Rachel Même - L`ombre et la lumière

Transcription

Rachel Même - L`ombre et la lumière
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
L'ombre et la lumière
Rachel Même1
Introduction
Afin d'entamer cette allocution, je commencerai par vous donner une très belle
définition de l'Inconscient que j'ai eu l'occasion d'entendre il y a quelques mois de ça :
« L'Inconscient c'est toutes les choses qui sont cachées dans le fin fond de notre cerveau. C'est tous les
traumatismes qui remontent à la surface et qui nous font mal ». Cette définition de l'Inconscient,
vous ne la trouverez dans aucun livre, dans aucune revue ou article, pas même sur
internet. Son auteur est inconnu de la plupart d'entre vous. Inconnu, mais pas anonyme.
Son auteur c'est Alban. Il a 10 ans. J'ai eu l'honneur qu'il accepte de faire de moi sa
partenaire pendant quelques mois dans le cadre d'une activité de consultations pour le
traitement de la douleur en pédiatrie.
Je faisais ces consultations dans le cadre d'un remplacement, donc c'est une activité
que j'ai arrêtée depuis quelques mois et le fait de prendre la parole devant vous
aujourd'hui est aussi pour moi un peu « le moment de conclure » et de rendre un certain
hommage à ce petit d'homme qui m'a beaucoup enseigné.
Ce dont je vais parler n'est pas sans lien avec ce que Freud avait appelé le « roman
familial » dans la mesure où le Sujet qu'on reçoit s'invente « mille et une fictions » le
mettant en scène, lui et ses ancêtres, qui lui servent à traiter le réel auquel il est confronté,
le traumatisme de sa naissance, d'être « né malentendu ». Cette rencontre clinique m'ayant
beaucoup marquée, il me paraît aujourd'hui plus approprié de parler sous le titre « l'ombre
et la lumière » pour reprendre les signifiants du Sujet que je recevais, que sous le titre
« Nouveaux romans » que j'avais annoncé à la base.
1
Doctorante en Psychopathologie, Université Rennes 2, Psychologue clinicienne
1
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
1. Une douleur familiale
Donc, « l'Inconscient c'est tous les traumatismes qui remontent à la surface et qui nous font
mal ». Alban, c'est pour la douleur qu'il vient me voir. C'est donc, justement, pour ce qui a
priori « lui fait mal ».
Pour reprendre un peu l'histoire de cette douleur, je vous dirai qu'Alban a été
hospitalisé quelques mois avant que je le rencontre pour se faire opérer d'une tumeur
cérébrale logée dans le bas de son dos. A la suite de cette chirurgie, des douleurs
importantes sont apparues dans son corps. Elles ont été traitées par de la morphine,
morphine qui a été arrêtée subitement à sa sortie de l'hôpital. D'abord assez localisées au
niveau de la cicatrice, ces douleurs se sont peu à peu étendues à d'autres parties de son
corps, le ventre, l'ensemble de son dos, la tête, etc. Il se plaindra également d'une perte au
niveau de la vue pendant quelques temps.
Ces symptômes dont il se plaint à l'Autre médical, ont le don d'étonner les
médecins puisqu'il y a un décalage entre l'ampleur de la plainte d'Alban, c'est-à-dire la
manière dont il décrit ses douleurs, et ce qu'ils observent de son comportement réel.
Donc dans le discours des médecins, il y a quand même un peu l'idée qu'Alban « simule »
une partie de ces symptômes ou que, du moins, il en rajoute par rapport à ce qu'il ressent
réellement dans son corps.
En séance avec moi il exprimera très clairement son sentiment d'être en quelque
sorte « malentendu » par les médecins : « J’arrive pas à m’exprimer devant les grandes personnes,
me dira-t-il. Le Docteur, il a cru que ça allait mieux. J’ai pas réussi à lui faire comprendre que ça allait
pas mieux. J’ai du mal à parler aux grandes personnes, à me faire comprendre »
En ce qui me concerne, lors de ma première rencontre avec Alban, je suis frappée
par son regard ahuri, presque halluciné, un regard qui divague sans but et qui ne se fixe
sur rien, comme si Alban était absent en tant que Sujet de son corps. J'ai également le
sentiment en observant sa démarche, que quelque chose de son corps ne tient plus ou est
comme désarticulé.
