La répression des discours racistes en France
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La répression des discours racistes en France
LA RÉPRESSION DES DISCOURS RACISTES EN FRANCE Les discours racistes sont prohibés et sanctionnés en France par la loi. Le Parlement français a adopté le 1 er juillet 1972, en application de la Convention internationale pour l’élimination du racisme, un certain nombre de dispositions légales qui ont été insérées, pour celles qui concernent les « discours racistes », dans la vieille loi française du 29 juillet 1881 « Sur la liberté de la presse » dont l’article 1 er proclame que « L’imprimerie et la librairie sont libres ». La loi du 1 er juillet 1972 adopta pour ce faire à la fois la structure et les catégories d’infractions définies par la loi de 1881 et les règles de procédure extrêmement pointilleuses qu’elle énonce. Le législateur français, ce faisant, adopta aussi un partage des infractions du racisme, distinguant celles qui appartiennent à « l’action du discours » bénéficiant de par la vertu protectrice de la loi de 1881 d’un régime d’exception et de faveur, et celles qui appartiennent à l’action d’une pratique, une pratique de discriminations dans un certain nombre d’activités s’adressant au public (offres d’emplois, locations, prestations...), subordonnées quant à elles au régime de droit commun, inscrite dans le corps du Code pénal général (les anciens articles 416 et 416-1 du Code pénal ; aujourd’hui 2251, 225-2, 225-3 et 225-4 du Code pénal) et supposée, sinon postulée, comme d’une application plus aisée. De fait la poursuite des « discours » racistes est d’un exercice qui, à l’instar de toutes les actions de presse, est toujours très périlleux — et rare — alors que la poursuite des discriminations raciales s’avère si quasiment impossible à s’exercer en raison des obstacles de la charge de la preuve (de l’intention discriminatoire), qu’elle reste pratiquement lettre morte ( 1). A ne considérer que l’aspect du « discours raciste » et de sa poursuite on ne peut toutefois manquer d’observer l’importance au point de vue même du discours et de sa diffusion, du « discours implicite » généré par le spectacle du hiatus criant existant entre une pratique constante et généralisée des discriminations racistes, l’absence quasi totale de poursuites et l’existence de textes qui demeurent à l’état (1) Ch. Korman, « L’Ange, la bête et les hommes ; la situation française en matière de législation antiraciste », Gazette du Palais, octobre 1998 — chronique. 386 Rev. trim. dr. h. (2001) de vaines décorations. Au point de vue de la pédagogie, de la prise de conscience de la gravité des vrais discours racistes, la confrontation de ceux-ci à l’impunité des pratiques discriminatoires porte naturellement le public, sinon les juges, à considérer les premiers comme purement véniels sinon symboliques. A rebours, cette situation conforte la considération que le racisme des discours appartient au monde « des idées », à l’instar de « l’imprimerie » et de « la librairie » ordinaires, un monde marqué forcément au sceau de l’indulgence. Après une première période classique d’une vingtaine d’années (I) le droit de l’antiracisme a évolué (II), passant d’une distinction très stricte des catégories classiques du droit de la presse pour aller vers tout à la fois, une plus grande diversification et une confusion de celles-ci dans une période récente (1990-2000) ; l’émergence massive des moyens électroniques de communication paraît remettre en cause le dispositif de la loi du 29 juillet 1881. I. — L’âge « classique » du droit du discours raciste La conception initiale des définitions et du statut juridique des délits racistes s’inscrit dans les catégories préexistantes (A) des délits de presse et de la procédure de poursuite de ceux-ci (B). Les unes comme les autres, les définitions très strictes des délits comme aussi la procédure organisant les poursuites des premiers sont constituées en tant que remparts de la liberté d’expression. La question qui est posée, que nous posons d’ailleurs davantage en tant que figure rhétorique, est celle de l’utilité et surtout du bien-fondé de la seconde surtout si l’on veut bien considérer que le corpus législatif français comporte en matière d’objet de législation de l’expression bien d’autres domaines qui ne sont pas inclus dans la loi du 29 juillet 1881 et qui sont constitués des divers domaines respectifs des propagandes : ... en faveur de l’avortement (article L647 du Code de la santé publique), relative aux médicaments (art. L 551 C.S.P.), en faveur