Béatrice Ramaut-Chevassus
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Béatrice Ramaut-Chevassus
« L’énergie "tonale" : l’opéra selon John Adams » « Le grand public peut accepter une modernité modérée, voire quelque peu pointue, quand elle est transmise par une vedette qui prend la place d’un agent de sécurité ». Célestin Deliège, Cinquante ans de modernité musicale, Sprimont, Mardaga, 2003, p. 307. Le texte de présentation de ce colloque affirme que l’observation de l’histoire des rapports entre Européens et Américains dans le domaine de la création musicale « savante » montre une constante ambivalence oscillant entre admiration et mépris. Cette ambivalence est une réalité, mais elle est aussi une énigme à l’issue d’un siècle où, de gré ou de force, la circulation des compositeurs entre les deux continents a été très importante. Cette ambivalence se trouve toutefois, semble-t-il, partagée de part et d’autre de l’Atlantique, tant par les compositeurs que par les musicologues. Elle n’est pas le fait d’un seul des deux côtés. Un exemple, pris au hasard, « de l’histoire des rapports entre Européens et Américains » peut permettre d’évoquer cette réalité, celui d’un entretien avec Milton Babbitt datant de 19861. Babbitt ressent la nécessité d’évoquer des souvenirs bien antérieurs à 1986. Ses propos ne ciblent d’ailleurs pas particulièrement la France, mais plus généralement l’Europe, et épinglent entre autres notre « retard » pris après la seconde guerre mondiale ou encore « l’arrière-plan intellectuel et la formation académique » que les Américains venaient chercher par habitude en Allemagne ou en France. Babbitt y parle aussi, à propos des années 30 et de l’arrivée de Schoenberg de « période très difficile, de mésentente et d’ajustement entre musiciens européens et américains »2. Admiration et mépris sont donc partagés. Second point pour un préambule, bien qu’on ne puisse pas nier que notre musique savante française n’a que peu été sous influence américaine dans la seconde moitié du siècle passé, si on la compare à celle d’autres pays européens tels les Pays-Bas ou l’Angleterre, la proposition aurait pu être, pour lancer des ponts vers l’Amérique, de mettre en avant des compositeurs français marqués par le Nouveau Monde, soit pour avoir « fait le voyage » et en être restés marqués, soit pour avoir rencontré sur le sol européen de grandes figures américaines, tel Cage, via Darmstadt entre autres. On aurait alors mis à jour des ponts effectifs vers l’Amérique en traçant la généalogie d’œuvres de compositeurs français. Cependant, à la lecture des intitulés des communications de ces deux journées, on voit que l’enjeu a été compris autrement. Pour « faire progresser la connaissance de la musique nord1 Milton Babbitt in Susan Blaustein et Martin Brody, « Création d'une culture musicale : Milton Babbitt se souvient », Contrechamps, avril 1986, n°6, p. 35-49. 2 Ibid., p. 35. 1 américaine encore trop souvent limitée à des lieux communs et à des idées reçues » (pour citer à nouveau le texte de présentation de ces journées). Il est ici question de composition américaine. Quant à moi je parlerai de John Adams, né en 1947, actuellement parmi les compositeurs les plus joués. Je voudrais d’abord rappeler quelques faits concernant ses liens avec la Vieille Europe et plus particulièrement la France. J’ai publié pour la première fois quelques éléments sur ce compositeur en 1998 dans mon petit livre Musique et postmodernité3, après que Stéphane Lelong ait déjà, en 1996, donné à lire un bref entretien avec Adams dans son provocant Nouvelle Musique4. Ce n’étaient là que de très ponctuelles contributions françaises, une dizaine d’années environ après la création du premier opéra Nixon in China sur un terrain qui n’était pas vraiment certifié par la musicologie française comme relevant de la musique « savante » ou sérieuse. Mais pour être juste il faut dire aussi qu’en 1996, Robert Schwartz – musicologue américain parlant des siens – put écrire : « Nombreux sont ceux qui ne considèrent pas le minimalisme comme un champ de recherche académique entièrement respectable »5. Par ailleurs on constate fin 2006 avec étonnement, en lisant The John Adams Reader, recueil d’articles de presse rassemblés par Thomas May, publiés en cette fin d’année et présentés comme les écrits essentiels