2
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
Alban me dira d'emblée à la première consultation lorsque je l'inviterais à prendre
la parole par rapport à l'expérience qu'il traverse : « [Ce qui m'arrive] J’en pense pas grandchose… Y a rien à dire sur ça… C’est comme ça... J’attends que ça passe... Je voudrais oublier. Y'a plein
de choses que je veux oublier. Je veux oublier l'hôpital, l'IRM et ma douleur. […] J'ai pas grand chose à
dire de tout façon ».
A ce « j'ai pas grand chose à dire » j'avais alors répondu que j'étais « là pour entendre
même s'il n'avait pas grand chose à dire », réponse qui sur le moment n'avait pas semblé
beaucoup déranger Alban.
Suite à ces paroles, je constate qu'il regarde avec beaucoup d'intérêt un exemplaire
du Journal de Mickey posé sur la table à côté de lui. Je l'autorise à s'en saisir et lui demande
s’il apprécie cette lecture. Alban soupire. Je lui demande alors « De quoi ça parle ? ». Ce à
quoi il me répond : « Ça me fait penser à un mec qui fait des films sur internet. Il a fait un sketch sur
les jeux vidéo… Sur les jeux où quand on arrive à la fin on meurt. On peut jamais finir le jeu. T’arrive
au dernier niveau et là ça recommence au niveau 1. Y a des trucs c’est pas logique. J'aime pas ces jeux-là,
où quand on arrive à la fin on meurt. […] J'aime pas non plus les jeux où c'est comme si on avait pris de
la drogue, comme si on avait des hallucinations ».
La douleur d'Alban se présente comme le reste du réel auquel il a été confronté, la
trace de cette opération qui l'a touchée dans son corps et qui l'a très certainement
confronté à l'idée de sa propre mort, soit à quelque chose que les mots ne peuvent pas
atteindre, à un point d'innommable et d'énigme. La douleur est l'effet de la béance, du
vide de signification que le traumatisme a ouvert.
Dans son ouvrage sur la douleur, Laurence Croix disait ainsi que ce phénomène de
la douleur « [révélait] un non-sens, non seulement du corps, mais de l'existence même » et qu'elle
rendait le Sujet « aphone, hébété »2. On est ici bien proche de ce que Lacan avait nommé du
néologisme de « troumatisme », ce qui laisse le Sujet sans voix face au réel.
2
Croix, L., La douleur, De l'organique à l'inconscient, Toulouse, Erès, coll. « Point Hors Ligne », 2002, p.11
3
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
Mais aussi cette douleur, et tous les symptômes qu'Alban manifeste, viennent sans
doute s'articuler à l'expérience du traitement par la morphine et à l'arrêt brutal de ce
traitement. Que s'est-il passé dans ce corps ? Quelle jouissance a « agité » ce corps et
l'agite encore ? Comment Alban arrive-t-il à se débrouiller avec ce qui l'agite ? Telles sont
les questions que je me pose, à l'époque en tout cas.
Donc on pourrait dire a priori que le « symptôme-douleur » se manifeste sur un
versant réel, dans le sens où il y a quelque chose qui envahit le corps et qui ne peut pas
être nommé. Ou plutôt même, que le symptôme vient ici comme une « réponse » au réel
auquel cet enfant est confronté.
Mais cette douleur, ce n'est pas que du réel puisque lors de la première
consultation la maman d'Alban me décrira une situation familiale assez complexe avec
une famille recomposée et l'héritage d'une certaine culpabilité de son côté à elle, ses
propres parents interprétant ouvertement la maladie d'Alban comme une « punition divine »
liée au choix qu'elle avait fait de divorcer. Elle conclura avec cette phrase : « La maladie
d'Alban, ça a réintroduit le père dans nos vies. Au niveau familial, c'est douloureux ». Lors d'une
autre rencontre, elle ajoutera également : « la situation familiale, ça lui ajoute des douleurs dont il
n’a pas besoin ».