de l’alcool (art. 17 du Code des débits de boissons), préservatifs et autres contraceptifs (art. 5 de la loi sur la régulation des naissances), en faveur du tabac (loi du 9 juillet 1976) ou encore en faveur du suicide... (art. 318-1, al. 3 de l’ancien Code pénal). Pourquoi la promotion de l’alcool, du tabac, des préservatifs, le suicide etc. est-elle considérée « hors du domaine des idées » — et pourquoi celle du racisme le serait-elle davantage ? Rev. trim. dr. h. (2001) 387 A. — Les délits racistes classiques de presse ; les dispositions contre les organisations racistes La loi de 1972 a introduit dans le droit français de nouvelles dispositions qui ont d’une part défini (A1) « les délits commis par voie de presse » énumérés au chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881. C’est sous ce chapitre qu’ont été inscrits les trois délits racistes de : — provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence (...) (article 24), — diffamation (article 32) — injure (article 33) et d’autre part institué quelques dispositions à l’égard d’organisations racistes (A2). A.1. Les délits racistes commis par voie de presse La provocation : L’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 dispose que : « ceux qui (...) auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 300 000 F ou de l’une de ces peines seulement ». La peine peut en outre être assortie de la privation des droits d’éligibilité ou d’exercer une fonction juridictionnelle, d’expert ou de représentation ou d’assistance d’une personne en justice, et la diffusion ou l’affichage de la décision de condamnation. Ce délit selon une jurisprudence constante se conçoit comme exclusif de toute bonne foi ( 2) et étant longtemps considéré comme n’étant constitué que si le prévenu s’était livré à une exhortation explicite. Après quelques hésitations et incertitudes ( 3), les décisions ultérieures ( 4) admettent et considèrent que la « provocation » peut être induite implicitement par le texte et/ou le dessin. La cour de Paris dans un arrêt du 8 juin 1994 a considéré qu’un texte qui procède par l’opposition d’une citation d’un propos du Président de la République soulignant le rôle positif des travailleurs immigrés « à (2) Voy. par exemple cour de Paris 29 juin 1994 et Cass. crim. 24 octobre 1995, Licra c. Varanne, National Hebdo. (3) Ch. Korman, « Le délit de diffusion d’idées racistes », Semaine juridique, n o 50, 1989 — Doctrine n o 3404. (4) Ibid. 388 Rev. trim. dr. h. (2001) une énumération brutale de très graves méfaits imputés à des personnes immigrés (...) donnent au texte une force particulière et sont de nature à susciter immédiatement chez le lecteur (...) des réactions de rejet, voire de haine ou de violence ». Ce type de délit est dans sa nature cumulable avec la qualification de « diffamation raciale » ( 5), particularité qui n’est pas concevable entre les délits d’injure et de diffamation. La diffamation : aux termes de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 (alinéa 1 er) « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne (...) auquel le fait est imputé est une diffamation ». Réciproquement le deuxième alinéa définit par rapport à cette définition de la diffamation, l’injure : « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ». S’agissant spécialement du délit de diffamation raciale celle-ci est définie au 2 e alinéa de l’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 : « La diffamation commise par les mêmes moyens (de l’article 23 qui énumère tous les moyens de publicité) envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou nonappartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 300 000 F ou de l’une de ces deux peines seulement ». Le tribunal peut en outre prononcer une peine complémentaire d’affichage ou de diffusion de sa condamnation. Dans le droit français de la presse il est prévu au chapitre de la diffamation que le prévenu peut s’exonérer de sa responsabilité pénale en prouvant la « vérité du fait diffamatoire » sauf dans quelques cas, à savoir lorsque l’imputation a) concerne la vie privée, b) se réfère à des faits qui remontent à plus de dix ans, c) ou a un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite. L’injure : L’article 33, alinéa 3 e dispose que : « Sera punie de six mois d’emprisonnement et de 150 000 F d’amende (...) envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » (5) Cass. crim. 29 janvier 1998, Aff. Gaucher-Brigneau Sté SANH c. Licra. Rev. trim. dr. h. (2001) 389 Comme pour les deux autres délits le tribunal peut en outre ordonner la peine