Béatrice Ramaut-Chevassus

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Béatrice Ramaut-Chevassus
« L’énergie "tonale" : l’opéra selon John Adams »
« Le grand public peut accepter une modernité modérée, voire quelque peu pointue,
quand elle est transmise par une vedette qui prend la place d’un agent de sécurité ».
Célestin Deliège, Cinquante ans de modernité musicale,
Sprimont, Mardaga, 2003, p. 307.
Le texte de présentation de ce colloque affirme que l’observation de l’histoire des
rapports entre Européens et Américains dans le domaine de la création musicale « savante »
montre une constante ambivalence oscillant entre admiration et mépris. Cette ambivalence est
une réalité, mais elle est aussi une énigme à l’issue d’un siècle où, de gré ou de force, la
circulation des compositeurs entre les deux continents a été très importante.
Cette ambivalence se trouve toutefois, semble-t-il, partagée de part et d’autre de
l’Atlantique, tant par les compositeurs que par les musicologues. Elle n’est pas le fait d’un
seul des deux côtés. Un exemple, pris au hasard, « de l’histoire des rapports entre Européens
et Américains » peut permettre d’évoquer cette réalité, celui d’un entretien avec Milton
Babbitt datant de 19861. Babbitt ressent la nécessité d’évoquer des souvenirs bien antérieurs à
1986. Ses propos ne ciblent d’ailleurs pas particulièrement la France, mais plus généralement
l’Europe, et épinglent entre autres notre « retard » pris après la seconde guerre mondiale ou
encore « l’arrière-plan intellectuel et la formation académique » que les Américains venaient
chercher par habitude en Allemagne ou en France. Babbitt y parle aussi, à propos des années
30 et de l’arrivée de Schoenberg de « période très difficile, de mésentente et d’ajustement
entre musiciens européens et américains »2. Admiration et mépris sont donc partagés.
Second point pour un préambule, bien qu’on ne puisse pas nier que notre musique
savante française n’a que peu été sous influence américaine dans la seconde moitié du siècle
passé, si on la compare à celle d’autres pays européens tels les Pays-Bas ou l’Angleterre, la
proposition aurait pu être, pour lancer des ponts vers l’Amérique, de mettre en avant des
compositeurs français marqués par le Nouveau Monde, soit pour avoir « fait le voyage » et en
être restés marqués, soit pour avoir rencontré sur le sol européen de grandes figures
américaines, tel Cage, via Darmstadt entre autres. On aurait alors mis à jour des ponts
effectifs vers l’Amérique en traçant la généalogie d’œuvres de compositeurs français.
Cependant, à la lecture des intitulés des communications de ces deux journées, on voit que
l’enjeu a été compris autrement. Pour « faire progresser la connaissance de la musique nord1
Milton Babbitt in Susan Blaustein et Martin Brody, « Création d'une culture musicale : Milton Babbitt se
souvient », Contrechamps, avril 1986, n°6, p. 35-49.
2
Ibid., p. 35.
1
américaine encore trop souvent limitée à des lieux communs et à des idées reçues » (pour citer
à nouveau le texte de présentation de ces journées). Il est ici question de composition
américaine.
Quant à moi je parlerai de John Adams, né en 1947, actuellement parmi les
compositeurs les plus joués. Je voudrais d’abord rappeler quelques faits concernant ses liens
avec la Vieille Europe et plus particulièrement la France. J’ai publié pour la première fois
quelques éléments sur ce compositeur en 1998 dans mon petit livre Musique et
postmodernité3, après que Stéphane Lelong ait déjà, en 1996, donné à lire un bref entretien
avec Adams dans son provocant Nouvelle Musique4. Ce n’étaient là que de très ponctuelles
contributions françaises, une dizaine d’années environ après la création du premier opéra
Nixon in China sur un terrain qui n’était pas vraiment certifié par la musicologie française
comme relevant de la musique « savante » ou sérieuse. Mais pour être juste il faut dire aussi
qu’en 1996, Robert Schwartz – musicologue américain parlant des siens – put écrire :
« Nombreux sont ceux qui ne considèrent pas le minimalisme comme un champ de recherche
académique entièrement respectable »5. Par ailleurs on constate fin 2006 avec étonnement, en
lisant The John Adams Reader, recueil d’articles de presse rassemblés par Thomas May,
publiés en cette fin d’année et présentés comme les écrits essentiels sur ce compositeur, que
Renaud Machart, avec sa petite monographie chez Actes Sud en 2004, reste « l’auteur du
premier livre jamais écrit sur la musique de John Adams »6. Ce premier et actuellement
unique livre écrit sur le compositeur américain vivant le plus joué l’a donc été en français.
