Faut-il dire la vérité

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Faut-il dire la vérité
FAUT-IL DIRE LA VERITE AUX ENFANTS ?
C. VIDAILHET
J’aborderai cette question en tant que médecin psychiatre d’enfants, et elle
concernera davantage les enfants petits que les adolescents, ce qui montre déjà
qu’il y a transmission de plusieurs niveaux de vérité en fonction de la personne
à laquelle on s’adresse : enfant – adolescent – adulte, et que la vérité n’est pas
la même pour tous. Rien d’étonnant à cela, on ne parle pas à un enfant comme
on parle à un adulte, on n’emploie pas les mêmes mots, on n’a pas la même
mimique, les mêmes gestes, le ton de notre voix n’est pas le même, la position
de notre corps non plus… J’ai entendu récemment, à propos d’Albert Camus,
qu’il n’avait plus d’accent pied noir quand il s’adressait à des intellectuels,
mais qu’il le retrouvait dans la casbah… c’est la même chose.
Je partirai d’un exemple concret, d’un cas clinique publié dans « Perspectives
in Biology and Medecine » par John D. Lantos, de l’Université de Chicago. Ce
cas clinique traite du SIDA, il date d’avant les années 90, ceci a son importance
parce qu’on verra que ce cas ne serait certainement plus traité de la même
façon aujourd’hui, le pronostic de cette maladie n’étant plus le même en raison
des progrès faits dans le traitement.
Il s’agit d’une petite fille de 9 ans, atteinte du SIDA avec complications
pulmonaires et rénales. Sa mère a le SIDA a va mourir. La mère souhaiterait
dire à sa fille qu’elle, la petite fille, a le SIDA. Elle pense que sa fille a des
doutes, des soupçons, parce qu’une fois, la petite fille lui a demandé si elle
avait le SIDA. Sa mère lui a répondu que non. La grand-mère maternelle
s’oppose formellement à ce qu’on dise la vérité à l’enfant : « c’est bien assez
qu’elle sache qu’elle a une maladie rénale chronique », dit la grand-mère. Le
médecin pense qu’il faut le dire à l’enfant parce qu’il estime que dans un
hôpital, lieu d’enseignement où cette enfant se trouve, il y a de fortes chances
que l’information sur sa maladie lui soit fournie, même par inadvertance et que
la dissimulation de l’information aura été néfaste à cette petite fille quand ellemême découvrira son diagnostic. Mais la grand-mère est inflexible. Alors le
médecin pose à ses confrères la question suivante par internet : « faut-il que le
médecin respecte le souhait de la grand-mère ? Ou faut-il dire la vérité à
l’enfant ? ». J’indiquerai tout à l’heure la réponse.
Nous sommes en tant que médecins forcément confrontés à cette question, plus
ou moins selon notre spécialité, mais nous avons tous à annoncer un diagnostic
et à répondre aux questions sur le pronostic. Que faut-il dire à l’enfant sur sa
maladie ? Que sait-il déjà ? Quelles théories s’est-il forgé ? Que sait-il de la
mort ? (la conceptualisation de la mort passe par différentes phases chez
l’enfant. A deux ans, il est immortel et n’a aucune notion de la mort, ce n’est
que vers l’âge de 9 ans qu’il acquiert la notion que la mort touche tous les êtres
vivants, qu’elle est universelle, irréversible, définitive.), et comment a-t-on
répondu à ses questions sur la mort ? La réponse n’est sûrement pas la même
de parents croyants ou de parents non croyants, « à chacun sa vérité » disait
Pirandello, mais cette question embarrasse tout le temps. L’enfant sent quand
un question embarrasse l’adulte, celui-ci rougit, bredouille, s’embrouille, se
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contredit, cela peut amener l’enfant à ne plus poser sa question, voire à tarir
toute curiosité pour le savoir et les connaissances en général.
On voit déjà qu’on ne s’adressera pas de la même façon à un enfant de 3 ans et
à un enfant de 10 ans. Notre façon de dire et ce que l’on dit va dépendre de
l’âge réel de l’enfant, mais aussi de son intelligence, de sa maturité affective,
de son environnement familial.
