États limites et addictions
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DOSSIER États limites États limites et addictions Borderline personality disorders and substance use disorders comorbidity A. Dervaux*, X. Laqueille** A. Dervaux L a National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions (NESARC), portant sur 43 093 sujets en population générale, a retrouvé que les troubles de la personnalité (critères du DSM-IV) étaient très fréquents chez les sujets présentant des addictions : ils concernaient, par exemple, 40 % des sujets alcoolodépendants et 61 % de ceux dépendants au cannabis. Les troubles de la personnalité borderline ou état limite, au sens des DSM-IV et 5 (encadré), sont parmi ceux les plus fréquemment rencontrés chez les patients demandeurs de soins addictologiques. Cependant, ce diagnostic est souvent tardif dans les structures addictologiques, les troubles du comportement étant parfois d’abord considérés d’un point de vue moral. Mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects, avec une impulsivité marquée. Au moins 5 symptômes : 1. Efforts pour éviter les abandons réels ou imaginés. 2. Relations interpersonnelles instables, intenses, caractérisées par l’alternance entre idéalisation et dévalorisation. 3. Identité, image de soi instables de façon durable. 4. Impulsivité, potentiellement dommageable dans 2 domaines au moins : sexualité, toxicomanie, conduite automobile, crises de boulimie, etc. 5. Comportements ou menaces suicidaires ou menaces d’automutilations répétées. 6. Instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur : dysphorie, irritabilité ou anxiété intenses mais brèves (quelques heures). 7. Sentiments de vide et d’ennui. 8. Colères intenses et inappropriées. Difficultés à maîtriser sa colère. 9. Survenue transitoire d’idées de persécution ou de symptômes dissociatifs dans les situations de stress. Aspects épidémiologiques Encadré. Critères, selon le DSM-5, du trouble de la personnalité état limite (borderline personality disorder). Fréquence des troubles de la personnalité état limite chez les sujets présentant des addictions Dans l’étude NESARC, la prévalence vie entière des troubles de la personnalité état limite était de 5,9 % en population générale, de 16 % chez les sujets alcoolodépendants et de 31 % chez ceux dépendants aux drogues (tableau I) [1]. La fréquence est également élevée dans les études cliniques : par exemple, dans la méta-analyse de T.J. Trull et al. portant sur 1 337 patients, la fréquence des patients présen- Tableau I. Prévalence vie entière du trouble de la personnalité état limite chez les sujets présentant une dépendance, d’après l’étude NESARC (1). Critères du DSM-IV * Service d’addictologie du Dr Laqueille, centre hospitalier Sainte-Anne, Paris. ** Service d’addictologie, centre hospitalier Sainte-Anne, Paris ; université René-Descartes, Paris V. Total (%) Odds-ratio (IC99) Hommes (%) Odds-ratio (IC99) Femmes (%) Odds-ratio (IC99) Dépendance à une substance 16,4 4,2 (3,59-5,01) 14,0 4,0 (3,11-5,15) 20,9 4,5 (3,63-5,63) Dépendance à l’alcool 16,1 3,9 (3,33-4,64) 13,9 3,8 (2,91-4,86) 20,3 4,2 (3,31-5,26) Dépendance aux drogues 30,9 6,1 (4,66-7,93) 28,2 6,0 (4,15-8,54) 35,3 6,3 (4,30-9,23) Dépendance à la nicotine 12,4 2,8 (2,37-3,26) 11,1 2,6 (2,08-3,32) 14,0 2,9 (2,33-3,54) 88 | La Lettre du Psychiatre • Vol. X - no 3 - mai-juin 2014 Points forts » La fréquence de la comorbidité troubles psychiatriques-troubles de la personnalité états limites est élevée. » Les patients présentant un trouble de la personnalité état limite sont sous-diagnostiqués et soustraités dans les structures addictologiques. » La consommation de substances aggrave la symptomatologie de ces patients, favorise les conduites suicidaires et diminue l’observance des traitements. » Il est souhaitable qu’addictions et troubles de la personnalité soient pris en charge simultanément. tant une personnalité état limite était de 14 % dans l’abus/dépendance à l’alcool, de 17 % dans l’abus/ dépendance à la cocaïne (n = 683) et de 19 % dans l’abus/dépendance aux opiacés (n = 649) [2]. Il faut souligner que la fréquence des troubles des personnalités borderline reste similaire en l’absence du critère lié à l’abus de substance inclus dans la définition des DSM-IV et 5. Fréquence des addictions chez les patients présentant un trouble de la personnalité état limite D’après l’étude NESARC, 42 % des sujets présentant un trouble de la personnalité état limite ont aussi développé au cours de leur vie une alcoolodépendance, et 18 %, une dépendance aux drogues (tableau II) [1]. Dans une revue des études cliniques, la fréquence des addictions au cours de la vie chez les patients états limites