Introduction générale
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Introduction générale
UNIVERSITÉ DU MAINE U.F.R DE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES THESE pour obtenir le grade de DOCTEUR ÈS LETTRES Discipline : Littératures comparées (10ème section) Présentée et soutenue publiquement par Carole BISENIUS-PENIN OULIPO ET LITTÉRATURE À CONTRAINTES : PRODUCTION, RÉCEPTION, CONFECTION Directeurs de thèse : Jean-Pierre GOLDENSTEIN André PETITJEAN Monsieur Jean-Pierre Goldenstein, Université du Maine, Le Mans, directeur Monsieur André Petitjean, Université Paul Verlaine, Metz, directeur Monsieur Patrick Besnier, Université du Maine, Le Mans Monsieur Daniel Bilous, Université du Sud, Toulon-Var Monsieur Yves Reuter, Université Charles-de-Gaulle, Lille III 2005 Introduction générale La notion de contrainte pourrait apparaître comme une nouveauté, une création ex-abrupto dans le champ littéraire contemporain. En fait, il serait illusoire de croire que l’application de programmes textuels contraints date du XXe siècle et serait l’apanage de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, de quelques « fantaisistes », de quelques « acrobates et funambules du verbe », pour reprendre les termes 1 de certain manuel en vogue dans nos lycées. La mise en place d’un historique des contraintes dans une perspective littéraire permettrait de rendre compte de l’importance et de la persistance de ce phénomène dans les traditions littéraires indo-européennes : la contrainte alphabétique, comme le palindrome ou le lipogramme dans la poésie alexandrine, la contrainte combinatoire dans la poésie des troubadours, des baroques allemands du XVII e siècle, ou encore la contrainte lipophonique à travers la poésie emblématique au « devise héroïque » des jeux mondains du XVIII e e XVI siècle ou la siècle. Ainsi, des Grands Rhétoriqueurs à l’Oulipo, en passant par les classiques, le Parnasse, S. Mallarmé, R. Roussel et son procédé, de nombreux mouvements ou auteurs ont cherché à explorer les potentialités qui émanent d’un parcours créatif soumis aux règles. Loin de brider l’inspiration, la contrainte apparaît pour certains comme un stimulus artistique, si l’on se réfère à C. Baudelaire (« Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamée par l’organisation même de l’être 1 COLLECTIF, Littérature du XXe siècle, Collection H. Mittérand, Nathan, Paris, 1989, p. 532. 1 spirituel 2 »), à A. Gide (« L’art est toujours le résultat d’une contrainte 3 ») ou à P. Valéry (« Les contraintes sont des règles exquises 4 »). Mais force est de constater que cette posture scripturale spécifique, sous le joug de prescriptions textuelles précises, a suscité bien des controverses. Taxée de jeu gratuit, de formalisme ennuyeux, l’écriture à contraintes a toujours souffert d’une certaine forme de mépris et d’un discrédit assez général au e XX siècle. À ce sujet, M. Bénabou, secrétaire de l’Oulipo, souligne bien les préjugés qui pèsent sur ces pratiques lorsqu’il affirme : La contrainte, on le sait, a souvent mauvaise presse. Tous ceux pour qui la valeur suprême en littérature s’appelle sincérité, émotion, réalisme ou authenticité, s’en défient comme d’une dangereuse et étrange lubie. Pourquoi aller chercher son inspiration, violenter sa liberté en s’imposant volontairement des gênes, ou en multipliant devant soi des obstacles ? Même les mieux disposés parmi les censeurs affectent de ne voir, dans le recours à la contrainte, qu’un jeu, rarement innocent, mais foncièrement vain. Le seul mérite qu’il lui consentirait peut-être, c’est de fournir à quelques acrobates du langage, à quelques amateurs de jongleries verbales, l’occasion d’exhiber, en funambules, leur virtuosité. Non sans regretter, bien entendu, que tant d’ingéniosité, de travail et d’acharnement, n’aient pas été mis au service d’une ambition littéraire plus « sérieuse » 5. Face à ce rejet massif, nous avons choisi de nous interroger sur l’art des contraintes à travers l’analyse de deux entités majeures dans le champ littéraire : l’Oulipo et la littérature à contraintes post-oulipienne. Par rapport à la multiplicité des expérimentations formelles proposées dès 1960 par l’Ouvroir, et à partir des années 90 pour la littérature à contraintes, il nous a semblé important d’axer notre recherche sur un pôle encore très peu développé par la critique, celui du roman à contraintes. L’un des enjeux majeurs de notre travail sera de montrer les modalités et les effets des contraintes romanesques à l’œuvre dans un corpus de romans oulipiens (Si par une nuit d’hiver un voyageur d’I. Calvino et La Belle Hortense de J. Roubaud). Notre principal objectif s’attachera à définir la contrainte oulipienne, notion particulièrement protéiforme et problématique. 2 3 4 BAUDELAIRE (C.), « Le gouvernement de l’imagination », Écrits sur l’art, Salon de 1859, Paris, Livre de Poche, 1996, p. 65. GIDE (A.), Prétextes, Paris, Mercure de France, 1963, p. 148. VALERY (P.), Rhumbs, Tel Quel, Œuvres complètes, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1960, t. 2, p. 614. 2 En effet, du point de vue de l’écriture, quelle distinction peut-on établir entre les contraintes oulipiennes élaborées à partir de la tradition, et les règles déjà recensées ou employées par la tradition littéraire ? Autre point problématique qui rend difficile toute tentative définitoire : le rapport de la contrainte à la structure, en sachant que « créer une structure – acte oulipien par excellence – c’est donc proposer un mode encore inédit d’organisation des objets linguistiques 6 ». De la même manière, on peut se demander si la contrainte se rapproche de la consigne scripturale. Mais on pourrait encore, du point de vue de la lecture cette fois, avoir des difficultés à appréhender la notion de contrainte en raison de l’extraordinaire potentialité de ses formes : s’apparente-t-elle pour le lecteur à une structure énigmatique ? Se caractérise-t-elle essentiellement dans le domaine romanesque par sa métatextualité ? Doit-elle être assimilée à une règle biaisée, ou encore à une règle supplémentaire piégée par le recours au clinamen 7 ? On mesure ainsi l’instabilité de la notion et la nécessité d’explorer les virtualités d’un tel processus dans le domaine romanesque. On peut dire que la littérature oulipienne relève bien d’un phénomène multidimensionnel et que le texte littéraire se trouve à la croisée de diverses approches méthodologiques qui tentent de l’identifier, de réfléchir sur les sens qu’il recèle. Forts de ce constat, et afin d’échapper à tout dogmatisme théorique, à toute myopie scientifique, nous avons opté pour une démarche qui s’attache à tresser, à articuler, et non pas à juxtaposer simplement, les sciences du littéraire, comme le remarque A. Viala : « Les sciences du littéraire ne sont pas une, et il faut à la littérature des lectures plurielles 8. » Notre démarche se propose d’articuler trois approches qui vont nous permettre d’analyser notre objet à partir d’une matrice disciplinaire reconfigurée autour de trois paradigmes empruntés aux 5 6 7 8 BENABOU (M.), « La règle et la contrainte », Pratiques, n° 39, octobre 1983, p. 101. Ibid., p. 104. Si l’on se réfère à la terminologie oulipienne, le clinamen consiste à énoncer une contrainte que l’auteur oulipien se donne finalement le droit de ne pas respecter volontairement VIALA (A.), Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, en collaboration avec G. Molinié, p. 154. 3 sciences littéraires : production, réception, confection. Tout en renonçant à se prétendre exhaustive, notre investigation portera d’une part sur les conditions et les stratégies de la production oulipienne et post-oulipienne grâce à une approche socio-institutionnelle. Cela signifie que nous avons fait le choix d’analyser les conditions d’émergence de l’Oulipo sur la scène littéraire à travers un panorama du champ théorique et critique qui peut expliciter certaines orientations ou certains choix conceptuels du groupe. Il nous a semblé plus judicieux de restreindre notre étude à cet état des lieux théorique dans le but de montrer comment la poétique oulipienne produit des oeuvres, après sélection, assimilation de certains outils empruntés aux sciences de la littérature. Volontairement, nous n’avons pas adopté une perspective d’analyse qui aurait envisagé, de manière moins novatrice, un historique des contraintes antérieures à l’Oulipo. Ajoutons que nous allons aussi nous interroger sur la fondation et le statut paradoxal de cette structure sociale spécifique. Dès lors, faut-il considérer l’Ouvroir comme une « société secrète », comme une avant-garde ou une institution traditionnelle ? De plus, quels groupes, quelles pratiques et quels usages retrouve-t-on dans le champ littéraire des années 60 ? Et surtout, comment expliquer l’émergence, dans le champ actuel, d’une nouvelle institution à contraintes et quelles relations cette « nouvelle modernité » entretient-elle avec l’Oulipo ? Et qui plus est, comment se définit-elle ? L’approche socio-insitutionnelle qui privilégie la sphère de la production nous permettra de déterminer les contraintes « externes » participant à la fondation des deux « groupes » littéraires évoqués, et qui constitue, selon A. Viala, « la médiation cruciale entre l’oeuvre et les autres dimensions de la réalité sociale 9 ». D’autre part, afin de bien saisir les différentes facettes du « prisme » oulipien, notre démarche se proposera d’étudier du point de vue de la réception, les contraintes romanesques à l’œuvre dans Si par une nuit d’hiver un voyageur d’I. Calvino et dans La Belle Hortense de J. Roubaud, grâce à une approche de sémiotique comparée. La sélection de paradigmes formels empruntés à la sémio- 9 VIALA (A.,), op. cit., p. 196. 4 logie, à la narratologie, qui puisse nous permettre d’approcher de façon précise les structures des romans oulipiens, nous a semblé être le plus pertinent par rapport à notre visée, c’est-à-dire la réception qui, comme le souligne A. Viala « n’est pas une opération abstraite, et elle n’est pas non plus une opération qui suivrait docilement les indications de lecture suggérées par le texte ou par la critique 10 ». L’enjeu sera d’identifier, de répertorier, les différents types de contraintes qui sous-tendent l’hyperstructure calvinienne et roubaldienne. Comment ces énoncés extrêmement hétérogènes qui ordonnent la genèse romanesque fonctionnent-ils dans la fiction oulipienne ? Faut-il avant tout qualifier la fiction oulipienne de métafiction ? Entre dévoilement et cryptage, quels effets les contraintes induisentelles sur le processus lectoral ? Nous envisagerons ainsi les enjeux de la lisibilité des contraintes romanesques oulipiennes qui semblent permettre aux auteurs de programmer en quelque sorte la réception de leurs oeuvres. Nous essayerons également d’envisager la façon dont les romans oulipiens, grâce à une relation ludique avec les conventions génériques peuvent instaurer un ars combinatoria subtil de la variation qui suppose une posture lectorale spécifique. Ces interrogations, portant notamment sur la lisibilité des romans oulipiens, nous amèneront enfin à étudier l’« incontestable efficacité pédagogique 11 » de la contrainte selon P. Fournel et J. Jouet, et cela, par le biais d’une approche didactique centrée sur la fabrication, la confection de propositions pédagogico-didactiques au lycée en relation avec l’écriture d’invention. Cette ultime partie aura comme objectif d’interroger en les invalidant certains préjugés concernant l’impossibilité d’enseigner au lycée la littérature oulipienne réputée trop complexe, trop formaliste, et d’analyser les enjeux, les modalités et les difficultés liés à l’introduction d’une nouvelle épreuve à l’E.A.F. (Épreuve Anticipée de Français). Nous nous attacherons à démontrer comment l’écriture à contraintes et l’écriture d’invention, notions particulièrement floues et sources de tensions, 10 11 Ibid., p. 199. FOURNEL (P.), JOUET (J.), « L’écrivain oulipien », Le magazine littéraire, n° 245, septembre 1987, p. 45. 5 peuvent être combinées au profit d’un apprentissage favorisant les interactions entre lecture et écriture. Cette démarche se donne pour but d’examiner les intérêts et les limites d’un dispositif basé sur les contraintes, et plus précisément sur ce jeu de (dé)-construction de la réflexion sur les formes génériques inhérentes aux deux romans qui renvoie le lecteur à la notion de métatextualité. Quel type de posture lectorale le roman à contraintes favorise-t-il ? Comment les contraintes s’exercent-elles dans l’acte scriptural ? Peut-on affirmer que ces énoncés textuels spécifiques constituent une aide à l’évaluation ou à la réécriture ? Il s’agira aussi de questionner l’écriture d’invention du point de vue théorique. En effet, si l’on reprend la terminologie genétienne, faut-il considérer cet exercice scriptural comme une pratique architextuelle exploitant l’identification des contraintes génériques du texte par l’élève ? Faut-il la considérer comme une pratique métatextuelle sollicitant la posture critique de l’élève ou comme une pratique hypertextuelle nécessitant la prise en compte par le lycéen des procédés transformationnels ? Les résultats de notre expérimentation didactique pourront peut-être apporter des réponses à ces questions. Mallarmé, S., 1 Roubaud, R., 2, 4 Roussel, R., 1 Valéry, P., 2 Viala, A., 3, 4, 5 Baudelaire, C., 1, 2 Bénabou, M., 2, 3 Calvino, I., 2, 4 Fournel, P., 5 Gide, A., 2 Jouet, J., 5 6 « Commenter, c’est admettre par définition un excès du signifié sur le signifiant. Le commentaire repose sur le postulat que la parole est acte de “traduction”, qu’elle a le privilège dangereux des images de montrer en cachant, et qu’elle peut indéfiniment être substituée à elle-même dans la série ouverte des reprises discursives. » M. FOUCAULT, Naissance de la clinique « Il faut se créer des contraintes pour pouvoir inventer en toute liberté » U. ECO, Apostille au nom de la rose « La contrainte, objectivée et motivée, favorise plus qu’elle ne bloque : elle sert à entrer dans l’écriture, elle permet de diriger la mémoire et l’imagination, elle facilite l’organisation des éléments dans un projet textuel. » Y. REUTER, Enseigner et apprendre à écrire REMERCIEMENTS Je tiens ici à remercier et à exprimer ma gratitude et ma reconnaissance aux nombreuses personnes qui m’ont aidée, renseignée et soutenue. – À Monsieur André Petitjean, Professeur à l’Université Paul Verlaine Metz, qui m’a guidé avec la plus grande bienveillance tout au long de ce long parcours, en me montrant le chemin avec passion et conviction, tout en me donnant une forte image de l’enseignant-chercheur, celui qui entretient avec sa discipline un rapport fort et qui sait fédérer les instances et les individus. – À Monsieur Jean-Pierre Goldenstein, Professeur à l’Université du Mans, qui m’a fait l’honneur de bien vouloir co-diriger cette thèse « à distance », avec toujours disponibilité et bienveillance, exigence forte et finesse. La richesse et la pertinence de ses remarques théoriques et méthodologiques furent pour moi très sécurisantes, tout comme sa capacité à prendre en considération l’autre, tel qu’il peut et doit devenir. – À Monsieur Ivano Barsotti, Professeur à l’Université Paul Verlaine Metz, l’initiateur, l’infatigable « relecteur » et l’indispensable soutien de cette recherche. – À Monsieur Marcel Bénabou, Professeur d’histoire ancienne à Paris VII et secrétaire de l’OULIPO, qui m’a reçue chaleureusement et qui a toujours répondu avec patience et précision à toutes mes questions. – À Monsieur Bernard Magné, Professeur à l’Université de Toulouse le Mirail et à Paris VII spécialiste de G. Perec, pour ses judicieux conseils et les documents qu’il a eu la gentillesse de me faire parvenir. – À Monsieur Hans Hartje, maître de langue à l’E.N.S, qui m’a renseignée au sein de l’association Georges Perec (Bibliothèque de l’Arsenal, Paris). – À Monsieur Mario Fusco, Professeur à l’université de Paris III et spécialiste de littérature contemporaine italienne, pour ses remarques pertinentes concernant l’oeuvre d’I. Calvino et d’U. Eco. – À Monsieur Jan Baetens et Bernardo Schiavetta, directeurs de la revue Formules, qui m’ont accueilli « sans contraintes » au sein de leur observatoire des littératures à contraintes et qui ont apporté beaucoup d’éléments à ma réflexion. – Aux personnels de la Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze et de la Bibliothèque de l’Institut Culturel Italien de Paris (Hôtel de Galliffet, rue de Grenelle), qui ont toujours répondu, lors de mes nombreuses visites, avec bienveillance à toutes mes demandes et qui ont facilité mes recherches. – À Mademoiselle Merlier, orthophoniste qui m’a réconcilié avec les normes langagières, avec ma dyslexie et qui a contribué à sa manière, à ce cheminement intellectuel. – À mes collègues de lycée, qui ont contribué à l’avancée de mes expérimentations sur le terrain, en me permettant d’accéder à leurs classes. – À Jean-Bernard et à Catherine, pour leur aide précieuse, à la confection « matérielle » de cette thèse. – À ma Mère, à mon Père, disparu en 2003, qui n’a pas pu voir l’achèvement de ce travail. – À mon époux, David, mon inaltérable soutien, et à mon fils, Sacha de 9 mois… II NOTE AU LECTEUR Éditions de référence : – Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Seuil, collection « Points roman », 1982. – Jacques Roubaud, La Belle Hortense, Paris, Seuil, collection « Points roman », 1996. Sigles et abréviations : – Nous avons abrégé La Littérature potentielle de l’Oulipo par LP – Nous avons abrégé L’Atlas de littérature potentielle de l’Oulipo par ALP – Nous avons abrégé Si par une nuit d’hiver un voyageur d’I.Calvino par SPN – Nous avons abrégé La Belle Hortense de J. Roubaud par BH – Nous avons abrégé le document cité : Mémoire de maîtrise intitulé « Fonctions romanesques et art combinatoire à travers la création oulipienne » (entretien avec M. Bénabou) par Mém. maîtrise. III SOMMAIRE Remerciements .........................................................................................................I Note au lecteur....................................................................................................... III INTRODUCTION GÉNÉRALE.......................................................................... 1 PREMIÈRE PARTIE APPROCHE SOCIO-CRITIQUE EXPLORATION DU CHAMP LITTÉRAIRE I Panorama du champ théorique et critique (1920-1960) ............................ 9 A) Naissance de nouvelles sciences............................................................ 9 1) Mathématique et cybernétique ................................................................ 9 a) La cybernétique ................................................................................... 9 b) Les théories mathématiques .............................................................. 12 2) La linguistique comme science pilote ................................................... 17 a) La notion de système......................................................................... 17 b) La notion de structure........................................................................ 19 3) Essor des sciences humaines ................................................................. 20 a) Folklore - mythe ................................................................................ 20 b) Anthropologie-ethnologie ................................................................. 22 B) L’ère structuraliste et sémiotique ...................................................... 24 1) Le structuralisme ................................................................................... 24 2) La narratologie ...................................................................................... 27 3) La sémiotique ........................................................................................ 29 C) Post-structuralisme : réhabilitation de la rhétorique et des théories littéraires .............................................................................................. 33 1) Influences de la nouvelle critique.......................................................... 33 2) Les poétiques actuelles.......................................................................... 36 3) Pour une poétique historique : la théorie de l’intertextualité ................ 38 IV II Analyse d’une institution de la vie littéraire : l’Oulipo ........................... 42 A) Une société secrète paradoxale........................................................... 44 1) Historique et structure ........................................................................... 44 2) Fonctionnement ..................................................................................... 49 B) Stratégies et positionnement : analyse comparative des prises de position des groupes dans le champ littéraire ............ 54 1) Analyse du champ ................................................................................. 54 2) Évolution de l’Oulipo............................................................................ 74 3) Les diverses branches du groupe........................................................... 83 a) L’ALAMO......................................................................................... 83 b) Les Ou -x -po..................................................................................... 88 c) L’Oplepo ........................................................................................... 94 C) Une institution hybride ....................................................................... 98 Une esthétique reposant sur la notion de dialogisme ............................ 98 1) La littérature comme machine matricielle ......................................... 99 2) La littérature comme machine graphique......................................... 100 3) La littérature comme une machine algorithmique ........................... 102 III Émergence d’une nouvelle modernité : apparition et développement dans le champ littéraire des littératures à contraintes........................... 107 A) Pérennité de l’Oulipo : phase de consécration (1990/2005)........... 108 1) Manifestations et apparitions publiques .............................................. 108 2) Les publications et l’accueil critique................................................... 112 B) Apparition d’une nouvelle tendance de la littérature contemporaine : la littérature à contraintes ................................... 108 1) Contextualisation et réception ............................................................. 118 2) La création d’une nouvelle revue ........................................................ 129 C) Panorama d’une réalité polymorphe : quelques parcours d’écritures à contraintes................................... 134 1) Écritures à contraintes poétiques......................................................... 134 a) Contextualisation............................................................................. 134 b) Quelques parcours oulipiens ........................................................... 137 c) Quelques parcours hyperconstruits ................................................. 152 2) Les écritures à contraintes romanesques ............................................. 167 a) Le roman policier à contraintes ....................................................... 167 b) Parcours de Jean Lahougue ............................................................. 169 c) Parcours d’Umberto Eco ................................................................. 172 CONCLUSION.................................................................................................. 179 V DEUXIÈME PARTIE APPROCHE DE SEMIOTIQUE COMPARÉE ÉTUDE DE DEUX ROMANS OULIPIENS I Structuration labyrinthique : l’hyperstructure calvinienne et roubaldienne .............................................................................................. 188 A) Contraintes formelles et combinatoires........................................... 191 1) Le modèle actantiel ............................................................................. 192 2) Le modèle du carré sémiotique ........................................................... 197 3) Sextine et numérologie........................................................................ 210 B) 1) 2) 3) II Le jeu des possibles narratifs : la mise en place des niveaux de réalité ............................................ 221 L’enchevêtrement des narrations......................................................... 221 Le dédoublement diégétique calvinien................................................ 227 La figuration polyphonique roubaldienne ........................................... 233 Contraintes génériques : problématique par rapport à la tradition .... 240 A) Une matrice polycentrique et synchronique : l’hybridation générique du roman du lecteur ................................ 244 1) Le modèle anthropologique................................................................. 244 2) Les modèles littéraires......................................................................... 252 3) Les modèles paralittéraires.................................................................. 259 a) Les modèles de l’action................................................................... 261 b) Les modèles de l’énigme................................................................. 265 B) 2) 3) 4) 5) 6) L’hyper-roman calvinien : étude des dix incipit ............................. 273 La fiction policière et ses limites......................................................... 276 a) Le roman à suspense........................................................................ 278 b) Le roman d’espionnage ................................................................... 286 c) Le roman noir .................................................................................. 294 d) Le thriller......................................................................................... 299 La fiction fantastique et ses limites ..................................................... 307 La fiction intime et ses limites ............................................................ 315 La fiction érotico-japonaise et ses limites ........................................... 324 La fiction sud-américaine et ses limites .............................................. 331 La fiction apocalyptique et ses limites ................................................ 341 C) 1) 2) 3) Le traitement des conventions romanesques chez J. Roubaud ..... 351 Une sémiologie de l’intrigue : le roman à énigme .............................. 351 Le décryptage des contraintes allusionnelles ...................................... 365 Une poétique oulipienne de la liste ..................................................... 372 1) VI III L’hyper-roman oulipien comme fabula teoria ....................................... 382 A) L’univers auctorial ............................................................................ 383 1) Les postures de l’auteur....................................................................... 383 2) Le vertige des apocryphes ................................................................... 391 B) 1) 2) L’Univers lectoral.............................................................................. 394 La désacralisation des instances lectorales.......................................... 394 Les modes de lecture ........................................................................... 405 C) 1) 2) L’univers textuel................................................................................ 416 Les dispositifs métatextuels................................................................. 416 La problématique de la réécriture........................................................ 429 CONCLUSION................................................................................................. 436 TROISIÈME PARTIE APPROCHE DIDACTIQUE I Analyse d’une polémique autour de l’écriture d’invention : essai de réception ............................................................................................... 443 A) Les enjeux socioculturels .................................................................. 444 B) Les enjeux axiologiques..................................................................... 453 C) Les enjeux poétiques ......................................................................... 459 II Approche théorique : intérêt des contraintes oulipiennes pour l’écriture d’invention au lycée................................................................. 466 A) Création sous contraintes et invention : opposition ou articulation ? .............................................................. 466 B) La contrainte comme aide à la compétence lectorale..................... 473 C) La contrainte comme aide à la production et à l’évaluation scripturale ..................................................................... 484 III Propositions pédagogico-didactiques à partir de la littérature à contraintes ............................................................. 496 A) Présentation de la séquence sur le roman oulipien ........................ 497 1) Élargir les représentations ................................................................... 498 2) Construire des compétences lectorales................................................ 503 B) 1) 2) 3) Apprentissage scriptural et écriture d’invention ........................... 510 Présentation de l’atelier ....................................................................... 511 Description globale des productions et analyse comparée de copies .. 515 La réécriture ........................................................................................ 527 VII C) 1) 2) Intérêts et limites du dispositif ......................................................... 533 Intérêts d’un dispositif didactique centré sur les contraintes .............. 533 Les limites du dispositif ...................................................................... 536 CONCLUSION GÉNÉRALE .......................................................................... 542 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................ 548 INDEX ................................................................................................................ 584 ANNEXES.......................................................................................................... 592 VIII Introduction générale La notion de contrainte pourrait apparaître comme une nouveauté, une création ex-abrupto dans le champ littéraire contemporain. En fait, il serait illusoire de croire que l’application de programmes textuels contraints date du XXe siècle et serait l’apanage de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, de quelques « fantaisistes », de quelques « acrobates et funambules du verbe », pour reprendre les termes 1 de certain manuel en vogue dans nos lycées. La mise en place d’un historique des contraintes dans une perspective littéraire permettrait de rendre compte de l’importance et de la persistance de ce phénomène dans les traditions littéraires indo-européennes : la contrainte alphabétique, comme le palindrome ou le lipogramme dans la poésie alexandrine, la contrainte combinatoire dans la poésie des troubadours, des baroques allemands du XVII e siècle, ou encore la contrainte lipophonique à travers la poésie emblématique au « devise héroïque » des jeux mondains du XVIII e e XVI siècle ou la siècle. Ainsi, des Grands Rhétoriqueurs à l’Oulipo, en passant par les classiques, le Parnasse, S. Mallarmé, R. Roussel et son procédé, de nombreux mouvements ou auteurs ont cherché à explorer les potentialités qui émanent d’un parcours créatif soumis aux règles. Loin de brider l’inspiration, la contrainte apparaît pour certains comme un stimulus artistique, si l’on se réfère à C. Baudelaire (« Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamée par l’organisation même de l’être 1 COLLECTIF, Littérature du XXe siècle, Collection H. Mittérand, Nathan, Paris, 1989, p. 532. 1 spirituel 2 »), à A. Gide (« L’art est toujours le résultat d’une contrainte 3 ») ou à P. Valéry (« Les contraintes sont des règles exquises 4 »). Mais force est de constater que cette posture scripturale spécifique, sous le joug de prescriptions textuelles précises, a suscité bien des controverses. Taxée de jeu gratuit, de formalisme ennuyeux, l’écriture à contraintes a toujours souffert d’une certaine forme de mépris et d’un discrédit assez général au e XX siècle. À ce sujet, M. Bénabou, secrétaire de l’Oulipo, souligne bien les préjugés qui pèsent sur ces pratiques lorsqu’il affirme : La contrainte, on le sait, a souvent mauvaise presse. Tous ceux pour qui la valeur suprême en littérature s’appelle sincérité, émotion, réalisme ou authenticité, s’en défient comme d’une dangereuse et étrange lubie. Pourquoi aller chercher son inspiration, violenter sa liberté en s’imposant volontairement des gênes, ou en multipliant devant soi des obstacles ? Même les mieux disposés parmi les censeurs affectent de ne voir, dans le recours à la contrainte, qu’un jeu, rarement innocent, mais foncièrement vain. Le seul mérite qu’il lui consentirait peut-être, c’est de fournir à quelques acrobates du langage, à quelques amateurs de jongleries verbales, l’occasion d’exhiber, en funambules, leur virtuosité. Non sans regretter, bien entendu, que tant d’ingéniosité, de travail et d’acharnement, n’aient pas été mis au service d’une ambition littéraire plus « sérieuse » 5. Face à ce rejet massif, nous avons choisi de nous interroger sur l’art des contraintes à travers l’analyse de deux entités majeures dans le champ littéraire : l’Oulipo et la littérature à contraintes post-oulipienne. Par rapport à la multiplicité des expérimentations formelles proposées dès 1960 par l’Ouvroir, et à partir des années 90 pour la littérature à contraintes, il nous a semblé important d’axer notre recherche sur un pôle encore très peu développé par la critique, celui du roman à contraintes. L’un des enjeux majeurs de notre travail sera de montrer les modalités et les effets des contraintes romanesques à l’œuvre dans un corpus de romans oulipiens (Si par une nuit d’hiver un voyageur d’I. Calvino et La Belle Hortense de J. Roubaud). Notre principal objectif s’attachera à définir la contrainte oulipienne, notion particulièrement protéiforme et problématique. 2 3 4 BAUDELAIRE (C.), « Le gouvernement de l’imagination », Écrits sur l’art, Salon de 1859, Paris, Livre de Poche, 1996, p. 65. GIDE (A.), Prétextes, Paris, Mercure de France, 1963, p. 148. VALERY (P.), Rhumbs, Tel Quel, Œuvres complètes, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1960, t. 2, p. 614. 2 En effet, du point de vue de l’écriture, quelle distinction peut-on établir entre les contraintes oulipiennes élaborées à partir de la tradition, et les règles déjà recensées ou employées par la tradition littéraire ? Autre point problématique qui rend difficile toute tentative définitoire : le rapport de la contrainte à la structure, en sachant que « créer une structure – acte oulipien par excellence – c’est donc proposer un mode encore inédit d’organisation des objets linguistiques 6 ». De la même manière, on peut se demander si la contrainte se rapproche de la consigne scripturale. Mais on pourrait encore, du point de vue de la lecture cette fois, avoir des difficultés à appréhender la notion de contrainte en raison de l’extraordinaire potentialité de ses formes : s’apparente-t-elle pour le lecteur à une structure énigmatique ? Se caractérise-t-elle essentiellement dans le domaine romanesque par sa métatextualité ? Doit-elle être assimilée à une règle biaisée, ou encore à une règle supplémentaire piégée par le recours au clinamen 7 ? On mesure ainsi l’instabilité de la notion et la nécessité d’explorer les virtualités d’un tel processus dans le domaine romanesque. On peut dire que la littérature oulipienne relève bien d’un phénomène multidimensionnel et que le texte littéraire se trouve à la croisée de diverses approches méthodologiques qui tentent de l’identifier, de réfléchir sur les sens qu’il recèle. Forts de ce constat, et afin d’échapper à tout dogmatisme théorique, à toute myopie scientifique, nous avons opté pour une démarche qui s’attache à tresser, à articuler, et non pas à juxtaposer simplement, les sciences du littéraire, comme le remarque A. Viala : « Les sciences du littéraire ne sont pas une, et il faut à la littérature des lectures plurielles 8. » Notre démarche se propose d’articuler trois approches qui vont nous permettre d’analyser notre objet à partir d’une matrice disciplinaire reconfigurée autour de trois paradigmes empruntés aux 5 6 7 8 BENABOU (M.), « La règle et la contrainte », Pratiques, n° 39, octobre 1983, p. 101. Ibid., p. 104. Si l’on se réfère à la terminologie oulipienne, le clinamen consiste à énoncer une contrainte que l’auteur oulipien se donne finalement le droit de ne pas respecter volontairement VIALA (A.), Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, en collaboration avec G. Molinié, p. 154. 3 sciences littéraires : production, réception, confection. Tout en renonçant à se prétendre exhaustive, notre investigation portera d’une part sur les conditions et les stratégies de la production oulipienne et post-oulipienne grâce à une approche socio-institutionnelle. Cela signifie que nous avons fait le choix d’analyser les conditions d’émergence de l’Oulipo sur la scène littéraire à travers un panorama du champ théorique et critique qui peut expliciter certaines orientations ou certains choix conceptuels du groupe. Il nous a semblé plus judicieux de restreindre notre étude à cet état des lieux théorique dans le but de montrer comment la poétique oulipienne produit des oeuvres, après sélection, assimilation de certains outils empruntés aux sciences de la littérature. Volontairement, nous n’avons pas adopté une perspective d’analyse qui aurait envisagé, de manière moins novatrice, un historique des contraintes antérieures à l’Oulipo. Ajoutons que nous allons aussi nous interroger sur la fondation et le statut paradoxal de cette structure sociale spécifique. Dès lors, faut-il considérer l’Ouvroir comme une « société secrète », comme une avant-garde ou une institution traditionnelle ? De plus, quels groupes, quelles pratiques et quels usages retrouve-t-on dans le champ littéraire des années 60 ? Et surtout, comment expliquer l’émergence, dans le champ actuel, d’une nouvelle institution à contraintes et quelles relations cette « nouvelle modernité » entretient-elle avec l’Oulipo ? Et qui plus est, comment se définit-elle ? L’approche socio-insitutionnelle qui privilégie la sphère de la production nous permettra de déterminer les contraintes « externes » participant à la fondation des deux « groupes » littéraires évoqués, et qui constitue, selon A. Viala, « la médiation cruciale entre l’oeuvre et les autres dimensions de la réalité sociale 9 ». D’autre part, afin de bien saisir les différentes facettes du « prisme » oulipien, notre démarche se proposera d’étudier du point de vue de la réception, les contraintes romanesques à l’œuvre dans Si par une nuit d’hiver un voyageur d’I. Calvino et dans La Belle Hortense de J. Roubaud, grâce à une approche de sémiotique comparée. La sélection de paradigmes formels empruntés à la sémio- 9 VIALA (A.,), op. cit., p. 196. 4 logie, à la narratologie, qui puisse nous permettre d’approcher de façon précise les structures des romans oulipiens, nous a semblé être le plus pertinent par rapport à notre visée, c’est-à-dire la réception qui, comme le souligne A. Viala « n’est pas une opération abstraite, et elle n’est pas non plus une opération qui suivrait docilement les indications de lecture suggérées par le texte ou par la critique 10 ». L’enjeu sera d’identifier, de répertorier, les différents types de contraintes qui sous-tendent l’hyperstructure calvinienne et roubaldienne. Comment ces énoncés extrêmement hétérogènes qui ordonnent la genèse romanesque fonctionnent-ils dans la fiction oulipienne ? Faut-il avant tout qualifier la fiction oulipienne de métafiction ? Entre dévoilement et cryptage, quels effets les contraintes induisentelles sur le processus lectoral ? Nous envisagerons ainsi les enjeux de la lisibilité des contraintes romanesques oulipiennes qui semblent permettre aux auteurs de programmer en quelque sorte la réception de leurs oeuvres. Nous essayerons également d’envisager la façon dont les romans oulipiens, grâce à une relation ludique avec les conventions génériques peuvent instaurer un ars combinatoria subtil de la variation qui suppose une posture lectorale spécifique. Ces interrogations, portant notamment sur la lisibilité des romans oulipiens, nous amèneront enfin à étudier l’« incontestable efficacité pédagogique 11 » de la contrainte selon P. Fournel et J. Jouet, et cela, par le biais d’une approche didactique centrée sur la fabrication, la confection de propositions pédagogico-didactiques au lycée en relation avec l’écriture d’invention. Cette ultime partie aura comme objectif d’interroger en les invalidant certains préjugés concernant l’impossibilité d’enseigner au lycée la littérature oulipienne réputée trop complexe, trop formaliste, et d’analyser les enjeux, les modalités et les difficultés liés à l’introduction d’une nouvelle épreuve à l’E.A.F. (Épreuve Anticipée de Français). Nous nous attacherons à démontrer comment l’écriture à contraintes et l’écriture d’invention, notions particulièrement floues et sources de tensions, 10 11 Ibid., p. 199. FOURNEL (P.), JOUET (J.), « L’écrivain oulipien », Le magazine littéraire, n° 245, septembre 1987, p. 45. 5 peuvent être combinées au profit d’un apprentissage favorisant les interactions entre lecture et écriture. Cette démarche se donne pour but d’examiner les intérêts et les limites d’un dispositif basé sur les contraintes, et plus précisément sur ce jeu de (dé)-construction de la réflexion sur les formes génériques inhérentes aux deux romans qui renvoie le lecteur à la notion de métatextualité. Quel type de posture lectorale le roman à contraintes favorise-t-il ? Comment les contraintes s’exercent-elles dans l’acte scriptural ? Peut-on affirmer que ces énoncés textuels spécifiques constituent une aide à l’évaluation ou à la réécriture ? Il s’agira aussi de questionner l’écriture d’invention du point de vue théorique. En effet, si l’on reprend la terminologie genétienne, faut-il considérer cet exercice scriptural comme une pratique architextuelle exploitant l’identification des contraintes génériques du texte par l’élève ? Faut-il la considérer comme une pratique métatextuelle sollicitant la posture critique de l’élève ou comme une pratique hypertextuelle nécessitant la prise en compte par le lycéen des procédés transformationnels ? Les résultats de notre expérimentation didactique pourront peut-être apporter des réponses à ces questions. Mallarmé, S., 1 Roubaud, R., 2, 4 Roussel, R., 1 Valéry, P., 2 Viala, A., 3, 4, 5 Baudelaire, C., 1, 2 Bénabou, M., 2, 3 Calvino, I., 2, 4 Fournel, P., 5 Gide, A., 2 Jouet, J., 5 6 PREMIÈRE PARTIE APPROCHE SOCIO-CRITIQUE EXPLORATION DU CHAMP LITTÉRAIRE Avant d’analyser la poétique oulipienne d’un point de vue sémiologique, il nous semble indispensable de cerner les repères notionnels et critiques capables d’expliquer l’apparition de l’Oulipo et des littératures à contraintes au XX siècle. Il faut, selon nous, mettre en corrélation − dans un processus de e contextualisation − l’Ouvroir de Littérature Potentielle avec certains disciplines et courants théoriques contemporains afin de comprendre son émergence dans le champ littéraire. Notre approche s’inspirera de la sociocritique, discipline qui tend à élaborer une théorie de « l’articulation » entre productions littéraires − ici oulipiennes − et société où elles apparaissent. Notre intention est de présenter tout d’abord une étude épistémologique qui vise à percevoir le milieu théorique à partir de différents domaines d’exploration (sciences, mathématique, linguistique…) ayant pu avoir une influence sur les recherches oulipiennes. Nous retracerons donc, dans un premier temps, le panorama du champ théorique et critique contemporain de l’Oulipo pour voir dans quelle mesure les sciences nouvelles ont pu servir de ferment intellectuel aux membres du groupe. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à l’Oulipo : nous replacerons ce groupe dans le cadre des institutions et nous chercherons à déterminer les fondements de cette « société secrète » à travers le jeu des stratégies de positionnement à l’intérieur du champ littéraire. Enfin, dans un troisième temps, nous étudierons les processus qui ont permis aux littératures à contraintes de s’imposer dans le champ ; en somme, comment la nouvelle modernité s’est institutionnalisée. 8 I Panorama du champ théorique et critique (1920-1960) A) Naissance de nouvelles sciences 1) Mathématique et cybernétique a) La cybernétique Dans les années trente, on assiste à un renouveau de la pensée mathématique et à un intérêt croissant pour les sciences de l’information et notamment de la cybernétique, qu’on peut définir comme la science des analogies maîtrisées entre organisme et machine. Cette science – dont l’étymologie a été forgée à partir du terme grec kubernètikos signifiant l’action de manœuvrer un navire ou l’art de diriger, de gouverner – participe en fait d’une vision du monde où les mathématiques occupent une place prédominante tout en proposant un éclatement disciplinaire. La cybernétique doit son développement à partir de 1948 aux travaux du mathématicien N. Wiener 1 et surtout aux groupes de scientifiques américains réunis par N. Wiener de 1946 à 1953, dans le cadre de la fondation Macy qui va regrouper à la fois des mathématiciens tels que J. Von Neumann, un des concepteurs de l’ordinateur, ou des biologistes, neuro-psychologistes tels que W. Mc Culloch. Ainsi, selon S. Bressière : Cette nouvelle « science » se trouve-t-elle au point de rencontre de plusieurs disciplines : mathématiques, logique, électronique, physiologie, psychologie, sociologie. Elle occupe cette position en tant qu’elle isole un certain ordre des phénomènes que on retrouve dans les systèmes concrets étudiés par les sciences empiriques et pour lesquels mathématiques et logique fournissent un certain outil d’analyse 2. 