III Garder la porte close
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III Garder la porte close
III Garder la porte close Paris, musée du Louvre. Elle observait la pyramide de verre avec l’étrange sentiment que bientôt elle servirait de port d’attache aux Guerriers de Lumière. Darcus lui avait parlé des êtres choisis pour instaurer la Paix et l’Harmonie sur la Terre, on les surnommait également les Travailleurs de Lumière. Ces hommes et ces femmes, en qui brillaient une force et une foi évidentes, ressentaient intimement le devoir d’aider les autres, de préparer l’humanité à « ascensionner ». Darcus lui avait dit qu’il fallait les détruire, qu’ils étaient dangereux pour leur projet. Et vulnérables comme n’importe quel être humain. Le rôle des Ténébreux était de convertir un maximum d’individus aux forces de l’Ombre, de combattre les Anges-Compléments, détruire les Serviteurs de Lumière et régner sur le monde. Pour l’heure, tout se déroulait à merveille. Les humains étaient faciles à corrompre tant ils étaient faibles. Ils étaient esclaves de leurs propres émotions. Celles-ci les déséquilibraient, les éloignaient de leur source divine intérieure : leur véritable force. Les Aoms représentaient un danger potentiel pour les Ténébreux. Ils étaient peu nombreux à la Surface mais motivés et fidèles à leur mission comme aucun autre être sur cette planète. Darcus lui avait dit qu’elle devait s’en méfier. Les Anges Noirs étaient très puissants, ne lâchaient jamais prise et repéraient les Ténébreux aussi facilement qu’une tache de sang sur la neige. 80 Avec son imperméable rouge, ses longues jambes voilées de nylon et ses talons aiguilles, Sybille était facilement repérable, pour ne pas dire extrêmement attirante. C’est ce qu’elle recherchait. Elle voulait accrocher tous les regards pour accomplir son rôle de Sclabios : enrôler un maximum d’hommes et de femmes dans le Cercle Rouge. Lorsqu’elle avait été transmuée la première fois, son esprit s’était rempli de formes troublantes, d’images glauques, de rêves obscurs qui l’avaient profondément terrifiée. Elle était devenue une Sclabios, une humaine convertie aux forces de l’Ombre. A présent, ces visions lui étaient familières et ne la perturbaient plus. C’était sa nourriture quotidienne qui l’aidait à tenir le cap vers ses objectifs, en lui dévoilant les lieux, les personnes et les faiblesses des individus qu’elle devait convertir à son tour. Des cibles toutes fraîches. Cet Aom qui avait tenté de la sauver sur les quais de Seine était devenu un obstacle pour elle, mais également une opportunité merveilleuse. Si elle réussissait à le séduire, elle pourrait l’attirer dans le repère des loups. Elle savait que l’Aom ne serait pas dupe. Mais elle non plus. L’Ange Noir chercherait à la ramener à la raison, par tous les moyens. Il s’immiscerait dans son esprit pour trouver la part de lumière encore restante qui la sortirait de son alcôve de glace. Il en souffrirait lui-même, recevant de plein fouet l’énergie démoniaque alors qu’il s’acharnerait à la détruire. Mais il n’abandonnerait pas. Elle devait se hâter. Il ne lui restait plus que deux piqûres de Vulkor et un échange sexuel à effectuer pour faire définitivement partie du Cercle Rouge. Pour passer dans le royaume des Ombres, le baptême d’un novice se faisait par la réalisation d’un contrat particulier : l’aspirant devait avoir un échange sexuel avec trois humains différents et envoyer le fluide noir dans le corps de six individus par une simple piqûre de Vulkor. Une fois l’injection faite, les humains devenaient accros à cette substance. Les Ténébreux le leur procuraient et le cercle vicieux s’installait, plongeant les hommes dans une véritable descente aux Enfers… L’injection du Vulkor nécessitait un rituel de quelques minutes pour que le fluide noir fasse effet. Le junkie devait se mettre dans un état d’esprit particulier, recherchant le contact avec les Sources Noires, puis piquaient leur corps pour envoyer la dose de cocaïne noire qui contaminerait leur sang, puis leur âme. Avant qu’un Ténébreux ou un Sclabios puisse injecter la drogue noire dans le sang 81 d’un humain, il fallait mettre la victime