III Garder la porte close

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III Garder la porte close
III
Garder la porte close
Paris, musée du Louvre.
Elle observait la pyramide de verre avec l’étrange sentiment que
bientôt elle servirait de port d’attache aux Guerriers de Lumière.
Darcus lui avait parlé des êtres choisis pour instaurer la Paix et
l’Harmonie sur la Terre, on les surnommait également les Travailleurs
de Lumière. Ces hommes et ces femmes, en qui brillaient une force et
une foi évidentes, ressentaient intimement le devoir d’aider les autres,
de préparer l’humanité à « ascensionner ». Darcus lui avait dit qu’il
fallait les détruire, qu’ils étaient dangereux pour leur projet. Et
vulnérables comme n’importe quel être humain.
Le rôle des Ténébreux était de convertir un maximum d’individus
aux forces de l’Ombre, de combattre les Anges-Compléments, détruire
les Serviteurs de Lumière et régner sur le monde. Pour l’heure, tout se
déroulait à merveille. Les humains étaient faciles à corrompre tant ils
étaient faibles. Ils étaient esclaves de leurs propres émotions. Celles-ci
les déséquilibraient, les éloignaient de leur source divine intérieure :
leur véritable force.
Les Aoms représentaient un danger potentiel pour les Ténébreux.
Ils étaient peu nombreux à la Surface mais motivés et fidèles à leur
mission comme aucun autre être sur cette planète. Darcus lui avait dit
qu’elle devait s’en méfier. Les Anges Noirs étaient très puissants, ne
lâchaient jamais prise et repéraient les Ténébreux aussi facilement
qu’une tache de sang sur la neige.
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Avec son imperméable rouge, ses longues jambes voilées de nylon
et ses talons aiguilles, Sybille était facilement repérable, pour ne pas
dire extrêmement attirante. C’est ce qu’elle recherchait. Elle voulait
accrocher tous les regards pour accomplir son rôle de Sclabios :
enrôler un maximum d’hommes et de femmes dans le Cercle Rouge.
Lorsqu’elle avait été transmuée la première fois, son esprit s’était
rempli de formes troublantes, d’images glauques, de rêves obscurs qui
l’avaient profondément terrifiée. Elle était devenue une Sclabios, une
humaine convertie aux forces de l’Ombre. A présent, ces visions lui
étaient familières et ne la perturbaient plus. C’était sa nourriture
quotidienne qui l’aidait à tenir le cap vers ses objectifs, en lui
dévoilant les lieux, les personnes et les faiblesses des individus qu’elle
devait convertir à son tour. Des cibles toutes fraîches.
Cet Aom qui avait tenté de la sauver sur les quais de Seine était
devenu un obstacle pour elle, mais également une opportunité
merveilleuse. Si elle réussissait à le séduire, elle pourrait l’attirer dans
le repère des loups. Elle savait que l’Aom ne serait pas dupe. Mais elle
non plus. L’Ange Noir chercherait à la ramener à la raison, par tous
les moyens. Il s’immiscerait dans son esprit pour trouver la part de
lumière encore restante qui la sortirait de son alcôve de glace. Il en
souffrirait lui-même, recevant de plein fouet l’énergie démoniaque
alors qu’il s’acharnerait à la détruire. Mais il n’abandonnerait pas.
Elle devait se hâter. Il ne lui restait plus que deux piqûres de
Vulkor et un échange sexuel à effectuer pour faire définitivement
partie du Cercle Rouge. Pour passer dans le royaume des Ombres, le
baptême d’un novice se faisait par la réalisation d’un contrat
particulier : l’aspirant devait avoir un échange sexuel avec trois
humains différents et envoyer le fluide noir dans le corps de six
individus par une simple piqûre de Vulkor. Une fois l’injection faite,
les humains devenaient accros à cette substance. Les Ténébreux le leur
procuraient et le cercle vicieux s’installait, plongeant les hommes dans
une véritable descente aux Enfers…
L’injection du Vulkor nécessitait un rituel de quelques minutes
pour que le fluide noir fasse effet. Le junkie devait se mettre dans un
état d’esprit particulier, recherchant le contact avec les Sources
Noires, puis piquaient leur corps pour envoyer la dose de cocaïne
noire qui contaminerait leur sang, puis leur âme. Avant qu’un
Ténébreux ou un Sclabios puisse injecter la drogue noire dans le sang
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d’un humain, il fallait mettre la victime dans un état d’hypnose par la
piqûre d’un sédatif qui la rendait totalement accessible aux partisans
du Cercle Rouge. Ceux-ci enlevaient ensuite leurs proies pour les
emmener dans un lieu sûr ; la plupart du temps dans les Catacombes
de Paris. Le rituel du Vulkor pouvait alors s’effectuer calmement, à
l’abri des regards. Plus proches des énergies souterraines, les Sclabios
entraient rapidement en contact avec les Diablesses qui véhiculaient
toute la force dominatrice du maître des Ténèbres. Le Mastre pouvait
alors insuffler son pouvoir démoniaque à travers la drogue noire…
Trois actes sexuels et six piqûres pour investir définitivement le
voile de l’Ombre…
Sybille regarda sa montre : 15h 20. Elle avait rendez-vous à 21h
dans le quartier St Germain pour une soirée très branchée. L’endroit
idéal pour faire des rencontres… Elle sourit à cette pensée, sachant
qu’au cours de cette réception elle accomplirait son contrat en
seulement trois coups.
