant, il faut enquêter
sur les nœuds de capucin d’un marin gaucher et les tatouages avec des
salamandres. Mais c’est quoi ce bordel ? La procureure veut un rapport
quotidien. Elle est pas toujours commode tu sais. Tu verras quand tu
devras te la coltiner. Tu lui as envoyé ton PV ?
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– Je l’ai fait cet après-midi avant l’autopsie.
– Et les élus qui comptent sur une élucidation rapide. J’ai été obligé
d’évoquer un règlement de compte entre mafieux pour calmer le jeu.
– Et si c’était le cas ? Tu sais bien que la Vendée a été la plaque tournante
de trafics de drogue et d’argent sale entre l’Espagne et les Pays-Bas.
– Et les mafieux font dans la sorcellerie maintenant et pendent leur
victime la tête en bas. Non, Perry, ça ne colle pas. Tout est lié à cette fille.
Mais qu’est-ce qu’elle a cette putain de fille, bordel ?
Le major s’étouffait en déglutissant. Chaque juron et chaque lampée de
bière lui permettaient de relâcher un peu de pression. Et il ne s’en privait
pas. Il plongea son regard perçant dans les yeux de Perry comme pour
y trouver la solution de l’énigme. Mais étrangement, son second avait
fui son regard et il se demanda pourquoi. C’est alors qu’il se souvint du
message sibyllin que l’épouse de l’adjudant-chef avait laissé sur son
répondeur. Elle voulait lui parler, puis s’était rétractée et concluait que ça
pouvait attendre. Il chassa ces pensées, que l’effet de la bière ravivaient,
puis reprit.
– T’as prévenu ta femme que tu rentrais tard ?
– Isa et les enfants sont chez les grands-parents pour les vacances de
Pâques.
– Ah ! C’est les vacances de Pâques en mars ?
– C’est plus tôt que d’habitude cette année. Et toi t’en es où avec
Guillaume et Véro?
– C’est marrant que tu demandes parce que ce matin, j’étais au téléphone
avec lui dans la voiture. Et j’ai été obligé d’interrompre notre première
conversation de l’année pour prendre l’appel de la proc.
Le regard du major s’assombrit comme à chaque fois qu’il parlait de ses
enfants.
33
– Je n’ai pas vu Véronique depuis deux ans, tu sais, depuis qu’elle a
accouché. Je suis grand-père et je ne connais pas encore mon petit-fils.
– Et pourquoi t’y vas pas un week-end ? Ce n’est pas loin Lyon. Tu prends
le TGV à La Roche.
– Je ne sais pas. J’ai toujours remis à plus tard, prétextant le travail.
J’espérais qu’elle viendrait avec le petit.
– Et ?
– Et bien, la dernière fois, ça s’était pas bien passé. Le frigo n’était pas
assez plein ou je fumais trop ou je rentrais trop tard. Je me suis emporté
et je crois que je l’ai vexée. C’est sa mère tout craché, tu sais.
– Raison de plus pour y aller. Tu ne vas pas manquer de temps quand tu
seras retraité.
Enfant de la DDASS, l’adjudant-chef n’avait longtemps eu comme famille
que celle de la gendarmerie où il était entré très jeune, grâce à son mentor,
le colonel Gautier, un dur à cuire, au grand cœur, père de cinq enfants, qui
vit tout de suite dans ce petit délinquant de Perry, le potentiel qu’il avait
pour se faire respecter. Il le prit sous sa coupe, vint le voir régulièrement
dans son nouveau foyer, le convainquit de ne pas s’enfuir cette fois, le
mit au sport et le fit engager dès son dix-septième anniversaire, comme
réserviste, puis l’aida à préparer le concours externe l’année suivante.
Perry lui devait tout. Grâce à lui, il devint un soutien sans faille pour ses
collègues qui traversaient une mauvaise passe car un gendarme ne
pouvait faire du bon travail que s’il avait une vie privée équilibrée. Aussi
encourageait-il toujours Charrier à recréer du lien avec ses enfants et
saisissait-il la moindre occasion pour le lui rappeler.
– Je t’offrirai ton billet, tiens pour ta retraite, continua-t-il en clignant de
l’œil.
Mais Charrier avait les yeux rivés sur la porte depuis un long moment et
ne l’écoutait plus.
– La fille, Perry. Elle vient d’entrer. Et elle n’est pas seule. Elle est avec
son ex.
34
CHAPITRE 5
Alexis et Jimmy
En sortant de la gendarmerie ce matin-là, je m’étais promis de
cesser d’être le pion sur l’échiquier de mon adversaire et de passer à
l’offensive en avançant mon cavalier. Je gardais mes pièces stratégiques,
dame, tour et roi, pour un roque mémorable à l’apogée de la lutte. Pour
le moment, je me contentais de contacter Alexis dans un texto laconique
« viens tout de suite ».
Le soir même, après avoir roulé directement de son lieu de travail
nantais, il passait me prendre. Je vis tout de suite dans son regard qu’il
s’inquiétait. Comment imaginer ce Breton à la crinière flamboyante et
aux yeux limpides capable de tant de machiavélisme ? Une tête d’ange
qui renfermerait une grande noirceur, exécuterait froidement et mettrait
en pratique son imagination fertile nourrie des lectures qui dégringolaient
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de l’étagère de son bureau, allant du polar à l’héroïque fantaisie. Làencore, j’avais beau imaginer Alexis dans le film de ma journée et des
événements récents, quelque chose clochait. Il correspondait trop bien
au suspect idéal. Il avait le mobile de notre rupture, connaissait l’histoire
de ma famille et des croyances locales, avait la jeunesse et la force
physique pour ce meurtre, pratiquait la voile et en bon marin maîtrisait
tout une ribambelle de nœuds. Et, chose que le major découvrirait très
vite, il était gaucher.
La journée avait été éprouvante. Je manquais de sommeil et la perception
de mon environnement m’échappait mais une petite voix intérieure criait
à tue-tête que le vrai coupable courait toujours. Encore fallait-il pouvoir
convaincre les enquêteurs.
Ironie du sort, Charrier et son acolyte étaient attablés eux-aussi au relais
Saint-Christophe, où j’avais emmené Alexis pour nos retrouvailles. Je
connaissais bien la patronne, ses petits plats mijotés et son buffet de
hors-d’œuvre mais j’ignorais qui s’y trouverait. Assis dans un coin de
la salle, le major avait les traits plus marqués encore que ce matin. Il
portait une chemise à fines rayures sans cravate et tapotait son verre
avec l’index et le majeur tout en regardant dans notre direction. Je me
demandais s’il viendrait se présenter à Alexis ou si l’observer lui suffisait.
Je revis alors dans le journal local télévisé, l’officier de communication
de la gendarmerie s’embourber avec mes collègues correspondants, ne
mentionnant ni la propension du meurtrier à accrocher ses victimes et à les
vider de leur sang, ni même qu’une seule et même personne découvrait
chacun de ses méfaits et pouvait être la prochaine sur la liste du tueur du
Ligneron. Car c’est ainsi que je l’avais surnommé depuis qu’Alexis, qui
avait un bon réseau et récupérait toutes les fuites des morgues alentours,
m’avait textoté que la victime pouvait être morte noyée.
Alexis ne prêtait aucune attention aux deux gendarmes et ignorait qu’il
était le premier suspect sur leur liste et que sa visite faisait partie de
leur plan. Il me fixait de ses grands yeux clairs comme pour essayer de
trouver le bon angle d’attaque à notre discussion. Il avait remplacé dans
la voiture sa veste de futur rédacteur en chef de la rubrique sportive,
poste qu’il briguait par-dessus tout, par le blouson que je lui avais offert
l’an dernier, une affaire comme seules les Puces de Saint-Christophe
peuvent en proposer au chineur averti. Des manches de son col roulé
sombre dépassaient ses grandes mains qui trituraient un pic à apéritifs
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tout en visant les olives vertes posées par la serveuse sur la table. Il
secoua vers l’arrière sa chevelure ébouriffée d’un roux clair, sa crinière
de lion comme je l’appelais et rugit d’un coup.
– Rentre avec moi ce soir à Nantes. Tu n’es plus en sécurité ici et tu le
sais très bien.
– Bien au contraire. Je ne m’enfuirai pas et je ne suis pas plus en danger
ici qu’ailleurs. C’est exactement ce à quoi il s’attendrait. Je ne vais pas lui
faire ce plaisir. S’il me tourne autour, il va me trouver.
– Si tu cherches à faire la une des journaux, il y a d’autres moyens. Et
ce n’est pas cet empoté mal rasé qui nous épie du fond de la salle qui
pourra t’aider.
– Je regrette que vous voyez les choses ainsi, Monsieur Le Guen, intervint
Charrier qui s’était approché de notre table, située entre les deux portes
aux accès privés, à côté de la vitrine des desserts. Mais Mademoiselle
Favreau a raison. Sa sécurité est mieux assurée ici.
Alexis sursauta. Moi aussi. Depuis combien de temps le major nous
entendait-il ? Heureusement que nous n’en étions qu’à l’apéritif.
Charrier ne cessait de m’étonner : il surgissait puis jaugeait, semblait lire
dans les pensées de tous ses interlocuteurs et tissait les fils d’une toile
dans laquelle Alexis venait de se jeter.
– Et vous êtes ? demanda ce dernier du ton le plus condescendant que
je lui connaissais.
– Celui qui vous convoquera dès demain matin pour venir témoigner.
– Vous me suspectez, c’est ça ? Et tu le savais ?
Il me fixait tout en m’interrogeant d’un regard où la rage laissait place à la
déception. Qu’avais-je à perdre ? N’avais-je pas moi-même endossé le
rôle de suspecte pas plus tard que ce matin ?
– J’ai passé ma journée à Nantes. Tout le monde vous le dira.
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– Vous viendrez me le dire dans mon bureau, à huit heures. Soyez à l’heure.
Aussitôt le major nous salua et sortit avec Perry. J’eus ensuite droit à la
scène de l’outragé et réalisai que les dommages du tueur du Ligneron
débordaient largement de la sphère géographique du canton. Alors que
j’espérais une relation plus amicale avec Alexis, cette affaire réduisait
notre terrain d’entente à l’état de jachère. Je ne l’entendais plus vitupérer.
Depuis longtemps, ses colères légendaires ne m’atteignaient plus. Après
avoir poussé un « désolée » dans un soupir, je m’étais levée pour sortir.
Dehors, tout était si calme que je me demandais si je n’avais pas rêvé
la scène de ce matin. Les rues étaient éclairées par une pleine lune
étincelante et me rappela l’histoire de Charrier et de l’éclipse. Finalement,
il avait eu raison : un meurtre avait été commis aujourd’hui. J’entendais
au loin le coassement des grenouilles qui résonnait jusqu’à l’entrée du
bourg et rentrait à pied chez moi.
C’est alors qu’un détail me revint : l’esprit du feu, il l’avait sur son bras.
L’endroit était plongé dans l’obscurité. Seule une lucarne, dont deux
barreaux en bouchait l’ouverture, laissait passer un rai de lumière. Une
odeur qui mêlait le renfermé à l’humidité rôdait dans la pièce. Il essayait
de se souvenir s’il était déjà venu ici mais aucune image ne lui vint à
l’esprit. Puis, il tourna la tête et ne vit que les pierres apparentes du mur
rongées par le salpêtre. Elles s’effritaient et se transformaient en une
poussière ocre. Jimmy était cloué dans un lit de fortune aux armatures
en fer, tête et torse bandés, les deux jambes dans le plâtre. Il se souvint
de l’hôpital, mais aussi des hommes aux battes de baseball. Il avait les
poignets ligotés au sommier par des liens de cuir qui lui rentraient dans
la peau. Il n’avait aucune idée ni du jour, ni de l’heure qu’il était. Il ne
savait pas non plus comment il avait quitté l’hôpital pour rejoindre ce qui
ressemblait à un souterrain. Etait-il le prisonnier des hommes cagoulés ?
Certes, il était en vie mais pour combien de temps ? Combien de jours
s’étaient écoulés depuis qu’il devait quitter le Sud et qui l’avait emmené
ici ? Sa pensée avait rarement été aussi claire et les interrogations se
bousculaient. Il tenta une légère rotation vers la droite mais le lien lui
lacéra encore plus le poignet. Il sentit alors des fourmillements dans les
doigts et se demanda si le sang arrivait à circuler. Il essaya d’appeler de
l’aide mais sa voix était voilée. Il respira à pleins poumons et poussa sur
ses cordes vocales tout en expirant. Un faible son sortit. Il recommença
l’opération jusqu’à pouvoir entendre le mot qu’il prononçait. Mais articuler
lui semblait douloureux comme si sa mâchoire avait été fracassée. Il se
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souvenait des coups de pieds dans le dos, dans le ventre mais il n’avait
rien eu au visage. Il en était certain. Le bandage était sans doute trop
serré. Si seulement il avait pu se mouvoir davantage et libérer une de
ses mains ! Après avoir été battu à mort, le voilà fait comme un rat. Il était
ficelé, enfermé dans un souterrain insalubre, sorte de catacombes où
ses ossements s’ajouteraient bientôt à la pile existante. Alors, il paniqua
et se mit à crier, crier encore. Mais ses cris n’étaient que chuchotements
et rebondissaient dans le vide pour retomber aussitôt. Le désarroi le
submergea, les sanglots montèrent dans sa gorge et l’empêchèrent de
respirer. Une brûlure lui déchirait la poitrine. Pour en atténuer l’intensité, il
s’obligea à retrouver le calme en chassant ses pensées. Puis, il raisonna
et comprit qu’il était maintenu en vie dans un but précis et allait sans
doute rencontrer son tortionnaire. Il n’attendit pas longtemps. La porte
s’entrouvrit dans un grincement strident.
Un homme au pas lourd, la quarantaine, s’avança vers lui, sans dire
un mot, avec un plateau sur lequel étaient posés un verre d’eau et une
seringue. Ses sourcils étaient broussailleux, sa peau mate, son regard
noir évitait le sien. Il ne l’avait jamais vu auparavant. Il en était sûr. Etaitce le donneur d’ordres ou un exécutant comme lui et Fabio ? L’avait-il
sauvé ou au contraire faisait-il partie du groupe qui l’avait battu ? Pourquoi
ne lui enlevait-il pas ses liens s’ils étaient du même côté ? Les images
qu’il avait de son séjour à l’hôpital étaient bien trop floues pour qu’il se
souvienne du personnel soignant. Seules celles de son passage à tabac
lui revenaient sans cesse.
– Tu sais, Jimmy, rien ne s’est passé comme prévu, commença son
tortionnaire alors qu’il lui remontait sa manche et cherchait une veine.
Mais avant tout, il faut que tu boives.
Et il approcha le verre à ses lèvres en l’inclinant doucement.
– Je suis parti te chercher à l’hôpital et Fabio avait disparu à mon retour. Il
n’a pas encore refait surface. Un bras cassé celui-là. Tu dois te demander
où t’es ? Dans un des souterrains fermés au public du Pays de Palluau,
à La Chapelle plus exactement, attaché pour ta sécurité bien sûr. C’est
moi qui ai pensé venir emménager ici. Sympa la déco, hein ? C’est pas la
blondasse de la télé qui pourra donner autant de cachet à notre intérieur,
pas vrai Jimmy ? Je m’y étais planqué autrefois et rien n’a changé, tu
vois. J’ai juste dû faire la poussière en arrivant et trouver un matelas de
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plus. Tu excuseras le désordre et le côté rustique de ta nouvelle chambre
mais je n’ai pas encore eu le temps de la personnaliser. Je ne connais pas
mieux pour se faire oublier quelques temps. Quand tu seras rétabli, nous
passerons au plan suivant. Fabio m’a montré que je ne pouvais pas vous
faire confiance. Que je suis obligé de vous surveiller. Tu l’as échappé
belle, hein ? Tu aurais pu y rester. Mais j’ai de quoi te requinquer.
Et il ajouta le liquide dans la seringue. Jimmy ne bronchait pas tout en
fixant l’aiguille qu’il lui enfonçait dans le bras. Son instinct lui imposait
l’arrêt définitif de ses semblants de vocalises. Il avait frôlé la mort une fois
et ne savait pas à quoi, ni à qui il devait son salut. Si l’on peut appeler
cette situation un salut.
– N’essaie plus de te débattre Jimmy sinon tu vas encore resserrer les
liens de tes poignets et empêcher le sang de circuler dans tes doigts. Et
j’ai besoin que tu taquines le mulot pour moi. C’est ton truc ça l’ordi, à
ce qu’on m’a dit. T’es une sorte de pirate des temps modernes, hein ?
Fraudes multiples des bulletins scolaires au lycée, des sujets du bac
au rectorat revendus à prix d’or sur le net. Quel pedigree ! Dommage
qu’on t’a dénoncé quand tu t’es attaqué à plus gros gibier. C’était quoi
déjà ? Les programmes des armes bactériologiques du ministère de la
Défense ? C’est ça, hein Jimmy ? Et tu voulais en faire quoi ? T’avais
quoi ? Dix-sept, dix-huit ans, hein ? Tu pensais que tu pouvais les
revendre sans qu’on te retrouve ? Ah les jeunes ! Présomptueux. Trop
sûr d’eux. Tu te croyais invincible derrière ton écran ? Et tu vois où ça
t’a mené : t’es cloué au pieux dans un souterrain insalubre après avoir
été roué de coups. Sans moi, tu serais même en prison à l’heure qu’il
est avec un avocat commis d’office dans l’attente de ton jugement. Dix,
quinze ans au trou, pas moins. C’est une chance pour toi que je sois venu
te récupérer à l’hosto avant la police. T’allais pas passer ta jeunesse à
l’ombre, hein Jimmy ? Sans compter les mauvaises fréquentations. Moi
tu vois, j’appartiens à la vieille école et je m’en suis toujours bien tiré.
Seul. Ne faire confiance à personne. C’est ce qui m’a toujours sauvé.
T’obéis aux ordres. Tu récupères le fric. Tu demandes un acompte avant
le boulot et pschitt. Tu disparais le temps qu’il faut avant d’accepter un
nouveau contrat.
L’homme fit une pause dans son soliloque. Jimmy était en train de relâcher
son attention et ses paupières se baissaient, trahissant sa lassitude.
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– Je vois que la morphine commence à faire son effet. Sache que je ne
travaille jamais pour rien, hein Jimmy. Alors le petit aller-retour que je me
suis tapé pour te récupérer et les bons soins que je te dispense depuis
c’est pas gratuit. Tu vas passer une bonne nuit et demain tu m’aides.
L’homme en noir lui tourna le dos et referma la porte derrière lui, qu’il
verrouilla par un code. Puis, il emprunta un tunnel en pierres et rejoignit
ce qui ressemblait à un bureau : une pièce tapissée d’écrans dont un
montrait Jimmy endormi, plusieurs disques durs à terre ou sur des tables
de fortune, faites de planches. Sous la voûte se trouvait un lit de camp
et une pile de livres de poche envahissait le guéridon qui servait de table
de chevet. Au fond, un arsenal d’armes de poing et de kalachnikov. De
quoi tenir un siège en cas de guerre. Et sur le côté, la surprise du chef :
des explosifs.
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42
CHAPITRE 6
Nouveaux témoins
Les premiers résultats du service central d’analyses de la
gendarmerie étaient parvenus de Pontoise en ce début du mois d’avril.
Leur rapport renfermait l’identité de la victime grâce à l’identification
des empreintes : Fabio Garcia, vingt-quatre ans, jeune délinquant
d’origine espagnole qui avait essentiellement sévi dans le Sud-Ouest
et n’avait jamais fait parler de lui au-delà de Bordeaux. Il s’était surtout
fait arrêter ces dernières années pour trafic de drogue mais les résultats
toxicologiques étaient formels : le jeune homme n’avait rien absorbé
d’illicite. Juste un peu d’alcool dans le sang, 0,5 grammes, pas de quoi
douter de sa lucidité.
Le poignard n’avait rien donné. Aucune empreinte sur son manche,
minutieusement essuyé et la lame n’était couverte que du sang de la
victime. Il avait effectivement servi à trancher la gorge du jeune homme
post mortem. L’arme était un Kabar, couteau militaire de combat
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qu’internet proposait pour quelques centaines d’euros et en retracer
l’historique était peine perdue.
Le laboratoire d’analyse avait confirmé que de l’eau douce se trouvait
dans les poumons du mort mais n’avait pu déterminer de quel plan
d’eau : le lac d’Apremont et de Maché, les cours d’eau de Falleron et
de Grand’Landes, la Vie à La Chapelle-Palluau ou bien le Ligneron, tout
le canton regorgeait d’eau et de rives propices à un meurtre. Seuls les
journalistes qui eurent vite fait de relier ce crime à la carcasse du bouc
du mois dernier avaient décrété que le Ligneron se prêtait plus que les
autres aux actes de violence. La rivière de la cabra pendula ou de la
Chèvre pendue n’avait-elle pas en son temps hébergé les rites païens
et les sacrifices d’animaux ? Comme le redoutait le major, la presse à
sensations avait rédigé leur manchette, dès le lendemain du meurtre, sur
le tueur du Ligneron, nom qui lui était désormais consacré.
Charrier décida d’envoyer à Pontoise des échantillons de chaque mare,
étang, lac, rivière, ru, fleuve, affluent pour les comparer avec le mucus
prélevé dans les poumons de la victime. Devant l’ampleur de la tâche, la
procureure n’avait pu qu’encourager son initiative mais déplora la durée
de ces nouvelles analyses.
Le cordage provenait des bateaux de pêche de la côte mais aucune
empreinte n’avait été découverte, le tueur portant vraisemblablement des
gants.
Enfin, la trace du pneu correspondait à un véhicule tout-terrain comme
il y en a tant dans les campagnes et rien ne permettait de le relier à la
voiture du meurtrier.
Il restait encore l’analyse de la terre que la victime avait sous les ongles.
Elle n’appartenait pas à La Charmillère et devait provenir du lieu du crime.
Elle contenait des alluvions et des comparaisons avec les échantillons
envoyés pourraient en définir l’origine. Mais quelles traces du meurtre
pouvait-il espérer sur les rives humides des rivières et plans d’eau un
mois après les événements ?
Charrier bouillonnait. L’enquête piétinait. L’interrogatoire d’Alexis Le
Guen le lendemain du meurtre, après la perquisition de son appartement
nantais pendant l’enquête de flagrance, l’avait définitivement innocenté.
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Ce n’était qu’un prétentieux aux dents longues, certes gaucher et marin,
mais qui avait un solide alibi. Il imaginait alors un tueur en série qui
ferait ses premières armes dans la région, d’abord sur les animaux,
puis sur Fabio Garcia, qui aurait croisé sa route au mauvais moment, en
s’adonnant à des trafics en tout genre, qui se développaient de plus en
plus dans le nord de la Vendée. Sans doute était-il du coin ou l’avait-il
été et voulait-il se venger de ses habitants et plus particulièrement de la
famille de Floriane.
Il avait interrogé les proches des Favreau mais rien n’en ressortait. Le
grand-père, instituteur avait été nommé à Saint-Christophe au début des
années soixante et avait épousé une fille du coin, employée de mairie. Ils
avaient eu un fils unique, le père de Floriane.
Charrier avait même frappé à la porte du vieux Jules, doyen de SaintChristophe, alerte pour ses quatre-vingt-treize ans, qui avait fait les
quatre cents coups avec son ami de toujours, Charles Favreau. Mais
il avait éludé la question sur sa grange incendiée et sa plainte contre
une secte. Cela remontait à bien longtemps. Une autre époque. C’est
oublié. Ses soudains trous de mémoire ne faisaient qu’attiser la curiosité
du major car il se souvenait très bien des bals qu’ils enchaînaient l’un à
l’accordéon et l’autre au violon. Musiciens hors pairs, ils animaient alors
les noces ligneronnaises et ses danses traditionnelles, rondes, majines,
polkas et mazurkas. La musique, la nature, la pêche cimentaient une
amitié déjà solide. Aucun détail de la vie de son ami n’avait dû échapper
au vieux Jules qui n’en parlait pourtant qu’avec parcimonie.
Charrier s’était levé pour regarder les grêlons tomber derrière les vitres
de son bureau. Les giboulées de mars en avril, sans doute dues au
changement climatique, et le manque de tabac s’ajoutaient à la pression
ambiante. Cette satanée loi de 2008 qui obligeait les fumeurs à prendre
la flotte pour une inoffensive bouffée ! Ses idées s’organisaient mieux
quand il avait sa ration de nicotine.
Perry entra alors en trombe dans son bureau et le sortit de ses pensées.
– Du nouveau, Major. On a un témoin potentiel de la scène de La
Charmillère. Une fillette qui était partie pendant les vacances de Pâques.
C’est son père qui vient d’appeler. Il pense que sa fille a vu quelque
chose ce jour-là qui pourrait nous intéresser.
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– On fonce. Sébastien, tu me brieferas dans la voiture. Roussel prévenez
la famille de notre arrivée d’ici vingt minutes, beugla Charrier au gendarme
en sortant de son bureau et en attrapant son blouson.
Le major appelait rarement Perry par son prénom. Sans doute l’excitation
du moment l’avait-il amené à relâcher son attention car il veillait toujours
à traiter ses hommes de la même façon.
Pendant le trajet, les essuie-glaces balançaient la pluie de chaque côté
du pare-brise alors que Charrier observait son adjoint derrière le volant,
concentré comme toujours, accentuant sa ride du lion. Ses cheveux bruns
encadraient un visage angulaire aux menton et maxillaires prononcés.
Contrairement à lui, Perry n’était pas prêt de connaître les ravages
d’une calvitie précoce avec ses cheveux courts et épais, dans lesquels
l’adjudant-chef était obligé de glisser un peu de gel tous les matins pour
mater les épis. Quand il en mettait trop, les hommes lui demandaient
s’il comptait emmener sa femme en boîte après le boulot. Perry savait
encadrer son équipe : les motiver, les écouter et se faire respecter. Il
avait toutes les qualités pour devenir un bon officier et travailler à son tour
dans une section de recherches. Charrier le revoyait débarquer aux côtés
du colonel Gautier, retraité, et lui, adjudant-chef, dirigeant la brigade de
Palluau. Perry était alors maréchal des Logis et progressait vite dans la
hiérarchie. Doué dans son travail. Très doué même, pensait Charrier.
Depuis la scène au relais de Saint-Christophe, ils n’avaient plus eu
l’occasion de se parler. Ce qui lui manquait car Seb avait un esprit
d’analyse et une écoute hors du commun.
– Ça fait combien de temps que tu es dans la gendarmerie maintenant ?
lui demanda Charrier.
– J’ai commencé tout jeune. Pas loin de vingt-cinq ans. Pourquoi cette
question ?
– Et tu n’as jamais regretté ? Ce n’est pas idéal pour ta vie de famille ?
– J’ai de la chance d’avoir rencontré Isa. Sans elle et les petits, je n’aurais
peut-être pas pu m’accrocher. C’est important tu sais d’avoir un ancrage
dans sa vie. Isa comprend ce métier.
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– En parlant d’ancre, tu fais toujours du bateau avec ton beau-père ?
– Justement on y va ce week-end. On récupère beau papa à Maché et
Isa prépare le casse-croûte. Tu es tout seul ? Tu veux te joindre à nous ?
– Non, je dois voir quelqu’un ce week-end.
– Que je connais ?
– Accélère un peu. Ils ne vont pas nous attendre toute la soirée.
– Attends. T’essaies de me dire quelque chose ou on joue aux devinettes ?
Une Nantaise aurait-elle fait une brèche dans l’armure de notre major
préféré ?
– Gautier t’a peut-être pas assez botté les fesses quand il en avait
l’occasion. Et oui on joue aux devinettes. Qu’est-ce qu’une fillette peut
avoir vu ou entendu si tôt ce jour-là, un lundi matin ? Elle devait être en
train de prendre son petit-déjeuner ou de faire sa toilette avant d’aller à
l’école.
– Ou de dormir car c’était le début des vacances de Pâques. Mais tu ne
me la feras pas Thomas. Tu sais que j’ai des antennes partout. Je saurai
ce que tu vas faire ce week-end. Tôt ou tard.
Charrier sentit en lui un loqueteau lâcher comme pour laisser le jour
entrer par l’ouverture encore faible de ses persiennes. C’était la première
fois depuis le début de l’enquête qu’un voile se levait.
– Des antennes. C’est exactement ça. Notre tueur a des antennes. Tu as
vérifié l’ordinateur de Floriane Favreau, histoire de voir s’il n’y avait pas
un mouchard ou si un hacker lisait ses mails ?
Perry n’eut pas le temps de répondre. Ils venaient d’arriver. La ferme des
Pons était située dans le hameau de La Chambaudière, sur l’autre rive du
Ligneron. Le lierre escaladait les murs de pierres de la façade et rejoignait
le toit par-dessus la gouttière. L’après-midi tirait à sa fin et l’orage avait
laissé la place à une douce lumière de fin de journée, qui inondait le
jardin. Ils évitèrent les flaques d’eau en marchant vers la bâtisse. Le
parfum d’une glycine les accompagnait jusqu’au pas de la porte.
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Aussitôt les parents de la fillette les accueillirent. Puis, une préadolescente de onze, douze ans fit son apparition. Assez grande pour
son âge, Ludivine Pons avait un écouteur dans une oreille et son
smartphone entre les mains. Son père, la trentaine, entoura ses épaules
de son bras gauche et la guida avec douceur vers l’assemblée. La jeune
fille se blottit contre sa mère, sur le canapé, leurs longs cheveux châtains
se confondant. Les deux portaient un fuseau noir en coton et un pull pardessus, dont seule la couleur différait. Perry, assis en face, avait sorti son
calepin pour prendre des notes. Le major, debout avec le père, revoyait
dans cette scène de complicité mère-fille, Véronique vingt ans plus tôt
avec Elise. Habillées et coiffées pareil. Qu’avaient donc les mères à
vouloir jouer aux grandes sœurs avec leurs filles ? En fait, il les enviait. Si
seulement il avait su créer la même complicité avec ses enfants. Etait-ce
trop tard pour se retrouver et s’apprivoiser ?
Perry rattrapa au vol l’attention du major et le ramena sur le terrain.
– Tu as dit que tu avais vu ou entendu quelque chose le jour du meurtre.
Tu peux nous répéter à moi et au major ce que c’était ? fit-il en s’adressant
à la jeune fille.
Elle tordit l’extrémité des manches de son pull dans ses mains comme
pour les allonger et commença son récit.
– J’étais sortie cette nuit-là. Mais en fait je n’avais pas le droit. C’est pour
ça que je n’en ai pas parlé avant.
– Elle était allée rejoindre son petit ami, expliqua son père, énervé.
– Vous vous donnez des rendez-vous en pleine nuit, à quelle heure
exactement ? demanda le major.