dans un état d’hypnose par la piqûre d’un sédatif qui la rendait totalement accessible aux partisans du Cercle Rouge. Ceux-ci enlevaient ensuite leurs proies pour les emmener dans un lieu sûr ; la plupart du temps dans les Catacombes de Paris. Le rituel du Vulkor pouvait alors s’effectuer calmement, à l’abri des regards. Plus proches des énergies souterraines, les Sclabios entraient rapidement en contact avec les Diablesses qui véhiculaient toute la force dominatrice du maître des Ténèbres. Le Mastre pouvait alors insuffler son pouvoir démoniaque à travers la drogue noire… Trois actes sexuels et six piqûres pour investir définitivement le voile de l’Ombre… Sybille regarda sa montre : 15h 20. Elle avait rendez-vous à 21h dans le quartier St Germain pour une soirée très branchée. L’endroit idéal pour faire des rencontres… Elle sourit à cette pensée, sachant qu’au cours de cette réception elle accomplirait son contrat en seulement trois coups. Deux piqûres et un échange sexuel…, se rappela-t-elle. Trop facile… En attendant, elle devait passer le temps. Une petite visite au musée était aussi l’occasion de voir du monde dans un lieu couvert. Il y avait des toilettes pour « piquer » en toute sécurité, sans être vue. Les couloirs, salles, restaurants lui permettraient d’échanger des regards, d’exercer son pouvoir de séduction sur des personnes en quête d’expériences nouvelles ou de sensations fortes, et d’engager des liens fugaces avec des sujets potentiels. Oui, c’était une très bonne idée. Elle se dirigea vers la grande pyramide, prit les escalators qui plongeaient dans la gueule du Louvre comme si elle pénétrait dans une caverne aux mille trésors. Une foule gigantesque se bousculait dans les files d’attente. Soumis à cet état de stress, les visiteurs soupiraient, râlaient, s’injuriaient, faisant ressortir leurs émotions négatives que Sybille ressentit presque aussitôt comme un violent coup de massue. Elle percevait les ombres de chaque individu comme une véritable agression. Ses sens étaient affinés, décuplés par ses pouvoirs obscurs qui s’éveillaient en elle. Les Aoms les percevaient de la même façon. Une fois qu’elle deviendrait une Sclabios accomplie, ces agressions seraient pour elle un baume dont elle se repaîtrait sans cesse. Elle rejoindrait la confrérie des Ombres et, tout 82 comme ses frères et sœurs, amplifierait ces énergies destructrices à volonté. Tel était le pouvoir des Ténébreux : ils se servaient des émotions et des pensées négatives éprouvées par les hommes pour les multiplier puis les répandre autour d’eux en une onde dévastatrice. Sybille essaya de se contrôler. La nausée lui remontait dans l’œsophage mais elle ne fléchirait pas. Ses maîtres seraient fiers d’elle. Elle ouvrit sa conscience et lui intima d’investir la partie de son esprit qui la reliait au Cercle Rouge auquel elle appartenait à présent. Des visions apparurent, des formes troubles, noires, mouvantes s’acheminèrent vers les circuits de ses fonctions cérébrales, embourbant son âme d’images diaboliques. La lave et le feu se mêlèrent aux silhouettes grossières qui petit à petit s’affinèrent en figures voluptueuses. Les Sources Noires volaient au secours de leur élève. Esclaves du Mastre, persécutrices des Aoms et traîtresses gardiennes des hommes faibles, celles que l’on surnommait également les « Diablesses Noires »ou les « Dames Noires » parce qu’elles avaient le pouvoir de prendre une forme humaine, contrôlaient presque tout le périmètre dimensionnel qui se situait entre la zone d’Ombre des Ténèbres et l’humanité. Lorsqu’un individu ouvrait une fenêtre vers cette zone maudite, il appelait inconsciemment les Ténèbres dans son existence. Les Sources Noires accouraient pour forcer le passage, signalant aux Ténébreux présents sur les lieux, l’intrusion d’un cœur ou d’un esprit corrompu. Si l’humain ou l’humaine n’était pas assez fort pour faire marche arrière, trouver un phare dans la nuit ou une main bienfaitrice provenant des mondes de Lumière, il ou elle se laissait porter sur les vagues des tourments dans l’océan du royaume Obscur… Les Sources Noires surveillaient cette zone mieux que des cerbères. Les intrusions étaient