Côté France il faut aussi mentionner en 2003 le livre de Frédéric Maurin dans la collection
« Les Voies de la création théâtrale », consacré à Peter Sellars, directeur de production et
metteur en scène de tous les opéras d’Adams7. Un long chapitre est consacré à cette
collaboration et donc aux « opéras » d’Adams, mais dans une perspective liée à la scène qui
néglige la musique.
Entre Adams et l’Europe des liens existent aussi quand il s’agit de création. Sur six
pièces composées pour la scène entre 1987 et 2006, trois d’entre elles ont en effet été créées
en Europe.
3
Béatrice Ramaut-Chevassus, Musique et postmodernité, Paris, PUF, 1998.
Stéphane Lelong, Nouvelle Musique, Paris, Balland, 1996.
5
Robert Schwarz, Minimalists, Londres, Phaïdon, 1996, p. 6.
6
The John Adams Reader, Thomas May (éd.), Amadeus Press, 2006, p. 436.
7
Peter Sellars, F. Maurin (éd.), Paris, CNRS Éditions, 2003, coll. « Les Voies de la création théâtrale », n°22,
plus particulièrement S.-J. Liéber, « Rêver l’histoire, fabriquer des mythes, la collaboration Peter Sellars / John
Adams, p. 78-113.
4
2
Si le premier opéra Nixon in China ne relève ainsi que de la sphère américaine, en
1991 déjà, The Death of Klinghoffer, est une co-production du Théâtre de la Monnaie de
Bruxelles, de l’Opéra de Lyon, de la Brooklyn Academy of Music de New York, des festivals
de Glyndebourne et de Los Angeles, et de l’opéra de San Francisco. En pleine première
guerre du Golfe le sujet brûlait par son actualité, même si c’était en 1985 alors que les EtatsUnis soutenaient absolument Sadam Hussein, que Klinghoffer, juif et infirme, avait été abattu
lors du détournement du paquebot l’Achille Lauro par un commando palestinien. Par
conséquent seules les créations belges et françaises eurent lieu normalement, les autres furent
suspendues, retardées ou amendées8. Plus tard, en décembre 2000, l’oratorio El Nino La
Nativité était entendu en première mondiale au Châtelet à Paris. Enfin, le 14 novembre
dernier, l’opéra A flowering tree, fondé sur une légende indienne, a été créé à Vienne en
l’honneur du 250e anniversaire de la naissance de Mozart avant d’être donné à Berlin au mois
de décembre. Deux autres œuvres pour la scène, I was looking at the Ceiling and then I saw
the Sky (1995) et Doctor Atomic (2005) ont connu des créations américaines avant d’être
reprises en Europe. Les ponts existent donc quand il s’agit de la diffusion.
Mon propos s’intitule donc « L’énergie tonale : l’opéra selon John Adams ». Il sera
articulé en trois points : tout d’abord l’américanité tour à tour assise et contestée de John
Adams, puis la volonté déclarée de ce dernier d’introduire dans sa musique tous les aspects
tragiques de la vie, et enfin la manière qu’il a de solliciter entre autres l’énergie tonale pour la
mettre au service de l’opéra.
