Jean-François Bouchard. Tu nous manques. Beaucoup. Depuis ton

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Jean-François Bouchard. Tu nous manques. Beaucoup. Depuis ton
Jean-François Bouchard. Tu nous manques. Beaucoup.
Depuis ton départ, brutal, il me revient pleins de moments de toi. Un de ceux-là, c’est toi qui me racontes ta
visite dans un chenil, pour adopter un chien. T’as demandé à la propriétaire de pouvoir entrer dans l’enclos,
puis, tu l’as traversé en ligne droite et rendu à l’autre bout seulement, tu t’es retourné. Y’en avait 2 qui
t’avaient suivi en galopant, et qui se sont assis devant toi; vous vous êtes regardé. T’as dit à la propriétaire :
« Ben, ça va être ces deux-là! ». J’adorais cette histoire. Elle est loin d’être banale. Les animaux, comme les
enfants, savent toujours à qui ils doivent faire confiance. Quand on reconnaissait sa vraie nature, JeanFrançois était d’un amour inconditionnel.
Ma rencontre avec Jean-François ressemble un peu à ça. Je réalisais mon premier documentaire d’auteur;
une histoire qui me tenait à coeur, pour laquelle j’avais beaucoup travaillé. J’étais nerveuse, inexpérimentée,
j’avais besoin de sentir un appui. C’est Jean-François qui me l’a donné. Dans un cadre de porte, aux
Productions VP à Matane, où il était lui aussi en préparation de tournage, il m’a parlé, d’égal à égal, d’un
réalisateur à une réalisatrice. Ç’a duré deux minutes, mais ce qu’il m’a dit est allé droit au coeur. Il est reparti
faire son travail. Je l’ai regardé marcher droit, sans se retourner et là, j’ai eu la certitude d’avoir rencontré
quelqu’un d’unique. C’était le début de notre histoire. On a été un peu plus de trois ans ensemble... J’ai eu
droit à son amour inconditionnel.
Mais voilà, nos projets, à ce moment-là, étaient un peu différents. Jean-François rêvait d’une ferme,
d’animaux, d’agriculture, et de 10 enfants à table! Je trouvais l’image magnifique, et c’aurait été le meilleur
papa du monde. Mais dans ma vie, à ce moment-là, je sentais que ce n’était tout simplement pas mon
chemin.
À nouveau, j’ai eu droit à la noblesse du bonhomme. Malgré la peine de la séparation, Jean-François n’a
jamais eu la moindre parole désobligeante ou méchante à mon égard. Il était triste, et il a assumé cette
tristesse, pour ce qu’elle était.
On est vite redevenu des amis.
L’annonce de ta mort m’a dévastée. J’ai revisité notre histoire d’amour, puis d’amitié. J’ai relu tes lettres,
toutes, les cartes postales, le mot d’amour chiffonné en boule que tu avais déposé au fond de mon soulier,
pour me faire sourire, la petite carte attachée au bouquet de fleurs que tu m’avais fait livrer alors que
j’habitais encore Québec, avant de déménager chez-toi, à St-Fabien. J’ai tout gardé. Ce qui émanait de ça,
au-delà de ton amour des mots, de la poésie, de ta fougue, c’est ta grande sensibilité, et surtout, ton
incommensurable gratitude du lien qu’on avait ensemble et de tous les petits moments si simples et gratuits
qu’on partageait.
Et puis ensuite, cette histoire d’amitié, tout aussi inconditionnelle. Ta nature profonde. Quelques mois après
notre rupture, je devenais ton assistante, pour des prises de vues aériennes de nature sauvage, un peu
partout au Québec. Puis Mingan, les images de baleines avec l’équipe de scientifiques. On a pleuré avec le
chercheur qui retrouvait ce jour-là, une baleine qu’il n’avait pas vue depuis trois ans. Elle revenait avec son
baleineau. C’était très émouvant. Le lendemain de ça, c’était le onze septembre 2001. Quel contraste.
Comment tant de beauté et de paix pouvait côtoyer tant de laideur. On était consterné. Tout le monde se
souvient où il était le onze septembre 2001. Jean-François était à Mingan, et il filmait de la beauté.