Reprenant l'une des hypothèses de Philippe Lacadée, je dirai que le symptôme
d'Alban se présente aussi comme « [réponse] à ce qu'il y a de symptomatique dans la structure
familiale […] Il permet que quelque chose de la structure familiale, qui ne peut se dire ou s'articuler […]
s'inscrive » 3 . Son symptôme et sa plainte viennent ici s'articuler avec ce qu'il entend du
ratage entre ses parents, avec ce qu'il mal-entend du couple parental.
« Le père d'Alban ne prend pas en compte sa douleur, c'est aussi ça qui est douloureux » me
dira une autre fois sa mère lors d'une conversation téléphonique où je l'appelais « pour elle »
car il était assez net qu'elle était, elle aussi, en grande détresse face à cet enfant qu'elle
n'arrivait pas à soulager. Alban arrêtait d'ailleurs certaines de ces séances en me disant :
Lacadée, P., Le malentendu de l'enfant, Des enseignements de la clinique avec les enfants, Payot Lausanne, coll. « Psyché »,
2003, p.36
3
4
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
« Est-ce qu'elle peut revenir Maman ? » m'indiquant peut-être par là que sa mère avait, elle
aussi, besoin d'être accueillie et écoutée sur ce qu'elle traversait.
2. Des laisser tomber
Un jour, Alban et sa mère arrivent en pleurs tous les deux à la consultation. Alban
entre dans le bureau en se bouchant les oreilles, comme si il avait entendu quelque chose
d'insupportable et qu'il s'agissait là du seul moyen de ne plus y être confronté. Sa mère
semble également épuisée : « Mon médecin me dit de passer le relais au père, me confie-t-elle,
mais je n'y arrive pas : il n'en est pas capable ». Je lui proposerai sur le moment de « prendre le
relais », au moins pour le temps de la séance.
Seul avec moi, Alban m'explique la situation : « Maman, elle pleure parce que j'ai des
idées noires. Des fois, j'ai envie de sauter à cause de la douleur. Je voudrais mourir le plus vite possible.
[…] Maman elle a dit qu'elle allait me laisser à Papa. ». Puis, après un long silence, Alban me
demande :
«
Je t'ai déjà parlé de Marc ?
–
Non, je crois pas... C'est qui ?
– Marc c'est un homme qui est entré dans la vie de Maman et puis qui est parti vivre en Argentine
6 mois après. Un jour il m'a dit : « Ta mère, elle va partir en Argentine avec moi, et elle va te
laisser ici avec tes frères et sœurs ». C'était en même temps que mes problèmes de santé ».
On entend assez clairement ici ce que Freud avait repéré concernant la structure
du traumatisme, à savoir qu'il produisait ses effets toujours en deux temps, toujours dans
l'après-coup. Ici la menace de laisser-tomber de la mère ravive en vérité la parole de Marc,
qui représentait le réel traumatisme et qui n'est pas intervenue à n'importe quel moment
de la vie d'Alban.
Qu'est-ce qui a finalement a eu valeur de traumatisme pour Alban ? Au-delà de
l'atteinte qui a eu lieu dans son corps et qu'il cherche à « oublier », il y a donc cette menace
de laisser-tomber de l'Autre, menace que la mère intégrait également dans son discours
5
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
puisqu'elle me dira à plusieurs reprises : « Je suis soulagée que la douleur de mon fils soit enfin prise
en compte... A la sortie de l'hôpital on s'est sentis laissés tombés ».
Pendant le temps du suivi avec moi, Alban sera hospitalisé dans un autre hôpital
où on lui mettra en place des TENS, des stimulations musculaires via des électrodes, qui
auront la vertu de le soulager un peu. Sur ce que lui font les TENS, il me dira « Ça m'aide à
plus être crispé. Je suis tout crispé dans le dos. Je me suis crispé après l'opération. Je me suis crispé parce
que personne ne prenait en compte ma douleur ».
Le traumatisme vient aussi comme « le point où quelque chose s'est fixé » 4 , nous dit
Lacadée. Ici ce qui se fixe, au-delà de l'atteinte corporelle, c'est aussi la question du désir
de l'Autre qui dans le cas présent s'exprime dans une menace répétitive de laisser-tomber,
mais aussi dans la surdité. Alban est « troumatisé » du fait que l'Autre entend mal cette
douleur qu'il adresse.