complémentaire d’affichage ou de diffusion de sa condamnation. A.2. Les dispositions à l’encontre des organisations racistes Le législateur de 1972 a instauré une disposition particulière concernant « les associations ou groupements de fait ». Amendant la loi du 10 janvier 1936 instaurée dans la période troublée d’avant guerre « sur les groupes de combat et milices privées », le législateur a prévu (article 10) que pouvaient être dissoutes, par décret rendu par le Président de la République, les associations ou groupements de fait qui (6 o) : « — soit provoqueraient à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, — soit propageraient des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence. Le Conseil d’Etat saisi d’un recours en annulation du décret prévu par le premier alinéa (...) devra statuer d’urgence ». Ce texte, qui pourrait tel quel s’appliquer à un parti politique raciste, n’a jamais pourtant reçu d’application pour ce faire. L’on relèvera à cet égard qu’il comporte pour ce qui est de l’activité de « propagation d’idées (racistes) » une disposition mettant en cause les associations ou groupements pour une activité qui par elle-même ne relève d’aucun délit particulier prévu par le droit français. Il n’est complété d’aucune disposition qui prendrait en considération ces faits au point de vue de l’octroi de subsides publics aux partis politiques. B. — Les règles de procédure du droit de la presse; généralités et quelques singularités propres aux délits racistes Les règles de procédure des poursuites constituent la grande particularité des délits de presse dans le droit français. Ce sont des règles dont la rigueur est conçue pour des raisons de protection de cette liberté proclamée à l’article 1 er. 390 Rev. trim. dr. h. (2001) De fait leur application est davantage redoutable de par leur cumul d’effets que par leurs sanctions isolées ; chacune de ces règles en effet, dont la sanction est la nullité absolue de l’acte de poursuite, ne serait que d’une gravité limitée si cette nullité ne venait à se cumuler avec la règle de prescription trimestrielle des poursuites. (B1) L’engagement des poursuites des délits racistes comporte par ailleurs quelques singularités, de même que le régime de la récidive de ces délits. (B2). B.1. Le droit commun des règles de poursuite du droit de la presse Dans le but de garantir au mieux la liberté d’expression, et considérant que la seule stricte définition des délits n’y suffisait pas, le législateur français a instauré un système qui non seulement garantit a priori la liberté d’expression mais qui au surplus oblige les poursuites éventuelles mettant en jeu la responsabilité pénale de la presse à respecter des règles extrêmement rigoureuses (ci-après 1 et 2), qui cependant comportent en revanche comme contrepartie et élément d’équilibre, l’individualisation très précise du ou des responsables des publications (les auteurs n’étant que complices...) censés exercer un contrôle rigoureux sur ce qu’ils publient (3). 1. Les règles sanctionnées par la nullité absolue de l’acte de poursuite (Article 53) : « la citation précisera et qualifiera le fait incriminé ; elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite. Si la citation est à la requête du plaignant elle contiendra élection de domicile dans la ville où siège la juridiction saisie et sera notifiée tant au prévenu qu’au ministère public. Toutes ces formalités seront observées à peine de nullité de la poursuite ». Outre la nécessité de viser avec exactitude le texte de loi définissant l’infraction poursuivie, le plaignant ou le ministère public devra précisément identifier le propos (ou le dessin) qu’il poursuit (dénomination du journal — s’il s’agit d’un journal..., son numéro, sa date, sa page) et lui donner la qualification qu’il lui impute. Plusieurs qualifications ne peuvent en principe être données à un même propos sous peine d’annulation. De plus le tribunal ne peut rétablir lui-même une qualification qu’il jugerait erronée. Rev. trim. dr. h. (2001) 391 L’article 65 énonce que : « l’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus à compter du jour où ils auront été commis... ». Cette disposition est certainement de toutes les dispositions de la loi de 1881, augmentée de la loi de 1972 incluse, la plus sévère pour les victimes de discours racistes. Outre qu’elle autorise les auteurs a procéder à des publications discrètes qui passé le délai fatidique peuvent être ensuite sans encombre distribuées, elle entraîne un effet fatal sur des poursuites engagées à temps mais éventuellement entachées d’un vice. Or il a pu être observé ( 6) que ce régime de rigueur resterait concevable et admissible si le rythme d’avancement judiciaire prescrit par la loi de 1881 était réellement appliqué. Les articles 57,58 et 59 prescrivent que les infractions soient jugées « au fond dans le délai maximum d’un mois... », délai constamment violé par les juridictions et qui fait ainsi de l’article 65 de la loi de 1881 un obstacle injustifié aux poursuites exercées par les victimes et rend leur recours ineffectif. 