fréquentes, volontaires, soumises ou inconscientes, et elles rapprochaient la Zone Noire du monde des hommes, s’élargissant autour des villes comme une maladie contagieuse. Il lui tardait tant de rencontrer les servantes du Mastre. Sybille était fascinée par ces déesses diaboliques qui, lorsqu’elles prenaient forme humaine, ensorcelaient tous les hommes sans exception. Il était impossible de résister à leur beauté mystérieuse, inquiétante. Elle aurait voulu devenir l’une d’elles. Séduire de beaux spécimens, sans 83 cesse, sans épuisement et sans lassitude. Elle qui, dans son existence passée, demeurait souvent seule…à contre cœur. L’être, cependant, qu’il lui tardait plus encore de rencontrer était Barssouk : le Cyclorbe. Elle avait eu l’honneur de travailler avec lui, l’espace de quelques minutes, mais n’avait pu voir son visage. Le Cyclorbe veillait toujours à se dissimuler lorsqu’il apparaissait à la surface de la Terre, plus encore dans une ville comme Paris. Une capitale comportait beaucoup plus de Delphus que n’importe quelle autre ville, même si cette race se développait très peu. Les Aoms, en général, méprisaient les Cyclorbes. C’étaient des Anges Noirs convertis aux Ombres qui avaient abandonné leur mission humaine. Des lâches que les Aoms devaient craindre car leurs pouvoirs décuplés par les puissances involutives auxquelles ils accédaient dorénavant pouvaient les anéantir. Un Cyclorbe possédait en fait la quintessence des pouvoirs des Ténèbres ainsi que ceux des Aoms. Une alliance des plus destructrices car, le grand pouvoir obscur des Aoms qui n’était utilisé que pour servir la Lumière basculait du mauvais côté une fois qu’il était amplifié par le pouvoir des Ténèbres. Barssouk était le premier Aom à être converti aux Ombres dès la naissance. Un bébé de l’apocalypse entre les Aoms et les forces du Mal, sans pouvoir de décision. Il était né Cyclorbe, n’avait pas eu le choix. Et à présent, son rôle était défini. Il s’y livrait corps et âme, sans retenue. Le plus redoutable des Cyclorbes. Il connaissait les plans d’attaque des Aoms, leurs comportements, la façon dont ils utilisaient leurs pouvoirs ainsi que les moments de connexion choisis pour s’unir à leurs compléments angéliques. La fusion des Aoms et des Aëls était sans doute la seule chose qu’un Cyclorbe pouvait redouter. Une arme indestructible que même lui ne pouvait contourner. Et jusqu’à aujourd’hui, il n’avait encore jamais trouvé le moyen d’empêcher les Anges-Compléments d’agir contre les forces de l’Ombre… Sybille se souvint du moment où elle était entrée en contact avec Barssouk. C’était hier, au jardin du Luxembourg. Elle devait suivre cette femme, la piquer, puis Barssouk se chargeait de lui transmettre le fluide noir. Elle avait reçu des ordres de Darcus lui indiquant la participation du Cyclorbe à cette mission qui était pour elle un autre test d’aptitude en tant que Sclabios. Elle était en formation, et Barssouk avait choisi d’y participer. Elle, une simple Sclabios parmi 84 des centaines d’autres. Le puissant Cyclorbe l’avait choisie, elle. Elle en frémissait encore. Darcus lui avait dit de ne pas prêter attention à son collaborateur, d’agir comme s’il n’était qu’un simple figurant, tout en obéissant à ses directives. Il s’était approché d’elle par derrière, discrètement, encapuchonné dans son long manteau de cuir noir, sans prononcer un mot. Il l’avait suivie, quelques mètres plus loin, et elle avait senti sa présence. D’un coup. Son corps s’était mis à trembler, de peur et d’excitation, respirant l’odeur du soufre et de la terre, du charbon et du sang que dégageait le Cyclorbe, mêlée à une subtile fragrance de sueur masculine et de tabac. Puis le santal… Elle se souvint avoir respiré un parfum de santal, discret mais envoûtant. Ses sens s’affinaient depuis qu’on l’avait convertie. La moindre odeur, le moindre bruit envahissait son cerveau jusqu’à l’âme. Dans son dos, la présence de Barssouk l’avait motivée davantage, forçant ses pas vers sa destination morbide. Puis l’odeur et la présence s’étaient évaporées, brusquement dissoutes à travers les arômes boisés du parc, humides du soir qui s’apprêtait à tomber. Il