Deux piqûres et un échange sexuel…, se rappela-t-elle. Trop
facile…
En attendant, elle devait passer le temps. Une petite visite au musée
était aussi l’occasion de voir du monde dans un lieu couvert. Il y avait
des toilettes pour « piquer » en toute sécurité, sans être vue. Les
couloirs, salles, restaurants lui permettraient d’échanger des regards,
d’exercer son pouvoir de séduction sur des personnes en quête
d’expériences nouvelles ou de sensations fortes, et d’engager des liens
fugaces avec des sujets potentiels. Oui, c’était une très bonne idée.
Elle se dirigea vers la grande pyramide, prit les escalators qui
plongeaient dans la gueule du Louvre comme si elle pénétrait dans
une caverne aux mille trésors. Une foule gigantesque se bousculait
dans les files d’attente. Soumis à cet état de stress, les visiteurs
soupiraient, râlaient, s’injuriaient, faisant ressortir leurs émotions
négatives que Sybille ressentit presque aussitôt comme un violent
coup de massue. Elle percevait les ombres de chaque individu comme
une véritable agression. Ses sens étaient affinés, décuplés par ses
pouvoirs obscurs qui s’éveillaient en elle. Les Aoms les percevaient
de la même façon. Une fois qu’elle deviendrait une Sclabios
accomplie, ces agressions seraient pour elle un baume dont elle se
repaîtrait sans cesse. Elle rejoindrait la confrérie des Ombres et, tout
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comme ses frères et sœurs, amplifierait ces énergies destructrices à
volonté.
Tel était le pouvoir des Ténébreux : ils se servaient des émotions et
des pensées négatives éprouvées par les hommes pour les multiplier
puis les répandre autour d’eux en une onde dévastatrice.
Sybille essaya de se contrôler. La nausée lui remontait dans
l’œsophage mais elle ne fléchirait pas. Ses maîtres seraient fiers d’elle.
Elle ouvrit sa conscience et lui intima d’investir la partie de son esprit
qui la reliait au Cercle Rouge auquel elle appartenait à présent. Des
visions apparurent, des formes troubles, noires, mouvantes
s’acheminèrent vers les circuits de ses fonctions cérébrales,
embourbant son âme d’images diaboliques. La lave et le feu se
mêlèrent aux silhouettes grossières qui petit à petit s’affinèrent en
figures voluptueuses.
Les Sources Noires volaient au secours de leur élève. Esclaves du
Mastre, persécutrices des Aoms et traîtresses gardiennes des hommes
faibles, celles que l’on surnommait également les « Diablesses
Noires »ou les « Dames Noires » parce qu’elles avaient le pouvoir de
prendre une forme humaine, contrôlaient presque tout le périmètre
dimensionnel qui se situait entre la zone d’Ombre des Ténèbres et
l’humanité. Lorsqu’un individu ouvrait une fenêtre vers cette zone
maudite, il appelait inconsciemment les Ténèbres dans son existence.
Les Sources Noires accouraient pour forcer le passage, signalant aux
Ténébreux présents sur les lieux, l’intrusion d’un cœur ou d’un esprit
corrompu. Si l’humain ou l’humaine n’était pas assez fort pour faire
marche arrière, trouver un phare dans la nuit ou une main bienfaitrice
provenant des mondes de Lumière, il ou elle se laissait porter sur les
vagues des tourments dans l’océan du royaume Obscur… Les Sources
Noires surveillaient cette zone mieux que des cerbères. Les intrusions
étaient fréquentes, volontaires, soumises ou inconscientes, et elles
rapprochaient la Zone Noire du monde des hommes, s’élargissant
autour des villes comme une maladie contagieuse.