variait de 14 à 56 %, avec une médiane à 52 % (3). Tableau II. Prévalence vie entière des addictions chez les sujets présentant un trouble de la personnalité état limite, d’après l’étude NESARC (1). Critères du DSM-IV Total Hommes Femmes Dépendance à une substance (%) 57,3 71,2 45,6 Dépendance à l’alcool (%) 41,6 52,2 32,7 Dépendance aux drogues (%) 17,7 22,1 14,0 Dépendance à la nicotine (%) 48,6 52,1 45,7 Aspects cliniques Modes de consommation Les conduites addictives chez les patients états limites, habituellement compulsives, sont caractérisés par une recherche d’effets psychotropes rapides avec l’alcool et de “défonce” avec les drogues. Le détournement des médicaments est très fréquent dans cette population, en particulier des antalgiques opiacés, des anxiolytiques benzodiazépiniques et, parfois, des anticholinergiques tels que le trihexyphénidyle. Ils rapportent fréquemment rechercher les effets les plus rapides possible pour anesthésier des émotions décrites comme insupportables et/ ou incontrôlables. Celles-ci (honte, colère, culpabilité, rejet, etc.), difficiles à nommer, réactivent des émotions intenses liées à des traumatismes plus anciens. Des intoxications brutales et massives peuvent notamment être observées lors de situations interpersonnelles conflictuelles, de situations ou de menaces d’abandon. Par ailleurs, les patients états limites rechutent plus fréquemment que les sujets dépendants à une substance sans trouble de la personnalité (4). Situations de crise Les situations de crise sont fréquentes, marquées par des alcoolisations ou des prises de drogues massives qui facilitent des conduites autodestructrices (conduites suicidaires, automutilations, accidents, attitudes provocatrices, conduites d’errance, conduites sexuelles à risque, etc.) et/ou des conduites hétéro agressives, une irritabilité, une humeur dépressive et, parfois, des symptômes psychoticlike (idéation persécutive, interprétations délirantes, épisodes brefs de déréalisation-dépersonnalisation). Les comportements d’automutilation, également décrits comme soulageant une souffrance psychologique intolérable et incoercible, peuvent aussi être destinés à attirer l’attention des autres (5, 6). Dans ces moments de crise, les sujets accaparent l’attention des soignants et des proches de façon soutenue, se présentant dans des situations inextricables, “au bord du gouffre”, en demandant aux autres de trouver des solutions et d’agir à leur place, notamment de les mettre à l’abri, y compris de gestes suicidaires, tout en revendiquant leur liberté d’agir comme bon leur semble. Les proches, débordés, oscillent entre rejet et comportements de surprotection. Ces attitudes peuvent aussi induire des mouvements contre-transférentiels intenses chez les soignants, avec parfois des attitudes de rejet, aggravant la crise. Mots-clés Trouble de la personnalité état limite Addictions Highlights » The prevalence of substance use disorders comorbidity is high in patients with borderline personality disorder. » Patients with borderline personality disorder are underdiagnosed and undertreated in substance abuse treatment settings. » Substance use disorders worsen borderline personality disorder symptoms, increase the risk for suicidal behaviors and may decrease treatment compliance. » Substance use disorders and borderline personality disorder should be treated simultaneously. Keywords Borderline personality disorders Substance use disorders La Lettre du Psychiatre • Vol. X - no 3 - mai-juin 2014 | 89 DOSSIER États limites États limites et addictions Comorbidités psychiatriques Les troubles de la personnalité état limite sont très fréquemment associés à d’autres troubles de la personnalité et à des troubles psychiatriques. Le diagnostic différentiel avec les troubles bipolaires est souvent difficile, d’autant que la comorbidité troubles bipolaires/troubles de personnalité état limite est fréquente. Les variations de l’humeur rencontrées chez les patients états limites sont habituellement déclenchées ou influencées par des événements, en particulier relationnels, repérables dans l’environnement, ce qui n’est pas toujours le cas chez les patients souffrant de troubles bipolaires. tion dans la communauté. Cependant, il faut noter qu’un sous-groupe de patients ne présentait pas d’amélioration après 6 ans de suivi (9). Facteurs favorisant les addictions chez les patients présentant un trouble de la personnalité état limite L’impulsivité et la dysrégulation émotionnelle, 2 caractéristiques des troubles de la personnalité état limite dans les DSM (encadré), sont aussi des facteurs clés, connus pour favoriser de façon indépendante les conduites addictives (2, 4). Évolution L’étude