– On s’est retrouvés à quatre heures trente du matin. C’était pour voir
l’éclipse de lune puis le lever du soleil comme dans le film « comme des
étoiles ».
– Un film avec une histoire d’amour entre ados, expliqua sa mère.
– On avait tout organisé. On avait dit qu’on se retrouvait devant la
Charmillère parce qu’il n’y a jamais personne. La nuit était superbe. On a
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vu l’éclipse et je crois qu’on s’est endormis. C’est le moteur d’une voiture
qui nous a réveillés.
– Comment s’appelle votre petit ami, Mademoiselle ? demanda Charrier.
– C’est le fils du maire, Matthieu Vincent. Il a quatorze ans, répondit la
mère.
– Tu te souviens de l’heure qu’il était quand la voiture est arrivée ?
s’enquit Perry.
– Le jour commençait à peine. On n’a vu que la fin du lever du soleil mais
Matthieu a regardé son portable. On a vu la voiture. Y avait un homme qui
tirait une bête par les pieds avec une corde. En tout cas, c’est ce qu’on a
cru. On a eu peur qu’il nous voie et en parle à nos parents alors on s’est
cachés.
– Pourquoi pensiez-vous à une bête ?
– Ben, y avait une forme sous une sorte de bâche. On ne pouvait pas voir
ce que c’était vraiment. Et on a pensé que c’était le type du bouc. Vous
savez au-dessus du Ligneron.
– Et l’homme, vous le connaissiez ? poursuivit Charrier.
– Non, je ne l’ai pas reconnu. Il était grand. Tout en noir. Un bonnet sur
la tête.
– Un bonnet ?
– Oui comme ont les pêcheurs.
– Et il était seul ?
– Je n’ai vu que lui.
– Tu te souviens d’autre chose ? demanda Perry.
– Quand il est parti dans la grange de La Charmillère, on en a profité pour
courir vers la maison. J’ai eu une de ces trouilles. Matthieu m’a fait jurer
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de ne rien dire. Il ne voulait pas que son père ait des ennuis à cause de
nous.
– Cet homme, vous pourriez nous le décrire toi et Matthieu ?
– Je ne sais pas. J’ai surtout vu une silhouette. Je restais cachée, vous
comprenez. Matthieu peut-être. Lui, il regardait tout ce qu’il se passait.
Perry s’adressa alors aux parents de Ludivine.
– Je connais bien le maire. Je lui demanderai de passer demain à la
gendarmerie avec son fils. Ce serait bien si vous y étiez aussi, tous les
trois.
Les parents de Ludivine acquiescèrent. Un crachin aspergeait le jardin
quand les deux enquêteurs remontèrent ragaillardis dans leur voiture.
Charrier ne s’était pas rendu compte que son bas de pantalon avait
effleuré une flaque d’eau et dégoulinait maintenant sur le tapis de sol du
véhicule. Il ne pensait même plus au manque de tabac qui le taraudait
depuis des heures. Son esprit était accaparé par la confession inattendue
de Ludivine Pons, qui permettrait d’établir le premier portrait-robot de
l’assassin, grâce à un autre témoin oculaire, le fils du maire. Enfin, il
pourrait annoncer à la procureure de la République une réelle avancée
dans cette affaire. Ses relations avec elle étaient parfois compliquées et
il ne savait jamais ce qu’elle pensait vraiment. Chacun respectait l’autre
mais ne pouvait s’empêcher de commenter la méthode. Jeanne Baudouin
voulait des résultats rapides. Thomas Charrier cherchait des résultats
tout court et ne s’occupait pas du temps qu’il devait passer à les obtenir.
Même s’il devait empêcher un nouveau meurtre, il savait aussi que le
temps écoulé amenait le responsable à commettre des erreurs. Au début,
elle l’appelait tous les jours pour venir aux nouvelles, comme elle disait.
Puis, après les résultats des analyses, elle avait diminué la fréquence de
ses contacts mais exigeait un rapport hebdomadaire. Si Ludivine disait
vrai, Matthieu Vincent avait très bien pu repérer également la voiture.
Resterait à vérifier si le modèle coïncidait avec l’empreinte de pneu.
Charrier prit le volant et ramena l’adjudant-chef chez lui, à Apremont. Il
vit alors son épouse l’attendre sur le perron, dans la rue des Jardins. Elle
était emmitouflée dans un grand châle et avait les traits tirés. Elle semblait
inquiète et impatiente que son mari rentre. Il n’était pourtant pas tard. Dix50
neuf heures seize. Et aucun enfant n’était malade. Le major chassa cette
image du flux ininterrompu de ses pensées. Il lui demanderait demain si
tout allait bien. Pour l’heure, il devait repasser à la gendarmerie avant
de rentrer chez lui et d’organiser l’entretien de dimanche. Et d’empêcher
Perry de s’immiscer dans sa vie privée.
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52
CHAPITRE 7
La salamandre
Je n’avais pas revu le major depuis le meurtre il y a plus de trois
semaines maintenant, depuis la soirée avec Alexis, qui se murait dans
un silence pesant ignorant tous mes textos. Je n’avais pas souhaité sa
convocation à la gendarmerie de Palluau, ni nos retrouvailles sous fond
de suspicion. En fait, j’espérais que les circonstances atténueraient son
ressentiment. En vain. Je me terrais à la maison une fois de plus ou plus
encore, éteignais mon téléphone portable la majeure partie du temps, ne
l’allumais sous aucun prétexte le soir, filtrais les messages. Mes contacts
à l’extérieur se résumaient aux sorties accompagnée de mes parents le
plus souvent, parfois d’un gendarme en civil de la section de recherches
de Nantes. Toujours dans le canton à l’exception d’une escapade en
famille à La Roche et d’une autre à Noirmoutier le week-end pascal
dans notre havre côtier. Ce retour aux sources dans ma région natale
n’aura pas manqué de coups de théâtre, sans effets spéciaux hélas,
bien trop réels d’ailleurs pour les protagonistes que nous étions, mes
parents et moi, même pour une adepte des planches comme ma mère.
Personne d’entre nous n’arrivait bien longtemps à jouer la comédie, à
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trouver le ton juste dans les épisodes « ensemble à Noirmoutier » et
« reprenons notre train-train comme si de rien n’était » de la série « tout
va bien aujourd’hui ». Les jours s’étiolaient, l’inquiétude de mon père
devenait palpable, l’enthousiasme de ma mère d’ordinaire contagieux
avait fait place à une cascade de petits rires nerveux qui ponctuaient
ses phrases, cherchant ainsi à briser la chape silencieuse que j’avais
créée et à repousser toute forme de morosité. Repousser, peut-être y
parvenait-elle par moments. Mais pas effacer. Le major avait pourtant
dépêché l’un de ses précieux collaborateurs et amis, psychologue de
métier, qui s’entretint avec chacun de nous. Il s’étonna d’abord de ma
force de caractère et loua ma résilience, cette capacité à rebondir après
les coups durs, car j’étais, selon lui, celle qui résistait le mieux à la
pression bien que directement confrontée au meurtrier. J’ai toujours aimé
cette notion de supers pouvoirs dont personne n’a conscience si ce n’est
dans l’épreuve mais ce n’était alors qu’une fiction, loin de ma réalité.
Je trouvais cependant des périodes d’accalmie en pianotant sur mon
clavier d’ordinateur, histoire de conserver la célérité de mon doigté sur
les touches noires et faire mes gammes de journaliste, mais surtout de
trouver des informations sur le net. Notamment sur les salamandres.
Cette coïncidence m’obsédait : la victime, Fabio Garcia, avait le même
tatouage que moi. Je le revoyais se balancer au bout de la corde à La
Charmillère, tête en bas, les mains attachées dans le dos, les manches
de son blouson un peu trop grandes, qui, sous l’effet de la gravité,
laissaient entrevoir le dessin gravé sur son bras. Aucun doute possible :
c’était le même motif que le mien avec ses pattes bien écartées, le corps
jaune et noir, deux flammes rouge vermillon qui se croisaient, encadrant
le batracien dans un dégradé de tons chauds. Pourtant, je n’avais jamais
vu, ni entendu parler de lui auparavant et mon tatouage avait plus de
dix ans. Une idée de Jimmy, mon ancien voisin. Sa mère nous avait
emmenés un après-midi à La Roche et, pendant qu’elle s’affairait, nous
nous étions arrêtés dans une de ces boutiques florissantes de l’époque.
La salamandre s’était tout de suite imposée. Pour me protéger du feu dont
j’avais une peur bleue, disait Jimmy. L’amphibien par la froideur de son
corps éteint toute flamme. Je me souvenais que mes parents n’avaient
guère apprécié et m’avaient interdit de revoir mon voisin pendant des
jours. L’avenir m’avait prouvé qu’ils avaient eu raison.
Mes recherches sur le net montrèrent que ce tatouage n’était pas
si courant dans la région. Il existait bien des variantes mais celui qui
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remontait jusqu’à ma nuque avait une spécificité que très peu de tatoueurs
maîtrisaient, sauf deux sur Nantes, celui de La Roche n’exerçant plus.
Il fallait les rencontrer et leur présenter une photo de la victime que je
ne pouvais récupérer qu’à mon journal. Ma décision était donc prise d’y
retourner. Et sans l’autorisation de Charrier. Il serait toujours temps de le
prévenir si quelque chose en ressortait.
La pluie n’avait pas cessé depuis ce matin. Mon parapluie bien en main,
je descendis de la ligne trois du tram, traversai la place Viarme à Nantes
et m’engouffrai dans une des ruelles en direction des halles de Talensac.
Je venais de sortir de mon journal, sans y croiser Alexis, en reportage
ce jour-là, et me remémorais ces quelques moments de répit parmi mes
collègues, dans cette vie qui n’attendait qu’un signe de ma part pour
reprendre là où je l’avais laissée. Du moins, c’est ce que je croyais.
Mon rédacteur en chef venait de recevoir la prolongation de mon arrêt
de travail. Il ne montra que mansuétude lors de notre long entretien et
m’assura que ma place parmi eux m’attendait. Sans doute espérait-il,
grâce à mes nouvelles recherches, garder la primeur de cette histoire
locale et étoffer sa rubrique faits divers. Un accord tacite fut ainsi conclu.
Je sortis de mes pensées en arrivant devant la devanture jaune vif du
salon «Tout Tattoo» du maître tatoueur, Erik le Roux, deuxième boutique
sur ma liste, la première n’ayant rien donné. Un homme d’origine
asiatique, les cheveux bruns et raides qui tombaient sur les épaules, les
bras peints de serpents, dragons et belles filles, leva les yeux vers moi,
intrigué. Rien à voir avec le viking que je pensais trouver.
– Bonjour, je cherche Erik le Roux, fis-je tout en m’avançant d’un pas
hésitant, une main dans la poche de mon imper en train de chiffonner
l’adresse et l’autre tenant mon parapluie. Je vous ai appelé hier. Je suis
Floriane Favreau, journaliste chez Grand Ouest-France et je fais une
enquête sur certains tatouages, difficiles à réaliser.
– Ah, c’est vous qui avez appelé, me répondit-il, étonné. Je suis Erik le Roux.
Mon pote m’avait bien laissé un message mais je n’avais pas compris de
quoi il s’agissait. De salamandre, y avait marqué. Bon, puisque vous êtes
là, venez dans le salon de tatouage. On sera mieux pour discuter.
Mon parapluie gouttait encore bien que fermé quand je lui emboîtais le
pas vers l’arrière-boutique immaculée. Hygiène impeccable : le lavabo
reluisait comme les carreaux du sol et l’exposition d’aiguilles sur le
comptoir. Les modèles qu’il proposait jonchaient les murs. Un bref coup
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d’œil m’informa qu’aucun d’entre eux ne ressemblait à mon batracien
dont seules quelques versions simplifiées et en noir et blanc étaient
présentées. Je ne pus réprimer une moue dépitée tout en me penchant
pour poser enfin mon pépin dans un des angles de la pièce, quand il
s’exclama :
– Joli ! Qui vous l’a fait ?
Je n’eus pas le temps de me retourner pour lui répondre que je sentis
des doigts glacés sur ma nuque écarter les cols de mon imper et de ma
chemise. M. Le Roux était en train d’examiner le travail d’un confrère.
– Sans doute l’œuvre d’un compagnon.
– J’ignorais qu’il y avait des compagnons du tatouage, répliquai-je tout en
pivotant pour lui faire face.
– Il n’y en a pas. Pas à proprement parler. Pas de confrérie du tatouage,
en tout cas. Mais c’est comme ça qu’on les appelle entre nous, maîtres
tatoueurs. Pour les distinguer des autres. N’est pas tatoueur qui veut.
C’est un art. C’est inné, vous savez. Avec le temps vous peaufinez
votre technique mais l’originalité des couleurs, le placement de l’aiguille,
l’angle d’attaque, la finesse du trait, ça s’apprend pas. Ça se sent. C’est
comme pour les vitraux. Au Moyen-Age, ils racontaient des histoires
avec : l’ancien testament, les apôtres, Jésus Christ et tout le tralala. Un
compagnon tatoueur c’est pareil : il peut vous raconter une histoire sur
quelques centimètres carrés. Le vôtre par exemple, c’est l’histoire de la
résurrection.
– La résurrection ?
– Ben oui. Votre salamandre là, elle est si bien faite qu’on croirait qu’elle
va s’animer. Toute jaune et noire, sortant indemne des flammes autour
d’elle. C’est ça.
– Ça quoi ?
– Vous n’avez jamais compris ce que vous aviez dans le dos. Vous alors,
vous êtes une drôle.
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– Vous trouvez ? En fait, j’avais douze ans quand on me l’a fait et on ne
m’a pas donné la notice.
– Et vos parents, ils vous ont laissé faire ?
– Ils n’ont pas eu le choix.
– Alors sachez qu’on vous a gravé le pendant du phœnix : lui renaît de ses
cendres, la salamandre transcende le feu. Pareils et complémentaires.
La symbolique de la durée malgré les épreuves, l’éternité. C’est pour ça
que vous êtes venue me voir ?
Je n’entendais pas tout de suite sa question, plongée onze ans en arrière,
recherchant les moindres détails de cet après-midi d’été où Jimmy et
moi cherchions à tuer le temps dans les rues de La Roche et surtout à
faire enrager nos parents comme tout bon adolescent. Je savais Jimmy
précoce, mais pouvait-il alors avoir maîtrisé ces éléments légendaires et
vouloir transmettre un message ? Il avait tellement insisté pour choisir
nos deux tatouages : pareils et complémentaires, la durée dans l’épreuve,
reprenais-je comme un refrain.
– Hein ? Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous étiez venue ?
– Pardon, je repensais à ce que vous disiez. En fait, je cherche dans
la région le tatoueur, euh le compagnon, capable de reproduire mon
tatouage. J’espérais que ce soit vous. Une idée, par hasard ?
– Pas à Nantes, en tout cas.
Puis, un silence s’installa qui me parut long et qu’il finit par rompre.
– Le vieil Eddy, il aurait pu le faire mais il est parti à la retraite. Dans le
Sud-Ouest, je crois. C’est possible qu’il continue à tatouer pour ses potes.
Vous savez, sans faire de mauvais jeux de mots, on a ça dans la peau.
On s’arrête jamais. Mais si c’est pour en avoir un autre, je veux bien vous
le faire. Je m’en sors plutôt pas mal avec les couleurs et les camaïeux. Et
comme vous le voyez autour de vous, j’ai tout le matos qu’il faut.
– Non merci, c’est une pièce unique et elle doit le rester. Eddy c’est son
vrai nom ou il a un nom de famille ?
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– Et Erik le Roux c’est mon vrai nom peut-être ? Quand je disais que vous
étiez une drôle.
– Il faut que je le retrouve. C’est important. Tout ce que vous pourrez me
dire m’aidera.
– Je ne suis pas de la police. Et d’abord, c’est donnant donnant. Vous
voulez des infos, moi j’ai besoin de travailler. Je fais aussi les piercings
si vous préférez.
Et il scruta celui qui ornait ma lèvre supérieure. Il avait croisé ses mains
sous les aisselles, assis sur un grand tabouret, jambes tendues vers
l’avant et me jaugeait.
– Merci Monsieur le Roux pour votre accueil. J’ai beaucoup appris mais
je n’ai besoin ni d’un piercing, ni d’un tatouage de plus.
Je fis demi-tour, récupérai mon pépin et m’orientai vers la sortie quand il
ajouta :
– On l’appelle Eddy le Sage. Sur la planète tattoo, il est connu comme le
loup blanc. Il avait une bicoque vers Terresaine ou Sauveterre, un nom
comme ça. Dans les terres en tout cas.
– Je trouverai. Merci encore.
Je sortis de sa boutique, déterminée à poursuivre cette piste et à
demander l’aide de Charrier pour retrouver Eddy. Puis, vérifier si mon
tatouage était, comme je le pensais, un des liens entre moi et la victime.
Et Jimmy ? Avait-il joué un rôle dans cette histoire ? Depuis qu’il s’était
fait arrêté sept ans plus tôt, je n’avais eu aucune nouvelle et n’en avais
jamais souhaité. Et s’il y était mêlé ?
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CHAPITRE 8
Nouvelle collaboration
Le major était repassé à la gendarmerie de Palluau après sa visite
chez les Pons et son détour à Apremont pour déposer Perry. Il voulait
encore vérifier ses mails avant de rentrer et espérait que l’ancien colonel
de gendarmerie, Gautier, confirmerait leur rencontre ce dimanche. A
peine arrivé, le téléphone sonna. A dix-neuf heures trente-huit, il était
seul au poste, les hommes étant repartis à Challans. Il décrocha.
– Charrier, j’écoute.
– Major, c’est Jeanne Baudoin. Je n’arrivais pas à vous joindre sur votre
portable. Il paraît que vous avez des nouveaux témoins alors je viens aux
nouvelles.
– Ah, bonsoir Madame la Procureure. Comment allez-vous ? J’allais
justement vous contacter.
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Charrier se mordit les lèvres mais trop tard. La procureure n’appréciait
guère ce genre de civilités, ni les entrées en matière sans consistance.
Elle rétorqua d’un bloc.
– Epargnez-moi vos salamalecs, Major et venons-en aux faits. J’ai une
enquête à résoudre, un meurtrier dans la nature et je voudrais éviter
que l’affaire passe entre les mains du juge d’instruction, ni qu’il y ait une
victime de plus.
– Je convoque dès demain le fils du maire, autre témoin le soir du meurtre.
Il était en pleine nuit avec sa petite amie dans le coin de La Charmillère à
contempler les étoiles. Je viens de la voir : elle s’est surtout cachée mais
lui aurait tout vu. Avec un peu de chance, on pourra établir un portraitrobot et identifier le véhicule.
– Avec un peu de chance, comme vous dites. Il faisait nuit donc noire.
N’espérez rien de précis.
– En parlant de précisions, la nuit était claire et la lune pleine puisque
c’était le soir de l’éclipse. En plus, le jour se levait quand l’assassin a
débarqué. Il en a peut-être vu plus qu’on ne l’imagine.
– Vous imaginez ce que vous voulez mais contactez-moi demain après
l’avoir entendu. Vous avez le résultat de l’analyse de l’eau ou des eaux,
devrais-je dire ?
– Pas encore, mais vous étiez d’accord pour tous ces échantillons même
si ça prenait du temps. Vous savez très bien que le lieu du crime sera une
réelle avancée dans notre enquête.
– Vu ce qu’il a plu, je doute que vous puissiez trouver des indices à
exploiter mais soit, j’ai accepté et on ne sait jamais. Nous avons déjà
réalisé des pêches miraculeuses dans le passé. J’attends votre appel.
Bonsoir Major.
– Bonsoir Madame la Pro…
Ella avait raccroché avant qu’il ne termine sa phrase, comme à son
habitude. Cette femme savait mener une enquête mais ignorait toutes les
facettes du management d’une équipe. Il rejoignit son bureau et jeta son
60
blouson sur la chaise. Puis, il fit les fonds de tiroir pour trouver quelque
chose à fumer et tomba sur une ancienne pipe que lui avait offerte son
ex-beau-père et qu’il avait oubliée depuis le temps, avec un sachet de
tabac. Tout en la bourrant, il ronchonna entre ses dents.
– Toujours mieux que rien.
Il alluma sa pipe puis son ordinateur, par ordre de préférence, et ouvrit la
fenêtre. Enfin, il consulta ses mails. Aucune réponse de Gautier. Un autre
courriel intitulé « salamandre » attira son attention. L’expéditeur n’était
autre que Floriane Favreau. Une photo était jointe.
Ce tabac du Kentucky au goût sucré, envoyé par la Providence, tombait
à point nommé car sa soirée s’annonçait plus longue que prévue. La
journaliste jouait aux détectives privés et lui balançait des noms ou plutôt
des surnoms de viking ou d’indien à pister dans le Pays Basque pour
une histoire de salamandre. En ouvrant la pièce jointe, il revit le tatouage
de Fabio Garcia, découvert le jour de son autopsie, bien que celui-ci
qu’il avait à l’écran remontât le haut du dos jusqu’à la nuque, entre les
vertèbres thoraciques et cervicales.
– Bon sang, elle pouvait pas m’en parler avant, s’exclama-t-il en relisant
le mail.
C’était le premier élément commun à la victime et à la journaliste. La
journée avait été bénéfique : deux témoins potentiels et cette nouvelle
piste. La roue semblait enfin tourner. Restait à recadrer la jeune Favreau
avant qu’elle ne se mette en danger. La fougue de la jeunesse pouvait
avoir ses coups de génie mais aussi tout faire capoter. Il décida de
la rencontrer au plus vite, de façon informelle, ni à la gendarmerie, ni
chez elle. Puis, il lança le logiciel d’identification des suspects et tapa
Eddy le Sage, tatoueur à La Roche puis Sauveterre dans les PyrénéesAtlantiques, histoire de vérifier s’il avait des antécédents judiciaires. Le
sablier du moteur de recherches s’arrêta et des pages s’affichèrent.
Charrier continua de lire à l’écran tout en s’enfonçant dans son fauteuil.
Le passé remontait à la surface. Il sélectionna le mode impression et
plaça les nouveaux feuillets dans le dossier déjà épais « Favreau/Garcia
- mars 2012 », sur le mail et la pièce jointe représentant la salamandre.
Puis, il le glissa sous le bras, récupéra son blouson et le reste du sachet
de tabac et rentra chez lui.
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Le patron du bar de Grand’Landes, Max, essuyait les tasses derrière
le comptoir. La serveuse apportait à Jeanjean et Marcel, des habitués,
leur troisième verre de troussepinette. André Lechat, grand et costaud,
surnommé Dédé la castagne pour avoir fait des combats de boxe dans sa
jeunesse, poussa la porte du café et laissa entrer la lumière printanière.
Le soleil s’engouffra l’espace d’un instant dans l’intérieur embué du local
et aveugla le patron, qui cligna des yeux.
– Qu’est-ce que je te sers Dédé ? Toujours pareil ? demanda-t-il.
– Bien serré Max. Pas de pisse de chat, comme la dernière fois ?
Max haussa les épaules. Comme s’il pouvait en être autrement !
Jeanjean, assis non loin du comptoir, son bonnet noir de marin vissé sur
ses oreilles, releva la tête. Son regard trahissait une agitation soudaine,
celle que tous lui connaissait quand il voulait sortir ce qu’il pensait être un
bon mot. Après une certaine hésitation, il se lança, malgré le coup d’œil
réprobateur de Marcel.
– Ouais, pas de pisse de matou pour Lechat, hein Max. Sinon, tu t’en
prends une.
Il griffa l’air de sa grosse main velue et se mit à rire tout seul.
– C’est toi qui vas t’en prendre une si tu me fous pas la paix avec tes
conneries. Tu sais, comment je me le suis pris ce gnon dans le pif ?
rétorqua Dédé, en montrant de son index son nez tout cabossé.
– Ça va Dédé, t’échauffe pas. Tu le connais. Il pense pas à mal, répliqua
le patron des lieux en lui glissant son petit noir sous le menton.
Mais c’était sans connaître Jeanjean. Il enfonça son bonnet sur les
tempes comme s’il craignait d’attraper un courant d’air et fixa Dédé.
– Ouais, t’avais vingt ans. T’étais tout seul dans les docks aux Sables.
Et des clandestins sont sortis des conteneurs. Quand t’as voulu sonner
l’alarme, ils se sont jetés sur toi. Et tu les a mis sur le tapis. Dix contre un
qu’ils étaient.
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– Mais tu me cherches là ou quoi ?
– On se calme les gars. Vous êtes pas les seuls dans mon bar, fit Max
en faisant un signe de la tête vers le fond de la salle où étaient attablés
deux autres clients.
– Si on peut plus déconner maintenant, va falloir changer de bar, s’indigna
Jeanjean.
Marcel, d’un naturel réservé, intervint.
– Allez, tournée générale. C’est moi qui régale. J’en ai une bonne à vous
raconter. Alors c’est l’histoire d’un esquimau qui attend sa copine sur la
banquise.
– Change de disque. On la connaît tous et en plus, elle est pas drôle, lui
lança Dédé après avoir englouti son café.
Loin de se décourager, Marcel réitéra.
– Et celle de l’agriculteur frileux ? Tu la connais pas, j’en mettrais ma main
à couper.
– Bon les gars, vous n’avez rien d’autre à foutre que de raconter des
blagues foireuses aux honnêtes gens qui viennent faire une pause avant
de repartir au boulot, leur demanda Dédé ?
Le client du fond de la salle s’était alors levé, accompagné d’une femme
bien plus jeune que lui, sa fille sans doute. Il se dirigeait vers le patron
pour régler les deux cafés. Pourtant, Marcel peinait à trouver une
ressemblance physique entre les deux. Quand il laissa un pourboire à la
serveuse et salua l’assemblée avant de sortir, Marcel s’écria :
– Et les mecs, vous savez qui c’était ?
Tous le regardèrent, interdits.
– Un présentateur télé et sa copine ? Il s’en fait pas le vieux de se mettre
avec une jeunette, répondit Jeanjean, que la troussepinette rendait de
plus en plus disert.
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– Mais non crétin. C’est le type du canard. Le gendarme.
Marcel alla chercher sur la table d’à-côté le journal local, qu’il déplia
devant eux sur le comptoir. La page deux révélait les derniers détails sur
l’affaire du tueur du Ligneron. Une photo du major Charrier, en charge de
l’enquête et de la procureure, Jeanne Baudoin, se trouvait au centre de
l’article.
– Ils l’ont toujours pas coffré, cet enfoiré, commenta Dédé. On a un tueur
en série qui se promène dans le canton depuis plus d’un mois. Si ça se
trouve, on l’a croisé plusieurs fois et on le savait même pas.
– Ben, tu vas vite le savoir mon Dédé puisqu’y a un portrait-robot du
tueur. Et il est même marqué de contacter la gendarmerie de Palluau
au moindre signalement. Alors tu l’as déjà croisé ce type ? lui demanda
Jeanjean, tout fier de sa repartie pour une fois, en dressant la page du
canard sous ses yeux puis touchant son bonnet, histoire de vérifier qu’il
ne l’ait pas perdu.
– Jamais vu. Une vraie tronche de criminel.
– Montre un peu pour voir, fit Max. Je vais l’afficher sur la porte et le
comptoir. Qu’il s’avise pas de mettre les pieds chez moi, celui-là.
– Ouh la la, j’ai peur. Max s’énerve, continua Jeanjean. T’inquiète que s’il
passe dans ton bar, c’est toi qui ressortiras ficelé comme un saucisson
suspendu dans ta cave. T’as vu ce qu’il a fait au gamin ? Et au bouc audessus du Ligneron ?
– Le bouc si ça se trouve c’était un sacrifice, un essai, pour se faire la
main. Mais le môme, c’était qui ? Fabrice Garcia, un nom comme ça.
Jamais entendu parlé, reprit Dédé.
– Un pauvre môme. Un petit délinquant. Ils en savent pas beaucoup plus.
D’après les journaux, il était jamais venu dans le coin, continua Marcel.
– Peut-être que c’était juste une histoire entre eux. Entre délinquants
ou trafiquants. On a rien à voir avec, ici dans le Pays de Palluau, se
persuadait Dédé.
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– Et attends, Dédé, c’est toi le gros dur, le boxeur du dimanche qui a la
pétoche, provoqua Jeanjean, qui finalement avait trop chaud et ôta son
bonnet.
– Je te signale que je suis père de famille et que j’ai des responsabilités.
Qu’est-ce que tu t’y connais en responsabilités, toi d’abord ? Tu passes
ton temps à venir trinquer et à emmerder le monde.
– Avant que ça ne dégénère, je suis sûr que vous connaissez pas celle
de l’agriculteur frileux, intervint Marcel.
– Non mais traite-moi de soûlard pendant que tu y es, gémit Jeanjean.
– Alors, qu’est-ce que plante un agriculteur frileux, d’après vous ?
Le timide Marcel cherchait vainement à placer sa blague et pensait que
le moment était venu de changer de sujet. Il avait la réputation de ne rien
comprendre à l’humour, calquant son rire sur celui des autres montrant
ainsi qu’il avait saisi la chute. L’occasion était trop belle. Pour une fois
qu’il serait sous les projecteurs. Ce qui fut le cas car tous se retournèrent
vers lui, en chœur.
– On s’en fout.
Marcel, déçu, mais pas abattu, fit comme s’il n’avait rien entendu.
– Il plante un champ d’ail. Je parie que vous la connaissiez pas ?
Jeanjean et Dédé trop occupés à s’étriper, Max se tourna vers lui.
– Ouais, elle est très bonne mais tu vois c’était pas vraiment le moment,
là. Bon, les gars, je ferme dans cinq minutes alors vous me réglez tous
maintenant.
– Depuis quand est-ce que tu fermes ? balança Jeanjean.
– Depuis que j’en ai marre de jouer l’arbitre entre potes. Allez tout le
monde dehors.
– Bon, ça tombe bien, j’ai pas que ça à foutre que de me faire prendre
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le chou par un gros nase et de subir ses blagues à deux balles. J’ai un
boulot, moi. J’ai un champ d’ail à planter, ironisa Dédé.
– C’est pas mes blagues, répondit Jeanjean en sortant, son bonnet à la
main.
– J’ai pas fait la différence, fit Dédé, déjà sorti.
Bande de nases ! pensa Marcel, les accompagnant.
66
CHAPITRE 9
Quand le passé
remonte à la surface
Ses doigts tremblaient alors qu’il roulait les deux feuilles de papier
fin renfermant les bribes de tabac de son dernier sachet. De grosses
veines bleues indigo modelaient ses mains crispées par l’arthrose que
le temps lui avait lentement et insidieusement déposée et qu’il découvrit
un beau matin en essayant d’agripper la anse de la cafetière qui se
fracassa sur le carrelage de la cuisine. Il redoutait plus particulièrement
les assauts de l’automne et du printemps. Dans ce face à face avec
les ans, il ne pouvait avoir le dessus. Le combat était perdu d’avance.