1 2 WIENER (N.), Cybernetics : or control and communication in the animal and the machine, the MIT Press, Cambridge, 1948. BRESSIÈRE (S.), « La cybernétique cybernétique », Respublica, Paris, n° 18, juin 1998, p. 18. 9 Grâce à la cybernétique, on tente d’explorer à partir de concepts mathématiques des comportements de systèmes naturels ou artificiels et par là même la multiplicité des échanges d’informations entre ces systèmes par le biais par exemple de la création de systèmes artificiels ou la conception d’automates comme la machine de Turing. L’apport des neuro-physiologies permet d’établir des analogies entre l’organisme du cerveau et l’ordinateur digital à partir de l’aspect séquentiel de la cognition dans les deux modes de fonctionnement. Ainsi, en relation avec plusieurs champs disciplinaires de la connaissance, cette nouvelle science introduit de nombreux concepts tels que celui de communication, d’information ou encore le concept nodal de « système » permettant de mettre à jour des similitudes entre le système neurologique, le système comportemental ou le système social. En privilégiant l’analyse de la structure logique du fonctionnement des systèmes, la cybernétique apparaît dès lors comme : « une étude des transformations systématiques auxquelles sont soumises les informations 3 ». Ces concepts qui émergent de ce rapprochement interdisciplinaire, vont s’étendre à d’autres terrains théoriques. En effet, dans le champ épistémologique des années 20 à 60, on peut noter l’utilisation faite de certains modèles mathématiques, logiques ou cybernétiques par les disciplines des sciences humaines. Dès 1930, les formalistes russes ont recours à la théorie axiomatique des probabilités du mathématicien A. Kolmogorov afin d’établir les différents niveaux d’information engendrés par les textes littéraires. On pourrait citer les emprunts effectués par la théorie de N. Chomsky aux modèles mathématiques transformationnels. Les concepts issus de cette « science des mécanismes autorégulés 4 » ont un rayonnement important en se transformant en outils d’analyse opérationnels pour les autres champs. On peut soutenir l’hypothèse que la conceptualisation cybernétique a participé à l’essor des sciences humaines et à une certaine vision de la littérature comme 3 4 Id. BUSSATO (B.), Introduction critique aux théories d’organisation, Dunod, Paris, 1977, p. 96. 10 « une machine, un processus combinatoire ». L’oulipien I. Calvino évoque son attrait pour cette nouvelle science et affirme à l’occasion d’une conférence donnée en Italie en 1967 : Étant donné que les développements de la cybernétique portent sur des machines capables d’apprendre, de changer leurs propres programmes, d’étendre leurs sensibilités et leurs besoins, rien ne nous interdit de prévoir une machine littéraire qui, à un moment donné, ressente l’insatisfaction de son traditionalisme et se mette à proposer de nouvelles façons d’entendre l’écrit, à bouleverser complètement ses propres codes 5. Si la cybernétique semble appartenir aux références scientifiques d’I. Calvino, on peut supposer que d’autres oulipiens se sont également intéressés à cet ancêtre de l’informatique et de l’automatisme. Ainsi, dès 1960, F. Le Lionnais, membre fondateur de l’Ouvroir, formule l’intention du groupe de recourir scientifiquement « aux bons offices des machines à traiter l’information 6 ». Certains oulipiens, éminents mathématiciens (C. Berge, P. Braffort, J. Roubaud…) ont manifesté leur goût pour la cybernétique à travers l’expérimentation potentielle de la littérature soumise au système informatique. En 1960, P. Braffort publie un ouvrage intitulé Computer programming and formal systems consacré au traitement informatique, puis en 1968, un essai portant sur l’intelligence artificielle 7. En 1963, J. Roubaud se rend à Los Angeles pour rencontrer des chercheurs en intelligence artificielle et approfondir ses travaux menés avec J. Lusson sur la théorie du rythme et sur les formes d’automatisation. P. Braffort et J. Roubaud proposent, quant à eux, à l’Oulipo, en 1981, la création d’un nouveau groupe, l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par les Mathématiques et les Ordinateurs) dédié aux rapports entre littérature et informatique, car pour P. Braffort : « Il devenait alors nécessaire d’établir une planification à plus long terme de nos travaux et pour cela de puiser dans les domaines de la linguistique, de la narratologie et de l’intelligence artificielle, domaines auxquels plusieurs d’entre nous s’étaient intéressés aupara- 5 6 7 CALVINO (I.), « Cybernétique et fantasmes », La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 14. Oulipo, La Littérature potentielle, Gallimard, Coll. Folio-Essais, Paris, 1973, p. 17. À partir de cette note, ce titre sera abrégé sous la forme de LP. BRAFFORT (P.), L’Intelligence artificielle, PUF, Paris, 1968. 11 vant 8. » La cybernétique en tant que science des théories relatives aux communications et à la régulation de la machine, peut donc être à bon droit considérée comme participant à la démarche scientifique qui vise à explorer les systèmes de signes et comme partie intégrante du champ culturel des membres de l’Ouvroir. Mais qu’en est-il des éléments constitutifs du champ théorique ayant pu influencer les choix ou la poétique de l’Oulipo ? b) Les théories mathématiques Concernant le champ mathématique à proprement parler, dès 1935 autour de N. Bourbaki, un groupe de mathématiciens français anciens élèves de l’ENS, mit en place un formalisme mathématique prôné déjà par D. Hilbert relatif à l’étude des structures algébriques et topologiques, ayant pour objectif de reconstruire les mathématiques sur des fondements axiomatiques. Cette méthode élaborée dans les Éléments de mathématiques (1939) propose une nouvelle conception de la théorie des ensembles et de l’algèbre tout en offrant une nouvelle méthode qui pourrait s’appliquer à d’autres champs disciplinaires comme le souligne N. Bourbaki : La méthode axiomatique n’est pas à proprement parler autre chose que cet art de rédiger des textes dont la formalisation est facile à concevoir. Ce n’est pas là une invention nouvelle, mais son emploi systématique comme instrument de découverte est l’un des traits originaux de la mathématique contemporaine. Peu importe en effet s’il s’agit d’écrire ou de lire un texte formalisé, qu’on attache aux mots ou signes de ce texte telle ou telle signification, ou même qu’on ne leur en attache aucune, seule importe l’observation correcte des règles de la syntaxe. C’est ainsi qu’un même calcul algébrique, comme chacun sait, peut servir à résoudre des problèmes portant sur des kilos ou des francs, sur des paraboles ou sur des mouvements uniformément accélérés. Le même avantage s’attache, et pour les mêmes raisons, à tout texte rédigé selon la méthode axiomatique 9. Ainsi la méthode axiomatique consiste à définir les objets mathématiques seulement par des propriétés (nommées axiomes) qu’ils sont supposés vérifier. Chaque axiome est déterminé en fonction de la théorie des ensembles et offre un réservoir 8 9 BRAFFORT (P.), « ALAMO : Une expérience de douze ans », dans Littérature et informatique, Artois Presses Universitaires, Arras, 1995, p. 174. BOURBAKI (N.), Introduction à la poésie des ensembles, Hatier, Paris, 1958, p. 66. 12 de formes qui deviendront les structures mathématiques, concepts-phares de la théorie bourbakiste : Bourbaki apportait une définition à la fois simple et relativement précise d’une notion, celle de structure, que beaucoup de philosophes et de spécialistes des sciences humaines pensaient tant au sein de leurs disciplines respectives que pour établir des ponts entre les différentes branches du savoir 10. R. Queneau et F. Le Lionnais, fondateurs de l’Oulipo ont en commun une curiosité qui s’étend à tous les domaines de la science et notamment aux mathématiques à travers différentes branches (combinatoire, topologie, géométrie…). En tant que mathématicien, F. Le Lionnais publie en 1948 un ouvrage intitulé Les Grands Courants de la pensée mathématique dans lequel son ami R. Queneau rédige un article consacré à « La place des mathématiques dans la classification des sciences ». F. Le Lionnais participera par la suite à d’autres ouvrages tels que La Méthode dans les sciences modernes ou Le Dictionnaire des mathématiques. De son côté, R. Queneau, membre de la S.M.F (Société Mathématique de France), publiera de nombreux articles consacrés aux mathématiques dont « Les fondements de la littérature d’après David Hilbert 11 » ou « Bourbaki et les mathématiques de demain 12 ». Tous les deux ont l’idée, dès la création de l’Oulipo, « d’injecter des notions mathématiques inédites dans la création romanesque ou poétique 13 » et d’avoir recours à la transposition dans le domaine littéraire de certains modèles mathématiques comme l’algèbre matricielle de G. Boole, la théorie des graphes de L.Euler ou le ruban de A.F. Möbius. Pour J. Roubaud, membre éminent du groupe, l’écriture sous contrainte oulipienne est indissociable du formalisme bourbakiste : L’expérience de l’Oulipo est pour moi celle de l’écriture sous contrainte ; l’exploration de règles explicites librement choisies qui se substituent aux règles traditionnelles. Le recours 10 11 12 13 COLLECTIF, « Bourbaki. Une société secrète de mathématiciens », Pour la science, horssérie « Les génies de la science », n° 2, février-mars 2000, p. 48. QUENEAU (R.), « Les fondements de la littérature d’après David Hilbert », La Bibliothèque Oulipienne, Paris, n° 5, 1966, p. 32. QUENEAU (R.), « Bourbaki et les mathématiques de demain », Critique, Paris, n° 176, janvier 1962, p. 41. LE LIONNAIS (F.), « R. Queneau et l’amalgame des mathématiques et de la littérature », La Nouvelle Revue française, Paris, n° 290, février 1977, p. 76. 13 aux mathématiques, à la méthode axiomatique, à la combinatoire lie explicitement pour moi l’expérience oulipienne à d’autres préoccupations déjà signalées 14. La culture mathématique des oulipiens les pousse à expérimenter en littérature des concepts empruntés à d’autres champs disciplinaires et notamment aux mathématiques sur lesquels nous reviendrons plus amplement dans une autre partie consacrée à la notion de contrainte. Cette volonté apparaît au cœur du premier manifeste de l’Oulipo dans lequel F. Le Lionnais affirme que l’un des objectifs du groupe est d’utiliser : « les structures abstraites des mathématiques modernes 15 » ainsi que les diverses branches qui en découlent (algèbre, topologie…). Les oulipiens intègrent donc à leurs démarches créatives la théorie mathématique sous diverses modalités, à partir de ce principe propre au groupe : « Un texte écrit suivant une contrainte mathématique contient les conséquences de la théorie mathématique qu’elle illustre 16. » Ainsi, il n’est pas surprenant de retrouver par exemple dans la poétique roubaldienne et notamment dans la série des Hortenses l’insertion de théorèmes mathématiques (la bifurcation d’H. Poincaré, le mouvement brownien, la notion de nombre transcendantal…) qui sont à la base de la composition formelle et qui constituent un réservoir de contraintes, tout en proposant au lecteur une petite histoire de la discipline, puisque le texte romanesque intègre une liste d’auteurs (N. Bourbaki, G. Cantor, D. Hilbert…), de courants mathématiques (le logicisme, le formalisme…), ainsi que des notions propres à ce champ comme la logique inductive sous la forme du paradoxe par exemple. On retrouve ainsi dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, tout comme dans La Belle Hortense, le paradoxe du continuum spatio-temporel de Zénon d’Elée dissimulé sous la prose romanesque à travers les indices contenus dans l’incipit calvinien 17 intitulé « Si par une nuit 14 15 16 17 ROUBAUD (J.), « Description du projet », Mezura, n° 9, 1979, p. 50. LE LIONNAIS (F.), « La Lipo, premier manifeste », LP, p.17. ROUBAUD (J.), Atlas de Littérature Potentielle, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1981, p. 90. À partir de cette note, ce titre sera abrégé sous la forme de ALP. CALVINO (I.), Si par une nuit d’hiver un voyageur, Seuil, Paris, 1981, p. 28. À partir de cette note, ce titre sera abrégé sous la forme de SPN. 14 d’hiver un voyageur » ou les commentaires de l’inspecteur Arapède, converti au « pyrrhonisme 18 ». On peut cependant relever le fait ici que les oulipiens ont su se servir certes de leur bagage mathématique mais également des avancées mathématiques des années 40-60 les plus récentes, à travers leur utilisation de la méthode axiomatique de N. Bourbaki, car selon J. Roubaud : « On pourrait dire que la méthode oulipienne mime la méthode axiomatique, qu’elle en est une transposition, un transport dans le champ, un transport dans le champ littéraire 19. » La méthode axiomatique leur apparaît comme un moyen de réaliser une analogie entre la notion d’axiome en mathématiques, – c’est-à-dire un ensemble d’énoncés admis sans démonstration – et la contrainte formelle en littérature. Cette méthode semble être « l’art de rédiger des textes dont la formalisation est facile à concevoir » et surtout d’observer des règles syntaxiques précises. En cela, elle constitue un système formel qui génère une nouvelle modalité d’écriture sous contraintes propice à de multiples expérimentations comme les Cent mille milliards de poèmes de R. Queneau, ou les réalisations de la PALF (Production Automatique de Littérature Française) de M. Bénabou et de G. Perec. L’Oulipo va également emprunter à la théorie de Bourbaki la notion de structure. Ainsi, pour J. Roubaud, la structure « dans son acception quenienne et oulipienne n’a qu’un rapport minimal avec le structuralisme 20 ». Idéalement (comme la contrainte par rapport à l’axiome), elle se réfère à la structure bourbakiste : l’objet, dans le cas mathématique, est un des ensembles avec quelque chose « dessus » (une des lois en algèbre ; des voisinages en topologie…) ; dans le cas oulipien l’objet est linguistique et sa structure est un mode d’organisation. Par rapport au contexte de l’époque et surtout dans un souci de ne pas voir leurs travaux associés à une théorisation textualiste, les oulipiens ont minimisé d’emblée leur relation au structuralisme, en ne niant pas les origines linguistiques 18 19 ROUBAUD (J.), La Belle Hortense , Point-Seuil, Paris, 1996, p. 179. ROUBAUD (J.), ALP, p. 59. 15 du terme utilisé, mais en préférant opter pour une terminologie mathématique plus neutre et plus spécifique au regard de l’identité particulière du groupe. Interrogé sur les relations de l’Oulipo avec la science, M. Bénabou affirme : Nous avions l’intuition que la science pouvait apporter quelque chose à la littérature et l’objet du groupe était précisément de chercher quoi. L’investigation repose en fait sur deux choses distinctes : une notion de structure et une notion de forme rigoureuse, comme on peut la rencontrer dans les mathématiques. Tout ceci étant lié à une autre notion, celle d’axiomatique, résultant d’un point de départ donné arbitrairement 21. Il apparaît donc évident que les sciences telles que les mathématiques ou la cybernétique ont eu un impact sur la poétique de l’Ouvroir. Le groupe semble s’être nourri à la fois des théories et des concepts scientifiques antérieurs à sa constitution, tout en les réexploitant dans le domaine littéraire à partir d’une poétique de la contrainte qui privilégie le domaine des mathématiques, comme le prouve cette citation : L’idée de contrainte vient de ce que R. Queneau avait appartenu au groupe surréaliste qui remettait en cause la manière traditionnelle de composer la littérature. Pour lui, c’était un « problème de la survie des règles ». Il considérait que les règles n’avaient pas survécu à la valeur. On n’écrit plus, en effet, de la poésie en respectant les règles classiques, telles que l’alexandrin par exemple. L’idée de Queneau fut de dire que on pouvait choisir soi-même des règles pour composer. Dans ces conditions, puisque les règles ne faisaient plus l’objet d’un consensus, il était bon de leur donner une certaine articulation relativement « féroce ». D’où l’idée de s’appuyer sur le domaine de la mathématique. Pour Queneau, il s’agissait d’une certaine conception de la mathématique du XXe siècle. C’est-à-dire celle qui s’appuyait sur une théorie axiomatique dont le père tutélaire était David Hilbert. L’idée était de trouver, soit dans l’histoire de la littérature, soit dans l’imagination des membres de l’Oulipo, et plus particulièrement dans les modèles des théories mathématiques existantes, des règles imposées à la composition littéraire 22. Après ce rappel, il semble intéressant de cerner les rapports de l’Ouvroir de Littérature Potentielle avec les sciences du langage. On peut d’ailleurs s’interroger sur les outils conceptuels qui ont pu être empruntés à ces disciplines par les oulipiens 20 21 22 Ibid., p. 66. Phrase extraite d’un entretien de M. Bénabou accordé à Carole Bisenius-Penin en janvier 1995 et reproduit avec son aimable autorisation dans le mémoire de maîtrise intitulé « Fonctions romanesques et art combinatoire à travers la création oulipienne », juin 1995, Université de Metz. À partir de cette note, cette référence sera abrégée en Mém. maîtrise. ROUBAUD (J.), « Ruminations de penser et de classer », Cahier Art et Science, n° 4, avril 1996, p. 112. 16 ou qui ont pu servi d’arrière-plan théorique ou artistique générant une exploitation littéraire. 2) La linguistique comme science pilote a) La notion de système Entre 1930 et 1950 environ, se développe la linguistique qui apparaît bien comme science pilote dans le champ conceptuel. En interaction avec la cybernétique, la linguistique tend à assimiler la production littéraire à une machine et « dans cette perspective, l’œuvre apparaît comme le résultat d’une action humaine préméditée par laquelle une technique spécifique transforme des matières premières en un mécanisme complexe, approprié à un but déterminé 23 ». L’analogie de la machine héritée des travaux cybernétiques et appliquée aux travaux linguistiques procure aux chercheurs un nouveau système de références. On retrouve également un autre concept de la cybernétique, celui d’organisme, c’est-à-dire l’idée d’un ensemble organisé qui amène les formalistes à percevoir toute œuvre comme « un système de procédés » entretenant des rapports de corrélation selon un ordre hiérarchique. On trouve chez F. de Saussure, dans son Cours de linguistique générale (1916) cette notion de système mise en opposition avec l’histoire, car il ne s’agit plus de saisir la forme antérieure ou le sens de l’évolution comme l’a proposé l’historicisme, mais de s’interroger sur les organisations systématiques mises en place dans le langage. F. de Saussure semble être l’initiateur de cette nouvelle science en formalisant une des dimensions fondamentales de l’étude linguistique : « toute langue doit être envisagée et décrite synchroniquement comme système d’éléments lexicaux, grammaticaux et phonologiques interdépendants 24 ». Par opposition à la perspective historique, il accorde une place nodale à la linguistique interne qui va entraîner par là même une révision de la métho- 23 24 COLLECTIF, Histoire des poétiques, sous la direction de J. Bessière, PUF, Paris, 1997, p. 436. ROBINS (R.), Brève histoire de la linguistique, Seuil, Paris, 1976, p. 208. 17 dologie des sciences humaines et l’intronisation de la linguistique comme domaine d’études pilote. L’émergence de cette nouvelle science découle également des travaux des formalistes russes (B. Eikhenbaum, I. Tynianov, R. Jakobson, V. Chklovski, B. Tomachevski) du cercle linguistique de Moscou, qui à partir de 1915 élaborent une nouvelle théorie concernant la langue, la littérature. Cette école, à l’origine du renouveau de la critique du XXe siècle, va s’opposer aux méthodes d’analyses littéraires dites traditionnelles (historique, biographique, psychologique…) en ayant comme objectif de créer « une science littéraire autonome à partir des qualités intrinsèques des matériaux littéraires 25 ». Les théories défendues par le cercle des formalistes russes tout comme son mode de fonctionnement, ont particulièrement influencé par exemple l’oulipien J. Roubaud qui constitua avec L. Robel, en 1969, le cercle Polivanov 26 qui s’inspire du travail des formalistes. Les recherches du groupe russe s’articulent autour de concepts dominants tel que celui de « forme » ou de « procédés de constructions ». Par exemple, V. Chklovski dans son article concernant « l’Art comme procédé 27 » (1917), conduit une étude sur la théorie du « procédé » qui l’amène à analyser les formes de composition, de construction romanesque. Il tente alors, à travers une exploration des formes, de déterminer « l’architecture du roman » en recensant les techniques romanesques utilisables (enchâssement, construction à tiroirs, en boucle, en parallélisme…). De façon plus précise, il analysera notamment la technique de « l’emboîtage » qui régit la structure des contes. D’un point de vue théorique, on peut émettre l’hypothèse que l’étude de cette technique amènera certains membres de l’Oulipo à réfléchir aux potentialités de ces multiples combinaisons. On peut citer tout particulièrement I. Calvino qui va s’intéresser à ce genre protéiforme en 1964. D’emblée, il est séduit par l’extraordinaire stratégie 25 26 27 TODOROV (T.), « La théorie de la méthode formelle », Théorie de la littérature, Seuil, Paris, 1969, p. 59. DELUY (H.), « Poétique : le cercle Polivanov », Action Poétique, n° 41-42, 1969, p. 144149. Ibid., p. 98-131. 18 combinatoire inhérente au conte qui tend à constituer une sorte de « catalogue des destins ». Son intérêt pour le conte et les situations qui en résultent vont pousser l’auteur à interpréter de façon nouvelle l’emboîtage narratif et à en proposer quelques variations exemplaires comme dans Si par une nuit d’hiver un voyageur. V. Chklovski peut être considéré comme un précurseur de la narratologie, telle qu’elle sera développée entre autres par T. Todorov, qui explorera également le catalogue des possibles narratifs à partir de la notion d’enchâssement. Subissant de nombreux conflits avec les autorités russes, les formalistes s’exilèrent en partie à Prague, sous l’impulsion de R. Jakobson et créèrent le Cercle de linguistique de Prague (1926-1948) qui visa à cerner la théorie esthétique du langage et l’organisation interne d’une création poétique à partir des combinaisons phonétiques. b) La notion de structure Abandonnant la notion trop floue de forme, le Cercle de Prague va construire sa théorie autour de la notion de fonction et surtout de structure. Après avoir déterminé la poétique comme une branche de la linguistique, considérée comme la science des structures du langage, R. Jakobson dans Questions de poétique établit une typologie des fonctions du langage qui s’inspire de la théorie de la communication. Selon les linguistes pragois, le terme structure peut renvoyer à deux concepts particuliers, soit celui « d’une organisation totale », soit celui d’un « ensemble de normes artistiques » en rapport avec un contexte linguistique ou esthétique. La fonction apparaît, quant à elle, comme une structure profonde attachée au canal de la communication. Cette même terminologie est utilisée par l’Oulipo dès le deuxième manifeste, comme en témoignent ces propos de F. Le Lionnais : « L’effort de création porte essentiellement sur tous les aspects formels de la littérature : contraintes, programmes ou structures alphabétiques, consonantiques, vocaliques, syllabiques, phonétiques, graphiques, prosodiques, rimiques, 19 rythmiques et numériques 28. » Si l’on analyse cette citation, on peut remarquer l’analogie faite entre les trois termes (contraintes, programmes, structures). Le terme contrainte semble renvoyer à une pratique créative, tandis que le mot programme semble appartenir au champ lexical des mathématiques, enfin le terme structure apposé aux adjectifs « phonétiques », « alphabétiques », renvoie quant à lui à la critique littéraire et notamment à la linguistique. On peut donc en déduire que les théories des formalistes ont eu une influence sur les orientations artistiques du groupe. Il est évident que les membres de l’Oulipo se sont interrogés à un moment donné sur la relation à entretenir avec cette nouvelle science du langage. Ainsi, lors d’une réunion du groupe en 1963, R. Queneau affirme : « Je me demande quels sont nos rapports avec la linguistique. Et encore si un linguiste ne devrait pas figurer parmi nous. Certes, et bien sûr, nous ne faisons pas de linguistique : nous sommes au-delà 29. » D’ailleurs le secrétaire du groupe avoue, à propos du formalisme ou de l’approche de V. Propp que « cela faisait aussi partie de notre bagage, avec J. Roubaud et G. Perec, nous avons beaucoup parlé de ces choses-là. Roubaud avait créé en 1969 ou 1970 le cercle Polivanov, du nom du linguiste russe et on parlait tout le temps de cela, de Propp et du formalisme russe. Donc, ce n’était pas du tout quelque chose qui nous était étranger 30 ». L’intérêt des oulipiens pour les structures se renforce avec cet attrait croissant pour la linguistique qui induit une réflexion sur cette notion. 3) Essor des sciences humaines a) Folklore - mythe À bien des égards, la linguistique a pleinement participé à l’essor des sciences humaines. Dans le contexte de l’époque, le champ théorique et critique, et par là même l’arrière-plan culturel de la littérature française et européenne, subissaient 28 29 LE LIONNAIS (F.), « Le Second Manifeste », LP, p. 19-20. BENS (J.), OU LI PO, 1960-63, Bourgeois, Paris, 1980, p. 197. 20 un véritable renouvellement dans les différents secteurs des sciences humaines : théories de l’information, mathématiques, linguistique, ethnologie-anthropologie, psychanalyse… Nous ne reviendrons ni sur la théorie de l’information, ni sur les mathématiques, déjà évoquées, mais nous allons nous intéresser à l’influence et à l’intégration de certains concepts élaborés par les autres sciences humaines. De nombreux chercheurs se sont interrogés dans ce contexte sur l’étude des formes, des structures, des procédés dans différentes disciplines. Tout d’abord, on peut noter l’importance des travaux du folkloriste V. Propp dès 1928 avec sa Morphologie du conte qui place l’étude des contes, de la tradition orale, sous le sceau des orientations intellectuelles et des méthodes des formalistes. À partir de l’observation d’une grande diversité de contes, V. Propp a tenté de dégager un schéma précis qui relève d’actions dénommées « fonctions » : « Par fonction, nous entendons l’action d’un personnage, défini du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue 31. » Le théoricien tend à démontrer que le conte est un exercice de style régi par des règles strictes et qu’en tant que récit archétypal, il possède traditionnellement une structure imposée, une sorte d’algorithme constitué d’un ensemble de paramètres qui se distingue selon des variables (noms et attributs des personnages) et des constantes (fonctions que les personnages accomplissent). Pour son analyse, V. Propp a donc dressé une typologie des lois (fonction, nombre, succession, structure) qui organise la structure du conte merveilleux selon un catalogue de trente et une fonctions. De nouveau, on retrouve la prégnance du terme structure qu’il a su objectiver à propos du conte, en ayant établi un inventaire, un principe de classification qui s’appuie notamment sur le niveau des contraintes narratives. À ce propos, on reconnaît aujourd’hui l’importance des travaux de V. Propp qui eurent une forte répercussion en Italie dès 1950 et correspondirent aux préoccupations d’alors d’I. Calvino qui se passionna pour la combinatoire des situations mises en scène par le conte. 30 31 Mém. maîtrise, p. 150. PROPP (V.), Morphologie du conte, Seuil, Paris, 1965, p. 31. 21 Ainsi, au début de 1954, l’auteur oulipien entreprend la recension des contes italiens en vue de la publication d’un recueil (Fiabe italiane) 32 paru en 1956. L’intérêt qu’il porte à cette stratégie narrative spécifique a été explicité dans une conférence tenue à Turin en 1967 et qui sera reprise dans Una pietra sopra 33, volume rassemblant un choix critique d’articles d’I. Calvino de 1955 à 1980 : La narration orale primitive (et aussi bien la fable orale populaire telle qu’elle est parvenue jusqu’à nos jours) se modèle sur des structures fixes, comme sur des éléments qu’on pourrait dire préfabriqués, qui permettent cependant un nombre immense de combinaisons. V. Propp, étudiant les fables russes, était arrivé à la conclusion que toutes les fables sont comme des variantes d’une même fable et peuvent se décomposer selon un nombre fini de fonctions narratives 34. Cette attention portée aux combinaisons, au bricolage narratif va se concrétiser également à travers une autre science, l’anthropologie et l’ethnologie. b) Anthropologie-ethnologie En effet, on sait l’influence qu’a eue la linguistique sur l’ethnologie (l’interprétation donnée du terrain) et l’anthropologie (la comparaison et la généralisation des données), deux sciences qui vont connaître leur plein essor après 1945. Durant la deuxième guerre mondiale, l’anthropologue français C. Lévi-Strauss participa au cercle linguistique de New York reconstitué par R. Jakobson et emprunta à cette nouvelle science des principes méthodologiques, afin de rendre l’étude des faits sociaux aussi rigoureuse que celle des faits de langage et de créer un modèle anthropologique structural. Pour cela, il s’inspire tout particulièrement du Cours de linguistique générale de F. de Saussure et des travaux du cercle de Prague concernant la phonologie (N. Troubetzkoy, R. Jakobson) afin d’orienter les études anthropologiques sur les notions d’« organisation systématique », d’« arrangement », de « structure » des faits sociaux. Cette méthode linguistique s’appliquera ainsi à l’analyse des structures de la parenté et à celle du mythe telle 32 33 34 CALVINO (I.), Fiabe italiane, Einaudi, Torino, 1954. CALVINO (I.), Una pietra sopra, Einaudi, Torino, 1980. CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 8. La traduction française reprend la plupart des articles postérieurs à 1973 du recueil d’essais critiques intitulé Una pietra sopra. 22 qu’elle sera développée dans Structures élémentaires de la parenté (1949) ou Anthropologie structurale (1958). Pour C. Lévi-Strauss : « En premier lieu, une structure offre un caractère de système 35 » c’est-à-dire que les faits analysés sont interprétés comme des systèmes de signes selon le postulat que toute société « est faite d’individus et de groupes qui communiquent entre eux 36 » selon trois niveaux : celui du système de parenté, du système économique et du système linguistique. La structure n’apparaît plus comme une « réalité concrète » mais comme « la synthèse des transformations qui permettent de passer d’un ensemble organisé à un autre, conçus tous comme des variantes l’un et l’autre et la somme de ces ensembles comme le résultat d’une combinatoire 37 ». Il faut cependant rappeler que le terme de structure n’apparaît pas de façon brutale et inopinée dans le champ conceptuel de l’anthropologie. Dans les années 30, le chercheur A.R. Radcliffe-Brown, fondateur de l’anthropologie structurale britannique, avait introduit les notions de structure et de fonction. Combattant l’approche historique de l’anthropologie, il intensifia son étude du concept de structure divergeant par de multiples aspects de celui de C. Lévi-Strauss, notamment à propos de l’aspect concret ou abstrait de la structure. Mais quelles qu’en aient été les différentes approches fournies par les auteurs, la notion de structure va permettre la mise en place d’une méthode dite structurale et va attirer l’attention des hommes de lettres sur les potentialités qui découlent du récit mythique, en dévoilant « la structure feuilletée du mythe » qui constitue « une matrice de significations ». C. LéviStrauss fournit une réflexion pertinente sur la nécessité et l’utilité des contraintes à l’intérieur de tout système narratif, comme le note I. Calvino pour qui : « Quarante ans plus tard, C. Lévi-Strauss, travaillant sur les mythes des Indiens du Brésil, vit en eux un système d’opérations logiques entre termes permutables qui peuvent être étudiées par les procédés de l’analyse combinatoire 38. » 35 36 37 38 LEVI-STRAUSS (C.), Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 305-306. Ibid., p. 326. LENCLUD (G.), « Structure », Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, Paris, 1991, p. 681. CALVINO (I.), op. cit., p. 8. 23 En définitif, on a pu mettre en lumière, à travers ce bref état des lieux sur l’émergence de nouvelles sciences (cybernétique, linguistique, ethnologie…) à partir des années 20, le souci interdisciplinaire des chercheurs de se doter d’une approche logique et systématique renforcée par de nouveaux outils d’exploration. Ainsi, de nombreuses disciplines scientifiques privilégient un même réseau de termes conceptuels qui s’articulent autour des notions de forme, de structure, de combinatoire, de contrainte, notions qui apparaissent également de façon récurrente dans les manifestes oulipiens. On peut donc envisager une relation interactive entre la théorie issue du champ scientifique et les fondements de la poétique oulipienne qui reposent sur certaines de ces notions, mais qui ont été sélectionnées, intégrées, puis réexploitées d’un point de vue créatif et littéraire. Nous allons continuer à présent à parcourir le champ théorique afin de mesurer l’influence de l’ère structuraliste et sémiotique sur les auteurs du groupe. B) L’ère structuraliste et sémiotique 1) Le structuralisme La linguistique structurale tend à asseoir l’édifice littéraire sur une approche systématique des sciences, dès les années 60 en France sous l’impulsion de nombreux chercheurs (R. Barthes, C. Bremond, T. Todorov, A.-J. Greimas, G. Genette…) et de la découverte des travaux des formalistes russes traduits par T. Todorov. La linguistique française s’inscrit dans la continuité théorique des travaux menés par F. de Saussure, l’école de Prague et le courant rhétorique. La critique structurale repose sur l’idée fondamentale que : l’objet premier de l’analyse littéraire est le texte avec ses caractéristiques internes, et que ces caractéristiques, qu’elles soient sémantiques (thèmes, dynamique des actions), syntaxiques (procédés poétiques, formes narratives) ou pragmatiques (rapport de l’œuvre au lecteur), doivent être étudiées dans leurs interrelations différentielles (le texte forme, sinon 24 un système de relations, du moins un réseau, et les différents éléments sont pertinents par la place qu’ils occupent dans ce réseau) 39. La linguistique instaure de nouvelles méthodes dans différents champs (poésie lyrique, théorie des genres, analyse du récit) et parallèlement une nouvelle définition de l’œuvre littéraire comme processus combinatoire. En 1966, la revue de l’École Pratique des Hautes Études, Communications, qui propose un ensemble d’articles sur l’analyse structurale des récits, procure alors un des textes fondateurs de la linguistique structurale. R. Barthes dans son « Introduction à l’analyse structurale des récits 40 » reconnaît l’influence de ses prédécesseurs et met en scène sa théorie du récit en ayant recours aux notions de « structure », de « combinatoire », et de « systèmes de règles » : Pour en rester à la période actuelle, les Formalistes russes, Propp, Lévi-Strauss, nous ont appris à cerner le dilemme suivant : « ou bien le récit est un simple radotage d’événements, auquel cas on ne peut en parler qu’en s’en remettant à l’art, au talent ou au génie du conteur (de l’auteur) – toutes formes mythiques du hasard –, ou bien il possède en commun avec d’autres récits une structure accessible à l’analyse, quelque patience qu’il faille mettre à l’énoncer, car il y a un abîme entre l’aléatoire le plus complexe et la combinatoire la plus simple, et nul ne peut combiner (produire) un récit, sans se référer à un système implicite d’unités et de règles 41. Le récit et la littérature apparaissent dès lors comme un « jeu mathématique combinatoire » et « même lorsqu’il accorde une importance capitale au sens du message qu’il entend délivrer, l’écrivain ne peut pas ne pas être sensible aux structures qu’il emploie 42 ». Parmi les discours de l’analyse structurale, le concept de « structure » prend différentes colorations : synonyme de système (système de relations), d’organisation, de modèle, de type. Ainsi, par exemple A.J. Greimas dans Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique détermine les composants structurels du mythe à partir du concept d’armature – qui 39 40 41 intègre SCHAEFFER (J.-M.), « Le structuralisme », Histoire des poétiques, sous la direction de J. Bessière, PUF, Paris, 1997, p. 451. BARTHES (R.), « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, Seuil, Paris, n° 8, 1966, p. 2. Id. 25 la notion de modèle narratif qu’il convient de considérer comme un « algorithme » au concept de code qui renvoie, quant à lui, à « une structure formelle constituée d’un petit nombre de catégories sémiques dont la combinaison est susceptible de rendre compte 43 ». On perçoit aisément, à travers ce champ lexical, la formalisation de certaines notions (modèle, code, structure, algorithme, combinatoire…) empruntées aux autres sciences (mathématique, logique…). Ces mêmes notions seront à leur tour empruntées par I. Calvino et l’Oulipo pour décrire leur pratique de la littérature. À titre d’exemple, on peut livrer ici quelques citations, celle d’I. Calvino qui participa en 1967 au séminaire de R. Barthes et de A.-J. Greimas à la Sorbonne et qui définit la littérature comme un système : « En ce sens, […] la littérature continuera à être un lieu privilégié de la conscience humaine, un exercice des potentialités contenues dans le système des signes de toute société et de tout temps 44 » étant donné que « l’acte d’écrire n’est qu’un processus combinatoire entre des éléments donnés 45 ». Puis ces quelques propos extraits de La Littérature Potentielle malgré la « circonspection » affichée de F. Le Lionnais face au « structurAliste » : - « Nous appelons littérature potentielle la recherche de formes, de structures nouvelles 46 » - « Le domaine privilégié de Queneau, producteur de mathématiques est la combinatoire 47 » - « […] Dans le cas oulipien, l’objet est linguistique et sa structure est un mode d’organisation 48 » - « L’algorithme peut utiliser des textes existants ou inventer pour la circonstance 49 ». On peut donc mesurer à partir de ces notions conceptuelles l’influence de la linguistique structuraliste sur l’Ouvroir et I. Calvino. 42 43 44 45 46 47 48 49 Oulipo, LP, p. 21. GREIMAS (A.-J.), « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications, Seuil, Paris, n° 8, 1966, p. 35. CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 15. Ibid., p. 16. Oulipo, LP, p. 33. Oulipo, ALP, p. 45. Ibid., p. 67. Ibid., p. 91. 26 2) La narratologie L’analyse structurale a étendu ses champs d’investigation notamment à la théorie des genres et du récit. La théorie littéraire a ainsi développé une nouvelle branche de la linguistique, une sorte de poétique du récit appelée narratologie. L’entreprise narratologique vise un recensement empirique des phénomènes narratifs qui permet la formulation d’hypothèses ayant trait aux lois structurelles qui régissent l’organisation fictionnelle. Le récit dans cette perspective devient un discours narratif soumis à des contraintes logiques. L’organisation de la fiction doit alors être perçue dans la relation que tout texte établit avec le plan de l’énoncé et avec celui de l’énonciation. La narratologie tente d’établir des lois du fonctionnement du texte littéraire à partir d’une analyse des procédés de construction, de la logique des actions et de la narration. Car le texte littéraire en tant qu’assemblage de mots, de phrases, organise ses éléments narratifs en agençant la succession des actes et des événements de façon à former une trame selon une logique. Cette approche donnera lieu à de nombreuses analyses de cette trame considérée à la fois par rapport à sa macro-structure (J.-M. Adam, T. Todorov…) ou aux enchaînements, aux bifurcations de ses micro-structures (B. Bremond, A.-J. Greimas…). Face à la multitude des récits, les chercheurs comme T. Todorov ou G. Genette ont tenté de rendre compte de la diversité des procédés et illustrent cette démarche en envisageant les rapports entre les différents éléments du récit selon un modèle syntaxique signifiant. Grâce à l’étude du modèle du mode verbal, G. Genette définit, dans Figures III, le mode narratif à partir de deux outils (la perspective, définissant le point de vue, et la distance, permettant la régulation de l’information). Ainsi, les analyses narratologiques tentent d’explorer les schémas générateurs de récits qui peuvent combiner des organisations linguistiques très élaborées et de type algorithmique reposant sur des structures « arborescentes » et explicitant les relations de l’organisation fictionnelle. 27 En focalisant l’analyse sur le discours narratif dans la perspective des structures textuelles, le texte devient une unité dont l’agencement résulte de plusieurs séquences (propositions narratives) qui se combinent selon diverses procédures d’assemblage : l’enchaînement, l’alternance et l’enchâssement. Selon T. Todorov, la première des techniques consiste « simplement à juxtaposer différentes histoires 50 » étant donné que les séquences se succèdent sans s’imbriquer les unes dans les autres. La deuxième technique appelée l’alternance « consiste à raconter les deux histoires simultanément, en interrompant tantôt l’une, pour la reprendre à l’interruption de la suivante 51 » puisque ce procédé fait se succéder soit une proposition de la première séquence, soit une proposition de la deuxième séquence. Enfin il distingue la technique narrative de l’enchâssement : « l’inclusion d’une histoire à l’intérieur d’une autre 52 » dont le modèle de base prend corps dans le type de récit Les Mille et Une Nuits. Cette théorie du récit qui explore les narrations emboîtées et les niveaux de signification en littérature a suscité un grand intérêt théorique de la part des oulipiens et notamment d’I. Calvino qui consacre un article de son essai La Machine littéraire aux « niveaux de la réalité en littérature 53 ». Dans cet article, l’auteur intègre la théorie de T. Todorov à sa propre réflexion concernant les procédés de narration et les niveaux de signification du roman : Cependant il faut dire que, du point de vue des niveaux de réalité, si « l’enchâssement » des Mille et Une Nuits détermine bien une structure en perspective, ces récits, du moins pour les lecteurs que nous sommes, n’en apparaissent pas moins placés sur un même plan. On peut y distinguer deux genres de narrations très différents : le genre merveilleux, d’origine indienne et perse, avec ses génies, ses chevaux ailés, ses métamorphoses, et le genre narratif arabo-islamique du cycle de Bagdad, avec le Calife Haroun-al-Raschid et le vizir Giafar. Mais les deux genres de récits sont mis sur le même plan tant structurel que stylistique, et notre lecture court de l’un à l’autre comme sur la surface déployée d’une tapisserie 54. 50 51 52 53 54 TODOROV (T.), « Les catégories du récit littéraire », Communications, Seuil, Paris, n° 8, 1966, p. 140. Id. Id. CALVINO (I.), » Les niveaux de la réalité en littérature », La Machine littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 90-91. Ibid., p. 90-91. 28 Ce texte fournit une preuve de l’apport de cette science dans la poétique calvinienne. On peut voir ici comment la théorie peut interférer sur la création littéraire et fournir à I. Calvino un prototype de récit reposant sur l’enchâssement. Après avoir assimilé cette technique, il la réexploitera pour la réalisation de son roman Si par une nuit d’hiver un voyageur qui offre au lecteur dix incipit de romans enchâssés dans un récit-cadre. Il serait utopique de croire que tout écrivain, et notamment tout écrivain oulipien, crée en faisant abstraction de sa culture littéraire et scientifique, sans recourir à tout un système de signes, de références théoriques. Au contraire, il est tout à fait intéressant de percevoir ce jeu constant des oulipiens qui, pénétrés de modèles théoriques empruntés à la linguistique, les transforment et les convertissent au profit d’une poétique contraignante et innovante. 3) La sémiotique Enfin, on peut penser que le champ conceptuel du groupe s’étend également à la sémiotique ou à la sémiologie, c’est-à-dire à l’étude des signes. Cette science générale des signes annoncée par F. de Saussure et le philosophe américain G.-S. Pierce cherche à établir des modèles théoriques concernant tout système de signes même si le système linguistique semble être prédominant. Ainsi, la linguistique va modeler de multiples sémiotiques : sémiotique de la communication (G. Mounin, É. Buyssens), sémiotique glossématique (L. Hjelmslev), sémiotique de la connotation (R. Barthes), etc. Par exemple, R. Barthes s’intéresse au discours, qui, à travers la linguistique, doit être en mesure de déterminer « tous les systèmes sémiotiques 55 » réglés par une même organisation formelle, tandis qu’U. Eco vise à démontrer, à propos de « James Bond : une combinatoire narrative 56 », que « le roman, étant donné les règles des combinaisons des couples d’opposants, se déroule comme une suite de « coups » répondant à un 55 BARTHES (R.), « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, Seuil, Paris, n° 8, 1966, p. 3. 29 code et obéissant à un schéma parfaitement réglé 57 ». La reconnaissance du fait que le discours est déterminé par toutes sortes de règles logico-sémantiques a induit un regain d’intérêt pour l’étude des enchaînements narratifs, des modèles transformationnels et actantiels. Dans sa Sémantique structurale (1966), A.-J. Greimas introduit la notion d’actant à partir des rôles grammaticaux qui lui permettent de mettre en place une liste de six actants (sujet-objet-destinateurdestinataire-adjuvant-opposant), tout en simplifiant la liste des fonctions proposée par V. Propp. En 1968, avec F. Rastier, A.