2. La contrepartie de l’encadrement rigoureux des poursuites : une désignation claire d’un responsable a priori chargé du contrôle des publications : le directeur de publication Aussitôt affirmé sous l’article 5 le principe de liberté a priori du droit de publier « sans autorisation préalable », la loi énonce à l’article 6 que : « toute publication de presse doit avoir un directeur de la publication ». L’article 42 qui ensuite inaugure le chapitre V « des poursuites et de la répression » pose comme principe que « seront passibles, comme auteurs principaux, des peines qui constituant la répression des crimes et délits connus par la voie de la presse dans l’ordre ci-après, savoir : 1 o les directeurs de la publication ou éditeurs (...) 2 o à leur défaut, les auteurs, 3 o à défaut des auteurs, les imprimeurs etc. ». Le législateur énonce ainsi par un système dit « en cascade » le principe d’une détermination claire de celui dont la mission est d’assumer le contrôle et la responsabilité d’une publication celle-ci étant conçue comme l’acte même de responsabilité, l’auteur n’étant dans cette conception qu’un complice (article 43). Il est essentiel à l’économie même de toute la loi. (6) C. Korman, ibid. 392 Rev. trim. dr. h. (2001) B.2. Quelques singularités tenant à la poursuite des délits de presse 1. L’engagement des poursuites du chef des délits racistes ou le groupe de personnes Outre la personne, les personnes ou le groupe de personnes directement visées par l’infraction qui ont qualité, comme victimes, pour agir, la loi prévoit que : (article 48, 6 o, 2 e phrase) (à la différence des délits commis à l’encontre des particuliers) « la poursuite pourra être exercée d’office par le ministère public » (dans les cas d’injures et de diffamation raciales) et, (article 48-1) « toute association, régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant par ses statuts de combattre le racisme ou d’assister les victimes de discriminations fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions prévues par les articles... (provocation, diffamation et injure). Toutefois quand l’infraction aura été commise envers des personnes considérées individuellement, l’association ne sera recevable que si elle justifie avoir reçu l’accord de ces personnes ». 1. L’aggravation des peines résultant de la récidive A la différence des autres infractions de presse, l’article 63 de la loi de 1881 prévoit pour les infractions racistes le régime d’aggravation des peines dans le cas de leur récidive. II. — L’évolution du droit antiraciste Le droit positif de l’antiracisme a évolué vers une extension de son domaine d’application à compter du milieu des années 1980, en partie sous l’impulsion de l’apparition, fin 1979, début 1980 du phénomène négationniste porté par son chantre français Robert Faurisson et concomitant à la sensibilisation de l’opinion publique aux crimes contre l’humanité. Les quelques grands procès d’assises de Klaus Barbie au printemps/été 1987, puis Touvier et Papon (1998/99) ont constamment revivifié durant cette période le thème du racisme. Le législateur (A) autant que les juridictions (B) ont montré leur perméabilité à ces phénomènes et ont évolué dans l’ensemble dans le sens d’une extension du périmètre du droit antiraciste. 393 Rev. trim. dr. h. (2001) A. — L’extension légale Les procédures engendrées par l’application du négationnisme au début et au cours des années 80 ont très clairement affiné les conceptions et exercé une fonction — classique au demeurant — d’incubateurs. Dans son arrêt du 26 avril 1983, la cour d’appel de Paris énonce que : « par delà la négation de l’existence des chambres à gaz, il (Faurisson) cherche en toute occasion à atténuer le caractère criminel de la déportation (... de sorte que) ‘son révisionnisme ’ (les guillemets sont de la cour), qu’il oppose à ‘ la cause des exterminationistes’ peut faire figure d’une tentative de réhabilitation globale des criminels de guerre nazis » alors que le tribunal de grande instance de Paris (8 juillet 1981) désigne « son discours (comme portant) une