Claude Dorval gagne au loto

Transcription

Claude Dorval gagne au loto
Claude Dorval (dit CDD) gagne au loto…
(Extrait de « Après le 11 mars »)
Guéret samedi 17 novembre 2012
Claude avait besoin de marcher, il ne parvenait pas à calmer la fébrilité qui s’était emparée de
son corps. Il allait sur la petite route qui le ramenait chez lui. Lydia qui était allée dire bonjour
à papa maman, le prendrait en voiture au passage, à son retour, il l’avait avertie, car ça fait
quand même dix kilomètres et on approche de 21 heures. Son ticket de loto est dans sa poche,
il le tient à l’intérieur de sa main crispée comme par peur qu’il s’envole. Le résultat, il l’a eu
tout à l’heure au comptoir de son bistrot. Mais il n’a pas pipé, il ne voulait pas que le bruit
coure et puis il a peur de s’être trompé. De temps en temps il ressort le billet et relit le numéro
en l’approchant de son nez. Comme il est myope, une fois il avait confondu un 8 et un 6. Dès
qu’il sera chez lui, il fera une vérification sur l’ordinateur. Il aurait besoin de quelque chose
de fort pour se remettre, un whiskey par exemple, tiens un Jameson de vingt ans d’âge. Mais
il y a longtemps que ça n’a pas été dans ses moyens ! Il ne va pas parler à Lydia ce soir. Il lui
dira simplement qu’il ne s’était pas senti bien et qu’il avait éprouvé le besoin de marcher,
d’ailleurs c’est la vérité. Ils feront réchauffer le repas préparé du matin, comme tous les
samedis et… on dit que la nuit porte conseil. Il ira se coucher avec un vieux bouquin.
Arrivé chez lui, il se dirige vers l’ordinateur, escorté par Maurice Moche qui se frotte sur les
jambes de son jeans, puis monte la garde à ses pieds. Il veut revoir les numéros, il extirpe le
papier de la poche de sa veste, le pose bien à plat sur la table et colle son visage sur l’écran.
Les chiffres concordent. Il n’a pas confondu le 6 et le 8. Son cerveau disjoncte un instant, il
est pris d'une sorte de vertige. Mille idées affluent et se bousculent, il les chasse de toutes ses
forces. Il ne veut penser à rien pour l’instant. Il refuse de tirer des plans sur la comète. Il doit
prendre de la distance avec cette nouvelle donnée qu'il n'a jamais réellement envisagée. En
priorité il veut se renseigner sur les modalités de paiement des gains du loto. Ils appellent ça
« gains de premier rang ». Les lignes dansent sous ses yeux, il ne parvient pas à lire et
renonce. Il se lève, va chercher une bouteille de bière au frigo et s’installe sur le canapé
pendant que Lydia allume la gazinière et met la table. Il n’a pas cliqué sur la télé commande,
geste instinctif et rituel. Les yeux dans le vague, il se repasse le film de sa matinée, comme
pour y rechercher un indice. Il a été boire le café au bistrot du village, y a retrouvé Ahmed,
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Pierre et Jeannot. Ils ont commenté l’actualité de la semaine et joué au loto, chacun ses
chiffres, les mêmes que tous les samedis qui ont précédé, depuis… 15 ans ? Ensuite Claude a
testé ses dithyrambes contre la société en général et le gouvernement en particulier, ça l’aide à
préparer ses interventions sur le forum. Ahmed, plus nationaliste que n’importe quel Français,
l’a approuvé tandis que Jeannot qui est prof et plutôt socialiste s’est indigné, Pierre a refroidi
le bouillon avec une plaisanterie grivoise éculée. La routine. Avant de se quitter, ils ont fumé
leur clope sur le trottoir et jeté le mégot dans le caniveau. Tchao ! à lundi !
À table, Lydia a trouvé Claude pâle et nerveux. Elle lui a demandé s’il n’avait pas de douleur
dans le bras gauche ni d’oppression au niveau de la poitrine. Elle s’inquiète pour le cœur.