-J. Greimas élabore un article concernant « Les jeux des contraintes narratives » où il envisage les structures narratives par rapport aux structures logiques autour du concept de carré sémiotique. Le carré sémiotique lui offre la possibilité de représenter les structures élémentaires du récit à travers un dispositif logique et évolutif articulant le dispositif d’opposition, de complémentarité et d’implication dont relève tout schéma narratif : A B B’ A’ La même année, I. Calvino, qui participe à un séminaire international sur la structure du récit donné par A.-J. Greimas et son école à l’université d’Urbino, reconnaît que l’idée d’utiliser les tarots comme « machine narrative combinatoire 58 » pour la création du Château des destins croisés, lui est venu à cette occasion, notamment grâce à une intervention de P. Fabbri sur « le récit de la 56 57 58 ECO (U.), « James Bond : une combinatoire narrative », Communications, Seuil, Paris, n° 8, 1966, p. 77-93. Ibid., p. 87. CALVINO (I.), Le Château des destins croisés, Seuil, Paris, 1976, p. 134. 30 cartomancie et le langage des emblèmes » et à une communication de M.I. Lekomtseva et B.A. Uspenski intitulée « La cartomancie comme système sémiotique ». De cette rencontre théorique sur la structure du récit, l’auteur va extraire son propre carré magique (sémiotique) qui va lui servir d’outil pour la création de plusieurs de ses récits croisés ayant comme support un jeu de tarots. Cette approche logique et systématique du récit théorisée par A.-J. Greimas, l’amène également à se servir de cette structure comme d’un « instrument de création » romanesque. En effet, comme l’a révélé I. Calvino dans « Comment j’ai écrit un de mes livres 59 », l’architecture de Si par une nuit d’hiver un voyageur repose sur une séquence de quarante-deux carrés sémiotiques qui constitue un modèle combinatoire organisant les multiples relations des éléments constitutifs de chaque chapitre. Ainsi, dans ce succinct opuscule, l’auteur affirme que la structure architecturale de son récit découle en partie de la structure du carré qui doit être perçue comme « une adaptation personnelle des formulations de sémiologie structurale de A.-J. Greimas 60 » et sur lesquelles nous reviendrons lors de notre analyse détaillée du roman. On peut donc dire que les théories sémiotiques ont fourni à l’Ouvroir et notamment à I. Calvino des éléments, des outils transposables dans la création littéraire et que les théories critiques constituent un système de référence comme le remarque d’ailleurs M. Fusco : La référence à la critique de la littérature en tant qu’inspiration renvoie en effet à Queneau, mais également et d’autre part, des Formalistes russes à Roland Barthes, à une démarche structuraliste qui, avec le recul des années, illustre à l’évidence la parfaite assimilation par Calvino des lignes de force essentielles du débat intellectuel et esthétique des années Soixante. En tout état de cause, de tels recoupements montrent bien la force des liens organiques existant entre l’œuvre d’I. Calvino et les recherches sur la littérature potentielle auxquelles, l’OU.LI.PO doit son existence et son nom 61. 59 60 61 CALVINO (I.), « Comment j’ai écrit un de mes livres », La Bibliothèque Oulipienne, n° 20, Seghers, Paris, 1990, vol. 3, p. 72. Id. FUSCO (M.), « I. Calvino entre Queneau et l’Oulipo », Atti del convegno internazionale di Firenze, del 27-28 febbraio 1987, Torino, Einaudi, 1988, p. 302-303. 31 Tout comme les travaux de la sémiotique française, on peut dire qu’U. Eco a apporté un véritable renouvellement de la perspective structuraliste par le biais de la sémiotique piercéenne, en intégrant au centre de la fabula l’intervention d’un sujet 62 capable d’identifier les traces textuelles, les schéma narratifs et de les actualiser grâce à ses compétences encyclopédiques. Riche de l’apport des théories cognitivistes 63 qui explorent les structures mentales conditionnant l’appréhension de la narrativité textuelle, la sémiotique acquiert ainsi des outils particulièrement performants, des modèles d’analyse qui permettent de concevoir de façon plus pragmatique la structure narrative et la notion de coopération lectorale. Au terme de ce bref panorama de l’ère structurale et sémiotique, on a pu percevoir la relation d’interpénétration qui existe entre ces disciplines théoriques (structuralisme, narratologie, sémiotique) et la pratique artistique de l’Oulipo. Malgré leur défiance vis-à-vis de tout dogmatisme théorique concernant le langage, les oulipiens ne peuvent nier l’impact du structuralisme sur leur activité créatrice à l’intérieur d’un contexte historique spécifique. Concernant le rapport du groupe au structuralisme, M. Bénabou affirme : « Bien sûr, on ne pouvait pas ne pas être intéressé par la recherche de la forme. Cela dit, notre champ est à la fois très vaste et très limité, c’est-à-dire, l’exploration rétrospective et prospective avec le souci de la forme, de la structure, de la contrainte. Donc, liens avec la structure intellectuellement évidents, mais structurellement, si j’ose dire, inexistants 64. » Ce subtil distinguo nous renvoie à l’opinion d’une partie de la critique contemporaine qui considère l’Oulipo comme une dérive du courant structuraliste. Or, ce n’est pas parce qu’un groupe littéraire tel que l’Ouvroir de Littérature Potentielle a recours à un éventuel traitement formel de la littérature, qu’on peut aisément le taxer de formalisme. Ce n’est pas parce que des auteurs 62 63 64 ECO (U.), Lector in fabula, Grasset, Paris, 1985. VAN DIJK (T.), « Philosophy of Action and Theory of Narrative », Poetics, n° 5, p. 287-338. FAYOL (M.), Le Récit et sa Construction. Une approche de psychologie cognitiviste, Delachaux et Niestlé, Paris, 1985. Mém. maîtrise, p. 155. 32 explorent l’aspect formel du langage qu’ils en oblitèrent le sens. Dans ce cas, que faire des contraintes sémantiques ? De la même façon, il peut apparaître réducteur d’utiliser le critère du « formalisme » pour rapprocher la poétique oulipienne de la poétique Telquelienne. Ainsi, pour C. Arts, par exemple : « cet engouement pour la forme qui se reflète dans les arts poétiques de l’Oulipo et de Tel Quel 65 » constitue la clef de voûte de son essai. Or, même s’il apparaît évident que les deux groupes ont pu, après une sélection différente, se réapproprier des concepts théoriques découlant du domaine linguistique ou avoir en commun un même souci d’exploration de la forme, on ne peut pas pour autant assimiler la pratique textuelle de l’Oulipo à celle de Tel Quel, étant donné que les deux groupes n’ont pas eu la même approche de la linguistique et surtout pas la même utilisation. Tout simplement peut-être parce que pour l’Ouvroir, les recherches n’ont pas uniquement pour fondement des modèles formalistes (cybernétique, mathématiques, linguistique…) contemporains, mais prennent appui sur l’exploration des structures, des règles comme le palindrome, le lipogramme, issus de la tradition littéraire et qui leur offre la possibilité d’enraciner et d’enrichir leur pratique dans une perspective diachronique de la littérature. Mais cette double tendance du groupe va à présent nous conduire vers l’exploration des autres variations et exercices de style linguistiques ayant pu influencer les pratiques oulipiennes. C) Post-structuralisme : réhabilitation de la rhétorique et des théories littéraires 1) Influences de la nouvelle critique Dans le champ des études littéraires, face à la sémiologie ou à la stylistique, la rhétorique semble renaître grâce à une tentative réussie de réhabilitation philosophique et à une revalorisation au profit de la linguistique et de la théorie de la littérature. En effet, la redécouverte de la rhétorique en tant que « traité de 65 ARTS (C.), Oulipo et Tel Quel, Leiden, 1999. 33 figures » relève d’un double champ épistémologique. Après des années de mépris, cette discipline amorce un retour timide vers 1935 avec, en l’occurrence, le cours de poétique de P. Valéry au Collège de France qui incite les étudiants à reconsidérer la rhétorique. Puis J. Paulhan publie en 1941 Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres, qui constitue une sorte de plaidoyer pour la rhétorique qui démontre que tout écrivain a recours de par le processus scripturaire à la rhétorique, au code. Ce postulat est présent par exemple, dès 1933 chez V. Larbaud à travers les propos suivants: On se trompe bien lorsqu’on croit en avoir fini une fois pour toutes avec la Poétique et la Rhétorique : pour peu qu’on lise avec soin les grands écrivains, à chaque instant on s’aperçoit que les constatations d’Aristote sont bien plus souvent et universellement valables qu’on ne l’avait pensé, et que le temps n’a rien fait à l’affaire. De Lemaire de Belges à Isidore Ducasse, à Saint John Perse […] tous les meilleurs auteurs paraissent s’être conformés sciemment ou non (peu importe) à ses principes 66. La redécouverte de la Rhétorique résulte également d’une réflexion menée par le philosophe I. Perelman dans les années 50, sur la véritable fonction de la rhétorique dans la pensée aristotélicienne. Grâce à son étude des processus de la connaissance et de la logique, le philosophe parvient à une théorie de l’argumentation qui démontre que « la philosophie moderne n’a retenu de la logique artistotélicienne que sa théorie du raisonnement démonstratif (les Analytiques) négligeant comme irrationnels les raisonnements argumentatifs qui font l’objet de la Dialectique et de la Rhétorique. Or ceux-ci sont indispensables et à l’œuvre en toutes circonstances 67 ». La nouvelle critique française porte également dès 1960 un intérêt particulier à cette discipline délaissée. Dans deux articles célèbres, R. Jakobson s’interroge sur la rhétorique des tropes à travers une étude comparée des processus métaphoriques et métonymiques. R. Barthes participe à ce plaidoyer en faveur de la rhétorique en consacrant une de ses publications « L’ancienne rhétorique, aide-mémoire » (séminaire de 1964-1965), à cette nouvelle science du discours englobée par la sémiologie. Cet article qui perçoit la 66 67 LARBAUD (V.), « L’Art et le métier », La Revue de Paris, avril 1933, p. 549. MARTIN (R.), « Rhétorique », Histoire des poétiques, PUF, Paris, 1997, p. 432. 34 rhétorique comme « système de figures » fournit au lecteur un historique et un système de la rhétorique qui permettrait d’établir des corrélations nouvelles avec la littérature, les institutions, ou l’enseignement. Cette « néo-rhétorique » s’appuie aussi sur les travaux de T. Todorov qui consacre une de ses publications (Littérature et signification) à un essai de typologie des tropes, tandis que G. Genette dans Figures I (1966) énonce l’intérêt d’une critique littéraire qui intègre la rhétorique : « Il y aurait là une linguistique du discours qui serait une translinguistique, puisque les faits de langue lui apparaîtraient par grandes masses, et souvent au second degré – c’est-à-dire en somme, une rhétorique 68. » Cette nouvelle rhétorique développée dans les années 70 autour de G. Genette et du groupe Mû, relève de la poétique dans son acception la plus large et tend à rendre le critique attentif aux techniques et aux formes utilisées par les auteurs. La « néo-rhétorique » philosophique et littéraire va donc provoquer l’apparition de la poétique, en tant que théorie générale des faits littéraires, et va par là même servir de ferment intellectuel aux pratiques artistiques de nos auteurs oulipiens. Par exemple, on sait que G. Perec a suivi les séminaires de Barthes en 1964 sur l’ancienne rhétorique. Or, en 1966 paraît son roman Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? dont l’élaboration repose sur un index de « fleurs et ornements rhétoriques ». L’auteur s’est en effet amusé à insérer dans son texte 164 figures de style clairement identifiables. Ce rapprochement serait-il abusif ? Ne peut-on pas également établir une connexion entre l’importance accordée par les membres du groupe à l’architecture, à la structure interne d’une œuvre et le postulat théorique formulé par G. Genette : « Comme la rhétorique antique était essentiellement une rhétorique de l’invention, comme la rhétorique classique était surtout une rhétorique de l’élocution, notre rhétorique moderne est presque exclusivement une rhétorique de 68 GENETTE (G.), Figures I, Seuil, Paris, 1966, p. 154. 35 la disposition, c’est-à-dire du plan 69. » Lorsqu’on connaît le souci que les oulipiens apportent au plan de leurs créations, la complexité de leur architecture textuelle (Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi de G. Perec, Comment j’ai écrit un de mes livres et Notes concernant les récits croisés relatives au Château d’I. Calvino) on peut émettre cette hypothèse et montrer encore une fois comment la théorie littéraire peut servir les écrivains contemporains. 2) Les poétiques actuelles M. Fumaroli dans son Histoire de la rhétorique dans l’Europe 70 a bien démontré comment ce « rhetorical turn » s’est amorcé au cours du XXe siècle et comment il a pu servir d’élément déclencheur dans la constitution de nouvelles poétiques. Selon J.-M. Pozuelo Yvancos, la rhétorique pourrait « jouer le rôle d’un horizon où se concrétiserait la nécessaire interdisciplinarité des sciences humaines 71 ». Il est surtout intéressant de voir comment dans la théorie littéraire, on a pu passer d’une « néo-rhétorique » structuraliste dont le champ d’application relève essentiellement d’une rhétorique restreinte, celle des figures de style (domaine de l’elocutio), à une discipline moderne qui veut une « rhétorique générale textuelle » et qui prend différentes formes : une rhétorique de l’argument développée par les travaux de M. Meyer et de O. Reboul, une rhétorique qui vise l’analyse de l’argument et notamment de la persuasion d’un point de vue pragmatique comme les études menées par le new-criticism anglo-américain sous l’impulsion de I.A. Richards ou de K. Burke, ou encore une rhétorique qui vise les genres du discours. On peut citer la recherche de A. Kibedi-Varga, Rhétorique et littérature, qui montre comment on peut trouver à l’âge classique, les genres littéraires les plus représentatifs des formes émanant des genres rhétoriques 69 70 71 GENETTE (G.), Figures II, Seuil, Paris, 1969, p. 31. FUMAROLI (M.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe I, Paris, PUF, 1999. POZUELO YVANCOS (J.-M.), Del formalismo a la neo retorica, Taurus, Madrid, 1988, p. 185. 36 antiques (judiciaire, délibératif, épidictique). On peut voir ici comment la rhétorique sert la théorie des genres qui constitue, au XXe siècle, une problématique nodale, tant du point de vue de la critique littéraire que de la création artistique. Le post-structuralisme voit l’évolution de cette « néorhétorique » au profit de la poétique ou plus exactement d’autres poétiques se consacrant à la prose, à la poésie, à la lecture et qui se préoccupent des formes, des techniques scripturales. L’objectif de la poétique est de décrire le fonctionnement de tout discours littéraire comme le signale G. Genette : « Il s’agit moins d’une étude des formes et des genres au sens où l’entendaient la rhétorique et la poétique de l’âge classique que d’une exploration des divers possibles du discours 72. » C’est dans cette démarche que s’inscrivent par exemple les analyses de certains critiques comme C.-G. Dubois ou P. Zumthor qui tentent, entre autres, de saisir la poétique des Grands Rhétoriqueurs. Ainsi, P. Zumthor, dans son essai Le Masque et la Lumière (1972) explore les jeux formels si caractéristiques de la poétique des Grands Rhétoriqueurs en analysant les subtilités techniques de leur art. Quant à C.-G. Dubois, il démontre que la poésie des Grands Rhétoriqueurs découle « d’une originalité obtenue par la surenchère sur les règles traditionnelles de l’écriture versifiée 73 » et que ces poètes épris de jonglerie verbale « excèdent la limite de leurs modèles par l’hyperbolisation de la contrainte 74 ». On voit nettement comment la poétique tend à rendre le critique attentif aux procédés d’écriture, aux règles et comment cette théorie réintroduit le concept de contrainte littéraire dans le champ de l’analyse. Enfin, à cette même époque, J. Roubaud publie un essai 75 sur la poétique des troubadours comportant une anthologie bilingue qui attire l’attention du lecteur sur la forme du « canso », construction formelle, à la fois poétique, combinatoire, musicale et sur la sextine d’Arnaut Daniel et ses multiples potentialités. Cette forme de la sextine sera exploitée par 72 73 74 75 GENETTE (G.), Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 82. DUBOIS (C.-G.), La Poésie du XVIe siècle, Bordas, Paris, 1989, p. 101. Id. ROUBAUD (J.), Les Troubadours, Seghers, Paris, 1971. 37 J. Roubaud d’un point de vue théorique et d’un point de vue artistique, puisque l’auteur expérimentera cette structure poétique dans des exercices oulipiens et dans son roman La Belle Hortense qui a été conçu comme « une sextine des sextines76 ». J. Roubaud a produit quelques essais concernant la poétique de la poésie comme La Vieillesse d’Alexandre (1978) ou La Fleur inverse, essais sur l’art formel des troubadours (1986) qui lui ont donné l’occasion d’analyser les diverses contraintes qui structurent le discours poétique. On conçoit donc aisément comment peut s’établir dans un processus interactif des relations de connexion entre pratique littéraire, artistique et pratique critique, théorique. On peut également constater comment la poétique recouvre les préoccupations de ces auteurs concernant l’ensemble des choix que peut faire un auteur dans l’ordre de la composition, des genres, du style parce que : « même lorsqu’il accorde une importance capitale au sens qu’il entend délivrer […], l’écrivain ne peut pas ne pas être sensible aux structures qu’il emploie et ce n’est pas au hasard qu’il adopte une forme au lieu d’une autre 77 ». Enfin, on peut considérer la poétique comme un terreau tout à fait propice à l’émergence dans le champ littéraire des littératures à contraintes à l’époque dite du « Postmoderne ». 3) Pour une poétique historique : la théorie de l’intertextualité Pour terminer, on peut remarquer que les poétiques tendent souvent à se développer en corrélation avec les courants artistiques représentatifs d’une époque. Ainsi, dès la fin des années 60, on a pu constater l’apparition du concept d’intertextualité à la fois dans le champ artistique et dans le champ théorique. Pour J. Gracq livrant ses réflexions dans Préférences (1961), la création ne peut se passer de la tradition car : Tout livre […] se nourrit, comme on sait, non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres et peut-être que le génie n’est autre chose qu’un apport de bactéries particulières, une chimie délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, 76 77 Mém. maîtrise, p. 142. Oulipo, LP, p. 21. 38 transforme et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l’énorme matière littéraire qui préexiste à lui 78. Le texte apparaît alors comme une combinatoire qui ordonnancerait, à des niveaux variables, les fragments de texte préexistants. Ce même postulat fera son apparition dans le champ théorique en 1968 quand J. Kristeva, fortement influencée par la théorie de M. Bakhtine sur le plurilinguisme et le dialogisme romanesque, développe l’idée que « tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité… 79 » Cette notion permet au critique de démontrer comment un texte porte de manière plus ou moins ostentatoire la trace, la marque d’un autre texte et par là même comment « tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois relecture, accentuation, condensation, déplacement et profondeur 80. » Pour G. Genette, qui tente d’établir, dans Palimpsestes, une classification des différentes relations entretenues par le texte avec d’autres textes, l’intertextualité apparaît bien comme une des relations possibles et doit prendre place dans la notion plus vaste de transtextualité qui englobe cinq autres relations spécifiques (intertextualité, paratextualité, métatextualité, hypertextualité, architextualité). Certes, G. Genette offre une définition plus restrictive de l’intertextualité, mais clarifie cette transcendance textuelle grâce à une typologie qui répertorie les systèmes de relations les plus pratiques possibles (citation, plagiat, parodie, pastiche…). Cet attrait pour les formes possibles de l’intertextualité est au centre de la poétique oulipienne qui s’est inspirée de nombreux procédés formels (centon, sextine…) et de textes antérieurs. On pourrait ici évoquer la technique du collage utilisée par J. Queval pour la réalisation d’un centon intitulé « Proust à Cabourg 81 » dans La Littérature Potentielle. Il convient également de relever la contrainte allusionnelle-citationnelle qui sous-tend les écrits de G. Perec. Si l’on 78 79 80 81 GRACQ (J.), Préférences, Corti, Paris, 1961, p. 168. KRISTEVA (J.), Semeiotiké, recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1978, p. 85. Ibid., p. 98. Oulipo, LP, p. 206. 39 se réfère par exemple au post-scriptum de La Vie Mode d’Emploi ou de façon plus approfondie au Cahier des charges de La Vie Mode d’Emploi, on constate une programmation contraignante d’allusions implicites et de nombreuses citations distribuées dans chaque chapitre qui constitue un immense « réservoir intertextuel ». Pour C. Burgelin, un bon nombre de productions de l’Oulipo s’affichent comme inspirées par des formes, des structures, des textes antérieurs. Formes oubliées, méconnues, inconnues : un des apports marquants de l’Oulipo aura été cette quête borgésienne à travers les siècles et les cultures de toutes sortes de contraintes et de structures - de la littérature de Langue d’oc à la poésie japonaise, de Tryphiodore de Sicile à Villon, des Cabbalistes aux Grands Rhétoriqueurs. Cette bibliothèque universelle s’offre comme un grenier où piller et dérober. Les oulipiens ont usé à satiété du plagiat, parodie, ou second degré 82. La poétique oulipienne privilégie les processus d’imitation et de variation dans un jeu perpétuel d’innovation et de différenciation. Par rapport à l’inspiration, les oulipiens exhibent une nouvelle posture créative qui contrairement aux avantgardes, loin de rejeter la tradition, tend à assimiler les modèles. L’auteur n’est plus un génie, mais un bricoleur inventif opérant des choix contraignants. On perçoit actuellement dans le discours critique contemporain, la place prépondérante de l’imitation à travers la théorie des réécritures, ainsi que le glissement du concept d’inspiration vers celui d’imitation dans la problématique concernant la création littéraire. En effet, la poétique de l’intertextualité qui pose la littérature comme « une transfusion perpétuelle » a permis aux critiques de remettre en cause la mystique de l’écrivain et de reconsidérer la notion de la création. Sous l’impulsion de l’intertextualité, qui appréhende toute écriture comme réécriture, on a pu voir depuis 1990, la multiplication de travaux critiques sur les questions de l’auteur, de l’acte créateur. On peut citer par exemple l’étude réunie par G. Gadoffre, R. Ellrodt et J.-M. Maulpoix concernant L’acte créateur (1997) et notamment l’article de R. Ellrodt sur les « Origines et contraintes de l’inspiration poétique » qui entend montrer que le processus créatif repose sur « l’invention qui se manifeste ne serait-ce que dans le choix des textes passés que 82 BURGELIN (C.), « Quelques remarques sur le sujet oulipien en guise de préface », Un art simple et tout d’exécution, cinq leçons sur l’Oulipo, Circé, Paris, 2001, p. 17. 40 on rapproche et où on puise, et, bien sûr, plus encore dans le style […] 83 » On passe donc de la théorie de l’inspiration à celle de l’invention en tant que recréation et par là même à la conception oulipienne de l’acte créatif en tant que processus scriptural. L’invention présuppose un choix des procédés imitatifs et une poétique contraignante, car l’imitation prend appui sur une esthétique de la contrainte. On peut donc établir un lien entre le retour de l’imitation dans le champ critique et la multiplication d’œuvres contemporaines qui adoptent une stratégie littéraire contraignante, mimétique ou apocryphe allant du pastiche à toute autre forme de réécriture. On peut citer par exemple le roman-centon de Y. Rivais, Les Demoiselles d’A. 84 contenant 750 citations ou le roman de J. Lahougue intitulé La Doublure de Magrite 85 qui s’inspire notamment du premier Maigret de G. Simenon. Enfin, on peut voir comment des théories littéraires intertextuelles, à travers la rhétorique ou la poétique, ont pu, à un moment donné, se développer en interaction étroite avec les préoccupations artistiques oulipiennes et ont pu favoriser l’émergence des littératures à contraintes. Finalement, à travers ce succinct panorama visant à restituer l’état du champ théorique et critique contemporain, il nous a semblé essentiel de reconstituer, à partir d’une sélection chronologique et disciplinaire centrée sur les sciences humaines, le contexte scientifique et culturel pouvant expliquer l’émergence de l’Oulipo dans le champ littéraire du XXe siècle. Cette approche épistémologique nous a permis de montrer quels ont pu être les apports multiples et croisés des mathématiques, de la cybernétique, de la linguistique, des poétiques actuelles dans la création oulipienne et post-oulipienne. Cette approche a été également l’occasion de saisir les relations d’interactivité qui peuvent s’établir entre le champ théorique et littéraire à partir d’une transmutation conceptuelle. En 83 84 ELLRODT (R.), « Origines et contraintes de l’inspiration poétique », L’acte créateur, PUF, Paris, 1997, p. 128. RIVAIS (Y.), Les Demoiselles d’A., Bellefond, Paris, 1979. 41 effet, il serait réducteur de croire que le processus créateur annihile tout système de représentation théorique propre à l’auteur et que tout écrivain crée en faisant abstraction de sa culture littéraire et scientifique, sans recourir à un système de signes, de référents théoriques. Au contraire, il nous a semblé tout à fait pertinent de percevoir, à travers cette brève étude, comment la poétique oulipienne se crée en corrélation étroite avec diverses théories scientifiques ou critiques, comment, sur la modalité d’un jeu constant, les membres du groupe, pénétrés de modèles conceptuels empruntés aux sciences, les sélectionnent, les assimilent, les transforment et les convertissent au profit d’une poétique contraignante et innovante. II Analyse d’une institution de la vie littéraire : l’Oulipo Après avoir tenté de saisir les conditions nécessaires à l’émergence de l’Oulipo et des littératures à contraintes dans le champ littéraire contemporain, il nous a semblé opportun de considérer l’Ouvroir de Littérature Potentielle comme une entité spécifique qui s’inscrit dans des engagements et des conditions socio-culturelles, à l’intérieur d’un contexte en interaction avec les différents agents du champ littéraire. Il est évident qu’au cours de cette analyse de l’Oulipo en tant qu’institution littéraire, nous aurons recours à certains concepts et outils d’analyse de la sociologie de la littérature telle qu’elle a pu être pratiquée par P. Bourdieu, J. Dubois ou encore A. Viala. Il nous a semblé essentiel à ce stade de l’étude, d’identifier la nature de ce « groupe littéraire » qui peut, par de multiples aspects, s’apparenter à une « société secrète » paradoxale, tant du point de vue de son histoire, de sa structure que de son fonctionnement, de sa stratégie et de son positionnement dans la sphère créative. Pour cela, nous allons replacer l’Ouvroir de Littérature Potentielle dans le champ littéraire, c’est-à-dire dans : un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent (soit, pour prendre des points très éloignés, celle d’auteurs de 85 LAHOUGUE (J.), La Doublure de Magrite, Les Impressions nouvelles, Paris, 1987. 42 pièces à succès ou celle de poètes d’avant-garde), en même temps qu’un champ de lutte, de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces 86. Ainsi, nous nous interrogerons sur cette institution de la vie littéraire en tant qu’organisation autonome et en tant qu’appareil idéologique spécifique. Cette réflexion alimentera de nombreuses problématiques : faut-il considérer l’Ouvroir comme un groupe littéraire, comme une avant-garde littéraire ? Le groupe s’est-il constitué en réaction contre le Surréalisme ? Comment se situe-t-il dans le champ de forces face au groupe Tel Quel ? Peut-on établir enfin une relation de filiation entre l’Oulipo et les littératures à contraintes ? Fort de ce questionnement, nous commencerons en appréhendant la structure interne du groupe par rapport au conditionnement institutionnel de la pratique littéraire (modes de production, de diffusion, de promotion…), puis nous saisirons l’apparition de cette « société secrète » selon A. Viala, grâce au conceptclé de contrainte, à partir des emprunts effectués par les oulipiens à d’autres disciplines et au champ de réception propre à un groupe qui revendique une véritable éthique de la contrainte. Nous tenterons enfin de démontrer comment l’Ouvroir de Littérature Potentielle se révèle être – de par son positionnement et ses pratiques – une institution littéraire jouant sur le concept d’hybridation. Ainsi, nous axerons notre étude sur l’organisation de cette « société secrète » en tant qu’institution littéraire « […] au sens passif et actif : organisation tangible, socialisation d’individus (par imposition de normes et de valeurs) et appareil idéologique 87 », et nous déterminerons son historique et sa structure à partir de l’étude de sa naissance, de son statut et de ses rapports relationnels et différentiels avec d’autres groupes à l’intérieur du champ. On peut effectivement, s’interroger sur les relations entretenues par l’Oulipo avec le collège de Pataphysique par exemple. Puis, nous nous attarderons sur le fonctionnement de l’Ouvroir à travers l’étude des rouages internes de cette « académie privée », de ses rituels, de son rôle et de la fonction de ses membres, ainsi que ses potentielles 86 BOURDIEU (P.), « Le champ littéraire », Revue des actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, p. 4. 43 ramifications. On n’omettra pas d’analyser, pour finir, la stratégie mise en place par le groupe dans le champ de force, l’opposant au Surréalisme, en vue d’un éventuel monopole de la légitimation. Pour cela, nous aurons recours à l’étude de son positionnement dans cet espace conflictuel qui nous permettra de mettre en corrélation l’espace des positions et l’espace des prises de position qui induisent un questionnement sur les réseaux d’influence et les modes de diffusion, de promotion propres à l’Oulipo. A) Une société secrète paradoxale 1) Historique et structure Dès son apparition en 1960, l’Ouvroir de Littérature Potentielle se distingue des stratégies de différenciation habituelles des groupes ou des écoles littéraires qui investissent le champ. En effet, l’Oulipo adopte une structure particulière quasiconfidentielle : pour l’ensemble des membres, le groupe devait rester confidentiel et son existence ne fut d’ailleurs révélée timidement qu’en 1961. L’Ouvroir se veut à ses débuts selon N. Arnaud « une société secrète 88 ». La fondation du groupe découle d’un colloque de Cerisy-la-Salle, organisé en septembre 1960, autour de R. Queneau. Lors de cette assemblée, réunissant des proches, des critiques ou des admirateurs de cet auteur, se met en place le noyau dur du groupe, du « séminaire de littérature expérimentale ». L’Oulipo se crée officiellement sous l’impulsion de F. Le Lionnais et de R. Queneau, dans le cadre institutionnel de Cerisy, qui permet aux « pères fondateurs » d’opérer une sélection quant à la composition du groupe. Mais celui-ci voit le jour tout d’abord grâce à l’amitié unissant l’écrivain R. Queneau qui occupe une place marginale dans les années 60, et F. Le Lionnais, mathématicien brillant et membre du collège de Pataphysique. La naissance du groupe résulte avant tout de la rencontre entre ces deux 87 88 DIRKX (P.), Sociologie de la littérature, A. Colin, Paris, 2000, p. 135. BENS (J.), OU LI PO 1960-63, Bourgeois, Paris, 1980, p. 12. 44 hommes qui avaient en commun des préoccupations convergentes pour la littérature et les mathématiques, comme en témoignent ces propos de F. Le Lionnais : Nous nous aperçûmes que nos cheminements avaient été assez semblables […]. Au cours d’un déjeuner dans un petit bistrot où on pouvait parler tranquilles, je me décidai à proposer à Raymond de créer un atelier ou un séminaire de littérature expérimentale abordant de manière scientifique ce que n’avaient fait que pressentir les troubadours, les Rhétoriqueurs, R. Roussel, les formalistes russes et quelques autres 89. Dès sa fondation, le critère relationnel semble être prédominant pour le recrutement et la potentielle extension du groupe. Ainsi, afin de constituer ce groupe qui n’est ni « un mouvement littéraire », ni « un séminaire scientifique », ce tandem créatif fait appel, le 24 novembre 1960 (date officielle de la première réunion de l’Oulipo) à une dizaine de complices de la même génération présents à Cerisy et dans la vie littéraire, puisque quasiment tous les membres participent à de multiples institutions de la vie littéraire (édition, critique, revues…). En effet, on peut rapidement tenter de cerner la position socioprofessionnelle des membres du groupe initial 90 constitué de : — N. Arnaud, critique littéraire (travaux réalisés sur B. Vian, A. Jarry), animateur de la revue surréaliste La Main à plume, membre du collège de Pataphysique. — J. Bens, romancier et poète, cruciverbiste, secrétaire de rédaction de l’Encyclopédie de la Pléiade (1960-1963), auteur d’œuvres critiques sur R. Queneau. — C. Berge, professeur de mathématiques (Paris VII), spécialiste de la théorie de graphes, chercheur au CNRS. — A. Blavier, membre correspondant-étranger, bibliothécaire à Verviers (Belgique), éditeur de la revue Temps mêlés, membre du collège de Pataphysique, organisateur de colloques sur R. Queneau. 89 90 LE LIONNAIS (F.), ALP, p. 39. Informations issues en partie du magazine littéraire, consacré à l’Oulipo, n° 398, mai 2001, p. 32-36. 45 — P. Braffort, mathématicien, créateur du laboratoire de calcul analogique au Commissariat à l’énergie atomique, détaché à l’université de Paris XI et à l’université de Chicago. Membre fondateur de l’ALAMO (1980). — R. Chambers, membre correspondant-étranger, professeur de Français en Australie, membre du collège de Pataphysique, auteur de plusieurs essais littéraires (G. de Nerval, le modernisme…). — S. Chapman, membre correspondant-étranger, architecte britannique, membre du collège de Pataphysique, traducteur de R. Queneau et de B. Vian, fondateur de l’OUTRAPO (Ouvroir de tragi-comédie potentielle). — M. Duchamp, membre correspondant-étranger, peintre, sculpteur, poète, joueur d’échecs professionnel et membre du collège de Pataphysique. — J. Duchateau, romancier, critique littéraire (travaux sur Boris Vian), journaliste et producteur de l’émission Panorama sur France Culture. — Latis, professeur de philosophie au lycée Henry IV, membre du collège de Pataphysique. — F. Le Lionnais, ingénieur, mathématicien, membre du collège de Pataphysique. — J. Lescure, animateur de revues littéraires, poète et dramaturge. — R. Queneau, secrétaire général des éditions Gallimard, directeur de l’Encyclopédie de la Pléiade, poète, romancier, membre du collège de Pataphysique. — J. Queval, journaliste, critique cinématographique et littéraire (travaux sur J. Prévert, R. Queneau), traducteur d’anglais et écrivain. — A.-M. Schmidt, professeur de lettres à l’université de Lille, spécialiste du XVIe siècle, critique littéraire, lecteur dans de nombreuses maisons d’édition, participations multiples à des revues littéraires (Lettres Nouvelles, NRF). D’emblée, on peut noter l’appartenance de quatre membres du collectif oulipien au collège de Pataphysique. Au moment de sa fondation, le groupe a cherché son statut d’institution grâce à la structure de son groupe valorisée par l’autorité des pères fondateurs et de par son rattachement au collège de Pataphysique, qui 46 constitue lui-même un cadre quasi-institutionnel préexistant. Il ne tente pas d’investir le champ littéraire en s’opposant au collège de Pataphysique, mais plutôt en choisissant de se rapprocher de cette autre société secrète fondée en 1948, qui véhicule une certaine pratique de la littérature (« Une science des solutions imaginaires » qui s’intéresse au problème de la forme poétique) et qui compte un certain nombre de personnalités du champ littéraire (J. Prévert, B. Vian, E. Ionesco…) offrant au groupe la possibilité de « se placer » dans le milieu par relation de parenté et non de concurrence. Selon M. Décaudin, « l’Oulipo n’est pas loin, dans le droit fil, au moins à ses débuts, des orientations du collège 91 » parallèlement à l’intérêt porté par ces deux « sociétés secrètes » aux jeux de mots (rébus, lipogrammes, anagrammes, manipulations verbales…). Le compte-rendu du 22 décembre 1960 fait acte de cette intégration du groupe au collège de Pataphysique : « L’Oulipo est intégré à la sous-commission des Épiphanies et Ithyphanies, elles-mêmes incluses dans la Commission des Imprévisibles, dont l’un des trois présidents est le Trt S. R. Queneau. Au titre de souscommission, l’Oulipo pourra posséder des dataires (chargés des relations administratives) 92. » Le collège de Pataphysique offre à cette nouvelle commission, un réseau de contacts assurés et surtout un avantage indéniable concernant des possibilités de publication. Après s’être occupé du processus d’institutionnalisation à travers les modalités de recrutement et de rattachement au collège de Pataphysique, les premières réunions du groupe portent sur l’orientation des travaux de l’Ouvroir et sur ses potentielles dénominations. En effet, l’expression « Séminaire de Littérature Expérimentale » (S.L.E) ayant été contestée par certaines personnes, les membres sont amenés à voter et à opter pour OU-LI-PO, comme le rappelle de façon ludique P. Fournel : Il n’est pas besoin de connaître toutes les subtilités de la langue française pour saisir l’importance du pas franchi ce jour-là. L’austérité prétentieuse de « Séminaire » laissait 91 92 DÉCAUDIN (M.), « De la poésie au collège », Le magazine littéraire, n° 338, juin 2000, p. 45. BENS (J.), OU LI PO, 1960-63, Bourgeois, Paris, 1980, p. 23. 47 place à la modestie artisanale de « L’Ouvroir », et le déjà galvaudé « expérimental » cédait le pas à « Potentielle » plus neuf et beaucoup plus proche de l’ambition oulipienne 93. Le sigle du groupe renvoie donc à la recherche de la nouveauté à travers l’expérimentation, mais en relation avec la tradition, l’artisanat (terme ouvroir) et à la recherche de l’investigation des possibilités à découvrir (littérature potentielle). Dès lors, le groupe ne se qualifie pas comme d’autres par une thématique spécifique ou par l’utilisation d’une forme particulière, mais par une conception particulière des formes littéraires. Une fois sa dénomination acquise démocratiquement et non imposée par le (les) leader(s) du groupe, l’Oulipo affirme sa structure par des statuts internes. Lors de la réunion du 7 mai 1962, les oulipiens mettent au point une charte réglementée concernant le processus de catégorisation des membres (membre fondateur, membre actif élu par vote unanime après mise à l’essai, membre associé prenant part aux délibérations mais non aux votes, membre correspondant présent aux réunions uniquement sur invitation et ayant pour rôle de faire connaître les travaux du groupe à l’étranger), l’effectif du groupe (10-12 membres actifs), les droits de chacun des membres et les modalités de recrutement. Soucieux de préserver sa « société secrète », R. Queneau limita l’adhésion de nouveaux membres dans l’effectif afin de maintenir la cohésion du groupe, comme le souligne P. Fournel : « R. Queneau s’éleva contre le principe même, déclarant qu’au-dessus d’une dizaine de membres, aucun travail n’est plus profitable 94. » Outre ces quelques règles constitutionnelles, l’Oulipo se dote également de quelques principes éthiques souhaités par R. Queneau, profondément marqué par le fonctionnement interne du mouvement surréaliste et afin d’ « écarter de manière radicale toute activité de groupe pouvant engendrer fulminations, excommunications et toute forme de terreur 95 ». Ainsi, outre le vote démocratique largement pratiqué, ils instaurent que l’absence des membres décédés aux réunions soit excusée, qu’aucun membre ne puisse être exclu et enfin 93 94 FOURNEL (P.), Clefs pour la littérature potentielle, Denoël, Paris, 1972, p. 10. Ibid., p. 37. 48 que si un membre souhaite quitter le groupe, il devra donner sa démission en se faisant hara-kiri. L’humour oulipien de ce dernier principe n’estompe pas la rigueur des statuts du groupe qui apparentent l’Oulipo à une institution académique à travers ses réunions régulières « […] consacrées à la réflexion entre spécialistes 96 », ce souci de confidentialité des « cercles privés » autour de « l’initiative privée d’un ou de quelques hommes ayant au moins un embryon de notoriété. Autour d’eux, un cercle d’amis, une demi-douzaine ou une douzaine au plus 97 » et l’importance de la « sélectivité ». C’est d’ailleurs peut-être cette structure académique qui a permis au groupe de maintenir cette extrême longévité pour un groupe littéraire, c’est-à-dire plus de quarante ans. On peut remarquer que tant son histoire que sa structure, attestent d’une volonté d’institutionnalisation de l’Ouvroir de Littérature Potentielle qui passe par « l’acquisition d’un code spécifique de conduite et d’expression 98 » dès sa formation. 2) Fonctionnement Il convient à présent de s’interroger sur le fonctionnement de ce groupe à part dans l’histoire littéraire contemporaine, ni mouvement, ni avant-garde, qui ne cherche pas à s’imposer dans le champ littéraire par le recours à une stratégie agressive ou concurrentielle. La structure quasi-académique du groupe induit un fonctionnement propre à l’Ouvroir, convivial et rituel. En consultant les comptes-rendus des réunions de l’Oulipo, on remarque d’emblée qu’elles ont lieu dans un cadre précis, celui des déjeuners mensuels au restaurant, puis chez les différents membres, durant lesquels par exemple « il est vivement conseillé aux membres de l’Oulipo de s’abstenir à l’avenir, et au cours des réunions, de commander des maquereaux 95 96 97 QUENEAU (R.), ALP, p. 39. VIALA (A.), La Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1985, p. 16. Ibid., p. 18. 49 au vin blanc 99 ». Les réunions de travail se font autour d’une table qui mêle les récréations gastronomiques et ludiques au sérieux des expérimentations. La régularité des réunions mensuelles, même si tous les membres ne sont pas toujours présents, assure au groupe sa pérennité et scelle les relations affectives et amicales. Chaque réunion est également la mise en scène de tout un cérémonial décrit par J. Bens, un des « secrétaires définitivement provisoires » du groupe : Notre régularité ne s’est jamais démentie : toujours une réunion par mois, depuis quarante ans et quart. Le rituel s’est affermi. Pendant l’apéritif, on élit un président de séance qui établit l’ordre du jour. Celui-ci comporte plusieurs rubriques régulières : création, érudition, action, menus proposés, etc. Chaque participant propose une ou plusieurs communications qui prendront place dans lesdites rubriques 100. Chaque réunion fait l’objet d’un compte-rendu établi par J. Bens, puis M. Bénabou (secrétaires) qui contient des informations préliminaires comme le numéro de la réunion, le lieu, le nom des présidents de séance, du secrétaire, des présents, des excusés, puis les oulipiens fixent l’ordre du jour à partir de la déclinaison de différentes rubriques commentées par M. Bénabou : 1) La rubrique création : ce qui va être évoqué, c’est-à-dire les contraintes, l’expérimentation de nouvelles structures, l’aboutissement de recherches concernant certains exercices. 2) La rubrique rumination : c’est l’idée de quelque chose qui peut mener à une contrainte, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas encore arrivé à maturation. Il ne s’agit pas encore d’une nouvelle contrainte avec un texte qui la développe. 3) La rubrique action : elle concerne diverses activités du groupe (lectures, cours, collaborations, manifestations publiques) ainsi que nos publications (La Bibliothèque oulipienne). Cette rubrique comporte l’appellation « Norbert » : c’est un clin d’œil, en fait il s’agit d’un projet commun, l’élaboration d’un grand « dictionnaire anthologique de la littérature potentielle »101. Chaque séance se clôt par l’annonce de la date et du lieu de la réunion suivante et par la mise en annexe de différents documents. Ce cérémonial précis, réglé et habituel participe ainsi au processus d’institutionnalisation mis en place. Mais l’Oulipo est également un groupe littéraire qui a su se maintenir grâce à une politique de l’ouverture, de l’élargissement, établie par les statuts du 98 BOURDIEU (P.), Les Règles de l’art, Seuil, Paris, 1992, p. 327. 99 BENS (J.), OU LI PO, Bourgeois, Paris, 1980, p. 25. 100 BENS (J.), « Le rituel des réunions », Le magazine littéraire, n° 398, mai 2001, p. 24. 