NESARC a montré que les sujets avec trouble de la personnalité état limite et conduites addictives avaient une évolution plus défavorable que les sujets sans addiction (7). Cependant, certaines études développées par le National Institute of Mental Health (NIMH), en particulier la McLean Study of Adult Development, sur une durée de 16 ans, et la Collaborative Longitudinal Personality Disorder Study, sur une durée de 10 ans, ont montré que, lorsque les sujets avec troubles de la personnalité état limite sont pris en charge, leur évolution était plus favorable qu’on ne le pensait antérieurement, à la fois en termes de symptomatologie des troubles de la personnalité et en termes de conduites addictives (8, 9). La McLean Study, portant sur 290 patients présentant un trouble de la personnalité état limite, suivis pendant 6 ans et évalués tous les 2 ans, a notamment retrouvé une diminution nette de la fréquence des conduites addictives au fil du temps (tableau III) [3]. Dans cette étude, la rémission des addictions était le facteur prédictif le plus important de l’amélioration symptomatique des troubles de la personnalité état limite (3). L’amélioration symptomatique portait essentiellement sur les comportements autodestructeurs, notamment suicidaires, et sur l’intégraTableau III. Évolution de la fréquence de l’abus/dépendance, dans la cohorte McLean Study of Adult Development, de sujets présentant un trouble de la personnalité état limite et suivis pendant 6 ans. Critères du DSM-IV 0 (n = 290) 2 ans (n = 275) 4 ans (n = 269) 6 ans (n = 264) Abus/dépendance à l’alcool 50,3 % 20,4 % 14,5% 11,4 % Abus/dépendance aux drogues 46,6 % 20,4 % 15,2 % 12,9 % 90 | La Lettre du Psychiatre • Vol. X - no 3 - mai-juin 2014 Impulsivité L’impulsivité est un facteur favorisant l’initiation de la consommation et la persistance des conduites addictives, là où un sujet non impulsif pourrait contrôler ou arrêter sa consommation. Les patients dépendants à l’alcool ou aux drogues ont des scores plus élevés aux échelles d’évaluation de l’impulsivité, en particulier à la Barratt Impulsiveness Scale, que les sujets sans addiction (2). Chez les patients alcoolodépendants impulsifs, la consommation d’alcool serait motivée par la potentialisation des émotions positives, plus accentuée chez eux (2). En outre, l’impulsivité est un trait favorisant les tentatives de suicide chez les patients présentant des conduites addictives (10). Par ailleurs, l’impulsivité pourrait être favorisée par les anomalies du cortex orbitofrontal retrouvées chez les patients états limites dans certaines études d’imagerie cérébrale (11). Dysrégulation émotionnelle La dysrégulation émotionnelle est caractérisée chez les patients états limites par une labilité émotionnelle sévère, d’importantes difficultés à identifier et décrire les émotions, à en comprendre les origines et à les contrôler (12). La dysrégulation émotionnelle, liée à une intense détresse émotionnelle et aux comportements impulsifs, est vécue par les patients comme une succession de “hauts et bas” intolérables. Ces difficultés à exprimer et comprendre les émotions et les affects qui caractérisent l’alexithymie, sont connues pour favoriser les conduites addictives (12, 13). DOSSIER États limites Antécédents de troubles post-traumatiques De nombreuses études ont retrouvé que les troubles post-traumatiques, notamment à la suite de traumatismes sexuels et/ou physiques, favorisaient les conduites addictives (7). Les troubles post-traumatiques précoces étant particulièrement fréquents chez les patients états limites, ils pourraient expliquer en partie le développement des conduites addictives (12). Des troubles de l’attachement (attachement insecure désorganisé notamment), fréquemment rapportés chez les patients états limites et connus pour favoriser les conduites addictives, pourraient également expliquer leur fréquence dans cette population (5). Aspects neurobiologiques Le système opioïde joue un rôle dans la régulation des émotions. Plusieurs études ont retrouvé des anomalies de ce système dans les troubles de la personnalité état limite, en particulier une diminution des taux d’opioïdes endogènes, notamment de bêtaendorphine et de met-enképhaline (14). Une étude d’imagerie fonctionnelle en PET-scan a retrouvé, en particulier, des anomalies de la fixation des ligands opioïdes, ce qui suggère l’existence de déficits opioïdes endogènes chez les patients états limites, par comparaison avec des témoins (15). Certains auteurs ont souligné que la fréquence élevée des addictions aux opiacés chez les patients états limites pouvait évoquer une forme d’automédication (6). Aspects thérapeutiques Prise en charge intégrée Il est souhaitable