« R.A.S a-t-il répondu, plutôt un problème digestif. » Il lui tarde d’être seul pour réfléchir. Il
annonce qu’il va se coucher tout de suite. Devra-t-il se rendre à Paris pour toucher son
chèque, lui imposeront-ils des photos ? Sera-t-il tenu de répondre à des questions ? Mais
d’abord, a-t-il bien lu ? Demain matin il va aller se renseigner dans un bistrot du centre-ville
de Guéret. Quoique… il ferait mieux de pousser jusqu’à Châteauroux où il ne connaît
personne. Il pousse la porte de la chambre, attrape sur l’étagère une BD qui le fait se poiler et
saute dans le lit. Au bout de cinq minutes, il s’aperçoit qu’il a tourné la page sans savoir ce
qu’il avait lu, son cerveau était occupé à une opération de calcul mental au sujet de ses dettes.
Stupide ! Je suis vraiment stupide, mes dettes ne seraient plus rien à rembourser si
d’aventure…
Mais il ne veut pas s’autoriser à envisager l’hypothèse. Encore moins imiter « Perette et son
pot au lait ». Il tourne encore mécaniquement quelques pages, Maurice Moche s’est installé
sur sa poitrine, le ronronnement l’apaise, une lourde torpeur le surprend.
Il se tient maintenant devant l'entrée du bureau des jeux, hésitant sur la conduite à tenir. Un
homme lui fait signe d’entrer. Il s’avance vers la banque d’accueil l'air inquiet. Une femme,
blonde sophistiquée, lui demande sèchement son ticket pour vérification. Il le tend en disant
qu’il est simplement venu pour des renseignements pendant que le coupon disparaît dans la
machine. Son pouls s'emballe, un rictus de déception s’affiche sur le visage de la femme.
« Non, désolée, y a rien ; bon, je déchire ?
— Quoi ! »
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Le hurlement a jailli en déchirant sa poitrine. Maurice Moche a fait un bond hors du lit tandis
que Lydia s’est dressée. Il a encore les oreilles vrillées. Elle a allumé le plafonnier et le
regarde, affolée.
« Un cauchemar, ne t’inquiète pas.
— Tu m’as fait peur, je vais te chercher un verre d’eau ? Il acquiesce.
— Tu veux me raconter ?
— Non, je veux oublier. » Il boit, elle vient se serrer contre lui.
Ce dimanche matin, il est debout à l’aube. Il retourne sur son ordinateur pour vérifier une
nième fois. Qu’a-t-il fait du ticket ? Il croyait l’avoir laissé sur la table. Et si tout ça n’avait
pas existé ? Un rêve ? Où est la réalité ? Vite sa poche, non, le portefeuille, il tâte
frénétiquement sa veste, ouf ! Il n’a pas rêvé. Il consulte maintenant le mode d’emploi :
Si votre gain est inférieur à 500 euros, vous pouvez vous faire payer dans le point de vente
agréé LOTO de votre choix. En revanche, si votre gain est supérieur à cette somme, rendezvous dans un centre de paiement de La Française des jeux.
Attention, en application des dispositions de l'article L565-1 du Code monétaire et Financier,
les paiements de lot d'une valeur supérieure ou égale à 5000 euros ne peuvent se faire que
sur présentation de document (s) d'identité.
Il tape : centre de paiement de La Française des jeux. Dans la Creuse, c’est à la maison du
bonheur, pas de permanence mentionnée, il faut téléphoner. Dans l’Indre, à Châteauroux, une
permanence par semaine, le mardi exclusivement.
— Merde !
Il a besoin d’une douche, se raser, un café.
Les mains posées sur le lavabo, il s'observe dans la glace, histoire de voir s’il constate un
changement sur son visage. Tu es toujours le même être humain, physiquement et
intellectuellement et pourtant, si c’est vrai, ta vie va changer. Combien de fois as-tu rêvé des
50 000 € qui te sortiraient de la dèche ? Mais tu ne t’es jamais autorisé à rêver au-delà. Tu es
un nain, tu n’as aucune motivation particulière pour une entreprise à grande échelle.