sur ce compositeur, que Renaud Machart, avec sa petite monographie chez Actes Sud en 2004, reste « l’auteur du premier livre jamais écrit sur la musique de John Adams »6. Ce premier et actuellement unique livre écrit sur le compositeur américain vivant le plus joué l’a donc été en français. Côté France il faut aussi mentionner en 2003 le livre de Frédéric Maurin dans la collection « Les Voies de la création théâtrale », consacré à Peter Sellars, directeur de production et metteur en scène de tous les opéras d’Adams7. Un long chapitre est consacré à cette collaboration et donc aux « opéras » d’Adams, mais dans une perspective liée à la scène qui néglige la musique. Entre Adams et l’Europe des liens existent aussi quand il s’agit de création. Sur six pièces composées pour la scène entre 1987 et 2006, trois d’entre elles ont en effet été créées en Europe. 3 Béatrice Ramaut-Chevassus, Musique et postmodernité, Paris, PUF, 1998. Stéphane Lelong, Nouvelle Musique, Paris, Balland, 1996. 5 Robert Schwarz, Minimalists, Londres, Phaïdon, 1996, p. 6. 6 The John Adams Reader, Thomas May (éd.), Amadeus Press, 2006, p. 436. 7 Peter Sellars, F. Maurin (éd.), Paris, CNRS Éditions, 2003, coll. « Les Voies de la création théâtrale », n°22, plus particulièrement S.-J. Liéber, « Rêver l’histoire, fabriquer des mythes, la collaboration Peter Sellars / John Adams, p. 78-113. 4 2 Si le premier opéra Nixon in China ne relève ainsi que de la sphère américaine, en 1991 déjà, The Death of Klinghoffer, est une co-production du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, de l’Opéra de Lyon, de la Brooklyn Academy of Music de New York, des festivals de Glyndebourne et de Los Angeles, et de l’opéra de San Francisco. En pleine première guerre du Golfe le sujet brûlait par son actualité, même si c’était en 1985 alors que les EtatsUnis soutenaient absolument Sadam Hussein, que Klinghoffer, juif et infirme, avait été abattu lors du détournement du paquebot l’Achille Lauro par un commando palestinien. Par conséquent seules les créations belges et françaises eurent lieu normalement, les autres furent suspendues, retardées ou amendées8. Plus tard, en décembre 2000, l’oratorio El Nino La Nativité était entendu en première mondiale au Châtelet à Paris. Enfin, le 14 novembre dernier, l’opéra A flowering tree, fondé sur une légende indienne, a été créé à Vienne en l’honneur du 250e anniversaire de la naissance de Mozart avant d’être donné à Berlin au mois de décembre. Deux autres œuvres pour la scène, I was looking at the Ceiling and then I saw the Sky (1995) et Doctor Atomic (2005) ont connu des créations américaines avant d’être reprises en Europe. Les ponts existent donc quand il s’agit de la diffusion. Mon propos s’intitule donc « L’énergie tonale : l’opéra selon John Adams ». Il sera articulé en trois points : tout d’abord l’américanité tour à tour assise et contestée de John Adams, puis la volonté déclarée de ce dernier d’introduire dans sa musique tous les aspects tragiques de la vie, et enfin la manière qu’il a de solliciter entre autres l’énergie tonale pour la mettre au service de l’opéra. Parmi les gestes devenus des anecdotes répétées à satiété et par lesquels John Adams dit fonder son américanité, on trouve le fait qu’il a rejoint la côte ouest en 1971, à la fin de ses études à Harvard, tournant le dos à toute influence académique elle-même pétrie d’influences européennes, tournant le dos à toute tentation de prolonger ses études en Europe. Pour faire le bilan de ses années de formation sur la côte est, Adams déclare qu’« il y avait quelque chose de plus profond pour mon identité de musicien américain que l’on s’acharnait à refouler en quelque sorte ». « Profond » renvoie à une identité essentielle, à quelque chose d’incontestable, de prétendu naturel. Adams réagit alors à ce qu’il vit comme « une dissonance cognitive » entre la musique sérielle disséquée à l’université d’une part et la musique pop écoutée et vécue d’autre part. Il est simplement, à cet égard, le témoin de l’esprit 8 Suppression sur le sol américain de la scène centrale du prologue, discussion sans fin sur la validité du chœur des exilés palestiniens. 