avait changé de direction pour suivre une autre fille. Lorsqu’il s’était à nouveau manifesté pour s’emparer de la victime, Sybille l’avait juste entraperçu dans son manteau noir alors qu’elle s’échappait du parc. Un souvenir bouleversant pour elle. Un Maître l’avait secondée… Sybille ressentit une force l’envahir, lui redonner une ardeur nouvelle. Elle se redressa, releva sa jolie tête, puis jeta un œil circulaire à la salle immense qui l’entourait. — « Suis la Griffe Noire… », lui susurrait la Diablesse qu’elle sentait s’enrouler autour de son corps comme un voile protecteur et sensuel. Sybille était sous son influence, hypnotisée, porta la main à son cou qu’une caresse venait de désigner : une griffe noire était tatouée sur sa peau à l’endroit même où elle avait été piquée par la seringue de Darcus. La marque des convertis. La Source Noire lui avait dit de suivre la griffe, celle qu’elle portait au cou. Qu’est-ce que cela signifiait ? En cherchant du regard la réponse sur les murs, les écriteaux et chaque objet qui pouvait attirer son attention, elle tomba nez à nez sur ce même tatouage, légèrement dessiné sur le cou d’une passante. 85 Une autre Sclabios…, se dit-elle. Sa marque est à peine visible car elle doit être récente. Je dois la suivre… Elle s’aventura vers la porte Sully où les Antiquités Egyptiennes, dans toute leur splendeur mystique, attiraient nombre de curieux. L’inconnue se glissait entre les gens avec une dextérité étonnante. Sybille avait du mal à la pister. En frôlant un mur, repoussée par la masse de visiteurs qui s’accroissait, la jeune femme remarqua un petit graffiti laissé sur la cloison par un enfant impatient, supposa-t-elle, préférant dessiner des symboles plutôt que les observer. Mais la forme géométrique n’était pas fortuite. Elle avait été déposée là pour attirer l’attention d’une seule personne : la sienne. Une griffe noire l’appelait à nouveau dans cette direction. Prise par le jeu, Sybille sourit de ces indices délibérément dévoilés à son intention. Qui s’amusait à la guider ? Un frère ? Une sœur ? Un ennemi ? La réponse lui explosa subitement à la figure lorsqu’elle découvrit Darcus, prostré dans un coin. Darcus ?... Que fait-il là ? Elle s’avança vers lui, inquiète, l’interpella discrètement. — Que fais-tu là, Darcus ? — Tais-toi et écoute-moi. Sybille ravala sa salive. — Il veut te voir. — Qui ? — Barssouk. Le sang de la jeune femme se glaça. — Mais…pourquoi ? — Il ne me l’a pas dit. Suis les signes, simplement, et méfie-toi des Aoms. — Quoi…il y a des Aoms, ici ? Darcus acquiesça. — Ils sentent la présence du Cyclorbe. Fais attention, ils sont très malins. — A quoi ressemblent-ils, physiquement ? — Tu ne t’en souviens pas ? Cet homme qui était venu te sauver de mes griffes sur le Quai St Michel ? — Oui, je m’en souviens, répondit-elle, perdu dans ses songes. Un bel homme… 86 — Les autres sont tout aussi séduisants, c’est ce que j’essayais de te dire. Ne te laisse pas avoir par ton insoutenable désir de séduire de beaux mâles… Tu m’entends ? Ceux-là sont dangereux. Ce sont nos ennemis. — Comment les reconnaître ? — Difficile. Ils savent se fondre dans la masse. Mais…si par malchance tu te retrouves face à l’un d’eux – ou devrais-je dire derrière l’un d’eux – tu remarqueras un symbole gravé sur leur nuque : une lune au cœur d’une étoile. C’est leur sceau. — Mais si je me retrouve face à eux ou s’ils portent des cheveux longs ? paniquait la jeune femme. — Leur regard. — Quoi, leur regard ? — Il est caractéristique. Il te poignarderait sans détour. Ces êtres dégagent une force pareille à la foudre, une beauté sombre et ensorcelante, une odeur d’homme et de terre tout à la fois… — Mais ce sont les Ténébreux que tu me décris. — Laisse-moi terminer. Ce que je viens de te décrire est le portrait d’un homme de l’Ombre. Tout homme provenant du royaume Obscur est imprégné de cette aura ténébreuse. Mais l’Aom, lui – ou devrais-je dire le Delphus… — Darcus, soupira Sybille, vas-tu me dire une fois pour toutes quelle est la différence entre un Aom et un Delphus ? — C’est simple : le Delphus est un Aom humain. L’Aom de pure souche n’est pas humain, tu piges ? C’est un Ange, un