L’arthrose, que l’humidité saisonnière rendait plus douloureuse, gagnait
chaque année du terrain. Elle envahissait son corps subrepticement,
rongeait son squelette, déformait ses doigts, prenait le contrôle de ses
gestes, l’obligeait à ralentir le pas quand il partait au cimetière faire la
causette à sa Josette et encore devait-il s’appuyer sur une canne pour y
parvenir. Pourtant, Jules ne faisait pas son âge. Il en était certain. Quand
il se regardait dans le miroir de la salle de bains, il ne voyait ni la courbure
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de son dos, ni le ventre qui enflait sous son tricot de peau, ni ses sourcils
de plus en plus dégarnis, ni son visage ridé avec sa peau fanée, ni les
cheveux parsemés qui l’encadraient mais uniquement ce regard vif
et alerte du fringant jeune homme qu’il était resté au fond de lui. Car
Jules était actif pour ses quatre-vingt-treize ans et le serait plus encore
si les rhumatismes le laissaient un peu tranquille. Membre de plusieurs
associations au sein de sa commune, Saint-Christophe-du-Ligneron,
mémoire du bourg, ancien résistant, il n’en était pas à sa première
bataille mais que faire contre les ravages du temps, cet ennemi invisible
qui s’invite chez vous, ne vous lâche plus, vous accompagne jusqu’au
coucher, vous réveille en pleine nuit et vous freine toute la journée ? Plus
de soixante-dix ans pourtant qu’il roulait ses cigarettes. Mais aujourd’hui,
il n’y arrivait pas. Il s’y prit à plusieurs reprises et laissa tomber la moitié
du tabac séché sur la toile cirée jaune et verte recouvrant la table de
la cuisine. Tant pis. Il fumerait une cigarette allégée, ce qui sera bon
pour ses poumons et il enverrait une bouffée et une pensée au doc. Il
l’aimait bien le doc au fond mais à quoi bon le seriner à son âge avec
des patch antitabac ou à la rigueur, comme il disait, faire un essai avec
la cigarette électronique. Il le voyait, le doc, faire comme les jeunes ?
Acheter des recharges de toutes les couleurs, de toutes les saveurs sur
le net, lui qui n’avait même pas d’ordinateur et n’en voyait pas l’utilité ? Et
vapoter, comme on disait maintenant ? Non, lui, il avait appris à rouler ses
cigarettes avec ses camarades résistants, quand ils arrivaient à mettre
la main sur du tabac. Il se souviendrait toujours de celui des Américains
qu’ils récupérèrent en 44. C’était pas du tabac pour fillettes en ce tempslà. C’est vrai que Josette, elle râlait quand il les invitait à la maison, après
la guerre. Enfin, les survivants. Car souvent ils s’en roulaient une, comme
à l’époque, avant de partir en mission, du genre la dernière cigarette
du condamné à mort. Son goût de reviens-y avait un parfum de rêves
inachevés, d’une vie qui les attendrait s’ils s’en sortaient. Goût qu’il ne
retrouva plus puisqu’il finit par les réaliser, tous ses rêves, épousa la plus
belle fille du canton, fonda une famille et mena sa vie tambour battant,
entre la musique, le travail, les enfants et l’amitié. Mais aujourd’hui, c’était
comme s’il avait vu un fantôme. Pourtant, il avait pris l’habitude de les
côtoyer et ne les craignait plus. D’abord, quand il parlait à sa Josette
dans leur chambre, lui laissant toujours à droite de leur lit un deuxième
oreiller, au cas où elle revienne s’allonger à ses côtés, ou bien quand il
rendait hommage à ses camarades lors des cérémonies du 8 mai et qu’il
lisait leurs noms sur la stèle du souvenir. Ou encore quand il traversait les
allées du cimetière, de la pyramide imposante en pierres de schiste en
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son centre jusqu’à la sortie, promenant son regard sur les épitaphes des
êtres chers.
Mais cette fois, c’était différent. Cette vision lui glaçait le sang. Le portraitrobot du tueur présumé du Ligneron, que la gendarmerie avait fait paraître
dans les journaux, lui montrait le visage d’un mort, disparu depuis des
décennies. La ressemblance était si frappante qu’une cigarette s’était
imposée. Même une demi-cigarette ferait l’affaire. Bien sûr, son devoir
était de retrouver le major, de tout lui raconter mais il avait juré de ne rien
dire et était tenu au silence par son serment. A moins que sa mémoire ne
lui jouât un mauvais tour ? Il aurait tant aimé oublier.
Charrier jubilait. Le fils du maire, interrogé le lendemain de sa visite chez
les Pons, avait non seulement vu le meurtrier et la voiture, mais avait
aussi pris une photo de la plaque minéralogique avec son smartphone.
Ce jeune n’avait pas froid aux yeux. Ne sachant ce que tirait l’assassin
dans sa bâche, il n’avait pas hésité à se dissimuler et à l’observer. La
lumière du jour naissant avait été suffisante sur le cliché pour identifier
un véhicule volé quelques jours auparavant aux Sables d’Olonne et
qui n’avait pas été retrouvé. Sans doute parti à l’Est ou démonté pour
la revente de pièces. L’empreinte de pneu concordait. La procureure
avait fait une allocution remarquée par les médias en leur présentant le
portrait-robot de l’homme le plus recherché du moment et s’adressait à
lui d’un ton mielleux qui ne durerait pas. Elle commençait ses phrases
par « cher Thomas », puis continuait avec « c’est du très bon travail,
Major », « je n’ai jamais douté de vous ». C’était une des rares fois où
il pouvait clore la discussion par la formule de politesse consacrée sans
qu’elle ne lui raccroche au nez. Même la jeune Favreau s’était assagie
depuis qu’elle avait entrouvert une nouvelle porte de l’enquête avec
son tatouage. Il attendait maintenant le rapport de ses confrères des
Pyrénées-Atlantiques sur Eddy le Sage.
Mais par-dessus tout, il avait appelé Véronique, sa fille, suivant ainsi les
conseils de Perry. Leur conversation avait d’abord été hésitante. Les mots
prenaient leur temps, ricochaient dans le vide puis s’étouffaient dans les
non-dits. Deux ans sans se parler. Impossible à rattraper. Un silence.
Des soupirs. Puis, un nouveau flux régulier mais lent de mots que l’on
veut justes, d’une parole que l’on espère réconfortante. Le père prenait
confiance et se lançait dans des phrases plus longues, s’interdisant le
jugement pour l’écouter. La fille évoquait les derniers événements de sa
69
semaine, pour faire semblant, ne pas penser, ne pas montrer à quel point
il lui avait manqué, perdant souvent le fil de son verbiage. Alors, Charrier
s’esclaffa. De nervosité sans doute mais surtout de soulagement. Et les
mots s’enchaînèrent naturellement. Les sourires aussi. Pas ceux que l’on
voie en face time ou sur skype. Mais ceux que l’on entend à distance,
quand le cœur prend la parole.
Charrier jubilait donc et profitait de ces moments de répit en ce dimanche
bien ensoleillé alors qu’il longeait les rives de la Vie, à La ChapellePalluau. La nature s’était fait belle. Le vert tendre des jeunes pousses,
les couleurs vives des coquelicots et des bleuets qui tapissaient la prairie,
les piaillements des nouveau-nés, formaient un décor enchanteur pour
son début de journée. Pour peu, il se serait senti pousser des ailes et
cherchait depuis quand il n’avait connu pareille sérénité.
Mais le conte de fées prit fin quand il rejoignit le colonel Gautier, qui
l’attendait, assis sur un banc. Depuis qu’il avait perdu son pied et une
partie du tibia lors de tirs croisés, le colonel boitait et son humeur aussi.
Ce fait d’armes lui avait tout de même valu le grade de colonel, une
décoration et une retraite anticipée à taux plein, il y a plus de dix ans.
De quoi en réjouir plus d’un mais pas Serge Gautier, qui avait eu du mal
à tout arrêter du jour au lendemain. Aussi espérait-il que cette rencontre
dominicale avec le major porterait sur l’enquête en cours et qu’il pourrait
servir de conseil officieux car il avait son idée sur l’affaire et brûlait d’envie
de la partager.
Charrier était debout, face à lui, en contre-jour, lui cachant ainsi le soleil.
Le colonel leva les yeux et crut déceler un instant un pétillement dans
le regard du major, comme à l’époque où Elise et les enfants vivaient à
Palluau. Il chassa cette pensée et commença le premier.
– Thomas, quel bon vent t’amène ? C’était quand la dernière fois qu’on
s’est vus ?
– Salut mon vieux. Trop longtemps, si tu veux mon avis. Merci d’être
venu.
– Pour tout te dire, ton appel m’a intrigué. Bien que je sois hors circuit,
t’as piqué ma curiosité alors si je peux te faire profiter de mon expérience
en matière criminelle, tu as bien fait. Tu sais qu’on avait eu dans les
70
années 90 deux meurtres sur les bras et le proc, il était pas….
– Serge, c’est pas pour l’enquête que je voulais te voir. Enfin, pas
directement. C’est pour Perry. Tu me fais de la place ou tu préfères qu’on
marche ?
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il a fait le petit ? Je croyais que c’était le meilleur
collaborateur que t’aies jamais eu ?
Gautier, surpris et déçu, ramassa en un tas sur ses genoux, son journal,
ses sudoku et ses lunettes et libéra l’espace à côté de lui. Charrier s’assit.
– Tu voulais que je te dise quoi par téléphone ? De toute façon, il est très
bon. C’est juste une intuition.
– Toi et tes intuitions. Pftt! Tu vas quand même pas lui mettre un meurtre
sur le dos pour une intuition ?
– Qui a parlé de meurtre ? Qu’est-ce que tu sais sur lui que j’ignore ? Si
tu veux que je le laisse tranquille, ton poulain, c’est le moment de m’en
parler.
Gautier avait blêmi. Charrier savait que le vieux loup avait plus d’un tour
dans son sac et qu’il ne fallait ni le brusquer, ni le laisser mener l’entretien.
– Tu me connais, Serge, reprit-il. Quand j’ai une intuition, je la suis et je
vais jusqu’au bout. Avec ou sans toi, je finirai par savoir si Perry a ou non
quelque chose à cacher. Et si ça a un rapport avec cette affaire. Mieux
vaudrait la manière douce.
Gautier chercha tout autour de lui où accrocher son regard, embué par
les souvenirs. Il pensait à la stratégie à adopter. Oui, il savait que Charrier
ne lâchait jamais rien, et surtout pas la moindre ébauche de piste. Sous
ses airs placides, le major enregistrait tous les détails de l’enquête dans
son disque dur, les recoupait et sentait s’il y avait matière à creuser.
Perry avait dû commettre un impair. A force de vouloir tout contrôler,
il avait sans doute fini par se trahir. S’il connaissait bien la méthode
Charrier, il n’en connaissait pas moins l’adjudant-chef, son protégé, qu’il
avait initié au métier de gendarme, alors qu’il n’avait que trois poils au
menton. Sébastien Perry était brillant mais le major avait le meilleur
71
taux d’élucidation de la région et n’avait pas été nommé à la section de
recherches de Nantes par hasard.
Devant eux, la Vie s’écoulait à un rythme lent et gracieux, ondulant
sous la caresse d’une bise printanière. Rien dans ce décor champêtre
ne laissait entrevoir la gravité des confidences qu’allait faire le colonel.
La nature semblait même les narguer, avec son soleil radieux et ses
bouquets parfumés aux extrémités de chaque branche.
Gautier enfouit son bric-à-brac dans la poche intérieure de son blouson,
en remonta le col et tira la fermeture éclair jusqu’au bout en se levant.
Il proposa à Charrier de faire quelques pas. Sa prothèse de jambe avec
son pied mécanique grincèrent quelques secondes quand ils se mirent
en route. Le colonel se déhancha, fit craquer son genou, puis reprit
lentement sa démarche claudicante ainsi que la conversation.
– Si tu savais dans quel état il était, adolescent ? Il avait une telle haine
des adultes et de ses familles d’accueil. Il fuguait tout le temps et moi je
le récupérais parfois au poste, quand j’étais de garde à Palluau. Un soir,
ils ne se sont même pas déplacés pour le récupérer. Et t’appelles ça
des familles d’accueil ? Alors il a dormi chez moi. J’allais quand même
pas le mettre en cellule. Et je l’ai ramené le lendemain aux confrères
de La Roche. Sa nouvelle famille habitait dans le coin. Je m’étais fait
sermonner par la hiérarchie parce que c’était contraire au règlement. T’as
pas le droit d’héberger un délinquant. Faut pas mélanger le privé et le
professionnel. Tu connais la chanson. C’était juste un gamin qui n’avait
pas eu de chance, tu comprends ? A partir de ce moment-là, j’ai tout fait
pour l’aider. Je me suis improvisé parrain. J’ai un peu forcé des braves
gens d’Apremont de le recueillir chez eux, puis de l’adopter. C’était un
couple d’Anglais, les Perry. Ils tenaient le restaurant en bas du château.
Ils n’avaient pas pu avoir d’enfants. Ça a pris du temps mais tout avait
l’air de s’arranger pour Seb. Il faisait du sport sur le lac avec les autres
jeunes, il avait repris sa scolarité. Avec assiduité. Il avait l’air de s’être
bien intégré. Et puis, il y avait les Perry: ils ont fini par le considérer
comme leur propre fils. Jusqu’à l’accident….
– J’avais lu le rapport. Morts tous les deux calcinés, dans un accident de
voiture sur la D 21. Ils ont quitté la route. Il avait quel âge à ce momentlà, Seb ?
72
– Vingt-et-un ans. Ça faisait trois ans déjà qu’il travaillait sous mes ordres
à Palluau, comme brigadier.
– Un sacré coup dur. Je me demande parfois comment il a fait pour s’en
sortir, trouver Isabelle, fonder une famille et grimper les échelons à cette
vitesse après un si mauvais départ. Il force l’admiration.
– Si tu es là à m’interroger, c’est qu’il n’a pas dû beaucoup forcer la
tienne. Mais pour les gars, oui. C’est un meneur. Il a toujours été présent
pour celui qui traversait une mauvaise passe.
Gautier s’arrêta et reprit son souffle. La boiterie lui tirait sur la hanche, déjà
usée qu’il avait dû ajouter sur la liste des prochaines pièces à changer.
Mais si la mécanique était rouillée, les souvenirs, eux, restaient vivaces.
– Il y a une chose que je n’ai jamais dite sur l’accident, poursuivit-il. C’est
moi qui ai appelé Sébastien ce soir-là pour lui apprendre la nouvelle.
Personne ne voulait s’en charger dans les hauts gradés, tu penses bien.
Jamais j’oublierai. Il était calme, effroyablement calme. Pas un cri, pas
un pleur, ni le moindre sanglot. Complètement sous contrôle. Je lui ai dit
de venir s’installer à la maison quelques temps, de ne pas rester seul.
Il a refusé. Et il est resté chez ses parents. Le lendemain, je suis allé
sur les lieux de l’accident. Il n’y avait plus la voiture mais on voyait bien
les traces de pneus. Ils avaient manqué leur virage et s’étaient écrasés
plus bas. Leurs corps étaient tellement brûlés qu’aucune autopsie n’avait
été possible pour vérifier le taux d’alcoolémie et le reste. On n’a jamais
compris pourquoi ils avaient manqué le virage. Très rapidement, Seb a
vendu le restaurant et la maison.
– C’est grave ce que tu insinues, Serge.
– Je n’insinue rien. Je t’explique. J’ai avalisé le rapport, classé l’affaire.
Le petit en avait assez bavé comme ça. Je finirais bien par lui tirer les
vers du nez quand il s’y attendrait le moins. Eh bien, tu me croiras ou
non, et tu sais que j’en ai interrogé des pourris, je ne suis jamais arrivé à
obtenir la moindre explication de Seb sur ce qu’il s’était passé ce soir-là,
s’ils avaient eu un repas trop arrosé ou non. A chaque fois que j’y faisais
allusion, je le voyais passer en mode contrôle et se fermer comme une
huître. Et puis, il a rencontré Isabelle, il y a eu les petits et tu connais la
suite.
73
– Peut-être parce qu’il n’y avait rien de plus à dire. Les Perry se sont
disputés dans la voiture et le mari a perdu le contrôle de son véhicule. Si
Sébastien se ferme, c’est pour éviter d’y repenser.
– Ne te fais pas l’avocat du diable, Thomas. Je suis peut-être à la retraite,
en train de partir en lambeaux, mais le Seb, je le pratique depuis bientôt
trente ans et je le connais comme ma poche. Il est comme un fils pour
moi. T’as voulu que je te parle de lui, c’est fait. Si je t’ai raconté tout ça,
c’est parce qu’un gars qui arrive à se contrôler autant dans les moments
où tout fout le camp, c’est qu’il en a une sacrée paire. Et s’il peut garder
le silence vingt ans après sur la mort de ses parents adoptifs, c’est qu’il
a tout le potentiel pour mener une vie parallèle. De là à passer à l’action
ou à avoir un rapport avec ton tueur en cavale, je ne pense pas. Mais ce
qui est sûr…
Gautier s’interrompit. Il ravala sa salive. Charrier avait sorti un cigarillo de
la boîte cachée dans la poche intérieure de sa veste et était sur le point
de l’allumer. Quand il vit que Gautier le fixait, il ressortit la boîte et l’ouvrit
sous son nez.
– T’en veux un, Serge ? Je viens juste de récupérer ma commande au
tabac de Saint-Etienne.
– Non, ça va aller comme ça. Bon, je ne sais plus où j’en étais du coup.
On ne t’a jamais dit d’arrêter, s’énerva-t-il.
– Ça faisait bien quatre jours qu’on ne me l’avait pas dit. Tu vois, c’est un
des rares avantages de la vie en solo. Mais heureusement que j’ai une
femme de ménage qui veille au grain. Elle n’en manque jamais une pour
me le rappeler. Alors, ce qui est sûr c’est quoi, Serge ?
– Ce qui est sûr c’est que ton tueur ne ressemble pas à Perry, si j’en crois
le portrait-robot que tu as laissé fuiter dans les journaux.
– Ce n’est pas une fuite. C’est la proc qui a décidé qu’il fallait passer à la
vitesse supérieure pour qu’on le reconnaisse. Et je n’ai jamais pensé que
Perry était un meurtrier ou complice d’un meurtre.
– Alors pourquoi tu m’interroges depuis le début ?
74
– Je te l’ai dit. Une intuition. Ça fait deux mois que je bosse avec lui, on
se voit pratiquement tous les jours et je sens bien qu’il me cache quelque
chose. Quelque chose d’important. J’ignorais tout des circonstances de
la mort de ses parents adoptifs mais si je reprends ton raisonnement,
Perry aurait manqué sa vocation. Ou bien il risque de nous lâcher d’un
moment à l’autre.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Les grandes oreilles. Il en a tout le potentiel, c’est toi qui l’as dit.
– Perry, aller à Paris ou à l’étranger, à la DGSE ? C’est un gars du cru.
Et sa famille est son ancrage. Jamais il ne bougera. Et quel rapport avec
ton enquête ?
– Aucun. Je recoupais juste les informations. Et l’argent de la vente des
biens de ses parents, qu’est-ce qu’il en a fait ?
– Ils ont acheté leur maison d’Apremont avec.
– Mais il y avait le fonds de commerce aussi ?
– Il a dû mettre l’argent de côté pour les études des enfants, leurs
vacances, les tours de bateau sur le lac à Maché, avec le beau-père. Ce
n’est pas avec sa paie de gendarme qu’il pourra tout payer.
– Exact. Ce n’est pas avec sa paie de gendarme. Et pourtant, sa femme
avait l’air inquiète maintenant que j’y repense. Sans compter son drôle
de message de l’autre jour. Pas de maladie, pas de problème d’argent,
toujours tirés à quatre épingles quand tu les croises le dimanche et ça
s’inquiète. Tu veux que je te dise ce que j’en pense, Serge ?
– Tu as l’air d’en avoir envie. Ne te retiens pas surtout, si ça peut te faire
du bien.
– Les femmes, Serge. Elle savent toujours tout. J’aurais dû commencer
par Isabelle et non par toi.
– Je suis trop vieux et trop moche. C’est ça Thomas ? répliqua le colonel
en lui lançant un regard provocateur.
75
– Trop vieux, je n’oserais pas, vu que je vais pouvoir me promener avec
toi tous les jours, dès l’année prochaine. Pour le reste, y a pas photo, je
préfère Isabelle.
Les deux compères se regardèrent droit dans les yeux puis partirent dans
un éclat de rire qu’ils ne parvenaient plus à contrôler. Charrier tendit alors
son cigarillo à Gautier.
– Allez mon vieux, prends une taffe avant de rentrer. Tu n’es plus à ça
près maintenant.
– Tu feras moins le malin quand t’auras mon âge. Bon, à part voir Isabelle
et vérifier les comptes de Perry, qu’est-ce que tu prévois pour faire
avancer ton enquête ? lui lança-t-il en prenant le cigarillo entre le pouce
et l’index comme deux adolescents qui se passent un joint.
– Pour te la faire courte, j’ai une jeune journaliste tatouée et menacée,
une victime d’origine espagnole avec le même tatouage que celui de
la journaliste, un suspect marin et gaucher que personne n’a encore
reconnu, des sacrifices païens d’un groupuscule qui ressemble fort à une
secte, un doyen aux réponses élusives et une proc pressée. Tu vois, les
pistes ne manquent pas. Tu mets la proc de côté et tu me trouves le lien
entre tout ça.
– Et pour toi le lien c’était Perry ?
– Non pas le lien. Un morceau du puzzle. Ou pas. Il faut que je sache si
je peux compter sur lui. Et jusqu’à quel point. Tout ce que tu m’as dit me
sera très utile.
– Rappelle-moi de quoi est morte la victime ?
– Noyée. Mais on a retrouvé le corps, gorge tranchée, pendu, tête en bas.
– Tu as pensé à une piste terroriste ? Pas besoin de mobile comme ça. Et
ça tombe n’importe où, n’importe quand et sur n’importe qui.
– Pratique, je reconnais. Le côté « mise en scène, je fais de parler de
moi » est assuré. Pour le reste, c’est une histoire qui n’occupe que la
rubrique des faits divers et non la presse nationale. Et tu oublies qu’il
n’y a eu aucune revendication. Le mode opératoire ne marche pas non
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plus : ni explosion, ni fusillade et une seule victime. Perry penche pour un
règlement de compte entre trafiquants et moi pour une vengeance locale
contre les Favreau.
Gautier fronça les sourcils, comme s’il n’avait pas saisi.
– La journaliste menacée, elle s’appelle Favreau, expliqua le major.
– C’est la même famille que Charles ?
– Tu l’as connu ?
– Un peu oui. Tu devrais fouiller dans son passé, avant son arrivée à
Saint-Christophe. Il ne s’est pas toujours appelé Favreau. En fait, il a
fait l’inverse: il a pris le nom de sa femme en l’épousant. Charles était
très apprécié par tous en tant qu’instituteur et il était aussi membre du
conseil communal. Alors toute cette histoire de nom n’avait intéressé
personne. Tu sais qu’ici on prend les gens comme ils sont et on ne
les enquiquine pas avec leur lubie. On a pensé que son nom était trop
compliqué à retenir, quelque chose comme ça. En tout cas, c’était un des
piliers du bourg. Avec un de ses amis. Ah, comment il s’appelait déjà ?
Inséparables, ces deux-là….
Gautier semblait perdu dans ses pensées. Charrier en profita pour le
regarder droit dans les yeux et le ramener à leur sujet.
– Jules, peut-être ?
– Oui, c’est ça. Renseigne-toi. Et lâche un peu Perry. Mais par-dessus
tout, n’oublie pas de me tenir au courant. Je ne peux pas rester, désolé
vieux. Ça fait trop longtemps que je suis debout. J’ai fait mon sport de la
journée. Tu m’appelles, hein Thomas ?
– Compte sur moi. Merci encore Serge.
Charrier vit le colonel s’éloigner clopin-clopant et agiter sa main en guise
de salut. Cet entretien le ramenait à la case départ, l’aïeul de Floriane. Il
devait effectivement remettre à plus tard sa visite chez Isabelle.
C’est Jules maintenant qu’il fallait cuisiner.
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CHAPITRE 10
L’homme en noir
De la cuisine provenait une odeur de brûlé qui irritait mes narines,
pas celle caramélisée d’un fond de marmite dans laquelle auraient mijoté
oignons, viande et petits légumes mais celle de l’inox de la bouilloire,
que j’avais encore oubliée sur la table de cuisson dans mon deuxpièces nantais. Mais cette fois parce que je m’étais endormie. Ou plutôt
rendormie après un cauchemar. Toujours le même d’ailleurs, comme
une séquence qui se répétait, où je jouais soit le rôle du bourreau, soit
celui du détective mais, chose étrange, jamais celui de la victime jusqu’à
maintenant. J’accomplissais alors le même rituel. Réveillée au milieu de
la nuit en nage ou complètement frigorifiée comme ce soir, je me levais
tout en cherchant ma paire d’espadrilles, que j’avais placée la veille au
bord du lit par anticipation, récupérais la veste en laine polaire jetée sur
le fauteuil, que j’enfilais parfois à l’envers, puis me faufilais vers la cuisine
en m’appuyant sur les murs d’un étroit corridor. Quelques pas plus tard,
une fois arrivée, je mettais la bouilloire sur la plaque, décrochais une des
tasses suspendues au-dessus de l’évier, sortais la boîte de thé de son
placard, en raclais le fond tout en m’invectivant pour avoir oublié de faire
79
le plein à l’épicerie anglaise de Saint-Paul-Mont-Pénit et attendais. Que
l’eau chauffe, que les images s’évaporent, que mes idées s’éclaircissent
et que mes larmes de fatigue et d’impuissance cessent de couler. Car
ce soir, dans mon rêve, pour la première fois, j’étais la proie du tueur du
Ligneron. Et la séance hebdomadaire que j’avais eue la veille avec l’ami
psychologue du major n’y avait rien changé. L’angoisse me soulevait
l’estomac comme une cuite à la margarita sans amuse-gueule, ni rien
dans le ventre depuis le matin. J’avais refusé les palliatifs chimiques
et opté pour un semblant de vie active devant mon ordinateur et un
semblant de vie sociale grâce à mes amis de Nantes, accompagnée le
plus souvent du gendarme en charge de ma sécurité, histoire de dévier
la trajectoire de mes pensées et de leur faire prendre l’air de la ville, loin
de mes parents qui s’assombrissaient et surtout loin du Pays de Palluau.
Mais comment les extraire de mon inconscient ? Je devenais malgré moi
l’héroïne d’un film d’Hitchcock, certes sans oiseaux vengeurs, avec juste
un bouc et une chatte, ce qui ne manquait pas d’originalité, mais allais-je
finir dans les bras d’un Sean Connery, scénario qui avait nettement ma
préférence ou plutôt sous la lame d’un Anthony Perkins, gorge tranchée,
comme l’imposait la version palludéenne ?
Je revoyais dans le rêve de cette nuit mon tueur, Jimmy, alors âgé de dixsept ans, qui tenait un poignard sous mon menton au-dessus du pont de
la Bernardière, à Saint-Christophe, là où toute l’histoire avait commencé.
Mon sang se déversait dans la rivière et se mêlait à celui du bouc dont
les yeux exorbités et couverts de mouches me fixaient et dont l’odeur de
putrescence recouvrait celle de l’humus de la campagne aux premières
heures du jour.
J’ouvris alors la boîte de somnifères posée sur la table de la cuisine que
le médecin m’avait donnée et non prescrite, histoire de faire un essai.
J’appuyai sur la plaquette et fis sauter le petit opercule qui retenait le
cachet. Puis je l’avalai.
Combien de temps m’étais-je assoupie ? Je n’avais pas entendu le
sifflement strident du jet de vapeur qui d’ordinaire s’échappe de la
bouilloire, vidée maintenant de toute goutte d’eau.
Les relents de brûlé et les rayons du soleil qui traversaient le voilage
décorant la baie vitrée du séjour, où je m’étais réfugiée le reste de la
soirée, avaient fini de me réveiller. La pièce baignait dans une douce
80
lumière printanière, qui contrastait avec la nuit agitée que je venais de
passer. Groggy par l’effet du somnifère, je m’étais néanmoins levée,
lentement, pour tourner le bouton de la plaque électrique et constater
les dégâts. Comme prévu, le fond de la bouilloire complètement cramé
la rendait inutilisable et la condamnait à rejoindre le conteneur des
ustensiles recyclables.
Puis, je m’étais hissée devant mon ordinateur. A ma montre, neuf heures
treize.
Sur la page de garde de mon moteur de recherches, je tapai « Jimmy
Le Viathan » mais rien n’apparut. Aucune photo scolaire, aucun lien sur
le site des copains d’avant, encore moins sur le site professionnel «
LinkedIn ». Rien de rien. Pas même un homonyme à se mettre sous la
dent, comme s’il n’existait pas et n’avait jamais existé. Ou bien comme si
tout ce qui le concernait avait été définitivement effacé. Jimmy avait un
don pour l’informatique, en avait abusé et payé le prix fort. Et pourtant, je
n’avais trouvé aucun article de mes confrères sur ses hauts faits. A croire
qu’il avait complètement disparu de la circulation. Bien que j’ignorais les
détails de ses délits, je me souvenais de la réaction de mes parents,
m’interdisant de fréquenter ce petit voyou, s’inquiétant de sa mauvaise
influence. J’avais seize ans. Le choix s’imposa. Ma lâcheté fit le reste.
Je ne le revis qu’une seule fois, et encore de la fenêtre de ma chambre
qui donnait sur la rue, quand le second du major Charrier, moins gradé
qu’aujourd’hui, descendit de la voiture de la gendarmerie pour venir le
chercher. Avant de monter dans leur véhicule, Jimmy avait levé les yeux
dans ma direction, espérant un signe de ma part. Il n’eut droit qu’au
mouvement du rideau derrière lequel ma lâcheté m’ordonna de me
dissimuler. Et c’est encore grâce à elle que je parvins sept ans durant à
ne plus y penser.
Pour savoir où était Jimmy, il ne me restait qu’une solution, toujours
la même : appeler Thomas Charrier et lui conter l’amourette de deux
adolescents arborant leurs tatouages comme des trophées. Le major
était le seul à qui je puisse me confier, le seul à m’entendre et à percevoir
mon désarroi face à un tueur qui pouvait à tout moment s’en prendre à
mes parents.
Après avoir composé son numéro, j’entendis les sonneries habituelles
puis tombai sur sa boîte vocale et le répondeur de son opérateur.