Lors de cette séance, Alban me dira qu'il ne veut plus venir me voir : « Je pense que
tu vas pas m'aider. Personne peut m'aider. Je pense que tu m'as beaucoup aidé au début, mais là je pense
que tu peux plus m'aider. » Je soutiendrais ce jour-là, avec l'appui de sa mère, que je vois bien
qu'il ne va pas très bien, et que ces séances sont importantes. En somme, ce jour-là je
prendrais la position de surtout ne pas les laisser tomber, ni Alban, ni sa mère. Alban veut
« sauter » dit-il, là où l'Autre menace de le laisser tomber. A mes yeux, il s'agissait surtout
de ne pas le laisser tomber et engager ici plus franchement mon désir de le recevoir. Lui
faire entendre finalement que je « prenais en compte » le fait qu'il vienne à ses séances.
Philippe Lacadée écrivait également à ce sujet que face à cette question du « Che vuoi ? »,
« Que me veut l'Autre ? », l'analyste était toujours « convoqué » 5 et pouvait alors « se faire le
partenaire du sujet pour lui permettre de « reprendre cette question » »6.
Ce jour-là, ce que cette maman avait pu me dire, c'est qu'un point d'idéal de ce
qu'était être une « bonne mère » était convoqué pour elle dans le lien avec son enfant, ce
4Ibid.,
p.188
p.31-32
6Ibid., p.31-32
5Ibid.,
6
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
qui la plongeait dans un profond désarroi car justement elle n'arrivait pas à répondre à cet
idéal. Elle dépliera longuement ce qu'il en était de sa position concernant la maternité et
de la nécessité pour elle d'être « toute-mère ».
Étant donné la problématique assez complexe qu'il y avait entre cette mère et cet
enfant, le fait que c'est par la douleur que cette mère « épinglait » son enfant et l'adressait,
en tant que symptôme, au discours médical, je prendrais le parti de lui proposer qu'elle
rencontre la psychologue en charge des consultations pour la douleur... mais pour les
adultes, psychologue qui avait alors son bureau juste à côté du mien. Donc lorsque je
voyais Alban, je m'arrangeais avec la collègue d'à côté pour qu'elle puisse voir la mère en
même temps. En somme, il s'agissait à mes yeux de ne pas laisser tomber cette mère mais
lui proposer un accueil pour sa douleur à elle, douleur liée sans doute à une angoisse de
séparation avec son enfant avec laquelle elle n'arrivait peut-être pas à faire. Un certain
ravage semblait menacer cette mère et cet enfant et j'avais alors l'idée qu'il fallait faire en
quelque sorte un Tiers, mais un Tiers qui entende le symptôme qui peut se loger entre la
mère et l'enfant et s'articuler à la jouissance inconsciente de chacun des deux partis.
3. « L'insurgé c'est le héros »
Toujours dans son ouvrage Le malentendu de l'enfant, Philippe Lacadée nous dit ceci
« Lacan nous dit que c'est en élaborant mille et une fictions qu'un sujet fait entrer dans le langage la
confrontation au réel de la mort. C'est par la médiation de ces fictions qu'il trouve comment traiter
l'énigme à laquelle le réel le confronte. Tout enfant rencontre une énigme dont il cherche la solution »7.
Tentant peut-être de trouver la solution à l'énigme, Alban entamera un jour sa
séance avec ces mots :
« Y a que quand je joue que j'oublie ma douleur. […] Avec mes copains, on a inventé un jeu.
Mon personnage, il contrôle l’ombre et la lumière. Je joue avec l’ombre et la lumière. C’est moi qui
ai trouvé le nom du jeu. On doit chasser des démons. Les démons, ils ont tué mes deux parents.
Ils sont cannibales. Ils mangent leurs enfants…Mon personnage dans le jeu, il réfléchit
7
Ibid., p.145
7
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
beaucoup... Moi, je réfléchis toujours avant d’agir. Je pense toujours aux conséquences de ce que je
vais faire. […] Quand j’ai appris à réfléchir, y a des questions que se sont éclaircies.