Il lui tardait tant de rencontrer les servantes du Mastre. Sybille était
fascinée par ces déesses diaboliques qui, lorsqu’elles prenaient forme
humaine, ensorcelaient tous les hommes sans exception. Il était
impossible de résister à leur beauté mystérieuse, inquiétante. Elle
aurait voulu devenir l’une d’elles. Séduire de beaux spécimens, sans
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cesse, sans épuisement et sans lassitude. Elle qui, dans son existence
passée, demeurait souvent seule…à contre cœur.
L’être, cependant, qu’il lui tardait plus encore de rencontrer était
Barssouk : le Cyclorbe. Elle avait eu l’honneur de travailler avec lui,
l’espace de quelques minutes, mais n’avait pu voir son visage. Le
Cyclorbe veillait toujours à se dissimuler lorsqu’il apparaissait à la
surface de la Terre, plus encore dans une ville comme Paris. Une
capitale comportait beaucoup plus de Delphus que n’importe quelle
autre ville, même si cette race se développait très peu. Les Aoms, en
général, méprisaient les Cyclorbes. C’étaient des Anges Noirs
convertis aux Ombres qui avaient abandonné leur mission humaine.
Des lâches que les Aoms devaient craindre car leurs pouvoirs décuplés
par les puissances involutives auxquelles ils accédaient dorénavant
pouvaient les anéantir. Un Cyclorbe possédait en fait la quintessence
des pouvoirs des Ténèbres ainsi que ceux des Aoms. Une alliance des
plus destructrices car, le grand pouvoir obscur des Aoms qui n’était
utilisé que pour servir la Lumière basculait du mauvais côté une fois
qu’il était amplifié par le pouvoir des Ténèbres.
Barssouk était le premier Aom à être converti aux Ombres dès la
naissance. Un bébé de l’apocalypse entre les Aoms et les forces du
Mal, sans pouvoir de décision. Il était né Cyclorbe, n’avait pas eu le
choix. Et à présent, son rôle était défini. Il s’y livrait corps et âme,
sans retenue. Le plus redoutable des Cyclorbes. Il connaissait les plans
d’attaque des Aoms, leurs comportements, la façon dont ils utilisaient
leurs pouvoirs ainsi que les moments de connexion choisis pour s’unir
à leurs compléments angéliques. La fusion des Aoms et des Aëls était
sans doute la seule chose qu’un Cyclorbe pouvait redouter. Une arme
indestructible que même lui ne pouvait contourner. Et jusqu’à
aujourd’hui, il n’avait encore jamais trouvé le moyen d’empêcher les
Anges-Compléments d’agir contre les forces de l’Ombre…
Sybille se souvint du moment où elle était entrée en contact avec
Barssouk. C’était hier, au jardin du Luxembourg. Elle devait suivre
cette femme, la piquer, puis Barssouk se chargeait de lui transmettre le
fluide noir. Elle avait reçu des ordres de Darcus lui indiquant la
participation du Cyclorbe à cette mission qui était pour elle un autre
test d’aptitude en tant que Sclabios. Elle était en formation, et
Barssouk avait choisi d’y participer. Elle, une simple Sclabios parmi
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des centaines d’autres. Le puissant Cyclorbe l’avait choisie, elle. Elle
en frémissait encore.
Darcus lui avait dit de ne pas prêter attention à son collaborateur,
d’agir comme s’il n’était qu’un simple figurant, tout en obéissant à ses
directives. Il s’était approché d’elle par derrière, discrètement,
encapuchonné dans son long manteau de cuir noir, sans prononcer un
mot. Il l’avait suivie, quelques mètres plus loin, et elle avait senti sa
présence. D’un coup. Son corps s’était mis à trembler, de peur et
d’excitation, respirant l’odeur du soufre et de la terre, du charbon et du
sang que dégageait le Cyclorbe, mêlée à une subtile fragrance de sueur
masculine et de tabac. Puis le santal… Elle se souvint avoir respiré un
parfum de santal, discret mais envoûtant. Ses sens s’affinaient depuis
qu’on l’avait convertie. La moindre odeur, le moindre bruit
envahissait son cerveau jusqu’à l’âme. Dans son dos, la présence de
Barssouk l’avait motivée davantage, forçant ses pas vers sa destination
morbide. Puis l’odeur et la présence s’étaient évaporées, brusquement
dissoutes à travers les arômes boisés du parc, humides du soir qui
s’apprêtait à tomber. Il avait changé de direction pour suivre une autre
fille. Lorsqu’il s’était à nouveau manifesté pour s’emparer de la
victime, Sybille l’avait juste entraperçu dans son manteau noir alors
qu’elle s’échappait du parc. Un souvenir bouleversant pour elle. Un
Maître l’avait secondée…
Sybille ressentit une force l’envahir, lui redonner une ardeur
nouvelle. Elle se redressa, releva sa jolie tête, puis jeta un œil
circulaire à la salle immense qui l’entourait.