81
– M. Charrier, c’est moi, Floriane. Rappelez-moi, s’il vous plaît. C’est
urgent.
L’homme en noir raccrocha et marmonna dans sa barbe. Les ordres
étaient clairs : garder Jimmy en vie tant qu’il pouvait servir, le rendre accro
à la morphine voire plus si nécessaire pour l’obliger à pirater les mails du
gang espagnol qui les approvisionnait et ceux des forces de l’ordre qui
les surveillaient. Le patron pensait qu’une taupe leur fournissait des infos
car, ces derniers temps, du Sud-Ouest à la Vendée, leurs trafics avaient
été interceptés à une fréquence inhabituelle et nombre d’entre eux mis
sous les verrous. Il se murmurait même que le vieil Eddy était dans leur
collimateur. Or, la cargaison ne pouvait plus être reportée et il savait que
le moindre contretemps lui serait fatal car c’était à lui qu’incombait le bon
acheminement de la marchandise. Son expérience, ses faits d’armes,
sa longévité en milieu hostile, son art du camouflage et de la bonne
planque, son taux de cent pour cent de réussite ces vingt dernières
années lui avaient valu ses galons de second bien qu’il eût toujours
refusé de dévoiler son identité et restait un homme de l’ombre. Avoir le
patron en direct au téléphone dans ce métier, ça se méritait. C’était la
récompense à sa persévérance et à son travail, mais aussi le signe de
son autorité, la preuve du respect qu’il imposait et des responsabilités qui
allaient avec. Ce n’était pas la première fois qu’ils se parlaient, lui et le
patron, même s’ils préféraient utiliser un langage écrit et codé. Mais cette
fois, ils n’avaient pas eu le choix. Les clients s’impatientaient et comme
toujours, ils étaient rois. Leur plan devait marcher. En envoyant de faux
renseignements sur l’échange prévu, grâce aux compétences de Jimmy,
ils parviendraient à coincer la taupe tout en assurant leur trafic comme
convenu. Même s’il avait déjà perdu Fabio et du temps à descendre
chercher son acolyte, il suffisait de mettre le gamin devant un ordinateur
pour réaliser que le détour en avait valu la peine. Ils avaient entre les
mains un outil irremplaçable. Aussi précieux que son arsenal. Si le choix
de Fabio n’avait pas rencontré sa ferveur, il comprenait maintenant les
raisons de son escapade. Jimmy était un surdoué de l’informatique et
craquait en un temps record mots de passe, pare-feux et autre logiciel
sécuritaire. Pourtant, le môme manquait d’entrain et traînait les pieds
quand il l’amenait devant les écrans. Parfois, il avait même l’impression
qu’il ralentissait sciemment ses performances de hacker. Soit il n’avait pas
compris à qui il devait la vie, soit il souffrait encore des blessures infligées
par le gang lors de leur mise au point. C’est vrai que les Espagnols, ça
rigole pas et ça ne fait pas dans la demi-mesure. Ça a le sang chaud et
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faut pas les chatouiller quand il y a des millions en jeu. Il en savait quelque
chose, lui dont la mère était catalane. C’était juste un avertissement pour
le patron. Il en était sûr. Histoire de respecter les délais et de conduire
la came à bon port. Et surtout de récupérer le pactole pour un partage
en bonne et due forme. Mais ils avaient failli laisser le gamin pour mort
si Fabio n’était intervenu et n’avait appelé les secours. La seule fois où il
aurait été utile celui-là. Personne dans cette affaire n’était à un dommage
collatéral près. Et tant pis si c’était tombé sur Jimmy. Peut-être devrait-il
lui donner la bonne version de l’histoire pour qu’il lui montre un peu de
gratitude et mette du cœur à l’ouvrage.
Trois mois plus tard, Jimmy pouvait à nouveau marcher sans béquilles.
Il lui avait enlevé tous ses bandages et diminué la dose de morphine
qu’il remplaçait peu à peu par de l’héroïne. Opiacés ou dérivés feraient
l’affaire. D’ailleurs, ils constituaient la base de nombreux antidouleurs
que les laboratoires commercialisaient en toute légalité. Bien sûr, il en
modérait la consommation. Du moins, à ce stade.
L’homme en noir observait souvent Jimmy, qui était tout le contraire de
Fabio. Bien qu’il ait depuis longtemps retrouvé sa voix, il parlait peu et
s’il passait un temps considérable devant les écrans, il ne semblait guère
s’intéresser aux jeux dont Fabio raffolait. Pourtant, ils avaient le même
âge, entre vingt et vingt-cinq ans tous les deux. Mais si Fabio avait le
style latin, Jimmy, lui, tirait ses origines des Celtes, comme ses yeux
clairs, ses cils blonds et la racine de ses cheveux, que la tondeuse avait
rasés, le laissaient supposer. Il le regardait gratter jusqu’au sang ses
dernières croûtes, qui se reformaient et le laissait faire, estimant que son
rôle d’infirmier était depuis longtemps révolu.
Parfois, il enfermait le gamin toute la journée, l’obligeant à réfléchir sur la
chance qu’il avait d’être encore en vie et en profitait ensuite pour quitter
le souterrain. Quand il revenait, il le voyait sur l’écran de contrôle, allongé
sur son lit, le regard fixé sur la voûte du plafond. Jimmy l’avait pris au mot
et semblait réfléchir.
L’air devenait de plus en plus oppressant et Jimmy ne supportait plus le
confinement. La lumière du jour lui manquait, l’odeur de la liberté aussi.
Depuis des semaines, il n’avait eu d’autre compagnon que ce mercenaire
acariâtre, ombre qui lui collait aux talons et le tenait en laisse comme un
chien. S’il avait repris des forces et pouvait bouger toutes ses articulations,
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son esprit semblait s’enfoncer dans une spirale de fumées opaques
l’empêchant d’élaborer les contours d’un plan de sortie. Sortir et respirer.
Oui mais comment ? Chaque soir l’homme en noir venait l’attacher à
l’armature en fer de son lit et lui enfonçait l’aiguille d’une seringue dans la
veine. Soi-disant de la morphine pour sa convalescence. Mais les jours
mouraient les uns après les autres et le traitement durait. Il en était même
arrivé à attendre l’instant où le liquide le plongeait dans ce no man’s land,
où il pouvait voler en plein air avant de heurter les barreaux de sa cage
et de se réveiller en sueur, tétanisé. La routine reprenait alors du service.
Douche sommaire à l’aide d’un broc d’eau chaude et d’une bassine, tonte
journalière pour éviter les poux, puis nouvelle drogue dans son café et
le voilà qui était prêt à passer la journée entière devant les ordinateurs
qui s’alignaient dans la salle principale. Plusieurs écrans connectés entre
eux mais pas aux chaînes de l’information. C’est en piratant l’un des
programmes, qu’il entendit parler du meurtre de Fabio Garcia dans une
bourgade du nom de Saint-Christophe-du-Ligneron. Il blêmit et repassa
rapidement sur les sites du ministère de l’Intérieur et celui de la Défense,
qu’il parcourait les yeux fermés, s’étonnant du peu d’imagination des
ingénieurs.
Dans les brumes de son cerveau, il reconstituait les derniers événements :
le gang, l’hôpital, la disparition de Fabio, le souterrain de La ChapellePalluau et son cerbère. Puis, il se surprit à sourire, en pensant qu’après
toutes ces années à fuir, il n’avait jamais été aussi proche de Floriane.
Pour l’heure, il fallait surtout gagner du temps car il ne manquerait pas
de rejoindre Fabio après services rendus. Ce souterrain représentait sa
prison mais certainement aussi sa dernière demeure. Alors il guettait son
tortionnaire et espérait le moment d’inattention lui permettant de contacter
par mail la gendarmerie de Palluau qu’il connaissait si bien. Mais ce
moment ne vint jamais. L’homme était toujours sur ses gardes. Puis, sa
concentration diminuait et son esprit se voilait. Il cherchait au tréfonds de
son être un visage ou un nom auquel se raccrocher et chaque fois, il se
voyait avec Floriane sortir hilares et fiers de la boutique de tatouages de
La Roche. Un souvenir d’enfance, d’insouciance et de complicité tel qu’il
en avait rarement eus.
– Efface tout de suite ce sourire béat, interrompit le quadragénaire, et
remets-toi au boulot. J’ai peut-être forcé la dose ce matin dans le café,
ajouta-t-il plus bas comme pour se parler à lui-même.
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Jimmy se ressaisit avant de répondre.
– C’est l’heure de la pause. Faut que j’aille pisser.
– Tu y étais y a moins d’une heure. Qu’est-ce que tu mijotes, Jimmy ?
– J’ai plus le droit de pisser maintenant ?
– Entendons-nous bien, Jimmy, fit l’homme en noir d’un ton menaçant.
Je ne suis pas un bleu et il y a longtemps que je sais quand on essaie de
me rouler. Tu pourras jamais fuir d’ici. Et même si tu y arrivais, t’aurais
tout le gang sur le dos.
– Et qu’est-ce que vous allez faire de moi une fois que j’aurais tout piraté
et que vous aurez trouvé votre taupe ? Je vais disparaître comme Fabio.
C’est ça ?
– Je t’aime bien Jimmy. T’es pas une pipelette, comme Fabio justement.
Et t’as un véritable don pour les ordis. Je pourrais parler de toi au patron
et peut-être qu’on envisagerait une nouvelle collaboration.
– Tu te fous de moi hein ? s’énerva Jimmy, que les effets secondaires de
la drogue rendaient de plus en plus agressif. Si j’avais un avenir au sein
du gang, je ne serais pas là attaché toutes les nuits, drogué et surveillé
comme un bagnard.
– Réflexion faite, j’ai sûrement forcé la dose ce matin. Calme-toi. Passetoi un peu d’eau sur le visage et reprends ton boulot. Tiens je vais te
chercher un calmant et tu pourras..
L’homme en noir ne finit pas sa phrase. Jimmy lui avait sauté à la gorge,
telle une bête enragée, et avait tiré sur son tee-shirt qui s’était déchiré.
L’homme en noir lui assena un coup de poing dans le ventre d’une violence
telle qu’il lui bloqua la respiration et l’envoya rouler sur le plancher. Jimmy
suffoquait, plié en deux de douleur.
– T’as du cran gamin mais t’avise surtout pas de recommencer si tu tiens
à la vie. T’en as pas marre de te prendre des dérouillées ? lui lança son
tortionnaire, tout en enlevant ce qui restait de son tee-shirt et en tournant
les talons pour aller se changer.
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C’est à ce moment-là que, du sol où il gisait, Jimmy vit les stigmates
propres aux grands brûlés dans le dos du mercenaire.
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CHAPITRE 11
Les Favreau
Habiba attendait sa première cliente de la journée. Comme chaque
matin, elle avait ouvert sa boutique à neuf heures moins le quart, après
avoir actionné le volet roulant qui protégeait la devanture. La lumière du
mois de mai s’invitait dans son salon de coiffure et inondait toute la pièce.
Une chaleur douce pénétrait par l’embrasure de la porte et enveloppait
fauteuils, bacs et comptoir. Elle prenait ses quartiers et annonçait l’été.
Mais surtout elle plongeait Habiba, adossée contre le mur extérieur de
son magasin, dans la nostalgie de son enfance, sur la place du marché
d’Oran, où les commerçants travaillaient en plein air, à l’ombre de dais.
Son père aussi avait été coiffeur. Il enchaînait alors les coupes des clients
de passage, comme des réguliers, des garçonnets tirés par leurs mères
pour la séance mensuelle, comme des futures mariées hésitant entre
long et court. Le travail ne manquait pas et la vie battait son plein dans
ce capharnaüm organisé où chacun avait sa place, s’apostrophait et
marchandait. Elle se souvenait des nombreuses fois où elle escaladait le
tabouret devant son père, où sa mère y glissait un vieil annuaire français
pour la rehausser et où la mousse du shampoing à la fleur d’oranger lui
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piquait les yeux qu’elle avait encore oublié de fermer pour profiter de
l’instant. Un moment magique où les lames du ciseau se frayaient un
chemin dans sa parure d’ébène et finissaient par tailler le petit centimètre
de trop, pendant que la foule du marché tourbillonnait tout autour. Sa tête
valsait, l’odeur de la fleur d’oranger l’étourdissait, les rayons du soleil
qui forçaient le passage entre les dais l’éblouissaient. Toute sa vie, elle
s’efforça de revenir vers ce souvenir quand les choses se gâtèrent après
l’indépendance ou après leur exil dans le Sud de la France.
C’était là qu’elle avait rencontré son mari, André Lechat alias Dédé la
castagne, un costaud au sang chaud, comme elle en avait tant croisé
sur l’autre rive de la Méditerranée. Il travaillait sur les docks aux Sables
d’Olonne et aimait tellement les ports qu’il passait toutes ses vacances
à Marseille, jusqu’à ce qu’il reprenne les terres familiales et devienne
agriculteur à Falleron. Elle ignorait alors l’existence même de cette
bourgade qui, fidèle à sa réputation de terre d’accueil, l’avait d’emblée
acceptée, elle, la première beurette du Pays de Palluau. Elle se
souviendrait toujours des légumes, conserves maisons et bouteilles, que
les voisins avaient déposés sur son palier sans sonner, pour ne pas la
déranger. Leur façon à eux de souhaiter la bienvenue, de lui dire qu’ils
savaient qu’elle était là, nouvelle en Vendée et qu’elle n’était pas seule.
Elle avait quitté la côte méditerranéenne pour l’humidité de la campagne,
le brouhaha des rues de la ville pour le silence des champs, et pourtant
jamais elle ne regretta son choix et trouva dans la pudeur et la simplicité
des habitants toute la chaleur humaine de ceux de son enfance.
Alors qu’elle retournait la petite pancarte suspendue à la porte de sa
boutique du côté « ouvert » traduit en « open » pour ses clients anglais,
elle vit arriver celle qu’elle attendait et qui avait pris rendez-vous la veille
pour un coiffage et bavardage, son amie de trente ans, Evelyne Favreau,
la mère de Floriane.
Elle n’ignorait rien des tourments qui rongeaient sa cliente, de cette
histoire de sorcellerie et de meurtre qui poursuivait sa fille et vit tout
de suite dans l’expression figée et le regard las d’Evelyne, la pression
qu’elle subissait. Celle qu’elle avait connue enjouée et allante, semblait
affronter le poids des ans. Elle s’approchait à pas lents de la boutique,
tantôt levant les yeux vers Habiba, tantôt fixant ses pieds, comme pour
éviter d’éventuelles embûches sur les derniers mètres de trottoir qui la
séparaient du salon de coiffure. Ses cheveux gris avaient laissé la place
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à des mèches blanches qui parsemaient sa coupe de garçonne et dont
Habiba allait harmoniser les tons. Quand Evelyne Favreau arriva devant la
porte du magasin, des mains tendues et un sourire soutenu l’accueillirent.
Leur étreinte fut silencieuse. Les gestes en disent souvent plus que les
mots. Elles pénétrèrent dans le salon où les essences de fleur d’oranger
se mêlaient aux parfums des laques et mousses de coiffage, où les voiles
suspendus devant le vestiaire et les poufs en cuir dans l’entrée ajoutaient
une touche orientale à la décoration intérieure.
Habiba commença son cérémonial, installant sa cliente dans un fauteuil
aux larges accoudoirs, la drapant d’un léger peignoir et d’une serviette
de bains et déposa à ses côtés une tasse de thé à la menthe, qui n’avait
son pareil nulle part ailleurs dans le Pays de Palluau. Puis, elle la laissa
venir à elle, dans la confidence.
– Floriane est partie, tu sais, lâcha Evelyne. Chez elle. A Nantes. Et je me
fais encore plus de souci maintenant. Je crois que toute cette histoire est
beaucoup plus complexe que les gendarmes ne veulent nous le dire. Ils
en sont à interroger Henri sur son père et cherchent même le vieux Jules.
Habiba fronça les sourcils. Ce nom lui rappelait quelque chose.
– Jules ? Le doyen de Saint-Christophe ?
Evelyne acquiesça dans un demi-sourire.
– Alors, ils ne sont pas prêts de le trouver dans le coin, reprit Habiba. Il
paraît qu’il est allé en Bretagne voir ses enfants. Comme ça du jour au
lendemain, sans prévenir personne. J’ai une cliente qui vient deux fois
par semaine lui faire un peu de ménage et lui apporter des courses et
des petits plats. Elle a dû remballer ses petits plats après avoir trouvé une
note sur la table de la cuisine à côté du journal ouvert sur le portrait-robot
de l’assassin. Tu penses bien que la nouvelle a dû arriver aux oreilles
des gendarmes si elle arrivée aux miennes. Faudrait pas que ce soit une
nouvelle mise en scène pour camoufler sa disparition.
– Sa disparition ? Mais pourquoi s’en prendrait-on à Jules ?
– Parce qu’on s’en prend à tout ce qui touche à ta famille et Jules et ton
beau-père étaient proches, non ?
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– Habiba, Jules est tout simplement en Bretagne avec ses enfants. Tu
viens de le dire. Et il n’y a aucun rapport entre ma famille et la victime.
Personne de tout le canton ne le connaissait d’ailleurs.
Habiba n’insista pas. Il ne servait à rien d’avancer des hypothèses
extravagantes ou non qu’Evelyne n’était pas prête à entendre. C’était
le rôle des gendarmes, pas le sien. Même si cette histoire la fascinait
et qu’elle et son Dédé se plaisaient à en redistribuer les cartes au petitdéjeuner devant chaque nouvelle manchette des journaux locaux, elle ne
voulait pas effrayer davantage son amie.
Leur conversation reprit son train habituel. La belle saison qui arrivait, la
fête de la vache fin juillet qui animait Falleron et ses environs et qu’Habiba
attendait chaque été avec impatience car elle sonnait aussi l’heure de la
fermeture annuelle de sa boutique et son retour en août au bord de la
Méditerranée. Et les enfants. Leurs filles s’étaient fréquentées petites,
mais l’une avait choisi de rester travailler dans l’entreprise falleronaise de
prêt-à-porter mailles, l’autre de faire des études de journalisme à Nantes.
Finalement, les deux ne s’étaient guère éloignées de leurs familles. Mais
là encore, mieux valait éviter le sujet si Evelyne ne l’abordait pas.
Ce qu’elle finit par faire.
– Tu sais, j’en viens à regretter le temps où nos filles se prenaient la
main pour aller à l’école. Tout était si simple alors. Je tremble à l’idée
que Floriane puisse croiser ce tueur du Ligneron, qu’il la traque et la
poursuive à Nantes ou ailleurs. Tant qu’elle restait sous notre toit, son
père et moi pensions la protéger mais quand elle part comme ça en roue
libre, à chercher des indices, des pistes ou je ne sais quoi, elle nous
échappe complètement.
La voix d’Evelyne se voila.
– Mais les gendarmes la protègent, tu m’as dit, lui répondit Habiba d’une
voix aussi douce que possible. Et le major a pris votre relève. Vous ne
pouviez pas continuer comme ça, toi et Henri. Tu vois, avec Dédé on
pense que ton beau-père, il cachait peut-être de l’argent et que tout cette
histoire c’est pour vous impressionner. Style « j’te menace si tu m’donnes
pas le magot ».
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Habiba n’avait finalement pas résisté très longtemps à soumettre ses
hypothèses farfelues à son amie et se pinçait déjà la lèvre devant la mine
déconfite d’Evelyne.
– Mais qu’est-ce que tu racontes : j’te menace si tu m’donnes pas le
magot ? Il n’y a jamais eu de demande de rançon. Ni de trésor caché.
Et un meurtre c’est plus qu’une menace. Le jeune était suspendu de la
même façon que les bêtes. Et je ne crois pas que mon défunt beau-père
ait un rapport avec tout cela.
– Même si sa tombe a été profanée et son crâne exposé dans l’église
d’Apremont ? rétorqua la coiffeuse du tac-au-tac. Tu sais la plupart des
crimes ont pour motif la passion ou l’argent. Comme je ne vois pas bien
ce que la passion vient faire là-dedans, il reste l’argent. Peut-être a-t-il
emmené un secret dans sa tombe ou bien une clé usb, à moins que ce
ne soit une disquette à l’époque. Tu ne le connaissais pas très bien après
tout. Bref, le tueur cherchait quelque chose et n’a rien trouvé. Alors de
rage, il a arraché le crâne de la dépouille et l’a ..
Evelyne l’interrompit.
– C’est bon Habiba, j’ai compris. On va laisser les enquêteurs faire leur
travail et voir si tu as raison.
Evelyne afficha un sourire avenant connaissant la propension de son
amie à dévorer des romans policiers. Si seulement il pouvait s’agir d’un
débat sur la dernière fiction criminelle télévisée du moment où chacune
aimait soutenir sa version et deviner le nom du meurtrier !
Habiba s’était enflammée et le regrettait. Elle se tut et jeta vers l’arrière
dans un mouvement de tête ses longs cheveux bruns ondulés. Puis, elle
laissa ses doigts agiles jouer dans ceux de sa cliente, les allongeant pour
vérifier la coupe, les ébouriffant pour mieux les sécher puis les lissant
pour les styliser.
Le signal annonçant l’arrivée d’un sms perça alors le silence. Les mains
d’Evelyne tâtonnèrent sous le peignoir jusqu’aux poches de son pantalon
et en sortit le téléphone. Elle lut. Son sourire s’éloigna et fit place à un
rictus.
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– Ça vient de Floriane. Elle arrive à Saint-Christophe. Le major l’a
appelée. Il est à la maison avec Henri et veut nous voir tous les trois. Dès
que possible.
– Monsieur Favreau, reprit Charrier, vous ne pouvez pas ne pas avoir
surpris à l’époque une conversation plus animée entre votre père et Jules.
Ou une attitude inhabituelle. Réfléchissez encore. On a appris que Jules
était allé subitement rendre visite à ses enfants en Bretagne. Il se trouve
que sa femme de ménage est également la mienne. Elle s’est inquiétée
et m’en a parlé. Jamais il n’était parti ainsi sans la prévenir. Et comme
par hasard, le journal était grand ouvert sur la page du portrait-robot du
tueur dans sa cuisine. Vous ne trouvez pas étrange qu’il décide de quitter
la région au moment même où l’enquête avance et où la gendarmerie
cherche à le joindre ?
Henri Favreau réajusta ses petites lunettes aux montures transparentes
comme pour se donner le temps d’une réponse. Bien calé dans son
fauteuil club, il réfléchissait. Non, il ne trouvait pas le départ de Jules
étrange, voire plutôt moins étrange même que tous les derniers
événements. Profitant de l’absence de son épouse, il avait accepté
de recevoir le major chez lui ce matin mais n’imaginait pas devoir se
plonger dans le passé et toutes ces questions le déstabilisaient. Il avait
l’habitude de préparer des rapports, des bilans, des rendez-vous avec
sa clientèle et des questionnaires à choix multiples s’il le fallait. Il aurait
aimé disposer de celui du major et prendre le temps de l’étudier pour
cocher la bonne réponse. Mais là, aucun souvenir ne remontait. Enfant,
il n’avait que très rarement accompagné son père et Jules dans leurs
animations des bals environnants et ne voyaient pas le rapport avec
l’enquête. Charrier insistait pourtant depuis un bon quart d’heure. Si ce
dernier n’avait la retenue due à sa fonction et à son âge, Favreau l’aurait
bien vu piétiner d’impatience devant ses réponses laconiques. Mais le
major ne bronchait pas. Assis dans le canapé du salon, ce dernier le fixait
et seul le tapotement du rebord de la tasse de café avec l’index trahissait
son agacement. Il reformulait sans cesse la même idée espérant qu’elle
provoque chez Henri une petite étincelle, un déclic qui lui permettrait
enfin d’y voir clair.
Charrier changea alors de sujet et poursuivit.
– Monsieur Favreau, j’ai appris que votre père avait abandonné son
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patronyme en épousant votre mère. Que pouvez-vous me dire à ce
sujet ? Pour quelle raison aurait-il changer de nom d’après vous ?
– Mon père était d’origine espagnole et toute sa famille a été arrêtée par
les franquistes. Il est le seul à y avoir échappé. Je pense qu’il voulait faire
table rase du passé en commençant une nouvelle vie ici. D’où le nom de
ma mère. Je n’ai de toute façon eu pour famille que celle des Favreau. Ils
y sont tous restés là-bas. Je n’en ai connu aucun.
– Et quel était le vrai nom de votre père ? insista le gendarme.
– Je vous vois venir Major, mais je vous arrête tout de suite. Il n’y a aucun
rapport entre mon père et ce meurtre.
– Vous n’avez pas répondu à ma question.
Henri Favreau haussa les épaules et esquissa une grimace.
– Garcia. Il s’appelait Garcia. C’est un nom aussi courant que Dupont,
Martin ou bien Charrier dans la région. On les compte par centaines dans
chaque ville d’Espagne.
Le major encaissa la nouvelle. Se pourrait-il que la victime soit apparentée
aux Favreau de Saint-Christophe-du-Ligneron ? Il se ressaisit et continua.
– Et vous comptiez me le dire quand ? Je vais vous demander d’aller
voir l’adjudant-chef Perry à la gendarmerie de Palluau pour effectuer un
test ADN. Vous ne trouvez pas toutes ces coïncidences surprenantes ?
Jusqu’au nom de la victime identique au vôtre ?
– Du pur hasard, Major. Je suis sûr qu’internet vous révèlera le nombre
exact de Garcia en Espagne ou vivant à l’étranger et que le test ADN sera
négatif. Et mon nom est Favreau et n’ a jamais été Garcia.
– Ce n’est pas à vous d’évaluer la pertinence ou non des informations.
Et il y a longtemps que je ne crois plus au hasard, rétorqua le gendarme.
Henri Favreau se leva et alla coller son visage à la fenêtre. Il l’ouvrit
comme si l’air frais pouvait l’aider à mieux se concentrer. Le soleil illuminait
le jardin et ses rayons réchauffaient déjà l’intérieur de la pièce. La journée
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serait belle même si elle ne commençait pas comme il l’avait souhaité.
Sans se retourner, il essuya ses petites lunettes avec le mouchoir en
tissu qu’il avait dans sa poche avant de reprendre.
– Vous savez Major, quand vous êtes venu il y a quelques mois nous
mettre en garde contre une éventuelle agression de Floriane par cette
secte qui pratiquait des sacrifices d’animaux, vous cherchiez déjà à y
mêler mon père mais vous n’avez rien trouvé, n’est-ce pas ?
– En effet, mais je ne devais négliger aucune piste et je n’ai jamais dit
que..
Face à la fenêtre, Favreau leva la main pour l’interrompre et continua.
– Il y a eu crime cette nuit-là sous la pleine lune comme vous l’aviez prévu.
Mais je ne vois toujours pas le rapport avec mon père. Pour Floriane,
c’est évident. C’est elle qui a été contactée et qui a découvert le corps.
Maintenant vous cherchez à y mêler Jules au titre de l’amitié qui le reliait
à Charles. Ou pire d’établir une parenté entre ce jeune délinquant et ma
famille. Et là, je ne vous suis pas.
– C’est comme ça que l’on avance dans une enquête, Monsieur Favreau.
En recoupant tous les morceaux du puzzle. Le moindre détail peut se
révéler d’importance. A ce propos, votre fille m’a contacté ce matin pour
que je retrouve un de ses amis d’enfance qui, lui aussi, semble avoir
disparu. Elle pense qu’il pourrait avoir un lien indirect avec cette histoire.
Je lui ai demandé de venir nous rejoindre. Autant en parler de vive
voix. Votre femme ne devrait pas tarder non plus. Avec vos souvenirs
respectifs, j’espère reconstituer une partie de la mosaïque. Le passé
permet souvent d’éclaircir le présent. C’est d’ailleurs votre femme qui, la
première, m’a parlé de Jules.
A ces mots, Henri se retourna vers le major. Il ne lâcherait rien. Sa fille
l’avait prévenu. Charrier était tenace et n’en démordrait pas. Il exploiterait
chaque idée et ne l’abandonnerait qu’après en avoir extirpé toute la
moelle.
Le gendarme restait assis sur le canapé et avait posé sa tasse sur
la table du salon. Il continuait de le fixer et observait ses réactions à
l’annonce de l’arrivée imminente de sa famille. C’est vrai qu’il ne l’avait
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pas vu venir celle-là. Henri pensait s’en tenir à un simple tête-à-tête en
toute convivialité alors que depuis le début le major menait le jeu. Il avait
la désagréable impression que ce dernier jouait avec ses nerfs. Son
regard balaya toute la pièce, de la pendule accrochée au manteau de
la cheminée qui affichait dix heures cinquante-trois, aux murs blanchis
à la chaux, jusqu’au kilim sous la table du salon et les chaussures
bien cirées du gendarme, puis remonta vers son invité. Contrairement
à son second, Charrier portait rarement l’uniforme. Il préférait le style
sportswear, harmonisant son jean avec le haut. Aujourd’hui, il avait opté
pour un dégradé de bleus, une chemise couleur ciel sur un pantalon en
toile marine. Pas de cravate. Le major savait assortir formes et coloris et
dissimulait ses rondeurs sous sa veste, qu’il laissait exprès ouverte. Son
menton descendait sur les épaules comme si son cou n’avait pas terminé
sa croissance en disparaissant entre les clavicules.
Puis, les yeux d’Henri rencontrèrent ceux du major. Deux pupilles qui le
transperçaient comme des flèches, cherchant à deviner ses pensées,
percevoir ses émotions, à analyser ses expressions de visage et
interpréter le moindre trouble.
Embarrassé, Henri détourna le regard et vit arriver par la fenêtre la
voiture de sa femme. Il espérait que sa rencontre avec Habiba, qu’il
savait chaleureuse et haute en couleurs, lui aurait permis d’éloigner
son esprit de toute l’affaire et de retrouver l’espace de quelques heures,
l’enjouement qui la caractérisait. Mais quand il l’aperçut sortir du véhicule,
arborant sa chevelure blanche qui mettait en valeur ses yeux en amande
et s’approcher du seuil de la maison, tête baissée, épaules rentrées, il lut
dans son attitude de la résignation mêlée de tristesse.
Henri retourna alors vers sa place de patriarche, dans le fauteuil de cuir
aux côtés de son invité.
– Vous allez pouvoir poursuivre votre interrogatoire, Major. Evelyne
arrive. Il ne manque plus que Floriane pour compléter ce touchant portrait
de famille.