Parmi les gestes devenus des anecdotes répétées à satiété et par lesquels John Adams
dit fonder son américanité, on trouve le fait qu’il a rejoint la côte ouest en 1971, à la fin de ses
études à Harvard, tournant le dos à toute influence académique elle-même pétrie d’influences
européennes, tournant le dos à toute tentation de prolonger ses études en Europe. Pour faire le
bilan de ses années de formation sur la côte est, Adams déclare qu’« il y avait quelque chose
de plus profond pour mon identité de musicien américain que l’on s’acharnait à refouler en
quelque sorte ». « Profond » renvoie à une identité essentielle, à quelque chose
d’incontestable, de prétendu naturel. Adams réagit alors à ce qu’il vit comme « une
dissonance cognitive » entre la musique sérielle disséquée à l’université d’une part et la
musique pop écoutée et vécue d’autre part. Il est simplement, à cet égard, le témoin de l’esprit
8
Suppression sur le sol américain de la scène centrale du prologue, discussion sans fin sur la validité du chœur
des exilés palestiniens.
3
de son temps. Ces deux extrêmes désignent l’écart le plus grand dans tout un continuum
musical possible. Adams cependant ne renonce pas à écrire de la musique savante.
Adams se désigne et se centre donc comme Américain, mais paradoxalement il se
décentre aussi de cette identité, surtout dans les derniers temps. À titre d’exemple, dans
l’interview filmée John Adams a portrait9 en 2002, il évoque le minimalisme non pas par des
exemples picturaux ou musicaux américains, ce qui serait logiquement attendu, mais par les
anciennes façades de monuments florentins. Il parle du « grand plaisir pris à la répétition de
structures, de motifs ». Il s’émerveille devant « ces grandes structures si belles, gracieuses et
expressives qui naissent de la répétition de petites cellules identifiables », alors que l’on peut
admirer simultanément en fond Santa Maria dei Fiori dans le détail. Adams conclut alors, « et
cela ressemblait tout à fait à un langage musical ». Certes, mais pourquoi choisir cette
référence extérieure, et européenne qui plus est ? Pour mettre en avant des universaux ? Pour
asseoir une respectabilité ? Pour jeter des ponts vers l’Europe ? Pour définir des points de
convergence par-delà l’hybridité ?
En effet, l’américanité dans le cas d’Adams se définit également comme une hybridité,
parfois même de façon plus violente chez les critiques, comme une bâtardise (d’où sa riposte
avec Mongrel airs, premier mouvement de la Chamber Symphony). Mais Adams désigne
aussi lui-même sa propre musique comme une « grande poubelle », dans l’entretien avec
Lelong par exemple. Il parle de trash ou de trashing.
La pureté initiale à partir de laquelle va se définir l’hybridation peut être de différentes
natures. Par rapport à Léon Kirchner, son professeur qui a lui-même été élève de Schönberg
sur le sol américain, la pureté initiale est représentée par la musique dodécaphonique, sérielle
ou non. Mais le minimalisme aussi est une base pure. Cependant, un critique a accusé Adams
à propos de son traitement de l’héritage minimaliste de « profaner un style contemporain tout
à fait décent ». On verra ce qu’il en est de la tonalité, qui subit aussi le même sort. Adams se
complait dans un éventail impur de possibilités stylistiques.
Si l’on se réfère à un article de Joshua Kosman de mai 200310 dans le San Francisco
Chronicle, Adams aurait réalisé son ambition plus de trente ans après son départ pour la côte
ouest, et serait un nouvel Aaron Copland dans un contexte cependant beaucoup plus ambigu
quant au nationalisme, mais Esteban Buch nous parlera certainement de cela. Je soulignerai
seulement que par les sujets d’opéra qu’il a traité, souvent à l’instigation de Sellars, et bien
9
John Adams A portrait and a concert of American Music, Art/Haus Music, DVD n°100 322, à 12’44’’.