3 de son temps. Ces deux extrêmes désignent l’écart le plus grand dans tout un continuum musical possible. Adams cependant ne renonce pas à écrire de la musique savante. Adams se désigne et se centre donc comme Américain, mais paradoxalement il se décentre aussi de cette identité, surtout dans les derniers temps. À titre d’exemple, dans l’interview filmée John Adams a portrait9 en 2002, il évoque le minimalisme non pas par des exemples picturaux ou musicaux américains, ce qui serait logiquement attendu, mais par les anciennes façades de monuments florentins. Il parle du « grand plaisir pris à la répétition de structures, de motifs ». Il s’émerveille devant « ces grandes structures si belles, gracieuses et expressives qui naissent de la répétition de petites cellules identifiables », alors que l’on peut admirer simultanément en fond Santa Maria dei Fiori dans le détail. Adams conclut alors, « et cela ressemblait tout à fait à un langage musical ». Certes, mais pourquoi choisir cette référence extérieure, et européenne qui plus est ? Pour mettre en avant des universaux ? Pour asseoir une respectabilité ? Pour jeter des ponts vers l’Europe ? Pour définir des points de convergence par-delà l’hybridité ? En effet, l’américanité dans le cas d’Adams se définit également comme une hybridité, parfois même de façon plus violente chez les critiques, comme une bâtardise (d’où sa riposte avec Mongrel airs, premier mouvement de la Chamber Symphony). Mais Adams désigne aussi lui-même sa propre musique comme une « grande poubelle », dans l’entretien avec Lelong par exemple. Il parle de trash ou de trashing. La pureté initiale à partir de laquelle va se définir l’hybridation peut être de différentes natures. Par rapport à Léon Kirchner, son professeur qui a lui-même été élève de Schönberg sur le sol américain, la pureté initiale est représentée par la musique dodécaphonique, sérielle ou non. Mais le minimalisme aussi est une base pure. Cependant, un critique a accusé Adams à propos de son traitement de l’héritage minimaliste de « profaner un style contemporain tout à fait décent ». On verra ce qu’il en est de la tonalité, qui subit aussi le même sort. Adams se complait dans un éventail impur de possibilités stylistiques. Si l’on se réfère à un article de Joshua Kosman de mai 200310 dans le San Francisco Chronicle, Adams aurait réalisé son ambition plus de trente ans après son départ pour la côte ouest, et serait un nouvel Aaron Copland dans un contexte cependant beaucoup plus ambigu quant au nationalisme, mais Esteban Buch nous parlera certainement de cela. Je soulignerai seulement que par les sujets d’opéra qu’il a traité, souvent à l’instigation de Sellars, et bien 9 John Adams A portrait and a concert of American Music, Art/Haus Music, DVD n°100 322, à 12’44’’. Joshua Kosman, « Voice of America : Composer John Adams speaks for the Nation », San Francisco Chronicle, 18 Mai 2003, réédité dans John Adams’s reader. op. cit., p. 60 10 4 sûr avec ses librettistes Alice Goodman ou June Jordan, Adams a pris des risques. A cause de The Death of Klinghoffer, il a été jugé anti-américain et antisémite après le 11 septembre parce qu’il avait donné une voix poétique et musicale aux terroristes11. C’est cependant à lui qu’a été confiée la commande de l’œuvre commémorative du 11 septembre et c’est entre autres par cette réalisation qu’il a acquis sa stature de « voix de l’Amérique »12, pour reprendre le titre même de l’article de Joshua Kosman. A la rubrique biographie, on lit d’ailleurs aujourd’hui sur le site personnel de John Adams en quelque sorte une auto-proclamation : « Sa musique a joué un rôle décisif pour inverser le courant de l’esthétique musicale pour l’éloigner des principes théoriques du modernisme européen et le rediriger vers un langage plus expansif, plus expressif, si caractéristique de son environnement du nouveau monde »13. Cela ne confirme t-il pas que l’ambivalence reste une chose partagée ? Me voici ainsi arrivée au deuxième point de mon propos : la volonté d’Adams d’atteindre un langage plus expressif et plus expansif, caractéristique du Nouveau Monde, comme l’auto-formule Adams dans son site. En effet, bien que cette biographie ne soit pas signée, elle est assurément avalisée par le compositeur. Il ne serait cependant pas rigoureux de réduire la volonté d’Adams, comme on le lit dans cette biographie, à une opposition « aux principes théoriques du modernisme européen ». Adams s’est aussi opposé à des modernismes