Une fois de plus, Charrier m’avait montré qu’il restait disponible à toute
heure de la journée et que je pouvais m’appuyer sur lui comme une
plante sur son tuteur. Le récit par téléphone de mon idylle d’adolescente
avec Jimmy, le choix de nos tatouages et son casier judiciaire devaient,
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d’après lui, jouer un rôle dans cet embrouillamini où il devinait plus qu’il
ne comprenait les liens avec l’affaire. Afin de tirer parti des éléments du
passé et de les replacer dans le bon ordre, il m’avait enjointe de regagner
le foyer de mon enfance et c’est dans un silence de plomb que je fis mon
entrée dans le salon de mes parents. Trois paires d’yeux me dévisagèrent
sans le moindre son. Seul le sifflement des merles, que l’on entendait par
la fenêtre entrouverte du séjour, et l’arôme du café, qui se propageait
dans la pièce, accompagnèrent mes pas. Les traits tirés de mon père et
la bouche en forme d’accent circonflexe de ma mère me montrèrent à
quel point ces derniers mois avaient été éprouvants. L’inquiétude avait
depuis longtemps essaimé dans la maison et rendu l’atmosphère plus
tendue que nécessaire. J’étais plus que jamais décidée à alléger leur
fardeau et aider le major à retrouver le responsable. Charrier, assis entre
mes parents, conservait sa placidité naturelle et fut le seul à m’accueillir
d’une mimique chaleureuse. Je lui en fus reconnaissante et lui répondis
par un timide sourire.
Après les salutations d’usage, je poussai une chaise vers eux et trônai
telle la présidente de l’assemblée, prête à ouvrir la session d’un coup
sec de marteau, puis à rappeler l’ordre du jour, enchaîner les sujets et
contrôler les temps de parole. Mais le major modifia les règles de mon jeu
de rôles en se proclamant modérateur.
– Puisque Mademoiselle Favreau est là, je propose de reprendre certains
détails qui ne me paraissent pas anodins et je compte sur chacun
d’entre vous pour me permettre de les relier entre eux. D’abord les points
communs entre la victime et vous tous. Un tatouage, rare, le même que
celui de Floriane, choisi il y a des années par un dénommé Jimmy Le
Viathan, expert ès fraude informatique qui a écopé de dix ans de prison
avec sursis, relâché depuis. Et, nouvel élément, votre patronyme : Garcia,
fit le major en fixant mon paternel.
– Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans celui-là ? pesta mon père à
l’évocation de Jimmy.
– Comment ça, Garcia ? fis-je en chœur avec ma mère.
– Je poursuis, reprit Charrier qui nous scrutait à tour de rôle. Le vieux
Jules en sait plus qu’il ne le dit sur le passé de Charles Favreau et
disparaît. Soi-disant en Bretagne. On vérifie en ce moment s’il est bien
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arrivé chez ses enfants pour le ramener.
– Pauvre Jules ! A son âge, se lamenta ma mère.
– Vous ne pouvez pas vous empêcher d’emmerder le monde, hein
Major ? s’énerva alors mon père.
– Papa, laisse le major continuer, interrompis-je, passionnée par toutes
ces révélations et surprise par son attitude désobligeante.
Charrier, en bon professionnel, guidé par des années de métier, demeurait
impassible.
– Depuis l’appel de Floriane ce matin, j’ai lu le rapport sur le sieur Le
Viathan. Il a été libéré il y a plusieurs années et n’a depuis jamais ouvert
de compte bancaire à son nom, ni utilisé sa carte de sécurité sociale ou
effectué la moindre opération informatique. Soit il a disparu et personne
n’a jugé utile de le déclarer. Soit il se cache sous une autre identité. On
peut supposer que son chemin ait croisé celui de Fabio. Ce qui expliquerait
la venue de la victime à Saint-Christophe et son tatouage, réalisé dans
le Sud-Ouest par un dénommé Eddy le Sage ou le vieil Eddy, dealer à
ses heures, selon le rapport de mes confrères, et qui était à l’ombre pour
trafic de stups en même temps et au même endroit que Jimmy. Ce qui fait
aussi de Jimmy un suspect potentiel. Que pouvez-vous me dire sur lui,
ses parents? Vous étiez voisins à l’époque ?
– Qu’il n’a eu que ce qu’il mérite. Ce petit voyou de Jimmy ne manque à
personne ici, affirma mon père, si flegmatique d’ordinaire que je peinai à
le reconnaître.
– Sa mère a déménagé peu de temps après son arrestation et j’ignore où
elle est allée. Elle élevait seule son fils et, comme toute mère célibataire,
ne parlait pas à grand monde. Je n’ai jamais vu son père, ajouta ma
mère.
– C’est normal. Il n’en avait pas. Son père était marin et a disparu en mer
avant sa naissance, complétai-je. Monsieur Charrier, vous avez dit qu’il
pourrait être un suspect mais quel serait son mobile ?
97
– Se venger des habitants de Saint-Christophe, de ses voisins et de leur
fille, en particulier. Il a été arrêté sur dénonciation, vous savez.
Je blêmis.
– Non, je ne savais pas, murmurai-je tout en regardant mes pieds puis
mon père.
Le major reprit.
– La mère de Jimmy n’a pas arrêté de bouger et sa dernière adresse
connue la situait en Bretagne, non loin d’une zone de bocages squattée
par des marginaux aux revendications écologistes. Mes hommes
essayent de la retrouver pour l’interroger sur son fils.
– Mais Jimmy ne ressemble pas du tout au portrait-robot ou alors il a
bien changé et pris un sacré coup de vieux en sept ans, répliquai-je miamusée, mi-intriguée.
– Suspect ne veut pas dire coupable, Mademoiselle. Mais complice,
pourquoi pas ? Vous aviez bien la sensation d’être surveillée avant le
meurtre, si mes souvenirs sont bons ?
– Vous pensez que Jimmy m’aurait épiée tout ce temps sans se montrer ?
– Ce qui est sûr c’est qu’on a retrouvé un mouchard dans l’ordinateur
que vous nous avez confié. Et que Jimmy est un hacker professionnel.
Mais comment aurait-il eu accès à vos effets personnels, je l’ignore. A
moins d’entrer en douce chez vous. Il connaissait bien votre maison, il
me semble.
– Et quel rapport avec Jules et Charles cette fois, Major ? interrogea mon
père, le toisant comme s’il prenait l’avantage sur un court de tennis.
Je voulus prendre la défense de Charrier, lasse du jeu de mon père mais
ce dernier m’en empêcha d’un regard et déroula le fil de son raisonnement.
– Tous deux se connaissaient puisqu’ils habitaient la même ville. Mais
vous avez raison sur ce point. Si Jules a reconnu l’homme du portraitrobot, comme je le pense, il ne peut s’agir de Jimmy vu son âge. Il y aurait
donc deux coupables, deux meurtriers, chacun ayant ses propres raisons
98
de se venger de votre famille. A commencer par Fabio qui porte votre
nom et pourrait partager avec vous la même ascendance. Si Jimmy l’a
appris, cela expliquerait aussi le choix du tatouage. Le même pour ceux
du même sang.
– Major, interrompit alors ma mère, que voulez-vous dire par la même
ascendance ?
– Le major s’est mis en tête que la victime était de nos parents car Charles
venait d’Espagne, tu sais bien. Et son nom était Garcia, lui répondit mon
père.
Ma mère soupira et se tut à nouveau. J’avais l’impression que toutes ces
déclarations l’étourdissaient et qu’elle ne savait plus qui croire.
– A ce stade, je peux me tromper. Le test ADN que votre mari ira faire
dès cet après-midi confirmera ou non cette hypothèse, lui expliqua le
gendarme.
– Et si ce Garcia n’a rien à voir avec nous, qu’en conclurez-vous Major ?
lui demandai-je.
– Que son décès relève plus du règlement de compte que d’une
vengeance à votre égard. Même si la mise en scène de sa mort vous
était adressée. Fabio pouvait être leur complice et désobéir aux ordres en
cherchant à vous joindre. Il l’aurait payé de sa vie. Reste la question qui
m’obsède : si Jules est le seul de tout le canton à avoir reconnu l’homme
du portrait-robot, ce qui justifierait son départ précipité, quel lien peut-il y
avoir avec votre famille si ce n’est sa relation à Charles ? Et pourquoi ne
pas être venu m’en parler ?
– Par peur des représailles ? suggérai-je.
– Sans doute, Mademoiselle. Mais quand ont-ils croisé le chemin de
l’assassin et que s’est-il passé à cette époque ? Vos souvenirs à tous me
seraient très utiles. Votre grand-père est mort dans les années quatrevingt-dix, Mademoiselle. Vous n’étiez qu’une enfant mais vous avez
sûrement gardé des images de lui en tant que conteur, musicien…
– Oui, Charles aimait beaucoup les enfants. Il réunissait Floriane et ses
99
petits camarades à l’école ou dans son jardin le mercredi et revisitait les
légendes de Vendée, commença ma mère. Il n’avait pas son pareil pour
capter leur attention. Il vous mimait tous les personnages, poursuivit-elle
en me regardant d’un air doux et nostalgique d’une époque où tout était
simple et sous contrôle.
– Vous voyez Major, il n’y a rien de suspect à conter des légendes à des
petits enfants, renchérit mon père, dont les traits de visage n’exprimaient
quant à eux aucune douceur.
– Madame Favreau, à quelle occasion votre beau-père rencontraitil Jules ? Je sais qu’ils animaient des bals, des fêtes locales, allaient
pêcher. Les avez-vous déjà vu se disputer ? Après tout, une amitié aussi
longue ne peut se faire sans accroche.
– Vous avez raison Major. Mais pas devant moi. Ils venaient rarement
tous les deux à la maison et, à cette époque, j’avais moi-même quelques
tournées de chant.
Les notes aiguës d’un rouge-gorge traversèrent le salon et vinrent
interrompre ma mère qui ne put s’empêcher de sourire. A la fin de son solo,
le silence reprit son droit et accompagna mon introspection vers les images
de mon enfance. Personne n’osa le rompre. Ni le major qui reprenait son
souffle en rassemblant ses pensées, tirant un peu plus le fil de l’enquête.
Ni ma mère qui semblait s’éloigner vers sa vie d’artiste. Ni même mon père
qui nous offrit une pause dans sa diatribe contre Charrier.
C’est à ce moment-là qu’un souvenir précis émergea. Je tenais à peine
sur mes deux jambes et sentais l’odeur âcre de la fumée. Je cherchais
des yeux mes parents. Mais personne ne me vit. Tout n’était qu’agitation
et chaos autour de moi.
– La grange. Elle brûle et grand-père est à l’intérieur, m’exclamai-je.
– Vous voulez dire l’incendie de sa grange par la secte, Mademoiselle ?
me demanda le major qui avait retenu chaque détail de l’affaire.
– Oui, l’incendie de sa grange.
Je compris alors pour la première fois d’où provenait ma peur du feu. 100
CHAPITRE 12
Charrier
L’extrémité incandescente du cigarillo rougissait un peu plus
à chaque bouffée et perçait l’obscurité du bureau du major, que seule
une vieille lampe de style Art déco éclairait. La nuit était tombée depuis
longtemps et les rayons de lune traversaient des tentures épaisses,
partiellement tirées. Concentré sur son dossier, Charrier releva la tête
en direction d’un panneau de liège où étaient affichés les derniers détails
de l’affaire Favreau/Garcia. Il avait reproduit chez lui le cheminement de
l’enquête et passait des heures à tout vérifier, à ajouter chaque nouvel
élément du puzzle, à ressasser les pistes potentielles, à décortiquer les
faits et gestes des acteurs de ce drame, à interpréter leurs expressions,
à entendre leurs non-dits, à évaluer la pertinence des renseignements
obtenus. Il aimait se perdre en hypothèses et se félicitait de celles qu’il
avait avancées ce matin chez les Favreau. Même si elles ne concordaient
pas toutes avec la réalité. Il revoyait assis au bord de la Vie à La
Chapelle-Palluau le colonel Gautier, le rembarrant gentiment avec ses
intuitions, lui qui n’avait agi, sa carrière durant, que dans la pure tradition
101
cartésienne de cumul des indices. Mais Charrier fonctionnait autrement.
L’instinct l’avait toujours guidé et il le considérait comme indispensable
à son travail, comme un moteur de recherches au sens propre, comme
l’argile dont on façonne les plus belles pièces, l’essence même de
son métier d’investigateur. Si certains analysaient et déduisaient, lui
analysait, ressentait puis imaginait jusqu’à ce que sa version se heurte
au mur de l’incohérence et se désintègre dans le néant. Son esprit errait
alors dans de nouvelles conjectures car il restait persuadé que la réalité
d’une enquête dépassait le monde des cinq sens et qu’il fallait fouiller
dans le domaine de la perception, pour y apporter toute la lumière et
en chasser les dernières ombres. Face à un, voire deux criminels qui
aimaient brouiller les pistes, il ne pouvait que supposer et s’égarer dans
de nouvelles ramifications jusqu’à marcher sur le bon chemin.
Alors qu’il fixait le portrait de Charles Favreau punaisé sur le tableau de
liège, il se repassait la scène de ce matin, le refus d’Henri de rapprocher
son père à la victime, l’ignorance d’Evelyne et le retour à la case départ
avec la grange incendiée. Les informations se bousculaient, les visages
des protagonistes se superposaient jusqu’à ce qu’un seul sorte du lot.
Toujours le même. Celui qui permettrait de donner son sens à l’histoire.
De relier le passé au présent, les Favreau à la victime, le mort à son
assassin. Jules ! Jules ! Jules ! hurlait sa voix intérieure. Jules ! Jules
! Jules revenait sans cesse comme une litanie, résonnait dans sa tête
comme un gong et bourdonnait dans ses oreilles comme un moustique à
l’attaque. Un vieil homme de quatre-vingt-treize ans portait en lui le secret
de la famille Favreau.
Puis apparurent la grange incendiée, la salamandre et les corps calcinés
des parents de Perry. Le feu.
Des cendres tombèrent de son cigarillo sur la moquette élimée du bureau
alors qu’il se levait et se rapprochait de l’écran de liège qui projetait les
scènes décousues d’un film se déroulant des années soixante jusqu’à nos
jours. Le feu. L’esprit du feu. L’incinération, se répétait le major. Charles
s’en était sorti avec très peu de brûlures mais le couple d’Anglais avait
brûlé vif dans un accident de la route. Le feu purificateur, le feu vengeur,
énumérait Charrier à voix basse, cherchant à recouper les événements
et leurs symboles.
S’enchaînèrent les images du bouc se vidant de son sang dans la rivière
102
de la Chèvre pendue et de la victime d’abord noyée puis égorgée. L’eau
et le sang, deux liquides. Il venait de recevoir les résultats des analyses
des échantillons d’eau, qui confirmèrent que le crime avait eu lieu dans
le Ligneron. Dès demain, il dépêcherait des hommes pour passer au
peigne fin les abords de la rivière et espérait que les intempéries n’aient
pas effacé toutes les traces du meurtre. Une pêche miraculeuse avait
ironisé la procureure. Mais les miracles il fallait aussi les provoquer. La
comparaison d’échantillons de terre sur les rives du Ligneron avec celle
prélevée sous les ongles de Fabio pourrait servir à resserrer le périmètre
des recherches.
Charrier soupira. Il chercha des yeux le cendrier pour y écraser son mégot.
Il l’avait laissé sur une étagère de la bibliothèque, entre le dernier tome
de sa série policière préférée et l’encyclopédie de la criminalité. Bientôt,
il aurait le temps de la lecture, des promenades et de la cuisine, qu’il ne
retrouvait que trop rarement ces derniers mois. Elles lui manquaient. Pas
comme le tabac les jours où il devait faire les fonds de tiroir en attendant
l’arrivée de sa commande puis salivait en allant la chercher à SaintEtienne-du-Bois. Mais comme des compléments alimentaires que son
corps réclamait pour combler les carences et relancer sa mécanique, son
élan, son envie. Comme une nourriture autre et pourtant indispensable
à son équilibre. Comme une expression de ce qu’il était aussi. Au-delà
de cette fonction, de ce métier qui pourtant l’habitaient, l’avaient porté et
soutenu pendant son divorce et dont il devait apprendre à s’éloigner d’ici
la fin de l’année. Cette enquête était sa dernière, la plus mystérieuse,
la plus intense aussi, qui marquerait l’apogée de décennies de service
auprès de ses concitoyens s’il parvenait à la résoudre avant son départ
en retraite. Bien sûr, il en partagerait les lauriers avec ses collaborateurs
à commencer par la procureure, qui ne manquerait pas de tirer la
couverture à elle. Mais pouvait-on la blâmer, elle qui en endossait toute
la responsabilité ? Et ne finissait-elle pas sous ses sarcasmes par lui
laisser carte blanche dans le choix des pistes à exploiter ? Il essayait de
se la représenter devant les fourneaux, à faire mijoter un plat en sauce
pour ses proches et se rendit compte qu’il ignorait tout d’elle, jusqu’à sa
vie familiale.
Puis, son regard se posa sur un vieux cadre d’Elise et les enfants, l’un
s’agrippant à son dos et l’autre jouant dans ses jambes, les trois riant aux
éclats. C’est lui qui avait saisi cet instant. Sur une plage vendéenne. Un
moment de bonheur comme on devrait pouvoir les savourer. Il l’ignorait
103
alors. Le temps était passé, avait fait le tri dans ses souvenirs, stocké
les images, rangé celles douloureuses des déchirements, pleurs et
séparations dans le compartiment des dossiers classés et celles des
joies dans celui des affaires en cours. Ainsi en allait-il de sa mémoire
sélective. Son métier d’investigateur lui avait permis de supporter l’onde
de choc provoquée par le départ d’Elise car il avait appris à enfouir les
visions d’horreur inhérentes à sa profession dans l’un des casiers les
plus cadenassés de son disque dur, pour ne pas les ramener le soir à
la maison et protéger les siens. Quand il réalisa qu’il pouvait suivre la
même logique pour s’épargner, il força son esprit à s’éloigner de son
sentiment de culpabilité et à se concentrer sur ce qui lui plaisait. Non
pas la méthode Coué mais à force d’habitude, de routine, en enchaînant
les dossiers et suivant son instinct. De survie cette fois ou plutôt de vie.
Puis, le temps fit son travail de relativisation, diluant les émotions les plus
fortes. Et c’est ainsi qu’il put jeter des coups d’œil dans un demi-sourire
sur les clichés d’avant. Ce même instinct lui avait pourtant lancé une
injonction à laquelle il avait refusé d’obéir : contacter Véronique. Jusqu’à
ce qu’il l’entende. Avant de raccrocher, ils s’étaient promis de ne plus
laisser trop de jours s’écouler entre chaque appel et avaient programmé
une visite à trois, avec Guillaume. Une nouvelle photo en perspective,
pensait-il.
Il était tard et la fatigue alourdissait ses paupières. Demain, Perry aurait
ramené Jules dans le Pays de Palluau et il pourrait enfin s’entretenir avec
le vieil homme. Et Perry d’ailleurs ? Il n’avait pas eu le temps de suivre
cette voie et de passer voir Isabelle. Son sixième sens lui jouerait-il des
tours comme le suggérait Gautier ou devait-il vraiment se méfier de son
second ? Quand il y repensait, il trouvait ses soupçons infondés. Perry
était brillant et savait se contrôler. Et après ? S’était-il laissé influencer
par le passé en familles d’accueil de l’adjudant-chef ? Le surmenage
aurait-il brouillé son radar naturel ? Perry était un exemple d’ascension
sociale. Il était parvenu à traverser des épreuves et à aller de l’avant. Tout
semblait lui réussir. C’est la roue qui tourne, lui aurait soufflé Gautier à
l’oreille, s’il l’avait croisé. Tout paraissait si lisse chez Perry maintenant.
Trop sans doute pour le major, qui ne semblait à son aise que dans un
monde d’aspérités et de contradictions.
Perry entra en trombe dans le bureau du major à la gendarmerie de
Palluau et s’écria :
104
– Thomas, Jules est introuvable. Il était bien chez ses enfants et serait
parti ce matin en train. Sauf que personne ne l’a vu arriver à la gare de
Challans. J’ai laissé deux hommes en faction au cas où il arriverait cet
après-midi. Mais ça voudrait dire qu’il est descendu en chemin. Il a très
bien pu prendre une correspondance pour n’importe quelle ville.
Impossible à joindre car il n’avait jamais voulu de téléphone portable. Et
maintenant impossible à trouver. Décidément le nonagénaire n’avait pas
fini de les faire courir. Le savait-il seulement ? A ce stade, ils ne voulaient
pas lancer un avis de recherche. Jules n’était pas suspect dans cette
affaire et avait le droit de prendre le train et de jouer au touriste sans en
rendre compte. En ne contactant sa famille qu’aujourd’hui, ils avaient pris
du retard et Jules leur avait provisoirement glissé entre les doigts. A eux
d’éplucher les différents horaires et destinations des correspondances
les plus plausibles.
Perry avait du pain sur la planche. Il devait aussi encadrer les premières
équipes de recherches sur le lieu présumé du crime et presser le
laboratoire d’analyses pour la comparaison de l’ADN d’Henri Favreau
avec celui de la victime. Du fond de son bureau, à travers l’embrasure
de la porte, le major observait l’adjudant-chef prendre les rênes des
opérations dans le calme et commander ses hommes avec poigne et
efficacité. Aucun d’entre eux n’avait osé le railler aujourd’hui sur son épi
dans les cheveux que le trop plein de gel n’avait pu maîtriser. A croire que
seules des mèches rebelles lui résistaient.
– Perry, lança le major sans se lever de son siège, on sait comment le
vieux comptait rentrer de Challans à Saint-Christophe ?
– Ses enfants m’ont dit qu’il avait l’habitude de prendre un taxi, répondit
Sébastien à travers la porte grand ouverte du bureau du major.
– Un taxi en particulier, qu’il aurait réservé ?
– Je demande à mes hommes sur place de faire le tour des taxis et de
se renseigner.
Perry s’éloigna du bureau du major et regagna le sien pour passer des
coups de fil. Se pourrait-il que Jules ait décidé de descendre plus tôt du
train où l’attendait un taxi pour une destination qui ne leur était pas encore
105
connue ? Les pensées du major filaient. Depuis le début, l’attitude de
Jules lui échappait. Au départ précipité de Saint-Christophe s’ajoutaient
un trop court séjour chez ses enfants puis un itinéraire retour surprise
comme si le vieil homme cherchait à éviter quelque chose. L’homme du
portrait-robot ? Une confrontation ? Se savait-il en danger ? Et dans ce
cas, pourquoi ne pas être resté plus longtemps dans sa famille ? Pour
ne pas les mêler à cette affaire ? Son esprit sautait d’une hypothèse
à l’autre. Son sixième sens avait atteint le niveau d’alerte maximale. Il
sentait qu’une menace fondait sur Jules et risquait de l’emporter dans ses
serres. Plus que jamais il devait le retrouver avant le tueur du Ligneron.
Charrier bondit de son siège et se précipita dans l’office de son adjoint.
– Perry, prends tous les itinéraires possibles des trains jusqu’à Challans.
Appelle des renforts. On fonce faire le tour des gares pour retrouver sa
trace, fit-il en se pointant devant lui.
Perry ferma d’un coup sec un dossier marqué en lettres rouges confidentiel
et le balança dans son tiroir qu’il ferma à clé, la glissant dans la poche de
son pantalon. Le major eut juste le temps d’y lire les initiales JLV.
– T’as quelque chose à me dire, Seb ?
– Ça va prendre du temps de trouver des renforts vu toutes les opérations
en cours, répondit Perry d’un air dégagé.
– S’il n’y a que ça qui te tracasse, je vais appeler les gars de la section de
recherches. Ils trouveront.
– Dans ce cas, on peut y aller, fit Perry en se levant.
– Vas-y sans moi et tiens-moi au courant. J’ai une visioconférence avec
la proc dans une demi-heure. Je t’enverrai des hommes.
– T’as oublié que la connexion est en panne depuis deux jours ?
– Je lui ai donné le numéro du bâtiment de la communauté des communes.
Juste en face. Pratique. Le président ne me refuse plus rien depuis le
meurtre.
106
– Je t’appelle dès que j’ai du nouveau. Je prends Roussel avec moi. On
en a sûrement pour la matinée.
Perry s’enfonça alors dans le couloir aux murs blancs cassés de la
gendarmerie, hélant au passage le brigadier Roussel. Charrier le suivit
puis bifurqua dans son bureau et téléphona à la section de recherches.
Après avoir raccroché, il chercha dans un vieux sac de sport au fond
de son placard s’il s’y trouvait encore. Il brassa le bric-à-brac d’objets
divers et plongea une fois de plus sa main. Il toucha le manche en bois
et le sortit. Son tournevis. Il repartit en sens inverse vers le bureau de
l’adjudant-chef, ferma la porte et s’attaqua à la serrure du tiroir. Elle
résistait. Finalement, les caissons à tiroirs des administrations étaient
plus solides qu’il ne le pensait. Dans le pire des cas, il le transporterait
chez le garagiste d’à-côté mieux outillé. Il réitéra néanmoins sa
manœuvre. La demi-heure était déjà passée et il espérait que Perry ait
gobé son histoire de visioconférence. Il n’avait rien laissé paraître, ni un
froncement de sourcil ni même un battement de cil qui auraient pu trahir
son étonnement. Il avait réagi en professionnel et poursuivi naturellement
leur conversation. Charrier doutait qu’il fût dupe. S’il parvenait à forcer
cette satanée serrure, ils seraient de toute façon amenés à s’expliquer.
Le major perdit patience et donna un grand coup de pied dans le caisson,
qui se renversa. La serrure ne lâcha pas mais le tiroir était sorti de son
axe. Il se campa sur le côté et utilisa le tournevis comme levier pour
en forcer l’ouverture. Face à la détermination du major, le tiroir finit par
rendre les armes et céder. Il vomit sur le sol ses entrailles dans un amas
de papiers. Charrier avait gagné. Il s’agenouilla à côté du vaincu et, en
guise d’hommage, posa sa main sur son flanc, comme on se serre la
main après un combat à la loyale.
Puis, il ramassa avec précaution les feuillets numérotés pour en
reconstituer le dossier. Des chiffres, des lettres, puis à nouveau des
chiffres. Un code. Perry travaillerait-il déjà pour les services de la sécurité
intérieure ou de lutte contre le terrorisme comme il l’avait supposé ? Et
toujours ces initiales qui revenaient sans cesse, JLV. Le major les avait
déjà vues. Il en était certain. Mais dans quelle affaire ? Il passa en revue
dans sa mémoire les dossiers des dernières années et chercha ceux qui
avaient concerné Palluau. La petite horloge électronique qui décorait le
bureau de son adjoint égrenait chaque minute. Comme un métronome.
Un rythme lent qui faisait écho à ses battements de cœur. Le major
107
avait chaud et alla ouvrir la fenêtre. Il respira la douceur printanière d’un
mois de mai qui s’annonçait plus ensoleillé que prévu et qui offrirait aux
météorologues de nouveaux records de chaleur. JLV semblaient chanter
en chœur tous les oiseaux de Palluau. JLV lui criait la petite pendule de
Perry.
C’est alors qu’il se souvint il y a quelques années de la visite de son
adjoint à la section de recherches de Nantes pour leur soutirer toutes
les informations concernant les trafics de drogue entre le Sud-Ouest et
le Nord de l’Europe et dont la Vendée servait de plaque tournante. Une
obsession pour Perry. Ils en avaient maintes fois parlé. Mais il avait beau
chercher, il ne voyait que ces affaires de deal comme base commune
aux cantons de Palluau et du Grand Ouest. Et en les recoupant avec le
meurtre de Fabio Garcia s’afficha alors comme une évidence sur son
écran intérieur, le nom de Jimmy Le Viathan pour JLV.
Le Jimmy de Floriane.
Serait-il aussi mêlé à de sombres histoires de trafic ? Et pourquoi Perry
le lui aurait caché s’ils n’étaient complices ?
108
CHAPITRE 13
Jules
Depuis le jour où il avait découvert son visage dans le journal, il ne
parvenait plus à contrôler ses mains. Il se souvenait de tous ces vieux,
assis sur leurs bancs à refaire le monde, qui avaient la tremblote, comme
ils disaient à l’école d’un ton moqueur. Même leurs chiens dont l’âge avait
bloqué une partie de l’arrière-train imitaient leurs démarches de leurs
pattes flageolantes, ce qui rendait le tableau encore plus risible à leurs
yeux cruels de garnements. Aujourd’hui, Jules comprenait à quel point
notre propre corps pouvait nous échapper, à quel point le temps pouvait
nous rattraper, à quel point les événements pouvaient nous poursuivre.
Son premier réflexe avait été la fuite. Chez ses enfants. Jusqu’à ce qu’il
réalise qu’il devait le revoir, lui expliquer, le raisonner, l’amadouer.
S’il était parti dès le matin de Bretagne, il avait décidé de faire quelques
détours, descendant du train, puis en prenant un autre, plus tard, avant
de monter dans le taxi qu’il venait de trouver pour l’emmener à SaintEtienne-du-Bois. Ces chemins de traverse lui avaient laissé le temps de
la réflexion. Jusqu’à la dernière minute, il avait hésité.
109
Les paysages défilaient sous ses yeux. Des étendues de jaune, vert
et rouge épousaient l’azur et se fondaient dans l’horizon. Les taches
blanches et violettes des marguerites et des derniers bleuets complétaient
cette scène champêtre. La bise promenait les boules cotonneuses des
pissenlits en fin de course et les couchait délicatement dans les jardins
jonchés de pâquerettes. Les arbres étaient depuis longtemps sortis de
leur torpeur hivernale. Certains sentaient leurs feuilles à leurs extrémités,
d’autres la sève préparer leur semence. La nature s’était réveillée et
le criait à tue-tête. Il fallait être sourd pour ne pas l’entendre. Le soleil
arrosait généreusement les champs, l’obligeant à cligner des yeux.
Ils approchaient du bourg. Les maisons s’alignaient jusqu’à la place
centrale dominée par l’église de Saint-Etienne où le taxi s’arrêta. Drôle
d’endroit pour une rencontre. Il avait conservé dans la poche de sa veste
la lettre qui l’avait poussé à partir, à quitter sa vie à Saint-Christophe et à
réfléchir. Le facteur l’avait croisé ce matin-là et la lui avait remise en mains
propres. Elle était dactylographiée et le cachet montrait qu’elle avait été
postée à deux pas, dans sa propre commune. Avant même de l’ouvrir, il
savait. Que le moment était venu. Que le passé venait de tambouriner
contre sa porte jusqu’à ce qu’il ouvre.
Il sortit de la voiture après avoir réglé le chauffeur. Il était en avance. Il
repéra le banc devant l’église et prit place en pensant aux vieux de son
enfance. S’il n’était pas là pour refaire le monde, il espérait le quitter
la conscience tranquille. Cette histoire l’avait rongée depuis bien trop
longtemps. Surtout depuis la mort de Charles. Il ne restait plus que lui
pour porter ce fardeau.