Il n’y a pas que les médecins qui sont confrontés à cette question : « faut-il dire
la vérité ? », il y a les parents, grands-parents, éducateurs, enseignants… Par
exemple, faut-il dire la mort par suicide de tel membre de la famille ? Que dire
à l’enfant sur son adoption, sa naissance par insémination artificielle par
donneur ? Que lui dire sur notre divorce ? Souvent, à l’occasion du divorce des
parents, nous entendons de l’un des parents, cette phrase : « je dois rétablir la
vérité », paroles qui sont dites par l’un des parents face aux mensonges,
contrevérités, non-dits (ou estimés tels) de l’autre parent. Et bien d’autres
questions, plus ou moins graves, plus ou moins embarrassantes, sur la
sexualité…, sur le Père Noël… A la question « est-ce que je dois lui dire ? », et
« qu’est ce que je dois lui dire ? », s’ajoutent d’autres questions : « comment le
lui dire ? » (il y a des médecins tant pis et des médecins tant mieux, certains
voient le verre moitié vide, d’autres moitié plein), et « quand le lui dire ? ».
Les enfants ont l’art de nous poser beaucoup de questions : dis pourquoi ? Les
parents n’échappent pas à : « dis, comment on fait les bébés ? ». Vous savez
qu’il y a des familles où l’on convie les enfants à regarder les films
pornographiques à la télé, au prétexte qu’il n’y a rien à cacher et que c’est la
meilleure façon de faire l’éducation sexuelle.
Il y a des enfants qui se contentent de peu, de réponses approximatives, soit
celles-ci satisfont leur curiosité, soit ces enfants perçoivent la gêne de leurs
parents, le malaise engendré par leurs questions et ils restent sur leur faim. Il y
a d’autres enfants qui insistent, reviennent à la charge, harcèlent. Ce n’est pas
le cas de la petite fille qui a le SIDA puisqu’elle n’a jamais reposé la question à
sa mère et qu’elle ne l’a pas posée aux médecins.
Il y a aussi des enfants qui connaissent la réponse à leur question et vous la
posent pour vous tester, ou pour vérifier qu’ils reçoivent de leurs parents la
même réponse.
Dire la vérité peut vous saisir parfois de manière inattendue : il en est ainsi
pour ce jeune étudiant hospitalier en pédiatrie à qui le père d’un nouveau-né
hospitalisé pour ictère par incompatibilité AO demande à l’improviste
comment cela est possible, la mère de l’enfant et lui-même étant de groupe O.
Que peut-il répondre sinon qu’il est incompétent ?
A propos des questions embarrassantes sur la sexualité, il y a des mensonges
par omission : on garde certaines informations et des mensonges par
falsifications : des contre vérités sont présentées comme vrai : par exemple
« les enfants naissent dans les choux ». Cacher la vérité est différent du
mensonge, dit Saint Augustin, ou bien on pratique « une dissimulation honnête
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qui n’engendre pas le faux mais concède quelque repos au vrai qu’on pourra
montrer à son heure ». Cette façon de faire est banale, on est en droit de
demander à un enfant d’attendre un peu parce que c’est trop difficile
d’expliquer un certain nombre de choses et qu’on ne peut pas tout avoir ou tout
savoir tout de suite, qu’il comprendra mieux quand il sera plus grand.
On voit qu’il n’est pas facile de dire la vérité, alors je retiens une première
idée : avant de dire, peut-être faut-il d’abord écouter l’enfant, lui demander ce
qu’il sait ou croit savoir, ce qu’il pense lui…
Oui… mais quand bien même on va écouter un enfant, voire décoder ce qu’il
veut dire, ce n’est pas sûr qu’il veuille entendre la vérité même s’il la connaît.
C’est le cas de Jean, qui a 5 ans, quelques troubles du comportement qui
motivent une demande de consultation auprès de moi par sa mère. Le père n’a
pas reconnu l’enfant. Mais Jean a été reconnu à l’âge de quelques mois par le
mari actuel de la mère. Rien n’a été dit à l’enfant sur ses origines. Après
quelques entretiens avec l’enfant, à la vue des dessins et des commentaires que
l’enfant fait, il m’apparaît comme une évidence, et j’ai l’intime conviction que
l’enfant sait. La mère partage cette opinion qu’elle avait déjà avant de
consulter. Nous convenons qu’un jour, lorsque le moment sera propice, il
faudra le dire à l’enfant. Vous savez qu’Hippocrate disait déjà : « l’instant
propice pour dire les choses est fugitif ». Un jour, la mère me conduit Jean en
consultation et me dit devant lui : « son papa et moi avons pu parler à Jean hier
soir et nous lui avons dit des choses importantes ». Je comprends donc que la
question de la paternité a été abordée. Seule avec Jean dans mon bureau, je dis
alors : « alors, ton papa et ta maman t’ont dit des choses importantes hier
soir ? » et l’enfant de me répondre : « je sais pas, j’ai rien entendu ».