intention d’apologie des crimes de guerre », (ajoutant au surplus, comme le fera aussi la cour, « ou d’incitation à la haine raciale »). Par une loi du 31 décembre 1987 le législateur a introduit dans la loi du 29 juillet 1881, sous le paragraphe 1 er intitulé « Provocation aux crimes et délits », l’article 24 à l’alinéa traitant de « l’apologie des crimes d’atteintes volontaires à la vie (1 o) des vols, extorsion, destructions et des crimes de guerre », « l’apologie des crimes contre l’humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi », délit puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 F d’amende. Cette première étape d’évolution législative fut suivie en 1990 à l’initiative des parlementaires d’une proposition de loi à l’ambition plus générale quoique manifestement inspirée par les débats de cette époque ; le Parlement adopta le 30 juillet 1990, une loi intitulée « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » aux dispositions très diverses et dans laquelle on distingue plusieurs objectifs : — solenniser la dénonciation du racisme et son étude : le 21 mars de chaque année, journée internationale instaurée par l’ONU comme Journée internationale pour l’élimination du racisme, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (organe des services du Premier ministre) remettra un rapport annuel « sur la lutte contre le racisme (...) immédiatement rendu public » (article 2), — renforcer la documentation historique en permettant que les audiences de jugement des affaires de crimes contre l’humanité puissent être enregistrées et diffusées « dès que le procès a pris fin » (article 15), 394 Rev. trim. dr. h. (2001) — permettre aux associations de déportés un droit de réponse (article 7), — renforcer les pénalités des infractions de discrimination (ancien article 416-1 et 416-2 du Code pénal) et délits racistes de presse par les peines complémentaires de privations de certains droits civiques et la diffusion ou l’affichage des condamnations, — enfin, institution du nouveau délit de contestation de crimes contre l’humanité sanctionné des peines du délit de la provocation à la discrimination, par insertion d’un nouvel article, sous le numéro 24bis, dans la loi du 29 juillet 1881 : « ... ceux qui auront contesté (...) l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction, française ou internationale ». Le mouvement d’évolution législative quoique « tiré » par l’évolution jurisprudentielle dont nous exposerons quelques aspects ciaprès, s’est au jour d’aujourd’hui arrêté là malgré que le gouvernement français ait tenté en 1994 (M. Jacques Toubon, Garde des Sceaux) de faire voter un projet de loi « relatif à la lutte contre la diffusion d’idées racistes ou xénophobes » qui substantiellement tendait d’une part à fondre les délits d’injures et de diffamation en un nouveau délit « d’atteinte à l’honneur... » (de sortir ainsi des catégories trop étroites de la loi de 1881), d’étendre le délit de provocation à la provocation directe ou indirecte, et d’une part, universaliser à tous les crimes contre l’humanité le délit de contestation, et d’autre part, au point de vue de la procédure, manifester là encore le souci de s’affranchir des rigueurs de la loi de 1881, en proposant : de permettre d’étendre les poursuites des chefs des délits de presse racistes aux personnes morales et de prolonger le délai trimestriel de prescription de l’article 65 à « un an révolu à compter soit du jour de la commission des faits, soit en l’absence du jour de la commission des faits, soit en l’absence du dépôt légal, du jour du dernier acte de publicité, soit du jour du dernier acte de poursuite ou d’instruction s’il en a été fait ». Ce projet qui recueillit à la majorité l’avis favorable de la Commission nationale consultative des droits de l’homme se heurta à une véritable levée de boucliers de presque la totalité des organes Rev. trim. dr. h. (2001) 395 de la presse et de ses syndicats ou associations ( 7) et de la Ligue des droits de l’homme au motif de son caractère prétendu de « liberticide ». En vérité nous pensons que ce projet avait essentiellement l’inconvénient pour ses détracteurs — la cause elle-même ne suscitait pas d’objection ! ! — d’attirer l’attention sur le régime d’exception exorbitant du droit commun de la responsabilité dont jouissent les médias. L’Assemblée nationale saisie du projet s’avéra dans l’incapacité de trouver... un rapporteur. A tout le moins ce projet a-t-il permis de prendre date dans un combat d’autant moins fini qu’il met en exergue ce spectaculaire paradoxe et que le discours