– C’est des questions qui passent de l’ombre à la lumière en fait ?
– Oui, c’est ça.
– Et quand est-ce que ça a commencé ces questions ?
– Quand j’ai pris conscience de moi-même. Quand je me suis demandé qui j’étais et puis qu’est-ce
que je faisais là. C’est une question où personne n’a la réponse… sauf quand il est mort. Y a des
questions que je pose aux grandes personnes. Des fois elles peuvent pas répondre. Soit mes
questions sont tellement compliquées qu’elles ne comprennent pas, soit c’est des questions où c’est
juste impossible de répondre. Par exemple, qu’est-ce qui a provoqué la faille qui est à l’origine du
Big Bang ? Je me pose des centaines de questions par minutes !
– Ça fait beaucoup non ?
– Non, ça va...
Quelques séances plus tard, je demande à Alban des nouvelles de ce personnage
qui contrôle l’ombre et la lumière. Il me répondra : « Je lui ai donné un nom : je l'ai nommé
l’Insurgé. L’insurgé, j’ai entendu ça dans un film. Je sais pas ce que ça veut dire, mais pour moi l’Insurgé
ça veut dire le héros ».
A la séance suivante, Alban arrive avec un dessin qu'il me donne à voir et me dit :
« Je sais pas pourquoi mais j’ai eu besoin de dessiner l’Insurgé. Je sais pas trop pourquoi j’ai dessiné
ça… ». Il s'agit d'un dessin recto-verso. Sur le recto il y a tous les super-héros dessinés
(Iron-Man, Spiderman, Hulk, Elastic Girl, Green Lantern…). Et sur le verso, il y a
l’Insurgé qui est une sorte de condensé de tous les autres supers héros qui sont sur le
recto, c'est-à-dire que l'Insurgé possède tous les attributs, toutes les armes et les
caractéristiques des autres héros, réunis en Un. En dessous, Alban a écrit « Esraël ». « C’est
son nom [à l'Insurgé] me dira-t-il. C’est un mélange de plein de prénoms que je connaissais, mais je ne
me souviens plus lesquels… ». Cette séance débouchera pour lui sur l'idée que tous les super
héros ont un emblème mais qu'il n'avait pas pensé à l’emblème de l'Insurgé et qu'il était
temps pour lui d'y réfléchir.
8
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
A la fin de cette séance où Alban amènera son dessin du « Héros », sa mère me
dira « Je trouve qu’il est mieux. Je sens qu’il se passe des choses dans sa tête ». Cette séance où elle
me dit que son fils va mieux c'est aussi le temps où elle a, de son côté, rencontré la
psychologue du centre anti-douleur adulte.
Une histoire mythique, un héros nommé, un emblème à inventer, ainsi se déplie la
logique du travail d'Alban qu'il vient m'adresser au cours de ses séances. Alban l'avait
annoncé dès le départ : il ne voulait pas parler de son expérience à l'hôpital, de sa douleur,
des examens, etc. Peut-être voulait-il ainsi dire qu'il ne pouvait en parler « directement »
tant le réel de son corps et de sa condition mortelle avait surgi pour lui. Aussi, c'est dans
l'élaboration d'une construction imaginaire qu'il semble tenter de trouver une sorte de
« salvation », comme si c'était finalement au travers des différents avatars qu'il se créait et
du nom qu'il leur attribuait, qu'il pouvait effectuer sa traversée du traumatisme en limitant
l'angoisse.
Au cours de nos rencontres, l'Insurgé ne sera pas la seule « explique » qu'Alban
amènera. Il y aura d'autres histoires, toutes aussi mythiques, mais chaque fois caractérisées
par la description d'un corps appareillé, mi-homme, mi-machine. Ainsi, il amènera à un
moment donné un autre jeu mettant en scène des Titans et soulignera que ces
personnages « ça reproduit le corps humain, sauf qu'ils ont des bras en acier. Je suis super fort en rodéo
de Titans ! », indiquant peut-être par là la nécessité de maîtriser quelque chose du corps qui
lui avait échappé et l'envahissait depuis plusieurs mois. Prenant quelque part conscience
du côté « fictif » des histoires qu'il invente, Alban me dira un jour avec justesse « ce que je
raconte, c'est épique ! ».