— « Suis la Griffe Noire… », lui susurrait la Diablesse qu’elle
sentait s’enrouler autour de son corps comme un voile protecteur
et sensuel.
Sybille était sous son influence, hypnotisée, porta la main à son cou
qu’une caresse venait de désigner : une griffe noire était tatouée sur sa
peau à l’endroit même où elle avait été piquée par la seringue de
Darcus. La marque des convertis.
La Source Noire lui avait dit de suivre la griffe, celle qu’elle portait
au cou. Qu’est-ce que cela signifiait ?
En cherchant du regard la réponse sur les murs, les écriteaux et
chaque objet qui pouvait attirer son attention, elle tomba nez à nez sur
ce même tatouage, légèrement dessiné sur le cou d’une passante.
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Une autre Sclabios…, se dit-elle. Sa marque est à peine visible car
elle doit être récente. Je dois la suivre…
Elle s’aventura vers la porte Sully où les Antiquités Egyptiennes,
dans toute leur splendeur mystique, attiraient nombre de curieux.
L’inconnue se glissait entre les gens avec une dextérité étonnante.
Sybille avait du mal à la pister. En frôlant un mur, repoussée par la
masse de visiteurs qui s’accroissait, la jeune femme remarqua un petit
graffiti laissé sur la cloison par un enfant impatient, supposa-t-elle,
préférant dessiner des symboles plutôt que les observer. Mais la forme
géométrique n’était pas fortuite. Elle avait été déposée là pour attirer
l’attention d’une seule personne : la sienne. Une griffe noire l’appelait
à nouveau dans cette direction.
Prise par le jeu, Sybille sourit de ces indices délibérément dévoilés
à son intention. Qui s’amusait à la guider ? Un frère ? Une sœur ? Un
ennemi ? La réponse lui explosa subitement à la figure lorsqu’elle
découvrit Darcus, prostré dans un coin.
Darcus ?... Que fait-il là ?
Elle s’avança vers lui, inquiète, l’interpella discrètement.
— Que fais-tu là, Darcus ?
— Tais-toi et écoute-moi.
Sybille ravala sa salive.
— Il veut te voir.
— Qui ?
— Barssouk.
Le sang de la jeune femme se glaça.
— Mais…pourquoi ?
— Il ne me l’a pas dit. Suis les signes, simplement, et méfie-toi des
Aoms.
— Quoi…il y a des Aoms, ici ?
Darcus acquiesça.
— Ils sentent la présence du Cyclorbe. Fais attention, ils sont très
malins.
— A quoi ressemblent-ils, physiquement ?
— Tu ne t’en souviens pas ? Cet homme qui était venu te sauver de
mes griffes sur le Quai St Michel ?
— Oui, je m’en souviens, répondit-elle, perdu dans ses songes. Un
bel homme…
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— Les autres sont tout aussi séduisants, c’est ce que j’essayais de te
dire. Ne te laisse pas avoir par ton insoutenable désir de séduire
de beaux mâles… Tu m’entends ? Ceux-là sont dangereux. Ce
sont nos ennemis.
— Comment les reconnaître ?
— Difficile. Ils savent se fondre dans la masse. Mais…si par
malchance tu te retrouves face à l’un d’eux – ou devrais-je dire
derrière l’un d’eux – tu remarqueras un symbole gravé sur leur
nuque : une lune au cœur d’une étoile. C’est leur sceau.
— Mais si je me retrouve face à eux ou s’ils portent des cheveux
longs ? paniquait la jeune femme.
— Leur regard.
— Quoi, leur regard ?
— Il est caractéristique. Il te poignarderait sans détour. Ces êtres
dégagent une force pareille à la foudre, une beauté sombre et
ensorcelante, une odeur d’homme et de terre tout à la fois…
— Mais ce sont les Ténébreux que tu me décris.
— Laisse-moi terminer. Ce que je viens de te décrire est le portrait
d’un homme de l’Ombre. Tout homme provenant du royaume
Obscur est imprégné de cette aura ténébreuse. Mais l’Aom, lui –
ou devrais-je dire le Delphus…
— Darcus, soupira Sybille, vas-tu me dire une fois pour toutes
quelle est la différence entre un Aom et un Delphus ?
— C’est simple : le Delphus est un Aom humain. L’Aom de pure
souche n’est pas humain, tu piges ? C’est un Ange, un point
c’est tout. Il ne peut pas vivre à la surface de la Terre comme les
Delphus.
— Pourtant j’ai entendu Kittie affirmer en avoir vu un, une nuit.