point c’est tout. Il ne peut pas vivre à la surface de la Terre comme les Delphus. — Pourtant j’ai entendu Kittie affirmer en avoir vu un, une nuit. — Oui, mais uniquement le soir. Ils ne peuvent venir à la Surface que lorsqu’il fait nuit. C’est clair, maintenant ? — Hmm… — Donc, je disais que l’Aom, à la différence du Ténébreux, montre une particularité très subtile : il inquiète et rassure tout à la fois son entourage. — Comment çà ? se troublait de plus en plus la jeune femme. — Dans ses yeux, si tu es fine observatrice, tu remarqueras un jet de lumière imperceptible qui se révèle par de minuscules points iridescents chaque fois qu’un sentiment pur jaillit de son cœur. 87 — Quoi, mais… ? — Le Delphus réussit parfaitement à dissimuler cette particularité car il sait dissimuler ses émotions. C’est son rôle auprès des hommes. Leur apprendre à maîtriser ce qui les déstabilise. — Mais alors, je n’ai aucune chance de… — Autre chose : lorsque tu sauras identifier les auras, tu remarqueras une autre subtilité chez le Delphus. L’ombre qui l’entoure accueille en son centre une boule de lumière. C’est flagrant. Mais là aussi, les Delphus savent très bien le dissimuler. Sybille s’impatientait devant les solutions caduques que lui proposait Darcus à tire-larigot. Un brin de colère jaillit de sa voix. — Tu m’expliques enfin comment les identifier facilement ? — Leur visage est humble, noble comme celui d’un roi, beau comme celui d’un dieu et imperturbable comme le Bouddha en méditation. En bref, attends-toi à rencontrer le portrait d’un maître prisonnier de l’image d’un ange et de celle d’un démon ! La jeune femme frissonna ou était-ce un courant d’air qui saisissait son cou. Elle regarda soudain les gens autour d’elle, errant entre les statues, les objets, les vitrines, s’immobilisant, émerveillés face aux œuvres prodigieuses qui étaient exposées là, comme par magie. Le temps s’était arrêté. Elle ne savait plus. Qui était qui, ce que ces gens faisaient là, pourquoi ? Sa pauvre tête lui faisait mal. Les hommes qu’elle observait ici, dans cette salle, semblaient tout à fait communs. — Il n’y en a pas, ici, lui dit froidement Darcus. Ouvre l’œil, et tiens-toi prête. Il disparut entre les murs, la laissant seule face à ses doutes, face au goût de la peur comme un plat qui lui donnait envie de vomir. Un haut-le-cœur la submergea. Elle tressaillit. Ressaisis-toi, Sybille. Elle se dirigea du côté de la Crypte du Sphinx. Une vague de monde suivait l’allée principale à la queue leu-leu, sagement, comme des pénitents qui partent se recueillir sur une tombe. Sybille se faufila entre les promeneurs, regardant furtivement, mais avec intérêt, les hommes qui l’entouraient, cherchant l’expression royale et pénétrante qui identifierait l’Aom dans toute sa force et sa beauté. Le Sphinx, d’ailleurs, était le personnage idéal pour représenter une telle image. 88 Elle fonça droit sur lui, comme s’il pouvait la protéger. Mais la protéger de quoi, de qui ? D’elle-même ? Les Aoms étaient les protecteurs de l’humanité. Elle, faisait partie des méchants. Ce personnage royal que symbolisait le Sphinx accepterait-il d’aider l’ennemi du peuple… ? Elle chassa ces idées grotesques de son esprit pour se concentrer sur… Bon sang, elle avait perdu la trace ! Les signes de la Griffe Noire dont lui avait parlé Darcus lui avaient totalement échappé. Ces Anges de l’Ombre lui faisaient perdre la tête. Il fallait qu’elle garde le contact avec les Sources Noires. Si elles l’abandonnaient, elle se ferait piéger par les Delphus. Bon sang, je me sens faiblir, se dit-elle. La peur me fait perdre le contrôle, mes idées ne sont plus claires. Calme-toi, Sybille… Allez, du nerf ! Doucement, elle retrouva une respiration normale, plongea dans son esprit pour y chercher le lien qui la connectait directement aux Sources Noires. Elle se concentra sur le néant, visualisa un cercle noir dans lequel elle se laissa fondre, absorbée par une énergie puissante, brûlante, démoniaque qu’elle appela dans tout son être. La Source l’entendit, la recueillit dans ses spirales de fumée et de lave nauséabondes. Puis une chaleur suffocante fit monter sa température comme