Autrement dit : « circulez y’a rien à voir ! ». Il savait mais ne voulait pas
savoir. Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Cette défense
est sûrement à respecter. Peut-on obliger quelqu’un à savoir quelque chose
qu’il ne veut pas savoir ? Ou peut-être Jean ne voulait-il pas que les autres
sachent qu’il savait ? Est-ce qu’il se protégeait ? Est-ce qu’il protégeait sa
mère ? Inutile d’insister pour le moment. Le mieux est l’ennemi du bien. Donc
avant de parler à un enfant, faut-il se préoccuper avant si l’enfant est prêt à
entendre la vérité : toute vérité n’est pas bonne à dire.
Avant de continuer, il est peut-être temps de se poser la question « qu’est ce
que la vérité ? ». Le Littré répond : « opinion conforme à ce qui est »,
autrement dit qui est conforme à la réalité, qui est évident pour tout le monde.
Elle s’oppose au mensonge, à la fausseté, mais cette distinction entre dire la
vérité et mentir n’est-elle pas trop schématique et caricaturale ? Comme si on
ne pouvait être que d’un côté ou d’un autre ? Nous apprenons très tôt aux
enfants à mentir, nous leur apprenons l’hypocrisie nécessaire à toute vie
sociale, mais nous les convions à la gentillesse et à ne pas faire de la peine aux
autres : « si ta mamie t’apporte un cadeau que tu n’aimes pas, tu la remercies et
tu lui dis qu’elle est très gentille et que tu es content ». En même temps que
nous les convions à ces pieux mensonges, nous les exhortons à dire la vérité,
parce que chacun sait que « c’est pas beau de mentir » et que « faute avouée est
moitié pardonnée ». Nous sommes pris dans nos contradictions internes.
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En médecine, il y a une longue tradition de mensonges reposant sur des
arguments :
1. Centrés sur le malade dont il faut contenir l’angoisse : « il faut rassurer
le malade, lui affirmer qu’il est bien portant et qu’il sera sauf même si
on n’en est pas certain, vous renforcerez sa nature ». Isaac Israeli,
médecin du IXe siècle.
2. Centrés sur le médecin et son obligation morale de soutenir l’espoir :
Thomas Percival, XVIIIe siècle : « le médecin doit être le messager de
l’espoir et du confort pour le malade ».
Donc les médecins suivaient une maxime morale : ne pas donner
d’informations stressantes, cacher les diagnostics douloureux, ne pas discuter
des risques des traitements.
Actuellement, le principe est de dire la vérité au malade. Certes, mais on ne sait
pas toujours répondre à toutes les questions. Quand on dit au patient qu’on ne
sait pas, et que cela est vrai, souvent le patient pense qu’on lui ment ou qu’on
lui cache quelque chose.
Par ailleurs, on n’échappe pas à la mode, à l’hypocrisie de notre société qui
veut par exemple que l’on annonce à un enfant qu’il a un cancer, mais qui
proscrit le mot d’obésité ou celui de régime alimentaire sous prétexte que ces
mots seraient traumatisants pour un enfant, on parle alors de surpoids, de peur
que le mot obésité le stigmatise. Ce n’est pas le mot qui stigmatise, c’est bien
son état physique qui le marginalise et le fait souffrir.
A présent donc, nous devons tout dire. Ce n’est pas que la moralité ait changé,
ce n’est pas que ce qui était erroné devient juste, c’est que le contexte
historique est différent. La médecine ne serait plus une rencontre, une relation
singulière, mais un bien de consommation. Nous commercialisons la relation
médecin/malade, le malade doit peser les risques et bénéfices des différentes
options thérapeutiques et avoir tous les éléments pour le faire. L’information
doit être, « loyale, claire et appropriée », ici appropriée à un enfant et l’on sait
que chaque enfant est différent. L’information doit être claire, mais en même
temps, dans une affaire jugée le 14 octobre 1997 par la Cour de Cassation, on
lit : « qu’il faut toujours préserver le droit de tout médecin d’adapter et
d’expliquer l’information dans l’intérêt de son patient ». Voilà donc quelques
nuances qui sont à apporter.