Accepterais-tu que tes conditions de vie fassent de toi un homme différent ? Aspires-tu à
quitter ta bicoque pour une demeure de luxe ? Non. Tu aimerais que tes murs et ton toit soient
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mieux isolés, tes volets repeints et après ? Une voiture qui roule, oui, ce serait pratique. Mais
encore ? « Rentier à vie », sans le souci des fins de mois ! Ah ! Aider la famille et les
copains ? Aïe ! l’engrenage… Les jalousies, les flatteries, les faux semblants, les
quémandeurs qui vous pourrissent la vie, l’aide à la recherche médicale, au tiers monde au
quart monde, à la science. Pourvu que tout ça ne me tombe pas dessus te prends-tu à penser.
Quelle personne es-tu vraiment ?
« Tu es déjà debout, ça va mieux ? demande Lydia de la chambre.
— Oui, je t’apporte le café, je vais faire un saut à Châteauroux pour négocier le buffet de la
remise que j’ai retapé, mais je serai de retour avant onze heures pour aller chez tes parents.
— T’as un client ?
— À voir… J’en tirerai peut-être 300 €.
— Si tu pouvais aller jusqu’à 350, ça paierait la taxe d’habitation, on a reçu le rappel. »
*
Guéret, lundi 19 novembre 2012
Claude n’a toujours rien confié à Lydia. Ils ont passé la journée de dimanche en famille et il
ne voulait pas que la nouvelle transpire. Il a eu la confirmation de son gain hier matin, mais il
le croira vraiment quand le virement sera sur son compte bancaire. Il doit attendre demain
pour se présenter à la Française des jeux. Il réfléchit à la manière dont il va annoncer la
nouvelle à sa femme. Sa conviction est que rien de leur mode de vie ni de leur comportement
ne doit changer dans l’immédiat. On ne pourra pas le cacher très longtemps, mais qu’au
moins on ait eu le temps de savoir ce qu’on veut faire. C’est le banquier qui va se frotter les
mains ! Impossible de le dissimuler à ce salaud qui l’a enfoncé avec des agios. Dommage
qu’il ne puisse pas changer de banque tout de suite, demander son compte ce soir et en ouvrir
un demain matin à la poste tiens ! L’idée l’enthousiasme sur l’instant, mais il s’en tient à
l’idée. Il ne faut pas semer d’indices, il va s’appliquer à tout faire comme d’habitude.
Ce matin, il a accompagné Lydia au boulot et au retour il a pris son café au bistrot avec
Ahmed et Pierre. Le patron était aux cent coups, il savait qu’il avait vendu le billet gagnant et
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personne ne s’était présenté ! Comme il est fermé le dimanche il a téléphoné au café du
centre-ville, rien non plus.
Pas facile de faire comme tous les jours, Claude restait silencieux, comme si son secret
honteux l’empêchait de parler, il se tortillait tellement sur sa chaise que Pierre lui a demandé
s’il avait des coliques. Il n’a pas répondu parce qu’il était en train d’avaler son café d’un trait,
mais il s’est senti démasqué ; en posant la tasse, il a senti son sang refluer jusque dans ses
chaussettes. « Dis, tu es blanc comme un linge », a remarqué Ahmed. Ils n’ont pas insisté
quand Claude a répondu : « j’allais oublier, j’ai un truc à faire, salut ». Il a payé au zinc et il
est parti comme un pet, téléphone à l’oreille pour se donner l’air occupé et éviter les
questions.
Le mieux serait qu’il consacre sa journée à des tâches pratiques, ça le détendrait et il pourrait
mettre de l’ordre dans son esprit. Il pense au meuble dans le hangar, heureusement que Lydia
n’y a pas mis les pieds ! Elle aurait remarqué qu’il n’avait rien fait. Ce n’est pas faute de
temps, son travail de balayeur ne le surmène pas, les horaires sont tranquilles, il en fait juste
assez pour justifier son RSA amélioré. Mais quand il va dans ce débarras, il tombe toujours
sur quelque chose. La dernière fois il a redécouvert ses livres de la collection Nelson, ce sont
des ouvrages de petit format, cartonnés toilés, recouverts d'une jaquette illustrée. Il possède
l’œuvre de Louis Pergaud. Ces livres bon marché dans les années 30, les ancêtres du livre de
poche, ont une valeur bibliophilique aujourd’hui. Mais il n’a pas pu se résoudre à les vendre.