Ce soir, il pourrait déguster un des bons petits plats que sa femme de
ménage avait dû laisser dans son réfrigérateur avec un verre de rouge
pour l’accompagner. Et il porterait un toast à Charles. Puis à sa Josette.
Il raconterait à son vieux compagnon qu’il avait tout fait pour oublier mais
que le destin était venu le chercher et qu’il ne pouvait pas l’ignorer. Qu’il
était temps de réparer ses erreurs et qu’il voyait là l’opportunité qu’il avait
toujours souhaitée. Il lui expliquerait pourquoi il allait rompre son serment
et rencontrer le major dès le lendemain. Qu’il y allait du bien être de sa
famille. Que sa petite-fille pouvait être en danger s’il continuait à se taire.
Qu’il était tout simplement temps de tourner la page. Pour de bon.
Alors, il se leva et se dirigea vers le lieu de rendez-vous. La grande
110
horloge de l’église venait de sonner dix-neuf heures trente. Il dînerait plus
tard que d’habitude. Dans une heure, tout serait terminé.
Il contourna l’église et vit qu’à l’arrière, la porte était bien ouverte, comme
indiqué dans la lettre. De l’autre côté de la route, dans le jardin d’une des
maisons de maître de Saint-Etienne-du-Bois, la fragrance d’un seringua
en fleurs l’enivra. Puis, ce fut l’odeur d’humidité qui prit le dessus alors
qu’il pénétrait dans la crypte de l’église. Tout était sombre et froid
à l’intérieur. Tout semblait être coupé du monde, de la vie qui frétillait
dehors, de la chaleur qui s’intensifiait de jour en jour, de la musique de la
ville qui résonnait dans les rues.
L’endroit choisi comme lieu de retrouvailles était calme et isolé et ne
servait qu’à de rares expositions car le plus souvent, la crypte était fermée
et interdite au public.
Le jour forçait le passage à travers les vitraux et une fois sa vue habituée
au peu de lumière, il distingua la grande table rectangulaire au centre,
sous la voûte en berceau soutenue par des colonnes et s’avança jusqu’à
elle.
Puis, une ombre remua dans le fond de la crypte et l’apostropha.
– Alors comme ça t’es venu, vieux fou. T’as plus de cran que l’autre voleur.
Jules fixa la silhouette et essaya de distinguer les traits de l’homme, qui
restait dans l’obscurité.
– C’est toi ? Tu t’en es vraiment sorti ? interrogea le vieil homme dans le
noir.
– Surpris hein ? T’aurais bien voulu que j’y reste. Il s’en est fallu de
peu d’ailleurs. Ce jour-là, je m’étais juré que si je m’en sortais, je vous
retrouverais tous les deux.
– C’était un accident. Personne ne pouvait prévoir.
L’ombre se rapprocha de Jules, qui put enfin voir son visage. Il n’avait pas
changé. Juste pris une vingtaine d’années comme sur le portrait-robot.
Mais l’expression n’était plus la même que celle de ses souvenirs. La
haine et la rancœur en déformaient chaque trait.
111
– Un accident ? T’appelles ça un accident ? Tu sais combien de temps je
suis resté à l’hosto entre la vie et la mort ? Et qui m’a sorti des débris ?
Toi peut-être ? Toi et ton pote, vous étiez trop contents que je disparaisse.
Ça faisait une part de moins.
Jules s’empourpra et se défendit.
– Non, c’est faux. Tout est allé si vite. On n’a rien pu faire. Et les pompiers
sont arrivés tout de suite. C’est pour ça que je suis venu. Pour t’expliquer.
– M’expliquer. A qui tu crois t’adresser, vieux fou ? C’est moi qui vais
t’expliquer pourquoi je voulais te voir.
Jules recula d’un pas devant le ton menaçant de l’homme qui s’avançait
vers lui.
– Je suis venu récupérer mon pognon. Avec intérêts. Et y a plus que toi
pour me l’apporter. J’ai rien trouvé chez ton pote et sa famille. Et pourtant
j’ai cherché partout.
Il esquissa une grimace avant de reprendre.
– Ecoute-moi bien. Une fois que j’aurai l’argent, tu n’entendras plus parler
de moi.
– De l’argent ? Tu oublies qu’on te recherche partout.
– T’occupes pas de ça. Tu me ramènes ce que je veux dans trois jours,
ici, même heure et j’efface l’ardoise. Sinon..
– Sinon quoi ? Tu vas me pendre par les pieds au-dessus du Ligneron,
comme tu as fait avec ce bouc.
– Ne me tente pas grand-père. Tu m’as pas laissé finir ma phrase. Sinon,
la petite journaliste, elle fera pas de vieux os.
Jules blêmit. Après toutes ses hésitations, il n’était venu à ce rendez-vous
que pour elle. Floriane. Et il savait maintenant que la vie de la petite-fille
de Charles dépendait de sa réponse. Il pouvait gagner quelques jours en
lui laissant croire qu’il lui apporterait l’argent. D’ici-là, il avait le temps de
112
prévenir Charrier et de laisser la gendarmerie faire son travail. Oui, mais
si elle échouait ? S’ils n’arrivaient pas à le débusquer ? Que se passeraitil alors pour lui et Floriane ? Il n’avait plus l’âge de servir d’appât et sentait
déjà ses jambes se dérober sous lui. S’il n’avait le cœur bien accroché, il
se serait déjà effondré.
Devant lui se tenait un homme nourri de vengeance, qui lui avait permis
de s’accrocher à la vie en lui donnant un but. De décupler ses forces
aussi. Une fois assouvie, l’homme n’aurait plus son tuteur pour rester
debout et commencerait par trébucher. Le nonagénaire avait pensé
pouvoir lui expliquer. En vain. Il venait de perdre tout espoir de reprendre
l’histoire là où elle s’était interrompue une vingtaine d’années auparavant
et d’en écrire une fin meilleure.
– Qu’est-ce qu’il se passe, vieux fou ? T’as pas l’air dans ton assiette ?
Tu vas pas faire un malaise, hein ?
Jules sortit de ses pensées et tourna le dos à l’homme qui venait de
l’humilier. La table de la crypte était parée de deux chandeliers en bronze.
Poussé par une volonté qu’il alla puiser au plus profond de lui, il tendit sa
main vers le candélabre et l’agrippa. L’homme bondit au même moment
pour l’en empêcher. Le bronze accompagna le bras du nonagénaire. Et
tout bascula.
Comme chaque soir, Jimmy était attaché à ce lit de fer dont il n’ignorait
plus aucun des ressorts qui lui transperçaient le dos. Tout en contemplant
la voûte de pierres qui l’oppressait tel un couvercle, il se remémorait
la raclée de l’autre jour. Elle avait au moins eu le mérite de réduire sa
quantité de drogue journalière. Mais elle lui avait aussi fait renoncer à
tout plan d’évasion.
Jimmy sentait sa mort approcher. Une question de jours. Dès qu’ils
auraient obtenu le nom de la taupe, le gang se débarrasserait de son
corps comme on le fait des objets encombrants sur le bord des routes.
Toute cette histoire avait fini par le dépasser. Il s’étonnait d’avoir tenu si
longtemps et de s’être pris au jeu de tous ces trafiquants. Il leur avait
procuré la plupart des informations recherchées à force de hacker des
logiciels de plus en plus sophistiqués. Mais son travail tirait à sa fin. Il
ignorait encore si l’arsenal de son tortionnaire faisait partie d’un trafic
d’armes ou d’un projet plus vaste. Il savait qu’il l’observait par la caméra
113
située à l’angle de la pièce et restait impassible pour ne pas se trahir.
Car enfin, l’instant qu’il attendait s’était présenté aujourd’hui et il ne
voulait pas éveiller ses soupçons. Son cerbère avait eu l’air agité toute la
journée, comme perturbé par une mauvaise nouvelle. Il ne l’avait jamais
vu autant grimacer et se parler à lui-même, d’une voix à peine audible,
moitié en français, moitié en espagnol. Tout en le guettant par-dessus les
ordinateurs, il en avait profité pour changer de site internet. Une occasion
qui ne se présenterait qu’une fois. Il avait alors envoyé un message codé
à l’adjudant-chef Perry. Un message de secours. Leur Mayday. Convenu
ensemble il y a des années, quand Perry était venu le voir en prison. Et
aujourd’hui, son dernier espoir de s’en sortir vivant.
Perry avait juste eu le temps de glisser le message de Jimmy dans
le dossier avant l’irruption intempestive de Charrier dans son bureau
et son départ pour la tournée des gares, dans un périmètre qu’il avait
sélectionné avec le brigadier Roussel, entre la Bretagne et Challans. Ils
avaient passé la matinée à interroger les chefs de gare dont deux avaient
reconnu le vieux Jules d’après la photo qu’ils leur avaient montrée et l’un
confirmait l’avoir vu monter dans un taxi, sans en connaître la destination.
Roussel était resté sur place, attendant que le chauffeur revienne à la
case départ.
L’après-midi, l’adjudant-chef avait rejoint les équipes de recherches
autour du Ligneron. Là-encore, ils avaient dû sélectionner certaines
rives plutôt que d’autres, qu’il avait lui-même choisies entre le pont de La
Bernardière et La Charmillère. L’action lui permettait d’éloigner son esprit
de ses principales préoccupations. Mais en début de soirée, alors que les
plongeurs bredouilles avaient tout remballé et qu’il s’apprêtait à repasser
par la gendarmerie, il y repensa. A l’appel au secours de Jimmy d’abord,
qu’il n’avait pas eu le temps de localiser. Puis, aux réactions du major
qui avait inventé une visioconférence avec la procureure pour ne pas
l’accompagner. Charrier n’allait pas tarder à tout découvrir et il lui restait
très peu de temps pour retrouver Jimmy.
Très peu de temps aussi avant sa confrontation avec le major.
L’horloge de l’église venait de sonner vingt-heures quand Jeanjean, son
bonnet noir de marin dans la main, sortit du bar de Saint-Etienne-du-Bois
en titubant. Depuis que Max l’avait mis dehors à Grand’Landes, il boudait
et lui faisait des infidélités en venant dans le bourg voisin. Mais ce soir,
114
il avait abusé de la troussepinette et peinait à retrouver sa kangoo. Il
tournait depuis de longues minutes autour de l’église en appuyant sur le
biper de sa clé de contact mais n’entendit pas la réponse. Pourtant, les
rues étaient désertes. Tout paraissait calme et il n’avait encore croisé
personne.
Alors il comprit. Il avait lu dans les journaux que le vol de voitures s’était
développé dans le nord de la Vendée et que les utilitaires Renault étaient
très appréciés pour la vente de leurs pièces sur internet.
– Manquait plus que ça ! Je vais quand même pas rentrer à pied.
Il sortit son téléphone portable et chercha dans ses contacts le numéro de
Marcel. Sa vue était brouillée et il ne le trouva pas. Il appuya néanmoins
sur une des touches de sa liste. Après plusieurs sonneries, personne ne
décrocha.
C’est alors qu’un bruit sourd suivi d’un cri lui fit relever la tête. Le son
provenait de l’intérieur de l’église. Il la contourna oubliant sa voiture. Bien
que la porte à l’arrière de l’édifice fût ouverte, il n’osa pas entrer. Du
moins pas tout de suite. Il appuya sur la touche bis de son téléphone, ne
se souvenant plus à quel numéro elle correspondait mais espérant que ce
soit celui de Marcel. Lui saurait quoi faire. Et au passage il le ramènerait.
Mais personne ne répondit. Toujours cette même voix mécanique de
répondeur lui récitant un numéro. Comme s’il pouvait tous les connaître
par cœur ! Alors il laissa un message, puis un second en espérant qu’il
viendrait le chercher.
Puis, il passa la tête à travers la porte entrouverte de la crypte et appela.
– Hé oh, il y a quelqu’un ?
Mais là encore, tout n’était que silence.
– Bordel, je sais qu’il y a quelqu’un. Je viens de vous entendre. Je suis
pas d’humeur à jouer à cache-cache, vous savez. Déjà qu’on m’a chouré
la bagnole.
Jeanjean remit son bonnet sur la tête puis poussa la porte qui grinça
en s’ouvrant. La lumière de fin de journée s’engouffra dans la crypte et
laissa apparaître un décor sommaire, composé de bancs, d’une table et
115
de chandeliers, dont un renversé sur le sol. Sans doute le bruit qu’il avait
entendu. Un chat avait dû se glisser à l’intérieur et monter sur le meuble.
– Bon, fausse alerte, y a personne. Faudra que je prévienne le gardien
qu’il fasse gaffe à bien fermer. On laisse pas les portes ouvertes comme
ça à n’importe quelle heure. Non mais je te jure. Et c’est des braves
citoyens après qui viennent faire leur boulot. J’ai presque eu la trouille en
plus avec ce bruit.
Et c’est en s’approchant de la table pour ramasser le bougeoir qu’il le vit.
Baignant dans son sang.
Debout, devant le double miroir de la salle de bains, Habiba contemplait
son corps de quinquagénaire. Bien charpenté, lui disait son mari. Bien
balancé, ajoutait-il dans le creux de l’oreille. Délicieusement conservé,
enchaînait-il quand il cherchait ses faveurs en plongeant ses lèvres
dans son cou alors qu’elle oignait sa peau d’huile d’argan. Malgré les
grossesses et l’allaitement, ses seins étaient restés plutôt fermes pour
son âge et son Dédé aimait en deviner chaque fois les contours et jouer
avec ses formes généreuses comme dans un jeu de pistes où chaque
découverte en appelait une autre. Coquette, Habiba savait se mettre en
valeur, utiliser les bons tissus pour ses robes, les faire bouffer au niveau
de la taille, puis les laisser épouser sa chute de reins, qui avait attiré bien
des regards dans les rues de sa jeunesse. A commencer par celui de
Dédé, toujours aussi friand de sa démarche dansante.
Elle avait envoyé sa robe se chiffonner dans le panier approprié et, parée
de sa seule chevelure d’ébène, relevée avec soin, elle s’avança vers son
mari.
Un téléphone portable, abandonné sur le bord du lavabo, se mit à crier,
réclamant son interlocuteur. Dédé, déjà sous la douche, était en train de
se rincer. Et pas seulement l’œil. Il ignora l’appel qui lui était destiné et
tendit sa main à Habiba, comme pour la presser de le rejoindre.
– La serviette. Passe-la moi chérie.
Elle n’entendit pas sa demande et s’invita. La serviette pouvait attendre.
Les appels aussi. Son Dédé, elle en connaissait tous les recoins et ne
s’en était jamais lassé. Elle le caressait du regard, le savourait de ses
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mains, le parcourait de ses lèvres depuis des décennies et retrouvait
à chaque contact de sa peau le plaisir de leurs premières étreintes, la
fougue ayant laissé la place à des préliminaires de plus en plus élaborés.
Alors qu’ils prenaient le temps de la dégustation, un deuxième puis un
troisième appel les interrompirent.
– C’est peut-être grave, Dédé. Tu devrais répondre.
– Plus tard ma chérie. Si c’était grave, ils laisseraient un message.
Le bip sonore caractérisant l’arrivée d’un message résonna dans la pièce.
Habiba s’inquiéta. Son instinct maternel était en alerte.
– Et s’il était arrivé quelque chose aux enfants ?
Un nouveau bip annonça alors un deuxième message. Furieux, Dédé
détacha ses mains des cuisses de son épouse et sortit de la douche en
râlant.
– Ça a intérêt à être important, sinon on va m’entendre. M’emmerder
dans un moment pareil…
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118
CHAPITRE 14
Nouveau meurtre
Leurs regards s’étaient croisés l’espace d’un instant puis, chacun
avait tourné la tête et fixé un angle de la pièce ou le sol, s’arrêtant sur le
corps ensanglanté. Côte-à-côte, Charrier et Perry n’avaient pas échangé
le moindre mot. A peine s’étaient-ils salués quand le major avait pénétré
dans la crypte, après l’appel de son second. Concentré sur son travail de
technicien d’identification criminelle de proximité, l’adjudant-chef attendait
les renforts. Ce n’était de toute façon ni le lieu, ni le moment pour se
parler. Un nouveau meurtre venait d’être commis. Certes, ils avaient fini
par le retrouver. Sa petite voix intérieure ne s’était pas trompée. Jules
était bien en danger. Mais ils étaient arrivés trop tard. Méconnaissable,
Jules avait été frappé à mort au visage. Aucune bête ne se serait ainsi
acharnée sur sa proie, éclatant la boîte crânienne, défonçant les yeux,
dont un sortait de l’orbite. L’image était insoutenable et Perry affichait
une expression plus fermée encore qu’à son habitude. Le major faisait un
nouvel effort pour revenir vers le cadavre et aider son adjoint. Malgré la
porte grande ouverte, l’air confiné des lieux l’empêchait de bien respirer.
Il brisa alors le silence tout en quittant la scène du crime et s’adressa à
119
Perry, qui saisit l’occasion de s’aérer.
– Qui a découvert le corps ? Ne me dis pas que Floriane Favreau passait
dans le coin faire sa prière à l’église de Saint-Etienne, que la porte de la
crypte était ouverte et qu’elle s’est dit « tiens et si j’allais voir à l’intérieur »
ou pire qu’elle avait un de ces rendez-vous morbides dont elle a oublié
de nous parler ?
Dehors, la nuit tombait sur la bourgade et des groupes d’étourneaux
ondulaient dans le ciel, formant une chorégraphie parfaite et poussant
pour la dernière fois de la journée leurs cris de ralliement avant de
rejoindre leurs perchoirs nocturnes. Les deux hommes continuaient de
s’entretenir sur le trottoir. Ou plutôt le major essayait de relancer le sujet
avec son adjoint, qui se contentait de réponses laconiques.
Fuyant toujours son regard, l’adjudant-chef désigna deux hommes qui
attendaient avec le brigadier Roussel sur le bord de la route, à côté du
café.
– Celui de droite, c’est André Lechat, agriculteur résidant à Falleron. C’est
lui qui a appelé la gendarmerie. Mais c’est l’autre, Jean Herbier, habitant
Grand’Landes, qui a découvert le cadavre. Je te laisse juger de la validité
de son témoignage : il sent l’alcool à plein nez et n’a jamais retrouvé sa
voiture, pourtant garée devant l’église. Toujours un mort de moins sur la
route, tu me diras. Et il y en a eu assez pour ce soir.
– Qu’ils rentrent chez eux et se présentent demain matin à la gendarmerie.
D’ici-là, il aura dégrisé. Demande à Roussel de raccompagner Monsieur
Herbier. Sa voiture ne va pas s’envoler et il n’est pas en état de conduire.
– Apparemment c’est un habitué des bars du coin mais ce soir, il aurait
dépassé ses limites. Tu remarqueras qu’il tient un bonnet de marin entre
ses mains. Faudra vérifier s’il est gaucher.
Le major les fixait et soupesait ces nouvelles informations, qui ne
réveillèrent aucun de ses signaux internes.
– Et son compère, Perry ? Lui aussi est un habitué ?
– Lechat alias Dédé la castagne. Non, pas que je sache.
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– Dédé la castagne ? Il a un casier ?
– Rien à voir. Un surnom qui lui colle à la peau depuis longtemps. Je n’en
connais pas l’origine. Un gars banal qui passait une soirée somme toute
agréable avec son épouse. Je te passe les détails dont il n’est pas avare
quand un « enfoiré le stoppa en pleine action », pour reprendre ses mots.
– Autrement dit, il a un alibi. Comme beaucoup de gars banals. A moins
que son épouse ne soit de mèche et fasse un faux témoignage pour le
couvrir. Avec son gabarit, il aurait pu correspondre à l’homme que l’on
recherche même s’il n’est pas conforme au portrait-robot. L’autre aussi
d’ailleurs. Bien que trop éméché. Bon, on verra tout cela demain.
Charrier s’était retourné en direction de la crypte quand Jeanjean le héla :
– Commissaire, attendez Commissaire.
Il le vit arriver droit sur lui traversant la route qui séparait le café de l’église.
– Je suis Major de la section de recherches de Nantes et non Commissaire.
Il n’eut pas le temps de poursuivre sa présentation. Jeanjean ne semblait
pas entendre, submergé par son émotion et le trop plein d’alcool, dont les
relents agressèrent les narines du major.
– J’ai touché à rien, je vous assure, Commissaire. Quand je suis entré
dans l’église, il était comme ça. Par terre. J’ai failli pas le voir, vous savez.
Y avait du sang partout. J’y suis pour rien. Je vous assure, Commissaire.
– On en reparle demain, Monsieur Herbier. Allez vous reposer. Roussel,
vous raccompagnez Monsieur. C’est urgent. Et vous le faites souffler
avant dans le ballon. Perry, on y retourne.
Les jours s’étaient étirés depuis la fin du mois de mai. Interminables. Juin,
d’ordinaire festif avec son lot de vacanciers, débutait dans une ambiance
pesante, sous une véritable chape de plomb, qui oppressait les habitants
du canton et particulièrement ceux de Saint-Christophe-du-Ligneron. On
avait tué leur doyen, touché à la mémoire du bourg, fendu ses fondations,
abattu un de ses piliers, violé leur patrimoine, outrepassé les limites du
concevable. Après le bouc saigné au-dessus du Ligneron, après le jeune
homme suspendu tête en bas à La Charmillère, cette nouvelle mort de
l’un d’entre eux, leur voisin, leur compagnon, leur ami, leur frère d’armes,
121
résistant en son heure, s’abattait sur la ville comme un véritable fléau.
Les superstitieux parlaient de malédiction, les religieux de colère divine
évoquant les sept plaies d’Egypte, les pragmatiques commençaient à
organiser des milices le soir pour se protéger. Tous s’accordaient pour
remettre en cause le travail des gendarmes. La procureure, Jeanne
Baudouin, avait alors multiplié ses interventions, prenant la parole à la
place de l’officier de communication, essayant de rassurer la population
et ses élus et coupa net à l’idée d’une battue que les plus virulents
réclamaient. Elle maintenait sa confiance dans les forces de l’ordre,
appelait les citoyens à s’unir et à en faire autant et confortait Charrier
dans son rôle d’enquêteur principal, le seul à connaître tous les détails de
l’affaire, le seul capable de venir à bout de cet imbroglio.
Debout devant la fenêtre ouverte de son bureau à la gendarmerie de
Palluau, un mégot de cigarillo coincé entre les dents, le major revoyait les
scènes des derniers jours. Depuis la disparition de Jules, il avait eu droit au
ballet habituel, des entrechats aux pirouettes de sa hiérarchie, des pas de
deux aux pas de bourrée des médias, des piqués aux glissades des élus.
Les journaux s’en donnaient à cœur joie avec leurs titres vendeurs sur
le rôle de la gendarmerie dans le canton. Les maires craignaient de voir
les manifestations estivales désertées par les touristes et le pressaient
de mettre un terme à cette mauvaise série noire. Bien sûr qu’il se sentait
responsable car il avait pressenti le danger imminent qui menaçait le
doyen et n’était pas parvenu à l’éviter. Il s’était laissé emporter par un
flot de conjectures, avait tergiversé au lieu d’agir et le retrouver. Mais
ce nouvel homicide ne ressemblait pas au précédent. Aucune mise en
scène cette fois. Soit le responsable n’était pas le même, ce qui relançait
la théorie des deux assassins abordée chez les Favreau, soit le meurtrier
avait été pris de cours, interrompu par un passant comme Jean Herbier.
Si ce dernier, trop imbibé, n’avait rien vu, il avait peut-être été repéré par
le tueur et pouvait représenter un témoin gênant. Après Floriane, Charrier
avait ordonné pour quelques jours une protection discrète du marin,
définitivement innocenté lors de l’enquête de flagrance, grâce à son taux
d’alcoolémie élevé. En plus, il n’était même pas gaucher. Son acolyte,
dont il avait oublié le nom, quelque chose avec castagne, avait lui aussi
un alibi, que son épouse était venue confirmer. Quand il reconnut Habiba
à la gendarmerie, il ne cacha pas sa surprise. Elle s’était présentée au
bras de son mari le lendemain du meurtre, toujours aussi flamboyante
que dans son souvenir, avec ses jupes multicolores et ses hauts assortis.
Une douce nostalgie accompagna leur échange. Si les ciseaux d’Habiba
122
n’avaient pas leur pareil dans le canton, elle était d’une attention indicible,
la confidente privilégiée des clients, l’oreille qui respectait les silences
et laissait chacun venir vers elle. Toute la famille Charrier fréquentait
son salon, à l’époque. C’est après le départ d’Elise qu’il avait renoncé
à y aller. Et aujourd’hui, il n’en avait plus vraiment besoin, sa femme de
ménage lui dégageant la nuque une fois par mois. La coiffeuse et son
époux formaient un couple pittoresque mais nul doute n’était permis sur
leur complicité et les liens qui les avaient soudés. Un modèle en somme
pour le major, qui avait rarement l’occasion de voir sur son lieu de travail
pareille entente. Des braves gens, certes banals, qui ne mâchaient pas
leurs mots, mais simples, bien intégrés dans la vie de la commune et qui
participaient à la richesse de Falleron. Au-dessus de tout soupçon.
Les grondements du tonnerre le sortirent de ses pensées, annonçant le
premier orage de la saison. Il ferma la fenêtre, retourna à son bureau et
cacha le bout de son cigarillo dans la boîte « zéro pollution », achetée
sur internet pour un programme test de recyclage des mégots, avant
commercialisation. Il avait été séduit par l’initiative et pensait ainsi faire
amende honorable auprès de son entourage, à chaque entorse à la loi
de 2008.
Puis, il se concentra sur Jeanne Baudouin qui l’avait convoqué en fin
de journée pour retracer tous les éléments de l’enquête et éliminer les
pistes les moins probables. Il lui était reconnaissant de la confiance
qu’elle lui portait et qu’elle clamait haut et fort. Elle restait persuadée
qu’ils approchaient du but et que l’assassin allait commettre un impair.
Mais par-dessus tout, elle voulait voir la lettre dactylographiée qu’il venait
de recevoir et qui avait été découverte par les techniciens dans la veste
du vieux Jules. Après l’avoir analysée sous toutes ses coutures, les
collègues de l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale
de Pontoise n’avaient trouvé aucune empreinte digitale à exploiter si ce
n’étaient celles de la victime. Mais cette lettre représentait aux yeux de
la procureure l’impair qu’elle espérait. Le criminel avait en effet oublié
de faire les poches du doyen avant de quitter les lieux et son contenu
pouvait être la clé de l’histoire de la famille Favreau. Elle lui avait même
demandé d’attendre leur réunion pour qu’ils la parcourent ensemble.
Finalement, ce nouveau meurtre lui montrait une facette de la procureure
qu’il n’aurait imaginée. Lui qui avait critiqué sa manière d’encadrer la
brigade, son caractère expéditif voire démotivant, révisa son jugement.
D’emblée, elle avait endossé toute la responsabilité de l’enquête et de
123
ses piétinements, acceptait les critiques et les contrecarrait, défendait
bec et ongles son équipe en rappelant qu’ils n’avaient pas pris un seul
week-end depuis des mois, rendant hommage à leur pugnacité et à leur
dévouement. Une vraie lionne protégeant sa portée. S’il avait appris avec
le temps à composer avec tout un panel de personnalités, il comprenait
maintenant que Jeanne Baudouin appartenait à celles que l’épreuve
dévoile, tout comme la jeune Favreau, qui inversait aujourd’hui les rôles,
cherchant à protéger ses parents de la dureté des événements. Le début
de la maturité.
Mais c’est sur Perry et le dossier confidentiel qu’il avait découvert dans
son tiroir, que ses pensées s’arrêtèrent. Il n’avait encore rien annoncé
à la procureure et reportait toujours l’échéance tant qu’il n’avait pas
entendu les explications de son second. Perry était débordé et passait
son temps à l’éviter. Il était sur tous les fronts à la fois, comme les rives
du Ligneron, dirigeant les fouilles. Il lui avait également laissé sur son
bureau les résultats de l’analyse ADN des deux Garcia, Fabio et le père
de Floriane. Négatif. Mais par-dessus tout, il s’était fait porté pâle et avait
ainsi disparu de l’équipe, comme si toute cette récente agitation, justifiée
par l’ampleur des tâches à accomplir, n’avait eu pour d’autre but que de
détourner l’attention du major, le temps qu’il élabore un plan de sortie,
comme un arrêt maladie. Le premier qu’il ait jamais pris. Et en pleine
enquête criminelle. Simple et efficace, estimait Charrier.
Le moment était venu de rendre visite à Isabelle.
La tempête battait son plein. Le vent venait frapper les vitres de notre
cabane des pêcheurs à Noirmoutier, achetée par grand-père bien avant
ma naissance. Il les secouait, les faisait vibrer puis sifflait en s’introduisant
à l’intérieur, suivant le passage que des joints usés par le sel de l’océan
lui offraient. Je n’étais pas parvenue à laisser la fenêtre ouverte bien
longtemps. Les bourrasques m’avaient fait reculer d’un pas. Les éléments
se déchaînaient devant moi et j’assistais au spectacle dans l’admiration
et le respect d’une nature qui replaçait chacun et chaque chose à sa
juste place. Tout en observant les rouleaux enfler, rejoindre le ciel avant
de s’écraser sur la grève, je visionnais le film des derniers événements
jusqu’à l’enterrement d’hier.
Car Jules était mort. Assassiné. Le meilleur ami de grand-père avait livré
sa dernière bataille contre le tueur du Ligneron. Il était parti rejoindre
124
celle qui ne l’avait jamais vraiment quitté, son épouse, Josette, à qui il
s’adressait à voix basse chez les commerçants quand il hésitait entre
deux variétés de légumes ou quand il se promenait le long de la rivière,
l’imaginant à ses côtés. Personne n’avait jamais osé interrompre ses
dialogues amoureux. Certains lui demandaient parfois comment allait
Josette. A quoi il répondait toujours qu’elle leur transmettait son bonjour.
Une fois le corps et les conclusions du légiste rendus, la famille avait
pu organiser ses obsèques et le maire rédiger son éloge funèbre.
Sobre et émouvant. Comme l’étaient le vieux Jules et ses funérailles.
Les Ligneronnais pleuraient l’un des leurs, mes parents se soutenaient,
oscillant entre affliction, peur et incompréhension, et je revis Alexis.
Présent après chaque meurtre, il montrait ainsi son attachement à notre
famille. Il ne s’était pas attardé, m’avait chuchoté avant de repartir que la
page était tournée, que je pouvais l’appeler si j’en sentais le besoin. Et
je ne vis bientôt que son dos diminuer à l’horizon alors qu’il s’éloignait du
cimetière.