Joshua Kosman, « Voice of America : Composer John Adams speaks for the Nation », San Francisco
Chronicle, 18 Mai 2003, réédité dans John Adams’s reader. op. cit., p. 60
10
4
sûr avec ses librettistes Alice Goodman ou June Jordan, Adams a pris des risques. A cause de
The Death of Klinghoffer, il a été jugé anti-américain et antisémite après le 11 septembre
parce qu’il avait donné une voix poétique et musicale aux terroristes11. C’est cependant à lui
qu’a été confiée la commande de l’œuvre commémorative du 11 septembre et c’est entre
autres par cette réalisation qu’il a acquis sa stature de « voix de l’Amérique »12, pour
reprendre le titre même de l’article de Joshua Kosman.
A la rubrique biographie, on lit d’ailleurs aujourd’hui sur le site personnel de John
Adams en quelque sorte une auto-proclamation : « Sa musique a joué un rôle décisif pour
inverser le courant de l’esthétique musicale pour l’éloigner des principes théoriques du
modernisme européen et le rediriger vers un langage plus expansif, plus expressif, si
caractéristique de son environnement du nouveau monde »13. Cela ne confirme t-il pas que
l’ambivalence reste une chose partagée ?
Me voici ainsi arrivée au deuxième point de mon propos : la volonté d’Adams
d’atteindre un langage plus expressif et plus expansif, caractéristique du Nouveau Monde,
comme l’auto-formule Adams dans son site. En effet, bien que cette biographie ne soit pas
signée, elle est assurément avalisée par le compositeur. Il ne serait cependant pas rigoureux de
réduire la volonté d’Adams, comme on le lit dans cette biographie, à une opposition « aux
principes théoriques du modernisme européen ». Adams s’est aussi opposé à des
modernismes américains, et même à des parangons musicaux du Nouveau Monde.
Ainsi, dans le vide ou plutôt dans l’entre-deux où il se trouvait lorsqu’il arriva en
Californie en 1971, et alors qu’il lisait Silence de Cage, il affirmait d’emblée une nouvelle
orientation esthétique en constatant que « John Cage est vraiment quelqu’un de fantastique,
mais toute une partie de notre expérience émotionnelle reste totalement inaccessible à ce type
de musique ». En outre il précisait qu’il essayait « d’introduire dans [son] œuvre tous les
aspects tragiques de la vie, chose que le minimalisme n’a pas encore réussie à faire »14. Il
s’agissait donc pour lui de se démarquer de Cage et du minimalisme pour revendiquer une
musique intuitive et sentimentale.
11
Voir à ce propos l’article de Renaud Machart, « Les succès jalousés d’un musicien savant », Le Monde, 4
octobre 2005.
12
Pour reprendre l’expression de Joshua Kosman.
13
« His music has played a decisive role in turning the tide of musical aesthetics away from the theoretical
principles of European modernism toward a more expansive and expressive language, so characteristic of his
New World surroundings ».
14
Robert Schwarz, The Minimalists, Londres, Phaïdon, 1996, p. 177.
5
L’émotion est pour Adams le symptôme infaillible d’une communication établie avec
son public15. Adams affirme que « la musique est une communication et non une activité de
recherche »16, comme pour s’opposer – je l’ai déjà évoquée – à la tradition des compositeurs
universitaires, des classes de composition à l’université. Il évoque d’une manière récurrente17
une expérience fondatrice pour lui, celle des larmes comme symptôme de l’émotion musicale
partagée avec les interprètes et le public lorsqu’il dirigeait, vers l’âge de 15 ans, le petit
orchestre du New Hampshire State Mental Hospital. Les larmes comme symptôme le plus fort
de cette communication voulue et fondée sur l’empathie et non sur l’abstraction.
Il faut rappeler par ailleurs qu’Adams admire Arnold Schoenberg, le Schonberg
expressionniste et donc européen, certes abstrait mais qui cherche aussi à communiquer une
« fièvre ». Adams justifie ainsi sa propre Harmonielehre (composée en 1985) comme une
sorte de dédicace à Schoenberg et explique :
« Je suis fortement attiré par la sensibilité entière de cette époque [le début des années
10], avec sa combinaison de sensualité et d’énergie intellectuelle. Et, bien que mon
usage des principes issus de la tonalité soit tout à fait différent de celui de Schoenberg,
il y a des moments dans mon Harmonielehre qui se réfèrent et évoquent le langage et la
sensibilité de la musique qu’il écrivit à cette époque 18».