qu’addictions et troubles de la personnalité état limite soient pris en charge simultanément. Les traitements addictologiques peuvent être utilisés sans restriction dans cette population, sous réserve d’un contrôle strict de la délivrance. Les benzodiazépines sont évitées autant que possible du fait du risque d’usage détourné. Un autre enjeu majeur est de repérer et de traiter précocement les comorbidités psychiatriques ou somatiques fréquemment associées, en particulier les troubles dépressifs et bipolaires ainsi que les troubles thyroïdiens. Il est souhaitable d’établir au préalable un cadre thérapeutique, comprenant une discussion avec le patient sur les objectifs, les modalités et les règles de la prise en charge (4, 5). Ce cadre est souvent mis à l’épreuve au début (absence aux rendez-vous, situations de crise à répétition, etc.). Une fois l’alliance thérapeutique établie, et après avoir trouvé la bonne distance relationnelle, la prise en charge psychothérapique vise à développer chez les patients des capacités adaptatives autres que le recours aux toxiques, à renforcer l’estime de soi, à les aider à anticiper les situations de crise et à améliorer leurs compétences sociales, y compris par des techniques de résolution des problèmes, notamment par la proposition de différents scénarios (5). Le travail de fond vise à aider les patients à reconnaître les états émotionnels chez eux et chez les autres, notamment en reformulant et en explicitant la nature des émotions, à identifier et modifier les relations dysfonctionnelles avec les autres, à faire l’apprentissage d’une temporalité souvent très perturbée (4). Les thérapies dialectiques de Linehan sont pour l’instant peu développées en France. Les médicaments antidépresseurs, les thymorégulateurs ou les antipsychotiques atypiques peuvent être utilisés pour atténuer certains symptômes cibles du trouble de la personnalité état limite (16). Coordination entre thérapeutes Les patients états limites nécessitent des compétences psychiatriques multiples, notamment psychopharmacologiques, addictologiques et psychothérapiques. Ils sont de ce fait fréquemment suivis par plusieurs thérapeutes, souvent au sein d’une même équipe, en raison de la complexité des problématiques et/ou par choix technique (thérapies bifocales) : psychiatres traitants, addictologues, psychothérapeutes, médecins généralistes, qui collaborent en outre avec d’autres partenaires : médecins du travail, éducateurs, justice… La coordination entre partenaires est d’autant plus indispensable que les patients induisent fréquemment des attitudes de clivage (les “bons” et les “méchants”), source de conflits entre thérapeutes. D’où l’intérêt d’un thérapeute référent coordonnateur, veillant à la qualité de la communication entre tous, surtout en cas de prescriptions multiples. D’où aussi l’intérêt d’un avis collégial sur la prise en charge et/ou la supervision par un (des) pair(s), les patients états limites induisant très fréquemment des attitudes contre-transférentielles négatives, particulièrement en cas de conduites addictives associées (4). ■ Références bibliographiques 1. Grant BF, Chou SP, Goldstein RB et al. Prevalence, correlates, disability, and comorbidity of DSM-IV borderline personality disorder: results from the Wave 2 National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions. J Clin Psychiatry 2008; 69:533-45. 2. Trull TJ, Sher KJ, Minks-Brown C, Durbin J, Burr R. Borderline personality disorder and substance use disorders: a review and integration. Clin Psychol Rev 2000;20:235-53. 3. Zanarini MC, Frankenburg FR, Hennen J, Reich DB, Silk KR. 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Zanarini MC, Frankenburg FR, Reich DB, Fitzmaurice G. Attainment and stability of sustained symptomatic remission and recovery among patients with borderline personality disorder and axis II comparison subjects: a 16-year prospective followup study. Am J Psychiatry 2012; 169:476-83. A. Dervaux n’a pas précisé ses éventuels liens d’intérêts. La Lettre du Psychiatre • Vol. X - no 3 - mai-juin 2014 | 91 DOSSIER États limites Références bibliographiques (suite de la p. 91) 10. Koller G, Preuss UW, Bottlender M, Wenzel K, Soyka M. Impulsivity and aggression as predictors of suicide attempts in alcoholics. Eur Arch Psychiatry Clin Neurosci 2002; 252:155-60. 11. Berlin HA, Rolls ET, Iversen SD. Borderline personality disorder, impulsivity, and the orbitofrontal cortex. Am J Psychiatry 2005;162:2360-73. 12. Gaher RM, Hofman NL, Simons JS, Hunsaker R. Emotion regulation deficits as mediators between trauma expo- sure and borderline symptoms. Cogn Ther Res 2013;37: 466-75. 13. 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