La gorge serrée, abasourdie par la violence de cette nouvelle tragédie
digne des meilleures de Shakespeare, j’étais alors restée de longs
moments devant la sépulture de l’ami de mon grand-père, son bras
droit, son alter ego, son compagnon de route, sans parvenir à verser
des larmes. Ce meurtre s’abattait sur notre famille et je craignais qu’il
ne représente le point de non-retour, celui où tout pouvait basculer. « Ce
qui est fait ne peut être défait » , disait Lady Macbeth, sombrant dans la
folie. Et combien elle avait raison. Je cherchais autour de moi un regard
amical mais tous les visiteurs étaient déjà partis. Tous sauf un. Charrier
m’attendait.
Nous nous étions lentement dirigés vers la sortie du cimetière, puis vers
la maison de mes parents. Je ne m’en étais pas rendu compte sur le
moment mais j’avais agrippé son bras comme un support de marche,
une canne ou plutôt une béquille, vu mes pas chancelants. Sur le chemin,
Charrier parlait doucement, me rassurait, pressentait que ce drame tirait
à sa fin, que Jules n’était pas mort pour rien et n’emportait pas tous ses
secrets dans la tombe, contrairement à ce que la presse sous-entendait.
Il m’expliquait qu’une enquête ne se résumait pas aux indices et résultats
d’analyses. Que l’humain, ses histoires et ses relations faisaient la
richesse de son métier, aidait à comprendre le contexte et imposait une
logique qui amenait tout droit vers le coupable. Que les liens qui unissaient
la victime à notre famille lui permettraient de découvrir le meurtrier.
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Alors que nous arrivions, il me conseilla de m’éloigner de la ville tout en lui
indiquant ma future adresse pour y poster un de ses brigadiers. Le temps
nécessaire à l’acceptation de ce drame. Mais aussi pour se retrouver.
Ne pas s’effondrer, entraînant dans sa spirale ceux qui comptent le plus.
En peu de mots, le major était parvenu à m’insuffler le courage qui me
manquait, l’espérance d’une élucidation plus proche qu’il ne paraissait,
sans minimiser le danger qui planait sur notre famille.
Et c’est ainsi que le lendemain matin je demandai à mon père les clés de
notre refuge côtier et de sa voiture, la mienne attendant chez le garagiste
sa révision annuelle. Puis, je pris la route jusqu’ici, sous la menace de ce
premier orage saisonnier, fuyant l’agitation de ma commune, le tumulte
des médias et l’angoisse de mes parents.
Un éclair déchira le ciel m’obligeant à déserter la fenêtre et rejoindre
les bras douillets d’un des fauteuils du séjour-cuisine. Le roulement
du tonnerre suivit de peu et me fit tressauter. Les effluves marines
embaumaient le salon, un mélange d’odeur d’algues et de grand large,
ou d’iode comme certains le nommaient.
J’avais décidé de suivre les conseils du major, prendre du recul pour mieux
me concentrer et recouper les dernières informations. Mon tatouage et
Jimmy n’avaient-ils pas servi à l’enquête ? Mais mes circuits intérieurs
s’étaient déconnectés par le trop plein d’émotions et je me sentais inutile.
J’avais l’impression d’être sur un bateau que la tempête d’aujourd’hui
ballotait. Je tanguais de tous côtés jusqu’à chavirer et être emportée au
large. Je repensais à Charrier qui semblait si près du but. Mais qu’avait-il
découvert qui le rendait si confiant ? Même mon journal me semblait loin de
la réalité après m’avoir demandé si je pouvais reprendre du service, bien
qu’en arrêt maladie, et écrire ma version sur cette série de meurtres dont
je partageais maintenant la vedette avec un autre de mes concitoyens.
Cynisme fut le seul mot qui me vint à l’esprit. L’heure était au deuil et
au recueillement, non au voyeurisme. Pourrais-je un jour retrouver une
place dans mon équipe professionnelle ou cette succession de drames
me coupait-elle à jamais de tout ce qui avait constitué mon univers ?
Puis, je me replongeai dans l’histoire plus sombre de notre famille. Les
familles et leurs secrets. Qu’avait pu cacher grand-père à ses proches
pendant toutes ces années ? Jusqu’à son dernier soupir, il n’en avait rien
révélé. Comme s’ils voulaient nous protéger.
126
Je me levai et me dirigeai vers la pièce du fond, moitié bibliothèque,
moitié chambre d’amis, où s’entassaient pèle mêle les affaires de
Charles, toujours dans leurs cartons pour certaines d’entre elles, étalées
sur des étagères pour les autres. Et si l’explication se trouvait là, dans
cette cabane qu’il affectionnait tant ? Non, impossible. Mon père avait
déjà trié toutes ces vieilleries. Mais il n’y avait pas remis les pieds lors de
notre dernier séjour à Pâques, après le premier meurtre.
C’est alors que je revis Charrier à la maison, quelques mois plus tôt, nous
parler de la secte que grand-père avait quittée avec fracas, et d’ajouter
qu’avant d’éliminer une piste, il fallait en avoir le cœur net.
127
128
CHAPITRE 15
Perry
Le cœur serré, il sonna à la porte des Perry. Il ne pouvait plus
remettre sa visite. Il avait attendu. Trop sans doute. Bercé par la
confiance absolue de Gautier en son poulain et par le professionnalisme
de son second, Charrier avait douté de sa propre alarme jusqu’à ce qu’un
dossier confidentiel agite à nouveau son carillon interne, tintinnabulant
entre chaque hémisphère de son cerveau. Etre là, à Apremont, devant
la maison de son adjoint, c’était envisager sa culpabilité ou du moins sa
complicité. Cette enquête l’emmenait sur des terrains marécageux qu’il
n’aurait jamais imaginés et dans lesquels il ne voulait pas s’enliser.
Le ding dong habituel résonna et Isabelle ouvrit. Elle ne cacha ni sa
surprise en le voyant, ni son désarroi. Son visage d’un parfait ovale,
encadré de cheveux sombres et raides qui tombaient sur les épaules
et qu’elle remettait derrière les oreilles, exprimait l’inquiétude et la
résignation.
– Thomas, je ne savais pas que tu venais. Sébastien ne m’a rien dit.
129
– Bonjour Isabelle. Disons que je passais par là et que je venais prendre
de ses nouvelles. Ou devrais-je dire de vos nouvelles ?
Isabelle ne releva pas. Elle regarda vers l’arrière dans le couloir tout en
gardant la porte entrebâillée et ne se rendit pas tout de suite compte que
le major s’était avancé.
– Je peux entrer ? Je ne vous dérange pas au moins ?
– J’allais sortir, Thomas. Je dois aller chercher les enfants à l’école.
Le major n’entendit pas, poussa la porte, l’écarta d’un geste lent mais
ferme et fit un pas en avant tout en criant.
– SEB. FAUT QU’ON PARLE. ARRETE DE TE PLANQUER.
Il n’eut comme seule réponse que le silence ricochant sur les cloisons
de l’entrée. Puis, il se tourna vers Isabelle, qui fixait ses pieds avant
d’enfoncer ses yeux noisette dans les siens.
– Il est où ? C’est important.
Le major retrouva sa voix calme et rassurante, invitant Isabelle à la
confidence.
– C’est le moment que j’espérais et que je redoutais aussi. Tu en as mis
du temps à venir.
– Parce que ton mari est mon adjoint. Et un excellent même.
– Alors tu ne sais pas ?
Charrier la regarda sans comprendre.
– Je ne sais pas quoi ? Bon sang Isabelle, c’est fini le temps des
devinettes. T’es au courant qu’on a un meurtre de plus sur les bras ?
– Ne le prends pas sur ce ton avec moi, Thomas. Comme tu le dis, Seb
est excellent et je ne suis pas plus impressionnée par tes états de service
que par les siens. Tu es bien placé pour savoir ce qu’on endure quand
on épouse un gendarme. Une belle vocation. Pour sûr. Jamais à l’abri
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d’une balle ou d’un coup de couteau. Sans compter les permanences, les
soirées et les week-ends interrompus.
Charrier regretta aussitôt. Il ne savait que trop bien ce par quoi leurs
épouses passaient. Elise en avait souffert sans dire mot, jusqu’à ce
qu’elle ne le supporte plus. Et c’était déjà trop tard.
Isabelle, plus extravertie, ne cachait pas ses tourments, ce qui lui permettait
d’y faire face. Ses lèvres remuaient comme si elles poursuivaient un
discours intérieur puis s’entrouvrirent.
– Seb est parti. Ce matin. Il ne m’a pas dit où.
– Il n’a jamais été malade, n’est-ce pas ?
– Non, il avait une affaire à régler. Il avait besoin d’un jour ou deux. Il
savait que tu ne serais pas dupe mais ça lui laissait un peu de temps.
– Quelle affaire ?
– Seb ne me parle pas de son autre travail. Mais je sens qu’il est en
danger. Tu dois l’aider, Thomas.
– L’aider ? D’abord, je ne sais même pas où il se trouve et j’ignorais qu’il
avait un autre travail.
– C’est comme ça que je l’appelle depuis l’autre jour.
– Ecoute Isabelle, tu peux continuer à tourner autour du pot ou bien venir
faire quelques pas avec moi et tout reprendre dans l’ordre.
Isabelle n’hésita pas. Elle décrocha sa veste de la patère, sortit après
Charrier et verrouilla la porte derrière eux. Sans échanger la moindre
parole, ils quittèrent la rue des Jardins, coupèrent la départementale 21
en direction de la rue de la Frairie, puis descendirent vers le château.
Ils longèrent le restaurant autrefois tenu par les parents de son mari,
tournèrent vers le SPAR, prirent la voie menant à la forteresse jusqu’à
rejoindre le parc du château, surplombant la Vie. Le fleuve glissait en
contrebas, s’étirait et ondoyait comme un long ruban qui s’étoffe et se
met à vibrer, puis disparaissait en méandres dans un chant apaisant.
131
De rares éclaircies se frayaient un chemin entre les nuages et un soleil
timide dardait un de ses rayons qui se miroitait sur l’eau.
Charrier retrouvait les rives de la Vie comme au matin de sa promenade
avec Gautier, à La Chapelle-Palluau, lors des premières confidences sur
Perry. Il attendait Isabelle. Elle embrassait du regard le paysage bucolique
qui s’étendait devant eux, puis se tourna vers lui tout en plaçant une
mèche de cheveux derrière l’oreille, lui indiquant qu’elle était prête.
– J’ai commencé à m’en rendre compte bien avant le premier meurtre. Il
passait de plus en plus de temps le soir devant l’ordi et me disait que c’était
pour le boulot. Et puis il disparaissait le temps d’un week-end ou parfois
en semaine comme maintenant. On avait pourtant convenu qu’aucun
dossier ne devait franchir le seuil de notre maison. A quoi il répondait
toujours qu’il n’en avait pas pour longtemps. Je l’entends encore me dire
« juste une fois, Isa ». Une fois qui s’est souvent répétée depuis et, ne
m’en veux pas Thomas, mais je te désignais comme l’exemple à ne pas
suivre.
Le major sourit à cet aveu spontané et encouragea Isabelle à continuer
son récit. Elle se racla la gorge comme pour faciliter le passage des mots
et les déversa d’un bloc dans un long monologue, exhalant ainsi toutes
ses angoisses.
– Après ce meurtre, j’ai fouillé son bureau. Ce n’est pas dans mes
habitudes, je t’assure mais je craignais pour sa vie. Au début, je n’avais
rien trouvé jusqu’à ce que je tombe sur une clé USB. Hasard ? Pas
vraiment. J’ai quand même travaillé quelques années dans la police avant
mon mariage. Tu me croiras ou non mais cette clé détenait les noms des
plus grands dealers de l’Ouest. Ceux qui étaient toujours en activité et les
autres, déjà arrêtés. Elle comprenait le détail des prochaines opérations,
sans aucune date, la route du trafic, de l’Amérique Latine, via l’Espagne
jusqu’aux Pays-Bas, les noms des commanditaires et des intermédiaires
vendéens. Je me suis demandé comment Seb pouvait avoir rassemblé
tout ça ? Ça ne pouvait pas être une de vos enquêtes. Pas dans de
si petites villes. Je t’ai appelé pour savoir mais ce meurtre vous a tous
accaparés et tu ne m’a pas répondu.
Isabelle s’interrompit. Elle affichait une expression mêlant la lassitude au
soulagement. Le major en profita pour enchaîner.
132
– Je n’ai pas compris ton message. Et je n’avais aucune raison de
m’interroger sur Seb. La question que je me pose c’est pourquoi
consultait-il cette clé chez lui et où elle se trouve maintenant ?
– Il l’a récupérée mais j’en ai fait une copie.
Isabelle ouvrit sa veste. Au passant de son pantalon pendait une
petite chaîne au bout de laquelle une clé USB entrechoquait celles du
trousseau. Elle l’isola des autres et la tendit au major.
– Tu as fait d’autres doubles ?
– C’est possible.
– Seb le découvrira tôt ou tard si tu ne me les donnes pas tous.
– Il l’a déjà découvert.
Charrier blêmit. Isabelle ne lui laissa pas le temps de comprendre.
– Il m’a dit qu’il allait tout nous expliquer. Qu’il était à deux doigts d’y
arriver. Fallait juste lui laisser un peu de temps. Thomas, tu sais qu’il a
toujours rêvé de démanteler ce trafic et ne plus voir des jeunes défoncés
dans les rues de Vendée. Tu ne t’en es peut-être pas rendu compte
depuis que tu travailles à Nantes, mais les dealers ont gagné du terrain
par ici. Tu dois l’aider. Il n’y arrivera pas tout seul.
Le major assemblait ces nouveaux morceaux du puzzle mais ne parvenait
pas à distinguer le motif qu’ils représentaient.
– Il s’est passé de moi jusqu’à présent et il n’est pas seul. Il a un complice.
Jimmy Le Viathan. Ça te dit quelque chose ?
– Il fait partie de la liste des intermédiaires. Et Fabio Garcia aussi. Tu
les trouveras sur la clé. Qu’est-ce que tu veux dire par complice ? Je ne
connais pas ses liens avec la victime ou ce Jimmy, mais je sais très bien
de quel côté penche mon mari. Tu devrais en être sûr, toi aussi.
Charrier s’emporta malgré lui.
133
– Si j’avais douté un peu plus tôt, tu ne serais pas là à demander mon
aide, ni lui à prendre des risques inconsidérés. Ce Jimmy Le Viathan est
une petite frappe, voire le ou un des tueurs du Ligneron. Et ce qui est sûr
c’est qu’il doit être armé. Et qu’il est dans le coin.
Isabelle n’insista pas. Elle regarda une dernière fois le major, en replaçant
une de ses mèches derrière l’oreille.
– Retrouve-le et ramène-le. Les enfants m’attendent. Je dois y aller.
Elle posa la main sur le bras du major puis s’éloigna des fortifications,
de sa vue plongeante sur le fleuve et s’engouffra dans la voûte cavalière
qui donnait sur l’avant du château. Charrier la regarda disparaître tout
en serrant entre ses doigts la clé USB, qui lui permettrait de retrouver
son adjoint en vie. Du moins l’espérait-il. Les révélations d’Isabelle
s’entremêlaient dans l’écheveau complexe de cette affaire et le major
ne parvenait pas à en dénouer tous les fils. Ce qu’il appréhendait venait
cependant d’être confirmé : Perry connaissait le Jimmy de Floriane mais
quelle partition jouait-il dans cet ensemble orchestré par l’assassin ?
Pourquoi ne pas s’en être ouvert à lui après le premier meurtre et continuer
à mettre sa vie en danger en agissant seul ? Alors qu’il commençait à y voir
un peu plus clair sur ce qui reliait Charles Favreau, le vieux Jules et son
assassin grâce à la lettre examinée dans le bureau de la procureure mais
aussi aux coupures de presse espagnole que Floriane avait découvertes
à Noirmoutier sur son grand-père, son propre adjoint jetait une nouvelle
ombre sur l’enquête. Il pressentait qu’un autre marionnettiste tirait les
ficelles d’une histoire s’imbriquant dans celles des crimes du tueur du
Ligneron et dont Seb pouvait être l’un des protagonistes. Mais il ignorait
jusqu’où allait l’implication de son second et ce que la clé USB allait lui
révéler. Et par-dessus tout, il appréhendait les décisions qui pourraient
s’imposer à lui car, à la veille de son départ à la retraite, l’idée de briser
une carrière et une famille lui soulevait le cœur.
Perry avait localisé le courriel envoyé par Jimmy et s’étonnait de le savoir
si proche, dans un des vieux souterrains abandonnés de La ChapellePalluau, connu des seuls habitants du canton. Interdit au public, la galerie
menaçait de s’effondrer et son entrée était dissimulée derrière un mur
de pierres avalé par les herbes folles. Le lierre avait depuis longtemps
pris possession des lieux et formait une barrière végétale rendant
l’accès impossible. L’adjudant-chef attendit la tombée de la nuit pour le
134
contourner, découvrit une lucarne derrière deux barreaux dont l’opacité
du verre ne laissait rien entrevoir et se dirigea vers un autre passage,
utilisé durant son adolescence avant qu’il ne soit lui-même obstrué.
La Chapelle-Palluau regorgeait de caches souterraines, creusées au
Moyen-Age contre les invasions normandes, parfois réutilisées pendant
la guerre de Vendée et dont la légende disait que certaines étaient reliées
au château de Palluau.
Une centaine de mètres plus loin devant l’autre entrée, la nature en
friche masquait une grille fermée par un cadenas, dont il n’avait gardé
aucun souvenir, comme si elle avait été récemment installée. Des
branchages, fraîchement taillés, en camouflaient l’ouverture. Un travail
de professionnel. Les arachnides avaient contribué à en parfaire la
dissimulation tissant des toiles démesurées. Il ne perçut aucun bruit, ni
mouvement. Seule la sonorité aiguë des stridulations des grillons rompait
le silence de la nuit. Perry enfonça son bonnet noir, tira sur les manches
de son polo et vérifia que son Sig-Sauer SP 2022 était bien chargé. Il
ajusta sa lampe frontale et sortit un trombone pour crocheter la serrure du
cadenas, espérant ne pas avoir perdu la main depuis sa jeunesse. Mais
surtout, il espérait arriver à temps. Jimmy avait bien travaillé et ne méritait
pas de finir comme ça. Pas dans ce trou à rats.
Il repensa aux enfants, à Isabelle puis à Charrier. Bientôt tout sera fini.
Isabelle avait sans doute transmis au major les informations qu’il avait
amassées ces dernières années sur le trafic de drogue via la Vendée. Si
près du but, il ne pouvait de toute façon plus reculer. A lui de jouer serré. Le
reste s’enchaînera comme il l’avait prévu. Il s’amusa de son arrêt maladie,
perche qu’il avait tendue au major et se demanda pour quand était prévu
leur tête-à-tête, sa dernière épreuve. Charrier avait toujours fonctionné à
l’instinct et sa perception de son environnement valait toutes les analyses
des collègues techniciens. Il savait qu’il ne tarderait plus. Avec lui, nul
besoin de mots. Un regard ou un non-dit lui en apprenaient plus que
des heures d’enquête. Mais Perry ne s’était pas trahi. Il avait accompli
ses tâches sans sourciller et était même parvenu à l’éviter après avoir
découvert son tiroir forcé et le dossier sur Jimmy, posé en évidence sur
son bureau, avec juste ce mot « m’en parler ». Il avait fait le choix de se
taire et avait tenu bon jusqu’ici. Il espérait que Jimmy en avait fait autant.
Il y allait de leur survie. A tous les deux. Depuis l’année où il l’avait fait
sortir de prison, Jimmy ne l’avait jamais déçu. Un investissement à long
terme dont il allait récolter les fruits. Une chance qui ne se présenterait
135
qu’une fois. Qu’il fallait savoir saisir et même provoquer comme il l’avait
fait avec Gautier et ses parents adoptifs.
La serrure se mit alors à gémir dans un bruit métallique et le cadenas
céda. Perry le retira des barreaux de la grille qu’il poussa dans un
couinement strident pendant qu’une bouffée d’air confiné à l’odeur
d’humidité agressa ses narines. Au moment de la franchir, il n’entendit
plus rien et s’immobilisa. Les grillons ne chantaient plus. Derrière lui, des
pas résonnèrent, faisant craquer l’herbe. La main sur son révolver, il n’osa
pas tout de suite se retourner et laissa l’ombre se rapprocher. Quand il
sentit dans son dos une présence, il pivota sur son axe en pointant son
arme droit devant. Mais le faisceau de lumière émanant d’une lampe
torche l’aveugla.
Il eut juste le temps de voir qui le tenait en joue. 136
CHAPITRE 16
Jimmy
– Baisse ton arme Seb.
– Et toi baisse ta torche, Thomas. Tu m’aveugles. Content de te voir.
– Vraiment ?
Charrier décala le rayon de sa lampe et éclaira l’entrée du souterrain
tout en rengainant son revolver. Perry l’imita puis planta son regard dans
le sien. Il n’avait pas prévu que leur rencontre se passerait ici, devant
cette grille. A une heure près, tout aurait été différent. Il avait sous-estimé
le major et fut surpris par sa vitesse de réaction. Alors que son esprit
évaluait la situation, il garda son calme et ne laissa rien paraître.
– Tu m’as trouvé comment ?
– Ton portable. Il n’est pas éteint. J’ai même cru au début que tu l’avais
laissé dans une poubelle ou quelque chose comme ça pour m’attirer
ailleurs.
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– Quand je te dis que je suis content de te voir.
– Joue pas à ce jeu-là avec moi, Seb. Il y avait plus simple comme moyen
de se parler. Dis plutôt que t’avais oublié le GPS de ton téléphone. Ou
bien tu as cru que j’étais trop vieux pour savoir l’utiliser.
– Ecoute, j’ai pas le temps de tout t’expliquer. Il y a un môme qui risque
de mourir si j’interviens pas maintenant.
– Jimmy Le Viathan, hein Seb ? Ton complice. Dans quoi tu t’es fourré ?
T’as pensé à Isa, aux enfants ?
Pour lui extorquer la vérité, Charrier voulait amener son adjoint sur le
terrain de la famille, son point d’ancrage. Mais aussi son point faible.
– Attends. C’est pas ce que tu crois. Jimmy est un agent de renseignement
civil. Il a été recruté sur mon initiative il y a plusieurs années pour infiltrer
des gangs. C’est comme ça qu’il a eu sa remise de peine. Et c’est grâce
à lui qu’on a pu coffrer autant de dealers ces derniers temps.
Le major ne s’attendait pas à cette révélation. Ainsi, Jimmy travaillait pour
eux comme indic. Et il n’en avait rien su. Ce nouvel élément changeait
son angle de vue sur l’affaire du tueur du Ligneron. Des questions lui
brulaient les lèvres mais Perry ne lui laissa pas le temps de les poser.
– Tu crois pas qu’on a tous droit à une deuxième chance, Thomas ?
Moi par exemple, qu’est-ce que je serais devenu si je n’avais pas croisé
Gautier ? Quand je suis allé chez Jimmy pour son interpellation, j’ai eu
l’impression de me revoir au même âge. Sauf que j’y avais échappé.
De justesse. Une fugue de trop qui a changé ma vie. Le problème avec
Jimmy c’est qu’il ne fuguait pas. Il restait chez lui derrière son ordi, à tout
pirater. Jusqu’à ce qu’on le localise et qu’on vienne le cueillir.
– Et pourquoi tu m’as rien dit ?
– Je n’avais plus aucune nouvelle depuis des mois. Je me demandais
s’il était encore en vie. Puis, j’ai reçu son mail l’autre jour. Un appel au
secours codé qu’on avait mis au point au cas où. C’est à ce moment-là
que tu m’as vu sortir son dossier.
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– Bon sang, on est dans le même bateau. Tu aurais dû m’en parler après
le premier meurtre.
– Et griller sa couverture ? Tu sais ce qu’ils font aux taupes ces gars-là,
quand ils les coincent ?
– La même chose qu’à Fabio Garcia.
– J’imagine oui. Et Jimmy pouvait être le prochain sur leur liste. C’est ce
que j’en ai déduit avec l’histoire du tatouage. Me manifester le condamnait
à mort de toute façon.
– Alors que maintenant, tu penses pouvoir le sauver ? Seb, tu n’as fait
qu’utiliser ce jeune et tu es responsable de ce qui lui est arrivé.
– Attends un peu. Jimmy était majeur et venait de faire de la taule. C’est
pas moi qui l’ai condamné quand même. Et il pouvait refuser.
– Et c’était quoi son alternative ? Personne ne sort indemne de plusieurs
années à l’ombre. Tu te prends pour le bon samaritain ou quoi ?
Le ton montait entre les deux hommes. Perry esquissa une grimace.
– Désolé que tu le prennes ainsi. Ce qui me conforte dans l’idée que
j’ai bien fait de me taire. Tu te permets de juger sans rien savoir de ce
que c’est que de mal commencer dans la vie, toi qui as eu un parcours
linéaire. Quand tout sera fini, Jimmy aura son casier judiciaire effacé et
un poste dans la cybercriminalité. Un nouveau départ.
Charrier ne l’entendit pas et le poussa dans ses retranchements.
– S’il est encore en vie pour en profiter. Dis-moi Seb, qu’est-ce que tu y gagnes
dans tout ça qui vaille la peine de prendre tous ces risques, seul, et de menacer
ton équilibre familial ? Les lauriers de la gloire ? Une promotion ? Plus…
Perry le coupa net et rétorqua d’une voix tranchante.
– Je n’ai pas le temps d’approfondir le sujet. Tu peux rester derrière cette
grille ou non, Thomas ? Comme tu viens si bien de me le rappeler, je suis
responsable de la vie de ce môme.
139
Perry se retourna et s’enfonça dans la galerie. De part et d’autre, les
murs suintaient. Charrier lui emboîta le pas. Tous deux pointaient leurs
armes en avançant lentement. Ils aperçurent un coude dans le tunnel qui
débouchait sur deux cavités. Sur les murs en pierres de celle de gauche
étaient accrochés quatre écrans, tous éteints. Dans le coin se trouvaient un
point d’eau, une bassine et un réchaud sous des étagères où s’empilaient
des conserves en tout genre. Au centre, des tréteaux soutenaient des
planches en bois qui servaient de table à manger et de bureau. Plusieurs
disques durs en forme de tours jonchaient le sol, mélange de sable et
de terre. Un lit de camp entouré de livres en espagnol avait été calé sous
la voûte du fond, exploitant au mieux tous les espaces de la pièce. Des
câbles et fils électriques serpentaient par terre et longeaient le mur jusqu’à
une petite ouverture donnant sur l’extérieur, qui permettait de les relier au
compteur le plus proche et servait accessoirement de ventilation. Deux
chauffages d’appoint complétaient ce mobilier sommaire et n’étaient pas
de trop, même au mois de juin, dans une salle où l’humidité pénétrait
jusqu’aux os et rendait asthmatique quiconque y séjournait. L’endroit
paraissait désert. Sous la voûte, non loin du lit, deux caisses ouvertes
contenant des armes de poing et des explosifs, n’avaient pas encore été
scellées et semblaient abandonnées comme après un départ précipité.
Perry et Charrier doutaient d’y retrouver Jimmy. Les deux assiettes et
verres posés sur l’une des planches leur indiquaient pourtant que deux
hommes y avaient vécu. Mais tout portait à croire que le major et son
adjoint arrivaient trop tard. Il fallait dès à présent prévenir la brigade et
les techniciens pour qu’ils viennent saisir les armes et les ordinateurs,
puis passer au peigne fin ce repaire. Charrier sortit son téléphone pour
les appeler tout en s’emparant du livre de chevet de l’habitant des lieux.
Une photo en noir et blanc servait de marque page. Elle représentait un
groupe d’hommes dont les noms étaient inscrits au dos ainsi qu’une ville
et une date « San Sebastian, 1960 ». La même que celle de l’article de
presse scanné par Floriane. Alors qu’il la glissait dans sa poche, la voix
de Seb rebondit sur les parois rocheuses.
– Thomas, amène-toi. Je l’ai trouvé. Dans la galerie de droite.
Le major revint sur ses pas. Il n’avait pas encore examiné la deuxième
pièce plus éloignée de celle où il se trouvait, abritée derrière une grosse
porte en fer au système de fermeture électronique sophistiqué. Elle était
grand ouverte et donnait sur une sorte de cachot, éclairé par la faible
lumière d’une lucarne. Sur la couche aux armatures métalliques gisait un
140
jeune homme, au crâne pratiquement rasé, et dont un bras était attaché
à la tête de lit par des liens en cuir que Perry était en train de trancher.
Son autre bras pendait dans le vide et effleurait le sol où était tombée une
seringue. Overdose.
– Il vit encore, Seb ?
– Je ne sais pas. Je ne suis pas arrivé à trouver son pouls. Essaie, toi.
La manche de la victime était déjà retroussée. Charrier tâta son poignet et
chercha l’artère radiale. Après quelques instants, il palpa l’artère carotide.
Il bascula lentement vers l’arrière la tête de Jimmy, toujours inconscient, et
appliqua à nouveau ses doigts dans le cou. Puis, il commença à pratiquer
le bouche à bouche et le massage cardiaque. Jimmy ne bronchait pas.
Aucun filet d’air ne semblait faire vibrer ses poumons. Perry s’agitait
autour du major.
– Allez petit, reviens. Tu ne vas pas nous lâcher maintenant.
– Seb, si tu veux l’aider, tu fais le massage pendant que j’insuffle de l’air.
Les deux gendarmes coordonnèrent leurs actions. Charrier reprenait
régulièrement son pouls mais ne sentait rien. Perry lui jeta un regard
directif, tout en accélérant ses compressions. Une côte céda dans un
craquement reconnaissable entre tous. Mais, ils ne parvenaient toujours
pas à le réanimer et Charrier s’arrêta.
– C’est bon, Seb. C’est fini. On a fait ce qu’on a pu.
– Non, on continue. Il va s’en sortir, Thomas. Je le sais.
– Ça ne sert à rien de s’obstiner. Laisse-le partir. Tu vas lui péter toutes
les côtes à force d’appuyer comme un malade.
– Vérifie je te dis. Ce n’est pas son heure. Je le sens.
Charrier fixa son adjoint. Il ne l’avait jamais vu dans cet état et le
découvrait. Il était comme habité par une force le dépassant, lui donnant
autorité sur la vie et la mort. Ses yeux brillaient d’un éclat qu’il ne lui
connaissait pas, projetaient une flamme oscillant entre témérité et folie.
141
Après toutes ces années à se côtoyer, il réalisa à quel point ils étaient
éloignés l’un de l’autre.
– Vérifie, Thomas.
Le ton péremptoire de Perry ne laissa aucun choix au major, qui s’exécuta.
Il haussa les sourcils d’étonnement quand il sentit un léger frémissement.
– Attends. J’ai l’impression…
Le major avait les doigts comme collés sur l’artère carotide de la victime,
doutant de son diagnostic. Puis, il leva les yeux vers Perry.