américains, et même à des parangons musicaux du Nouveau Monde. Ainsi, dans le vide ou plutôt dans l’entre-deux où il se trouvait lorsqu’il arriva en Californie en 1971, et alors qu’il lisait Silence de Cage, il affirmait d’emblée une nouvelle orientation esthétique en constatant que « John Cage est vraiment quelqu’un de fantastique, mais toute une partie de notre expérience émotionnelle reste totalement inaccessible à ce type de musique ». En outre il précisait qu’il essayait « d’introduire dans [son] œuvre tous les aspects tragiques de la vie, chose que le minimalisme n’a pas encore réussie à faire »14. Il s’agissait donc pour lui de se démarquer de Cage et du minimalisme pour revendiquer une musique intuitive et sentimentale. 11 Voir à ce propos l’article de Renaud Machart, « Les succès jalousés d’un musicien savant », Le Monde, 4 octobre 2005. 12 Pour reprendre l’expression de Joshua Kosman. 13 « His music has played a decisive role in turning the tide of musical aesthetics away from the theoretical principles of European modernism toward a more expansive and expressive language, so characteristic of his New World surroundings ». 14 Robert Schwarz, The Minimalists, Londres, Phaïdon, 1996, p. 177. 5 L’émotion est pour Adams le symptôme infaillible d’une communication établie avec son public15. Adams affirme que « la musique est une communication et non une activité de recherche »16, comme pour s’opposer – je l’ai déjà évoquée – à la tradition des compositeurs universitaires, des classes de composition à l’université. Il évoque d’une manière récurrente17 une expérience fondatrice pour lui, celle des larmes comme symptôme de l’émotion musicale partagée avec les interprètes et le public lorsqu’il dirigeait, vers l’âge de 15 ans, le petit orchestre du New Hampshire State Mental Hospital. Les larmes comme symptôme le plus fort de cette communication voulue et fondée sur l’empathie et non sur l’abstraction. Il faut rappeler par ailleurs qu’Adams admire Arnold Schoenberg, le Schonberg expressionniste et donc européen, certes abstrait mais qui cherche aussi à communiquer une « fièvre ». Adams justifie ainsi sa propre Harmonielehre (composée en 1985) comme une sorte de dédicace à Schoenberg et explique : « Je suis fortement attiré par la sensibilité entière de cette époque [le début des années 10], avec sa combinaison de sensualité et d’énergie intellectuelle. Et, bien que mon usage des principes issus de la tonalité soit tout à fait différent de celui de Schoenberg, il y a des moments dans mon Harmonielehre qui se réfèrent et évoquent le langage et la sensibilité de la musique qu’il écrivit à cette époque 18». Mais, et c’est ce qui devient irritant pour quelqu’un de la vieille Europe, Adams peut dans le même temps reconnaître dans le rock un côté dionysiaque (cette même fièvre ?), spirituel, convivial, social beaucoup plus accessible que le sentiment raffiné, restreint, sublimé de la musique « sérieuse ». Cette fièvre expressionniste, mue par une Nécessité Intérieure, n’est alors plus celle d’un individu solitaire au sommet de la pyramide (telle que la décrit Kandinsky dans Du spirituel dans l’art), mais elle revendique au contraire une accessibilité, ce qui par définition l’oblitère, l’anéantit, la nie. Michael Tilson Thomas qui a souvent dirigé la musique d’Adams19, parle de manière empirique et globale d’une « musique qui donne l’émotion mais avec toujours la sécurité du rythme ». Il ajoute : « Pour les Américains, cette musique a un sens de l’immédiateté qui dérive certainement des échos qu’on y perçoit de musique pop, folk, mais en créant quelque chose de plus large et de plus sophistiqué ». Pour Adams, il ne s’agit donc pas seulement, comme il le prétend, d’informer sa musique avec tous les aspects « tragiques de la vie », mais de faire de « la vie » le ressort 15 Cf. aussi Béatrice Ramaut-Chevassus, « Arnold Schoenberg, une référence pour John Adams », Ostinato n°17, 2001, p. 293-307. 16 Dans John Adams a Portrait, op.cit. 17 Par exemple l’entretien vidéo Hail Bop réalisé à l’occasion de ses 50 ans. 18 Entretien avec Jonathan Cott (1985), cf. livret du CD Nonesuch 7559-79115-2. Je traduis. 