50 groupe concernant les modes de recrutement. À partir de 1966, fort de sa cohésion et de ses expérimentations, le collectif recrute de nouveaux membres. Selon M. Bénabou : « Il s’agit, on le voit, de personnalités fort diverses (hommes ou femmes, jeunes ou moins jeunes, français ou étrangers, écrivains ou mathématiciens, connus ou inconnus) mais unis par quelques traits communs : l’intérêt pour l’écriture sous contrainte, goût du partage et de la convivialité, une certaine forme d’humour102. » Les recrutements s’opèrent selon trois cooptations successives. Tout d’abord comme nous l’avons énoncé, une première vague de 1966 à 1973 comprenant par ordre d’entrée : — J. Roubaud (1966) : poète, mathématicien, critique littéraire (essais sur la poésie notamment), professeur à l’université de Nanterre, puis directeur d’études à l’EHESS. Membre actif et fondateur de l’ALAMO. — G. Perec (1967) : écrivain, documentaliste au CNRS, prix Renaudot 1965. — M. Bénabou (1969) : professeur d’histoire ancienne à Paris VII, écrivain, créateur avec G. Perec de la L.S.D. (Littérature Sémio-Définitionnelle) reprise plus tard au sein de l’Oulipo. — L. Étienne (1969) : professeur de mathématiques, spécialiste de jeux littéraires, journaliste (Le Canard Enchaîné), membre du collège de Pataphysique. — P. Fournel (1971) : écrivain, attaché culturel à l’ambassade de France au Caire, directeur de publication (éditions Ramsay), membre actif d’une des branches de l’Oulipo (l’ALAMO). — H. Mathews (1973) : poète, romancier, traducteur de G. Perec pour les USA, membre actif de l’Ouvroir de Cuisine Potentielle (l’OUCUIPO). — I. Calvino (1973) : écrivain, traducteur de R. Queneau pour l’Italie, directeur de publications pour les éditions italiennes Einaudi. Cette première période de recrutement voit l’arrivée de nouveaux membres qui contribuent à faire exploser la limitation des statuts de 1962, ainsi que les subtiles 101 Mém. maîtrise, p. 152-153. 102 BÉNABOU (M.), « Quarante siècles d’Oulipo », Le magazine littéraire, n° 398, mai 2001, p. 22. 51 catégories concernant la hiérarchie des membres. Cette stratégie de sélection permet à l’Ouvroir de profiter du dynamisme de ses nouveaux membres, tout en rajeunissant le groupe et en développant sa notoriété grâce à l’arrivée d’auteurs reconnus (I. Calvino, J. Roubaud, G. Perec). Cependant, le critère de notoriété est loin d’être prédominant, étant donné que l’Ouvroir de Littérature Potentielle privilégie avant tout le goût pour l’écriture sous contrainte et la convivialité. L’initiative de recrutement se poursuit puisque de 1975 à 1983 émerge une nouvelle vague, constituée de : — M. Métail (1975) : premier membre féminin de l’Oulipo, poète, sinologue (thèse sur la poésie chinoise). — F. Caradec (1983) : directeur de publication (éditions Garnier), critique littéraire (essais sur Lautréamont, Roussel, Allais), membre du collège de Pataphysique et de l’émission de France Culture « Des Papous dans la tête » et spécialiste français de la bande dessinée. — J. Jouet (1983) : écrivain, novelliste, auteur de théâtre, poète, coopté suite à sa participation à un stage d’écriture dirigé en 1978 par P. Fournel, G. Perec et J. Roubaud, collaborateur de l’émission de France Culture « Des Papous dans la tête ». Cette période de recrutement est décisive pour le collectif qui perd ses deux pères fondateurs (R. Queneau en 1976 et F. Le Lionnais en 1984) et un membre éminemment oulipien, G. Perec en 1982. Dès lors, le groupe est contraint d’adopter une autre stratégie, à travers un cheminement qui conduit l’Ouvroir de sa position discrète de « société secrète » à une officialisation institutionnelle. Le processus de regénération du groupe découle d’un changement d’attitude, explicité par P. Fournel : « D’après F. Le Lionnais, et tous les oulipiens ne sont peut-être pas d’accord sur ce point, l’arrivée des “jeunes” a entraîné un changement d’attitude à l’Oulipo. Il ne s’agit bien sûr pas de rechercher les interviews, mais bien plutôt de ne plus s’opposer aux ouvertures extérieures. Les 52 “jeunes” ont besoin d’un peu de pub… 103. » Enfin, le groupe achève son processus de regénération (définitivement provisoire) en cooptant huit membres entre 1992 et 2005 : — P. Rosenstiehl (1992) : mathématicien, spécialiste de la théorie des graphes et des labyrinthes, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. — H. Le Tellier (1992) : mathématicien, journaliste, écrivain, découvert par P. Fournel, critique culinaire, trésorier de l’Oulipo, collaborateur de l’émission de France Culture « Des Papous dans la tête » et professeur de techniques éditoriales à Paris (III-X). — O. Pastior (1994) : poète allemand spécialisé dans la sextine et l’anagramme. — M. Grangaud (1995) : poétesse, fonctionnaire rectorale, membre du comité de rédaction de la revue Poésie. — B. Cerquiglini (1995) : professeur de linguistique à Paris VII, directeur de l’Institut national de la langue française, président de l’Observatoire National de la Lecture. — I. Monk (1998) : poète, traducteur des œuvres de G. Perec, de R. Roussel, de D. Pennac pour le Royaume-Uni. — O. Salon (2000) : professeur de mathématiques à l’ENS Cachan et en classes préparatoires, spécialiste de la théorie des nombres. — A. F. Garréta (2000) : normalienne, maître de conférence à l’université de Princeton puis de Rennes II, romancière, premier membre né (en 1962) après la fondation du groupe. — V. Beaudoin (2003) : ingénieur à France Télécom, spécialiste de l’informatisation des traitements lexicaux et auteur d’un essai portant sur les relations du mètre et du rythme dans le vers classique. — F. Forte (2005) : libraire à Toulouse, musicien, poète et cycliste reconnu tout comme J. Jouet, il fut encouragé par celui-ci à publier ses recueils. 103 FOURNEL (P.), Clefs pour la littérature potentielle, Denoël, Paris, 1972, p. 14-15. 53 De par son fonctionnement, la mise en place de ses statuts de groupe littéraire et sa stratégie de recrutement, l’Oulipo a cherché à prendre place dans le champ littéraire à travers un processus spécifique non offensif et qui se situe d’emblée sur une ligne de démarcation nouvelle du champ littéraire, en liant mathématiques et littérature au sein d’une « confrérie amicale » et exigeante. B) Stratégies et positionnement : analyse comparative des prises de position des groupes dans le champ littéraire Il convient à présent de replacer l’Ouvroir dans la perspective plus large du champ, en tant que système relationnel et différentiel, afin de cerner son positionnement dans ce champ de forces. En effet, le groupe n’est pas apparu ipso facto dans le champ littéraire : sa position découle avant tout des rapports que certains de ses membres ont pu entretenir historiquement (de 1920 à 1960) avec d’autres groupes à l’intérieur du champ. Aussi nous allons nous attacher tout d’abord à analyser l’ensemble des positions du champ littéraire des années 60, afin de mieux saisir le positionnement de l’Oulipo vis-à-vis du collège de Pataphysique, du Surréalisme et de Tel Quel. Puis, nous nous intéresserons à l’évolution, aux mutations oulipiennes et enfin à ses diverses branches stratégiques. Notre objectif sera de nous interroger sur les liens pouvant exister entre ces trois « groupes littéraires » coexistant dans le champ littéraire des années 60. Non pas comme certains critiques, en voulant à tout prix rapprocher Tel Quel et l’Oulipo – et même parfois par recours à des rapprochements non avérés ou simplificateurs – mais en tentant d’établir des rapports de ressemblances ou au contraire d’oppositions, à partir de l’examen attentif des traits identificatoires qui découlent de leurs spécificités. 1) Analyse du champ Il apparaît inutile de revenir trop longuement sur les rapports de l’Oulipo et du collège de Pataphysique, que nous avons déjà développés. Cependant, on peut affirmer que l’Ouvroir n’a pas entretenu une relation conflictuelle avec le collège 54 de Pataphysique, comme cela est de règle dans le champ littéraire. Au contraire, on pourrait presque parler d’un rapport de filiation, étant donné que même si les deux groupes pouvaient avoir des conflits de valeurs, ils ne se sont jamais opposés pour des enjeux de pouvoir, afin d’asseoir une autorité ou de favoriser sa propre légitimité. De plus, il ne faut pas omettre le lien structurel qui unit ces deux groupes, car à ses débuts, l’Ouvroir constituait une sous-commission du collège, comme l’atteste par exemple la cooptation automatique des membres fondateurs du groupe au collège de Pataphysique. Au sein du champ littéraire, les oulipiens optent pour une stratégie qui repose sur un réseau d’amitiés, sur le rapprochement, qui se noue dans le même goût des mathématiques et du jeu. Dès leur création, ils se sont démarqués des autres groupes littéraires, en refusant d’adopter une stratégie radicale et guerrière qui vise à combattre les groupes en place ou les pseudo-concurrents passéistes. Si par la suite, comme l’affirme P. Braffort « On s’aperçoit que les liens se distendent peu à peu entre le collège et sa souscommission 104 », il subsiste cependant bien une relation amicale et nullement concurrentielle. Par contre, il est évident que l’Oulipo n’a pas entretenu la même relation avec le Surréalisme. Pour cerner sa position dans le champ littéraire des années 60, il convient ici de revenir sur les rapports que R. Queneau entretient dès 1925 avec ce mouvement. En effet, attiré par ce groupe qui remet en cause la langue et prône l’humour, la folie et le jeu des formes codifiées, il participa aux activités du Surréalisme entre 1925 et 1929. Mais, il quitta le Surréalisme en 1929, à cause du deuxième manifeste, de ses excommunications qui le visaient lui tout comme ceux qui ont fait du Surréalisme « le prétexte d’une fuite dans les sphères de l’esthétique ou de la métaphore 105 » et pour des raisons qu’il affirme purement personnelles. En fait, selon M. Bénabou, « […] Queneau avait quelques raisons personnelles de se défier de ce genre de mouvement, qui vire assez 104 BRAFFORT (P.), « Oulipo et Pataphysique », Le magazine littéraire, n° 388, juin 2000, p. 57. 105 FOREST (P.), Le Mouvement surréaliste, Vuibert, Paris, 1994, p. 56. 55 rapidement à la secte avant de sombrer dans la brouille ou dans la magouille 106 ». Comme beaucoup, il a été durablement marqué par l’attitude despotique du « pape » du Surréalisme et par le fonctionnement « exécutoire » du groupe, comme le souligne E. Souchier : Queneau ne sort pas indemne de l’époque surréaliste, en 1950, il se souvient avant tout de l’isolement entraîné par la rupture : « Hors du groupe, je n’étais guère plus libre que dedans, au contraire. On se sent coupable et inefficace. C’est ce qui arrive, je crois, à tous ceux qui s’excluent ou sont exclus de groupes fortement constitués 107 ». Pour cette raison, lors de la création de l’Ouvroir, « le souhait de Queneau était de prendre le contre-pied du mouvement surréaliste, dont les querelles internes et publiques l’avaient profondément blessé trente ans plus tôt 108 ». Mais son départ découle également de différences idéologiques et littéraires qui opposent R. Queneau et A. Breton à propos de nombreuses problématiques (le concept d’inspiration, l’art romanesque, le jeu du hasard et l’arbitraire, la rupture avec les schémas littéraires traditionnels, l’engagement politique, le rejet des règles, la question de la sexualité…). Faut-il alors percevoir la création du groupe, la constitution de l’Oulipo en réaction contre le Surréalisme, étant donné que chaque nouvelle « école littéraire » résulte d’une révolution où s’opposent deux entités et dont l’une menace l’autonomie de l’autre pour le monopole de la légitimité littéraire ? Il est possible que le Surréalisme ait représenté pour lui un repoussoir, un contre-modèle idéologique et littéraire, qui l’a certainement encouragé à prendre parti dans le champ littéraire : à travers la création d’un nouveau groupe imposant sa marque par sa production puisque : […] chaque œuvre nouvelle est inévitablement située dans l’histoire du champ c’est-à-dire dans l’espace historiquement constitué des œuvres coexistantes et, par là même, concurrentes, qui dessinent, dans leurs relations mutuelles, l’espace des prises de position possibles, prolongements, dépassements, ruptures 109. 106 107 108 109 BÉNABOU (M.), op. cit., p .21. SOUCHIER (E.), R. Queneau, Seuil, Paris, 1991, p. 20. BELLOS (D.), G. Perec, Seuil, Paris, 1994, p. 369. BOURDIEU (P.), « Le champ littéraire », Actes de recherches en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, p. 24. 56 L’Ouvroir a donc tenté de s’imposer dans le champ en mettant en place une nouvelle esthétique littéraire qui s’oppose au Surréalisme et qui révoque la stratégie subversive des mouvements d’avant-garde. Il ne faut pas omettre que l’apparition du groupe dans le champ s’est faite, en réaction contre le Surréalisme et en concomitance avec une autre avantgarde, le groupe Tel Quel, né comme l’Oulipo en 1960. Là encore, on peut parler d’opposition entre les deux groupes. Mais pour être plus pertinent dans notre démarche analytique, nous allons recourir à une typologie comparative, qui va nous donner la possibilité de mettre à jour les différences inhérentes à ces trois groupes et d’établir des rapprochements ou des antinomies qui peuvent justifier cette lutte de position et de pouvoir à l’intérieur du champ. – Périodisation Nous nous intéresserons tout d’abord à la durée d’existence propre à chaque groupe, à leur longévité dans le champ. Le Surréalisme est né en 1924 et sa mort promulguée de nombreuses fois, s’est effectuée aux alentours de 1966 et semble coïncider avec la mort d’A. Breton. Quant à Tel Quel, l’acte de naissance date de 1960 et après vingt-deux ans d’agitation, cette avant-garde disparaît en 1982. Concernant l’Ouvroir, fondé en 1960, le groupe fait preuve encore aujourd’hui d’une rare longévité ce qui constitue peut-être l’unique regret de J. Bens : Mon seul regret aujourd’hui (car il convient d’avoir des regrets, c’est une politesse envers nos destinées), c’est que je ne verrai pas la fin de l’aventure. Au bout de quarante ans d’une existence savante et fructueuse, il y a des chances pour que l’Oulipo dure plus longtemps que moi 110. Cette longue durée résulte certainement de la spécificité statutaire de l’Ouvroir. – Statuts / dénominations En effet, on peut s’interroger sur le statut de ces groupes (le terme de « groupe » constituant le vocable le moins connoté qui soit). Faut-il considérer le Surréalisme, Tel Quel et l’Oulipo comme des écoles, des mouvements, des avant- 110 BENS (J.), « Le rituel des réunions », Le magazine littéraire, n° 398, mai 2001, p. 24. 57 gardes ? Quelle dénomination leur attribuer ? On peut considérer le Surréalisme et Tel Quel comme des avant-gardes littéraires, en prenant en compte le fait que tous deux se définissent selon certains critères propres à cette notion décrite par F. Noudelmann 111 : « Attitude radicale et provocatrice », « refus de la tradition », « volonté d’ancrer la littérature dans le politique », « agitation politique et polémique », « volonté interventionniste qui prône la transformation de la vie au nom de l’art ». Même, si A. Breton en 1952, dans une ultime perspective stratégique, récuse l’étiquette d’avant-garde, le Surréalisme apparaît bien pour la critique contemporaine comme une avant-garde littéraire. De la même façon, on attribue cette dénomination au groupe Tel Quel. Ainsi, selon P. Forest : « Dans son propre champ, Tel Quel se veut une avant-garde révolutionnaire 112 ». L’Ouvroir se distingue radicalement de ces deux groupes, car dès le premier manifeste, les membres refusent d’être assimilés à « un mouvement littéraire 113 », ou à un « séminaire scientifique ». Les membres entendent se positionner en adoptant une posture spécifique qui refuse le caractère radical et fondateur des avant-gardes, et qui selon C. Burgelin a permis à l’Oulipo « qui n’aime pas l’hystérie 114 » d’esquiver « les dogmatismes et la théâtralisation de l’avant-garde 115 ». Son statut de groupe de recherche sans parti pris idéologique le rapprocherait peut-être davantage d’une certaine forme d’avant-garde définie par F. Noudelmann comme une avant-garde « […] puriste qui recherche un langage autoréférencé 116 ». Même si le groupe ne correspond pas aux critères définitoires dominants de l’avant-garde qui s’assimilent au modèle révolutionnaire, certains critiques considèrent cependant l’Ouvroir de Littérature Potentielle comme une avantgarde, ainsi F. Noudelmann qui évoque dans son ouvrage « les expérimentations 111 112 113 114 NOUDELMANN, F., Les Avant-gardes et la modernité, Hachette sup., Paris, 2000, p. 75. FOREST (P.), Histoire de Tel Quel, Seuil, Paris, 1995, p. 300. Oulipo, LP, p. 7. BURGELIN (C.), « Quelques remarques sur le sujet oulipien en guise de préface », Un art simple, et tout d’exécution, Cinq leçons sur l’Oulipo, Circé, Paris, 2001, p. 11. 115 Ibid., p.10. 116 NOUDELMANN (F.), op. cit., p. 128. 58 formelles et avant-gardistes de l’Oulipo 117 ». Il aurait donc le fond d’une avantgarde, mais sans en avoir la forme ou vice-versa. Or faut-il considérer tout groupe qui prône un travail de la forme et une certaine forme d’autoréférentialité comme une avant-garde ? Ces deux critères retenus par F. Noudelmann ne sont-ils pas propres, non à l’étiquette avant-garde, mais plutôt à l’ensemble de l’esthétique moderne ? Cependant cette double distinction, avant-garde « interventionniste » et avant-garde « puriste » offre un éclairage nouveau et pertinent, même s’il semble plus difficilement s’adapter au groupe pour de multiples raisons que nous allons expliciter. – Constitution du groupe et modes de fonctionnement Comme nous l’avons déjà noté concernant la constitution du groupe et les modes de fonctionnement, l’Ouvroir a mis en place dès 1960 une structure de type familial et académique qui instaure des rapports non conflictuels et égalitaires entre ses membres, comme le souhaite R. Queneau : pas d’excommunication, ni de rapports de force. Cette démarche s’oppose bien évidemment au Surréalisme et à Tel Quel. Rappelons que le Surréalisme s’est constitué : […] au gré des rencontres et des prises de position. Aux trois « Mousquetaires » de Littérature – Breton, Soupault, Aragon – se sont ainsi joints progressivement d’autres écrivains […]. L’affrontement Breton-Tzara a un temps partagé les milieux d’avant-garde en obligeant chacun à choisir son camp 118. En effet, profitant du « procès Barrès », A. Breton en arrive à conquérir le monopole, en dépossédant T. Tzara du concept de « Surréalisme » hérité de G. Apollinaire. Mais les luttes ont également eu lieu à l’intérieur du groupe comme le souligne M.-P. Berranger : « Les contestations, rivalités et surenchères sont, au sein du groupe, des éléments moteurs de la création 119. » Dans ces conditions, pour maintenir son hégémonie et pour se protéger des crises qui secouent son groupe, A. Breton met en place une structure quasi dictatoriale en 117 Ibid., p. 96. 118 FOREST (P.), Le mouvement surréaliste, Vuibert, Paris, 1994, p. 48. 59 pratiquant une politique de conflit et d’exclusion. À titre d’exemple, le second manifeste constitue bien un échantillon de cette stratégie interne au groupe, qui permet d’éliminer certains membres à travers le processus excommunicatoire et d’imposer une nouvelle stratégie qui oriente le mouvement vers la sphère politique. De par la constitution de son groupe et ses modalités de fonctionnement, Tel Quel s’apparente au modèle surréaliste, car dès ses débuts, le groupe est incapable de mettre en place une démocratie interne au comité. D’ailleurs, dans son essai, P. Forest, spécialiste de l’histoire de Tel Quel, revient souvent sur les dissensions, les rapports de force, les luttes intestines à l’intérieur du groupe. On peut ainsi relever quelques extraits : Au sein du cercle originel de Tel Quel, antipathies personnelles et différends esthétiques s’additionnent pour dresser les uns contre les autres, des jeunes gens qui, malgré tout se voudraient encore amis 120, […] Tel Quel se dote d’une charte qui vient préciser les procédures en vigueur relatives à toutes les questions litigieuses. Le comité, ne craignant pas de se perdre dans de véritables subtilités procédurières, envisage toute une gamme de moyens pour rétablir et faire respecter la discipline interne : le récalcitrant pourra faire l’objet d’un simple avertissement ou voir son nom figurer, après exclusion, sur une « liste noire » 121. La lutte qui oppose le clan J. Edern Hallier et le clan P. Sollers pour le monopole de la revue, aboutit à une négation totale d’un fonctionnement démocratique du groupe, et finalement à l’exclusion, après maintes manœuvres, du secrétaire général de Tel Quel, J. Edern Hallier en 1963 comme le relate P. Forest : Il semble cependant que J. Edern Hallier ne se soit pas résolu à la perte effective de l’essentiel de son pouvoir. Contre tous les autres membres de la revue, le secrétaire général entend conserver la direction de Tel Quel. […] Les choses prennent rapidement un tour ubuesque. Pour se prémunir contre toute éventuelle manipulation opérée par le secrétaire général et tout retrait subreptice d’un texte, les membres du comité font circuler entre eux un troisième jeu d’épreuves dont ils dissimulent l’existence à Hallier. Le 31 janvier, la mesure étant amplement dépassée, la décision est prise de « renverser » Hallier 122. Multipliant les actions « terroristes » envers ses membres, la politique du groupe donna lieu à de nombreuses exclusions (J.-R. Huguenin, M. Deguy, M. Faye…) et à de nombreuses démissions (R. Matignon, M. Maxence, J. Thibaudeau, 119 120 121 122 BERRANGER (M.-P.), Le Surréalisme, Hachette sup., Paris, 1997, p. 23. FOREST (P.), Histoire de Tel quel, Seuil, Paris, 1995, p. 41. Ibid., p. 103. Ibid., p. 121. 60 J. Ricardou, J.-L. Baudry…). On peut donc percevoir à travers l’étude du fonctionnement du Surréalisme et de Tel Quel, des convergences, des similitudes qui résultent d’une pratique d’exclusion qui fragilisera considérablement l’identité de ces groupes fondamentalement d’avant-garde, une politique d’exclusion qui ne connaîtra pas l’Ouvroir. – Stratégies Cette violence présente à l’intérieur du groupe se manifeste également par toute une rhétorique qui participe aussi d’une certaine stratégie propre à l’avant-garde. Ce « terrorisme intellectuel » prend place à travers une parole qui se veut guerrière dans ses discours et qui vise à s’approprier le pouvoir. Cette rhétorique de la négation se dévoile dans les manifestes du Surréalisme et de Tel Quel. En analysant le premier ou le second manifeste du Surréalisme, force est de constater la saturation du texte provoquée par de nombreuses invectives qui légitiment le recours à la violence. À titre d’exemple, on peut penser à cette fameuse citation du second manifeste : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule 123. » Le même texte, fort de sa violence injurieuse, prend également à partie les ex-surréalistes, R. Queneau, J. Prévert, M. Leiris ou encore R. Desnos, qui répliquent de manière aussi brutale en retournant le pamphlet Un cadavre contre A. Breton. Selon M.-P. Berranger, la rhétorique de la violence lie le Surréalisme aux beaux jours de l’anarchie noire qui reste, non sans un certain « romantisme » idéologique, le mythe du groupe […]. Gifles, provocations publiques et coups de poings profitent de l’entraînement dadaïste à l’échauffourée. Le Surréalisme a sa Geste, faite de descentes collectives, d’intimidations physiques, quand la lettre d’injures ne suffit plus 124. En tant que programmatiques, puisqu’ils fournissent des orientations esthétiques et politiques, les manifestes surréalistes provoquent, dénoncent et jouent de 123 BRETON (A.), Manifestes du Surréalisme, Gallimard, Paris, 1972, p. 782-783. 124 BERRANGER (M.-P.), op. cit., p. 58. 61 l’agression. Conforme à ce principe insurrectionnel, leur style oscille entre revendication théorique et politique et vise à éliminer les modèles établis et par là même à s’approprier l’autorité dans le champ littéraire, en y insérant violemment de nouvelles valeurs par le biais du manifeste. Concernant Tel Quel, la première déclaration du groupe (qui ouvre le premier numéro de la revue en mars 1960), apparaît à la fois comme une sorte de manifeste et de programme théorique qui se veut avant tout comme l’a noté P. Forest « un manifeste anti-sartrien ». En effet, les membres du groupe s’insurgent, dans cet espace inaugural, contre une littérature engagée, qui prône une réflexion idéologique et politique. Cependant, même si les auteurs de cette déclaration disent le mépris que leur inspirent leurs prédécesseurs (J.-P. Sartre, A. Camus…), la rhétorique utilisée reste beaucoup moins véhémente que chez les surréalistes. L’entrée en scène de Tel Quel dans le champ littéraire semble plus théorique que polémique. Mais très rapidement, le groupe adopte une posture plus agressive accompagnée d’une rhétorique négative dans ses déclarations, comme on peut le noter par exemple dans l’affrontement qui oppose Tel Quel à la revue Change lors du deuxième colloque de Cluny ou par voie de presse interposée (épisodes de l’enquête littéraire de J. Riastat pour la Gazette de Lausanne). Certains critiques dénoncent même le terrorisme intellectuel dont fait preuve Tel Quel, en multipliant les condamnations, les violences verbales à travers leurs communiqués. Ce que souligne, à juste titre, P. Forest : il est indéniable que textes et prises de position frappent par leur vigueur péremptoire, leur rigueur abrupte, leur refus de toute concession. En un mot : par une certaine violence tout au moins rhétorique. Dans son champ propre, Tel Quel se veut une avant-garde révolutionnaire. Le phénomène, à cet égard, est classique : l’ambition subversive du mouvement suscite l’hostilité croissante de « l’establishment » littéraire et cette hostilité en retour, entraîne le groupe vers davantage de violence. Les écrivains proches de la revue développent alors une salutaire et naturelle paranoïa. Les relations conflictuelles qu’ils développent avec l’ensemble de la société mettent à jour cette violence ordinairement masquée qui est fondatrice de toute collectivité. La conviction s’impose qu’une guerre s’est engagée. Et, dans cette guerre, le mouvement d’avant-garde se pense groupe révolutionnaire travaillant à saper les bases de l’ordre ancien. Les telqueliens à leur manière, se voulurent bien des poseurs de bombes, des artificiers de l’écriture 125. 125 FOREST (P.), op. cit., p. 354-355. 62 En somme, selon P. Forest, le recours à la violence qui sous-tend les déclarationsmanifestes de Tel Quel semble donc être justifié et presque même légitimé puisqu’il constitue une réponse à l’agression et semble être la marque rhétorique de toute avant-garde. Il convient alors de mettre en relief la valeur pragmatique de l’écriture manifestaire. À ce sujet, C. Abastado rappelle cette fonction du manifeste dans un article de Littérature consacré à cette notion : L’écriture manifestaire déconstruit les modèles canoniques. Une étude intertextuelle y reconnaît des citations masquées ou gauchies, des imitations parodiques, une polémique qui engage la signifiance du langage et vise, plus fondamentalement, le système linguistique et catégorique de la pensée. Ce travail de sape prépare et ébauche une restructuration du champ discursif, l’instauration de nouvelles formes d’expression; il est un facteur puissant de l’évolution de l’écriture 126. Le manifeste apparaît donc bien pour tout groupe littéraire comme une arme, l’objet qui permet d’accéder au monopole de la légitimité littéraire « c’est-à-dire, entre autres choses, le monopole de pouvoir dire avec autorité qui est autorisé à se dire écrivain ou même à dire qui est écrivain et qui a autorité pour dire qui est écrivain 127 ». Or le manifeste peut certes constituer un moyen de se démarquer, mais il ne prend pas forcément pour autant les caractéristiques d’un discours polémique et radical. Encore une fois, si l’on analyse par exemple les deux manifestes oulipiens, on peut observer comment ce groupe se distingue du Surréalisme et de Tel Quel. En effet, ces deux textes n’ont pas recours à une rhétorique guerrière, totalitaire, au contraire, ils apparaissent comme un programme esthétique, qui tente de clarifier sa problématique (le langage) dans un effort de contextualisation (querelle des Anciens et des Modernes) et de définition (la littérature potentielle). Les auteurs du manifeste emploient une tonalité humoristique (récit anecdotique) pour spécifier leurs objectifs littéraires (expérimentation des contraintes) et leurs méthodes d’exploration. On ne peut relever dans cette pratique de l’écriture manifestaire aucune volonté de faire tabula rasa du passé, ni une volonté de 126 ABASTADO (C.), « Introduction à l’analyse des manifestes », Littérature, n° 39, octobre 1980, p. 11. 63 déconstruire des modèles canoniques, ou de pratiquer un travail de sape : pas d’oppositions véhémentes, de refus systématiques. Les membres du groupe se permettent seulement, avec doigté, par leur affirmation, de se démarquer du structuralisme : « terme que plusieurs d’entre nous considèrent avec circonspection 128 » ou de signaler avec beaucoup de précautions oratoires et jamais d’entreprise de dévalorisation, d’autres partis-pris esthétiques qu’ils refusent comme « […] la littérature-cri ou la littérature-borborygme. Elle a ses diamants et les membres de l’Oulipo ne comptent pas parmi ses moindres admirateurs… Dans les moments, bien sûr, où ils ne se livrent pas à leur sacerdoce oulipien 129 ». Les écrits collectifs et manifestaires, peu nombreux et qui se caractérisent par une certaine sobriété et concision verbale, ne renvoient pas au modèle convenu du discours avant-gardiste, peut-être parce qu’ils se situent dans une autre perspective et parce qu’ils se sont toujours méfiés du danger évident de tout totalitarisme théorique. – Positions théorico-idéologiques À présent, on peut tenter de cerner la position théorico-idéologique de chaque groupe, afin d’établir leurs points de convergences ou de divergences. Lorsque nous évoquons le concept de position théorico-idéologique, nous faisons référence à la façon dont chaque groupe se positionne par rapport à ses choix stratégiques tant théoriques qu’idéologiques. Concernant la théorie, les oulipiens ont toujours substitué à la théorisation une réflexion ludique et néanmoins sérieuse sur la littérature ou l’acte créateur. L’Ouvroir en tant que groupe littéraire, se voulant avant tout un laboratoire d’expérimentation qui offre des méthodes et des techniques d’exploration aux écrivains, préfère essayer, tester, formaliser que théoriser comme le démontre d’ailleurs la faible quantité de ses écrits manifestaires. Il a su se garder de la radicalité avant-gardiste et de tout 127 BOURDIEU (P.), « Le Champ littéraire », Actes de recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, p.13. 128 Oulipo, LP, p. 19. 129 Ibid., p. 21. 64 dogmatisme théorique. Comme nous l’avons démontré dans la première partie de cette recherche, il s’inspire, emprunte, adapte certains modèles ou outils théoriques à des fins uniquement littéraires et jamais théoriques ou polémiques, car « l’Oulipo ne communique pas, ne s’exprime pas, ne transmet pas, n’opine pas, ne message pas, n’intime pas, ne blâme pas 130 » contrairement au Surréalisme ou à Tel Quel. Ainsi, certains critiques ont même interprété cette prise de position du groupe qui préfère jouer avec les concepts théoriques après réadaptation, transmutation, comme la marque d’une impossibilité à théoriser. Par exemple, J.-J. Thomas critique l’utilisation abusive de certains concepts linguistiques faite par l’Ouvroir, en insistant sur leur manque de rigueur terminologique ou leur manque de connaissance de la grammaire générative transformationnelle chomskyenne : La littérature oulipienne veut se faire en état de totale maîtrise et de pleine conscience. Puisque le programme établi ne se conçoit qu’à partir de paramètres soigneusement répertoriés et longuement médités, comment alors justifier que quelques objets qui servent de balisage à l’entreprise soient choisis à l’aveuglette, dans un bric-à-brac linguistique, présaussurien, prégénératif 131 ? L’auteur ne semble pas avoir perçu que ce n’est pas tant la justesse ou la sélection de notions linguistiques qui intéressent un groupe littéraire tel que l’Oulipo, que la possibilité d’assimiler, de transmuer ces notions pour en faire des outils, des structures nécessaires à la gestation d’œuvres. Parce qu’ils se réapproprient des notions théoriques (structures, combinaisons, axiomes…) et en font par là même autre chose en les décontextualisant, en les recatégorisant ; on ne peut pas néanmoins taxer leur pratique de pillage ou pire d’incohérence. Il convient plutôt de revenir sur le fait que l’Ouvroir, même s’il a eu recours à la théorie, a toujours su s’en préserver. En effet, comme le note le critique C. Burgelin, à travers une attaque à peine voilée adressée aux dérives terrori-textuelles, le groupe : 130 BURGELIN (C.), « Quelques remarques sur le sujet oulipien en guise de préface », Un art simple et tout d’exécution, Circé, Paris, 2001, p. 11. 131 Thomas (J.-J.), La Langue, la poésie. Essais sur la poésie française contemporaine, Presses universitaires de Lille, Lille, 1989, p. 183. 65 […] ne s’est pas laissé prendre au piège des théorisations absconses (il a beaucoup formalisé et peu théorisé) ou des déclarations hautaines sur le devenir de la littérature. Avec un art tout félin, il s’est faufilé entre ces massifs théoriques, leurs discours normatifs et leur buissonnement enchevêtré sans se laisser accrocher aux branches. Et l’Oulipo perdure alors même que la flambée textualiste s’est depuis longtemps éteinte 132. Grâce à sa stratégie de non-théorisation, il se distingue aisément du Surréalisme et de Tel Quel, qui en tant qu’avant-gardes ont mis en place une rhétorique théorique qui l’emporte parfois sur la pratique littéraire, peut-être parce que « l’Oulipo ne fonctionnait ni comme une secte, ni comme une chapelle, ni comme une machine à « -ismes » 133. On a pu remarquer que les discours programmatiques du Surréalisme ont souvent été saturés par des référents théoriques empruntés à la philosophie ou à la psychanalyse. A. Breton fait d’ailleurs une lecture fort personnelle de l’idéalisme hégélien, de l’utopie fouriériste ou du marxisme. De nombreux chercheurs ont souligné le malentendu du Surréalisme avec certains concepts théoriques, tel par exemple F. Alquié, qui démontre dans son étude consacrée à la Philosophie du Surréalisme comment A. Breton a limité le marxisme à une interprétation morale, éthique, dénuée de tout matérialisme historique. De la même façon, on peut dire que la récupération théorique de la psychanalyse par le Surréalisme, repose également sur des malentendus, des contresens, comme l’utilisation du concept de folie qui amène les surréalistes à rejeter la notion de pathologie, d’analyse rationnelle au profit des sciences occultes, de l’ésotérisme ou bien encore la reprise des théories de S. Freud qui réhabilite la sexualité mais qui impose des préjugés d’ordre moral sur les « déviances » telles que la pédérastie 134. Il est évident que le recours à la théorie philosophique ou psychanalytique qui a mené les surréalistes à des simplifications ou des amalgames, n’a d’autre objet que la recherche de principes d’autorité pouvant légitimer leurs propres théories littéraires (écriture automatique, inspiration, hasard objectif…). 132 BURGELIN (C.), op. cit., p. 10. 133 BELLOS (D.), G. Perec, Seuil, Paris, 1994, p. 369. 134 SOUCHIER (E.), R. Queneau, Seuil, Paris, 1991, p. 64. 66 Le groupe Tel Quel a recours à ce même procédé pour asseoir son autorité. Tel Quel va en effet se servir du formalisme des sciences du langage, de la philosophie, ainsi que de la psychanalyse pour se positionner et tenter d’acquérir le contrôle de la production culturelle dans la sphère restreinte. En tant qu’entité, le groupe ne va cesser d’adopter de nouvelles configurations théoriques qui correspondent toujours à de nouvelles alliances stratégiques. On pourrait citer ainsi le recours des telqueliens à de nombreuses théories empruntées à différents champs disciplinaires (philosophie, linguistique, psychanalyse…) et leurs nombreux changements de cap (Nouveau Roman, nouvelle critique…). Il est étonnant de constater l’aspect protéiforme du groupe qui semble évoluer selon les mutations de la pensée de l’époque, en changeant sans cesse de dogmes théoriques : théories textualistes du Nouveau Roman, adhésion au structuralisme, à la phénoménologie husserlienne, au marxisme althussérien, à la grammatologie derridienne, à la psychanalyse lacanienne, au dialogisme bakhtinien, à la nouvelle philosophie… P. Sollers énonce à ce propos clairement l’objectif de Tel Quel, dans une préface à la réédition de Théorie d’ensemble : L’essence de ce livre porte sur un rêve : unifier la réflexion et déclencher à partir de là une subversion généralisée. Cette « unification » venait d’une conscience aiguë des pouvoirs possibles de la littérature qu’un refoulement habituel s’attache à minimiser, à freiner, à subordonner. Non pas : la littérature au service de la théorie (comme presque tout le monde semble avoir cru de Tel Quel) mais très exactement le contraire 135. On comprend aisément à travers cette prise de position péremptoire que la critique ait pu attribuer l’étiquette de « théoricisme terroriste » à Tel Quel ou comment la théorie textuelle a pu l’emporter sur la qualité de la pratique littéraire. Si l’on s’attarde sur les différents recours des telqueliens aux théories contemporaines, on remarque d’emblée que selon de nombreux critiques, les réflexions linguistiques notamment, ne dépassent pas le niveau de « l’emprunt métaphorique ». Par exemple, on peut citer la polémique suscitée par « le paragrammatisme » de 135 SOLLERS (P.), « Préface », Théorie d’ensemble, Seuil, Paris, 1980, p. 132. 67 J. Kristeva qui opposa dans le champ littéraire deux revues concurrentes en 1969. Il est nécessaire de rappeler tout d’abord le contexte de cette querelle théorique qui opposa la revue Tel Quel à la revue Change. En fait, un des membres fondateurs de Tel Quel, J.-P. Faye quitte le groupe en 1967 à propos d’un malentendu théorique fondamental qui portait sur la problématique mathématiquepoésie et qui impliquait directement l’article de J. Kristeva intitulé « Pour une sémiologie des paragrammes 136 » repris en 1969 dans Seméiotikè. En 1968, J.-P. Faye fonde autour de J. Roubaud, de M. Roche, J. Paris − et chez le même éditeur que la revue concurrente − la revue Change qui se veut un anti-Tel Quel. Cette revue : […] apparaît comme une providentielle avant-garde de rechange, poursuivant le travail antérieurement accompli sans le compromettre par un théoricisme outrancier ou un engagement indéfendable. Pour le milieu littéraire, Change à l’inverse de Tel Quel, se donne pour une avant-garde présentable et responsable 137. La coexistence de ces deux revues qui s’affrontent pour fonder leur légitimité théorique propre, donnera lieu à de nombreuses polémiques. Pour revenir à « l’affaire Kristeva », on peut dire que la revue Action poétique, qui a consacré un numéro à Tel Quel et à l’avant-garde 138, a publié une analyse critique de deux mathématiciens (J. Roubaud et P. Lusson) qui remettait en question l’article de J. Kristeva. Les deux auteurs démontraient l’inexactitude de certaines propositions théoriques. Les conclusions négatives de J. Roubaud et de P. Lusson ont été interprétées par Tel Quel comme une véritable cabale organisée à l’encontre de la théoricienne et orchestrée par la « bande » de J.-P. Faye qui semblait subir, selon l’historien de Tel Quel, la mauvaise influence de J. Roubaud : « Ses conversations avec son ami J. Roubaud l’incitent à agir de la sorte 139. » Plus sérieusement, il 136 KRISTEVA, J., « Pour une sémiologie des paragrammes », Tel quel, n° 29, 1966, p. 13. 137 FOREST (P.), Histoire de Tel Quel, Seuil, Paris, 1995, p. 345. 138 Numéro spécial intitulé « Situation de Tel Quel et problèmes de l’avant-garde », de la revue Action poétique, n°41-42, 1969. 139 FOREST (P.), op. cit., p. 285. 68 convient de percevoir en somme l’attrait qu’ont suscité les grandes théories issues des sciences humaines à la fois pour Tel Quel et pour les surréalistes. Le Surréalisme a fait preuve de beaucoup d’ingéniosité théorique pour justifier sa propre poétique, et Tel Quel a risqué dans une perspective d’assimilation, de substituer la théorie à la pratique littéraire. Enfin, si les deux groupes ont une prise de position à peu près similaire quant à la conceptualisation théorique, il est intéressant de noter également qu’ils s’inscrivent dans le même cheminement concernant leurs stratégies idéologiques. En effet, contrairement à l’Oulipo qui a toujours banni de sa structure tout engagement théorique, idéologique ou politique, on peut remarquer que le Surréalisme et Tel Quel ont en commun cette volonté de s’inscrire dans l’histoire par le recours à des choix idéologiques et politiques. Brièvement, on peut évoquer les relations du Surréalisme avec le milieu politique de son époque et plus particulièrement ses liens avec le parti communiste. À partir de 1925, on constate l’inclination des surréalistes pour une perspective plus politisée de leur activité. La stratégie consiste alors à reléguer à l’arrière plan les problématiques esthétiques aux profits d’enjeux idéologiques et à mettre « le Surréalisme au service de la Révolution », même si cette nouvelle orientation est récusée par certains membres (A. Artaud, P. Soupault, R. Desnos…). Dans une volonté d’institutionnaliser ce nouveau choix, les surréalistes créent une nouvelle revue qui tâchera entre autres de produire ses nouvelles orientations et de s’interroger sur les rapports de l’avant-garde et de certains courants idéologiques (marxisme, léninisme, stalinisme…). Il s’agit de proclamer cette récente orientation. Pour cela, le groupe publiera dans La Révolution surréaliste du 27 janvier 1925 un texte programmatique qui justifie cette rupture établie avec la littérature : 1° Nous n’avons rien à voir avec la littérature […]. 2° Le Surréalisme n’est pas un moyen d’expression nouveau ou plus facile, ni même une métaphysique de la poésie. Il est un moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble. 3° Nous sommes bien décidés à faire une révolution 140. 140 BRETON (A.), La Révolution surréaliste, Seuil, Paris, 1924, p. 63. 69 M. Nadeau dans son Histoire du Surréalisme insiste également sur le rôle prépondérant de P. Naville dans cette stratégie, à travers sa réflexion sur La Révolution et les intellectuels, ses liens avec la revue communiste Clarté et sa volonté de faire adhérer le Surréalisme à la cause révolutionnaire. Plusieurs membres du groupe adhèrent au PCF et justifient leur acte dans un tract de mai 1927 intitulé « Au grand jour ». On peut dire que cette volonté d’engagement politique prônée par le Surréalisme se mêle de façon récurrente à un engagement esthétique et contribue fortement à une stratégie de revendication d’autonomie menant à la conquête du monopole. Les relations du Surréalisme et du PCF seront tendues et houleuses comme en témoigne « l’affaire de la lettre à l’Union internationale des écrivains révolutionnaires » signée par G. Sadoul et L. Aragon en 1932, qui provoquera la rupture entre celui-ci et A. Breton et la démission du PCF de plusieurs membres (P. Éluard, A. Breton…) qui se méfiaient du régime stalinien. Les rapports de Tel Quel à la politique sont tourmentés et les orientations ou choix stratégiques du groupe sont souvent contradictoires. P. Forest date la « prise de conscience politique » de Tel Quel à partir de 1965. Au départ, on peut analyser ce changement de cap, qui tend à renier leurs attaques contre la conception sartrienne, comme un nouveau coup d’éclat subversif qui vise à faire réagir l’institution. En effet, dès 1965, comme le note P. Forest : « […] une revue de “pure” littérature qu’on croyait vouée à l’étude des “formalismes” se fait tribune de ceux qui, exilés, luttent contre la répression 141. » En 1960, Tel Quel prend déjà position par rapport à certains conflits (Viêt-Nam), et va jusqu’à constituer sous l’impulsion de P. Sollers, « un comité politique », dans lequel « on discute la possibilité pour une avant-garde littéraire de servir la cause d’une révolution maoïste 142 ». Le groupe, qui tient à participer à cette révolution, amorce alors une tentative de rapprochement tout d’abord avec le PCF et d’autres organes politisés 141 Ibid., p. 271. 142 Ibid., p. 273. 70 du champ littéraire, car même si les telqueliens ne partagent pas leur idéologie, ils ont cependant su percevoir les avantages qui découlent de cette stratégie de rapprochement, comme l’accès aux circuits de diffusion dépendant du parti, ou la polémique suscitée par ce choix qui constitue un formidable coup médiatique. On peut tout de même être surpris des changements d’orientation politique du groupe Tel Quel qui semblent davantage, être la marque d’un certain opportunisme renforçant ses structures d’avant-garde, que relever d’une véritable réflexion idéologique et politique. La ligne directrice du groupe en matière de politique apparaît comme extrêmement virevoltante, mouvante. Au gré de son évolution et de ses engagements politiques, Tel Quel se ralliera au communisme (1966-1971) en tentant de le faire « exploser de l’intérieur » à travers de multiples actions orchestrées contre ce « parti de la bourgeoisie » dont par exemple la création du « Mouvement de juin 1971 » ou en ayant recours à d’autres armes théoriques comme le concept de « dogmatico-révisionnisme ». Puis après avoir définitivement rompu avec le PCF, Tel Quel prend un autre parti stratégique, celui de « l’illusion marxiste », du maoïsme (1971-1976) qui constituait aux yeux de P. Sollers une sorte « […] de dépassement du cancer stalinien par une autre conception, ouverte et inventive, retrouvant l’intelligence pratique de l’action révolutionnaire 143 ». Ce choix donnera lieu à un voyage en Chine (mai 1974) ainsi qu’à de nombreux numéros de la revue 144 consacrés au maoïsme. Tel Quel a dû affronter de nombreuses critiques non pas sur ses choix politiques, mais sur ses prises de position par rapport à des événements historiques. Par exemple, on peut comprendre l’indignation de quelques intellectuels français devant le cautionnement implicite de Tel Quel de la répression du Printemps de Prague, alors que certains partis politiques s’indignent, en ayant recours à une technique de la surenchère, certains membres de Tel Quel préfèrent rester sur la réserve pour ne pas contrecarrer la stratégie politique du groupe tandis que d’autres : « […] ne jugent pas politiquement 143 SOLLERS (P.), Sollers / Clavel, Délivrance, Seuil, Paris, 1977, p. 132-133. 144 Tel Quel, n°50, été 1972 / n°59, automne 1974 / n° 60-61. 71 opportun de s’insurger contre l’intervention 145 ». Quant à P. Sollers, adressant une lettre à J.