– C’est bon, j’ai un pouls. Mais il est très faible. Tu sais qu’il peut claquer
à tout moment. Et s’il s’en sort, je ne sais pas dans quel état il sera, après
cet arrêt cardiaque. Appelle tout de suite les secours. Je ne capte aucun
réseau avec mon portable.
Charrier fit pivoter doucement le corps de Jimmy sur le côté et le plaça
en position latérale de sécurité. Il continua à observer son second qui
exultait, fort de son récent succès, et semblait diriger l’opération.
– Moi non plus. On les appellera dehors. Faut le sortir de cette taupinière.
– Il n’est pas transportable. On a eu assez de mal à le réanimer. On le
laisse ici. Vas-y, toi. Je reste avec lui en vous….
– NON.
Perry l’interrompit brutalement en élevant la voix puis reprit son ton
habituel.
– Y a pas le choix. On l’embarque et on fonce.
Le major lui lança un regard désapprobateur. Mais il savait que Seb
n’accepterait pas d’être contredit car il ne jouait plus le rôle de second
et ne se contrôlait plus. Le danger l’avait révélé. Il le stimulait, le
transcendait. L’aveuglait aussi. Il se croyait invincible, prenant des
risques disproportionnés, les entraînant avec lui. Charrier comprit alors
la nature de l’élan qui le poussait à agir seul, à jouer avec le feu, avec
142
la mort, défiant les lois de la nature. Seb se dopait à l’adrénaline et
en avait besoin pour vibrer, exister et avancer. Et ce n’étaient pas ses
fonctions de responsable de la brigade de gendarmerie de Palluau qui
lui procuraient sa dose quotidienne. Il s’était ainsi jeté à corps perdu
dans cette affaire de trafic de drogue et n’en démordrait pas tant qu’il
n’aura pas été entièrement démantelé. Quitte à utiliser un gamin sans
repères, le sacrifiant pour sa quête de sens plus que pour la cause. Car
Jimmy aurait dû depuis longtemps être extradé. Mais au lieu de lancer
des hommes à sa recherche, il avait attendu, pariant sur sa bonne étoile,
qui lui avait toujours accordé une seconde chance. Comme il pensait le
faire aujourd’hui à Jimmy, l’extirpant du royaume des morts. Ce n’était
pas son heure, s’était persuadé l’adjudant-chef. « Mieux aurait peut-être
valu que ce le soit », pensa le major, tout en attrapant le jeune sous les
bras et le soulevant hors du lit. Perry lui saisit les jambes et commença à
marcher à reculons vers la porte en fer. Comme tout poids mort, Jimmy
était plus lourd qu’il ne paraissait, ce qui ralentirait encore leur marche
vers la sortie.
Ils n’avaient fait que quelques pas, réajustant leur prise et cherchant à
éviter la moindre secousse, quand une voix les stoppa net.
– Personne ne va nulle part. Vous reposez le gamin sinon je me fâche.
143
144
CHAPITRE 17
Charles
Dans l’embrasure de la porte en fer se tenait un homme vêtu
de noir, une kalachnikov entre les mains, le visage dissimulé sous une
capuche. Ils ne l’avaient pas entendu arriver, concentrés sur leur mission
de sauvetage. Charrier bouillait de s’être laissé prendre comme un
bleu et d’avoir suivi Perry dans son élan ravageur. Tous deux s’étaient
immobilisés et l’adjudant-chef, qui tournait le dos à leur agresseur, lui fit
un signe de tête pour replacer le corps de Jimmy sur le lit.
– Je vois qu’on parle la même langue, les gars. Maintenant, vous posez
vos flingues à terre et vous les poussez par ici. En douceur. Et toi le type
de dos au bonnet noir, t’oublies pas le schlass sur ta ranger.
Sans un mot, ils obéirent et virent leurs armes glisser au sol comme les
pierres de curling sur la glace.
– Lentement, les gars. Vous n’êtes pas pressés de rejoindre le gamin,
hein ? On met les mains derrière la tête. Comme ça. C’est bien.
145
D’un rapide coup de pied, l’homme éloigna les armes dans le couloir de la
galerie. Charrier comprit qu’il fallait intervenir, gagner du temps et tenter
le tout pour le tout. Il avait en tête les visages des hommes de la photo
qu’il avait retrouvée dans le livre de chevet. Alors, il se lança.
– Vous êtes Bixente Lopez, recherché pour meurtres. Nos hommes vont
arriver d’une minute à l’autre. Quoi que vous décidiez, vous n’irez pas
bien loin. Tout est fini Lopez.
L’homme en noir resta interdit quelques instants sous l’effet de la
surprise, puis sembla fixer son interlocuteur à travers sa capuche avant
de lui répondre.
– Major Charrier, c’est ça ? J’ai suivi dans les médias l’avancement de
ton enquête, ou plutôt son enlisement. Comment il s’appelle déjà ton
assassin ? Le tueur du Ligneron, hein ? Bixente Lopez, c’est comme ça
que tu m’as appelé ? Ça faisait longtemps que j’avais pas entendu ce
nom-là. Quant à tes hommes qui ne devraient plus tarder, je me demande
comment t’as fait pour les prévenir vu que j’ai supprimé le réseau.
Charrier pâlit. Perry n’osait pas broncher, ni les interrompre, ne sachant
où le major voulait en venir, le laissant battre les cartes, les distribuer et
diriger la donne.
– C’est pas mal tenté ça, Major. Le problème c’est que vous êtes tous les
deux désarmés. Contrairement à moi.
Charrier se ressaisit et déballa tout ce qu’il avait appris, cherchant à
déstabiliser son adversaire.
– J’ai envoyé à la procureure votre dossier, Lopez et les coupures de
journaux espagnols où on vous voit avec Charles Favreau, qui s’appelait
à l’époque Carlos Garcia. Vous étiez toute une bande d’anti-franquistes
à l’origine du mouvement ETA et c’est parce qu’il ne partageait pas votre
déviance terroriste qu’il s’est enfui en France et s’est installé à SaintChristophe.
– Ce bon vieux Carlos ! Et dire qu’il est mort de sa belle mort et que j’ai
pas pu le retrouver avant. J’ai dû me rabattre sur sa tombe. Pas mal
le coup de son crâne dans le linceul que j’ai moi-même gribouillé pour
146
décorer l’autel de l’église d’Apremont, hein ? J’avoue que ça m’a bien fait
marrer. Mais tu te trompes, Major. J’étais même pas né. C’est pas moi
dans les journaux.
Perry écoutait le match se dérouler à côté de lui et restait en retrait. Il
ne cillait pas et jetait des regards inquiets vers Jimmy, espérant qu’il
tiendrait le coup. Il élaborait un plan pendant que Charrier poursuivait
son interrogatoire.
– C’est vous qui le dites.
– T’es un malin, Major et t’as envie de savoir avant de mourir. Je respecte
ça. Mais je doute que tu piges vraiment. Le Carlos, c’était pas un enfant
de chœur.
Les deux gendarmes restaient immobiles, suspendus aux lèvres de
leur agresseur, qui distillait les renseignements au compte-goutte.
Quand il retira sa capuche, le major découvrit un homme aux sourcils
broussailleux, d’une bonne quarantaine d’années, conforme au portraitrobot. Effectivement, il ne devait pas être né ou bien n’était qu’un petit
garçon en 1960, à l’époque de la photo. Charrier ne se laissa pas
démonter et continua à le provoquer.
– Vous êtes foutu. Votre portrait est affiché dans toutes les gendarmeries
et postes de police et la procureure a la lettre que vous avez envoyée au
vieux Jules. Ce n’est qu’une question de jours avant qu’on vous retrouve
et vous inculpe pour son meurtre et celui de Fabio Garcia.
– Tu me déçois de plus en plus, Major. Pourquoi j’aurais tué Fabio ? Il
travaillait pour moi. C’est vrai que c’était pas l’envie qui m’en manquait
et que j’ai peut-être un peu aidé à transporter son corps. Pas facile tu
sais d’accrocher, seul, un cadavre par les pieds. Alors quand le patron
t’appelle pour donner un coup de main à un pote, t’y vas et tu discutes
pas. De toute façon, c’était une mauviette et une pipelette. Il aurait pu tout
faire capoter. Tout juste s’il arrivait à surveiller la fille. Mais j’ai rien à voir
avec. Pas directement. Je sais pas dans quoi il s’était fourré. Je bosse
pour le pognon, moi.
Le major encaissa la nouvelle. L’homme en noir venait de raviver sa
théorie des deux assassins. Il ne savait plus qui il avait en face de lui
147
et s’il pouvait le croire. Il commençait à être à court d’arguments. Son
adversaire profita de son avantage et esquissa un rictus.
– T’en fais une tronche, Major. Et oui ton tueur du Ligneron, il court
toujours. Et je suis le seul à pouvoir l’identifier. Si c’est pas l’ironie du
sort, ça. En plus, ton assassin, il a besoin d’un modèle sinon pourquoi il
aurait copié ma mise en scène du bouc saigné au-dessus de la rivière.
– Vous avez manqué votre vocation. Fallait travailler dans le cinéma
plutôt que dans les trafics en tout genre.
– Attention pas en tout genre, drogue et armes. Ni êtres humains, ni
organes. J’ai une morale quand même. Je te l’ai dit Major, j’aime le
pognon. Et le patron, il paie bien.
– Votre morale ne vous a pas empêché d’être complice dans le meurtre
de Fabio et de tuer le vieux Jules, on dirait.
– Légitime défense. Je l’ai pas voulu. C’est lui qui m’a attaqué.
– Un vieillard vous a attaqué ? Faudra trouver mieux devant le jury pour
éviter la perpét. Et pour nous alors, la morale d’un dealer, elle dit quoi ?
– Je suis pas dealer. Je vends pas de drogue à des gosses. Je l’achemine
d’un point A vers un point B. C’est tout. J’ai pas encore décidé des détails
pour vous deux mais je peux plus vous laisser partir. C’est sûr.
– Vous n’êtes plus à deux meurtres près. Jules, Jimmy et nous maintenant.
– Tu me croiras ou pas, Major, mais ce gamin, je l’aimais bien. Je lui
offre une mort douce. Il s’endort et puis plus rien. S’il était tombé sur les
hommes du patron, qui finira par apprendre que c’est lui la taupe, je te
laisse deviner dans quel état ils l’auraient mis. Ça faisait longtemps que
j’avais deviné que c’était lui mais j’attendais d’être sûr. J’ai même espéré
me tromper. Le problème c’est que je ne me trompe jamais. Alors, j’ai fait
semblant de m’éloigner et d’arrêter de le surveiller et il en a profité pour
contacter tes petits copains de la gendarmerie.
– Il faudrait presque vous remercier, si je comprends bien. Si vous n’êtes
pas le type dans la presse espagnole, comment avez-vous connu Carlos
148
et d’où vous vient cette hargne contre lui ?
– Enfin, la bonne question. J’ai cru que tu ne la poserais jamais, Major.
Une histoire de trahison et de pognon. On plaisante pas chez moi avec
l’honneur de la famille.
Une ombre passa sur son visage. Il marqua une pause et inspira
profondément. Puis, il fixa Perry.
– Allez assez parlé, les gars. Toi le type pas causant, tu rejoins ton pote
puis tu te retournes lentement. J’ai jamais tiré dans le dos. Et c’est pas
aujourd’hui que je vais commencer.
Perry, qui ne s’était pas encore manifesté, avança à pas lents vers le
fond de la pièce, les sourcils froncés accentuant encore sa ride du lion. Il
avait les yeux brillants, projetant une étincelle que le major venait de lui
découvrir et qui n’annonçait rien de bon. Il fallait agir et vite. Empêcher
Perry de commettre l’irréparable et de les faire tous tuer. Charrier se
repassait en boucle la photo des membres de l’ETA, puis la lettre de leur
agresseur au vieux Jules réclamant sa part, celle qu’on lui avait volée à
deux reprises avant et après l’incendie. Puis, il croisa le regard sombre,
enfoncé dans des arcades sourcilières bien fournies, de l’homme devant
lui, tout en répétant ses mots « trahison, honneur de la famille ». Jusqu’à
ce qu’il le vit. Il se détachait en rouge sur son plasma intérieur. Il envoyait
les morceaux du puzzle valser sous ses yeux jusqu’à s’emboîter les uns
dans les autres à la perfection, formant un schéma net. Charrier tira
dessus, ce fil conducteur qui lui échappait depuis le début, et vit toute
l’histoire des Favreau se dérouler d’un coup. Un rideau baissé pendant
des années et qu’un regard similaire sur une photo des années 60 venait
de lever.
– Non, vous n’êtes pas Bixente Lopez. C’était votre frère ou votre père.
Carlos avait déserté, quitté votre groupe, votre famille et emporté avec lui
l’argent de votre organisation pour refaire sa vie.
L’homme en noir blêmit puis se ressaisit. Les images remontaient devant
lui. Il commença à déverser une cascade de détails et se laissa emporter
par le courant de son discours. Il ne s’arrêtait plus de parler et son débit
s’accélérait.
149
– Il s’était servi dans la caisse et avait dénoncé mon père, son soi-disant
meilleur ami, pour sauver sa peau et s’enfuir comme le lâche qu’il était.
Mon père s’est fait arrêter et a été exécuté trois ans plus tard par les
franquistes. Je ne l’ai jamais connu. Ma mère m’a tout raconté, ses visites
en prison, son procès de mascarade et le charnier où son corps a été
jeté. Je lui ai juré que je nous vengerai. Quand j’ai retrouvé sa trace, il
avait changé de nom, de profession et avait une famille. Celle qu’il nous
avait empêché d’avoir. Il avait l’air heureux en plus. Ce traître doublé d’un
assassin, même pas poursuivi en justice. Et le pire, c’est que le vieux
bouc a nié en bloc, le vol, la dénonciation. Tout. Il a même pas eu le cran
de me dire la vérité, à moi, le fils de son meilleur ami. Après toutes ces
années.
– Ça s’est passé dans la grange, c’est ça ? Et vous avez mis le feu pour
vous venger ? Rien à voir avec une secte.
– Oui, je l’attendais dans sa grange. Il était avec l’autre vieux. Et il y a eu
le feu. C’était pas moi. Ils m’ont laissé cramer là-dedans et là encore, il
s’est enfui, espérant que j’y resterais. Je m’en suis sorti. En mauvais état.
Ça m’a pris du temps. Mais je n’avais pas dit mon dernier mot.
A ce moment-là, Perry se retourna et, profitant du relâchement de son
attention, bondit sur l’homme en noir pour le désarmer.
– NON SEB. NON.
La scène se déroula très vite. Charrier n’eut pas le temps d’intervenir.
Une décharge de fusil mitrailleur retentit et Perry prit le contrôle de la
situation après avoir désarmé Lopez, qui se retrouva à terre, se tenant
le bras, en sang. Quand il réalisa ce qui venait de se passer, il ne parvint
pas à contenir sa surprise.
– Toi ? Un gendarme ?
Perry lui assena plusieurs coups de pied dans le ventre et Lopez poussa
un gémissement.
– Tu parles trop. Et tu te trompes. Comme tout le monde. Thomas,
attache-le au lit avec mes menottes.
150
Le major hésita un instant et resta dans le fond de la pièce.
– Tu peux me dire comment tu le connais ?
Lopez qui se tordait de douleur au sol répondit à sa place.
– T’es long à la détente, Major. Laisse-moi te présenter celui que tu
appelles le tueur du Ligneron.
– C’est pas ce que tu crois, Thomas, rétorqua l’adjudant-chef. Je suis
infiltré dans ce gang depuis des mois. Même le petit, il ne le sait pas. Tu
pourras vérifier tout ça quand on sera sortis.
– Infiltré ? Comment est-ce possible ? Et tu m’en réserves encore d’autres,
des surprises ? Qu’est-ce que t’as fait au jeune Garcia, Seb ?
– Je n’ai pas eu le choix. Pour être accepté chez ces gens-là, il faut leur
obéir. Il y avait un contrat sur sa tête. Fallait que je fasse mes preuves.
On m’a demandé de l’exécuter.
– Alors, tu l’as suspendu pas les pieds et tu lui as tranché la gorge ?
– C’est la seule idée de camouflage que j’ai trouvée. Et il était déjà mort,
comme tu le sais.
Charrier n’osait réaliser ce qu’il entendait. Il est des écheveaux que l’on
n’aimerait jamais démêler.
– Je vois. Ça faisait couleurs locales. C’est pour ça que tu étais le premier
sur les lieux, ce matin-là. En plus, t’es gaucher et tu connais les nœuds
de marin à force de naviguer avec ton beau-père sur le lac à Maché.
Quand je pense que c’est toi qui avais mis l’histoire du nœud sur le tapis
et testé la jeune Favreau. Et en bon perfectionniste, t’as forcé Garcia à
l’appeler avant de le descendre pour que l’étau se resserre sur elle. Tu
l’as noyé où exactement, Seb ? Parce que je n’ai jamais eu les résultats
des fouilles que t’as menées sur les rives du Ligneron.
Perry esquissa une grimace pendant que le major continuait.
– Je veux bien attacher Lopez quand tu m’auras donné ton arme, Seb.
151
– Enfin Thomas, on vient de coincer un criminel, qui nous tenait en joue
depuis vingt bonnes minutes et n’allait pas tarder à nous exécuter. Si on
arrive à le faire parler, on saura où se trouve sa cargaison et pour quand
est prévue la livraison. On a Jimmy à sortir de-là et toi, tu te méfies de
moi parce que j’ai été obligé de descendre une petite frappe. C’était lui ou
moi, Thomas. T’aurais préféré que j’y reste et qu’Isa soit veuve ?
– Bon sang, tu t’entends. T’es gendarme. Tu protèges les autres. T’as
oublié ton serment ? Ils t’ont rien appris Gautier et tes parents ?
Le regard de Perry s’embruma. Il fronça les sourcils.
– Si. Au contraire. J’ai beaucoup appris. Que rien n’est ni blanc, ni noir.
Qu’il n’y pas les bons et les méchants de chaque côté d’une ligne que la
justice ou des gens comme nous auraient tracée. Que la vie est fluctuante
et offre plusieurs chances à ceux qui savent les saisir ou les provoquer.
Que notre système est perfectible. Qu’il ne doit pas être le seul à décider
du sort de chacun. Jugeant, condamnant, exécutant. Qu’on a tous une
place. Et que notre rôle de gendarme c’est d’aider chacun à la trouver.
Les cabossés surtout. Comme Jimmy emprisonné avec des criminels
alors qu’il commençait tout juste sa vie.
Lopez pivota subitement sur le sol, puis en un éclair fit un croc-en-jambe
à Perry qu’il déséquilibra et renversa. Une fois à terre, il profita de son
effet de surprise pour le bloquer de tout son poids et le cogna à mains
nues de son bras valide avant de s’emparer de la kalachnikov. Charrier
s’élança vers lui et lui attrapa le poignet, cherchant à éloigner le fusil
mitrailleur. Mais il reçut un coup de crosse dans l’estomac ce qui lui coupa
la respiration et dut reculer. La force de son adversaire semblait s’être
décuplée malgré sa blessure. Comme le sanglier qui charge une dernière
fois bien que touché à mort. Lopez retourna vers Perry, qui essayait de se
relever, prêt à remonter sur le ring. Mais il ne lui en laissa pas le temps,
leva son fusil et l’abattit de toutes ses forces sur sa tempe en beuglant :
– Ça c’est pour t’être foutu de ma gueule et avoir essayé de me faire
porter le chapeau.
Un filet de sang coula des commissures des lèvres de l’adjudant-chef.
152
Lopez était déchaîné et allait renouveler l’opération. Le major le vit
alors avec le candélabre s’acharner sur le vieux Jules et se mit à crier,
retrouvant tout juste son souffle.
– ARRÊTEZ. VOUS ALLEZ LE TUER.
Lopez stoppa net, se retourna, lui lança un regard de forcené, puis
s’évanouit dans le tunnel laissant derrière lui les deux gendarmes.
Charrier n’avait pas pu s’interposer. Il s’approcha de son adjoint tout en
se tenant les côtes et se pencha vers lui.
Mais, Perry ne bougeait plus. EPILOGUE
Deux mois plus tard
Il ne remuait plus sa sauce béchamel. Elle était parfaite. Sans
grumeaux. Comme sa mère le lui avait appris. Charrier la déversa dans le
plat, sur les morceaux de courgettes intercalés de rondelles de tomates
et mit le four en marche. Dans une heure, les enfants seraient là. Il ne
resterait plus qu’à enfourner son gratin de légumes après l’avoir recouvert
d’une fine couche de gruyère, pendant l’apéritif. Il dénoua son tablier
qu’il avait attaché à l’avant, sur son ventre imposant et, comme s’il le
découvrait, y posa ses deux mains puis se promit de courir chaque matin
sur la plage. Une fois le tablier placé sur le dos de la chaise, il attrapa le
plateau d’assiettes, verres et couverts et sortit dresser la table dans le
carré de jardin qui donnait sur la mer. Une belle journée d’août. Le soleil
se régalait des touristes riant en contre-bas, rougissant certains dos, en
dorant d’autres. Ses premières vacances de l’année. Enfin. Et bientôt la
retraite. Avec son reliquat de congés et les jours de son compte épargne
temps, il ne lui restait que très peu de semaines de travail. Il n’aurait
jamais cru qu’il serait impatient d’y être, lui qui avait consacré toute sa vie
à son métier, sa vocation, sa respiration, la force qui le poussait à se lever
155
le matin. Mais l’affaire du tueur du Ligneron n’avait épargné personne. Lui
moins qu’un autre.
Lopez avait été retrouvé dans les heures qui avaient suivi son appel à
toutes les brigades et à sa section. Après des mois terré dans une tanière,
il avait choisi comme refuge le cabinet d’un vétérinaire au centre-ville
de Palluau. Telle une bête traquée, sentant la mort approcher, il hurlait
sa vengeance aux hommes qui l’avaient cerné. Sans leur intervention
rapide, il avait bien failli retourner son arme contre lui. Aujourd’hui, on
ne l’entendait plus. Il s’était muré dans un profond silence, attendant son
procès.
Mais pour Perry, il n’avait rien pu faire. L’ambulance avait emmené
son corps inconscient. Il ne s’était pas réveillé. Ce qu’il redoutait s’était
produit. Non seulement sa mort avait brisé sa famille, mais les révélations
qui l’accompagnaient avaient ébranlé les fondements mêmes de toute
une profession. Si Jimmy était bien un agent de renseignement civil,
Perry s’était infiltré, s’assignant seul ce rôle. Il s’était improvisé justicier
et définissait lui-même les frontières du mal et la méthode pour l’enrayer.
Charrier ne saurait jamais jusqu’où il serait allé, ni comment il comptait
poursuivre sa double vie. Grâce à son travail, un réseau de trafiquants
utilisant la Vendée avait été démantelé mais pour le major, couper une
des tentacules de la pieuvre la renforçait tant que la tête pensante n’était
pas tombée. Et ces résultats n’effaçaient pas son meurtre.
Un crissement de pneus le sortit de ses pensées. Il se retourna. Une
voiture se garait devant la cabane des pêcheurs.
Je venais d’arriver devant notre refuge de Noirmoutier et aperçus le
major. Il se trouvait dans le bout de jardin que grand-père avait aménagé,
devant la table bien décorée. Il me fit un grand sourire quand il me vit
approcher. Les traits de visage détendus, en polo à manches courtes
laissant entrevoir un patch antitabac, c’est tout juste si je le reconnaissais.
– Floriane, vous permettez que je vous appelle par votre prénom ? Mais
quelle bonne surprise !
– Bonjour Monsieur Charrier. Je ne voulais pas vous déranger.
156
– J’attends ma famille mais ils n’arriveront que dans une heure. Vous êtes
chez vous ici. Alors pas de chichis. Asseyez-vous.
Nous prîmes place autour de la table et le major me tendit un verre de
limonade, que j’acceptai avec plaisir après avoir roulé sans climatisation.
– Je suis ravie que mon père vous ait prêté notre cabane de Noirmoutier
pour vos vacances. Il ne savait pas comment vous remercier, ni comment
vous faire oublier son comportement.
– Il était inquiet pour sa famille et craignait pour votre vie. J’en ai vu de
pire.
– Vous pensez vraiment que Lopez aurait pu s’en prendre à moi.
– Sans aucun doute. Sa vengeance le consumait et il n’avait plus
personne sur qui la déverser si ce n’était vous et vos parents. Et vu ses
scenarii inspirés des histoires locales, je dirais que c’était plutôt vous
qu’il visait. Mais vous n’allez pas assombrir une si belle journée d’été en
parlant de cet individu.
– En fait, nous n’avons pas pu vraiment discuter ces dernières semaines
et je voulais savoir ce que vous en pensiez. Vous croyez que grand-père
aurait pu les dénoncer et prendre leur argent ?
– Bixente Lopez a bien été doublé mais plus d’un an après l’arrivée de
votre grand-père à Saint-Christophe, qui n’avait gardé aucun de ses
précédents contacts. La probabilité pour que ce soit lui est donc faible.
Quant à cette histoire d’argent, je n’y crois pas non plus. L’argent finit
toujours par réapparaître d’une façon ou d’une autre. Votre père s’en
serait rendu compte depuis le temps. Non, Charles voulait à tout prix
laisser son ancienne vie derrière lui. Et non prendre le risque qu’elle
la rattrape ici. Il a été le coupable tout désigné parce qu’il avait trahi la
confiance et l’amitié de Bixente. Pour rester fidèle à ses convictions, il
leur avait claqué la porte au nez. Comme il l’a fait par la suite avec la
secte. Votre grand-père était quelqu’un de bien, Floriane. N’en doutezpas. La preuve. Il n’en a jamais parlé pour vous protéger.
– A part à Jules.
157
– Pur hasard. Il était présent dans la grange au moment des faits. Charles
n’a pas eu d’autre choix que de tout lui expliquer.
– Vous pensez qu’il avait mis le feu ?
– Je n’en ai aucune idée. Si ça se trouve, le feu est parti tout seul. Comme
c’était une journée d’été particulièrement chaude. Comme aujourd’hui
d’ailleurs. Je les vois mal mettre le feu alors qu’ils étaient à l’intérieur.
Mais vous Floriane ? Vous allez reprendre le chemin de votre journal ?
– En fait, je ne comptais y travailler qu’à temps partiel avec une rubrique
que je viens de proposer à mon rédacteur en chef sur les affaires non
élucidées. Vous m’aideriez quand vous serez à la retraite ? Vous savez
retrouver les éléments du passé, dévoiler les secrets. Et j’ai bien aimé
notre collaboration.
Charrier me lança un regard mi-étonné, mi-amusé.
– Révéler un secret c’est un peu se révéler à soi-même, vous savez.
Et j’en ai assez appris ces derniers temps. Je vais y réfléchir. A temps
partiel, dites-vous. Qu’envisagez-vous d’autre ?
– Je vais commencer par faire des allers-retours en Espagne, essayer
de retrouver les tombes de mes ancêtres. D’ailleurs, je fais partie de
l’association d’aide aux victimes des franquistes. Ce n’est pas le travail
qui manque.
– Et Jimmy, qu’est-ce qu’il devient dans tout cela ?
Je ne pus cacher mon trouble. Pourquoi le major déviait-il le sujet sur
Jimmy ?
– Il se remet. J’ai cru un temps que c’était mon père qui l’avait dénoncé.
– Alors qu’en fait, c’était sa propre mère. On a fini par la retrouver. Une
femme à la dérive, qui pensait agir pour le bien de son fils et le protéger
ainsi de son démon de l’informatique. Je ne crois pas qu’il va pouvoir
envisager une carrière dans la cybercriminalité après tout cela. Sacré
gamin. Perry avait raison. Ce n’était pas son heure. Il s’en sort plutôt bien,
paraît-il. Un miraculé. Revenu d’entre les morts. Incroyable sa capacité
158
à récupérer. Et c’était quoi votre histoire de tatouages ? Un chacun. J’ai
appris qu’il avait poussé Fabio à choisir le même que le vôtre quand il l’a
vu chez le vieil Eddy. Mais entre vous deux, il y a autre chose ?
Le major me fixa, attendant ma réaction. Je souris. Une fois de plus, il
avait vu juste. Mieux que je n’aurais pu le faire. J’esquivai sa question.
La suite le dirait.
– Vous venez de le dire. Jimmy n’a pas son pareil pour reprendre vie.
A croire qu’il renaît à chaque fois de ses cendres.
Vigneux-de-Bretagne, mai 2016
159
Cette histoire est entièrement fictive et toute ressemblance avec des faits réels ne serait que pure
coïncidence. De même, si certains témoignages ont nourri mon imaginaire, je n’ai en aucun cas
décrit un personnage réel. Enfin, j’ai essayé de rester fidèle aux paysages et à l’environnement du
Pays de Palluau. Mais parfois mon imagination a pris le dessus, notamment pour les souterrains de La
Chapelle-Palluau ou certains décors qui paraîtront familiers bien que leurs noms diffèrent. Le lecteur me
pardonnera de m’être laissé ainsi emporter car, après tout, cela reste un roman.
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Remerciements
Merci à Odile, Pascale et Vincent, lecteurs de la première heure,
pour leur soutien indéfectible,
leur enthousiasme et leurs conseils avisés.
Merci à Françoise alias Fanny Butinaro, qui a toujours cru en moi, pour
son énergie débordante, sa passion communicative
et son aide précieuse.
Un merci particulier à Philippe Jaunet, président de l’association du
patrimoine de Saint-Christophe-du-Ligneron et Laurent Michelsen,
adjudant-chef, responsable de la brigade de gendarmerie
<de Palluau pour leur implication et leur disponibilité.
Merci à Jean-Yves Audoire, Laurent Charrier, Gérard Chassay,
Catherine Ecale, Véronique Maillot, Thierry Richardeau et Henri
Roskovec pour les visites enrichissantes de leurs bourgs et des rives du
Ligneron mais aussi pour leur accueil, leurs témoignages
et le temps qu’ils m’ont consacré.
Merci à Jacky Blandeau pour ses encouragements
et ses remarques constructives.
Merci à Aurore Godin, Damien Porte-Plume et Pascal Morineau
d’avoir initié une si belle aventure.
Et enfin merci à tous mes compagnons d’ateliers, Arnaud, Carole,
Christine, Eliane, Emilie, Gaëlle, Michèle et Philippe
pour leur bonne humeur et les bons moments d’écriture.
161
Achevé d’imprimer en octobre 2016 sur les presses
de l’Imprimerie du Bocage - 85170 Les Lucs sur Boulogne - France
Crédit photo : Phovoir
ISBN 979-10-96813-03-2 - Dépôt légal : Octobre 2016
EAN 9791096813032
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