6 disons « dramatique », au sens d’action articulatoire, de sa musique. Dans cette acception, la vie est à prendre comme évidence, immédiateté, articulation dans le temps. Et nous voici arrivés au troisième point, car le médium privilégié de ce flux est pour John Adams l’énergie tonale. La tonalité est vivace. Elle a perduré avec toute son aura et reste présente de manière cyclique à l’échelle du siècle passé tout entier, c’est-à-dire qu’elle a connu des éclipses, et de manière symétrique, des moments de résurgence. Il va sans dire que cette évidence, si elle doit être constatée, doit aussi être niée puisque l’histoire du vingtième siècle n’a souvent été écrite que comme celle des dépassements de la tonalité. Par ailleurs, parler d’énergie tonale et donc de tonalité est trop imprécis. Une aura. Car si la tonalité fonctionne ponctuellement dans la musique de John Adams, il ne reste le plus souvent de tonalité que des fragments, des débris qui ont en grande partie transité par d’autres grammaires ou bien simplement comme des électrons libres. Le minimalisme par exemple est fondé sur la polarité et l’isochronie qui sont autant de puissances liées à la tonalité, sans parler bien sûr des obsédants accords parfaits que le minimalisme manipule à satiété. Le jazz est aussi très attaché à l’isochronie d’une pulsation. Par ailleurs, les citations permettent sans contrainte d’utiliser des fragments de systèmes sans pour cela en reconstituer un. D’une manière générale, John Adams affirmait en 1989 : « Je n’ai jamais écrit de la musique atonale. J’ai toujours eu une orientation tonale. Je pense que la prédisposition de quelqu’un pour la tonalité ou tout autre système d’organisation est une chose organique – ce n’est pas simplement un choix, c’est quelque chose avec lequel vous êtes né. Je ne dirais même pas qu’on finit par aimer ça. Vous vivez la vie de manière tonale ou vous ne le faites pas »20. Ces affirmations semblent ignorer toute évolution historique, et ne prendre en compte qu’une idiosyncrasie, alors qu’elles concernent forcément plus d’un individu isolé. En réalité elles expriment à leur manière, en une résurgence tardive d’un discours rousseauiste, que la tonalité est une histoire non pas de nature des choses, mais de nature de l’homme – et encore ici celle d’un homme au singulier qui trace cependant autour de lui le cercle de ceux qui, comme lui, « vivent de manière tonale ». 19 20 Chef d’orchestre interviewé dans le DVD John Adams, a portrait. Adams dans Edward Strickland, American Composers, Indiana University Press, Bloomington, 1991, p. 181. 7 Si Adams affirme ne jamais avoir écrit de musique atonale, cela ne veut pas dire pour autant que toute sa musique soit tonale. Il y a au moins toute la production électroacoustique de ses premières années qui ne l’est pas. Celle-ci lui a cependant fait percevoir, en réaction, la tonalité comme une véritable force de la nature, ou encore les consonances comme ayant un pouvoir résonant très grand – évidence de la nature des choses cette fois-ci. Cette nonatonalité n’est cependant pas la tonalité restaurée. Les modes ou tonalités sont utilisés en grands aplats d’arpèges incessants et statiques. Ils se superposent ailleurs, comme mixés ensemble. La tonalité est en outre liée à l’expression. Pour Adams en 1985 : « une tonalité ou un mode correspond à un état émotionnel. Ce qui m’intéresse actuellement est le lien de relation d’une tonalité à une autre – une tierce majeure ou mineure au-dessus par exemple – et le pouvoir émotionnel immense que peut apporter le passage de l’un à l’autre »21. D’où chez de nombreux critiques, dont Sarah Cahill, signataire de l’article du New Grove Dictionary, l’idée établie d’une « musique émotionnelle et tonale ». En réalité, l’expression ou l’émotion sont secondaires, incidentes, par rapport à l’invocation des images. Adams disait de sa musique, avant même d’avoir commencé à écrire des opéras, « j’utilise de puissants blocs – peut-être devrais-je dire des images. Je pense que ma musique est plus picturale ou cinématographique qu’elle n’est liée au développement »22. Ce qui est en cause n’est pas simplement une technique de composition, d’écriture, mais plus encore les débris de sens véhiculés. Même en dehors de l’opéra et des musiques à textes, Adams a de nombreuses fois porté à la connaissance de ses auditeurs l’existence d’images génératrices, comme pourraient l’être des programmes de poèmes symphoniques. Ces images sont à l’origine de ses œuvres, par exemple pour le début de Harmonielehre l’immense pétrolier dans la baie de San Francisco. Ces images peuvent provenir de rêves ou de stimulus sonores, ou encore visuels comme dans le cas de Nixon et les vidéos d’actualité visionnées. Elles peuvent aussi provenir de sources littéraires. Adams souhaite une musique qui ait une portée sémantique, une musique signifiante23, ancrée dans des images visuelles, verbales, acoustiques définies, et reconnaissables. Il cherche par là à assurer avec efficacité une communicabilité. Le genre de l’opéra est alors un terrain prédestiné. 