une flèche. Elle se sentit transpirer, ayant la sensation d’exhaler une odeur de soufre et de sang, faillit s’évanouir sous l’effet de la chaleur. La Source Noire se planta alors dans son dos comme une barre de fer qui la redressa sur le champ. Une vigueur décuplée la poussa en avant. Son corps se mit à frissonner de plaisir, donnant à sa démarche une sensualité excessive qui fit se retourner bon nombre d’hommes. « Laisse-toi guider par les griffes…, murmurait à nouveau la Diablesse. Oublie les Aoms, ne perds pas la trace… Une fois que tu auras trouvé le Cyclorbe, il te dira comment éviter de te faire prendre par les Anges Noirs… L’un d’eux t’a déjà repérée… » Le corps de Sybille se remplit de sueurs froides. Sa tête cherchait dans tous les sens la présence de l’ennemi. « Ne les cherche pas, suis ta route… Il t’attend. » Barssouk. C’est Barssouk qu’elle devait trouver au plus vite. Lui saurait l’aider, la protéger des Anges Noirs. Elle se força à garder la tête haute, fixe, guidée par les signes des Diablesses qui se 89 manifestèrent à nouveau par le passage d’un homme dont la main était peinte du symbole. Il la tenait sur sa tête, en évidence. Sybille réalisa qu’elle n’était pas seule. Beaucoup de ses frères, des complices l’aidaient dans sa tâche. Elle se sentit rassurée, encouragée. La présence de ces alliés était une bonne chose. Ils pourraient faire diversion si le pire devait arriver. Le contact qu’elle s’apprêtait à rencontrer était visiblement leur ultime objectif. Lorsqu’un Cyclorbe se présentait à la surface de la Terre – chose très rare – les Aoms rappliquaient aussi sec, comme des chiens qui ont flairé un entrepôt de cocaïne. Le Sphinx était absolument magnifique. Il imposait un silence et un respect qui donnaient presque l’envie de s’agenouiller devant lui, simplement pour prendre le temps de l’admirer. Les gens étaient en état de grâce devant son imposante masse de granit rose. Douze tonnes. Fascinée à son tour par le personnage mythique, Sybille ralentit malgré elle. Une énorme griffe noire se manifesta derrière sa nuque, invisible au regard des autres, mais totalement perceptible par la Sclabios qu’elle était à présent. Elle ressentit une décharge électrique et poussa un cri. Les Sources Noires la rappelaient à l’ordre. Elle s’excusa mentalement tandis qu’un homme la regardait, déconcerté, puis fonça dans une autre salle où elle croisa des vitrines d’objets zoomorphes de toute beauté. Pas le temps de les regarder plus en détails. Il lui fallait trouver une autre griffe… ! Deux enfants, accrochés aux mains de leur mère, exhibèrent un tatouage sur leur menotte potelée : une griffe noire avait été dessinée. Quoi ? se retourna brusquement Sybille. Des enfants ? Pas des gosses, tout de mêm… Nouvelle décharge dans la nuque. Sybille tremblait. De la tête aux pieds. Elle jeta un dernier coup d’œil aux gamins qui, sans doute, avaient été accostés par quelque animateur de rue qui faisait de jolis tatouages délébiles pour un prix ridicule. Bien sûr, cet animateur faisait partie du lot des Ténébreux, et s’était arrangé pour que la mère et ses gosses passent dans sa direction. C’était aussi la faculté des serviteurs de l’Ombre. Ils pouvaient jouer avec ce genre de détails aussi facilement qu’un inspecteur de police qui déposait ses hommes à des points stratégiques lors d’une descente chez un groupe de dealers. Ok, déglutit-elle, je suis sur la bonne voie… 90 Puis elle le vit. Caché derrière une statue d’Osiris, à demi dans la pénombre, il se tenait debout les bras croisés, masqué par le bord de sa large capuche. On n’apercevait que le bas de son visage, volontaire, dynamique. Un homme de terrain, à l’évidence. Extrêmement physique. Cependant, il aurait été intéressant de découvrir ses yeux et son front qui en auraient dit davantage sur la subtilité de son niveau d’intelligence ainsi que sur la profondeur de son âme. Barssouk releva à peine sa nuque pour interpeller la jeune femme qui tremblait de tous ses membres. A quatre mètres de lui, sans l’identifier vraiment, elle ne pouvait qu’imaginer la force et la beauté d’un homme qui avait roulé sa bosse sur nombre de pistes de combat, endurci par