Nous avons des obligations légales d’informer parents et enfant, mais aussi des
obligations morales concernant les parents et l’enfant.
Le cadre législatif est établi par la circulaire du 6 mai 1995 qui reprend, pour
certains points propres à l’enfant, une charte de l’enfant hospitalisé établie par
plusieurs associations européennes à Leyden en 1988. Cette charte a été établie
par des associations de parents et n’a pas de valeur officielle. La loi du 4 mars
2002 nous rappelle que nous devons donner une information (dire la vérité)
pour obtenir un consentement libre et éclairé… des parents mais aussi de
l’enfant. Ce dernier, l’enfant, est tenu d’être informé du diagnostic et des
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traitements dès lors qu’il est en mesure d’en comprendre la nature et la portée.
La loi du 4 mars 2002, complétée par l’arrêté du 29 avril 2002, prévoit même
que le médecin peut se dispenser du consentement des parents si l’enfant s’y
oppose et s’il veut garder le secret sur sa santé. En pratique, on est confronté à
des adolescents qui se droguent, qui se mettent en danger, et tout un travail est
nécessaire pour qu’ils nous donnent leur accord pour en parler à leurs parents.
Nous nous passons parfois de l’accord des adolescents quand nous estimons
que leur santé ou leur vie est en danger. Le mineur peut s’opposer à l’accès à
son dossier par ses parents. L’accès aux informations ne pourra être réalisé tant
que l’enfant s’y opposera. L’autorité parentale laisse la place au droit des
enfants, à leur libre arbitre, essentiellement à partir de 13 ans, mais des enfants
plus jeunes peuvent l’exiger. Cette évolution était déjà manifeste dans la loi du
13 décembre 2000 relative à la contraception d’urgence et dans la loi de 2001
sur l’interruption volontaire de grossesse. Un dessin humoristique était paru à
l’époque, montrant un enfant sortant de l’école, son père lui demandait son
carnet de notes et l’enfant lui répondait : « tu n’as pas à le voir, c’est ma vie
privée » !
Or l’enfant, d’autant plus qu’il est plus jeune, n’est pas en mesure d’assumer le
pouvoir de prendre des décisions. Lui donner tant de responsabilités, ce n’est
pas le respecter en tant qu’enfant, c’est le prendre pour un adulte qu’il n’est
pas, c’est lui causer beaucoup d’angoisse, dans notre société du tout dire, tout
montrer, ne rien cacher (cf. pornographie et téléréalité). Dire à un enfant :
« c’est ton problème », « c’est ta vie », quand il a à subir, à 8-9 ans, des
contraintes thérapeutiques, un régime alimentaire, ce n’est pas le
responsabiliser, c’est l’abandonner.
Pour en revenir à la petite fille atteinte de SIDA, une grande majorité de
médecins ont répondu qu’il fallait dire la vérité au prétexte que la vérité en
elle-même est bonne, que l’honnêteté est une bonne chose en soi. Ce jugement
est tranché, manichéen : la vérité c’est bien, le mensonge c’est mal. Dans cet
article d’ailleurs, l’auteur écrit qu’aux USA, dire la vérité est centrale dans la
relation médecin/malade et que toute déviation est considérée comme un
pouvoir paternaliste. Nous sommes dans une société folle de vérité, écrit-il. Il y
a aux USA, le culte de la vérité et l’idéologie de la transparence.
Or dire la vérité dépend du contexte. Nous l’avons déjà dit, cela dépend de
l’âge de l’enfant, de son intelligence, de sa maturité. Et puis ce n’est pas la
même chose pour la varicelle, le cancer, le SIDA.