Ces fictions qu'Alban amène soutiennent pour lui la simple fonction de
nomination, de mise en mots de son expérience. On pourrait donc faire valoir l’écriture
de « fixion », « f i x i o n » afin de faire entendre que, au-delà du côté fictif et romancé de
l'histoire, il y a quelque chose qui est fixé, qui est épinglé dans la narration. Lacadée
soulignait à nouveau sur ce point que « la fiction, dans son effet de signification, répond à un réel en
jeu. Le sujet [...] peut donner à cette fiction une valeur d'ancrage, de fixation mais surtout d'apaisement
9
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
pour localiser sa jouissance. Cette fiction est de l'ordre de la mise en mots de la singularité du lien que le
sujet entretient avec cette jouissance »8.
Au cours du suivi avec moi, Alban sera hospitalisé quelques semaines dans un
service où j'exerçais également, ce qui m'avait alors permis de continuer à le rencontrer.
Cette hospitalisation aura eu l'effet de faire émerger et d'ancrer la question de son propre
désir : « Je veux apprendre à nager, apprendre à faire de la guitare et faire de la moto ! » me dira-t-il
ainsi avec enthousiasme. « Je veux suivre l'exemple de Papa pour la guitare ! ». A une autre
intervenante du service, il dira qu'il a à présent le désir de devenir « scientifique en
cancérologie ». Tout se passe comme si le fait d'avoir pu renouer avec son désir de savoir
avait provoqué quelques effets d'apaisement. Il me dira ainsi qu'il est « heureux » parce qu'il
a commencé à apprendre le chinois à l'école.
Conclusion
Donc « L'inconscient, c'est tous les traumatismes qui remontent à la surface et qui nous font
mal ». Lorsque Alban me donnera sa définition, je lui demanderai avec étonnement : « Tu
penses que t'as un inconscient ? ». Ce à quoi il me répondra « Bah oui évidemment : tout le monde en
a un ! ».
Ce que j'ai tenté d'exposer là ce n'est pas pour vous dire que le cas d'Alban
viendrait confirmer les différentes hypothèses de la psychanalyse sur ce qu'est
l'Inconscient, le traumatisme ou le réel. C'est bien plus pour faire entendre que le Sujet
toujours nous « précède », avant tout et surtout. Quelque part, Alban « s'avère savoir sans
[nous] ce que [la psychanalyse] enseigne »9.
Je voudrais aussi, pour conclure, soutenir que la narration du « roman familial » a
une valeur structurante pour le Sujet dans sa tentative de circonscrire le traumatisme,
traumatisme qui, via la narration du mythe, va aussi venir s'inscrire et « faire histoire ». Le
mythe, la fixion, viendraient s'enchaîner dans un après-coup de « l'instant de voir », dans
le « temps pour comprendre » du Sujet. La narration du « roman », qu'il soit familial ou
8
9
Ibid., p.151
Lacan, J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.193
10
La névrose et la famille moderne - 20 et 21 Novembre 2014- Université Rennes 2
« Recherches en Psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », EA 4050
non, vient non seulement prendre une valeur d'interprétation du malentendu que le Sujet
a rencontré face au désir énigmatique de l'Autre, mais aussi une valeur de « déchiffrage »
de l'inconscient en tant que texte, toujours déjà écrit à l'insu du Sujet et dont il est porteur.
Ainsi, le « roman », au-delà de ce que Freud a pu en dire en son temps, viendrait attester
de la dimension du « parlêtre » définie par Lacan.
Ces « nouveaux romans » que nous rencontrons dans notre clinique ont une valeur
d'invention. L'enjeu de notre position est donc aussi de venir pointer en quoi ces histoires
qui nous sont contées nous révèlent les traits particuliers de ce que Lacan avait appelé la
« subjectivité de notre époque »10, dont il avait également dit qu'il fallait la « rejoindre »11, c'est-àdire littéralement en « réunir les morceaux qui ont été séparés ».
10
11
Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.321
Ibid., p.321
11

Documents pareils