Mais, et c’est ce qui devient irritant pour quelqu’un de la vieille Europe, Adams peut dans le
même temps reconnaître dans le rock un côté dionysiaque (cette même fièvre ?), spirituel,
convivial, social beaucoup plus accessible que le sentiment raffiné, restreint, sublimé de la
musique « sérieuse ». Cette fièvre expressionniste, mue par une Nécessité Intérieure, n’est
alors plus celle d’un individu solitaire au sommet de la pyramide (telle que la décrit
Kandinsky dans Du spirituel dans l’art), mais elle revendique au contraire une accessibilité,
ce qui par définition l’oblitère, l’anéantit, la nie. Michael Tilson Thomas qui a souvent dirigé
la musique d’Adams19, parle de manière empirique et globale d’une « musique qui donne
l’émotion mais avec toujours la sécurité du rythme ». Il ajoute : « Pour les Américains, cette
musique a un sens de l’immédiateté qui dérive certainement des échos qu’on y perçoit de
musique pop, folk, mais en créant quelque chose de plus large et de plus sophistiqué ».
Pour Adams, il ne s’agit donc pas seulement, comme il le prétend, d’informer sa
musique avec tous les aspects « tragiques de la vie », mais de faire de « la vie » le ressort
15
Cf. aussi Béatrice Ramaut-Chevassus, « Arnold Schoenberg, une référence pour John Adams », Ostinato n°17,
2001, p. 293-307.
16
Dans John Adams a Portrait, op.cit.
17
Par exemple l’entretien vidéo Hail Bop réalisé à l’occasion de ses 50 ans.
18
Entretien avec Jonathan Cott (1985), cf. livret du CD Nonesuch 7559-79115-2. Je traduis.
6
disons « dramatique », au sens d’action articulatoire, de sa musique. Dans cette acception, la
vie est à prendre comme évidence, immédiateté, articulation dans le temps. Et nous voici
arrivés au troisième point, car le médium privilégié de ce flux est pour John Adams l’énergie
tonale.
La tonalité est vivace. Elle a perduré avec toute son aura et reste présente de manière
cyclique à l’échelle du siècle passé tout entier, c’est-à-dire qu’elle a connu des éclipses, et de
manière symétrique, des moments de résurgence. Il va sans dire que cette évidence, si elle
doit être constatée, doit aussi être niée puisque l’histoire du vingtième siècle n’a souvent été
écrite que comme celle des dépassements de la tonalité. Par ailleurs, parler d’énergie tonale et
donc de tonalité est trop imprécis. Une aura.
Car si la tonalité fonctionne ponctuellement dans la musique de John Adams, il ne
reste le plus souvent de tonalité que des fragments, des débris qui ont en grande partie transité
par d’autres grammaires ou bien simplement comme des électrons libres. Le minimalisme par
exemple est fondé sur la polarité et l’isochronie qui sont autant de puissances liées à la
tonalité, sans parler bien sûr des obsédants accords parfaits que le minimalisme manipule à
satiété. Le jazz est aussi très attaché à l’isochronie d’une pulsation. Par ailleurs, les citations
permettent sans contrainte d’utiliser des fragments de systèmes sans pour cela en reconstituer
un.
D’une manière générale, John Adams affirmait en 1989 :
« Je n’ai jamais écrit de la musique atonale. J’ai toujours eu une orientation tonale. Je
pense que la prédisposition de quelqu’un pour la tonalité ou tout autre système
d’organisation est une chose organique – ce n’est pas simplement un choix, c’est
quelque chose avec lequel vous êtes né. Je ne dirais même pas qu’on finit par aimer ça.
Vous vivez la vie de manière tonale ou vous ne le faites pas »20.