Chacun sait que « toute vérité n’est pas bonne à dire » (Beaumarchais, le
mariage de Figaro), même si dans l’Evangile selon Saint-Jean, on lit : « vous
connaîtrez la vérité et elle vous rendra libre », les tenants de la vérité imaginent
que connaître la vérité donnerait l’énergie psychique. Mais chacun sait que la
notion de vérité est relative : « vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà »
(Pascal, les Pensées), « vérité dans un temps, erreur dans un autre »
(Montesquieu, les Lettres persanes), notre comportement par rapport à cette
enfant ne serait plus le même aujourd’hui car les traitements et le pronostic ont
bien changé. Autre exemple caricatural qui illustre bien : « vérité dans un
temps, erreur dans un autre », c’est le coucher des enfants : il y a une vingtaine
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d’années, les parents étaient conviés à coucher les enfants sur le ventre, depuis
quelques années, ils sont conviés à coucher les enfants sur le dos, position de
sécurité, qui est d’ailleurs indiquée dans le carnet de santé de l’enfant.
Fort de tout cela, que faire avec cette petite fille ? d’abord le médecin est le
plus souvent tenu de respecter les décisions de la famille, même à contrecoeur.
Dire la vérité à cette petite fille, ce n’est pas imaginer qu’elle puisse être
dévastatrice : « primum non nocere ». Peut-elle supporter cette vérité ? Quelles
conséquences possibles ? Cela va lui faire peur et elle n’aura plus confiance en
sa mère qui lui a menti, non seulement elle va perdre sa mère qui va mourir et
l’abandonner, mais elle sera déçue, l’image maternelle sera ternie, quels gains
pour cette petite fille d’apprendre tout cela ? En quoi cette vérité lui sera utile
pour garder espoir et mieux se soigner ? Je me place à l’époque où cette
histoire se passait, la réflexion serait certainement différente aujourd’hui (vérité
en un temps, erreur dans un autre). Il est vraisemblable que cette petite fille sait
(en tout cas cette hypothèse est plausible), elle sait aussi intuitivement que
mère et grand-mère ont choisi le silence et le mensonge pour la protéger. Ce
non-dit peut-il être nocif ? Je rappelle qu’elle avait une fois poser la question à
sa mère : « est-ce que je n’ai pas le SIDA ? ». Elle n’a pas reposé la question,
ni à sa mère, ni au médecin. Elle ne persiste pas dans son désir de savoir, elle
protège elle aussi sa mère et sa grand-mère. On ne peut le démontrer, mais
c’est une hypothèse plausible.
La grand-mère va perdre sa fille et sa petite fille, elle n’a rien à leur offrir que
des histoires, des beaux mensonges, qui lui permettent dans son impuissance,
de façonner un peu la mort de ceux qu’elle aime.
Si la vérité blesse, le mensonge peut-il protéger ? L’exemple qui me vient à
l’esprit est le film : « la vie est belle », ce film remarquable de Benigni joué par
Benigni. Le héros du film, Guido, sa femme et leur petit garçon sont déportés
en tant que juif vers un camp de concentration allemand. Là a lieu une scène
extraordinaire : Guido traduit pour tout le dortoir, les propos du chef nazi, en
inventant sur le champ une histoire folle, une fable : « ils sont là pour un jeu
dont le but est de gagner un char d’assaut ». Par ses mensonges, ce père
protège, sauve la vie de son enfant. C’est un hymne à la vie et peut-être aussi
au mensonge !
A ce propos, quand les enfants juifs étaient cachés pendant la guerre, on ne
disait pas toujours la vérité aux voisins sur l’identité de ces enfants par peur des
dénonciations. On ne disait pas non plus toujours la vérité aux enfants euxmêmes, de peur qu’ils ne tiennent pas leur langue. Parfois au contraire, c’est
l’horrible vérité qui était dite aux enfants juifs, c'est-à-dire le risque de mort
s’ils parlaient, c’est ainsi que des milliers d’enfants ont été cachés dans la
terreur de parler et parfois même de faire du bruit (cf. Le journal d’Anne
Franck).
Revenons à « La vie est belle ». Benigni a menti à son fils pour le protéger, lui
sauver la vie, lui épargner l’angoisse. Dire la vérité à cet enfant aurait été
insupportable, c’est pour cela qu’il existe de pieux mensonges. « La vérité est
un symbole que poursuivent les mathématiciens et les philosophes. Dans les
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rapports humains, la bonté et les mensonges valent mieux que 1000 vérités »
Graham Greene. Allant dans le même sens, Voltaire écrivait : « on doit des
égards aux vivants, on ne doit aux morts que la vérité ». On reproche aux pieux
mensonges d’infantiliser (je fais remarquer qu’il s’agit ici d’enfants),
d’endormir. Alors comment faire pour bien faire ? Cette question, nous nous la
posons souvent, en particulier à l’annonce du diagnostic. Chaque enfant a son
savoir, sa vérité sur sa maladie, la maladie n’est pas la même pour le médecin,
la famille, l’enfant. Il n’y a pas qu’une maladie. Pirandello a dit « à chacun sa
vérité… », on pourrait paraphraser et dire « à chacun sa maladie… ».