— Oui, mais uniquement le soir. Ils ne peuvent venir à la Surface
que lorsqu’il fait nuit. C’est clair, maintenant ?
— Hmm…
— Donc, je disais que l’Aom, à la différence du Ténébreux, montre
une particularité très subtile : il inquiète et rassure tout à la fois
son entourage.
— Comment çà ? se troublait de plus en plus la jeune femme.
— Dans ses yeux, si tu es fine observatrice, tu remarqueras un jet
de lumière imperceptible qui se révèle par de minuscules points
iridescents chaque fois qu’un sentiment pur jaillit de son cœur.
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— Quoi, mais… ?
— Le Delphus réussit parfaitement à dissimuler cette particularité
car il sait dissimuler ses émotions. C’est son rôle auprès des
hommes. Leur apprendre à maîtriser ce qui les déstabilise.
— Mais alors, je n’ai aucune chance de…
— Autre chose : lorsque tu sauras identifier les auras, tu
remarqueras une autre subtilité chez le Delphus. L’ombre qui
l’entoure accueille en son centre une boule de lumière. C’est
flagrant. Mais là aussi, les Delphus savent très bien le
dissimuler.
Sybille s’impatientait devant les solutions caduques que lui
proposait Darcus à tire-larigot. Un brin de colère jaillit de sa voix.
— Tu m’expliques enfin comment les identifier facilement ?
— Leur visage est humble, noble comme celui d’un roi, beau
comme celui d’un dieu et imperturbable comme le Bouddha en
méditation. En bref, attends-toi à rencontrer le portrait d’un
maître prisonnier de l’image d’un ange et de celle d’un démon !
La jeune femme frissonna ou était-ce un courant d’air qui saisissait
son cou. Elle regarda soudain les gens autour d’elle, errant entre les
statues, les objets, les vitrines, s’immobilisant, émerveillés face aux
œuvres prodigieuses qui étaient exposées là, comme par magie. Le
temps s’était arrêté. Elle ne savait plus. Qui était qui, ce que ces gens
faisaient là, pourquoi ? Sa pauvre tête lui faisait mal.
Les hommes qu’elle observait ici, dans cette salle, semblaient tout
à fait communs.
— Il n’y en a pas, ici, lui dit froidement Darcus. Ouvre l’œil, et
tiens-toi prête.
Il disparut entre les murs, la laissant seule face à ses doutes, face au
goût de la peur comme un plat qui lui donnait envie de vomir. Un
haut-le-cœur la submergea. Elle tressaillit.
Ressaisis-toi, Sybille.
Elle se dirigea du côté de la Crypte du Sphinx. Une vague de
monde suivait l’allée principale à la queue leu-leu, sagement, comme
des pénitents qui partent se recueillir sur une tombe. Sybille se faufila
entre les promeneurs, regardant furtivement, mais avec intérêt, les
hommes qui l’entouraient, cherchant l’expression royale et pénétrante
qui identifierait l’Aom dans toute sa force et sa beauté. Le Sphinx,
d’ailleurs, était le personnage idéal pour représenter une telle image.
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Elle fonça droit sur lui, comme s’il pouvait la protéger. Mais la
protéger de quoi, de qui ? D’elle-même ? Les Aoms étaient les
protecteurs de l’humanité. Elle, faisait partie des méchants. Ce
personnage royal que symbolisait le Sphinx accepterait-il d’aider
l’ennemi du peuple… ? Elle chassa ces idées grotesques de son esprit
pour se concentrer sur…
Bon sang, elle avait perdu la trace ! Les signes de la Griffe Noire
dont lui avait parlé Darcus lui avaient totalement échappé. Ces Anges
de l’Ombre lui faisaient perdre la tête. Il fallait qu’elle garde le contact
avec les Sources Noires. Si elles l’abandonnaient, elle se ferait piéger
par les Delphus.
Bon sang, je me sens faiblir, se dit-elle. La peur me fait perdre le
contrôle, mes idées ne sont plus claires. Calme-toi, Sybille… Allez, du
nerf !
Doucement, elle retrouva une respiration normale, plongea dans
son esprit pour y chercher le lien qui la connectait directement aux
Sources Noires. Elle se concentra sur le néant, visualisa un cercle noir
dans lequel elle se laissa fondre, absorbée par une énergie puissante,
brûlante, démoniaque qu’elle appela dans tout son être. La Source
l’entendit, la recueillit dans ses spirales de fumée et de lave
nauséabondes. Puis une chaleur suffocante fit monter sa température
comme une flèche. Elle se sentit transpirer, ayant la sensation
d’exhaler une odeur de soufre et de sang, faillit s’évanouir sous l’effet
de la chaleur. La Source Noire se planta alors dans son dos comme
une barre de fer qui la redressa sur le champ. Une vigueur décuplée la
poussa en avant. Son corps se mit à frissonner de plaisir, donnant à sa
démarche une sensualité excessive qui fit se retourner bon nombre
d’hommes.