raciste reçoit en France de par la vertu de la loi un régime de protection exceptionnel, exorbitant du droit commun de la responsabilité pénale, et que les forces médiatiques du pays sont à ce sujet capables de s’unir pour en assurer la pérennité. Au nom des libertés et de la théologie de la loi de 1881. L’édifice du statut commence cependant à se fissurer ainsi que le montre l’évolution jurisprudentielle. B. — L’extension jurisprudentielle Le long cours des décisions de justice témoigne de l’étroitesse des catégories essentielles, rapportées à tout le moins aux délits des discours racistes, de la loi du 29 juillet 1881. Ces catégories sont remises en cause dans le régime juridique à la fois des délits de contestation de crimes contre l’humanité et de diffamation raciste et dans le régime si spécifique de la prescription des poursuites dans l’application emblématique de celles-ci à l’Internet (B1). Par ailleurs, et de façon concomitante, la définition des « groupes de personnes », sujets de la protection, paraît prise d’une agitation qui les balance de la « non-appartenance » (à un groupe) à une extension où la notion de « groupe de personnes » se dilue dans le non-sens (B2) puisqu’elle aboutit à légitimer la discrimination même. B.1. La remise en cause des catégories du droit français de la presse Celle-ci se manifeste d’abord dans une modification spécifique des définitions des catégories du droit du racisme, qu’il s’agisse de la diffamation raciste (article 32, alinéa 2) du délit de contestation de crime contre l’humanité (article 24bis) et aussi de la référence même des groupes de personnes concernées — (a) —, et ensuite dans l’ins(7) Voy. Reporters sans frontières. 396 Rev. trim. dr. h. (2001) tauration d’un régime de décompte de la prescription qui de facto en ruine l’efficacité dans le domaine de l’Internet (b). a) La remise en cause des catégories a) 1. En matière de diffamation (article 32, alinéa 2) Le propre de l’outrage diffamatoire est de concerner « des faits précis » et d’offrir un principe exonératoire de responsabilité pénale de ce chef à raison de la démonstration de la vérité du fait allégué. La cour d’appel de Paris ( 8) a jugé qu’en matière de diffamation raciale l’offre de preuve était irrecevable : « pour être exonératoire le fait justificatif de la vérité du fait diffamatoire invoqué par les prévenus devrait établir non seulement que de jeunes maghrébins ont commis des actes de vandalisme et de violence (...) mais aussi que c’est en raison de leur appartenance à la Communauté des immigrés maghrébins qu’ils ont eu ce comportement. Un tel débat se révèle à l’évidence contraire au but poursuivi par le législateur de 1972, lutter contre toutes les sortes de discriminations et notamment contre les préjugés raciaux et apparaîtrait contraire à l’ordre public en excitant la haine entre les citoyens ». Le pourvoi formé contre cet arrêt fut rejeté par la Cour de cassation ( 9). En cet état du droit l’outrage diffamatoire sans possibilité, ce qui est en effet judicieux, de preuve de vérité ne se distingue plus de l’injure. La frontière entre les deux catégories n’existe donc plus et a posteriori justifie ce que proposait en son article 1 er le projet de loi Toubon. a) 2. En matière de contestation de crimes contre l’humanité (article 24bis). Avant même sa promulgation (voy. ci-avant)... mais aussi après, plusieurs décisions ont montré que ce délit s’illustrait en fait cumulativement dans d’autres catégories et pose la question de la pertinence juridique d’une catégorie spécifique. L’arrêt du 9 décembre 1992 de la cour de Paris ( 10) soulignant que : « l’incrimination de contestation de crimes contre l’humanité (...) (8) 28 septembre 1995, Légipresse, n o 129, III, p. 19. (9) Ch. crim., 19 mai 1998, n o A95-85-296. (10) Légipresse, 1993, n o 103, III, pp. 90 et s. Associations des Déportés c. Boizeau, Faurisson Sarl les Editions Choc, note Ch. Korman. Rev. trim. dr. h. (2001) 397 répond aux engagements pris par la France (...) qui a adhéré à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de racisme (...) » stipule en son article 4 que les Etats parties s’engagent notamment à « déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale » et plus loin que « les propos contestant l’existence de crimes contre l’humanité (...) portent atteinte à la mémoire des victimes du nazisme ». La cour d’appel de Paris a jugé également quelques temps plus tard ( 11) : « Ainsi la contestation des crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus fortes de la diffamation raciale contre l’ensemble