les coups qu’il avait reçus et ceux qu’il avait donnés. Elle distinguait faiblement la forme de sa figure, sans réussir à en déterminer les contours. La couleur de ses yeux et de ses cheveux étaient un mystère. Il était grand, tout juste la trentaine, sec et vigoureux comme un boxeur. Ses gestes étaient lents mais l’on sentait derrière cette singulière sérénité une vivacité corporelle impressionnante. Sybille s’arrêta de respirer, puis entendit son portable sonner dans le fond de son sac. — Oui ? répondit-elle. — Faites exactement ce que je vais vous dire. C’était le Cyclorbe. Le timbre de sa voix était grave, sensuel, comme dans son souvenir au jardin du Luxembourg. Elle frémit. — Ne regardez pas dans ma direction. Tourner doucement la tête sur la vitrine qui se trouve à votre gauche. Elle s’exécuta. — Surtout, poursuivit-il, ne réagissez pas à ce qui va suivre : un Aom se tient derrière vous à environ dix mètres, sur votre droite. Ne vous retournez pas. Continuez d’observer la vitrine… Il vous a pris en chasse à cause de moi…C’est moi qu’il veut… Il ne m’a pas encore repéré car j’ai la capacité de me dissimuler aux yeux des Anges… J’ai simplement un message à vous livrer ; un ordre, pour être exact. Une fois cet ordre passé, vous devrez vous retirer le plus vite possible, sans courir, pour ne pas attirer l’attention de l’Aom… — Si vous me disiez à quoi il ressemble, çà m’aiderait à le repérer. 91 — Je ne vous demande pas de le repérer. Je vous demande de le fuir…sans vous retourner. — Et s’il me chasse et m’attrape ? — Je me suis arrangé pour qu’il n’en soit rien. Maintenant, écoutez : votre prochaine mission est de séduire l’Aom qui a tenté de vous sauver la première fois. — Sur le Quai St Michel, avec Darcus ? — Oui. Il se nomme Garwyn Bauduncan. Il me le faut. — Comment çà ? — Séduisez-le, et ramenez-le-moi. Attention, ce Delphus est le meilleur de tous. Il est celui qui possède le plus de ressources, et il n’est pas facile à convaincre. C’est un homme d’honneur. Il vient d’une époque où le combat et la loyauté étaient des maîtres mots sans équivoque. Ne tentez pas de le bluffer, il ne vous le pardonnerait pas. — Pourtant, je dois le séduire… — Soyez sincère, c’est tout. Il sait qui vous êtes. Il s’attendra forcément à une entourloupe de votre part. Si vous lui montrez qu’il vous plaît vraiment, vous avez peut-être une chance de le corrompre. Mais d’entrée de jeu, soyez franche avec lui. Ne lui faites pas croire que vous avez l’intention d’abandonner le Cercle Rouge, que vous accepter son aide. Si vous lui mentez, il suivra la règle de sa mission. — A savoir ? — Il vous détruira. — Ok… — Autre chose ? — Heu… Son point faible ? — C’est un bleu. Il ne maîtrise pas encore ses pouvoirs et arrive directement du 13e siècle. — Je vois… — Méfiez-vous, Sybille, cet homme est très malin…et très puissant. — Je m’en souviendrai. — Alors cette mission est déjà commencée. Dès que vous sortirez du Louvre, dirigez-vous vers le quartier du Grand Palais ; un Fraternisant l’héberge dans une péniche, près du Pont Alexandre III. Tentez un premier contact, ne vous précipitez pas. Revoyezle ensuite….Autre chose : sachez qu’il vous traque lui aussi. 92 — Quoi ? — Il n’a pas supporté d’avoir échoué sa première mission. Il se sent redevable envers vous et essaiera par tous les moyens de vous sauver à nouveau. D’où la nécessité d’agir rapidement pour votre mutation. Hâtez-vous de terminer le protocole pour devenir définitivement une Sclabios. — Je ne demande que çà. Mais s’il me tombe dessus avant que je n’y sois parvenue ? — Vous avez deux solutions, Sybille : sois vous injectez encore deux piqûres et effectuez un acte sexuel avec un humain, sois vous convertissez directement l’Aom. La deuxième solution vous évitera la première. — Vraiment ? — C’est à vous de voir, mais de toute façon, je veux cet Ange Noir, coûte que coûte. Vous entendez ? — Oui. — Soyez plus maligne que lui. Montrez-vous, puis disparaissez. Montrez-vous à nouveau, toujours plus séduisante, plus inaccessible. Puis disparaissez. Même si c’est un Ange, c’est un homme également. Trouvez une astuce pour vous rendre irrésistible ; ce ne sera pas trop