-L. Houdebine, dans laquelle il reconnaît le manque de pertinence dans l’intervention des troupes soviétiques, il affirme : « avec le temps, la nécessité de cette erreur apparaîtra de plus en plus clairement 146 ». Le milieu littéraire adressera des critiques violentes à l’encontre du groupe également par rapport à ses prises de positions vis-à-vis de la révolution culturelle chinoise et plus généralement du maoïsme, même si le groupe opère un repli, une prise tactique de distance à partir de 1976, en émettant dans la presse ses « doutes ou inquiétudes » lorsqu’il commence à saisir l’aspect déshumanisant de ce totalitarisme violent. Il met alors en place une géostratégie défensive ou plus exactement explicative qui vise à minimiser ses convictions maoïstes et tente de démontrer le malentendu interprétatif qui découle du concept « maoïste ». Les telqueliens reconnaissent alors l’illusion de la révolution culturelle et justifient leur engagement à cette doctrine, à ce modèle idéologique par l’attrait révolutionnaire qu’offrait à leurs yeux le maoïsme. Ainsi, oubliant ses discours dogmatiques et marxistes-léninistes, P. Sollers affirme : « On était maoïste par souci de révolte 147. » La fascination de la révolution suffit-elle pour autant à justifier l’engagement politique pris ? Il est évident que les critiques formulées à l’encontre de cet engagement ont également été déclenchées par la rhétorique de « propagande » idéologique du groupe. Il faut rappeler ici cette rhétorique de la violence mise en place par Tel Quel dans ses discours, avait pour objectif de cristalliser l’intransigeance théorique de leur positionnement marxiste ou promaoïste. Le groupe développe un dogmatisme plus affirmé que celui prôné par les idéologies politiques, malheureusement, cette démarche de radicalisation engendre nécessairement des prises de position extrêmes, idéologiquement condamnables et met en péril sa stratégie révolutionnaire. Ne peut-on pas à partir de là s’interroger sur la limite du rôle et plus encore sur la légitimité politique des avant-gardes qui, au gré de leurs adhésions 145 FOREST (P.), op. cit., p. 332. 146 Lettre de Philippe Sollers à J.-L. Houdebine, non datée, archives Houdebine. 72 aux utopies révolutionnaires et libératrices, peuvent être amenées à s’approcher dangereusement d’idéologies répressives au détriment de la créativité artistique ? Finalement, à travers cette étude des relations possibles entre les trois groupes, on a pu noter que la posture identitaire de l’Ouvroir s’est construite en réaction contre le Surréalisme qui s’apparente pour R. Queneau à un organe politico-littéraire despotique revendiquant le pur arbitraire. Même si certains peuvent percevoir des analogies entre l’Oulipo et les mouvements avant-gardistes tels que Tel Quel en s’appuyant sur certains critères qui peuvent être trop généralisants : « tendance partagée à une innovation 148 », « rêve de se soustraire aux structures formelles données une fois pour toutes – c’est-à-dire, en l’occurrence, imposées par la tradition 149 », « engouement pour le formalisme 150 », on peut s’appuyer, comme nous l’avons fait, sur une typologie comparative et définitoire pour démontrer au contraire ce qui tend à distinguer les deux groupes et ce qui fait la spécificité de l’Ouvroir par rapport aux avant-gardes traditionnelles. Pour cela, il nous est apparu nécessaire de privilégier une approche qui mêle à la fois une sélection des données constitutives et l’analyse du contexte socio-culturel, c’est-àdire d’étudier selon P. Bourdieu « la structure interne du champ littéraire », les relations entretenues par les différents acteurs du champ et leur positionnement. Cela nous a permis en effet de cerner, à partir d’une vision plus approfondie et globale, la spécificité de ce groupe qui, de par son fonctionnement et ses choix (théoriques, idéologiques, esthétiques…), apparaît bien comme en marge vis-à-vis des institutions littéraires et surtout de certains mouvements avant-gardistes comme le Surréalisme et Tel Quel. Grâce à cette étude comparative des prises de positions, à l’intérieur du champ, de trois groupes qui entretiennent des liens, notre objectif a été, non pas d’émettre des jugements de valeur visant à promouvoir l’un des groupes, mais d’établir des parallélismes de fonctionnement, 147 148 149 150 SOLLERS (P.), Improvisations, Gallimard, Paris, 1991, p. 92-93. ARTS (C.), Oulipo et Tel Quel, Leiden, 1999, p. 13. Id. Expression de J. Dubois, citée par F. Dosse, op. cit., p. 400. 73 de modalités, qui permettent de repérer des pratiques spécifiques de l’avant-garde et de mettre en évidence la place à part de l’Ouvroir. 2) Évolution de l’Oulipo Il convient à présent de s’intéresser plus particulièrement à l’évolution de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, c’est-à-dire de considérer dans le temps son changement de posture. Nous allons ainsi mettre à jour la stratégie oulipienne qui va donner au groupe la possibilité de passer du statut de « société secrète » à celui de groupe littéraire reconnu. Ainsi, afin de retracer l’évolution de l’Ouvroir, nous emprunterons à A. Viala des objets conceptuels issus de son essai La Naissance de l’écrivain 151. En effet, on peut concevoir le processus évolutif de l’Oulipo en fonction de différentes phases transformationnelles. Tout d’abord, on peut remarquer que ce groupe littéraire, aux allures de « société secrète », a connu une « phase de consolidation » de 1960 à 1970, durant laquelle ses membres ont tenté d’asseoir l’autonomie du groupe à l’intérieur du champ grâce à différentes méthodes. Durant cette période, l’un des objectifs essentiels apparaît être cette volonté d’officialiser l’Ouvroir en créant des liens, une sorte de parrainage avec le collège de Pataphysique déjà institutionnalisé, en établissant des statuts forts et en instaurant au fil des réunions régulières de travail des rapports amicaux et conviviaux. En même temps, on peut noter que même si les membres veillent à travailler en toute discrétion afin de préserver leur statut de « société secrète », ils souhaitent également affirmer leur positionnement dans le champ littéraire. Cette spécificité peut apparaître comme paradoxale et particulièrement significative durant cette phase. Ainsi, le groupe met rapidement en place une politique d’expansion. Dès 1961, lorsque l’Ouvroir de Littérature Potentielle décide de révéler son existence, R. Queneau souhaite réserver la primeur des travaux du groupe aux Dossiers du collège de Pataphysique à travers la publication du dossier n° 17 tiré à 600 exemplaires. Ce dossier contient le 151 VIALA (A.), La Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1989 74 premier manifeste de l’Oulipo ainsi qu’une douzaine d’exercices potentiels et bénéficie du réseau de soutien éditorial du collège. La même année, N. Arnaud publie dans la revue Critique, un article intitulé « Littérature combinatoire 152 » qui dévoile certains aspects du groupe. En 1962, la réunion de travail de l’Ouvroir du 12 avril est consacrée à la préparation de l’entretien radiophonique de R. Queneau avec G. Charbonnier et notamment aux deux dernières émissions de la série, consacrées à la littérature potentielle. Lors du colloque de Cerisy de 1963 organisé par F. Le Lionnais et consacré à la « pensée artificielle », R. Queneau fait une intervention publique concernant « l’analyse matricielle du langage » qui sera publiée en 1965 dans la revue Études de linguistique appliquées, tandis que J. Duchateau propose une communication sur l’Oulipo 153 faisant le point sur certains concepts utilisés par le groupe comme celui de structure ou de méthode axiomatique. Ce même article de R. Queneau sera remanié lors de la publication de Bâtons, chiffres et lettres en 1965 où, dans une partie de cet essai, R. Queneau et ses amis développent abondamment les tenants et les aboutissants de cet ouvroir. Enfin, en 1966, ils décident de donner une suite à la première publication collective et choisissent d’éditer leurs travaux dans la revue belge d’A. Blavier intitulée Temps mêlés (n° 66-67). Cette revue deviendra au fil du temps, une tribune pour les oulipiens, car elle accueillera tout d’abord leurs travaux, puis participera à la renommée de R. Queneau à travers la publication des différents colloques Raymond Queneau. À partir de 1966, l’Ouvroir met en place, comme nous l’avons déjà vu, une politique de recrutement interne qui participe activement à cette phase de consolidation avec l’arrivée de nouveaux membres tels que J. Roubaud, G. Perec, M. Bénabou ou L. Étienne. Ces derniers vont contribuer à la renommée du groupe par l’apport d’une notoriété individuelle. En effet, durant cette phase, certains membres tendent à favoriser la sortie de l’Oulipo de la clandestinité, en faisant rejaillir sur l’Ouvroir l’intérêt que leur portent les acteurs du champ littéraire. On pourrait citer par exemple G. Perec qui obtient le prix 152 ARNAUD (N.), « Littérature combinatoire », Critique, n° 171-172, août-septembre 1961, p.90. 75 Renaudot en 1965 pour son roman Les Choses et qui connaîtra le succès avec La Disparition (en 1969) ou encore J. Roubaud auteur d’un percutant recueil poétique, ∈, bien accueilli par la critique. On peut ajouter le membre fondateur R. Queneau qui durant cette période, va profiter de sa notoriété naissante grâce au triomphe de Zazie dans le métro en 1959, au succès des Cent mille milliards de poèmes (1961), ou des Fleurs Bleues (1965) qui portent à son comble sa réputation de virtuose, d’orfèvre de la langue, tout en lui assurant la consécration. R. Queneau occupe également dans l’Ouvroir une position centrale grâce à son statut social et au réseau d’influences éditoriales qui en découle. En effet R. Queneau, en tant que directeur de l’Encyclopédie de la Pléiade chez Gallimard (1954), a permis aux membres du groupe (J. Roubaud, J. Bens, J. Lescure, J. Queval…) de trouver un « canal » d’édition possible. La qualité des œuvres proposées associée à l’appui notable de R. Queneau a contribué à l’établissement d’un nouveau moyen de diffusion. Mais c’est surtout à partir de 1970 qu’on peut observer une « phase de mutation », un véritable changement de stratégie. À partir de ce moment, on peut constater une volonté d’ouverture du groupe, un changement de politique durant une dizaine d’années, c’est-à-dire jusqu’aux années 80, qui va encore marquer un nouveau tournant pour l’Oulipo. Cette évolution découle en partie de la cooptation au sein du groupe de nouveaux membres tels que P. Fournel (1971), H. Mathews (1973), I. Calvino (1973) ou encore M. Métail (1975) qui ont activement participé à cette politique d’ouverture extérieure et qui vont impulser à l’Ouvroir selon P. Fournel « un changement d’attitude » privilégiant non plus le repli sur soi, la confidentialité, mais une stratégie de positionnement non offensif dans le champ littéraire. Cette ouverture passe également par une intensification des publications oulipiennes. Ainsi, on peut noter dès 1972 l’essai de P. Fournel Clefs pour la littérature potentielle 154 qui offre un panorama historique du groupe et de ses travaux au lecteur et qui tend à participer au processus d’institutionnali- 153 BENS (J.), OU LI PO, Bourgeois, Paris, 1980, p. 240-247. 154 FOURNEL (P.), Clefs pour la littérature potentielle, Denoël, Paris, 1972. 76 sation du groupe. Mais ce n’est qu’en 1973 qu’apparaît officiellement le premier recueil collectif de l’Oulipo intitulé La Littérature potentielle qui rassemble une anthologie des activités réalisées par le groupe depuis 1960, ainsi qu’une première partie théorique qui contient deux manifestes, un historique et une explicitation des méthodes utilisées. Il est intéressant de remarquer que ce premier ouvrage a été publié chez Gallimard dans la collection Idées et d’emblée en format de poche. Nous avons déjà montré en quoi la maison d’édition Gallimard avait pu être un canal de diffusion par le biais de R. Queneau, or, il apparaît pertinent de constater que le choix s’est porté sur une collection destinée au pôle théorique qui concerne les sciences humaines et qui privilégie le genre de l’essai. L’Ouvroir souhaite ainsi diffuser sa production non pas dans le domaine purement littéraire, mais dans le domaine critique et théorique de la littérature. Ce choix permet également au groupe de « sélectionner » virtuellement son lectorat, étant donné que cette collection s’adresse, semble-t-il, à un public spécialiste regroupant auteurs, intellectuels, chercheurs et donc tous pairs potentiels, tandis que le format de poche fournit au groupe une diffusion plus avantageuse de par le coût de l’ouvrage par rapport à un format classique. Après cette tentative de légitimation, le groupe poursuit ses travaux et crée un nouveau canal de diffusion à partir de 1974, avec la publication à moindre tirage de La Biblibothèque oulipienne (150 exemplaires par fascicule) qui s’adresse à un « cercle étroit d’amis ». Durant cette période, de nombreux foyers institutionnels telles que les revues littéraires s’intéressent au groupe et sollicitent certains de ses membres. On peut penser ainsi, au n° 94 du magazine Littéraire consacré à R. Queneau (1974) dans lequel G. Perec propose un article intitulé « Qu’est-ce que la littérature potentielle 155 ? » qui offre au public, à travers cet hommage au membre fondateur, une nouvelle tentative définitoire et identitaire de l’Oulipo, ou encore l’année suivante la revue L’Herne qui publia un cahier R. Queneau auquel participèrent F. Le Lionnais avec 155 PEREC (G.), « Qu’est-ce que la littérature potentielle », Le magazine littéraire, n° 94, novembre 1974, p. 22-23. 77 deux articles « Queneau et / à l’Oulipo 156 », « Queneau et les mathématiques 157 » et P. Fournel auteur de l’article « Queneau et la lipo 158 ». Cette période d’ouverture s’achève en 1980 avec la parution des comptes-rendus des premières années d’existence du groupe intitulée Oulipo 1960-1963, dernier souhait de R. Queneau décédé en 1976. Cet ouvrage de J. Bens, préfacé par N. Arnaud, qui retrace l’histoire du groupe à travers quarante circulaires, sur trois années, vise une fois de plus à élever l’Ouvroir au rang « d’institution publique » en exposant les documents de son fonctionnement interne. Mais force est de constater que la relative notoriété du groupe entre 1970 et 1980 découle également de la publication à titre individuel d’œuvres oulipiennes. Par exemple, on peut s’attarder sur la production de J. Roubaud qui publie en 1971 un recueil poétique, Renga, et en 1973, Trente-et-un au cube, poursuivant ainsi son exploration mathématique des structures poétiques sous la forme d’une activité ludique. Il s’illustre également dans le champ de la réflexion théorique avec la publication, en 1978, d’un essai consacré à la versification française La Vieillesse d’Alexandre et par son active participation au collectif d’avant-garde Change et à la revue Action poétique. Cette décennie est également marquée par la notoriété grandissante de G. Perec avec la publication de Je me souviens (1978), ouvrage qui repose entre autres sur la contrainte de la liste et surtout la publication de La Vie Mode d’emploi, somme romanesque oulipienne qui a obtenu le prix Médicis. Il paraît évident que la notoriété personnelle de ces deux auteurs suscite un intérêt plus ou moins direct de la critique pour l’Oulipo. Enfin, ce changement d’attitude opéré par le groupe se manifeste aussi fortement à travers les activités publiques de l’Ouvroir. En effet, durant cette décennie, le collectif est contraint de sortir de sa réserve à cause de nombreuses sollicitations, demandes d’interventions publiques dont il fait l’objet : conférence donnée par plusieurs de ses membres (M. Bénabou, I. Calvino, R. Queneau…) le 9 mai 1973 à l’université Columbia, présentation de l’Ouvroir au colloque 156 LE LIONNAIS (F.), « Queneau et / à l’Oulipo », L’Herne, n° 29, 1975, p. 231-232. 157 LE LIONNAIS (F.), « Queneau et les mathématiques », L’Herne, n° 29, 1975, p. 278-282. 78 Europalia en 1975 à Bruxelles, participation en juin 1977 à un séminaire intitulé « Écrivains, ordinateurs, algorithmes » organisé par l’atelier de recherche avancée du Centre d’art et de culture G. Pompidou. Ses membres s’impliquent également dans de nombreux stages d’écriture qui donnent lieu à un contact plus proche avec le public, à des discussions et des lectures des travaux issus de ces stages. Ainsi, dès 1977, certains participent au Festival de la Chartreuse de Villeneuve-lèsAvignon qui organise en juillet des rencontres poétiques et une semaine Oulipo durant laquelle plusieurs membres (J. Bens, M. Bénabou, G. Perec, J. Roubaud…) animent un atelier basé sur des procédés scripturaux oulipiens qui constituent des « aides à la créativité ». Ces conférences, ces stages, toutes ces manifestations publiques organisées autour de l’Ouvroir représentent un mode de promotion non négligeable qui va d’ailleurs engager le groupe dans une nouvelle phase. On peut aussi envisager dans l’évolution du groupe une « phase d’expansion » de 1980 à 1990 environ qui correspond à une période charnière durant laquelle l’Oulipo commence à récolter les fruits de sa politique d’ouverture et tend à intensifier son positionnement stratégique dans le cadre de la production restreinte du champ littéraire. L’Ouvroir le fait grâce à de nombreuses publications et à un phénomène de reconnaissance différée. Tout d’abord, cette phase donne lieu à une publication oulipienne massive. En 1981 paraît le deuxième volume des travaux de groupe intitulé L’Atlas de littérature potentielle, qui regroupe des textes théoriques notamment sur R. Queneau et quelques contraintes, ainsi que des exercices d’application et la présentation d’œuvres oulipiennes. Malgré la perte brutale de deux des membres les plus actifs de l’Ouvroir (mort de G. Perec en mars 1982 et d’I. Calvino en 1985) et une période de stagnation qui frappe le collectif après ces décès, on constate un intérêt nouveau pour l’Oulipo. Ainsi en 1988, Gallimard réédite le premier volume (La Littérature potentielle) à dix mille exemplaires, tandis que les trente-sept fascicules issus de La Bibliothèque Oulipienne (de 1974 à 1987) sont réimprimés 158 FOURNEL (P.), « Queneau et la lipo », L’Herne, n° 29, 1975, p. 257-262. 79 en trois volumes chez Seghers en 1990. Une fois de plus, les membres exposent ici la diversité de leurs réalisations et perçoivent leurs créations comme : une sorte de laboratoire joyeux où on voit jouer les mécanismes de création littéraire, drôles, inattendus, énigmatiques, secrets et parfois savants, ils nous montrent des talents aussi divers que ceux de Queneau, Perec, Calvino, Roubaud, Mathews, en pleine liberté, se jouant des contraintes et sortant des labyrinthes qu’ils ont eux-mêmes construits 159. On passe donc de la publication de La Bibliothèque Oulipienne pour les membres et leurs amis, à une publication plus massive qui touche avant tout une sphère restreinte, un public de spécialistes. Durant cette phase et avec cette ultime publication, l’essentiel de leur production théorique est diffusé. Mais c’est également l’émergence de quelques œuvres individuelles qui reposent sur une esthétique oulipienne qui va favoriser cette phase d’expansion du groupe. On peut citer par exemple le retentissement du roman d’I. Calvino Si par une nuit d’hiver un voyageur dans le champ littéraire de l’époque. Ce roman dont l’architecture découle de procédures oulipiennes, publié en 1979 en Italie, donne lieu à sa sortie en France en 1981 à un accueil plutôt favorable de la critique et à une certaine médiatisation. À cette occasion, dans de nombreux entretiens, I. Calvino revient sur le rôle central que jouent ces techniques dans la gestation de ce roman. Il reviendra d’ailleurs sur cet aspect en 1984 lors de la traduction française de son essai intitulé La Machine littérature 160 qui contient plusieurs références à l’Oulipo. Enfin, en 1989, paraît un autre essai posthume d’I. Calvino intitulé Leçons américaines qui propose une apologie 161 de l’écriture sous contraintes. Durant cette décennie, un autre membre du groupe, J. Roubaud, se distingue par ses productions. En 1985, l’auteur recourt à des contraintes oulipiennes pour la création de son roman La Belle Hortense dont l’intrigue policière repose en partie sur le modèle formel de la sextine. En fait, deux romans complètent les aventures d’Hortense et de son chat Alexandre Vladimirovitch avec la parution en 1985 de L’Enlèvement d’Hortense et en 1990 de L’Exil 159 Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Seghers, Paris, 1990, quatrième page de couverture. 160 Essai paru en Italie en 1981 sous le titre Una pietra sopra, Einaudi, Torino. 161 CALVINO (I.), Leçons américaines, Paris, Gallimard-Folio, 1992, p. 189-194. 80 d’Hortense. Dans un autre registre paraît en 1989 une des branches du « projet » romanesque de J. Roubaud, Le Grand Incendie de Londres, ambitieuse entreprise littéraire qui mêle souvenirs, propos théoriques, mode d’emploi de lecture et processus oulipiens, comme notamment les contraintes de nature rythmique et de parcours. Durant cette « phase d’expansion », la stratégie communicationnelle du groupe est intensifiée. On constate une augmentation des manifestations publiques. En effet, les membres de l’Ouvroir répondent à diverses sollicitations (colloques, festivals…). On peut faire référence par exemple à l’émission radiophonique Panorama de J. Duchateau sur France Culture qui va recevoir, et ce jusqu’en 1997, de nombreux oulipiens dont notamment J. Bens et P. Braffort qui s’y retrouvent régulièrement. Ils tentent également à partir des années 80 d’institutionnaliser leur stage d’écriture par la pratique d’exercices ludiques dans une « atmosphère oulipienne » quasi-conviviale et familiale en période estivale. Ainsi, les ateliers de l’Oulipo créés en 1977, suscitant un réel enthousiasme, sont reconduits d’année en année début juillet, durant cette décennie, à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon à l’initiative de la Maison du livre et des écrivains. Cette semaine de stage comporte évidemment des séances d’écriture quotidienne sous la conduite d’oulipiens participants, ainsi que des séances de lectures publiques et une soirée de présentation des textes réalisés. Du 14 au 17 juillet 1980, N. Arnaud, M. Bénabou, J. Bens, P. Braffort et J. Roubaud animent ce stage d’exploration de la littérature sous contraintes. En 1983 et 1984, ils animent aussi, à la demande, des stages d’écriture plus concentrés dans certaines universités, comme à Toulouse, ou pour des Écoles Normales. Enfin, il est pertinent de noter que l’Ouvroir bénéficie également à cette époque d’un accueil plus favorable, c’est-à-dire d’un meilleur taux de pénétration de la sphère restreinte et d’une meilleure vulgarisation dans la sphère critique. En fait, à partir des années 80, on constate une augmentation significative des articles parus sur le groupe 162. Peut162 Pour réaliser cette analyse, nous avons utilisé un panel de 50 articles concernant l’Oulipo et extraits de différents quotidiens et revues spécialisées. 81 on en déduire un élargissement de la sphère lectorale ? Il est intéressant de voir que le collectif s’appuie toujours sur son canal interne de diffusion, avec par exemple la revue Les Amis de Valentin Brû consacrée à R. Queneau et ayant comme actifs collaborateurs des oulipiens tels que N. Arnaud ou M. Bénabou – qui fournit des articles concernant l’Oulipo comme le n° 18 163 ou 20 164, tandis que la revue d’A. Blavier, Temps Mêlés demeure un mode de diffusion de leurs productions, étant donné qu’elle accueille à partir de 1983 les actes du premier colloque international de Verviers sur R. Queneau 165. Notons au passage le n° 85 de la revue Action Poétique 166 qui propose, en 1981, un entretien de J. Bens et P. Fournel sur l’Ouvroir de Littérature Potentielle. Mais l’Oulipo bénéficie d’un écho favorable ou du moins d’un intérêt porté au groupe par d’autres revues également. Ainsi, de nombreuses références sont faites aux travaux oulipiens par Le magazine littéraire 167 de 1983 à 1990, qui consacre trois de ses numéros à des auteurs du groupe (G. Perec, R. Queneau, I. Calvino), alors que la revue Europe 168 fait intervenir I. Calvino, J. Bens, N. Arnaud, P. Braffort pour l’élaboration du n° 650-651 concernant R. Queneau. Pour finir, on peut citer encore deux articles de la presse quotidienne nationale, issus de Libération 169 qui relatent les objectifs et les investigations oulipiennes en décembre 1981. L’Oulipo semble donc avoir réussi son pari à la fin des années 80, en achevant cette « phase d’expansion » puisque le groupe, malgré la perte de G. Perec et de I. Calvino, maintient sa cohésion identitaire et élargit, grâce à une publication plus massive et à une stratégie communicationnelle intensive sa sphère lectorale. 163 Collectif, « Queneau et après… », Les Amis de Valentin Brû, n° 18, décembre 1980, p. 43109. 164 BILLY (D.), « L’Oulipo et l’isosyntaxisme », Les Amis de Valentin Brû, n° 20, octobre 1982, p. 5-18. 165 Collectif, Temps mêlés, n° 150 + 18/19 avril 1983, Actes du premier colloque international de Verviers : R. Queneau romancier. 166 Collectif, « Entretien avec J. Bens et P. Fournel », Action Poétique, n° 85, 1981, p. 48-64. 167 Le Magazine littéraire, n° 193, mars 1983, numéro consacré à G. Perec, n° 228, mars 1986, numéro consacré à R. Queneau, n° 274, février 1990, numéro consacré à I. Calvino. 168 Collectif, Europe, n° 650-651, juin-juillet 1983. 169 VASSEUR (N.), « On est toujours trop bon avec les oulipotes », Libération, 1er décembre 1981, « Hourra oulipo ! », Libération, 16 décembre 1981. 82 Mais force est de constater que ce positionnement découle d’une capacité propre au groupe à la diversification, car son évolution résulte pour finir de la création des diverses structures oulipiennes adjacentes à l’Ouvroir de Littérature Potentielle, de ses diverses branches constituées par l’ALAMO et tous les Ou-x-po qui font du groupe un ouvroir éminemment potentiel. 3) Les diverses branches du groupe a) L’ALAMO La création de l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs) résulte tout d’abord d’un contexte spécifique qui va favoriser l’émergence de cette nouvelle branche de l’Ouvroir de Littérature Potentielle. En effet, comme nous avons pu le constater, le développement de la cybernétique, des intelligences artificielles, de l’automatisation des procédés déductifs suscite un regain d’intérêt dans le champ théorique des années 60 et institue un nouveau champ d’exploration, celui de « la littérature générée par l’ordinateur 170 ». Par exemple, à partir de la création du centre G. Pompidou, les institutions favorisent les artistes qui s’intéressent aux technologies nouvelles et mettent à leur disposition des outils de synthèse très élaborés. En même temps, de nombreux théoriciens, ethnologues, linguistes ayant expérimenté les concepts de V. Propp vont tenter de développer en commun des langages spécialisés grâce à l’outil informatique. On peut citer par exemple S. Klein qui met au point MESSY en 1965 ou encore M. Yazdani avec ROALD en 1982. Il s’agit bien d’un intérêt interdisciplinaire pour la génération automatique des textes qui donnera d’ailleurs lieu dans les années 80-90 à l’émergence des premières revues électroniques sur disquettes avec par exemple Alire créée par le groupe L.A.I.R.E. (Lecture Art Innovation 83 Recherche Écriture) et Chaos créée par J.-P. Balpe. Pour revenir à l’ALAMO, F. Le Lionnais donne en 1964 une conférence à l’université de Liège portant sur « les machines logiques, l’électronique et la littérature » et oriente les travaux de l’Oulipo vers la problématique de la « littérature combinatoire » à travers une recherche de méthodes de transformation automatique des textes. Ces recherches tentent d’explorer les potentialités qui découlent de cette littérature combinatoire, c’est-à-dire une littérature qui privilégie la classification des structures et l’étude des différentes combinaisons, leurs capacités à se combiner, à s’arranger et à permuter. Dans la perspective analytique de ces recherches, les membres du groupe se sont penchés sur les possibilités de la combinatoire, à travers les œuvres par exemple du Grand Rhétoriqueur Jean Meschinot, de Quirinus Kuhlmann, ou encore de R. Queneau, qui offrent au lecteur des configurations astucieuses en introduisant des contraintes combinatoires pour régler leur architecture. La multiplicité des combinaisons possibles a créé une nouvelle réflexion dans le groupe et certains membres ont décidé de faire usage de l’informatique pour y répondre. C’est ainsi qu’en 1981, à l’occasion d’un atelier d’écriture organisé à Villeneuvelès-Avignon, P. Braffort et J. Roubaud ébauchèrent le projet d’un « atelier de littérature assistée par la mathématique et les ordinateurs » regroupant oulipiens, chercheurs, écrivains et enseignants intéressés par la linguistique et l’intelligence artificielle. On peut remarquer déjà lors de la parution de L’Atlas de littérature potentielle en 1981 qu’une section 171 de l’ouvrage était consacrée aux rapports de l’Oulipo avec l’informatique. Ce chapitre propose au lecteur des expérimentations menées par P. Fournel, P. Braffort et I. Calvino sur la notion de combinatoire et ses potentielles utilisations informatiques. L’ALAMO se constitue ainsi autour de S. Balazard, de J.-P. Balpe, M. Bénabou, P. Lusson, P. Fournel, P. Braffort et J. Roubaud et annonce sa création à l’occasion de la journée « Recherche, Technologie, Création » organisée par les ministères de la culture, de la recherche et de la technologie en janvier 1982. À l’occasion de ce colloque visant à 170 Titre du colloque intitulé Littérature et informatique, dont les textes ont été réunis par A. Vuillemin et M. Lenoble, Artois Presses Universitaires, Arras, 1995. 84 favoriser l’effort créatif grâce aux technologies nouvelles, les oulipiens-alamiens ont été appelés à participer à un groupe de recherches consacrées aux « sciences et techniques appliquées à la création artistique ». En 1984, l’activité naissante de l’ALAMO fait l’objet d’un numéro de la revue Action Poétique 172 dirigée par J.-P. Balpe (directeur du département hypermédias, université de Paris VIII), qui propose « de nouvelles tentatives d’écriture » autour de certaines matrices génériquement potentielles (le conte, le sonnet, le haïku, la renga, la fable…) Concernant l’exploration proprement dite, l’ALAMO a privilégié l’axe combinatoire qui peut être perçu comme le premier niveau de création assistée par ordinateur, et a mis en jeu les techniques de l’abstraction, de la substitution et du filtrage, appliquées à des bases textuelles sélectionnées comme « les litanies de la Vierge » extraites du recueil de J. Meschinot, Les Lunettes des princes, le XLI baiser d’amour de Quirinus Kuhlmann, les Cent mille milliards de poèmes de R. Queneau, ou encore les Dizains de M. Bénabou. Mais rapidement, les progrès informatiques ont permis à l’ALAMO de recourir au littéraciel, c’està-dire au logiciel de création de textes dès 1986. Ces systèmes de production de texte fournissent à l’ALAMO qui s’agrandit avec l’arrivée dans le groupe de nouveaux membres (A. Dicky, J. Jouet, J. Joncquel…), la possibilité de construire un schéma littéraire en hiérarchisant les contraintes par niveau (alphabétique, sémantique, organisationnel…), grâce notamment au projet LAPAL (Langage Algorithmique pour la Production Assistée de Littérature). Ce logiciel apparaît particulièrement performant, car selon P. Braffort : LAPAL accepte des « corpus » externes : dictionnaire ordinaire, dictionnaire de conjugaisons, de rimes, analyseur syntaxique, nouveaux outils multimédias et autres instruments. Plus complexe, plus performant, il peut s’adapter aux projets didactiques les plus divers (écrire un sonnet, une nouvelle, un roman, etc.) et aux exigences d’un écrivain voulant soumettre son texte à une (des) contrainte(s) quelconque(s) 173. 171 Oulipo, ALP, p. 297-331. 172 Collectif, Action Poétique, n° 95, printemps 1984. 173 BRAFFORT (P.), « ALAMO, une expérience de douze ans », Littérature et informatique, Artois Presses Universitaires, Arras, 1995, p. 186. 85 Enfin, les membres de l’ALAMO réalisent une avancée technologique importante en 1988 avec l’installation de leurs procédés sur réseau grâce au système RIALT (Réseau Interactif d’Activité Littéraire Télématique) réalisé par E. Joncquel et animé par M. Bénabou, P. Braffort, J. Joncquel et J. Jouet qui permet d’établir la liaison Toulouse-Chicago-Paris-Genève-Liège et Montréal. Ce projet novateur recevra d’ailleurs le prix « Faust d’or » pour le langage. Les recherches de l’ALAMO ont pour vocation de développer des outils de plus en plus sophistiqués utilisables par les écrivains comme les logiciels interactifs d’aide à la création littéraire : LAPAL (Langage Algorithmique pour la Production Assistée par Ordinateur), MAOTH (Manipulation Assistée par Ordinateur de Textes Hybrides) ou encore CAVF (Conte à Votre Façon), qui vont permettre aux auteurs, à partir de l’élaboration d’algorithmes, de produire des textes contenant de multiples contraintes (syntaxiques, thématiques, stylistiques, narratives…) régies par un cahier des charges informatisé. Ces programmes, tel que « STEPHIE MALLARM 174 » qui découlent du concept d’hypertexte, ont comme spécificité de favoriser la création d’un texte à partir d’un texte antérieur (poèmes de S. Mallarmé, de C. Baudelaire…) et d’instaurer une pratique littéraire intertextuelle qui transforme l’œuvre en un objet hybride dans lequel s’entremêlent des traces textuelles diverses, « de sorte que l’objet-livre perd son homogénéité, un livre contenant une œuvre d’un auteur, au profit d’une granularité nouvelle, un livre formé de l’assemblage de documents divers dont la réunion fait sens pour un lecteur 175. » Pour mettre à disposition ces outils, l’ALAMO depuis sa création n’a cessé de participer à des événements innovants. En multipliant tout d’abord ses interventions sur le terrain à travers des ateliers d’animation – au CIRCA de Villeneuve-lès-Avignon (1982), à Toulouse, Paris, Bordeaux, Genève, Chicago (1986) ou encore au Palais de la Découverte, et à Drancy (1998) – qui ont permis la mise en pratique des méthodes de l’ALAMO à partir notamment des littéraciels LAPAL et RIALT. Dès 1984, les contributions s’accélèrent. L’ALAMO présente 174 OULIPO, LP, p. 181. 175 LEBRAVE (J.-L.), « Hypertextes, Mémoires, Écriture », Génésis, n° 5, 1994, p. 21. 86 à Liège, dans le cadre de la manifestation « Poésie an 2000 », un aperçu de ses premières expérimentations combinatoires, tandis qu’en juillet 1985, J.-P. Balpe, M. Bottin, P. Braffort et J. Roubaud participent à la grande exposition du Centre G. Pompidou « Les Immatériaux » consacrée à l’interactivité, sous la direction de J.-F. Lyotard. Durant cette exposition, de nombreux auteurs (M. Butor, N. Balestrini, J. Derrida, M. Roche, J. Roubaud) se soumettent à une expérience d’écriture interactive sur micro-ordinateur, alors que l’ALAMO fournit des programmes de démonstration comme le logiciel de J.-P. Balpe capable de produire 32500 rengas. La même année, J.-P. Balpe organise et dirige un colloque sur la « génération automatique des textes » à Cerisy, qui démontre comment décliner le texte à l’infini selon l’ordinateur grâce à des indications et des contraintes imposées par l’auteur-programmateur. P. Braffort et A. Dicky participent en 1986 à l’exposition « Arts et Mathématiques » organisée par la Cité des Sciences et des Techniques de La Villette. Les membres de l’ALAMO passent habilement de la pratique à la théorie, puisqu’ils fournissent de nombreuses contributions à des colloques, tels que celui de Lille, consacré au rapport poésie et ordinateur (mai 1993) ou le colloque organisé sur le thème « Journées d’études internationales sur littérature et informatique » à Paris VII-Jussieu (avril 1994). On peut encore citer la participation de l’ALAMO lors de la mise en place des premières « Journées de l’Internet » en mars 1998 ou dans le cadre de la manifestation du « Printemps des Poètes » (mars 2000) à travers une présentation des activités du groupe. Enfin, il est intéressant de constater que le rayonnement international de cette branche de l’Oulipo va donner naissance à deux groupes hors du cadre de l’Hexagone. En effet, dans les années 1990 se constituent deux groupes de type « ALAMO ». Le premier aux États-Unis regroupe sous l’intitulé ALAMO-USA, M. Green, G. Honigsblum et R. Wittig et utilise les littéraciels de l’ALAMO adaptés à la langue américaine. Le deuxième groupe, TEAnO, (Télématique, électronique, analyse dans l’Ouvroir) a été fondé à Florence en 1991 par P. Ferrara et M. Maiocchi, des universitaires passionnés d’informatique et de 87 littérature, lors d’une manifestation intitulée « Attenzione al potenziale : il gioco della letteratura 176 ». Pour le professeur Paolo Ferrara de l’université de Milan et membre fondateur de TEAnO, l’un des objets du groupe « […] est d’employer des ordinateurs comme des outils pour bâtir, d’un côté, des labyrinthes de plus en plus complexes et élégants et, de l’autre, développer et expérimenter ces (élégantes et complexes) techniques pour leur échapper 177. » Pour cela, les membres du groupe vont mener des expérimentations concernant la structure du sonnet palindromique, de l’anagramme grâce à des prototypes et vont s’intéresser à une approche algébrique de la structure romanesque qui sera notamment développée lors de la troisième conférence internationale sur l’art génératif organisée à Milan en avril 2000. Ainsi, le groupe qui souhaitait ouvrir « de nouvelles voies inconnues » aux écrivains, semble avoir réussi son pari en proposant des techniques créatives inédites par le biais de l’outil informatique. Mais la potentialité exponentielle de l’Ouvroir découle également de la création des divers et très variés Ou-x-po. b) Les Ou -x -po L’Oulipo apparaît comme un groupe mutant, une structure arborescente qui donne naissance à de nombreuses « bifurcations » oulipiennes appelées Ou-x-po. En fait, l’Ouvroir a su manier une stratégie de la diversification qui a abouti à la gestation, à la création, d’un certain nombre d’Ouvroirs de x Potentiel(le). Nous allons donc tout d’abord tenter de dresser un panorama de ces multiples groupes directement inspirés du modèle oulipien, puis nous nous attarderons sur le plus productif certainement, l’Oupeinpo (Ouvroir de Peinture Potentielle), avant de clore cette analyse sur l’Oplepo (Opificio di Letteratura Potenziale) qui constitue une adaptation italienne de l’Ouvroir. 176 Traduction : Attention au potentiel : le jeu de la littérature. 177 FERRARA (P.), « TEAnO : association pour la production d’art assistée par les ordinateurs », op. cit., p. 159-170. 88 Sous la gouverne du collège de Pataphysique, R. Queneau et F. Le Lionnais avaient souhaité dès 1960 la création d’autres ouvroirs, qui auraient comme mission la lourde tâche d’explorer la potentialité d’autres domaines. Mais il faudra attendre les dernières décennies pour assister à la réalisation de ce vœu. Sans prétendre à l’exhaustivité, il convient de recenser cette quinzaine d’ouvroirs à présent. Nous nous attarderons dans un premier temps sur les Ou-x-po 178 avérés à travers une reconstitution chronologique. On peut ainsi relever l’existence de : – l’Oulipopo : Ouvroir de Littérature Policière Potentielle, créé en août 1973, animé, entre autres, par J. Bens et qui publie ses œuvres grâce au Cymbalum Pataphycum. – l’Oucuipo : Ouvroir de Cuisine Potentielle élaboré en 1990 par N. Arnaud et H. Mathews et qui propage sa « cuisine de pays » grâce aux deux numéros de La Bibliothèque Ouicuipienne. – l’Outrapo : Ouvroir de Tragicomédie Potentielle, fondé en avril 1991 sous la direction de S. Chapman, diffuse ses publications notamment par le biais de la revue L’Étoile Absinthe de la Société des Amis d’Alfred Jarry et par des interventions publiques. – l’Oubapo : Ouvroir de BD Potentielle, créé en octobre 1992 par F. Ayroles, J. Gerner, P. Killoffer, E. Lécroart, J.-C. Menu et L. Trondheim qui ont regroupé leurs exercices graphiques à contraintes (palindromes, upside-down, pliages…) dans Oubapo, vol.I, Opus II, Opus III. – l’Ouhispo : Ouvroir d’Histoire Potentielle, fondé en 1993 avec P. Gayot proposant des « Exercices d’Histoire Potentielle » dans le numéro 20 de L’Expectateur (15 septembre 1995). 178 Nous nous servons ici d’informations disponibles sur le site internet « Fatrazie » consacré aux Ou-x-po : [ http://www.fatrazie.com/Ou_X_Po.htm ]. 89 – l’Ouphopo : Ouvroir de Photo Potentielle, existe depuis mai 1995 sous la gouverne de P. Day, de M. Troulay, d’Y. Simon et fait connaître ses créations par l’intermédiaire de La Bibliothèque Ouphopienne qui comporte quatre numéros et par de nombreuses manifestations publiques (exposition de ses productions par exemple à la collégiale de Chartres en août 2000). – l’Oucipo : Ouvroir de Cinéma Potentiel, dont la fondation a été annoncée par F. Le Lionnais en 1974, mais semble s’être véritablement constitué en juillet 1997 grâce à Rita Khrout. – l’Oumupo : Ouvroir de Musique Potentielle, créé à l’origine par F. Le Lionnais, puis repris par P. Barbaud. À cela, il faut ajouter une liste d’Ou-x-po non avérés, c’est-à-dire qui restent dans le domaine du virtuel, après leur fondation propre aux facéties pataphysiciennes. Cette liste comprend : – l’Ouinpo : Ouvroir d’Informatique Potentielle fondé par F. Bailly en 1997. – l’Ouca(ta)po : l’Ouvroir de Catastrophe potentielle, fondé par T. Bastit, A. Mignien, et G. Moguérou en 1998. – l’Oumapo : l’Ouvroir de Marionnettes Potentielles, fondé par J. Jouet et B. Eruli. – l’Oumatpo : l’Ouvroir de Mathématique Potentielle, à ne pas confondre avec le précédent. – l’Oulipolipo : Ouvroir Libyco-Polonais de Littérature Potentielle, créé par P. Bazantay (quasi-ubuesque !). – l’Oupornpo : Ouvroir de Pornographie Potentielle dont le Kama-Sutra serait un plagiat par anticipation (fantasmatiquement oulipien). – l’Oupsypo : Ouvroir de Psychologie Potentielle, créé par M. Botollier en 1999. – l’Outypo : Ouvroir de Typographie Potentielle fondé en 2000 par C. Laucou. – l’Ouarchipo : Ouvroir d’Architecture Potentielle, en instance d’homologation depuis mars 2001. 90 À travers cette multitude d’ouvroirs, on peut donc noter que ces diverses structures inspirées du modèle oulipien ont comme objectif d’étude et de jeu soit une discipline relevant des sciences exactes ou des sciences humaines, soit un art. Nous allons à présent nous pencher sur un des ouvroirs les plus connus, l’Oupeinpo. L’Ouvroir de Peinture Potentielle a été fondé en 1980 par F. Le Lionnais, J. Carlman et T. Foulc. Il compte également parmi ses membres d’autres peintres, illustrateurs ou maîtres de l’abstraction constructive tels que J. Dewasne, A. Gagniaire, T. Bastit et J. Vanarsky. Selon T. Foulc : « La Peinture dont s’occupe l’Ouvroir ne se limite pas à l’art d’appliquer des pigments sur une toile. Ce qu’on appelle le pein, objet de l’Oupeinpo cannibalise les arts visuels et envisage toutes les techniques 179. » Expérimentant tous les arts visuels, l’Oupeinpo ne se considère pas comme un mouvement artistique, mais comme un groupe qui fournit aux artistes des contraintes structurelles, des outils et des méthodes. Ainsi, T. Foulc perçoit deux grandes familles de contraintes picturales, les contraintes de procédures et les contraintes de résultats. On peut définir les contraintes de procédures comme des contraintes « d’obligation de moyens », c’est-à-dire un ensemble de règles, de méthodes qu’un peintre s’astreint à suivre durant tout le processus de sa création. Parmi ces contraintes, on peut citer la cassification, contrainte inventée par T. Foulc qui consiste à transformer un texte en un ensemble de repères dans un plan, repères qui serviront alors de structure à une œuvre visuelle ayant comme matrice de départ la structure d’une case typographique, telle que « l’autobiographie en coordonnées cartésiennes 180 ». Dans cette famille de contraintes, on peut également évoquer la télésymétrie, imaginée par T. Bastit qui « […] radicalise la vieille contrainte des “programmes” imposés au peintre avec parfois des injonctions employer 181 contractuelles précisant les pigments ou les matériaux à ». En fait, il s’agit d’un dispositif qui consiste à faire exécuter par 179 FOULC (T.), « Vingt ans de peinture potentielle », Le magazine littéraire, n° 398, mai 2001, p. 66. 180 Cf. annexes, p. 593. 181 FOULC (T.), op. cit., p. 67. 91 deux peintres – éloignés dans l’espace, qui disposent du même matériel et reliés téléphoniquement à un donneur d’instructions qui apparaissent comme « le centre de symétrie » – deux tableaux qui répondent aux mêmes instructions. Les membres de l’Oupeinpo ont testé cette méthode en 1991 lors d’une exposition, en reliant le Chiostro di San Marco à Florence au musée de Prato. Enfin on peut s’attarder quelques instants sur la contrainte de la transposition tactile qui repose sur le réemploi de certains linéaments d’une création dans un autre système. Par exemple Carlman a transposé la composition et le camaïeu de couleur du Guernica de Picasso dans une toile en papier de verre. L’autre grande famille, celle des contraintes de résultat, privilégie non plus une méthodologie contraignante mais une œuvre programmée par des contraintes formelles fortes. Une des contraintes de résultat extrêmement génératrice apparaît être celle de la contrainte par bords. Concernant cette contrainte oupeinpienne, la règle est pour l’artiste d’assurer la continuité des formes et des couleurs d’une création à une autre par-delà le bord. A. Gagnaire a eu recours à cette technique, en créant le dispositif du « polyptykon » qui consiste à transformer trois bandes de papier en petits volets grâce à un pliage accordéon. En tournant ces bandes, l’artiste fait varier les éléments de composition sans rompre la continuité du dessin. Ils ont donc inventé grâce à ce procédé « la Peinture par la tranche, qui consiste à peindre un tableau sur tranche de toiles placées côte à côte et, à partir du bord peint, à poursuivre les formes et les couleurs pour peindre un nouveau tableau 182 ». Ce procédé sera exploité par le groupe à travers la « picutrogénèse bigantielle » : contrainte par bords qui offre la possibilité de peindre une toile en la considérant comme un passage entre deux formes existantes disposées de chaque côté. En fait, toutes ces contraintes visent à fournir 182 Ibid., p. 69. 