Un exemple est celui de la mucoviscidose, maladie mortelle nécessitant des
soins très contraignants : une enquête a été menée sur l’image de cette maladie
chez les médecins, les parents, les enfants malades. Ce sont les médecins qui en
avaient l’image la plus noire, la plus négative et les enfants l’image la plus
positive porteuse de vie et d’espoir, les parents étaient entre les deux. C’est
pour cela que le médecin ne doit pas se projeter quand il parle à l’enfant et
transmettre son angoisse, ses interrogations, sans savoir où en est l’enfant et
sans l’avoir écouté auparavant. Des enfants myopathes ont appris devant la
télévision au Téléthon leur destin… cette annonce n’a pas été très heureuse.
Donc, il nous revient d’écouter et de respecter les systèmes de défense, à partir
du moment où ceux-ci ne nuisent pas aux soins.
Les infirmières venaient souvent me voir en disant que tel enfant auquel le
médecin avait annoncé des choses très graves concernant sa santé, continuait
de rire et de jouer. Les infirmières pensaient que cet enfant n’avait rien
compris. Eh bien si, il pouvait avoir compris et continuer de jouer… on se
défend comme on peut face à une mauvaise nouvelle.
J’arrive vers la fin et je pense que vous avez compris que ce n’est pas facile de
dire la vérité, pas toujours, que parfois même ce n’est pas recommandé, je ne
dis pas non plus que c’est facile de mentir.
Et puis, qui peut prétendre connaître toute la vérité et donc la dire…
Maxime Gorki a écrit : « parfois le mensonge explique mieux que la vérité ce
qui se passe dans l’âme ».
Dire la vérité à tout moment, partout, à tout le monde et de la même façon, ce
serait montrer un comportement mécanique, robotisé, sans vie, sans âme, pour
reprendre l’expression de Maxime Gorki, alors que la vie est faite de nuances,
d’à peu près, de choses subtiles. Ce serait ne pas tenir compte de nos
contradictions internes, de nos ambivalences, de nos angoisses, de nos
systèmes de défense.
George Eliot a écrit : « examinez bien vos paroles et vous trouverez que lors
même que vous n’avez aucun motif d’être faux, il est difficile de dire l’exacte
vérité ».
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Sur un mode humoristique, mais juste, le psychiatre américain Jay Katz a
répondu à la question : « que faut-il dire au patient ? » ... « il faut le leur
demander… », autrement dit « que voulez-vous que je vous dise » ? Et parfois
même cela fait du bien d’entendre des choses alors qu’on sait qu’elles sont
fausses, voire que l’interlocuteur ne les pense pas !!
En l’absence de certitude et de grands principes à propos de la question posée :
« faut-il dire la vérité aux enfants ? », certains adoptent une attitude
pragmatique. Le pragmatisme ramène la notion de vérité à celle d’utilité :
« qu’est ce que je peux, qu’est ce que je dois dire, transmettre, pour être utile et
aider cet enfant à mobiliser dans la lutte contre la maladie, l’ensemble des
ressources psychiques et physiques dont il dispose ». Cette attitude est peutêtre un peu réductrice, tout en sachant que notre attitude est évolutive, s’ajuste,
s’adapte à l’évolution de la maladie, à celle de chaque enfant, et que l’on ne
peut assimiler un patient à un autre, un enfant à un autre.
Il n’est pas facile de conclure et de répondre à la question, d’autant que,
comme on l’a vu : « la vérité n’est point donnée toute faite, elle se fait, elle est
le fruit de l’effort et de recherche et, le plus souvent, de retouches et de
rectifications successives (W.James) », ce n’est pas aussi facile que cela en a
l’air de dire la vérité. Laissons la conclusion à Marc Twain : « la vérité est la
chose la plus précieuse que nous ayons. Economisons la ».
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