Ces affirmations semblent ignorer toute évolution historique, et ne prendre en compte qu’une
idiosyncrasie, alors qu’elles concernent forcément plus d’un individu isolé. En réalité elles
expriment à leur manière, en une résurgence tardive d’un discours rousseauiste, que la tonalité
est une histoire non pas de nature des choses, mais de nature de l’homme – et encore ici celle
d’un homme au singulier qui trace cependant autour de lui le cercle de ceux qui, comme lui,
« vivent de manière tonale ».
19
20
Chef d’orchestre interviewé dans le DVD John Adams, a portrait.
Adams dans Edward Strickland, American Composers, Indiana University Press, Bloomington, 1991, p. 181.
7
Si Adams affirme ne jamais avoir écrit de musique atonale, cela ne veut pas dire pour
autant que toute sa musique soit tonale. Il y a au moins toute la production électroacoustique
de ses premières années qui ne l’est pas. Celle-ci lui a cependant fait percevoir, en réaction, la
tonalité comme une véritable force de la nature, ou encore les consonances comme ayant un
pouvoir résonant très grand – évidence de la nature des choses cette fois-ci. Cette nonatonalité n’est cependant pas la tonalité restaurée. Les modes ou tonalités sont utilisés en
grands aplats d’arpèges incessants et statiques. Ils se superposent ailleurs, comme mixés
ensemble.
La tonalité est en outre liée à l’expression. Pour Adams en 1985 : « une tonalité ou un
mode correspond à un état émotionnel. Ce qui m’intéresse actuellement est le lien de relation
d’une tonalité à une autre – une tierce majeure ou mineure au-dessus par exemple – et le
pouvoir émotionnel immense que peut apporter le passage de l’un à l’autre »21. D’où chez de
nombreux critiques, dont Sarah Cahill, signataire de l’article du New Grove Dictionary, l’idée
établie d’une « musique émotionnelle et tonale ».
En réalité, l’expression ou l’émotion sont secondaires, incidentes, par rapport à
l’invocation des images. Adams disait de sa musique, avant même d’avoir commencé à écrire
des opéras, « j’utilise de puissants blocs – peut-être devrais-je dire des images. Je pense que
ma musique est plus picturale ou cinématographique qu’elle n’est liée au développement »22.
Ce qui est en cause n’est pas simplement une technique de composition, d’écriture, mais plus
encore les débris de sens véhiculés. Même en dehors de l’opéra et des musiques à textes,
Adams a de nombreuses fois porté à la connaissance de ses auditeurs l’existence d’images
génératrices, comme pourraient l’être des programmes de poèmes symphoniques. Ces images
sont à l’origine de ses œuvres, par exemple pour le début de Harmonielehre l’immense
pétrolier dans la baie de San Francisco. Ces images peuvent provenir de rêves ou de stimulus
sonores, ou encore visuels comme dans le cas de Nixon et les vidéos d’actualité visionnées.
Elles peuvent aussi provenir de sources littéraires. Adams souhaite une musique qui ait une
portée sémantique, une musique signifiante23, ancrée dans des images visuelles, verbales,
acoustiques définies, et reconnaissables. Il cherche par là à assurer avec efficacité une
communicabilité. Le genre de l’opéra est alors un terrain prédestiné.
21
Adams, dans un entretien avec Jonathan Cott en juin 1985 publié dans le livret du CD Nonesuch 7559-791152, sans pagination.
22
Ibid.
23
Cf. Béatrice Ramaut-Chevassus, « Arnold Schoenberg, une référence pour John Adams », Ostinato n°17,
2001, p. 303.