« Laisse-toi guider par les griffes…, murmurait à nouveau la
Diablesse. Oublie les Aoms, ne perds pas la trace… Une fois que tu
auras trouvé le Cyclorbe, il te dira comment éviter de te faire prendre
par les Anges Noirs… L’un d’eux t’a déjà repérée… »
Le corps de Sybille se remplit de sueurs froides. Sa tête cherchait
dans tous les sens la présence de l’ennemi.
« Ne les cherche pas, suis ta route… Il t’attend. »
Barssouk. C’est Barssouk qu’elle devait trouver au plus vite. Lui
saurait l’aider, la protéger des Anges Noirs. Elle se força à garder la
tête haute, fixe, guidée par les signes des Diablesses qui se
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manifestèrent à nouveau par le passage d’un homme dont la main était
peinte du symbole. Il la tenait sur sa tête, en évidence. Sybille réalisa
qu’elle n’était pas seule. Beaucoup de ses frères, des complices
l’aidaient dans sa tâche. Elle se sentit rassurée, encouragée. La
présence de ces alliés était une bonne chose. Ils pourraient faire
diversion si le pire devait arriver.
Le contact qu’elle s’apprêtait à rencontrer était visiblement leur
ultime objectif. Lorsqu’un Cyclorbe se présentait à la surface de la
Terre – chose très rare – les Aoms rappliquaient aussi sec, comme des
chiens qui ont flairé un entrepôt de cocaïne.
Le Sphinx était absolument magnifique. Il imposait un silence et un
respect qui donnaient presque l’envie de s’agenouiller devant lui,
simplement pour prendre le temps de l’admirer. Les gens étaient en
état de grâce devant son imposante masse de granit rose. Douze
tonnes. Fascinée à son tour par le personnage mythique, Sybille
ralentit malgré elle.
Une énorme griffe noire se manifesta derrière sa nuque, invisible
au regard des autres, mais totalement perceptible par la Sclabios
qu’elle était à présent. Elle ressentit une décharge électrique et poussa
un cri. Les Sources Noires la rappelaient à l’ordre. Elle s’excusa
mentalement tandis qu’un homme la regardait, déconcerté, puis fonça
dans une autre salle où elle croisa des vitrines d’objets zoomorphes de
toute beauté. Pas le temps de les regarder plus en détails. Il lui fallait
trouver une autre griffe… !
Deux enfants, accrochés aux mains de leur mère, exhibèrent un
tatouage sur leur menotte potelée : une griffe noire avait été dessinée.
Quoi ? se retourna brusquement Sybille. Des enfants ? Pas des
gosses, tout de mêm…
Nouvelle décharge dans la nuque. Sybille tremblait. De la tête aux
pieds. Elle jeta un dernier coup d’œil aux gamins qui, sans doute,
avaient été accostés par quelque animateur de rue qui faisait de jolis
tatouages délébiles pour un prix ridicule. Bien sûr, cet animateur
faisait partie du lot des Ténébreux, et s’était arrangé pour que la mère
et ses gosses passent dans sa direction. C’était aussi la faculté des
serviteurs de l’Ombre. Ils pouvaient jouer avec ce genre de détails
aussi facilement qu’un inspecteur de police qui déposait ses hommes à
des points stratégiques lors d’une descente chez un groupe de dealers.
Ok, déglutit-elle, je suis sur la bonne voie…
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Puis elle le vit. Caché derrière une statue d’Osiris, à demi dans la
pénombre, il se tenait debout les bras croisés, masqué par le bord de sa
large capuche. On n’apercevait que le bas de son visage, volontaire,
dynamique. Un homme de terrain, à l’évidence. Extrêmement
physique. Cependant, il aurait été intéressant de découvrir ses yeux et
son front qui en auraient dit davantage sur la subtilité de son niveau
d’intelligence ainsi que sur la profondeur de son âme. Barssouk releva
à peine sa nuque pour interpeller la jeune femme qui tremblait de tous
ses membres.
A quatre mètres de lui, sans l’identifier vraiment, elle ne pouvait
qu’imaginer la force et la beauté d’un homme qui avait roulé sa bosse
sur nombre de pistes de combat, endurci par les coups qu’il avait reçus
et ceux qu’il avait donnés. Elle distinguait faiblement la forme de sa
figure, sans réussir à en déterminer les contours. La couleur de ses
yeux et de ses cheveux étaient un mystère. Il était grand, tout juste la
trentaine, sec et vigoureux comme un boxeur. Ses gestes étaient lents
mais l’on sentait derrière cette singulière sérénité une vivacité
corporelle impressionnante.