21 Adams, dans un entretien avec Jonathan Cott en juin 1985 publié dans le livret du CD Nonesuch 7559-791152, sans pagination. 22 Ibid. 23 Cf. Béatrice Ramaut-Chevassus, « Arnold Schoenberg, une référence pour John Adams », Ostinato n°17, 2001, p. 303. 8 Dans ce contexte la tonalité, même au sens faible, n’est rien d’autre qu’une image acoustique. La technique du gate en constitue une preuve. En effet le passage d’une image à une autre peut être incarné harmoniquement par ce qu’Adams appelle, un gate (terme emprunté à la musique électronique, qui désigne un point où le courant passe). L’utilisation des gates est liée à celle de la tonalité : « Ce qui m’intéresse actuellement est le lien de relation d’une tonalité à une autre et le pouvoir émotionnel immense que peut apporter une modulation… dans mes compositions, un gate est un passage abrupt dans une autre tonalité ou un autre mode ». En fait cela se combine avec la réutilisation de techniques issues de la tonalité. Par exemple l’efficacité d’articulation des « gates » est certes une technique minimaliste, mais chez Wagner, Haydn, etc., des modulations abruptes organisent aussi des climax qui sont autant d’épiphanies. On peut aussi penser aux cascades d’accords que l’on trouve chez Britten par exemple. La tonalité, même au sens faible, permet alors une alternance des énergies. Peter Sellars eut l’intuition, en ayant écouté le ballet Shaker Loops (1978), que l’écriture de John Adams pouvait entrer au service de la dramaturgie. John Adams n’a d’ailleurs depuis jamais rien écrit pour la scène sans Peter Sellars, leur tandem se passant même aujourd’hui de librettiste. Sellars définit Adams en ces termes : « John est un compositeur de musique dramatique, en termes de tension et de détente. Il le fait naturellement, c’est son vocabulaire24». Et lorsque le metteur en scène évoque des « grands opéras et des grands compositeurs » autre qu’Adams, il cite « Monteverdi, Haendel, Mozart, Verdi, Wagner, Moussorgski, Berg, Chostakovitch, Hindemith, Stravinsky, Weill, Dallapiccola », l’unique américain étant au final Session25. Mais quelle était la situation de l’opéra américain au moment où Adams composa Nixon in China en 1985 ? Dans un texte de 1989, Edward Strickland rappelle qu’« en 1941 Aaron Copland écrivit "depuis longtemps il existait un fort désir pour quelques-uns d’écrire un vrai opéra américain". [Et constate] Cette déclaration écarte implicitement et de façon problématique Porgy and Bess (1935) de Gershwin »26. En 1941 Copland était alors justement l’auteur d’un opéra intitulé The second Hurricane, composé en 1936, et il en écrivit un autre en 1956. Dans les mêmes années Sessions écrivit deux opéras (en 1947 et 41-63), Barber 24 Dans John Adams, a portrait. Peter Sellars, « Sorties et entrée », Peter Sellars, Paris, CNRS, 2003, collection « Les voies de la création théâtrales », vol. 22, p. 17. Texte paru sous le titre « Exits and Entrances », Artforum, vol. 28, n°4, New York, déc. 1989, p. 23-24. 26 Edward Strickland, American, op.cit., p. 177. 25 9 quant à lui en écrivit trois plus tard (en 1957, 58, 65). Le paysage n’était donc pas absolument désert. Strickland juge qu’il n’est pas non plus nécessaire de mentionner Show Boat, qui comme Porgy and Bess ou le plus tardif West Side Story (1957) était passés de Broadway aux maisons d’opéra. Strickland ajoute ensuite que « ce désir n’a pas été satisfait jusqu’à X27 d’Anthony Davis et Nixon in China d’Adams, dans lesquels les idiomes classiques américains étaient appliqués aux premiers opéras américains ». The Life and the Times of Malcolm X créé à Philadelphie en octobre 1985 et en septembre 1986 au New York City Opera est donc l’œuvre du compositeur Anthony Davis, né en 1951 dans le New