Ils appartenaient à son grand-père. Alors, au lieu de se mettre au travail, il s’était installé dans
un grand fauteuil défoncé pour relire quelques pages de « De Goupil à Margot » et il l’a lu
tout entier. Je suis un procrastinateur invétéré, se tance-t-il avec indulgence en parcourant
d’un regard circulaire son dépotoir encombré de meubles en attente de restauration. Bientôt
j’en aurai le droit.
Cette perspective de vivre à sa guise l’enchante et le met mal à l’aise. Il a toujours voulu se
trouver dans cette position, mais aujourd'hui il se sent partagé. Il se perçoit comme un
individu en voie de mue ; en train de sortir de sa carapace et de s'armer contre les prédateurs
qui auront tôt fait de repérer la proie fragilisée. « Ne rien changer », se répète-t-il. Ce qui
change, c’est que du coup, il prend son outillage et se met à la restauration du buffet. « Voilà,
quand j’aurai terminé, je pourrai payer la taxe d’habitation ! » À condition de trouver un
acquéreur. Il en a oublié le repas tant il a été absorbé. Il ne va pas avoir le temps de manger, le
devoir l’appelle, le balayage de la cour de récréation de l’école. Ensuite il ira chercher Lydia.
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« Au fait, dit Lydia en montant dans la voiture, pour le meuble c’est bon ? Hier on est partis à
la bourre et après j’ai oublié de te poser la question.
— C’est bon, ment-il ; elle le croit, car il ne peut réprimer un sourire de satisfaction.
— Trois cent cinquante ?
— Oui, le gars passera le prendre, je lui ai montré la photo du buffet restauré, il a trouvé que
c’était une affaire.
— Tu es un sacré commerçant ! »
Toute l’admiration qu’elle lui porte est concentrée dans ce compliment. Il retient de justesse
une protestation. Le compliment indu le gêne.
Soirée surprenante, écrit Claude à 21 h 30. Pendant que ma femme regarde son
feuilleton préféré, je découvre un incroyable message d’Erell qui est revenue du Japon,
enchantée. Mais là n’est pas l’incroyable…
Dans son courriel, elle me rappelle subitement une idée que je lui avais exposée à l’époque de
nos interminables dialogues : Si j’avais de l’argent, je veux dire beaucoup d’argent, une
fortune quoi… j’investirais dans une entreprise de dessalement d’eau de mer, parce que ce
sera le problème le plus préoccupant de la planète dans les années à venir. Elle m’écrit ça
aujourd’hui, par hasard, parce qu’elle voudrait en savoir davantage sur cette question dont elle
a discuté avec Mathieu cet après-midi. Et tout d’abord elle me demande pourquoi nous
manquerons d’eau en remarquant : si la loi « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme » est toujours valable, en quoi s’est transformée l’eau qui nous fait défaut.
« Je rêve ! » Je viens de m’exclamer tout haut. Lydia me demande à quel sujet je rêve. Est-ce
l’heure de la confidence ? J’hésite une seconde, puis, non, demain, quand je serai sûr de
l’affaire. Pour donner le change, je réponds qu’Erell et Ernest viennent de rentrer et qu’ils me
rapportent des mangas que j’avais rêvé de me procurer. Elle va me les expédier en
recommandé par la poste.
À partir de ce soir, conclut Claude, j’ai décidé de tenir le journal de ma vie, car je sens qu’elle
va être pleine d’événements nouveaux.