Sybille s’arrêta de respirer, puis entendit son portable sonner dans
le fond de son sac.
— Oui ? répondit-elle.
— Faites exactement ce que je vais vous dire.
C’était le Cyclorbe. Le timbre de sa voix était grave, sensuel,
comme dans son souvenir au jardin du Luxembourg. Elle frémit.
— Ne regardez pas dans ma direction. Tourner doucement la tête
sur la vitrine qui se trouve à votre gauche.
Elle s’exécuta.
— Surtout, poursuivit-il, ne réagissez pas à ce qui va suivre : un
Aom se tient derrière vous à environ dix mètres, sur votre droite.
Ne vous retournez pas. Continuez d’observer la vitrine… Il vous
a pris en chasse à cause de moi…C’est moi qu’il veut… Il ne
m’a pas encore repéré car j’ai la capacité de me dissimuler aux
yeux des Anges… J’ai simplement un message à vous livrer ; un
ordre, pour être exact. Une fois cet ordre passé, vous devrez
vous retirer le plus vite possible, sans courir, pour ne pas attirer
l’attention de l’Aom…
— Si vous me disiez à quoi il ressemble, çà m’aiderait à le repérer.
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— Je ne vous demande pas de le repérer. Je vous demande de le
fuir…sans vous retourner.
— Et s’il me chasse et m’attrape ?
— Je me suis arrangé pour qu’il n’en soit rien. Maintenant,
écoutez : votre prochaine mission est de séduire l’Aom qui a
tenté de vous sauver la première fois.
— Sur le Quai St Michel, avec Darcus ?
— Oui. Il se nomme Garwyn Bauduncan. Il me le faut.
— Comment çà ?
— Séduisez-le, et ramenez-le-moi. Attention, ce Delphus est le
meilleur de tous. Il est celui qui possède le plus de ressources, et
il n’est pas facile à convaincre. C’est un homme d’honneur. Il
vient d’une époque où le combat et la loyauté étaient des maîtres
mots sans équivoque. Ne tentez pas de le bluffer, il ne vous le
pardonnerait pas.
— Pourtant, je dois le séduire…
— Soyez sincère, c’est tout. Il sait qui vous êtes. Il s’attendra
forcément à une entourloupe de votre part. Si vous lui montrez
qu’il vous plaît vraiment, vous avez peut-être une chance de le
corrompre. Mais d’entrée de jeu, soyez franche avec lui. Ne lui
faites pas croire que vous avez l’intention d’abandonner le
Cercle Rouge, que vous accepter son aide. Si vous lui mentez, il
suivra la règle de sa mission.
— A savoir ?
— Il vous détruira.
— Ok…
— Autre chose ?
— Heu… Son point faible ?
— C’est un bleu. Il ne maîtrise pas encore ses pouvoirs et arrive
directement du 13e siècle.
— Je vois…
— Méfiez-vous, Sybille, cet homme est très malin…et très puissant.
— Je m’en souviendrai.
— Alors cette mission est déjà commencée. Dès que vous sortirez
du Louvre, dirigez-vous vers le quartier du Grand Palais ; un
Fraternisant l’héberge dans une péniche, près du Pont Alexandre
III. Tentez un premier contact, ne vous précipitez pas. Revoyezle ensuite….Autre chose : sachez qu’il vous traque lui aussi.
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— Quoi ?
— Il n’a pas supporté d’avoir échoué sa première mission. Il se sent
redevable envers vous et essaiera par tous les moyens de vous
sauver à nouveau. D’où la nécessité d’agir rapidement pour
votre mutation. Hâtez-vous de terminer le protocole pour devenir
définitivement une Sclabios.
— Je ne demande que çà. Mais s’il me tombe dessus avant que je
n’y sois parvenue ?
— Vous avez deux solutions, Sybille : sois vous injectez encore
deux piqûres et effectuez un acte sexuel avec un humain, sois
vous convertissez directement l’Aom. La deuxième solution
vous évitera la première.
— Vraiment ?
— C’est à vous de voir, mais de toute façon, je veux cet Ange Noir,
coûte que coûte. Vous entendez ?
— Oui.
— Soyez plus maligne que lui. Montrez-vous, puis disparaissez.
Montrez-vous à nouveau, toujours plus séduisante, plus
inaccessible. Puis disparaissez. Même si c’est un Ange, c’est un
homme également. Trouvez une astuce pour vous rendre
irrésistible ; ce ne sera pas trop difficile, vous êtes une très belle
femme. Sachez vous y prendre… Le message est terminé. Je
vous recontacterai.