Tu aimais profondément mes parents, qui ressentaient la même chose pour toi. Tu me disais : « T’es
parents, c’est des géants! ». Sur leur terre, leur érablière, dans le bois, « C’est des géants » tu me disais. Je
trouvais ça beau de t’entendre dire ça. Au printemps 2006, j’étais prise à Montréal, je ne pouvais pas aller
faire la saison des sucres avec mes parents. Tu avais envie d’y aller. Tu te sentais timide, un peu fragile,
d’arriver là alors qu’on était plus ensemble depuis longtemps. Je t’ai presque ordonné d’y aller. Ils étaient
tellement contents de te voir. Ta joie, ton enthousiasme, ta force de travail... Tu sais que tu es une des rares
personnes en qui mon père a fait confiance pour chauffer son évaporateur? Quand il a vu la façon savante
avec laquelle tu plaçais le bois à l’intérieur du « feu », il s’est dit : « Ouin, ben ça va chauffer! ». il s’est gratté
la tempe, comme il le faisait toujours quand il était impressionné par quelque chose ou quelqu’un, et il a pu
aller se reposer un peu. Ç’a été la dernière saison des sucres de mon père, il est mort à la fin de l’été
suivant. Et tu as été là pour me soutenir, comme je l’avais été pour toi, avec ton père. L’an dernier, c’est ma
mère qui est partie. On s’est parlé au téléphone. Tu étais dans ton camion, quelque part aux États-Unis,
triste de ne pas pouvoir être présent à nouveau. Tu t’étais pratiqué avant de me téléphoner. Tu ne voulais
pas pleurer, mais t’a éclaté en sanglots. Tu t’en excusais, alors je te disais de ne pas te retenir, qu’il fallait
bien pleurer ceux qu’on aime et qui nous ont tant aimé.
Cette amitié précieuse, on l’a nourrie, et dans ma vie, c’est une des choses dont je suis vraiment très fière.
On aura été là, l’un pour l’autre, sachant qu’on pouvait tout se dire de nos peurs, de nos fragilités. Et
déconner aussi, parce que, quand même, on déconnait pas mal dans une conversation avec Jean-François!
Dans les dernières années, je t’ai senti souvent déçu, par le travail, surtout. Alors, j’étais tellement admirative
de ton choix, d’aller vers TON chemin, TA création. De prendre le risque, d’avoir le courage, à 59 ans, de
retourner étudier en agriculture pour enfin, t’établir en pleine nature, sur une ferme, avec un petit élevage, de
créer TON OEUVRE personnelle. Et c’est fou ce qu’on avait comme conversations depuis l’été, parce que,
en parallèle de toi, moi aussi je prends le même chemin, vers la cueillette sauvage et la permaculture. JeanFrançois, j’ai tellement aimé ces longues conversations, elles étaient nourrissantes et enthousiasmantes,
pour tous les deux. Notre dernière conversation téléphonique, on l’aura eu le quinze octobre dernier...
Le vingt-huit octobre, j’étais de retour à Rimouski, pour présenter mon plus récent film, que j’avais tellement
hâte de te montrer. On devait passer du temps ensemble. Ça s’annonçait pas plate! On avait déjà tout un
programme! La vie en a décidé autrement. Mais comme il faut bien pleurer ceux qu’on aime et qui nous ont
aimé, je suis allée te pleurer chez-toi. Merci encore à la famille et à Martine d’avoir rendu ça possible. J’avais
besoin de regarder à travers TON regard. J’ai mis le dernier disque d’Alain Bashung, qu’on admirait tous les
deux et qui nous touchait tellement. Et j’ai regardé tes photos. La nature, bien sur, mais les gens... et en
particulier, les photos des femmes de ta vie. Mesdames, comme je vous ai trouvé belles! Il y a une telle
tendresse dans le regard que Jean-François a posé sur vous, sur moi. C’est d’une grande beauté.
Moi, je pensais que j’irais bientôt te visiter sur ta ferme, que j’allais pouvoir te donner mon aide. Ça aussi, la
vie ne t’as pas permis de concrétiser ça dans le réel d’ici. Mais ce n’est pas moins concret pour autant.
Quand je pense à toi, c’est exactement là où je t’imagine. Debout, bien droit, avec les poings sur les
hanches, les pieds bien ancrés au sol, très tôt le matin, devant ton troupeau d’agneaux, heureux, heureux de
chaque seconde qui passe.
Alors, comme ta mort n’a pas de sens, comme ce n’est pas dans l’ordre naturel des choses pour une mère,
pour Louisette, de perdre son fils; puisque tout ça n’a pas de sens, il faut bien lui en donner un. Et c’est là où
ta mort nous ramène : À honorer ce que tu es, ce que l’on a connu de toi, et qu’on a aimé. Ta mort nous
rappelle de vivre, intensément, profondément, de savourer chaque instant, d’être ATTENTIF, de reconnaître
la grandeur et la beauté de chaque instant. D’aller vers nos rêves, nos aspirations, NE PAS ATTENDRE.
Travailler fort pour y arriver, y croire, et ne laisser personne détruire ça. De prendre soin de la terre, des
animaux, de cette nature que tu aimais tant et qu’on malmène honteusement. De nourrir le lien qui nous unit
à ceux qu’on aime et qui nous aime pour les bonnes raisons. D’aimer, aimer, aimer, et être généreux. Et
peut-être qu’en pratiquant tout ça, on pourra devenir ce grand Chef Indien, tellement en paix avec lui-même
et en harmonie avec tout ce qui l’entoure, que lorsqu’il se lève au petit matin, par une lumière
resplendissante, se dit, solide, les poings sur les hanches et un sourire paisible au visage : « Belle journée
pour mourir ».
Natalie Martin
8 novembre 2014