92 aux artistes contemporains, des dispositifs créatifs servant de point d’appui, d’aide à l’invention et fondent par là même la spécificité du groupe. Car selon T. Foulc : « l’OuPeinPo est en état de fournir à la demande, d’innombrables mouvements artistiques clé en main avec leur nom, leur profession de foi, et des exercices de production, le tout selon des méthodes enfin maîtrisées 183. » Le groupe, préoccupé par ses expérimentations, s’est longtemps tenu à l’écart du forum artistique, mais depuis une dizaine d’années, il tend à faire connaître ses recherches à travers de nombreuses expositions qui visent un public restreint et spécialisé. Ainsi, les travaux de l’Oupeinpo ont été exposés à la galerie de l’université du Québec, à Montréal en 1989, à Liège en 1990 ou à Florence en 1991. L’Oupeinpo bénéficie également en 1991 d’une présentation du groupe et de ses travaux au Centre G. Pompidou. Il est aussi sollicité sous le tipi du centre en mai 1999, lors d’une prestation collective regroupant l’Oulipo et d’autres Oux-po. Enfin, T. Foulc et J. Vanarsky participent en octobre 2000 à un colloque intitulé « Quarante ans de littérature potentielle (La regola è questa. Quarant’ anni di letteratura potenziale) » à Capri, durant lequel ont été présentées des toiles oupeinpiennnes ainsi que des tableaux destinés à la pièce de J. Roubaud et P. Fournel L’autel de Sens. En conclusion, on peut donc dire que ces diverses manifestations attestent de la vitalité de ce groupe émanant de l’Oulipo, qui comme son aîné tente d’apporter aux artistes une aide à la créativité par le jeu sur la contrainte. Il est intéressant de noter que l’Oupeinpo est peu à peu sorti de sa volontaire clandestinité, pour exposer ses potentielles palettes au public et entrer dans l’histoire de l’art. En effet, pour la première fois, en 1993, un guide sur les mouvements de la peinture 184 consacre un chapitre à l’Oupeinpo et enclenche par là même son processus d’institutionnalisation. c) L’Oplepo 183 Ibid., p. 70. 184 FRIDE (P.), CARRASSAT (R.), MARCADE (I.), Comprendre et reconnaître les mouvements dans la peinture, Bordas, Paris, 1993. 93 Enfin, nous allons consacrer l’ultime partie de notre analyse des Ou-x-po au groupe italien l’Oplepo (Opificio di Letteratura Potenziale). Ce groupe qui se considère comme une « imitazione del gruppo francese dell’ Oulipo 185 » a été créé à Capri en novembre 1990, sous l’impulsion de trois universitaires italiens : R. Aragona, R. Campagnoli et D. D’Oria qui se sont entourés d’écrivains (E. Cavazzoni, E. Sanguineti), de mathématiciens (P. Odifreddi), de peintres (E. Baj), d’informaticiens (M. Maiocchi) qui s’intéressent aux contraintes littéraires. Cette naissance a eu lieu dans le contexte d’un colloque intitulé « La letteratura potenziale » en l’honneur des trente ans d’existence de l’Oulipo et qui institue une relation durable entre le groupe français et italien. Ainsi, on peut noter l’existence de nombreuses manifestations qui regroupent les membres de l’Oulipo et de l’Oplepo en Italie comme en France. Par exemple, en 1991, lors d’une conférence organisée par l’université de Florence et l’Institut français sur le thème « Attenzione al potenziale : il gioco della letteratura 186 », M. Bénabou fit une allocution sur l’historique de l’Ouvroir entre la France et l’Italie à partir du cas Calvino 187, tandis que R. Campagnoli s’interrogea sur les rapports théoriques et pratiques de l’Oulipo et de l’Oplepo 188. En 1993, l’Oplepo fut invité à l’Institut de culture italienne de Paris pour présenter son groupe et ses travaux. L’année suivante, à Bologne, eut lieu une rencontre Oulipo-Oplepo alors que M. Bénabou, J. Jouet et J. Roubaud participèrent en octobre 2000 au colloque « La regola è questa : quarant’anni di letteratura potenziale 189 » organisé par l’Oplepo à Paris. Ce colloque offrit au spectateur une présentation des œuvres de l’Oupeinpo, un hommage à I. Calvino, ainsi que des allocutions oulipiennes et oplepiennes sur différentes problématiques comme la notion de « regola » ou la traduction de la contrainte. Le mois suivant, H. Mathews, M. Bénabou et J. Roubaud se réunirent à Varèse lors d’une manifestation portant sur les jeux littéraires de différents 185 Traduction : Imitation du groupe français Oulipo. 186 Traduction : Attention au potentiel : le jeu de la littérature. 187 BÉNABOU (M.), « Per una storia dell’ Oulipo tra Francia e Italia : l’esempio Calvino », Attenzione al potenziale, Eruli, B., Milano, Nardi, 1994. 188 CAMPAGNOLI (R.), « Dall’Oulipo all’Oplepo : teoria e pratica », op.cit., p. 159-163. 189 Traduction : La règle est celle-là : quarante années de littérature potentielle. 94 types, à laquelle participa U. Eco qui présenta sa réécriture du conte de Pinocchio et sa traduction des Exercices de style de R. Queneau. Cette collaboration se poursuivit en janvier 2002 lors d’une soirée organisée par le Centre culturel français de Milan sur les jeux de mots dans différents pays (« esplorazioni nella casa delle lingue ») et réunit l’Oulipo pour la France, l’Oplepo et U. Eco pour l’Italie, D. Hofstadter pour l’Amérique et Marius Serra pour l’Espagne. Cet attrait de certains auteurs et critiques italiens pour l’Ouvroir et ses expérimentations textuelles peut s’expliquer par la tradition italienne « degli enigmi » c’est-à-dire ce goût prononcé pour les jeux de mots qui font partie du patrimoine de l’Italie. Il s’agit en général de procédés jouant sur les sens possibles d’un mot ou de lecture d’un texte, le sens évident et le sens caché. Par exemple, dans la littérature italienne, les jeux de mots de différents types sont fréquents dans la poésie du XVe siècle jusqu’au XVIIIe. S’inspirant des jeux de rimes de la poésie grecque et latine, certains auteurs tels que Pétrarque, A. Dante ou G. Bruno ont eu recours à cette pratique « delle parole incrociate 190 ». Cette pratique ludique de la parole et du texte a permis d’attirer l’attention de la critique sur les potentialités de ces procédures et constructions textuelles qui tendent à annihiler le concept de l’inspiration au profit de celui de contrainte stimulant l’imagination. R. Aragona, membre de l’Oplepo, a d’ailleurs consacré ses recherches à la tradition de l’énigme en Italie en publiant deux essais 191 sur cette problématique et en consacrant une allocution « L’énigme en Italie, écritures et lectures à contraintes » lors du colloque de Cerisy (2001) portant sur les écritures à contraintes. Selon M. Maiocchi, l’Oplepo « rifonda in termini di lingua italiana una tradizione che, attraverso l’innovazione francese recupera antiche abitudini 192 ». La tradition italienne semble donc constituer un terreau favorable aux expérimentations oulipiennes et surtout à l’accueil de cette littérature à 190 Traduction : Des mots entrecroisés. 191 ARAGONA (R.), Enigmatica. Per una poetica ludica, Scientifiche Italiane, Napoli, 1996, Le Vertigini del labirinto, Scientifiche Italiane, Napoli, 2000. 95 contraintes pour un public italien averti. B. Eruli, membre du groupe, explique son intérêt pour l’Oulipo par la dimension active que suscitent les publications oulipiennes, par cette nécessaire collaboration du lecteur pour saisir l’œuvre : « Allora credo lo spettatore esca dal suo ruolo passivo ed entri in un circuito in cui deve per forza attivarsi e ricavare una soddisfazione che deriva non dal consumo culturale ma dalla scoperta di un gioco personale 193. » À partir de cette citation, on peut penser que cette spécificité de la réceptivité des productions oulipiennes a séduit ces auteurs italiens attirés par la littérature potentielle. Les membres de l’Oplepo ont créé sur le modèle français une Biblioteca oplepiana contenant vingt-et-une plaquettes qui seront prochainement regroupées en un volume. Ce recueil offrira une palette des différents exercices pratiqués par le groupe, comme « edulcoranti », de R. Campagnoni qui reprend le procédé de l’hétérogramme mis en place dans Ulcérations de G. Perec ou les « vocalizzi zulu », c’est-à-dire des sonnets lipogrammatiques en x transformés en sonnets monovocaliques en x. On peut encore citer le procédé du « canto tenero » de G. Varaldo qui consiste à créer des strophes poétiques dans lesquelles l’auteur a inséré, à l’intérieur de chaque vers, une liste de figures de la mythologie mises en valeur par la configuration graphique de la césure ou les accents, d’où le nom de Mitografemi. Ainsi, l’Oplepo expérimente des structures italiennes en fournissant de belles variations sur un procédé existant tout en se créant ses propres contraintes, ses propres techniques, qui découlent des spécificités de son propre code linguistique. De par sa longévité (plus de dix ans), ses statuts, ses productions, ses multiples manifestations dont la présentation du groupe au Salon du livre de Paris en mars 2002, l’Oplepo apparaît bien comme une structure proche de l’Oulipo et qui tend à prendre de plus en plus d’importance dans le 192 MAIOCCHI (M.), OPLEPO 1.0, CLUP, Milano, 2002, p. 7. Traduction : l’Oplepo refonde en termes de langue italienne une tradition qui, à travers l’innovation française, récupère d’anciennes habitudes. 193 ERULI (B.), Interview accordée au journal italien Enterprise. Traduction : Et bien je crois qu’avec l’Oulipo, l’Oupeinpo, et les autres PO le spectateur sort de son rôle passif et entre dans un circuit dans lequel il doit nécessairement éprouver une dynamique qui l’oblige à être 96 champ littéraire italien, comme l’atteste la prochaine parution d’un dictionnaire de littérature potentielle, sous la direction de R. Aragona, par une grande maison d’édition italienne. À travers cette brève étude des diverses branches de l’Oulipo, nous avons pu constater l’extraordinaire foisonnement, protéiforme mais toujours fortement structuré, qui émane de la structure mère parmi cette multitude de groupes potentiellement oulipiens tels que l’ALAMO, TEAnO, l’Oupeinpo, l’Oplepo, et tous les Ou-x-po. Toutes ces structures qui peuvent être assimilées à de véritables micro-institutions (listes de membres, statuts d’associations, rituels des réunions, production de créations collectives, canaux de diffusion, manifestations publiques, vitrines-web officielles…) nous renvoient à l’évolution de l’Oulipo à travers ses différentes phases et au statut spécifique de cette « société secrète ». En effet, grâce à son histoire, à son fonctionnement et à son positionnement, l’Ouvroir apparaît bien comme une société peut-être encore secrète pour le grand public, mais bien plus encore comme une institution littéraire paradoxale qui oscille entre une volonté de clandestinité favorisant la rigueur des recherches du groupe et une volonté de reconnaissance à l’intérieur de la sphère des avant-gardes, qui comme nous l’avons vu porte à discussion. En tout état de cause, l’Oulipo est un groupe littéraire particulièrement atypique qui doit être replacé dans le contexte littéraire francophone, au sein duquel on observe la récente émergence d’écritures à contraintes, qui portent parfois l’intitulé de littérature potentielle. Peut-on d’ailleurs avancer à ce propos la thèse émise par M. Serra : « La letteratura potenziale sta per essere culturalmente canonizzata 194 ? » C) Une institution hybride : une esthétique reposant sur la notion de dialogisme acteur, dynamique dont il retire une satisfaction qui ne provient pas de la consommation culturelle, mais de la découverte d’un jeu personnel. 194 SERRA (M.), « La letteratura impotenziale », Revista literatures, Barcelona, n° 13, 2002, p. 2-5. Traduction : La littérature potentielle est en train d’être culturellement canonisée. 97 Dans la dernière partie de cette analyse qui porte sur l’Oulipo en tant qu’institution, nous allons tenter de démontrer en quoi ce groupe apparaît bien comme une institution paradoxale certes, mais plus encore comme une institution hybride. En effet, il semble être une entité qui réunit en son sein des domaines de nature différente anormalement réunis tels que la littérature et les mathématiques. Au sens « d’hybrider » c’est-à-dire de « croiser », l’Ouvroir a nourri sa spécificité de par le recours au métissage, le mélange des concepts théoriques, du sérieux et du ludique. Afin de mettre en valeur le caractère hybride de l’institution oulipienne, nous nous attarderons sur le système de valeurs « polysystémique » inhérent à cette institution. Il convient à présent d’essayer de déterminer ce dialogisme aux multiples facettes qui admet la coexistence à l’intérieur de l’esthétique oulipienne de la littérature et des mathématiques, du sérieux et du ludique, de la tendance analytique et de la tendance synthétique. En fait, cette institution repose sur un système de valeurs « polysystémique » qui mêle diverses composantes et démarches, peut-être parce que pour J. Duchateau : « Une discipline a toujours eu intérêt à faire des emprunts à une autre discipline 195. » Pour cerner ce système propre à l’Oulipo, nous nous attacherons à mettre surtout en valeur le recours de cette nouvelle littérature aux sciences mathématiques, en tentant de cibler les contraintes oulipiennes « mathématiques » à proprement parler, grâce à une analyse portant sur trois grandes familles. Il va sans dire que nous n’allons pas dans cette étude relater toutes les contraintes de type « mathématique » utilisées par l’Ouvroir, mais plutôt focaliser notre attention sur un inventaire problématisé nous permettant d’établir des modalités de catégorisation possibles. 1) La littérature comme machine matricielle Après avoir essayé de montrer en quoi la littérature pour les membres du groupe peut être une machine axiomatique, il nous a semblé nécessaire d’examiner en 98 quoi la littérature peut apparaître pour ces mêmes auteurs comme une machine matricielle. En effet, ces écrivains ont inséré dans leurs créations des concepts mathématiques issus notamment de l’algèbre matricielle de G. Boole (18151864). Le mathématicien anglais G. Boole, en liant la logique mathématique au calcul algébrique, fut l’inventeur de la notion « d’ensemble ». Sa réputation s’est faite grâce à sa résolution d’un des problèmes fondamentaux de la formalisation du langage et du raisonnement qui posait problème aux mathématiciens depuis G.W. Leibniz 196 et qui lui valut d’être considéré comme le créateur de la logique moderne. L’intitulé « algèbre matricielle » fait référence à l’algèbre des parties d’un ensemble (c’est-à-dire une collection d’éléments) et surtout aux divers procédés associatifs et communicatifs qui en découlent : la réunion à travers l’addition (+), l’intersection à travers la multiplication (×). G. Boole a défini une algèbre qui s’applique à des fonctions logiques de variables logiques. Avec sa théorie, on passe d’une logique combinatoire (G.W. Leibniz) à une logique mathématique et formelle prenant appui sur l’analogie entre des opérations logiques (et / ou…) et mathématiques (union, intersection…). Certains membres de l’Oulipo ont fait de l’algèbre booléenne un outil de création littéraire. On peut penser notamment à F. Le Lionnais qui appliqua cette algèbre de G. Boole à la poésie et au théâtre. Concernant l’exploration poétique de la théorie booléenne des ensembles, l’auteur a sélectionné deux sous-ensembles constitués par deux sonnets épitaphes, l’un de P. Corneille et l’autre de G. Brébeuf, puis a opéré une réunion de ces deux sous-ensembles « ce sera la liste des mots qui se trouvent soit dans l’un, soit dans l’autre poème 197 », et une intersection des deux sousensembles « ce sera la liste des mots qui se trouvent à la fois dans l’un et dans l’autre poème 198 », qui aboutiront à la combinaison de deux sous-ensembles et à la composition d’un poème minimaliste portant le vocable oulipien de « Haï-kaï ». 195 FOURNEL (P.), Clefs pour la littérature potentielle, Denoël, Paris, 1972, p. 41. 196 Le philosophe allemand souhaitait créer un langage artificiel universel basé sur un alphabet de la pensée représentant les choses de manière logique et permettant de raisonner avec la rigueur du calcul (De arte combinatoria, 1666). 197 Oulipo, LP, p. 258. 99 Pour le théâtre, F. Le Lionnais recourt au même procédé d’intersection et de réunion en proposant de jouer sur les différents sous-ensembles constitués cette fois par l’espace scénique. Il propose ainsi de mettre en place trois espaces scéniques différents (A/B/C) sur la même scène. À partir de là, les espaces A et C mettraient en scène deux pièces distinctes simultanément, tandis que l’ultime espace (B) devient un lieu potentiel, transitoire, de communication pouvant « donner naissance à une troisième pièce absolument différente des deux autres 199 ». On voit donc comment l’intersection algébrique peut devenir une contrainte créatrice pour l’Oulipo qui conçoit le langage dans son aspect manipulable et mathématisable. 2) La littérature comme machine graphique L’Ouvroir tend également à considérer la littérature comme une machine graphique. En effet, la théorie des graphes d’Euler semble fournir aux membres de l’Oulipo d’autres outils d’exploration littéraire. Éminent mathématicien du XVIIIe siècle, à qui l’on doit la notation actuelle des fonctions, ƒ(x), et qui démontra la théorie de P. Fermat relative aux phénomènes d’optique géométrique, L. Euler inaugura l’étude de la théorie des graphes grâce à sa résolution du problème des Sept Ponts de Königsberg (peut-on se promener en passant une seule fois par tous les ponts ?), en faisant intervenir une arborescence de solutions dans les problèmes concernant un déroulement spatial ou temporel. La théorie des graphes permettant l’étude des relations binaires entre des éléments appartenant à un ensemble dénombrable a donné la possibilité aux analystes de résoudre de nombreux problèmes en les ramenant à des configurations qui se tracent en recourant à des points et à des liaisons entre ces points. R. Queneau, attiré par l’exploration du récit arborescent, a utilisé par exemple cette théorie pour 198 Ibid. 199 Ibid., p. 263. 100 l’élaboration d’Un conte à votre façon 200 et pour Les Cent mille milliards de poèmes 201. Le lecteur dispose effectivement pour la lecture d’Un Conte à votre façon d’une suite de continuations possibles selon son goût, à travers 48 parcours potentiels qui découlent de ce même procédé d’organisation mathématique pour la constitution des Cent mille milliards de poèmes qui apparaissent bien comme des poèmes sur graphes, étant donné que l’auteur a introduit dans cette œuvre : « Dix sonnets, de quatorze vers chacun, de façon que le lecteur puisse à volonté remplacer chaque vers par un des neuf autres qui lui correspondent. Le lecteur peut ainsi composer lui-même 1014 : 100 000 000 000 000 poèmes différents qui respectent tous les règles immuables du sonnet 202. » De plus, R. Queneau a été attentif au fait que « le lecteur chemine dans un graphe sans circuits ; c’est-à-dire qu’il ne peut jamais rencontrer deux fois le même vers dans un parcours respectant le sens des flèches 203 ». L’oulipien C. Berge, spécialiste de la théorie des graphes, a lui-même beaucoup expérimenté ce mode d’organisation mathématique qui offre au lecteur de virtuels cheminements de construction du sens. On peut citer par exemple sa contribution à La Bibliothèque Oulipienne (n° 67) avec « Qui a tué le duc de Densmore 204 » qui s’apparente selon l’auteur à « un roman policier dont tous les éléments sont motivés par un dénouement inattendu : le coupable peut être déterminé de façon unique par un théorème algébrique du mathématicien hongrois G. Hagos 205 ». On constate que la théorie des graphes peut être à la fois un outil de lecture, un mode de programmation destiné au lecteur et un outil d’organisation interne pour l’auteur. Il semblerait que ces auteurs jouent sur deux modalités qui sont transmuées en contraintes littéraires selon l’objectif visé. Pour finir, on pourrait encore citer J. Jouet, inventeur du « poème de métro » qui ren200 201 202 203 204 Cf. annexes, p. 594. Cf. annexes, p. 595. Oulipo, LP, p. 49 Id. Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Paris, Le Castor astral, vol. 5, 2000. 101 voie à une contrainte sémantique et à une contrainte « graphique ». L’auteur a construit son recueil Poèmes de métro 206 grâce : à un graphe optimisé du réseau parisien 207 confectionné par un autre oulipien, P. Rosenstiehl, mathématicien spécialiste des labyrinthes, avec lequel il contribua à de nombreuses expérimentations similaires pour la création de Frises du métro parisien 208 pour la Bibliothèque Oulipienne. Ce graphe, en tant que dessin géométrique défini par la donnée d’un ensemble de points reliés entre eux par un ensemble de lignes ou de flèches, a fourni à J. Jouet un circuit du métro parisien de la station République (point de départ) à la station République (point d’arrivée) lui permettant de composer un poème dans le métro durant un temps de parcours déterminé et comptant « autant de vers que votre voyage compte de stations moins un 209. Si la contrainte de base découle de la théorie des graphes, il est évident que d’autres types de contraintes interviennent également dans cette œuvre. En conclusion, il est intéressant de noter le double intérêt (niveau auctorial-lectoral) des contraintes « graphiques ». 3) La littérature comme une machine algorithmique Enfin, la littérature peut apparaître pour l’esthétique oulipienne comme une machine algorithmique. Si l’on observe la production de l’Ouvroir, on constate que certains membres du groupe utilisent souvent un autre concept théorique mathématique, celui d’algorithme assimilé à la création littéraire et résultant d’un système de valeurs polysystémique (mathématiques / informatique). Trouvant ses origines dans les fondements antiques des mathématiques en tant que méthode de calcul, l’algorithme prend une coloration différente dans le cadre à la fois de la réflexion formaliste sur les mathématiques (la branche axiomatique) et de l’essor des techniques informatiques. L’algorithme désigne la description d’une suite finie et organisée d’actions, suite qui, appliquée à une donnée spécifique permet d’aboutir de façon sûre à un résultat déterminé, solution d’un problème posé. Concernant l’informatique, l’algorithme apparaît comme une suite d’opérations 205 BERGE (C.), « Les Oulipiens aujourd’hui », Le magazine littéraire, n° 398, mai 2001, p. 32. 206 JOUET (J.), Poèmes de métro, POL, Paris, 2000. 207 JOUET (J.), « Avec les contraintes (et aussi sans) », Un art simple et tout d’exécution, Circé, Paris, 2001, p. 45. 208 Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, n° 97. 209 JOUET (J.), op. cit., p. 44. 102 élémentaires capables de réaliser de multiples opérations (permutations, combinaisons…) qui doivent être effectuées par la machine. D’ailleurs, l’informatique théorique et notamment les travaux de A.M. Turing, ont permis de formaliser la notion de problème résoluble par l’algorithme qui tend à être assimilé à un programme, à un processus, à une méthode proche de la recette ou de la partition de musique. Ce concept a également été exploité du point de vue informatique par l’ALAMO qui a réalisé, comme nous avons déjà pu le noter, des littéraciels mêlant logique informatique et expérimentation littéraire à travers par exemple la PALAP 210 ou le LAPAL 211. Littérairement, selon H. Mathews, l’algorithme « rejoint la préoccupation plus générale des oulipiens quant à la littérature combinatoire 212 ». Ce concept devient alors un outil théorique qui permet d’orchestrer les permutations. Cet art combinatoire algorithmique a permis par exemple à G. Perec de régler les combinaisons de ses procédés mathématiques (carré bi-latin orthogonal d’ordre 10 / pseudo-quenine) servant à l’ordonnancement de son roman La Vie Mode d’emploi. Les stratégies perecquiennes mises en œuvre dans ce roman reposent sur l’utilisation de quatre contraintes particulières : la création d’un damier de 10 cases sur 10 qui représente le plan de l’immeuble, la polygraphie du cavalier 213 aux échecs qui ordonne les chapitres du roman, le carré bi-latin orthogonal d’ordre dix 214 qui distribue des éléments prédéterminés pour chaque chapitre et enfin la pseudo-quenine d’ordre dix 215 qui permet de rétablir les quarante-deux listes. La polygraphie du cavalier, tout d’abord, apparaît comme une énigme mathématique, car le cavalier d’échecs doit passer dans toutes les cases du damier, sans jamais passer par la même et sans jamais en oublier une. 210 211 212 213 214 215 PALAP : Procédure d’Analyse Littéraire Algorithmique Polymorphe. LAPAL : Langage Algorithmique Pour la Production Assistée de Littérature. Oulipo, ALP, p. 106. Cf. Annexes, p. 596. Cf. Annexes, p. 597. Cf. Annexes, p. 598. 103 C’est le déplacement réglé du cavalier sur les 99 cases de l’immeuble qui va établir l’ordre des chapitres du roman, étant donné que chaque chapitre correspond à la description d’une pièce. Cette contrainte offre donc à l’auteur la possibilité de structurer son roman en recourant à une combinaison réglée de ses chapitres. G. Perec emprunte également au modèle mathématique un algorithme spécifique proposé par C. Berge à l’Oulipo. Il s’agit du bi-carré orthogonal d’ordre dix 216. (combles 2) A1 G8 F9 E0 J2 I4 H6 B3 C5 D7 (combles 1) H7 B2 A8 G9 F0 J3 I5 C4 D6 E1 6è étage I6 H1 C3 B8 A9 G0 J4 D5 E7 F2 5è étage J5 I7 H2 D4 C8 B9 A0 E6 F1 G3 4è étage B0 J6 I1 H3 E5 D8 C9 F7 G2 A4 3è étage D9 C0 J7 I2 H4 F6 E8 G1 A3 B5 2è étage F8 E9 D0 J1 I3 H5 G7 A2 B4 C6 1er étage C2 D3 E4 F5 G6 A7 B1 H8 I9 J0 R. de C. E3 F4 G5 A6 B7 C1 D2 I0 J8 H9 sous-sol G4 A5 B6 C7 D1 E2 F3 J9 H0 I8 Un bicarré latin d’ordre 10 Le carré comporte horizontalement et verticalement 10 colonnes qui correspondent aux 10 étages et aux 10 pièces de chaque étage de La Vie Mode d’emploi. Le romancier, qui s’est imposé 42 listes de 10 éléments, soit 21 paires de listes, c’est-à-dire 420 éléments d’un « répertoire », à faire figurer dans son roman, utilise le bicarré afin de distribuer mathématiquement les 42 éléments obligatoires pour chaque chapitre. Selon C. Berge 217, chacune des 100 cases du carré contient un couple lettre-chiffre (ABCDEFGHIJ/123456789 10), aucun de ces couples ne doit être répété et aucun symbole ne doit figurer plus d’une fois dans la même colonne, ni dans la même rangée. Le bicarré orthogonal d’ordre 10 procure à G. Perec l’occasion de régler mathématiquement les 21 paires de listes. 216 Tableau extrait de l’article de C. BERGE, « G. Perec et la combinatoire », Cahiers Georges Perec, Limon, n° 4, 1990, p. 85. 217 Ibid., p. 84. 104 Enfin, il complique sa machine combinatoire par la pseudo-quenine qui est une « généralisation, due à R. Queneau du principe oulipien de la sextine […] 218 ». Il s’agit d’une permutation réglée d’ordre n, valable pour les entiers 1, 2, 3, 5, 7, 9, 11… Cependant, il n’existe pas de quenine d’ordre 10. G. Perec a donc inventé à partir d’un algorithme un peu différent une pseudo-quenine d’ordre dix qui réalise selon B. Magné : « La permutation des éléments du bicarré latin : c’est une permutation de permutation […] 219. » L’utilisation du bicarré latin pour ordonner les 21 paires de listes revient à reproduire toujours le même schéma de distribution pour chaque chapitre. L’auteur tente de remédier à ce formalisme en insérant une variation dans l’ordonnancement des listes. C’est pour cette raison qu’il recourt à la pseudo-quenine d’ordre 10 qui lui permet de régler différemment la permutation des 21 bicarrés. L’algorithme, de par les riches potentialités découlant de ses permutations, apparaît bien comme une structure parfaitement opérante apparentant la littérature à une machine algorithmique, même si « lorsqu’un algorithme produit des textes résultant d’une construction combinatoire, la valeur du texte obtenu est directement liée au talent de l’auteur qui a organisé une telle situation combinatoire (Q. Kuhlmann, R. Queneau) 220 ». À travers cette brève étude du système de valeurs polysystémique oulipien, il nous a semblé important de montrer la spécificité de ce système propre à cette esthétique, qui mixe, mêle, associe des concepts théoriques appartenant à des univers éloignés, voire opposés. En opérant ce choix, l’Oulipo peut donc être taxé de société hybride en insérant au cœur du processus créatif et littéraire, des outils conceptuels variés issus des mathématiques ou de l’informatique (algèbre matricielle boléenne, méthode axiomatique, théorie des graphes, ruban de Möbius…). Cette posture particulière dans le champ doit être analysée non pas comme une tentative avant-gardiste subversive, mais comme la volonté de lutter contre le postulat stéréotypé de l’incompatibilité littérature-science. Pour les ouli- 218 ROUBAUD (J.), ALP, p. 243. 219 MAGNE (B.), Cahier Georges Perec, n° 1, POL, 1985, p. 175. 220 BRAFFORT (P.), « La littérature assistée par ordinateur », Action poétique, n° 95, 1984, p. 12. 105 piens, ce système de valeurs protéiforme fournit avant tout une gamme d’outils nouveaux et ludiques assimilant la littérature à une machine textuelle, à une sorte de « Textus Ex Machina 221 ». En conclusion, nous avons pu voir comment l’Oulipo apparaît comme une institution spécifique fondant son esthétique sur la mixité, sur l’association de principes corollaires et pourtant de natures différentes, voire antinomiques. Cette doctrine littéraire dialogiste propre à l’Ouvroir, permet à ses auteurs de faire coexister au sein de leur processus créatif, axiomatique, la littérature et les mathématiques, et grâce à une surcontrainte humoristique, le sérieux et le ludique. La littérature oulipienne découle d’un système de valeurs polysystémique qui mêle des démarches et des composantes transdisciplinaires et qui transmue cette institution hybride en une machine à la fois matricielle, graphique et algorithmique. Ce parti pris esthétique semble correspondre chez les membres du groupe, à une volonté de faire de la littérature, un jeu offrant au lecteur des combinaisons, des configurations potentielles. De plus, comme nous avons pu l’observer, le caractère hybride du groupe est renforcée par le croisement de deux visées spécifiques qui sous-tendent leur poétique, grâce à la coexistence d’une tendance analytique et d’une tendance synthétique. Il nous a semblé essentiel, de montrer comment l’Oulipo, contrairement aux avant-gardes littéraires, tisse une relation de filiation avec la tradition, avec les hommes de lettres qui, depuis l’Antiquité, se sont essayés aux manipulations verbales. L’Ouvroir ne prétend pas faire tabula rasa de l’histoire littéraire, mais y puise au contraire, des formes, des structures ou des contraintes, de type alphabétique (le palindrome, le lipogramme…), combinatoire ou encore lipophonique. Mais tout en revitalisant certaines manipulations, le groupe s’est donné pour tâche d’inventer de nouvelles structures, en se dotant du synthoulipisme, c’est-à-dire de l’étude de la mise en œuvre de contraintes oulipiennes. Comme nous avons pu le remarquer, cette orientation poétique entraîne de multiples créations lexicales, syntaxiques et 221 MAGNÉ (B.), « Textus Ex Machina (de la contrainte considérée comme machine à écrire 106 sémantiques, qui vont permettre aux membres du groupe d’allier des concepts différents dans une tentative d’exploration systématique de la littérature. Ses choix, son cheminement ainsi que cette double tendance, font bien de l’Oulipo, une institution hybride à la fois, de par son statut d’institution ancrée dans la tradition et sa spécificité d’institution ludique et réflexive. III Émergence d’une nouvelle modernité : apparition et développement dans le champ littéraire des littératures à contraintes Dans cette ultime partie, nous allons nous pencher sur le statut actuel de l’Oulipo qui entame une phase de consécration depuis une dizaine d’années et sur l’émergence d’une nouvelle modernité littéraire, celle des littératures à contraintes. Il nous a en effet semblé pertinent, de mettre en parallèle le cheminement de l’Ouvroir, à travers cette phase de mutation, d’accession à la « reconnaissance » de l’establishment littéraire, à une hégémonie restreinte et celui des littératures à contraintes à l’époque de l’hyperconstruction et du postmodernisme. Cette étude de mise en perspective s’articulera autour du pôle de la création et du pôle de la réception, double démarche s’imposant nous semble-t-il, pour cerner les enjeux et les spécificités des deux « entités » à l’intérieur du champ littéraire. Ainsi, dans un premier temps, nous allons étudier le pôle créatif à partir de l’analyse de cette « phase de pérennité » de l’Oulipo. Puis, nous nous intéresserons à la réception des littératures à contraintes en essayant de synthétiser différents critères socio-historiques qui concourent à expliquer l’apparition de cette nouvelle production dans le champ littéraire au cours de la décennie. Enfin, nous focaliserons nos investigations sur les littératures à contraintes, en proposant au lecteur un panorama sélectif des auteurs et des œuvres qui appartiennent à cette nouvelle tendance de la littérature contemporaine. dans quelques textes de G. Perec) », L’Esprit créateur, vol. XXVI, n° 4, 1986, p. 60-71. 107 A) Pérennité de l’Oulipo : phase de consécration (1990/2005) 1) Manifestations et apparitions publiques Notre objectif est ici de mettre en évidence la « phase de consécration » qui s’inscrit dans le processus évolutif de l’Oulipo depuis 1990. Cette nouvelle étape qui témoigne de la vitalité du groupe et de l’avènement d’une reconnaissance de la sphère restreinte, achève en quelque sorte « l’institutionnalisation » de l’Ouvroir. Concernant la mise en place de cette nouvelle phase de la pratique littéraire oulipienne, il nous a semblé nécessaire d’appuyer notre analyse sur différents indicateurs qui permettent d’avérer l’existence de cette phase. Pour cela, nous avons eu recours à une sélection d’éléments, tels que des paramètres communicationnels qui visent à mesurer la vitalité du groupe et à étendre son hégémonie (participation à des manifestations, modes de promotion…), des paramètres éditoriaux et institutionnels (modes de production, de diffusion) et enfin des paramètres proprement littéraires renvoyant à la réception des œuvres oulipiennes à travers différents canaux (journalistiques, critiques…). Tout d’abord, concernant les apparitions publiques du groupe, il est frappant de constater le caractère extraordinairement hétérogène de ses choix stratégiques communicationnels. En effet, les membres assurent au groupe de multiples modes de promotion par le biais de toutes sortes de rencontres ou manifestations publiques intéressant de multiples milieux. Ce fait déjà repérable durant la phase d’expansion, prend de l’ampleur dès 1990 et semble atteindre son apogée actuellement, avec des sollicitations de plus en plus nombreuses, comme en témoignent certains indicateurs. Si l’on cherche à établir les milieux « récepteurs » de ces multiples allocutions oulipiennes, très rapidement plusieurs catégories, plusieurs milieux spécifiques émergent. Le milieu universitaire offre aux oulipiens un vecteur communicationnel d’importance. Si l’on s’attarde sur les nombreuses apparitions de l’Ouvroir à des manifestations universitaires de type colloques, séminaires, journées de recherche, etc., on constate que le milieu universitaire dans un 108 premier temps plutôt réticent, voire hermétique à la littérature oulipienne, s’ouvre et devient un vecteur privilégié de promotion. Par exemple, en janvier 1996, M. Bénabou et J. Roubaud proposent à la cité scientifique de Villeneuve d’Ascq une communication sur la Poétique des mathématiques dans le cadre d’un cycle sur « les voyages aux pays des mathématiques ». On peut noter également la contribution d’O. Pastior au colloque de Salzburg en 1997, consacré aux études littéraires françaises et tout particulièrement aux poétiques de l’Oulipo. On peut encore citer le colloque de Rabat de novembre 2000 portant sur la réception de G. Perec, avec la participation de M. Bénabou ou le colloque de Capri (octobre 2000) organisé par l’Oplepo et proposant autour de nombreux oulipiens (J. Jouet, J. Roubaud, M. Bénabou…) une réflexion sur cinquante ans de littérature potentielle. À partir de ces exemples, faut-il établir d’emblée une relation de causalité entre le choix de ce vecteur communicationnel particulier et le fait que certains oulipiens (M. Bénabou, J. Roubaud, A.F. Garréta, B. Cerquiglini…) sont des universitaires ? On pourrait le supposer a priori, mais, ces mêmes oulipiens étaient déjà des universitaires avant que le groupe ne connaisse cette phase de consécration et marque son entrée massive dans ce milieu. D’ailleurs, en étudiant les phases ultérieures, on remarque que les communications universitaires sont bien moins représentatives. Ne pourrait-on pas plutôt établir une corrélation entre ce phénomène et l’ouverture du monde universitaire qui marque un intérêt nouveau et croissant pour l’Ouvroir ? Notre hypothèse est de fait corroborée par le succès grandissant depuis 1996 des « Jeudis de l’Oulipo » à la Halle SaintPierre, qui offrent aux curieux des lectures publiques une fois par mois sur différents thèmes (le Paris de l’Oulipo, Petit traité des bibliothèques visibles et invisibles…) et de joyeuses lectures mensuelles actuellement à Jussieu. La vitalité oulipienne et son rayonnement dans le milieu, se manifeste aussi à travers l’association G. Perec et tout particulièrement, à travers les séminaires G. Perec coordonnés par M. Bénabou et qui se déroule depuis 1993 à l’université de ParisVII. Ces nombreux séminaires sont une tribune privilégiée pour tous les chercheurs s’intéressant à l’œuvre de Perec, à l’Oulipo et permet la diffusion par 109 ce canal d’un discours théorique touchant à l’Ouvroir. On peut ajouter à cela, la création d’un atelier universitaire d’écriture électronique animé par I. Monk et H. Le Tellier et intitulé « Mille milliard de poèmes francophones » en partenariat avec Le Monde et l’Agence Universitaire de la Francophonie (avril-novembre 2004). Le milieu universitaire apparaît donc comme un outil communicationnel particulièrement performant pour les oulipiens. Cependant, il n’est pas le seul. En effet, si l’on répertorie la somme des manifestations publiques de l’Oulipo, on note que ses nombreuses apparitions touchent après le milieu universitaire, le milieu culturel et ses différents vecteurs (presse spécialisée, radios…). Les oulipiens, depuis le début de cette nouvelle phase, ont fourni de nombreuses contributions « sonores » via le canal radiophonique au public. Par exemple, en avril 1996, dans l’émission Noir sur Blanc, de B. Kernel, sur France Inter, J. Roubaud, F. Caradec et H. Le Tellier, ont présenté l’Oulipo et les Ou-x-po ; tandis que P. Casanova dans les Jeudis littéraires, sur France Culture, recevait J. Roubaud, le 18 juillet 2002, pour évoquer le rôle des contraintes oulipiennes. France Culture constitue un canal de diffusion pour les oulipiens, comme on peut le remarquer à travers, outre Panorama précédemment évoquée, certaines émissions comme Les Décraqués 222 et Des Papous dans la tête 223 qui proposent des exercices à contraintes s’inspirant de l’Oulipo et à travers également, la diffusion du roman-feuilleton de J. Roubaud Pythagore ou celui de J. Jouet intitulé La République de Maboul et diffusé quotidiennement en septembre 2002. Enfin, l’Ouvroir dispense ses communications dans des lieux spécifiquement « culturels » (galeries d’art, centres culturels, bibliothèques, musées…) à l’intérieur de la sphère culturelle, mais aussi épisodiquement et toujours de façon ludique à l’intérieur de la sphère « consommation ». À titre d’exemple, on peut citer l’apparition de quelques oulipiens en juin 1996, venus faire une « animation » dans un grand magasin parisien 224 à partir de lectures de quelques classiques de l’Oulipo ; ou plus récemment en mai 2001 la participation de J. Jouet, H. Le Tellier, P. Fournel 222 Du lundi au vendredi, de 13h30 à 13h40 sur France-Culture. 223 Le dimanche de 12h40 à 13h50 sur France-Culture. 110 et B. Cerquiglini à une rencontre-débat portant sur l’Ouvroir et organisée par la FNAC St-Lazare. Enfin, on notera que, sollicité par le Ministère de la Culture, l’Ouvroir a fait une apparition lors de la 8ème Semaine de la langue française et de la francophonie (17-23 mars 2003), durant laquelle certains membres du groupe ont sélectionné 10 mots en hommage à R. Queneau (dimanche, vol, campagne, exercer, bleu, chiendent, rude, mille, instant, courir) et ont rédigé un texte sur chacun des termes, plus un onzième regroupant tous les mots. Ces créations ont été accompagnées d’une dizaine de contraintes (poème de métro, tireur à la ligne, S+7, logo-rallye…) ainsi que d’exercices et ont donné lieu à une publication sous l’intitulé Langagez-vous. Après cette brève incursion dans le milieu de la « consommation », nous allons nous attarder sur une autre sphère propice aux allocutions publiques du groupe : la sphère pédagogique. En fait, après l’analyse des nombreuses apparitions de l’Ouvroir depuis une décennie, on voit apparaître ce nouveau secteur à travers notamment deux pôles (conférences et ateliers d’écriture). Ainsi, le secrétaire du groupe, M. Bénabou fut invité en novembre 1996 au Centre International des Langues à Singapour pour animer des conférences et des ateliers d’écriture sous contraintes, proposés à des enseignants de français du continent asiatique. La même année, il consacra une demi-journée à une classe d’un lycée de Mulhouse afin d’offrir aux élèves une séance introductive sur l’Oulipo et plus particulièrement sur le travail de l’Ouvroir mené à propos du tramway de Strasbourg (Troll de Tram 225). Cette volonté du groupe de sensibiliser les élèves, les professeurs aux formes et aux contraintes littéraires est renforcée par la mise en place d’ateliers d’écriture orchestrée par l’Oulipo. À vrai dire, il ne s’agit pas d’une activité nouvelle, puisqu’on se souvient des ateliers déjà proposés à la fin des années 70 par le groupe à Villeneuve-lès-Avignon notamment. Cependant, on peut percevoir dans cette phase de consécration que connaît l’Ouvroir une intensification de cette forme de communication. À ce propos, signalons par 224 Le Bon Marché (lundi 17 juin 1996 à 18 heures). 225 Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Castor astral, Paris, vol. IV, 2000, p. 68. 111 exemple la participation de J. Bens et H. Le Tellier aux Nuits de la correspondance de Grignan en juillet 1997 où les deux auteurs proposèrent un atelier « Oulipo ». De façon plus institutionnelle, certains membres ont élu domicile depuis quelques années, en été, au château de Castries, en compagnie de R. Détambel et proposent ainsi un stage-atelier d’écriture ouvert aux amateurs de jeux littéraires. Ce stage qui regroupe notamment de nombreux enseignants, bibliothécaires ou animateurs culturels, permet de s’exercer par la pratique de toutes sortes de contraintes basées sur la lettre (lipogramme, boule de neige…), le sens (la cantatrice sauve) ou la forme (sextine, haïkaisation…). On peut aussi ajouter la mise en place d’un « Atelier estival de l’Oulipo » à Bourges durant une semaine (juillet 2005) qui permet au groupe de sensibiliser le public à l’art des contraintes. Même si tous les membres de l’Oulipo ne partagent pas ce goût pour cet axe communicationnel à visée pédagogique, il n’en demeure pas moins que celui-ci apparaît comme un fait notoire dans le processus stratégique oulipien. En définitive, à partir de l’étude des modalités de communication propres au groupe, nous pensons avoir démontré le rayonnement croissant, dans cette phase de consécration, de l’Ouvroir de Littérature Potentielle à l’intérieur de la sphère restreinte du champ littéraire. Il semble bien que l’accession de l’Oulipo à cette nouvelle phase, découle en grande partie d’une bonne gestion des outils et des modes de promotion, qui passe par une massification et une diversification du public visé. Par ailleurs, on ne peut pas expliquer cette phase de pérennité uniquement par l’analyse des apparitions publiques. Parallèlement, il convient de prendre en compte d’autres indicateurs pour vérifier l’existence de cette évolution. 2) Les publications et l’accueil critique Nous allons donc à présent rapidement, dans un deuxième temps, tenter de cerner l’évolution des publications oulipiennes, afin de saisir cette mutation. Selon les données acquises, on observe que les deux ouvrages collectifs de l’Oulipo ont été réédités avec augmentation du nombre d’exemplaires (initialement prévus à dix 112 mille). En effet, face à une demande accrue, en 1995, les éditions Gallimard mettent sur le marché la troisième édition de L’Atlas de littérature potentielle et en 1999 la troisième édition du premier volume, La Littérature Potentielle. La longévité du groupe s’accompagne d’un renouvellement éditorial avantageux prouvant l’intérêt que suscitent les travaux oulipiens. Parallèlement, on note également l’augmentation des publications de La Bibliothèque Oulipienne, étant donné que paraissent en 1990 chez Seghers les trois premiers volumes qui regroupent les 52 premiers numéros de la Bibliothèque. En 1997, après changement d’éditeur, est publié le volume 4, puis en 2000, le volume 5 des expérimentations du groupe. Cette phase de consécration prend appui sur une publication certes toujours restreinte, spécialisée, mais néanmoins massive, consistante, puisque le lectorat dispose ainsi d’une palette oulipienne beaucoup plus étendue. Les publications collectives de l’Ouvroir se sont aussi diversifiées avec la parution en 2001 d’un petit livre rouge intitulé Un art simple et tout d’exécution. Cinq leçons de/sur l’Oulipo, édité chez Circé qui rend compte des leçons de poétique données par les membres du groupe à l’Unité de Recherches contemporaines de la villa Gillet à Lyon. Cet essai fournit l’occasion à J. Roubaud et à J. Jouet de revenir sur la notion de contrainte, tout en permettant à M. Bénabou de s’interroger sur l’écriture autobiographique à contraintes et à H. Mathews de poser le problème de la traduction en terrain oulipien. Ce processus de diversification de publication se manifeste enfin à travers la parution chez Fayard, dans la collection Mille et Une Nuits, en 2002, d’un Abrégé de Littérature Potentielle, qui pour un coût modique, offre un petit manuel oulipien au plus grand nombre, après édulcoration. On remarque donc qu’au fil de ces phases transformationnelles, le groupe a su intensifier sa production, tout en variant son réseau de publication et de distribution, jusqu’à réussir à optimiser cette capacité de développement entre 1990 et les années 2000. En cela, les publications ont donc nécessairement contribué à la mise en place effective de cette phase de pérennisation propre au groupe durant cette période. 