difficile, vous êtes une très belle femme. Sachez vous y prendre… Le message est terminé. Je vous recontacterai. — Bien…, resta-t-elle un instant suspendu au cellulaire, comme si elle attendait un mot d’encouragement. Lorsque Sybille se retourna vers lui, Barssouk s’était déjà volatilisé. Merde… Je dois faire vite… ! Elle se dirigea vers la sortie, mais les visiteurs étaient de plus en plus nombreux et l’empêchaient d’avancer. Elle paniqua, se retourna pour surprendre l’Aom. Rien de suspect. Elle plongea dans la masse, bouscula épaules, bras et jambes, reçut des injures qu’elle ignora pour accéder plus vite à l’entrée Sully qu’elle avait empruntée au départ. Elle se fondait dans la foule sans se soucier de son imperméable rouge qui la signalait à vingt mètres à la ronde. D’un coup elle réagit, ôta sa veste, la roula dans le creux de son bras. Quelle idiote… ! 93 Dans l’amas de cheveux, de foulards et de casquettes qui dansaient autour d’elle de façon désordonnée, elle crut remarquer une tête blonde qui dépassait les autres d’au moins quarante centimètres. Elle portait barbe et cheveux mi-longs, semblait braquée sur elle. Sybille détourna le regard, fila à toute vitesse vers les escaliers comme si elle avait perdu le contrôle d’elle-même. Il fallait qu’elle se calme. L’autre la repèrerait encore plus facilement. Lorsqu’elle arriva dans le hall, juste avant de prendre l’escalator qui la guiderait vers l’extérieur, elle vit l’homme qui se tenait adossé contre un mur, à quelques mètres d’elle. Comment avait-il fait pour la devancer aussi vite ? Il la regardait d’un œil foudroyant, aussi calme qu’une statue de pierre. Aucune émotion ne transpirait. Il était lisse, imperturbable. Il se contentait de la fixer tandis qu’elle perdait l’équilibre dans la foule et se rattrapait de justesse à une femme. Le Delphus était impressionnant. Beau comme un dieu nordique en plein cœur de ce décor contemporain, il paraissait venir d’une autre époque. Son aura était fascinante. Une sorte de lumière brute, magnétique, voilait tout son corps. L’homme était intimidant, l’Ange, extatique. L’Ombre dont il était issu voilait son expression, rendant sa contemplation plus sévère. Le lien qui l’unissait à Dieu affinait son regard au point de pétrifier celui ou celle qu’il observait comme s’il appelait la foudre à se joindre à son état mystique. Un œil à la fois bienveillant et assassin, doux et brutal. Un être hypnotique. Pour ceux qui faisaient l’objet de son attention, la tétanie assurée. Sybille ne pouvait plus remuer un cil. Elle observait l’homme dont le physique intemporel montrait une force considérable, tel le dieu Thor qui s’apprêtait à brandir son marteau. Sage, concentré, il observait la jeune femme. Celle-ci fondit. Non, se dit-elle, ne te laisse pas prendre à ce jeu… Détourne le regard… Le passage vers l’escalator se rétrécissait tant la cohue poussait dans cette direction. Sybille avançait comme un escargot. Presque transportée malgré elle par la foule, elle ne put s’empêcher de se retourner une dernière fois vers ce dieu humain, exceptionnellement beau. Il avait disparu. Elle le chercha à maintes reprises sous la lumière de la pyramide de verre, mais le Delphus demeurait introuvable. Avait-elle rêvé tout ceci ? 94 Elle sortit en hâte, manquant d’air, respira à pleine bouffées le souffle frais d’une brise passagère. Son cerveau se détendit, brassé par la fraîcheur du vent. Elle quitta en vitesse la place du Louvre. Devant la pyramide, l’Aom la regardait franchir l’Arc de Triomphe vers le Jardin des Tuileries, disparaissant comme un point rouge dans le vert des feuillages et le blanc des allées, entre les statues et les plans d’eau, plongeant sous les arbres pour dissimuler sa parure qui la trahissait. La dame en rouge, future déesse choisie par le Cyclorbe, s’échappait, insouciante, vers une terrible existence. L’Ange la contemplait, peiné par la destinée cruelle qui avait été imposée à la jeune femme, décidé à ne pas la laisser répandre son venin de Sclabios. Va, petite diablesse… Profite encore de tes plaisirs juvéniles, car bientôt la Grande Hiérarchie Céleste mettra fin à cette démence… (la suite dans 15 jours) 95