Guéret, mardi 20 novembre 2012
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4 heures du matin, suite du journal :
Mon chat a été particulièrement nerveux cette nuit. Je le sentais inquiet, chaque fois que je
bougeais, il s’accrochait aux poils de ma poitrine de toutes les forces de ses griffes. J’ai
essayé de le pousser, il a émis un miaulement rauque. Je me suis levé pour le faire sortir, il
m’a d’abord suivi, mais dès que je suis revenu me coucher il a fait demi-tour et le manège a
recommencé. Je suis redescendu, lui dans mes jambes, cette fois j’ai soigneusement fermé la
porte dès qu’il l’a franchie. À peine étais-je recouché il a commencé à se jeter sur la poignée
en bec de canne et a fini, après plusieurs sauts, à se suspendre à elle, une seconde, deux
secondes, trois secondes… elle a basculé sous son poids. Ensuite il a poussé la porte avec la
tête et il est revenu prendre sa place, toujours aussi fébrile. Je l’ai caressé, mais impossible de
le calmer. Des rouleaux de chiffres suivis d’une demi-douzaine de zéros s’abattaient en fracas
contre la paroi osseuse de mon crâne. Maurice me fixait intensément, comme hypnotisé par la
tempête qui s’y déchaînait. J’ai compris qu’il voulait me dire quelque chose. Je me suis glissé
hors du lit, j’ai enfilé ma veste d’intérieur en laine des Pyrénées, et nous nous sommes rendus
ensemble à la cuisine pour ne pas réveiller Lydia. Pendant que je buvais du café réchauffé, il a
mangé quelques croquettes tout en me surveillant du coin de l’œil ; dès que j’ai reculé la
chaise pour me lever, il a regagné son poste et emboîté mon pas jusqu’à l’ordinateur. Voilà
comment à 4 heures du matin, je poursuis mon journal entrepris hier soir. Dans deux heures,
Lydia se lèvera, je l’accompagnerai au bureau et filerai à Châteauroux. J’ai vérifié que j’avais
tous mes papiers sur moi, deux pièces d’identité, le chéquier avec un RIB et le ticket dans le
portefeuille. J’ai subtilisé dans le tiroir de la table de cuisine le billet de 20 € destiné aux
achats alimentaires de la semaine, en vue de pouvoir m’offrir un remontant. Au diable
l’avarice ! Si tout se passe comme je n’ose pas encore le croire, à la sortie de la Française des
jeux, je m’installerai confortablement dans un fauteuil moelleux du Witch Berry pub et je
dirai au garçon : « apportez-moi un Bushmills s’il vous plait ! »
10 heures du matin à Châteauroux.
Il se tient maintenant devant l'entrée du bureau des jeux, hésitant sur la conduite à tenir. Un
homme qu’il a déjà vu quelque part lui fait signe d’entrer. Il s’avance vers la banque d’accueil
l'air inquiet, le regard absent. Il reconnaît la femme blonde sophistiquée de son rêve, il a envie
de faire demi-tour. Elle lui demande son ticket pour vérification. Il le tend en disant qu’il est
simplement venu pour des renseignements, son coupon disparaît dans la machine. Son pouls
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s'emballe… Cette fois, la dame sourit. « J’appelle le directeur qui va vous indiquer la marche
à suivre. »
Tout s’est passé comme sur des roulettes, Claude a demandé que son nom ne soit pas publié,
il a exigé la plus grande discrétion. On ne pourra pas le payer ici, il devra se rendre à
Boulogne Billancourt. L’homme a immédiatement téléphoné. On l’attendra demain aprèsmidi. Claude dit qu’il n’a pas de quoi payer le billet de train pour Paris. Le directeur part d’un
grand rire. Les voilà installés dans des fauteuils club. Il doit savoir que dès son arrivée il sera
accompagné de toutes sortes de conseillers chargés de le piloter pour les placements et la
gestion de sa fortune, cela va représenter une sorte d’emploi à temps complet pendant
quelques mois. Pour commencer, il lui fait réserver un billet d’avion et un taxi qui le
conduiront au siège demain matin.
« Comment comptez-vous vous rendre à l’aéroport ? se ravise le directeur.
— Euh, je ne sais pas, nous n’avons qu’une voiture, ma femme en a besoin pour se rendre au
travail.
— Je réserve un autre taxi pour vous y mener, alors. Votre adresse ?
— Le Clocher, c’est un village qui jouxte Guéret. Je préférerais que le taxi se tienne à
l’extérieur et qu’il m’appelle, j’ai des voisins curieux.