des juifs et de la provocation à leur haine et ne relève pas d’un débat sur l’établissement de la vérité historique ». En vérité dit la cour de Paris on trouve mêlés dans ce concept du délit de contestation de crimes contre l’humanité à la fois de la diffamation, de la provocation, ensemble une atteinte à la mémoire des victimes, le tout n’étant rien d’autre qu’une « diffusion d’idées racistes ». Elle en juge ainsi en 1998, mais le projet de loi Toubon — faisant déjà cette analyse — montrait qu’en définitive les catégories construites par les lois de 1972 et de 1990 sur le moule de la loi du 29 juillet 1881 étaient dépassées et en tout cas fort peu adaptées. a) 3. Les « groupes de personnes » La jurisprudence a embrassé des catégories de « groupes de personnes » aussi diverses conceptuellement que « les immigrés » et les « français chrétiens » ; les premiers entraient clairement dans la définition de ceux que la loi désigne comme « (à raison de...) n’appartenant pas (...) à une nation » alors que les seconds conduisent à s’interroger sur la finalité même de la législation antiraciste si elle en vient à prétendre protéger « tout le monde »... — les « immigrés » Longtemps les juridictions ont fait fi de la définition pourtant présente dans les textes définissant les délits racistes (articles 24 ; 32, alinéa 3 ; 32, alinéa 2) de la catégorie d’individus, sujets victimes de ces délits que sont « les personnes ou les groupes de personnes visés à raison de (...) leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée... » ( 12). Les premiers (11) 16 déc. 1998, Garaudy, plusieurs arrêts. (12) Parmi bien d’autres, citons : cour de Paris, 8 juin 1994, L.D.H., Licra, M.R.A.P. c. Wascquez, Rivard. 398 Rev. trim. dr. h. (2001) juges ont relevé avec juste raison que : « les ‘ immigrés ’ ne pouvaient constituer un groupe au sens de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 » ... La Cour de cassation, chambre criminelle, a renversé cette position qui ne se fondait sur rien dans un arrêt récent du 24 juin 1997 ( 13) : « Les étrangers résidant en France, lorsqu’ils sont visés en raison de leur non-appartenance à la nation française, constituent un groupe de personnes rentrant dans les prévisions de l’article 24, alinéa 6, incriminant la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence ». — « les français chrétiens » — en tant qu’objet associatif La Cour de cassation a considéré et a jugé ( 14) qu’une association dénommée Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF) et qui dans ses statuts se propose de lutter contre le racisme anti français et anti chrétien : « ... que les juges ont a bon droit déclaré recevable l’action civile de l’association poursuivante en application de l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881, dont les dispositions concernent toute discrimination (...) sans restriction ni exclusion ». Toute ambiguïté est bien située dans la considération de cette locution : « sans restriction ni exclusion... ». La loi (article 48-1) dispose bien en effet que peut exercer les droits reconnus à la partie civile « toute association (...) se proposant par ses statuts de combattre le racisme »..., le terme s’entendant « sans restriction ni exclusion »... Or ce que se propose l’AGRIF c’est bien « une restriction » et par déduction « une exclusion »... La décision, outre qu’elle révolte parce qu’elle justifie un objet associatif qui par lui-même est discriminatoire parmi « les français », paraît procéder d’un contresens manifeste. Ce qui ne signifie pas que si quelqu’un concevait d’agir contre des individus en les désignant comme « chrétiens français », constituant ainsi un facteur discriminant au demeurant en soi aussi peu légitime éthiquement que telle « race »... le bien-fondé de l’action pour les protéger soit à contester ; il le serait. Mais en l’espèce il s’agit d’autre chose : il s’agit du contresens d’ériger en principe statutaire légitime ce qui est littéralement une discrimination... et, avec tout le respect auquel nous nous obligeons vis-à-vis de la haute juridiction, il s’agit d’un errement total de celle-ci. (13) Bull. Crim., n o 253. (14) Cass. crim., 2 mars 1993, Légipresse, n o 110, III, p. 44 : AGRIF c. Y... et X.... Rev. trim. dr. h. (2001) 399 De plus une interrogation fondamentale est suscitée à travers cette conception : elle montre que « l’égalité » dont la discrimination raciste est l’autre versant n’est pas saisie dans son acception opératoire de principe de « rétablissement... de l’égalité »; de principe de protection et poussée ainsi, outre le