Jersey. Deux ans avant Nixon, Davis défend un certain nombre des partis pris qui seront ceux d’Adams : entre autres, l’idée d’écrire un opéra de grandes dimensions (les modèles évoqués étant Wagner et Strauss)28, celle de s’appuyer sur une mythologie actuelle et américaine, ici Malcolm X (1925-1965) et son combat que Davis considère comme n’étant « pas si différent de l’histoire de Jules César ou de toute autre histoire classique »29. En commun aussi, l’accrochage à la tonalité qu’il définit de la manière suivante : « ma musique est toujours tonale dans la mesure où elle suggère toujours la hauteur suivante. Tout ce qui crée l’idée d’attente pour moi emploie le concept de tonalité ». La musique de Davis est souvent commercialisée comme du jazz, elle vit aussi de son identité afro-américaine. Adams n’évoque jamais cette musique, bien qu’il semble peu probable qu’il ne la connaisse pas. Les différences entre eux sont d’ordre esthétique, car Davis ne doit rien au minimalisme, mais aussi idéologique, car il affirme également chercher la confrontation avec son public, ne pas vouloir seulement écrire un opéra sur des « icônes », mais vouloir provoquer la discussion. Adams et Sellars quant à eux voient en l’opéra une manière de montrer la vie dans toute sa complexité. Parmi les prédécesseurs d’Adams on relève aussi Philip Glass, qui entre 1976 et 1985 avait composé six pièces pour la scène. Le minimalisme a entre autres fourni à nouveau des solutions pour écrire des œuvres de grandes dimensions, par le recours à la répétition sans changements et des changements dus à des déplacements et non des variations, type d’écriture particulièrement apte à créer une sorte d’euphorie, qu’Adams parvient à articuler en climax. Le compositeur utilise aussi des répétitions soit en séquences (nombreuses dans le 3e mouvement de Harmonielehre, ou dans l’air de Nixon « News » ainsi que dans de très 27 En fait The Life and the Times of Malcolm X créé à Philadelphie en octobre 1985 et en septembre 1986 au New York City Opera. Le compositeur noir écrivit deux autres opéras en 1989 et 1991. 28 Edward Strickland, American Composers, op.cit., entretien avec A. Davis, p. 71 à 86. 10 nombreux autres airs) soit comme strates auxquelles se superposent d’autres éléments (au début de la Chamber Symphony ou dans l’ouverture de Nixon in China). Mais il cherche aussi d’autres solutions pour gérer le temps. Il reprend à la tradition la cohérence assurée par des motifs, celle de la variation développante visant une métamorphose constante des thèmes et motifs. On trouve cela surtout dans The Death of Klinghoffer afin d’alimenter une texture linéaire, virtuose et chromatique. Pour conclure, parler d’énergie tonale n’est qu’un prétexte, une dénomination que nous avons utilisée pour désigner beaucoup d’autres choses. L’approche opératique d’Adams correspond à la cristallisation d’une évacuation radicale du formalisme avant-gardiste – européen et du Nouveau Monde – inaugurée dans les années 80 et qui n’a fait que s’accentuer depuis. La revendication forte d’une musique ayant une portée sémantique motive parfaitement le recours à des formes lyriques capables de les actualiser. Cependant, cette musique hybride par excellence, qui fonctionne apparemment sur l’alternance maîtrisée des énergies rythmiques et harmoniques, n’est-elle pas dominée par un aspect lisse et euphorique dans lequel les véritables ruptures sont difficiles, voire impossibles ? Les simultanéités, ambiguïtés, juxtapositions présentes dans les livrets ne sont-elles pas estompées par une musique, qui certes mime sans cesse la sensation de vivre « entre des mondes », mais alors comme un mouvement, un passage, une dynamique, plutôt qu’une réelle expression de crises, c’est-à-dire de choix. Ce que Adams explique d’ailleurs, dans le récent entretien John Adams a Portrait : « créer une musique qui attirerait tout dans cette espèce de milieu bâtard, cela m’a pris des années pour m’avouer que c’était un acte de foi, une vraie prise de position artistique ». © Béatrice Ramaut-Chevassus 29 Ibid. p. 74. La référence à Jules César est-elle un hasard ? En tout cas Giulio Cesare de Haendel fut mis en scène par Sellars et créé à Purchase (New York) le 5 juillet de cette même année 1985, année où il a rencontré Adams et donc où l’histoire de Nixon a commencé. 11