— Expliquez-leur vous-même, dit-il en lui tendant le combiné. »
Tout en se dirigeant vers le Witch Berry pub (la sorcière du Berry, traduit-il), « il s’adresse
des conseils. Il n’est pas question que je me déguise en gentleman, ni que j’achète une
luxueuse limousine, ni que je parte me dorer la pilule à l’autre bout du monde… enfin si, nous
irons au Japon. »
« Fortune », le mot résonne à son oreille. Les gens diront de lui : « M. Dorval est un homme
fortuné ». Comment éviter ça ? Va-t-il annoncer tout ça à Lydia ce soir. L’inviter au
restaurant ? Non. Ils seront mieux seuls à la maison, lui un verre de whisky à la main, elle une
grenadine. Bon sang, fêter l’événement à la grenadine… je devrais au moins lui acheter du
Champomy.
Pas trop de folies tant que l’argent n’est pas sur le compte… À moins que je fasse exprès un
bon découvert, de quoi me faire convoquer, juste pour voir la tête de mon banquier dans
quelques jours !
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« Nous n’avons pas de Bushmills, monsieur, nous ne travaillons pas avec cette distillerie, dit
le serveur du pub.
— C’est pourtant la plus connue... Eh bien un Connemara légèrement tourbé »
Le garçon le sert avec toute la considération qu’on doit à un amateur, même en jeans ordinaire
et veste râpée.
— Hmm, pas mal, commente-t-il.
Ses yeux s’humidifient en pensant à Lydia qui n’aura plus besoin d’aller gagner un salaire
misérable dans son entreprise vieillotte. Pour la première fois, les difficultés qu’ils affrontent
depuis 20 ans, tantôt elle sans emploi, tantôt lui sans ressource, lui font conclure : « c’est la
meilleure chose qui vient d’arriver dans notre vie ». Puis il se réprimande, la santé et le
bonheur ont encore plus de prix. Il corrige encore : le bonheur est une notion subjective,
contentons-nous du plaisir. Il fouille son portefeuille pour vérifier s’il peut se faire celui de
commander un second verre du même.
« Un Connemara, le même, il est excellent ! Bien qu’il n'évoque en rien le style irlandais ! Je
dirais qu’il se rapproche d'un single malt écossais de par sa corpulence et sa typicité
aromatique, ajoute-t-il. »
Le serveur l’écoute ébahi. Deux minutes plus tard, c’est le patron qui vient le servir et lui
propose de l’inviter à une dégustation qu’il organisera le mois prochain en compagnie
d’experts.
Claude le remercie et lui communique son adresse e.mail. En ce moment il devrait se sentir
heureux. Or, il reste inquiet de tout, de rien, de l’avenir lointain qu’il a du mal à imaginer, de
l’avenir proche. Comment ce soir annoncer la nouvelle à Lydia ? Comment se comporter dans
la vie à partir de demain ? Jouera-t-il la comédie avec les copains au bistrot ? Le patron saurat-il qui a gagné ? Normalement il est tenu à la discrétion puisque Claude l’a signifié au centre
de paiement. Il doit pester le tôlier ! L’arrosage de l’événement lui aurait fait une sacrée
publicité. Dans un cas comme celui-là, on offre le champagne à tous les clients, c’est la
moindre des choses ! Il doit bougonner : quel salaud le mec ! Ou quel salaud ce Claude, lui
qui avait l’air si bon vivant ! La thune, ça vous change un homme…
Claude se sent vidé, ce deuxième verre l’assomme, lui qui était capable il y a vingt ans de
descendre une bouteille sans frémir. Ses jambes flageolent, il ressent l’immense fatigue qu’on
éprouve après un gros choc physique ou moral. Comment fera-t-il face à cet événement qui va
l’obliger à rééchelonner la hiérarchie de ses valeurs ? Comment rester lui-même et gérer ses
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rapports avec les autres ? Accessoirement, comment à partir de demain dissuader Lydia de
quitter immédiatement son boulot et d’aller se confier à papa maman ? Demain matin
l’avion… a-t-il de quoi s’habiller pour se présenter ? Il n’ose pas reprendre la voiture tout de
suite, il pourrait faire quelques pas au bord de la rivière. Avant, acheter un sandwich et de
quoi faire un bon repas ce soir, une bouteille de Bushmills, un plateau de fruits de mer, un
Entre-Deux-Mers ou un Sancerre, un gâteau au chocolat. Sa séance de balayage commence à
16 heures. Jusqu’à quand va-t-il balayer la cour de l’école, celle de l’annexe de la mairie et la
place du village avec son vieux balai de sorcière ? Heureusement pour ses oreilles, on ne lui a
pas imposé un de ces aspirateurs inversés qui soufflent sur les feuilles en déchirant les
tympans.