— Bien…, resta-t-elle un instant suspendu au cellulaire, comme si
elle attendait un mot d’encouragement.
Lorsque Sybille se retourna vers lui, Barssouk s’était déjà
volatilisé.
Merde… Je dois faire vite… !
Elle se dirigea vers la sortie, mais les visiteurs étaient de plus en
plus nombreux et l’empêchaient d’avancer. Elle paniqua, se retourna
pour surprendre l’Aom. Rien de suspect. Elle plongea dans la masse,
bouscula épaules, bras et jambes, reçut des injures qu’elle ignora pour
accéder plus vite à l’entrée Sully qu’elle avait empruntée au départ.
Elle se fondait dans la foule sans se soucier de son imperméable rouge
qui la signalait à vingt mètres à la ronde. D’un coup elle réagit, ôta sa
veste, la roula dans le creux de son bras.
Quelle idiote… !
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Dans l’amas de cheveux, de foulards et de casquettes qui dansaient
autour d’elle de façon désordonnée, elle crut remarquer une tête
blonde qui dépassait les autres d’au moins quarante centimètres. Elle
portait barbe et cheveux mi-longs, semblait braquée sur elle.
Sybille détourna le regard, fila à toute vitesse vers les escaliers
comme si elle avait perdu le contrôle d’elle-même. Il fallait qu’elle se
calme. L’autre la repèrerait encore plus facilement. Lorsqu’elle arriva
dans le hall, juste avant de prendre l’escalator qui la guiderait vers
l’extérieur, elle vit l’homme qui se tenait adossé contre un mur, à
quelques mètres d’elle. Comment avait-il fait pour la devancer aussi
vite ?
Il la regardait d’un œil foudroyant, aussi calme qu’une statue de
pierre. Aucune émotion ne transpirait. Il était lisse, imperturbable. Il
se contentait de la fixer tandis qu’elle perdait l’équilibre dans la foule
et se rattrapait de justesse à une femme.
Le Delphus était impressionnant. Beau comme un dieu nordique en
plein cœur de ce décor contemporain, il paraissait venir d’une autre
époque. Son aura était fascinante. Une sorte de lumière brute,
magnétique, voilait tout son corps. L’homme était intimidant, l’Ange,
extatique. L’Ombre dont il était issu voilait son expression, rendant sa
contemplation plus sévère. Le lien qui l’unissait à Dieu affinait son
regard au point de pétrifier celui ou celle qu’il observait comme s’il
appelait la foudre à se joindre à son état mystique. Un œil à la fois
bienveillant et assassin, doux et brutal. Un être hypnotique. Pour ceux
qui faisaient l’objet de son attention, la tétanie assurée.
Sybille ne pouvait plus remuer un cil. Elle observait l’homme dont
le physique intemporel montrait une force considérable, tel le dieu
Thor qui s’apprêtait à brandir son marteau. Sage, concentré, il
observait la jeune femme. Celle-ci fondit.
Non, se dit-elle, ne te laisse pas prendre à ce jeu… Détourne le
regard…
Le passage vers l’escalator se rétrécissait tant la cohue poussait
dans cette direction. Sybille avançait comme un escargot. Presque
transportée malgré elle par la foule, elle ne put s’empêcher de se
retourner une dernière fois vers ce dieu humain, exceptionnellement
beau. Il avait disparu. Elle le chercha à maintes reprises sous la
lumière de la pyramide de verre, mais le Delphus demeurait
introuvable. Avait-elle rêvé tout ceci ?
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Elle sortit en hâte, manquant d’air, respira à pleine bouffées le
souffle frais d’une brise passagère. Son cerveau se détendit, brassé par
la fraîcheur du vent. Elle quitta en vitesse la place du Louvre.
Devant la pyramide, l’Aom la regardait franchir l’Arc de Triomphe
vers le Jardin des Tuileries, disparaissant comme un point rouge dans
le vert des feuillages et le blanc des allées, entre les statues et les plans
d’eau, plongeant sous les arbres pour dissimuler sa parure qui la
trahissait. La dame en rouge, future déesse choisie par le Cyclorbe,
s’échappait, insouciante, vers une terrible existence.
L’Ange la contemplait, peiné par la destinée cruelle qui avait été
imposée à la jeune femme, décidé à ne pas la laisser répandre son
venin de Sclabios.
Va, petite diablesse… Profite encore de tes plaisirs juvéniles, car
bientôt la Grande Hiérarchie Céleste mettra fin à cette démence…
(la suite dans 15 jours)
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