Hommage au cri laurentique
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Hommage au cri laurentique
Hommage a u «cri laurentique» (Jea n Mo ris se t) À la fin d’un échange courriel avec Camille Laverdière, j’ai échappé le propos suivant… «Il n'est pas donné à tous de voir dans le schiste la fougère sacrifiée...» Jʼai alors reçu la réponse que voilà : Pour mes pieds ou mon corps allongé les dalles d'Utica nues m'offrent la douceur de leur boue pétrifiée leur faune à tout jamais endormie la sérénité de leurs millions d'années Comment réagir à la science du senti, au devisement du géomorphologue parlant de la douceur du pétrifié sous la sérénité de l’espace millionnaire? Avant de rendre hommage au «Cri laurentique», qu’on me permette d’activer la mémoire géographique. Je n’ai pas eu Camille Laverdière comme professeur, j’étais étudiant à l’Université Laval de Québec tentant vainement d’attraper le littéraire et la philosophie à travers la géographie. Mais voilà que s’organise une excursion à Montréal et qu’apparaît dans le décor un être au nom bio-botanique prédestiné de La Verdière… faisant penser à un jardin résistant à l’hiver derrière un alter égo nommé La Verrière ou je ne sais… Et qui se met à parler de la terre et parler à la terre avec un timbre de voix et des mots qui font s’agiter légèrement le Mont-Royal dans son socle volcanique. Il y avait de l’éruption quelque part. Certains n’en croyaient pas leurs yeux, d’autres doutaient de leurs oreilles, mais une chose était évidente : il y avait chez ce harangueur au sourire offert-retenu une force de persuasion et un sens, un amour des mots, une délectation de la palabra toute fière de trouver soudain la voix qui puisse en révéler la voie. Enfin, une science qui se laisse toucher et séduire avec acharnation pas son contenu. Puis voilà que des années plus tard, hantant les corridors du non emploi trois ans après avoir terminé un doctorat lointain alors que toutes les portes m’étaient fermées, voilà que je me présente à l'Université de Montréal cherchant sur une carte la localisation du Département de géographie. Mais d’où sortez-vous, me dit-on. Le Département de géographie est pratiquement verrouillé et fermée est la porte. Les étudiants sont en grève depuis des semaines et exigent, avant de baisser pavillon, le départ de trois professeurs dont Camille Laverdière. 2 Quoi ! Je suis resté atterré, tétanisé. Mais qu’est-ce donc ? Le reproche qui lui était adressé était d’une extrêmesévérité et de nature morale, ai-je fini par comprendre. En dépit des publications qui s’accumulaient sous sa signature, Camille Laverdière était incriminé d'une faute très grave portant atteinte à l'éthique professionnelle et scientifique : soit de pratiquer l’écriture et de laisser percoler quelques éléments de beauté à travers les paragraphes de la science. Faute irrémissible. Pire encore, il était accusé de faire de la poésie sans même paraître en éprouver trop de remords. Je brise vis-à-vis moi-même un tabou en racontant la chose et si je me suis exécuté, c’est pour donner à voir la persévérance qu'il lui a fallu pour publier à compte d'auteur aux Éditions du Nouveau-Québec — mais c’était lui-même qui était à la fois un Nouveau-Québes et un Québec-Nouveau — un petit livre anathème nommé «Québec nord-américain». Car le manuscrit avait été viré par tous les éditeurs qui l’avaient reçu pour se voir, dès sa parution, considéré comme le recueil de l'année… Cet hommage au «cri laurentique» vient donc de plus loin que je ne croyais au départ. Pour Camille… Soulever la glaciation dégager les reins de l’isostasie Humer le fumet des basses terres caresser la crinière de l’appalachie Se tenir en embuscade devant le clin d’œil des millénaires Remonter la rivière aux portages et gravir les vertèbres du giboyeux Pousser le cri laurentique et saisir l’appel du précambrien Puis marier Saneekilouaq à la Paspébiac et la Koukdjouak à l’Adirondak Tout cela et tellement plus… * 3 Porter en soi un pays par ses confins et ses confins par les palles de l’être Avoir de la Gaspésie sous l’aile et de l’Ungava à l’horizon Tenir la main grande ouverte au recto et verso de la Terre-Québec Offrir sa paume au Plateau du Labrador et disposer de la rivière aux mille-doigts Se tenir là-haut sur la Pointe-au-Désir devant l’attente du depuis toujours * Quiconque s’est précipité sur la batture pour faire lever dix mille oies-des-neiges Sait que le poème qui s’écrit dans le ciel exprime le syllabique inédit du sans-fin Et qu’il est autour du poète précambrien autant de mots volants et jacassants Attendant patiemment de trouver les lèvres qui sauront les prononcer * C’est alors que debout depuis le Nitchéquon j’aperçois un homme au regard émerveille Autour de lui des bulles de frimas des gouttes de lumière en sarabande Qui hésitent à s’exprimer et à taire leur silence de crainte de dissiper leurs phonèmes fondants Et toujours cet homme explorateur-implorateur animal géomorphologue au pays en bandoulière 4 Invoquant la Koksoak Monts Otiches La Pocatière Chic-Chocs Torngates Mont St-Hilaire et Plaquebière Sans cesse à ses côtés la Chabine du Grand Nord la fille ojiboise la noire d’East River et un air de djazze Vulpus tourbière réticulée cupules poétiques nul n’aura mieux évoqué la volupté morphologique Mingane Boréale Saline Orléane Alluviale Dorsale «des profondeurs de ton corps je te sais acquise aux ondes sidérales «Que je te dise… dans chacune de tes replis morainiques «Que je te découvre saillante et somptueuse d’aurores «Que je te répète belle et longue comme neige qui tombe Que je… que je… que je… que je… Gélivures fleurs de gels grâce glacielle Revêtir la terre de ses mots le caillou de son épiderme et dévoiler sous la science l’échancrure de l'émoussé Hommage soit rendu au «Cri laurentique» Hommage soit rendu à Camille Laverdière jm 2 décembre 2010