Un chant d’oiseaux, pas la saison… suis-je bête c’est la nouvelle sonnerie de mon portable.
« Ma copine Chantal me raccompagne ce soir, je serai là vers 19 h 30, dis, tu sais qu’on a un
événement à fêter ? dit Lydia.
— Oui, j’ai d’ailleurs tout prévu, répond-il à tout hasard, interloqué. Il sent son cœur qui tape
dans ses oreilles.
— Cela fait pile vingt ans qu’on s’est rencontrés chez Jeannot, la voix s’est faite enjôleuse.
— Tu penses bien que j’allais pas oublier, ça s’arrose ! J’ai acheté un plateau de fruits de mer
et des crustacés.
— Waouh ! Tu es vraiment plein d’attentions, je t’adore ! »
Pour la deuxième fois en deux jours, Claude encaisse un compliment qu’il ne mérite pas…
Comment vivre avec une femme qui vous révère sans devenir infatué de soi-même ?
Le carillon sonne 19 heures, la table est prête, le vin blanc dans le bac à glace avec le
Champomy qu’il n’a pas oublié. Claude ouvre la bouteille de Blushmills et ne résiste pas à
s’en servir un verre. Y a pas à dire, renifle-t-il, ça sent l’Irlande. Et il repense à son équipée
qui les avait conduits avec deux copains chez un vieux curé receleur de whiskeys presque
aussi âgés que lui. À trois, avec le vieux, ils avaient descendu trois bouteilles dans la soirée ;
il en vide son verre d’un trait. Le lendemain au réveil ils ne savaient plus où ils étaient, le curé
avait disparu et l’église semblait abandonnée depuis des siècles. On ne peut pas toujours tout
expliquer… La vie est fantastique, se conforte-t-il en s’en resservant un petit. Si j’allais
couper quelques branches de gratte-cul pour décorer la table ? Il trouve que les boules
ressemblent à celles du houx. Il se munit d’un sécateur et aussitôt dit aussitôt fait, les buissons
se trouvent derrière la maison. Au retour, il dispose les branches sur la longueur, voilà qui
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donne un air de fête, ça s’arrose ! Ben… mon verre est vide. Il foudroie Maurice Moche d’un
œil accusateur, le chat assis bien droit sur la table, soutient son regard sans ciller. Il va dire à
Lydia… Voyons qu’est ce qu’il va dire ? Ah oui « Ma chérie, à partir d’aujourd’hui… mais
chut, nous vivrons comme d’habitude »
Ding, annonce le carillon à la demie, Claude se ressert une rasade pour se donner du courage.
Maurice Moche s’agite et va vers la porte, la voiture ne doit pas être loin. Le moteur devient
perceptible à l’oreille humaine, s’arrête, la portière claque, Claude perçoit clairement, à son
pas empressé, l’intention de Lydia de se précipiter dans ses bras ; machinalement il teste son
haleine dans le creux de sa main, avise le niveau de la bouteille de Blushmills. Quand elle
ouvre la porte, il rosit comme un adolescent à l’orée d’un premier baiser sans s’être lavé les
dents. Elle scrute avec attention son regard dont il s’applique à cacher les errements.
— Tu sens le whisky à plein nez ! Moi, qui pensais qu’on allait passer une bonne soirée…
— On va passer une excellente soirée, la meilleure depuis longtemps, j’ai une surprise de
taille pour toi, j’ai…
— Avec qui tu t’es mis dans cet état ? Et avec quel argent ? Et c’est quoi ces trois branches de
gratte-culs sur la table, t’as fait du débroussaillage ?