8
Dans ce contexte la tonalité, même au sens faible, n’est rien d’autre qu’une image
acoustique. La technique du gate en constitue une preuve. En effet le passage d’une image à
une autre peut être incarné harmoniquement par ce qu’Adams appelle, un gate (terme
emprunté à la musique électronique, qui désigne un point où le courant passe). L’utilisation
des gates est liée à celle de la tonalité : « Ce qui m’intéresse actuellement est le lien de
relation d’une tonalité à une autre et le pouvoir émotionnel immense que peut apporter une
modulation… dans mes compositions, un gate est un passage abrupt dans une autre tonalité
ou un autre mode ». En fait cela se combine avec la réutilisation de techniques issues de la
tonalité. Par exemple l’efficacité d’articulation des « gates » est certes une technique
minimaliste, mais chez Wagner, Haydn, etc., des modulations abruptes organisent aussi des
climax qui sont autant d’épiphanies. On peut aussi penser aux cascades d’accords que l’on
trouve chez Britten par exemple. La tonalité, même au sens faible, permet alors une alternance
des énergies.
Peter Sellars eut l’intuition, en ayant écouté le ballet Shaker Loops (1978), que
l’écriture de John Adams pouvait entrer au service de la dramaturgie. John Adams n’a
d’ailleurs depuis jamais rien écrit pour la scène sans Peter Sellars, leur tandem se passant
même aujourd’hui de librettiste. Sellars définit Adams en ces termes : « John est un
compositeur de musique dramatique, en termes de tension et de détente. Il le fait
naturellement, c’est son vocabulaire24». Et lorsque le metteur en scène évoque des « grands
opéras et des grands compositeurs » autre qu’Adams, il cite « Monteverdi, Haendel, Mozart,
Verdi, Wagner, Moussorgski, Berg, Chostakovitch, Hindemith, Stravinsky, Weill,
Dallapiccola », l’unique américain étant au final Session25.
Mais quelle était la situation de l’opéra américain au moment où Adams composa
Nixon in China en 1985 ? Dans un texte de 1989, Edward Strickland rappelle qu’« en 1941
Aaron Copland écrivit "depuis longtemps il existait un fort désir pour quelques-uns d’écrire
un vrai opéra américain". [Et constate] Cette déclaration écarte implicitement et de façon
problématique Porgy and Bess (1935) de Gershwin »26. En 1941 Copland était alors justement
l’auteur d’un opéra intitulé The second Hurricane, composé en 1936, et il en écrivit un autre
en 1956. Dans les mêmes années Sessions écrivit deux opéras (en 1947 et 41-63), Barber
24
Dans John Adams, a portrait.
Peter Sellars, « Sorties et entrée », Peter Sellars, Paris, CNRS, 2003, collection « Les voies de la création
théâtrales », vol. 22, p. 17. Texte paru sous le titre « Exits and Entrances », Artforum, vol. 28, n°4, New York,
déc. 1989, p. 23-24.
26
Edward Strickland, American, op.cit., p. 177.
25
9
quant à lui en écrivit trois plus tard (en 1957, 58, 65). Le paysage n’était donc pas absolument
désert. Strickland juge qu’il n’est pas non plus nécessaire de mentionner Show Boat, qui
comme Porgy and Bess ou le plus tardif West Side Story (1957) était passés de Broadway aux
maisons d’opéra. Strickland ajoute ensuite que « ce désir n’a pas été satisfait jusqu’à X27
d’Anthony Davis et Nixon in China d’Adams, dans lesquels les idiomes classiques américains
étaient appliqués aux premiers opéras américains ».