contresens signalé, elle conduit à une perversion de la lutte contre le racisme puisque au nom de celle-ci on protège ceux qui s’affichent racistes. b) La prescription trimestrielle en cause Elle est en cause au travers de la révolution technologique de l’Internet car l’on peut penser qu’il n’y a plus, qu’à tout le moins il n’y aura bientôt plus, un seul écrit publié « sur papier », qui ne soit nécessairement, obligatoirement, aussi publié sur Internet. La question du décompte du délai de la prescription pour les publications sur Internet est donc vitale pour le régime même de la prescription ; par extension, pour le « monument » même de la loi du 1881, au moins pour ce qui concerne son régime de rigueur. Les positions adoptées successivement par le tribunal de grande instance de Paris ( 15) et la cour d’appel de Paris ( 16) sont des positions contraires. Le tribunal jugeait quant à lui que « les règles relatives aux éditions nouvelles, en matière d’écrit, ne trouvent (donc) pas à s’appliquer en l’espèce » plaçant le point de départ du décompte de la prescription à une date plus de trois mois auparavant où « ces textes figuraient à l’identique à la même adresse du réseau ». Mais la cour de Paris observant que « la prescription résulte de la volonté renouvelée de l’émetteur qui place le message sur le site, choisit de l’y maintenir ou de l’en retirer quand bon lui semble » en conclut que « l’acte de publication devient ainsi continu » et estime les poursuites recevables. Le tribunal de Paris dans une décision récente dans une autre affaire ( 17) s’est incliné quant à cette position de principe. La Cour de cassation a été saisie et devra arrêter la position des juridictions. (15) Costes c. UEJF, Licra, MRAP, LDH, 28 janvier 1999, Légipresse, n o 174, III, p. 142, note Cyril Rojinsky. (16) 15 décembre 1999, Semaine Juridique, Ed. G, n o 13, 10281 et la note P.A. Schmidt V. Facchina. (17) Réseau Voltaire c. Carl Lang, 6 décembre 2000. 400 Rev. trim. dr. h. (2001) Mais d’ores et déjà l’on ne peut manquer de relever combien la perspective de cette attente est aujourd’hui bouleversée par l’article 43-8 nouveau de la loi du 30 septembre 1986 « relative à la liberté de communication » qui de fait supprime le principe de l’article 42 de la loi de 1881 : la responsabilité n’est plus encourue... « ... que (!!) si, ayant été saisies par une autorité judiciaire, elles n’ont pas agi promptement pour empêcher l’accès à ce contenu ». Désormais, plus de contrôle a priori du directeur de la publication mais en revanche attribution d’une sorte de droit de retrait de publication équivalent à un droit de repentir. Que devient l’équilibre, l’économie de la loi du 29 juillet 1881 ? Conçoit-on de conserver aux « responsables » (?) des fournisseurs d’accès le bénéfice d’une application rigoureuse et donc... généreuse des règles de prescription et en plus de les soustraire au principe d’assomption de responsabilité ? En réalité l’édifice du droit de la presse tel que résultant de la loi du 29 juillet 1881 est branlant, devenu d’un coup obsolète par l’effet de l’irruption des moyens de communication électroniques, de moyens innombrables assurant une publicité tous azimuts — et de facto — impossibles à surveiller... Cette situation rend vaine le postulat d’un trouble social apaisé « après trois mois » ou pire, consenti par les « lecteurs ». Ce qui est vrai pour le fournisseur d’accès qui « ne peut tout surveiller » l’est également pour le lecteur, et c’est pourquoi il n’est que parfaitement cohérent — et équitable — qu’au principe reconnu par le législateur par le nouvel article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986 réponde une prescription à décompte nouveau; qu’à l’évanouissement de la responsabilité a priori du directeur de publication réponde l’évanescence de la prescription trimestrielle. Conclusion La loi antiraciste insérée dans le corpus plus vaste d’un régime spécifique de loi sur la presse a évolué sous la poussée principalement des jurisprudences des cours vers davantage de fluidité et des concepts moins marqués par les catégories spécifiques du droit de la presse. Mais celui-ci est lui-même en train d’être bouleversé par l’évolution technologique de l’Internet et à rendre progressivement obsolète un encadrement conçu en principe pour préserver encore 401 Rev. trim. dr. h. (2001) davantage la liberté d’expression mais qui avait l’inconvénient d’instaurer un régime de protection exceptionnel du racisme qu’en Europe au moins la France était la seule à avoir instauré. Charles KORMAN Avocat à la cour de Paris ✩