113 Pour en revenir aux facteurs qui peuvent expliquer cette nouvelle période, nous allons clore notre analyse sur l’étude du rayonnement des œuvres oulipiennes individuelles, notamment en nous servant des discours critiques issus de la presse quotidienne et spécialisée. En quoi effectivement, peut-on parler d’une phase de reconnaissance générée par cette phase de consécration ? Quels sont les discours institutionnels qui apparaissent comme des marqueurs notoires de cette phase de reconnaissance ? À vrai dire, on constate tout d’abord, sur un panel de plusieurs quotidiens (Le Monde, L’Humanité, Le Figaro, L’Express…) une augmentation du nombre des articles qui évoquent l’Oulipo. En effet, à partir d’une double étude chronologique concernant les archives de la presse que nous avons menée, on note que le terme « Oulipo » encore peu présent entre 1980 et 1990, devient un vocable plus employé dans le discours journalistique dans la période 1990-2005. Il semblerait que l’Ouvroir bénéficie d’une plus large représentation due essentiellement à l’augmentation du nombre d’articles et à une diversité des supports. Auparavant, dans sa phase d’expansion, le groupe n’était cité, de façon anecdotique 226, que dans certains articles ayant trait aux figures emblématiques du groupe (R. Queneau, G. Perec, I. Calvino, J. Roubaud). Cependant, comme nous l’avons déjà noté, les mentions faites à l’Ouvroir se sont surtout multipliées dans la presse spécialisée (Le magazine littéraire, Lire…) qui offre un début de reconnaissance médiatique au groupe. On peut citer par exemple, l’article de P. Fournel consacré à « L’écrivain oulipien ? » dans Le magazine littéraire 227 de septembre 1987. Cette situation contraste évidemment avec les publications actuelles plus nombreuses et surtout plus variées. On peut expliquer ce fait par un double facteur, c’est-à-dire certes un phénomène de consécration de la part des critiques journalistiques qui accordent une véritable place à l’Ouvroir dans le champ littéraire mais également grâce au bon accueil 226 Par exemple, dans l’article de KECHICHIAN (P.), « J. Roubaud au lever du jour », Le Monde, vendredi 13 janvier 1989, p. 13. L’Oulipo est uniquement cité dans les notes bibliographiques. 227 Le magazine littéraire, n° 245, sept. 1987, p. 11-14. 114 dont bénéficient les publications de certains membres 228 oulipiens usant de contraintes. À ce stade, on peut s’interroger sur ce qui fonde la spécificité oulipienne d’après le discours journalistique ? Cet accueil beaucoup plus favorable se manifeste dans de nombreux articles. En tentant de cerner des traits identificatoires récurrents, on remarque que pour la plupart, le discours des critiques se fait plus élogieux et que le terme « contrainte » apparaît avec une connotation nouvelle. En effet jusqu’alors, lorsque ce terme se trouvait dans un article concernant l’Oulipo, il prenait très souvent une coloration négative qui pointait l’écueil du formalisme littéraire ou qui tendait à mettre en évidence cette défiance vis-à-vis d’une littérature contraignante. Or, après l’analyse d’un certain nombre d’écrits journalistiques 229, on remarque que pour de nombreux professionnels, la spécificité oulipienne se fonde sur trois traits dominants : – tout d’abord, pour la presse, l’originalité de l’Ouvroir découle bien de cet art de la contrainte. Ainsi, pour un journaliste de Libération, J. Roubaud, membre de l’Oulipo « est l’auteur d’une œuvre multiple qui manifeste un souci formel constant (écriture sous contrainte, combinatoires) 230 », tandis que pour cette journaliste du Figaro, les méthodes oulipiennes permettent « de renouveler l’écriture en la soumettant à des contraintes arbitraires mais créatrices 231 ». Comme on peut le constater, la contrainte n’est pas appréhendée par la critique comme quelque chose de stérile, de nuisible à la création, au contraire, elle devient « un défi » qui permet à l’auteur oulipien de se tracer « une voie originale dans la littérature contemporaine 232 » et au lecteur d’aborder « la littérature à contraintes » par le biais du jeu, du piège. M. Contat, dans Le Monde, ira jusqu’à évoquer à propos du dernier roman de 228 Après l’étude de différents quotidiens, on remarque un nombre important d’articles et souvent laudatifs concernant : J. Roubaud, M. Bénabou, J. Jouet, H. Le Tellier, H. Mathews, M. Grangaud, A.F. Garréta. 229 Pour réaliser cette analyse, nous avons recensé et exploité 202 articles parus entre 1990 et 2004 concernant l’Oulipo et issus de cinq quotidiens (L’Express, L’Humanité, Le Figaro, Libération, Le Monde) grâce au CD-ROM europress.com consultable en bibliothèque qui constitue une banque de données de 20 millions d’articles sur 20 années d’archives. 230 HARANG (J.-B.), « Maître Roubaud », Libération, jeudi 9 janvier 1997, p. 6-7. 231 CATHALA (A.-S.), « Un Lewis Caroll parisien », Le Figaro, mardi 11 janvier 2000, p. 14. 115 M. Bénabou, les « contraintes fertiles 233 » de l’Ouvroir de Littérature Potentielle. La critique journalistique semble reconnaître à présent l’intérêt des contraintes oulipiennes notamment sur le plan créatif. Concernant les œuvres de M. Grangaud par exemple, on peut noter que la presse voit en elle, une adepte « de ce qu’on appelle la « littérature à contraintes 234 » ayant « comme chez nombre d’oulipiens qui forment sa famille naturelle, un amour superlatif de l’ordre 235 » et cultivant « avec rigueur et discipline, l’art des contraintes 236 ». On retrouve ce même éloge de la contrainte à travers d’autres articles concernant J. Roubaud, J. Jouet, H. Le Tellier, M. Bénabou ou A. F. Garréta, par exemple. On constate donc une inflexion du discours journalistique quant à cette notion de contrainte et on assiste par là même, à une nouvelle conception de la quête formelle qui est de moins en moins dévalorisée. – l’autre trait identificatoire propre à l’Oulipo semble être pour la presse, la notion de virtuosité. En effet, de nombreux journalistes se réfèrent à ce terme qui renvoie à la maîtrise, à l’habileté et à la technicité pour définir un auteur oulipien. Par exemple, J. Jouet apparaît comme un « membre éminent de l’Oulipo, virtuose de l’écriture à contraintes 237 », auteur d’un « roman baroque fort intelligent 238 ». De la même façon, cette fois sous les traits de M. Bénabou, « un des plus talentueux écrivains de l’Oulipo 239 », la figure créatrice se transforme en un « acrobate oulipien ». H. Le Tellier semble également maitriser avec maestria cette capacité naturelle propice à la mise en œuvre de « cette structure complexe permettant toutes les variations 232 233 234 235 236 DEVARRIEUX (C.), « L’usine à Jouet », Libération, jeudi 31 mai 2001, p. 5. CONTAT (M.), « Le roman de la Bien-Aimée », Le Monde, vendredi 12 avril 2002, p. 6. KECHICHIAN (P.), « Du général en particulier », Le Monde, vendredi 12 juin 1998, p. 1. Id. KECHICHIAN (P.), « Stances de l’humeur vagabonde », Le Monde, vendredi 18 août 2000, p. 8. 237 N. (A.), « Jouet joue à jouer », L’Humanité, jeudi 19 avril 2001, p. 18. 238 MARSAN (H.), « Au fil des lectures folie au musée », Le Monde, vendredi 21 février 1997, p. 7. 239 LECLERCQ (P.-R.), « L’épopée Bénabou », Le Monde, jeudi 26 mai 1995, p. 20. 116 oulipiennes, les manipulations et les jeux littéraires 240 », sans pour cela exclure l’émotion puisqu’ « il la tient simplement à distance et la remet en question au moment où on pourrait en abuser 241 ». Pour en revenir à ce critère, nous pouvons dire que la littérature oulipienne tend à être définie dans ces discours par la virtuosité, étant donné la récurrence de ce terme dans les articles étudiés. L’écrivain oulipien apparaît donc, non plus comme un bricoleur désuet, mais comme une personne extrêmement douée, « intelligente », une sorte d’agenceur de formes maîtrisant des techniques littéraires brillantes, complexes et amusantes. – Enfin, la critique journalistique retient comme ultime trait identificatoire qui fonde la spécificité du groupe, l’aspect ludique des productions oulipiennes. À ce propos, l’Ouvroir tend même à être assimilé à un « mouvement littéraire où on s’amuse à faire des livres en jouant avec les combinaisons et les contraintes formelles »242. J. Jouet apparaît lui comme « un farceur du langage, l’un de ces poètes qui se jette de ludiques défis littéraires et gamberge avec humour des récréations ou re-créations faites d’acrobaties verbales, de plagiats détournés, de contraintes arbitraires 243 ». Cette notion de plaisir ludique est également évoquée à propos d’H. Le Tellier, « un oulipien pour lequel le plaisir et le rire du lecteur (et de l’auteur) importe plus que les vertiges formels 244 ». À travers ce bref échantillonnage issu de la presse, on remarque que l’Oulipo demeure une institution hybride partagée entre virtuosité et jeu et dont la poétique repose sur un art de la contrainte enfin confirmée par les discours institutionnels. En somme, l’Ouvroir bénéficie, dans cette phase, d’une reconnaissance (évidemment différée) de la part de la presse quotidienne et spécialisée, puisqu’il a fallu attendre par exemple mai 2001 pour que Le magazine littéraire lui 240 241 242 243 244 SALLES (A.), « La cuisine de la littérature », Le Monde, vendredi 30 octobre 1992, p. 25. Id. CATHALA (A.-S.), loc. cit. DOUIN (J.-L.), « Effets de mode », Le Monde, vendredi 16 novembre 2001, p. 2. SALLES (A.), « Pourkoikelsouri? », Le Monde, vendredi 19 avril 2002, p. 10. 117 consacre un numéro spécial intitulé L’Oulipo, la littérature comme jeu. Cependant, il est évident que ce phénomène de reconnaissance observé entre 1990 et 2005, contribue bien en partie à cette phase de consécration que connaît actuellement le groupe. Peut-on donc conclure en nous servant d’une dernière affirmation issue de la presse, tendant à confirmer nos propos, que « l’histoire de la littérature « au second XXe siècle » pour reprendre une formule de J. Roubaud citée dans la presse, « ne se passera sans doute pas de l’Oulipo 245 » ? B) Apparition d’une nouvelle tendance de la littérature contemporaine : la littérature à contraintes 1) Contextualisation et réception Dans le contexte des années 90, on constate l’émergence de différents supports culturels et technologiques qui mettent en scène l’art de la contrainte. On peut évoquer le succès sur Radio France-Culture des émissions de B. Jérôme, qui distillent quasiment tous les jours des « acrobaties littéraires » basées sur de multiples contraintes. Ainsi, le pataphysicien B. Jérôme, ami de G. Perec, propose aux auditeurs du lundi au samedi à 13h30 « Les Décraqués » et le dimanche de 12h40 à 13h50 « Des Papous dans la tête », programmes divertissants, sorte de salon littéraire où amateurs et écrivains confirmés s’exercent à des exercices de style à la manière de R. Queneau. Autour d’une trentaine d’invités-membres de l’émission, comprenant notamment quelques oulipiens (F. Caradec, J. Jouet, H. Le Tellier) et d’autres joueurs lettrés (J.-B. Pouy, E. Brouillard, P. Besnier, L. Fournier, E. Holder…) se met en place toute une panoplie de jeux qui porte sur l’application systématique de règles d’écriture rigoureuses : 245 TAILLANDIER (F.), « J. Roubaud. Mémoires d’un artisan-poète », Le Figaro littéraire, jeudi 16 mars 2000, p. 4. 118 Le jeu a ses règles, les nôtres sont des incitations à l’écriture, la contrainte est « libératoire », aime à proclamer Jean-Bernard Pouy. Impérieuse est la règle, voire catégorique, cependant il n’est pas interdit de la détourner, cela fait partie du jeu 246. « Les Décraqués » ou autres joyeux « papous » offrent donc une palette contraignante à visée créative qui convoque de très nombreuses formes : le lipogramme en réécrivant par exemple « Brise marine » sans -i ou « Correspondances » sans -e, la fable du « Corbeau et du renard » sans recourir à la lettre « r », « Le loup et l’agneau 247 » sans -u et -f comme ici : « Le Loup et l’Agneau », Lipogramme en u et f Jean de La Fontaine « Le Loup et l’Agneau » « Le Homard et l’Espadon » La raison du plus fort est toujours la meilleure : Contre l’ogre barbare, le droit perd la raison. Nous l’allons montrer tout à l’heure. Des délices maritimes oyez la sinistre oraison. Un Agneau se désaltérait Le petit homard prenait son dîner Dans le courant d’une onde pure. Dans la mer Méditerranée. Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure, Pas par hasard passa l’Espadon, Et que la faim en ces lieux attirait. L’estomac dans les talons. Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? « C’est vraiment révoltant de cochonner ma plage! Dit cet animal plein de rage : Dit cet animal plein de rage, Tu seras châtié de ta témérité. je vais t’apprendre le respect, gare à ta carapace! - Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté Oh, my good Lord, répond le Homard à l’américaine, Ne se mette pas en colère ; You have not to make me a scène, Mais plutôt qu’elle considère I am not jogging in your space, Que je me vas désaltérant I drink, is it a crime? Dans le courant, In the stream 246 TREUSSARD (F.), JÉRÔME (B.), Des Papous dans la tête, Les décraqués, Gallimard, Paris, 2004, p. 11. 247 Ibid., p. 92-93. 119 Plus de vingt pas au-dessous d’Elle, En dehors de vos territorial waters ; Et que par conséquent, en aucune façon, And so, my Lord, what is the matter ? Je ne puis troubler sa boisson. I have not sali votre piscine… ! - Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, - Si, avec tes postillons! reprit cette bête assassine, Et je sais que de moi tu médis l’an passé. Hier déjà, tes pinces ont entaillé mon nez! Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? - What, my Lord!! ? ? Yesterday, j’étais pas né Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère. Reprit le Homard, je tète encore ma mère… ! Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. - Si ce n’est toi, c’est donc ton brother! - Je n’en ai point. - On l’a pêché! C’est donc quelqu’un des tiens : Ta race à carapace terrorise l’Espadon, Car vous ne m’épargnez guère, Car au moindre signe d’inattention, Vous, vos bergers, et vos chiens. Les tiens me grignotent du rostre au trognon, On me l’a dit : il faut que je me venge. On me l’a dit. Expie donc! » Là-dessus, au fond des forêts Et dans les abysses, il l’entraîna. Le Loup l’emporte, et puis le mange, De homard de lait, l’Espadon dîna. Sans autre forme de procès. Procès déloyal, plaisant assassinat. Ils ont également expérimenté la contrainte homophonique à travers « le Clavecin bien trempé ou jeu des homophonies approximatives », dans lequel les participants composent un texte commençant par une phrase sélectionnée et issue d’un auteur ou d’un livre et qui doit obligatoirement se finir par une phrase homophonique. On peut citer aussi la règle oulipienne « S+7 » qui laisse les participants réécrire un texte choisi grâce à ce facteur transformationnel, ou la contrainte stylistique « à la manière de » qui oblige le joueur à réécrire un texte dans un certain style tiré au sort dans un chapeau et autres pastiches. (H. Le Tellier pastichant F. Rabelais, J.-B. Pouy, imitant J. Echenoz ou encore G. Mordillat s’inspirant de J. Prévert) 248. Outre ces exercices, les Papous ont même inventé une 248 Ibid., p. 150-166. 120 contrainte originale, la technique du « strip-tease » radiophonique, qui consiste à dévoiler une partie de son corps et à produire un texte qui s’y rattache sous la forme d’un blason chaque fois qu’on perd comme le montre cet exemple de L. Fournier : Le torse Sous le marcel, la bête. Ce torse aurait ému Cocteau. Voici ce torse soyeux où à foison pousse une épaisse toison. Dans le sillon ruisselant qui descend de la gorge au nombril, a surgi là une Amazonie brune et dense où les doigts caresseurs peuvent se perdre aussi sûrement qu’un explorateur à l’est de Chicuelina. L’indien d’Amazone est glabre, le conquistador a du poil. L’hypertrichose mammaire, c’est ça la civilisation! Les premières sommations de l’automne ont déjà résonné sur mes seins généreux et semé, çà et là, quelques pousses blanches parmi cette noire plantation. Presque à l’orée de ce poitrail de brigand calabrais, les aréoles des seins dessinent de petites clairières pâles où le tétin très fin, très pointu, haut dressé car il a froid, lui que rien ne couvre, où le tétin se tient comme le dernier vestige d’une féminité qui sommeillait en l’homme. Et quand une main va et vient sur ce torse où sous le poil affleure le muscle, elle couche du bout des doigts ce grand champ de blé noir qui ondule et où apparaissent, tour à tour, des pépites de peau nue. Ah! qu’elle est douce aux paumes, cette poitrine dont l’extrémité pileuse souvent redressée vient titiller les doigts suavement. Alors que dire devant ce torse nu et qui n’est pas tout à fait dévêtu pourtant, jamais? Ce torse que le froid fait saillir comme la voile d’un galion espagnol. Ce torse aux reflets rembranesques qui boucle à la touffeur et luit l’hiver, noir corsage inexpugnable. Que lui dire ? Sinon, merci d’être velu 249. À cela, il faut ajouter la contrainte picturale du « L.S.D : léger strabisme divergent ou un regard tordu sur la peinture » qui après la description objective d’un tableau sélectionné, propose l’interprétation de la toile selon le point de vue (gastronomique) de l’auteur : La Naissance de Vénus de Sandro Botticelli DESCRIPTION OBJECTIVE * Ricardo Mosner La Naissance de Vénus de Sandro Botticelli (1444-1510), Toile rectangulaire qui se trouve à la Galerie des Offices, à Florence. Au centre du tableau, une femme nue d’environ vingt-deux ans pose dans une grande coquille avec pudeur et poésie. Ses cheveux très longs et orangés sont traités par le peintre avec une grande virtuosité. Elle cache son sein droit de sa main droite, et de sa main gauche tient le bout de sa chevelure, qui masque son pubis. Du côté gauche de la toile, un couple entrelacé souffle vers la donzelle, au milieu d’une pluie de fleurs blanches et roses. L’homme est drapé de bleu et porte des ailes. Il plane. De l’autre côté, une femme habillée d’une robe blanchâtre à fleurs présente à la demoiselle dans la coquille un manteau rougeâtre, à fleurs aussi, pour offrir un vêtement à sa nudité. Sur le côté, un paysage 249 Ibid., p. 109. 121 paradisiaque de forêts avec quelques arbres tropicaux. Au fond et au premier plan, le paysage est aquatique. Quant au ciel, il est clair, avec quelques nuages. INTERPRETATION * Henri Cueco C’est une recette de cuisine codée. Son titre est: La préparation de la coquille Saint-J.. La coquille sur le tableau est au centre. Elle flotte sur un bouillon garni d’herbes odoriférantes. Les éléments de cette recette sont ici figurés sur le principe des personnalisations utilisées pour la publicité des insecticides où on voit des personnages répugnants hurlant et fuyant devant des nuages toxiques. On peut reconnaître dans ces personnages des voisins de palier. J’ai de l’affection pour ces soi-disant parasites qui mènent leur vie d’insecte. Ici, sur le même principe de la personnification, ce sont des dames appétissantes qui sont proposées à notre décodage de la recette des coquilles Saint-J.. Il s’agit bien sûr de glisser du désir sensuel vers le plaisir gastronomique avec retour sur l’incitation initiale. Le tableau nous propose un va-et-vient entre le plaisir pictural, le désir sensuel et un accompagnement gastronomique qui serait la phase ultime et concrète de toute sublimation. Tout est fait ici pour rendre appétissant ce pied légèrement tendineux qui fixe la bestiole à son habitacle. Sa couleur est nacrée, précisément comme la jolie personne qui se dresse sur sa coquille, résignée à son sort de Saint-J. et qui danse sans lever les pieds. La noix de couleur orangée ou saumonée est figurée par le tissu (peignoir de bain ou torchon) que tend la belle femme, de profil, à droite. La noix est couverte d’un semis d’herbes. Elle se présente dans sa volupté gustative et sa magnificence décorative. Les tissus près du corps mettent en évidence une nudité d’autant plus sensible qu’elle est cachée. Les cheveux, les coiffures de ces deux femmes, mademoiselle Pied-de-Saint-J. et mademoiselle Noix-de-Corail, sont largement déployés et flottent dans la direction du souffle produit par le couple de gauche en train de revenir, comme on dit en cuisine. Les chevelures ondoyantes imitent en même temps les flammes en évoquant le feu de cuisson. En haut à droite, au deuxième plan, le bois de laurier pour obtenir une cuisson parfumée. On voit à droite de mademoiselle Pied des langues qui partent du bois et semblent sortir du corps de mademoiselle Noix. Revenons au couple qui incarne le souffle. Monsieur VentCoulis et mademoiselle Alizé se tiennent par la taille. Mademoiselle Alizé exprime l’air qui sort des joues de monsieur Vent-Coulis en lui appuyant sur le ventre. C’est le principe du soufflet. Il arrive que mademoiselle Alizé appuie trop fort sur le ventre de Vent-Coulis qui expulse en même temps que le vent quelques morceaux d’ail qu’il projette dans la coquille et le bouillon. J’ai oublié d’expliquer qu’il s’agit d’une recette dite au court-bouillon qui se trouve enrichie d’herbes projetées « à la bouche », expression reprise pour le camembert dit « à la louche ». Monsieur Vent-Coulis et mademoiselle Alizé sont maintenus en l’air par une paire d’ailes. Après être revenus, ils partiront annoncer que « Madame est servie », mais c’est une autre histoire. C’est l’Annonciation. C’est une recette, vous l’avez observé, dansée. Les quatre personnages, trois femmes, un homme, développent une figure complexe qui rythme la préparation du plat. Danse en couple côté ventilation. C’est un tango (d’aucuns disent paso doble) avec des figures d’enlacement des jambes. C’est la danse de la Saint-J. qui avait lieu chaque année à la Coquille dans les Deux-Sèvres et à Compostelle en Espagne. Mademoiselle Pied-de-SaintJ. exécute une danse statique tout en se frottant les seins de la main droite et le pubis de la main gauche avec sa superbe chevelure. C’est une sorte de rumba, danse solitaire sensuelle un peu triste (que on s’arrête sur la grâce du mouvement des pieds dans l’espace réduit de la coquille!) Ces figures de danse sont des moyens d’assimiler la recette. On voit les pieds de mademoiselle Pied presque immobiles pendant que mademoiselle Noix frémit autour de la coquille. La danse du corail est une des plus élégantes. C’est un menuet, vieille danse de cour avec figure de couple (la la li la la, la li la la, la li la, la). À la fin de ces danses, les protagonistes se retrouvent dans la coquille tandis que le bouillon se parfume de la grâce mêlée de leurs figures chorégraphiques. Si certains doutaient de cette interprétation, ils 122 pourraient reconnaître aussi dans ces langues que j’ai décrites, des langues de feu, des langues gourmandes (au nombre de cinq) proches du corps de mademoiselle Pied-de-SaintJ. Ces langues ont des formes bizarres mais expriment pour la plupart le désir, la concupiscence, ou la gourmandise. Elles peuvent être des caps qui avancent sur la mer, des baleines ou des squales, des casques de soldats français (mais pourquoi ?), des limaces noires (en met-on dans les coquilles Saint-J. ?). Les dates de 1483-1485 ont été longtemps prises pour les dates à laquelle a été peinte. En réalité, il s’agit du temps de cuisson, 14,83 égale 14 minutes 83 secondes, soit le temps idéal : au-delà de 14 minutes 85 secondes le plat se rembrunit, se caramélise, comme le bas de la peinture, le légume devient noirâtre. La date de 1510, réputée être celle de la mort de Botticelli, le peintre, est en réalité le temps (15 minutes 10 secondes) que on ne doit pas dépasser si on veut éviter la calcination. Au XVe siècle, l’usage des fruits de mer dans la cuisine posait le sérieux problème de la conservation à une époque où la chaîne du froid n’existait pas. Les intoxications provoquaient des éruptions dermatologiques fréquentes. Aussi voit-on dans ce tableau sur la robe et le peignoir de bain ou torchon des animalcules parasites, provoquant rien qu’au regard des démangeaisons. La recette exposait à des risques et il y avait obligation de prévenir les usagers, ce qui n’existe aujourd’hui que pour les médicaments alors que la nourriture, qui en stimule l’usage produit elle-même des effets indésirables. La coquille, après usage, était récupérée pour servir de protection aux gladiateurs et aux chasseurs. De nos jours, les joueurs de rugby utilisent les coquilles Saint-J. refroidies pour se protéger les parties vulnérables du corps. Ils se la mettent dans la culotte et aussi dans la bouche comme protège-dents (dans ce cas ils disposent de deux coquilles) 250. On peut terminer enfin en évoquant le procédé du « Roman interactif 251 » qui propose à quatre auteurs d’écrire une fiction en quatre chapitres, en écrivant un chapitre chacun à son tour et en le terminant obligatoirement par trois hypothèses dont une seule sera reprise par le collègue pour la suite de l’histoire. De cette structure radiophonique émanent donc des jeux littéraires qui exploitent l’art de la contrainte. Cette même préoccupation est à l’origine de la création du CD-Rom Machines à écrire d’A. Denize qui, reconstituant via ce média la complexité combinatoire des œuvres de R. Queneau et G. Perec, tente d’aider le lecteur à la création sous contraintes, dans un dialogue interactif rendu possible par l’informatique. À partir de ce support, M. Denize et B. Magné proposent de faire découvrir au joueur virtuel les Cent mille milliards de poèmes et Un conte à votre façon de R. Queneau, ainsi que les Deux cent quarante-trois cartes postales de 250 Ibid., p. 218-221. 251 Ibid., p. 15-24. 123 G. Perec, par la création d’une galaxie commune aux deux oulipiens, les auteurs en profitent pour nous fournir une sorte de parcours fléché à travers l’histoire de la littérature, qui nous renvoie à de nombreuses contraintes illustrées (poèmes rétrogrades des Grands Rhétoriqueurs, centons, rondeaux de J. Molinet, acrostiches, poèmes hétérogrammatiques de G. Perec et anagrammes de M. Grangaud). On découvre avec intérêt la contrainte du texte crypté qui joue sur le parcours de lecture à travers une lettre érotique de G. Sand à A. de Musset ou encore les Vingt mille incipit inédits de G. Perec. Ce CD-Rom contient également un index recensant des œuvres et de nombreux procédés formels (graphes, palindromes, sextines…) qui s’animent sous le curseur et donnent à voir des « machines à écrire » innovantes. La prolifération des littératures à contraintes dans le champ littéraire doit être mise en relation certainement aussi avec l’engouement suscité par les exercices de style informatiques ou ce qu’on peut appeler la littérature interactive. En effet, on constate un développement important des sites de littérature interactive ou des ateliers d’écriture en ligne dont l’élaboration des textes est soumise à des contraintes oulipiennes 252. On peut citer par exemple « La Souris à plumes 253 », site francophone basé à Marseille qui se veut un « atelier d’écriture en ligne » qui offre à tout internaute la possibilité de manipuler des jeux d’écriture et de construire une fiction interactive. On retrouve ainsi sur ce site des procédés issus de l’Ouvroir à travers des consignes d’écriture qui relève de la méthode S+7 ou d’autre variante (V+2), l’inventaire perecquien « Je me souviens », la règle du lipogramme appliquée par exemple à une déclaration d’amour qui ne doit pas utiliser certains termes (aimer, désir, amour, affection…), ou encore une fiction cybernétique (la ville invisible) qui s’inspire d’I. Calvino. Sur le plan informatique, on constate donc un certain intérêt pour les règles scripturales à travers la réutilisation de processus oulipiens. On peut donc dire que les supports 252 Cf. annexes, p. 599-601. 253 [ http://www.maison-orangina.org/assocs/souris/ ]. 124 multimédia évoqués (radio, CD-Rom, web) ont pu contribuer à l’émergence d’une nouvelle tendance de la littérature contemporaine qui privilégie les contraintes. En outre, sur le plan de la critique littéraire, à la fin des années 80, on assiste à une période de renouveau littéraire qui provient de l’ère postmoderne et qui marque l’achèvement des pratiques scripturales de type expérimentaltextualiste, au profit d’un retour au Sujet (autofiction, lyrisme poétique…). En effet, la notion de Sujet qui renvoie à la notion d’auteur, considérée par la critique moderne comme une notion tout aussi périmée que celle de personnage, a été longtemps délaissée au profit du seul travail du texte et de l’intérêt porté à la réception par le lecteur. Or, certains critiques ont favorisé ce retour au Sujet (P. Lejeune, V. Couturier, J.-M. Maulpoix…) en réinvestissant, sous des angles d’analyse différents, la problématique de l’auteur, les modes de figuration et de postures du Sujet créateur. À cette même période charnière, avec un minimum de recul critique, on observe que « le déclin d’une certaine littérature de recherches semble donner lieu à la recherche d’une littérature nouvelle 254 » fondant son esthétique sur le concept « d’hyperconstruction », c’est-à-dire une volonté rigoureuse de la part des auteurs de ce mouvement de maîtriser toutes les strates de l’objet textuel, qui s’actualise à travers une construction particulièrement élaborée découlant d’un parcours à contraintes. Cette mouvance qui valorise les processus de construction et l’utilisation de contraintes littéraires résulte des travaux oulipiens et du souci constant de quelques écrivains contemporains, d’innover en recourant à toutes sortes de jeux, d’inventions ou d’expérimentations. Ainsi, à partir des années 80-90, on a pu voir se développer des œuvres tant poétiques que romanesques, qui accordent une place prépondérante aux règles d’élaboration, tout en se démarquant du formalisme vide et souvent outrancier des avant-gardes. Il est intéressant de noter que le rejet du formalisme par la critique moderne n’a pas engendré un phénomène de radicalisation, mais a favorisé au contraire, un nouveau questionnement formel. De plus, il semble que la littérature 254 BAETENS (J.), VIART (D.), « États du roman contemporain », Actes du colloque de Calaceite, 6-13 juillet 1996, Minard, Paris, 1999, p. 3. 125 contemporaine ne fonctionne plus selon une attitude qui prône la rupture par rapport aux esthétiques antérieures. En effet, concernant l’avènement de cette littérature à contraintes, nous constatons que même si elle récuse tout formalisme gratuit issu des courants passés, elle privilégie un formalisme ludique obligatoirement signifiant. En sorte que, la réalité de cette littérature contemporaine semble se constituer à partir d’un phénomène d’interface, c’est-à-dire par la capacité des « nouvelles modernités » à innover en établissant des liaisons, des connexions avec les théories passées tout en s’en démarquant. Ainsi, cette nouvelle modernité constituée d’auteurs contemporains qui explorent un art de la contrainte semble avoir assimilé les démarches oulipiennes, mais en élaborant une pluralité d’écritures à contraintes. En cela, la période amorcée en 1990, propose au lecteur sous l’intitulé d’une catégorisation théorique, d’une « tendance » définitoire (littérature à contraintes) de multiples parcours d’écriture. Cependant, il ne faut pas omettre que l’émergence des littératures à contraintes souffre d’un certain rejet de la part de la critique. L’argument de certains théoriciens repose sur le refus du ludique (seul critère retenu pour caractériser des œuvres oulipiennes et post-oulipiennes) associé à une perte du sens qui en découle. Ainsi, A. Compagnon analysant le dogme de l’autoréférentialité évoque : « […] R. Queneau et l’Oulipo (la littérature sous contraintes), après lesquels il est difficile d’aller plus loin dans la séparation de la littérature et de la réalité 255 » et pose la perte de la dimension référentielle et expressive comme critère définitoire de cette littérature. G. Genette rejoint cette considération car pour lui, la pratique oulipienne se résume à une « transformation textuelle à fonction ludique 256 » qui relève d’un processus machinal et qui produit des énoncés vides de signification, reflets d’« un jeu bien triste ». Selon J.-J. Thomas, 255 COMPAGNON (A.), Le Démon de la théorie, Seuil, Paris, 1998, p. 117. 256 GENETTE (G.), Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982, p. 58. 126 la réaction de G. Genette est représentative « d’une certaine résistance universitaire (et publique) aux travaux du groupe Oulipo et à ses théories sur la littérature 257 ». Cette opinion sous-tend le postulat du rejet des contraintes en littérature qui, pour G. Perec « y sont traitées comme des aberrations, monstruosités pathologiques du langage et de l’écriture; les œuvres qu’elles suscitent n’ont pas droit au statut d’œuvres […] 258 ». La littérature à contraintes n’a donc aucune légitimité, puisqu’en tant que littérature expérimentale qui mise sur les procédés formels au détriment de toute intention sémantique, elle ne peut accéder à la « vraie littérature ». Les œuvres à contraintes, une des postulations de l’extrême contemporain, sont taxées de multiples étiquettes définitoires aux nuances péjoratives et méprisantes. Ainsi, pour qualifier ces pratiques, H. Meschonnic 259 parle de « calculisme », de « ludique », de « néo-académisme », de « formélisme » menant à une illusion de littérature sous le couvert d’être absolument moderne, telle que la revue Formules, car « le calculisme des contraintes, lui, n’est qu’une programmation qui, comme telle, ne retient que les formes du langage. Il a seulement oublié les formes de vie. C’est donc un formalisme. Mixte du sens un et du sens trois. S’autodétruit. Son ludique est l’ennui même 260 ». On perçoit ici, en filigrane, à travers ces propos la récurrence de cette simplification réductrice qui règne sur le champ littéraire, cette bi-polarisation dénoncée par J.-M. Gleize qui tend à réduire la littérature à deux camps, celui du sens, du signifiant valorisé, et celui du formalisme, du textualisme méprisé, comme si toute expérimentation formelle était forcément dénuée de recherche de sens ou d’émotion et toute expérimentation émotionnelle non soumise aux matériaux textuels. Cependant, tous les critiques ou chercheurs n’adhèrent pas à cette représentation théorique qui aboutit à une haine du formel. Au contraire, certains 257 258 259 260 THOMAS (J.-J.), La Langue, la poésie, Presses Universitaires de Lille, Lille, 1989, p. 163. PEREC (G.), LP, p. 75. MESCHONNIC (H.), Célébration de la poésie, Verdier, Paris, 2001, p. 219. Ibid., p. 35. 127 dépassent cette dichotomie et fondent leurs études non pas sur la catégorisation incriminée, mais sur la spécificité des écritures à contraintes contemporaines, sans parti pris esthétique. On remarque ainsi l’apparition récente de colloques qui traitent de la question. Par exemple, en mai 2000 eurent lieu, à l’université de Grenoble III, sous la direction de C. Oriol-Boyer et de D. Bilous, trois journées consacrées à « L’écriture à contraintes » regroupant des auteurs (J. Lahougue, M. Pavic…), des oulipiens (H. Le Tellier), et de nombreux universitaires français et étrangers qui explorent la notion de contrainte en tant que stimulus créatif, sous toutes ses formes. L’été suivant, J. Baetens et B. Schiavetta, directeurs de la revue Formules (la revue des littératures à contraintes), proposèrent à Cerisy un colloque intitulé « Écritures et lectures à contraintes » visant à questionner le concept de contrainte et à offrir un aperçu de diverses créations contemporaines de textes qui emploient ces procédés dans le champ francophone. Sous la présidence de N. Arnaud, président de l’Oulipo, ce colloque a articulé les communications de membres de l’Oplepo (P. Albani, R. Aragona, B. Eruli), de la revue Formules (A. Chevrier, C. Robillard, J. Baetens…), des spécialistes perecquiens (D. Bellos, M. Ribière) et des universitaires (D. Bilous, M. Lapprand…). Mais cet intérêt nouveau pour les littératures à contraintes se manifeste également à travers des publications qui attestent de cette préoccupation. En effet, on remarque la récente multiplication d’ouvrages qui tiennent un discours différent et novateur sur la contrainte, comme celui de M. Lapprand portant sur la poétique oulipienne 261, de C. Arts analysant les contraintes génératrices chez l’Oulipo 262, de J. Ricardou, tentant de théoriser la notion 263, de B. Magné, s’intéressant d’un point de vue 261 LAPPRAND (M.), Poétique de l’Oulipo, Rodopi, Amsterdam, 1999. 262 ARTS (C.), Oulipo et Tel Quel. Jeux formels et contraintes génératrices, thèse, Université de Leyde, 1999. 263 RICARDOU (J.), « La contrainte corollaire », Formules, n° 3, avril 1999, p. 183-197. 128 génétique (brouillons de Perec) aux contraintes 264 ou encore de C. OriolBoyer 265 parallèlement à l’axe didactique. Par ailleurs, le linguiste belge J.-M. Klinkenberg 266 souligne l’aspect novateur de cette littérature expérimentale, tandis que l’universitaire L. Flieder reconnaît que « l’usage des contraintes enrichit la fiction 267 ». Signalons encore le remarquable essai de J. Baetens intitulé L’Éthique de la contrainte 268 qui tente de cerner les enjeux théoriques et notamment la problématique de la lisibilité inhérente à l’écriture sous contraintes, à partir de micro-analyses consacrées à des auteurs contemporains variés (R. Queneau, G. Perec, D. Roche…). Finalement, à travers cette contextualisation, même si la légitimité des littératures à contraintes reste à construire, face au rejet d’une certaine critique, on voit émerger un intérêt nouveau de la part de certains chercheurs et universitaires qui trouvent un écho dans la création de la revue Formules. 2) La création d’une nouvelle revue À présent, on peut questionner les modalités de diffusion d’une telle littérature qui émane des contraintes littéraires. En cela, quelle structure institutionnalisée peutelle participer à la reconnaissance de cette nouvelle tendance de la littérature contemporaine ? En outre, quelle fonction et positionnement de cet organe de publication dans le champ littéraire ? En 1997, on assiste à la naissance d’une nouvelle revue intitulée Formules portant comme sous-titre « Revue des littératures à contraintes ». Renvoyant aux multiples « formules » possibles de création littéraire, cette revue 264 MAGNÉ (B.), Cahier des charges de la Vie mode d’emploi de G. Perec, Zulma-CNRS, Paris, 1993. 265 ORIOL-BOYER (C.), « Naissance d’une contrainte, l’intense alpha », Formules, n° 2, avril 1998, p. 233-239. 266 KLINKENBERG (J.-M.), Le Sens rhétorique, Gref, Toronto, 1990. 267 FLIEDER (L.), Le Roman français contemporain, Seuil, Paris, 1998, p. 54. 268 BAETENS (J.), L’Éthique de la contrainte, Uitgeverij Peeters, Leuven, 1996. 129 résulte de la volonté de ses deux membres fondateurs (B. Schiavetta / J. Baetens) de traiter de toutes les littératures à contraintes. B. Schiavetta, poète argentin, adepte de l’écriture hypertextuelle, propose à J. Baetens 269, professeur de sémiotiques visuelles (Universités de Louvain et de Maastricht) et fondateur de l’association « Reflet de lettres », de créer une revue, avec le concours de la Fondation Noésis Internationale, qui rassemblerait les écritures contemporaines à contraintes. Cette revue annuelle constitue rapidement un comité de lecture et de rédaction regroupant des universitaires (D. Bilous, E. Clemens…), des chercheurs proches des milieux perecquiens (M. Ribière, J.-D. Bertharion, C. Reggiani…), des écrivains (J. Lahoughe, M. Voiturier…) et des amateurs de littérature à contraintes (A. Chevrier, S. Susana…). Cette nouvelle tribune théorique et créative qui vise à faire la promotion des jeunes auteurs à contraintes, qui ne bénéficient pas de canal spécifique de publication, compte actuellement 9 numéros tirés entre 10 000 et 15 000 exemplaires. Pour les membres fondateurs, la sortie du premier numéro en 1997 : a permis de vérifier l’intérêt qui existe aujourd’hui dans le domaine que notre revue entend découvrir. Les réactions, nombreuses et souvent positives, nous confortent dans l’espoir que Formules est venue répondre à un besoin, celui de trouver un lieu de rencontres pour tous ceux qui pratiquent les écritures à contraintes, pour ceux aussi qui les étudient, ainsi que pour un public de lecteurs sensible à leur séduction 270. Ce lieu de discussions qui accueille des auteurs de multiples horizons (M. Bénabou, U. Eco, R. Détambel…) offre au lecteur à la fois des réflexions théoriques en fonction du thème du numéro (la poésie, la traduction…), et des créations littéraires à contraintes. Si l’on s’attache à l’analyse de l’évolution de ces numéros, on remarque que Formules tente de cerner, par les problématiques choisies, les caractéristiques majeures de ces littératures à contraintes résolument plurielles : 269 Le lecteur trouvera en annexes un entretien de Jan Baetens accordé à Carole Bisenius-Penin, en juin 2003, au sujet de la création de la revue Formules. 270 BAETENS (J.), SCHIAVETTA (B.), « À propos de Formules n° 1 », Formules, L’âge d’homme, Paris, n° 2, 1998, p. 173. 130 – le n° 1 (1997-1998) expose et justifie la fondation de la revue et accueille des compositions d’oulipiens (M. Grangaud, J. Roubaud, M. Bénabou). – le n° 2 (1998-1999) intitulé « Traduire la contrainte » se fait le réceptacle des problèmes inhérents à la traduction des textes à contraintes à travers de nombreux témoignages et expérimentations (traductions en italien de R. Queneau par U. Eco, de R. Roussel en néerlandais par S. Houppermans, ou encore de la traduction et de la contrainte chez le poète allemand et oulipien O. Pastior). – le n° 3 (1999-2000) contient un dossier sur « les proses à contraintes » particulièrement pertinent et riche en créations de toutes sortes (A. Bello, J. Jouet, R. Détambel, H. Le Tellier, A. Volodine…). – le n° 4 (avril 2000) tente de recentrer le débat sur “Qu’est-ce que la littérature à contraintes ? avant, ailleurs et autour de l’Oulipo », en revenant sur le concept théorique de « contrainte » et offre de nombreux textes qui portent sur les contraintes de la lettre (anagramme, palindrome…). – le n° 5 (avril 2001) s’intéresse aux « pastiches, collages et autres réécritures ». Il a été publié en collaboration avec la revue TEM (Texte En Main) de C. Oriol-Boyer. Il contient une partie créative très ludique qui va d’un éloge pastiché de la sardine d’A. Kies, aux variations stylistiques d’H. Le Tellier à propos de sa Joconde vue par E. Rostand ou les Tontons Flingueurs. Mais surtout, ce numéro fait le point de façon très précise et documentée sur la théorie des réécritures (pastiches, collages, plagiats…) à travers un brillant essai de définition au XXe siècle de P. Hellégouarc’h concernant l’écriture mimétique et d’autres communications qui portent sur les prescriptions textuelles (explicites ou implicites) propres à la réécriture chez M. Butor, ou J. Tardieu par exemple. – le n° 6 (avril 2002) intitulé « G. Perec et le renouveau des contraintes » rend hommage à cet auteur virtuose vingt ans après sa mort, avec la collaboration de nombreux spécialistes de G. Perec (M. Ribière, B. Magné, D. Bellos…). En outre, ce numéro permet de s’interroger sur le renouveau des écritures formelles à partir d’œuvres de multiples écrivains oulipiens (M. Grangaud, 131 I. Monk) et contemporains (J. Sivan, G. Lelong…) qui englobent des pratiques formelles très diversifiées. On note également dans ce numéro la création de deux nouvelles rubriques fort pertinentes qui visent à élargir les entrées thématiques (la rubrique « observatoire des littératures à contraintes » sur les parutions récentes et la rubrique « colloques »). – le n° 7 (2003) qui porte sur le rapport « Texte/Image ». – le n° 8 (2003-2004) publié en collaboration avec Les Amis de Valentin Brû est consacré au colloque « R. Queneau et les spectacles ». – le n° 9 (2005) offre une synthèse sur « les Recherches visuelles en littérature ». L’objectif de cette tribune des « minorités agissantes » semble être la promo- tion de cette « nouvelle modernité » en insistant sur le caractère pluriel des pratiques formelles présentées. Car selon B. Schiavetta et J. Baetens, « au-delà de tout esprit de chapelle, Formules cherche à rassembler des auteurs et des textes qui s’appuient sur des procédés ou des programmes à la fois systématiques et hors normes de reprendre et de continuer la grande tradition moderniste dont nous nous réclamons toujours 271 ». Ce formalisme apparaît pour les membres de la revue, non comme un formalisme vide ou outrancier, mais comme un trait définitoire d’une nouvelle modernité qui n’exclut ni le sens, ni l’humour. En cela, la tâche de Formules est bien de rendre compte de toutes les écritures à contraintes propres au champ littéraire contemporain. Ce pari semble être réussi si l’on effectue un succinct survol des critiques de presse parues à propos de Formules. Ainsi, pour P. Kechichian, « il est urgent de se rapporter à l’éditorial de ce premier numéro de Formules 272 » qui « additionne avec intelligence théorie, pratique et méthode 273 ». Le critique S. Safran, du magazine littéraire, insiste sur « le mérite de la rigueur et de l’enthousiasme 274 », tandis que pour P. Leclair, de la 271 BAETENS (J.), SCHIAVETTA (B.), « Éditorial », Formules, Noésis, Paris, n° 6, avril 2002, p. 6. 272 KECHICHIAN (P.), « Formule », Le Monde, vendredi 31 octobre 1997, p. 7. 273 Id. 274 SAFRAN (S.), « La Revue des revues », Le magazine littéraire, n° 361, janvier 1998, p. 13. 