The Life and the Times of Malcolm X créé à Philadelphie en octobre 1985 et en
septembre 1986 au New York City Opera est donc l’œuvre du compositeur Anthony Davis,
né en 1951 dans le New Jersey. Deux ans avant Nixon, Davis défend un certain nombre des
partis pris qui seront ceux d’Adams : entre autres, l’idée d’écrire un opéra de grandes
dimensions (les modèles évoqués étant Wagner et Strauss)28, celle de s’appuyer sur une
mythologie actuelle et américaine, ici Malcolm X (1925-1965) et son combat que Davis
considère comme n’étant « pas si différent de l’histoire de Jules César ou de toute autre
histoire classique »29. En commun aussi, l’accrochage à la tonalité qu’il définit de la manière
suivante : « ma musique est toujours tonale dans la mesure où elle suggère toujours la hauteur
suivante. Tout ce qui crée l’idée d’attente pour moi emploie le concept de tonalité ». La
musique de Davis est souvent commercialisée comme du jazz, elle vit aussi de son identité
afro-américaine. Adams n’évoque jamais cette musique, bien qu’il semble peu probable qu’il
ne la connaisse pas. Les différences entre eux sont d’ordre esthétique, car Davis ne doit rien
au minimalisme, mais aussi idéologique, car il affirme également chercher la confrontation
avec son public, ne pas vouloir seulement écrire un opéra sur des « icônes », mais vouloir
provoquer la discussion. Adams et Sellars quant à eux voient en l’opéra une manière de
montrer la vie dans toute sa complexité.
Parmi les prédécesseurs d’Adams on relève aussi Philip Glass, qui entre 1976 et 1985
avait composé six pièces pour la scène. Le minimalisme a entre autres fourni à nouveau des
solutions pour écrire des œuvres de grandes dimensions, par le recours à la répétition sans
changements et des changements dus à des déplacements et non des variations, type d’écriture
particulièrement apte à créer une sorte d’euphorie, qu’Adams parvient à articuler en climax.
Le compositeur utilise aussi des répétitions soit en séquences (nombreuses dans le 3e
mouvement de Harmonielehre, ou dans l’air de Nixon « News » ainsi que dans de très
27
En fait The Life and the Times of Malcolm X créé à Philadelphie en octobre 1985 et en septembre 1986 au
New York City Opera. Le compositeur noir écrivit deux autres opéras en 1989 et 1991.
28
Edward Strickland, American Composers, op.cit., entretien avec A. Davis, p. 71 à 86.
10
nombreux autres airs) soit comme strates auxquelles se superposent d’autres éléments (au
début de la Chamber Symphony ou dans l’ouverture de Nixon in China). Mais il cherche aussi
d’autres solutions pour gérer le temps. Il reprend à la tradition la cohérence assurée par des
motifs, celle de la variation développante visant une métamorphose constante des thèmes et
motifs. On trouve cela surtout dans The Death of Klinghoffer afin d’alimenter une texture
linéaire, virtuose et chromatique.
Pour conclure, parler d’énergie tonale n’est qu’un prétexte, une dénomination que
nous avons utilisée pour désigner beaucoup d’autres choses. L’approche opératique d’Adams
correspond à la cristallisation d’une évacuation radicale du formalisme avant-gardiste –
européen et du Nouveau Monde – inaugurée dans les années 80 et qui n’a fait que s’accentuer
depuis. La revendication forte d’une musique ayant une portée sémantique motive
parfaitement le recours à des formes lyriques capables de les actualiser. Cependant, cette
musique hybride par excellence, qui fonctionne apparemment sur l’alternance maîtrisée des
énergies rythmiques et harmoniques, n’est-elle pas dominée par un aspect lisse et euphorique
dans lequel les véritables ruptures sont difficiles, voire impossibles ? Les simultanéités,
ambiguïtés, juxtapositions présentes dans les livrets ne sont-elles pas estompées par une
musique, qui certes mime sans cesse la sensation de vivre « entre des mondes », mais alors
comme un mouvement, un passage, une dynamique, plutôt qu’une réelle expression de crises,
c’est-à-dire de choix. Ce que Adams explique d’ailleurs, dans le récent entretien John Adams
a Portrait : « créer une musique qui attirerait tout dans cette espèce de milieu bâtard, cela m’a
pris des années pour m’avouer que c’était un acte de foi, une vraie prise de position
artistique ».
© Béatrice Ramaut-Chevassus
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Ibid. p. 74. La référence à Jules César est-elle un hasard ? En tout cas Giulio Cesare de Haendel fut mis en
scène par Sellars et créé à Purchase (New York) le 5 juillet de cette même année 1985, année où il a rencontré
Adams et donc où l’histoire de Nixon a commencé.
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