Maurice Moche, pour se soustraire à d’éventuelles accusations de complicité de vol et de
débauche, disparaît derrière le nuage de fumée qui occulte le salon.
— Assieds-toi ! suggère Claude en tirant une chaise. Il faut que je te parle, il s’assoit sur celle
d’en face et entreprend de déboucher le Champomy d’un geste approximatif. Pendant qu’elle
lui tourne le dos le temps d’aérer la pièce, il se sert une autre rasade de Blushmills pour se
donner de l’allant.
— J’ai gagné au Loto, confesse-t-il timidement en lui tendant son verre…
— Et moi ! Dix euros au black jack, deux fois dans la semaine. Et sans transition : Tiens, ils
vont repasser « Docteur House, saison une » enchaîne-t-elle en jetant un coup d’œil sur la
couverture du programme télé.
— Je te dis que j’ai gagné au loto reprend Claude déterminé, tu m’écoutes ?
— Ah ! c’est pour ça que tu nous offres ce repas… ça me fait penser que pour notre
anniversaire j’ai repris deux tickets à gratter, tiens, choisis !
Claude désespère de se délester du poids qui l’enferme depuis plus de quatre jours. Il
considère le chat allongé façon carpette sur le dossier du canapé entre Garfield et Gros minet,
une pensée profonde s’impose à son esprit embrumé : bientôt Maurice Moche sera un chat de
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riches et lui le riche propriétaire d’un chat moche. Lydia pourra compléter sa collection de
félins.
— J’espère que tu n’as pas entamé le fric pour les impôts ! On dirait que l’argent te brûle les
doigts. Je te remercie de tout cœur pour cette soirée, mais dans notre situation, ce n’est pas
raisonnable… Du moins pour les fleurs, tu t’es pas foulé, mais c’est l’intention qui compte :
des gratte-culs… fallait y penser !
— T’en fais pas ! rétorque Claude la bouche franchement pâteuse, les impôts je m’en charge,
et Maître, euh, Machin idem. Et puis des fleurs je t’en achèterai à pleines brassées. Demain,
un taxi viendra me chercher pour aller à Paris, il faut réfléchir… C’est le gros lot ! Personne
ne doit rien savoir ! Même pas tes parents ! Je construirai une usine de retraitement de l’eau
salée, on ira au Japon et Shoko…
— C’est ça, c’est ça ! Demain tu iras au Japon en taxi, dessaler de l’eau de mer avec Shoko…
Il vaut mieux entendre ça qu’être sourd ! Arrête le whisky et mangeons, lui suggère-t-elle
avec indulgence en se ruant, l’œil gourmand, sur le tourteau.
Il la regarde heureux : quand on a eu « zéro » pendant des mois et que d’un coup on a
« deux », on est déjà très content. Mais à partir d’aujourd’hui, il n’a pas deux, ni deux mille,
ni deux cents mille ! Ni même deux millions d’euros ! Pour mieux y croire, il compte et
recompte mentalement les zéros.
Il voulait ce soir en faire la surprise à Lydia, mais elle refuse d’entendre, elle ne le prend pas
au sérieux. Heureusement, se rassure-t-il, cela ne devrait rien changer la concernant : elle n’a
jamais été vénale.
Il chipote plus qu’il ne mange sur le plateau, mais la demi-douzaine d’huîtres de Cancale lui a
remis l’esprit en place. Il se plaît à anticiper la suspicion qui s’abattra sur la région lorsque
sera dévoilé le lieu géographique du « gros lot » et s’amuse déjà à l’idée de participer aux
spéculations générales.
Lydia lui sourit. Il se dit fièrement qu’elle au moins, ne l’aimera ni mieux ni davantage, quand
elle acceptera d’admettre qu’ils sont à la tête d’une fortune conséquente. Maurice Moche
ronronne et l’observe avec insistance. Lui non plus ne l’aimera ni mieux ni davantage quand
le solde de ses comptes aura regagné la colonne de droite.
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