132 Quinzaine littéraire, « les revues nouvelles et ambitieuses ne sont pas si fréquentes pour qu’on rechigne à signaler celle-ci 275 ». En tant qu’organe de création et de diffusion, cette revue apparaît bien comme un outil essentiel de promotion favorisant par là-même la reconnaissance de cette littérature dans le champ littéraire contemporain. Parallèlement à Formules, les membres fondateurs de la revue ont ressenti le besoin de créer une nouvelle structure qui rend compte plus particulièrement des formes poétiques contemporaines. Ainsi, en juin 2003, J. Baetens et B. Schiavetta associés à certains « transfuges formuléens » et spécialistes de poésie contemporaine 276, ont édité le premier numéro de FPC (Formes Poétiques Contemporaines) qui se veut « une revue ouverte à toutes les tendances poétiques contemporaines, pourvu qu’elles s’organisent autour d’un souci des formes 277 ». Cet organe de diffusion portant sur les multiples Formes Poétiques Contemporaines tente d’aborder les écritures du dispositif à travers toutes ces tendances : – les pratiques qui prolongent sous de nouveaux noms (comme « l’extrême contemporain » ou « le nouveau formalisme ») la démarche iconoclaste d’une partie des avant-gardes historiques, – les pratiques du formalisme hyperconstruit des écritures à contraintes (des auteurs oulipiens ou non oulipiens), – les avatars formels de la poésie sonore, performative, numérique, multimédia, visuelle ou typographique, – les pratiques qui prolongent le vers libre ou le poème à prose avec utilisation systématique de figures de composition non métriques, – les pratiques qui prolongent le vers prosodique traditionnel, en le modifiant, – les pratiques qui prolongent le vers prosodique traditionnel, sans le modifier 278. Ce premier numéro consacré à la problématique de « l’au-delà du vers libre » propose une réflexion sur l’état du « vers » contemporain autour de plusieurs articles 275 LECLAIR (P.), « Revues », La Quinzaine littéraire, n° 728, 1-15 décembre 1997, p. 10. 276 Le collectif de la revue s’appuie sur Élisabeth Chamontin, Alain Chevrier, Marie Étienne, Jean-Noël Orengo, Jean-F. Puff, Gérald Purnelle, Jean-J. Thomas. 277 BAETENS (J.), « Pour la forme, ceci n’est pas un manifeste », FPC, n° 1, juin 2003, p. 7. 278 Id. 133 théoriques (G. Purnelle, J. Baetens, M. Collot…) accompagnés « d’études » qui traitent par exemple de l’enjambement chez le poète A.-R. Ammons ou de la poésie visuelle d’E. Sadin. L’identification des formes d’écriture laisse place aussi à des « poèmes et poétiques » qui déclinent de nombreuses pratiques (J. Jouet, M. Grangaud, A. Chevrier, V. Maestri…). Joignant de façon équilibrée la théorie et l’expérimentation, cette revue se propose également de mettre en œuvre une rubrique spéciale des « auteurs invités » qui rend ici hommage à J. Roubaud et qui accueillera pour son second numéro P. Lartigue. Ainsi, FPC 279 se défiant de toute « ligne idéologique », « église ou chapelle », participe bien de par son statut institutionnel, à l’essor des littératures à contraintes. C) Panorama d’une réalité polymorphe : quelques parcours d’écritures à contraintes Pour clôturer cette partie qui porte sur l’émergence de cette « nouvelle modernité », nous allons consacrer notre étude, à l’analyse de quelques parcours d’écritures à contraintes spécifiques. Il nous a semblé essentiel de montrer ici la pluralité de cette nouvelle tendance littéraire. Pour cela, nous allons explorer un panorama d’auteurs hiérarchisés en fonction de certaines catégories génériques. Nous nous intéresserons ainsi aux écritures à contraintes poétiques, puis aux écritures à contraintes romanesques. 1) Écritures à contraintes poétiques a) Contextualisation Il semblerait que la poésie contemporaine souffre d’un profond malaise qui provient d’une crise du sujet, à son tour génératrice d’une crise du vers et du rythme, en somme d’une crise du langage poétique. Ce postulat récurrent dans de nom- 279 Cette revue comporte actuellement 3 numéros : n° 1 (2003) Au-delà du vers libre (J. Roubaud), n° 2 (2004) Enquête sur les formes contemporaines (J. Lartigue), n° 3 (2005) Formes fixes aux USA (J.-M. Gleize). 134 breux ouvrages critiques qui cherchent à esquisser un état des lieux de la modernité poétique, place d’emblée la poésie dans un espace dichotomique, entre disparition et restauration. Ainsi, pour J. Roubaud, « tout cela mène à une crise ultime qui n’est plus seulement crise du vers : haine de la poésie ; tentation de nier la poésie, d’effacer la poésie 280 », alors que pour H. Meschonnic, la poésie contemporaine s’empêtre dans une vaine tentative de restauration, une sorte d’éternel retour : « Retour du vers, retour du lyrisme. Retours de tous les remâchements sur la forme et le sens. Retours des néo- : néo-objectivisme, néoludique 281. » Face à ces prises de positions relatives à la modernité poétique, on peut donc légitimement s’interroger sur la nature de la poésie aujourd’hui et sur ses formes de poétisation. Quelles sont, à l’intérieur du champ littéraire actuel, les pratiques poétiques qui émergent, les « existences » poétiques qui s’affirment ? Comment se sont-elles constituées ? Et quels sont leurs traits identificatoires ? Concernant ces possibles tendances de la poésie contemporaine, les théories divergent ou se croisent. Par exemple, D. Leuwers 282 cherchant à retracer les grandes étapes d’une histoire de la « modernité poétique » s’appuie sur une conceptualisation linguistique pour distinguer les « poètes du signifié » (R. Char, A. Frénaud, Y. Bonnefoy, P. Jaccottet) avant tout sensibles à la portée du message poétique, et les « poètes du signifiant » tels que M. Jacob, R. Desnos, R. Queneau et l’Oulipo, qui focalisent leur travail poétique sur la matérialité du langage, sur les jeux de mots. Dans un article du Monde consacré à la création poétique contemporaine, J. Joubert, en compagnie d’autres poètes, propose une autre classification, qui distingue une poésie « conceptuelle, de laboratoire », une poésie de « la dérision et de la parodie », puis une poésie de « l’authenticité, de la sensibilité ». J.-M. Maulpoix livre, dans ce même article, quatre formes de poétisation qui renvoient, non plus à des critères issus de la linguistique, mais à des postures particulières comme le laissent sous-entendre ses catégories : « quête 280 ROUBAUD (J.), Poésie, etcetaera : ménage, Stock, Paris, 1995, p. 255. 281 MESCHONNIC (H.), Célébration de la poésie, Verdier, Paris, 2001, p. 88. 282 LEUWERS (D.), Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Bordas, Paris, 1990, p. 101. 135 de l’Un » (Y. Bonnefoy, P. Jaccottet…), « textualiste » (A.-M. Albiach, R. Giroux…), « figurative avec violence » (M. Deguy, J. Roubaud…) et « mystique » (J. Grosjean, C. Renard…). J.-M. Gleize, quant à lui, participant à un numéro d’Action poétique 283 consacré à cette même problématique, identifie trois types possibles : une poésie de la restauration des modèles anciens, une poésie de la poursuite du travail sur le vers et enfin une poésie de la négation. Cette classification plus fine, lui permet notamment de lutter contre la tendance critique actuelle qui tend, par simplification schématique, à établir une distinction entre les poètes dits « littéralistes » et les poètes dits « néo-lyriques ». En effet, force est de constater que certains discours théoriques tentent de mettre en évidence une sorte de « bi-polarisation » du champ actuel entre les tenants d’une poésie littérale taxés de formalisme ou de textualisme privilégiant l’exploration des possibles du langage (D. Roche, E. Hocquard, O. Cadiot…) et les tenants, de ce qu’on appelé à partir des années 80, du « renouveau lyrique », offrant de multiples modulations du chant à « effet de sujet », à la fois appel et célébration (J.-M. Maulpoix, C. Bobin, P. Delaveau…). À travers ces nombreux écrits théoriques, on note la récurrence de ces deux tendances antinomiques qui relevent d’une tentative « expérimentaliste » et d’une tentative « émotionaliste ». À partir de là, on peut s’interroger sur la place de l’Oulipo parmi ces diverses typologies. En effet, faut-il considérer l’Ouvroir de littérature potentielle comme un digne représentant de cette poésie littéraliste, formelle ou « calculiste » ? Ce groupe qui pratique une poétique à contraintes doit-il être rapproché de la « nouvelle poésie à contraintes » ? Pour R. Queneau, membre fondateur de l’Ouvroir, le poème « c’est bien peu de chose 284 », mais « ça a toujours kekchose d’extrême 285 » mêlant les rimes, les rythmes, les vers et la prose : 283 GLEIZE (J.-M.), « Entretien », Action poétique n° 112, p. 67, avril 1996. Cet entretien est disponible dans le n° 9 Prétexte (épuisé) sur le site de la revue : [ http://pretexte.club.fr/revue/entretien/jean-marie-gleize.htm ]. 284 QUENEAU (R.), L’instant fatal, Gallimard, Paris, 1948, p. 153. 285 Ibid., p. 155. 136 Bon dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème Tiens en voilà justement un qui passe Petit petit petit viens ici que je t’enfile sur le fil du collier de mes autres poèmes viens ici que je t’entube dans le comprimé de mes œuvres complètes viens ici que je t’enpapouète et que je t’enrime et que je t’enrythme et que je t’enlyre et que je t’enpégase et que je t’enverse et que je t’enprose la vache il a foutu le camp 286 ! Cette tentative humoristique de démystification de l’art poétique 287 met en scène une panoplie de contraintes renvoyant à la pratique créative de l’Ouvroir. On remarque ainsi le recours à la contrainte morphologique (9 verbes avec le préfixe en), le jeu avec la tradition poétique à travers des référents culturels identifiables (la lyre, Pégase…) et la combinaison de néologismes jouant avec la strate connotative (allusion sexuelle, juron…). L’objectif de cette étude sera de nous intéresser tout d’abord à quelques pratiques oulipiennes sélectionnées avant de nous interroger sur quelques parcours hyperconstruits, c’est-à-dire sur les praticiens d’une poésie dite « à contraintes ». b) Quelques parcours oulipiens 1. Parcours de Jacques Jouet Poète et amateur de formes fixes, J. Jouet est l’auteur d’une anthologie sur le pantoum 288 et de « poèmes de proximité » qui déploient des univers hétéroclites 286 Ibid., p. 157. 287 Sur les conseils de J.-P. Goldenstein, en peut rapprocher ce poème d’une célèbre prière de C. Marot contenue dans les Épîtres, 1526, « Petite Epistre au Roy » : En m’esbatant je faiz Rondeaux en rime / Et en rimant bien souvant je m’enrime ; / Brief, c’est pitié d’entre nous Rimailleurs, / Car vous trouverez assez de rime ailleurs, / Et quand nous plaist, mieulx que moy rimassez, / Des biens avez et de la rime assez […]. 288 JOUET (J.), Échelle et papillons, Les Belles Lettres, Paris, 1999. 137 obéissant à des contraintes originales (création de poèmes quotidiens à partir de trois objets 289, des monostiques 290, poèmes de métro…) 291. En fait, le poème oulipien, en tant que parcours réglé, programmé, met en scène bien souvent une contrainte « dominante », c’est-à-dire une contrainte de base génératrice qui va organiser le tissu poétique en superposant, en mixant d’autres contraintes. Pour appuyer ces propos, nous pouvons évoquer les Poèmes de métro 292 de J. Jouet. Ce recueil, constitué de poèmes écrits dans le métro durant un parcours défini par l’auteur, est soumis à toute une stratification de contraintes. En effet, on découvre au moins cinq contraintes visibles : – une contrainte spatio-temporelle : « Un poème de métro est un poème composé dans le métro, pendant le temps d’un parcours 293. » – une contrainte versificatrice-numérique : « Un poème de métro compte autant de vers que votre voyage compte de stations, moins une 294. » – une contrainte structurelle-mathématique : la matrice de l’ouvrage repose sur le graphe d’un circuit optimisé du réseau du métro parisien réalisé par le mathématicien oulipien P. Rosenstiehl, spécialiste des labyrinthes et déjà exploité pour une publication de La Bibliothèque Oulipienne (frise du métro parisien) 295. Ce graphe, en tant que dessin géométrique, défini par la donnée d’un ensemble de points reliés entre eux par un ensemble de lignes ou de flèches, a fourni à J. Jouet un circuit du métro parisien de la station République (point de départ) à la station République (point d’arrivée) qui lui permet de composer un poème dans le métro durant un parcours déterminé. – une contrainte sémantique : le fait que les poèmes évoquent des personnages, des situations, des sensations qui se référent à l’univers du métro. 289 JOUET (J.), Navet, Linge, Œil-de-vieux, POL, Paris, 1998. 290 JOUET (J.), « Monostications de La Fontaine », La Bibliothèque Oulipienne, Le Castor Astral, Paris, vol. 5, 2000, p. 249. 291 JOUET (J.), Les poèmes de métro, POL, Paris, 2000. 292 Id. 293 JOUET (J.), Un art simple et tout d’exécution, Cinq leçons sur l’Oulipo, Circé, Paris, 2001, p. 43. 294 Id. 295 Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, n° 97. 138 – une contrainte métrique : le recours à une forme de « vers libre sous contrainte 296 » qui peut être définie comme une variation sur le vers libre, une sorte de formatage graphique du tissu poétique qui abandonne le critère de périodicité à travers le refus de la rime et de l’effacement rythmique. L’auteur a eu l’idée de créer une forme générée par une contrainte de base proche de la quenine (permutation d’ordre cinq) permettant de régler l’ordonnancement métrique, puisque ce processus organise l’alternance de cinq mètres différents à l’intérieur du vers. Toute œuvre oulipienne sélectionne certes des types de contraintes nécessaires à l’élaboration, mais opère aussi, une hiérarchisation des contraintes qui vise à déployer les potentialités de la création, comme on peut le constater à travers cet extrait : Si la voix se plie au poème et par exemple ici au poème de métro, c’est en raison d’un souci quotidien de pesage, tout comme la voix naturelle, celle des questions-réponses ne sonne jamais qu’à rebondir au fronton gradué d’une autre voix naturelle. Comme le métro est silencieux, ce matin de bonne heure! Les voyageurs en couple qui parlent, ils chuchotent. Gravité, pourquoi pas? plutôt que tristesse ou qu’ennui à se rendre au travail, et fatigue un peu, que les touristes matinaux respectent. Et moi, je fais des écritures pour essayer de dégourdir la part du monde qui passe par ce petit cours d’encre. Des phrases et des vers décalés les unes par rapport aux autres et sachant que les bouchées doubles du monde et de la voix doivent également passer par le diamètre du tuyau de la colonne d’air. Pour qu’un poème, à l’autre bout, soit lisible et audible, il faut qu’il cogne une autre voix qui écoute, en position d’écoute et virtuellement de réplique, avec, ne pas oublier, des silences digestifs. Pourquoi la rame donne-t-elle l’impression d’accélérer ? entre LES SABLONS et PONTS DE NEUILLY juste avant que nous sortions brusquement au jour 297 ? 296 JOUET (J.), op. cit., p. 64. 297 JOUET (J.), Un art simple et tout d’exécution, Cinq leçons sur l’Oulipo, Circé, Paris, 2001, p. 55. 139 On note ici une utilisation spécifique de la typographie à travers le retour à la ligne, l’usage du blanc qui introduit dans le poème des coupures syntaxiques fortes, ainsi qu’une certaine régularité qui calque chaque correspondance et règle le changement de strophe. Le rythme est également donné par un vers mesuré qui se joue des longueurs (alternance vers court-vers long) par le biais de la quasistrophe (quatrain, distique) résultant du parcours réglé du voyage. Mais la contrainte se faisant rythme propose au lecteur une réflexion méta-poétique, reflet de l’écriture du poème et des vers « décalés », superposée à l’évocation de cet univers clos qui distribue les stations (LES SABLONS et PONTS DE NEUILLY) et les lignes d’une société (les voyageurs en couples, les touristes matinaux…). Le tissage de ces évocations est récurrent dans le recueil où « le vers est donc une unité qui roule » comme en témoigne cet extrait du neuvième poème : Le vers est donc une unité qui roule, ou mieux qui supporte de se laisser rouler comme le caillou de Démosthène, puis enfiler pour le collier, le court moment suivant venu. Il est doué de vitesse et de nécessité. Il ne peut pas rater, c’est bien orgueilleux! Il ne peut pas ne pas donner au moins son minimum. Il ne peut être à ce point vide que rien ne se soit appuyé sur son dos de tangible, c’est-à-dire d’inscriptible, durant le temps qui, pour cela, est imparti par là contrainte. Pourquoi sous l’énoncé STRASBOURG-SAINT-DENIS, je ne vois strictement jamais la ville de Strasbourg ni la tête de Saint Denis 298 ? Ainsi, proche des poèmes de promenades parisiennes de R. Queneau ou J. Roubaud, la métromania sous contraintes de J. Jouet lui permet de créer un poème-espace qui tente de saisir, de rendre visibles les fragments de vie durant ses minuscules voyages souterrains, tout en rendant le lecteur attentif au travail du poète qui glisse des références, des allusions citationnelles prélevées chez R. Queneau (« Enfiler le collier ») ou chez G. Apollinaire. Le poète participe bien, 298 Ibid., p. 64-65. 140 par sa production poétique et personnelle, à l’émergence de nouvelles écritures expérimentant avec succès les contraintes. 2. Parcours de Michèle Métail Premier membre féminin de l’Oulipo, M. Métail pratique les contraintes linguistiques, des procédés d’écriture qui jouent sur les potentialités inhérentes aux unités langagières, étant donné que les oulipiens privilégient un art poétique ludique incluant tout un jeu sur les familles de mots, les racines, les fonctions grammaticales, les expressions idiomatiques… – Collocations poétiques D’ailleurs, certains membres de l’Ouvroir comme M. Bénabou ou M. Métail par exemple, ont centré leurs recherches créatives sur les syntagmes figés, les expressions toutes faites, les collocations. Pour M. Bénabou, ces locutions jouent un rôle important dans la langue et peuvent être à juste titre considérées comme une matrice propice à la création poétique : Le français aime ces formules car, comme les proverbes et dictons, elles jouent un rôle irremplaçable. D’abord, elles introduisent dans la fluidité du langage quotidien quelques noyaux durs et servant de môle, de balise autour de quoi s’organise le discours. Mais surtout, il arrive qu’elles tiennent lieu de pensée à ceux qui n’arrivent pas à penser, de parole poétique à ceux qui n’oseraient pas parler poétiquement 299. M. Bénabou n’a pas exploité cet aspect poétique, mais a fondé ses expérimentations sur un renversement du procédé langagier, en mettant au point des « locutions introuvables ». Par contre, M. Métail va privilégier le pôle poétique de ce jeu sur le matériel idiomatique de la langue à travers ses 170 poèmes du vide intitulés Filigranes 300. Chaque fragment poétique est constitué d’une phrase élaborée à partir d’une ou plusieurs collocations d’un substantif, matricegénératrice qui apparaît en bas de chaque poème. Ainsi, par exemple à partir du terme « bord », la poétesse relève 45 collocations possibles et en retient 10 pour la constitution du poème : 299 BÉNABOU (M.), « Locutions introuvables », La Bibliothèque Oulipienne, Ramsay, Paris, 1987, vol. II, p. 138. 141 bord en pierre bord des yeux au bord du gouffre courir au bord bord d’un astre bord supérieur bord éclairé bord obscur de la lune à pleins bord sombres bords Le poème se déploie donc à partir de cette combinatoire poétique : Au supérieur du gouffre, éclairé d’un astre en pierre, courir un obscur de la lune à pleins sombres des yeux. Le bord 301. Elle reproduit ce même processus collocatif pour chaque substantif sélectionné comme, certains éléments naturels ou anatomiques : - Bleu étoilé visible sous le sombre atmosphérique, grâce au feu du stellaire d’airain. Le ciel 302. - En avoir par-dessus l’éventée de linotte, ne savoir pas où donner de la légère La tête 303. Cette contrainte qui joue sur les rapports syntagmatiques propose donc un mode original d’organisation des objets linguistiques. On peut faire cette même remarque à propos des 50 Portraits-robots de M. Métail, qui ont été élaborés à partir de l’accumulation de certaines expressions toutes faites rattachées à une thématique déclinée par le titre, comme le montrent ces trois extraits : L’écrivain (n° 7) 304 300 301 302 303 304 305 306 Le métallurgiste (n° 34) 305 MÉTAIL (M.), « Filigranes », op. cit., p. 307. Ibid., p. 312. Ibid., p. 313. Ibid., p. 334. Ibid., p. 51. Ibid., p. 63. Ibid., p. 66. 142 L’oulipien (n° 40) 306 tête d’un ouvrage figure de mots peau de velin vue de l’esprit barbe d’une feuille de papier voix pronominale dos d’un livre membre de l’académie Française pied d’œuvre taille-crayon corps d’une lettre tête de fer dent-de-scie cœur de bronze bras d’airain doigt à ressort cul-de-plomb bassin houiller corps de minerai pied de fonte cheville métallique tête chercheuse cerveau électronique figure de rhétorique front pionnier voix active fine bouche main savante sens rétrogade corps de bibliothèque douze-pieds palindromiques Si l’on observe par exemple le portrait-robot du métallurgiste, on note que les dix vers du poème mettent en scène des éléments anatomiques hiérarchisés (la tête, la cheville) associés à des éléments concrets qui renvoient à une matière (bronze, fer, fonte…) ou à un outil spécifique (scie, ressort). Structurant cette « imagerie mentale à la manière d’Arcimboldo », la poétesse offre ainsi au lecteur 50 blasons poétiques qui renouvellent le genre par le biais de la contrainte linguistique. – Poèmes oscillatoires Spécialiste de la poésie chinoise, M. Métail a emprunté à cette tradition poétique la forme du « parallélisme », c’est-à-dire des vers qui entretiennent terme à terme des relations d’opposition ou de complémentarité. Cependant, la spécificité de son travail poétique l’a portée à se servir d’une contrainte linguistique qui joue sur les antonymes et les synonymes. Ce procédé a été utilisé pour la création des Cinquante poèmes oscillatoires qui reposent tous sur une structuration identique, étant donné que chaque poème est un quatrain exclusivement composé de substantifs, d’adjectifs ou de participes passés qui doivent rendre compte de cette relation oscillatoire à partir d’un schéma sémantique pré-ordonné : v.1 : substantif-matrice + adjectif ou participe-passé v.2 : antonyme du v.1 v.3 : synonyme du v.1 v.4 : antonyme du v.1 143 On remarque ce procédé par exemple dans ces deux extraits : gouffre sommet précipice cime escarpé accessible abrupt facile 307 discernement confusion ordre chaos diaphane opaque translucide impénétrable 308 (substantif+participe passé) ( antonyme+ adjectif) ( synonyme+adjectif) ( antonyme+ adjectif) On constate que chaque groupe de mots joue sur ce double principe, car le substantif-matrice « gouffre » va être décliné grâce à « précipice » et être opposé à la fois à « sommet » et à « cime ». De la même façon, on note que les syntagmes qui suivent (participe passé ou adjectif), reproduisent ce même schéma (escarpé / abrupt-accessible / facile). Ce principe de synonymie et d’antonymie permet donc à l’auteur d’ériger en contrainte productive un fait linguistique. – Les poèmes corpusculaires Enfin, nous allons terminer cette analyse en nous penchant sur « un essai de poésie minimale » de M. Métail qui repose également sur une contrainte linguistique. En effet, à travers Cinquante poèmes corpusculaires, la poétesse a tenté de réactualiser la structure oulipienne du carré en échafaudant de très courts poèmes de 3 mots sur 3 vers. Elle a fait le choix d’explorer les potentialités combinatoires qui découlent de ce procédé linguistique en exposant ainsi sa volonté d’écrire à partir d’une unité signifiante minimale (verbe-substantifadjectif ou adverbe) : « En choisissant d’utiliser des mots appartenant à une même famille, ayant la même racine, j’ai voulu éviter les rapports de hasard (écriture automatique) ou psychologiques (lyrisme, inspiration) entre les mots, au profit de rapports linguistiques 309. » Sans ponctuation, les vers jouent sur des relations 307 Ibid., p. 341. 308 Ibid., p. 349. 309 Ibid., p. 277. 144 morphologiques ou sémantiques entre eux, et proposent au lecteur des parcours poétiques minimalistes, comme on peut le constater à travers cet extrait : langueur languissante languit palêur pâlissante pâlit lassante lassitude lasse 310 sujet-adjectif-vb sujet-adjectif-vb adjectif-sujet-vb Les poèmes corpusculaires apparaissent comme des parcours minimalistes du point de vue de la forme, mais cependant extrêmement riches du point de vue de la combinatoire des fonctions grammaticales et des unités signifiantes. En somme, on peut donc dire que les contraintes linguistiques constituent bien un outil oulipien poétiquement opérationnel. 3. Parcours de Michèle Grangaud Membre de l’Ouvroir depuis 1995, la poétesse M. Grangaud affectionne les contraintes littérales (anagrammes, palindromes…) et les contraintes sur les formes poétiques fixes. Le processus d’anagrammatisation prend chez les oulipiens des colorations diverses en fonction des différentes mutations exercées sur la contrainte littérale de base. M. Grangaud a exploité l’anagramme dans ses multiples potentialités à travers deux de ses recueils (Mémento-Fragments, Stations). En effet, la poétesse recourt à une forme de l’anagramme qui porte, non pas sur le son, mais sur la matérialité des lettres et sur les effets combinatoires de cette matérialité. La ligne-titre de chaque poème offre à l’auteur un véritable stock vocalique et consonantique qui, après décomposition, démultiplie les significations potentielles et les associations possibles, comme on peut le remarquer par exemple dans cet extrait de Stations (recueil anagrammatique jouant sur les noms de stations du métro parisien) : « Couronnes Père-Lachaise un son ocre crée l’aphasie 311. 310 Ibid., p. 287. 311 GRANGAUD (M.), Stations, POL, Paris, 1990, p.7. 145 Mais le titre n’est pas uniquement un vecteur formel, au contraire il se rattache toujours au contenu sémantique du poème. Ainsi, dans son recueil intitulé Mémento-Fragment, M. Grangaud compose des poèmes anagrammatiques moins minimalistes qui proposent de multiples variations sérielles du titre, tout en maintenant avec lui une cohésion sémantique : la rue de Rome ère de l’amour leur arôme de dorure lamée morde la ruée le drame roue roue de la mer l’odeur amère mure l’adorée lourde armée lourde amère a erré modulé roue de larme l’or eau de mer marée l’odeur rôde la murée m’érode la rue ordure lamée la rue de Rome 312. L’anagramme fournit pour chaque vers de 11 lettres une combinatoire reconstitutive qui forme de nouveaux mots à partir de l’objet-titre. De plus, chaque poème repose sur une référence sémantique particulière instaurée par une relation d’intertextualité, étant donné que M. Grangaud fait varier le processus d’ anagrammatisation en fonction d’un artiste, d’un écrivain, d’un intellectuel sélectionné (M. Proust, C. Baudelaire, J.-L. Borges, J.-S. Bach, J.-L. Godard, M. Foucault…) qui oriente la construction du poème vers une réécriture régénératrice et ludique (L’Éducation sentimentale, L’Interprétation des rêves, La Philosophie dans le boudoir…). Le texte poétique s’organise donc à partir d’une 312 GRANGAUD (M.), Mémento-Fragments, POL, Paris, 1987, p. 59. 146 variation de contraintes anagrammatiques et d’autres contraintes sous-jacentes qui ordonnent sa structuration formelle et sémantique (monovocalisme, textessources…). La poétesse oulipienne M. Grangaud renouvelle donc la contrainte de l’anagramme après variation et adjonction de ce mode de multiplication du langage. L’ultime type de contrainte fortement représenté dans la poétique oulipienne se caractérise par ce jeu, bien souvent intertextuel, avec la tradition et notamment avec les formes fixes. En effet, on peut relever dans les productions poétiques de l’Ouvroir de multiples contraintes qui s’appuient sur des formes codifiées et préétablies comme le sonnet, le centon, le pantoum, la sextine, l’alexandrin, le vers libre… Certains oulipiens recourent également à des formes poétiques issues des traditions d’Extrême-Orient. On peut citer par exemple J. Roubaud, grand amateur d’art japonais, qui a réalisé un recueil poétique intitulé Trente et un au cube, en se servant de la contrainte rythmique du tanka. Il s’agit d’un court poème de cinq lignes composé de trente et une syllabes, qui reproduit une codification rythmique prédéfinie (5-7-5-7-7). Or, on remarque que J. Roubaud élabore tout un travail dans ce recueil, qui vise à revitaliser cette contrainte poétique, étant donné que l’ensemble repose sur 31 poèmes de 31 vers et comprenant 31 syllabes qui respectent la métrique du tanka. Cette revitalisation prend donc appui sur un usage inédit de la tradition poétique japonaise à travers la sélection de ce modèle formel. Le poète a employé également une mutation du tanka concernant certains exercices oulipiens. Ainsi, pour la création de « Dixsept plus un-plus plus un haïku en ouliporime 313 », il réactualise la forme du haïku en la croisant avec une contrainte rythmique supplémentaire puisque dans chaque poème dédié à un oulipien, doit apparaître de façon plus ou moins cryptée le terme Oulipo. Mais on remarque qu’il s’agit avant tout d’un « haïku libre » car même s’il respecte le concept de brièveté, de concision propre à cette forme, la métrique quant à elle (5-7-5) ne fait pas l’objet de ce même souci de la règle. L’emprunt formel effectué ne constitue donc pas une imitation servile mais 147 permet à l’auteur de redynamiser le tissu poétique à travers cette tension entre la forme originelle issue de la tradition et cette mutation oulipienne opérée par le jeu des contraintes sous-jacentes. On note ce même processus dans les Poèmes fondus de M. Grangaud. En effet, la poétesse a élaboré une forme poétique plurielle jouant sur le concept de mixage, de métissage, puisque chaque poème repose sur l’association audacieuse du tercet, du haïku et de l’anagramme. Mais en fait, les poèmes imitent faussement le haîku, car M. Grangaud ne retient de cette forme poétique que sa structure rythmique (5-7-5) et délaisse ainsi les traits sémantiques propres au genre (évocation de la nature, rythme des saisons, etc.). Ce recueil combine donc une contrainte de type structurel (le tercet), une contrainte de type rythmique spécifique (le haïku) et un procédé linguistique (l’anagramme) qui organise la permutation du tissu syntaxique et sémantique sélectionné, car selon l’auteur : « On peut changer de pensée en faisant permuter les mots d’un poème, comme on peut changer de mot si l’on en fait permuter les lettres 314. » À cela, il faut ajouter la contrainte génératrice ou intertextuelle qui consiste à extraire de la forme fixe du sonnet puisée chez J. Du Bellay, G. de Nerval, S. Mallarmé, J.-M. Héredia ou C. Baudelaire des mots qui forment un poème fondu, c’est-à-dire un poème « implicite » constitué « par une circulation de sens entre des mots non contigus du poème explicite 315 », comme on peut le remarquer ici : 313 OULIPO, La Bibliothèque Oulipienne, Ramsay, Paris, vol. I, 1987, p. 293. 314 Grangaud, M., Poèmes fondus, POL, Paris, 1997, p. 7. 315 Id. 148 Du Bellay, Les Regrets Sonnet XIII M. Grangaud, Poèmes fondus, p. 13 Maintenant je pardonne à la douce fureur Qui m’a fait consumer le meilleur de mon âge, Sans tirer autre fruit de mon ingrat ouvrage Que le vain passe-temps d’une si longue erreur. Maintenant je pardonne à ce plaisant labeur, Puisque seul il endort le plaisant souci qui m’outrage, Et puisque seul il fait qu’au milieu de l’orage, Ainsi qu’auparavant, je ne tremble de peur. Ce vain passe-temps, les vers, furent mon venin et ma guérison. Si les vers ont été l’abus de ma jeunesse, Les vers seront aussi l’appui de ma vieillesse, S’ils furent ma folie, ils seront ma raison, S’ils furent ma blessure, ils seront mon Achille, S’ils furent mon venin, le scorpion utile Qui sera de mon mal la seule guérison. C’est donc à travers les variations et les mutations que se construisent les contraintes poétiques oulipiennes. M. Grangaud s’est aussi intéressée aux formes fixes et notamment à la sextine qui constitue un modèle poétique privilégié des oulipiens. La sextine en tant que poème de six strophes « à permutation spirale » est la forme constitutive de nombreuses œuvres de cet auteur (la trilogie d’Hortense). L’appropriation de cette structure empruntée à A. Dante, à Pétrarque et à D. Arnaut donna également lieu, dans le cadre des expérimentations oulipiennes, à une systématisation de la quenine 316 mise au point par J. Roubaud et permettant de régler les permutations des mots-rimes à l’intérieur de la matrice poétique. Mais d’autres membres de l’Ouvroir se sont intéressés à cette forme. Ainsi, O. Pastior a eu recours à cette « règle du jeu » particulière pour la création de son 316 ROUBAUD (J.), « N-ines, autrement dit quenines (encore) », La Bibliothèque Oulipienne, Castor Astral, Paris, 2000, p. 97. 149 recueil Eine kleine Kunstmaschine 317 qui comporte 34 sextines réalisées à partir du modèle de base traditionnel (six strophes de six vers chacune plus l’envoi). Mais il avoue avoir été tenté “de trouer” – à coups de bricolages et autres subtilités […], et même en rajoutant des règles supplémentaires encore plus rigides, encore plus spécifiques – l’arbitraire de la règle […] 318 ». La sextine devient alors le lieu d’une prolifération des contraintes, étant donné que dans ce recueil, l’auteur insère dans l’espace textuel de cette forme codifiée d’autres règles comme l’anagramme, l’homovocalisme ou la contrainte du « langage cuit » mis en scène par M. Bénabou dans les « locutions introuvables 319 ». Cette même volonté d’annihiler l’arbitraire à partir d’une forme poétique codée et d’une hiérarchisation des contraintes, est aisément repérable dans l’œuvre de M. Grangaud. La poétesse qui a inventé une nouvelle forme, la sexagrammatine, issue d’un processus d’hybridation qui mêle sextine et anagramme, a également élaboré la contrainte des « poèmes trouvés » qui consiste à reconstituer des formes poétiques (sonnets, sextines, pantoums…) à partir des textes-souches sélectionnés. M. Grangaud a réalisé par exemple ce travail de reconstitution poétique à propos de L’Être et le Néant de J.-P. Sartre, en mettant au jour une remarquable « sextine sartrienne 320 » en alexandrins : Ma lecture, corrélativement mon corps, se détache comme forme sur fond de monde, soit, présentement occupée d’un autre objet, je projette l’identification à moi de soi; la négation donc que je suis et qui ne saurait être tout à fait la même chose. 1 2 3 4 5 6 Une négation porte sur un « quelque chose » Perpétuellement le dépasser, le corps, dit la coexistence ontologique qui, douloureuse, est négation interne du monde, 6 1 5 2 317 PASTIOR (O.), Eine kleine Kunstmaschine. 34 Sestinen, Karl Hanser Verlag, Munich, 1994. 318 PASTIOR (O.) « Règles de jeu, Ulcérations, Translations », La Bibliothèque Oulipienne, Castor Astral, Paris, 2000, p. 277-293. 319 BÉNABOU (M.), « Locutions introuvables », La Bibliothèque Oulipienne, Ramsay, Paris, 1987, Vol. II, p. 135-150. 320 GRANGAUD (M.), « Sartre poète », Formules, n° 5, Noésis, Paris, 2001, p. 12-17. 150 comme cette table ou cet arbre sont pour moi des perspectives d’aliénation de l’objet 4 3 Que je saisis sur l’effondrement de l’objet, précisément pour ne plus le traiter en chose. Pour l’atteindre dans sa chair, je m’incarne moi etc, mais cet insaisissable corps n’est pas différent de l’ordre absolu du monde : je suis rejeté hors de lui vers un sens qui 3 6 4 est apparu au cours de la description qui constitue comme dévoilement de l’objet le monde mais c’est l’instabilité du monde. Si le reflet d’une part était quelque chose, on pourrait concevoir facilement des corps et faire enfin que ce soit fondement de moi. 5 3 2 6 1 4 Être qui est mon être sans être-pour-moi nié par ontologie éléate et qui ne cesse pas de l’exister comme mon corps, par cette épreuve autrui me saisit comme objet : je suis donné à moi-même comme une chose, non réalisé et en marge de ce monde. 4 5 1 3 L’homme est l’être par qui le néant vient au monde; aucun doute, celui qui désire c’est moi soit était ce qu’il est, l’ustensile ou la chose, l’être dira-t-on que je suis, l’être par qui me déterminer à n’être pas un objet. Donc je conçois mon corps – à l’image du corps. 2 1 2 5 6 2 4 6 5 3 1 Mon corps ne cesse d’être indiqué par le monde. Il est un autre moi, un moi objet pour moi, qui se constitue comme n’étant pas la chose. Il est donc intéressant de constater que les pratiques scripturales oulipiennes permettent à leur auteur d’inventer, de créer en explorant toutes les virtualités qui émanent des formes poétiques existantes. 151 En conclusion, à travers ce panorama succinct des contraintes poétiques oulipiennes, succinct car nous n’avons pas eu le temps par exemple d’évoquer une autre grande famille de contraintes (celle portant sur les formes fixes : haïku, sonnet, alexandrin…), nous avons tenté de rendre compte de l’aspect à la fois protéiforme et hybride de cette écriture sous contraintes qui se joue de la tradition et qui renouvelle les principes constitutifs du texte poétique. Du point de vue de la réception, et donc des effets suscités par la poésie oulipienne, il est probable que celle-ci par son aspect novateur puisse poser des problèmes interprétatifs concernant notamment le repérage et le décryptage des contraintes par le lecteur. Cependant, il serait réducteur de ne percevoir dans ces multiples postulations qu’un certain « traditionnalisme » ou « académisme » ne faisant de l’écriture sous contraintes qu’une « imitation de la poésie 321 ». De même, il nous apparaît excessif de ne percevoir dans la poétique de l’Ouvroir qu’« un expérimentalisme qui a misé la poésie sur la contrainte formelle 322 ». Au contraire, loin de s’enfermer dans le dualisme habituel (fond-forme) régnant sur le champ poétique actuel, ne peut-on pas envisager la poésie oulipienne comme une expérimentation originale de la poésie formelle et émotionnelle du langage poétique? Mais cela nous renvoie à une autre problématique articulant littéralité et lyrisme. c) Quelques parcours hyperconstruits Enfin, on note dans le champ poétique contemporain des pratiques qui optent pour le formalisme hyperconstruit 323 des écritures à contraintes. Il s’agit d’auteurs qui appliquent systématiquement des règles d’écriture rigoureuses portant sur les éléments constitutifs du poème. On peut évoquer par exemple les créations de D. Marmié 324 qui reposent sur le principe de l’holorime consistant à produire des 321 MESCHONNIC (H.), Célébration de la poésie, Verdier, Paris, 2001, p. 106. 322 Ibid., p. 59. 323 La notion d’hyperconstruction a été définie par J. Baetens et B. Schiavetta, dans « Écrivains encore un effort… pour être absolument modernes », éditorial de la revue Formules n° 1, 1997-1998, p. 9-26. 324 MARMIÉ (D.), De la Reine à la tour, éditions de Fallois, Paris, 1995. 152 vers qui sont phonétiquement semblables : « Des matines qu’on sonne », « Des mâtines consonnes 325 » ou encore cet extrait : LIRÉ RELIRE Laisse aux neiges les vœux, redoux : blanc leur adresse L’an neuf, aux draps qu’hiver se prêt, ce lé couverts, Aura prêtés. En pâtis rêvant mes champs verts, L’an porté, fasse émoi céder faulx que Temps dresse. Les sonnets, je les veux redoublant leur adresse ; Lents ne faudra qu’y vers se pressent, lais qu’ouverts Ore apprêtés en pâtiraient – vent, méchant vers L’emporte : effacez-moi ses défauts ! Que tendresse Nid d’ormes, d’Ancenis redoute m’apparaisse : Qu’en mai j’aime, ô Liré, ses cygnes à l’envers Des cygnes s’y mirant ; ou charmes, troncs par vers Ecorcés, leur offrant, la brise, aile et caresse… N’y dorme, danses n’y redoutent ma paresse ! Quand mes gémeaux lirez, ces signes allant vers Des signes ci-mis rangs, où charme trompe Arvers, Eh ! corsez leur eau franc… Là briser l’écat, est-ce L’heure, angevin Léthé, dure – fléau si lent Indolente a ma Loire belle, vague allant… Chênes à beau Liré se contentent d’être ives ; Leurre enjeu vain ? L’étai du reflet oscillant, Un dol entame ? – Aloi rebelle va galant : Chaines abolir, et ce qu’on tente d’étrives Des noues, étourdissait la tendre aube et sonnait Loriot réveillant, tôt matines, des rives Dénouer, tour d’icelles attendre ô bessonne et Lors, y aurai, veillant aux matines dérives, D’où bleus perçaient tes cris, doux bleuvert sansonnet. Double, pair, cet écrit double versant : Sonnet ! Cette contrainte offre ainsi la possibilité à D. Marmié de rédiger des vers qui jouent sur la duplicité de l’énoncé, à travers des effets graphiques et sonores surcontraints par le choix de la forme fixe du sonnet. 325 MARMIÉ (D.), « Holorimes », Formules, 1997, n° 1, p. 165-171. 153 Le peintre et poète Alin Anseeuw propose quant à lui des sonnets élaborés à partir de le contrainte de l’isolettrisme, c’est-à-dire que chaque vers doit avoir le même nombre de lettres, comme on peut le constater à travers l’extrait qui suit un sonnet de vingt-sept lettres par vers ou avec ce deuxième poème : Hier nous avons touché (tu verras La prairie où chante une rivière) Un leitmotiv marque les danseuses Au pied et tu marches sans revoir La scène révélée entre les arbres Et l’eau une expression lacunaire Pour des gilets qui ne retiennent Rien et des plumes dans l’oreille Des rois (muses fuyant les douves Où s’empresse un bouquet de magie Et de roses) et le poète du salon Où se tient un banquet, balbutie Quelques mots vers la source sans Interdit un ange à pied froid 326. Rien ne commencera qu’au-delà des cris Poèmes que dispense une nuit d’insomnie De reprendre à l’amour un motif ancien Je demande aux yeux qui les ont serrés Trois clichés où je menais grand bruit La maison familiale où tout se désunit Le phénix adossé aux tours qui ont chu Je coucherai tes cheveux sur le vierge Papier pour me garder d’écrire un seul Poème une saison immobile à Belle-Isle Et s’il s’approche angoissé par le bruit D’une lampe qu’il fait à son cœur usé Une plage de silence c’est que soudain La nuit illumine le vide autour de lui 327. Éminent sémioticien et romancier célèbre, Umberto Eco pratique outre la traduction 328, une poésie à contraintes qui expérimente les potentialités créatives 326 ANSEEUW (A.), « Sonnets isolettriques », Formules, 1998, n° 2, p. 219-220. 327 ANSEEUW (A.), « Au cœur de la région centrale », Formules, 2002, n° 6, p. 172-174. 154 de la cryptographie. En effet, à la manière de R. Queneau, cet auteur se plaît à employer une écriture plus ou moins codée jouant sur les permutations de lettres. Il semble affectionner tout particulièrement les poèmes palindromiques dont l’élaboration découle de nombreuses surcontraintes prosodiques (l’hendécasyllabe italien) et structurelles. Si l’on aborde une de ses créations (« Poèmes de Sator 329 »), on peut noter que l’ensemble des quatre poèmes (I-II-III-IV) apparaît être une expérimentation scripturale à partir d’une contrainte formelle forte, car l’auteur recourt à un célèbre carré magique (le carré de Sator), véritable énigme archéologique et mathématique. En fait, l’auteur part d’un carré de cinq termes découvert à Pompéi et dont on trouve des formes attestées déjà à l’époque égyptienne et antique : SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS D’emblée, on peut constater que ces différents extraits proposent au lecteur une réflexion métatextuelle et explorent la combinatoire des significations possibles quant au symbolisme de l’inscription, sous la forme d’une jonglerie palindromique à multiples lectures : I. Se tu pretendi,come il mondo sole andar cercando strani paragrammi trovando stratagemmi di parole occultate tra i versi, i segni e i grammi rinunzia a ogni pretesa d’ermeneutica A cercar non si trova. Alcuna regola riposta, né speranza di maieutica e di verbal complotto, o d’altra fregola potrà svelarti un codice segreto onde scoprir sotto il mister del verso Si tu voulais, comme les gens frivoles Apercevoir d’étranges paragrammes Tramant complots ou pièges de paroles Occultes parmi vers, signes et grammes, Renonce à tout désir herméneutique. À trop chercher, tu t’y perdrais. Aucune Règle n’y gît ni foi de maïeutique Et point d’autre marotte inopportune Pour te cacher ici codes secrets Ou là te dévoiler choses ardues: Tacite indice et symptômes discrets 328 U. Eco a traduit en Italien les Exercices de style de R. Queneau en 1983. 329 Eco (U.), « Poèmes de Sator », Formules, 2001, n° 5, p. 250-257. 155 taciti indizi, e il sintomo discreto, e il segno da trovar a tempo perso. No, caro mio, per sempre impenetrabile e ascoso ti riman l’inesistente trama che cerchi, ed il mistero labile, oscuro del mio verso: il senso è NIENTE. Poi che io ti conosco, e non rinunzi, e cercherai nel verso un qualche acrostico, rifletti. Non cercare occulti annunzi a far l’endecasillabo men ostico. Ripeto: quel che dico non ha senso, ovvero, l’ha, ma è quello letterale. Tronca la tua ricerca. E ti sia penso accettar quel che dico, tale e quale. Enfin trouvés, à tes heures perdues… Non. À jamais, mon cher, hors de ta sphère Et clos pour toi demeurera le vain Terme que tu poursuis, flou le mystère, Obscur mon vers dont le vrai sens est: RIEN. Pourtant, je te connais, âme têtue, Exprès tu chercheras un acrostiche. Réfléchis! Il n’y a rien, ne t’évertue À rendre mes écrits par trop fortiches. Répétons-le ! mes mots n’ont pas de sens Ou bien ils en ont un, mais littéral. Termine ta recherche. Et que ta science Accepte ce propos simple et brutal: Si je garde un secret, il est banal. Se v’è un segreto, sappi, è il più banale. II. Se credevi che andando in autobus avessi fatto con facilità, tutto come Queneau, ecco che zitt o (ed è un bel enjambement) ora il secondo round io mi provo trepido a tramar. Andando per petrosi versi, già rodeando con grazia e lieto andar, ecco proseguo, e tu mi dirai se potevo fare meglio, et allez, hop! Orgoglioso l’acrostico fecondo traccio, operoso come un martinitt, e i solchi per quegli alba prata che nel regger l’atro aratro si compon esili, per sottil trame semiotiche, tutti di nigrum semen seminabant imendo ogni tasto del loro pondo, prone le dita mie su quel click up. Ecco, raddoppio, ed in honor di Ermete Ripetuto ho la prova, per provar Encora ardito, e una seconda volta, Supposes-tu qu’à bord d’un autobus Avec facilité, j’écris tout ça Tel Queneau ? Chut! J’attaque un second round plut Ôt! (ça, c’est un « rejet ») où mon ego Renoue avec l’épreuve, et non sans peur. Allant à pied par vers pierreux, déjà Rodé, joyeux, enfin je sais marcher Élégamment. Me diras-tu si je Pouvais mieux faire encore? Oui, allez, hop! Oui! qu’un fécond acrostiche l’Umbèrto Trace ici, fier, comme un bon péquenot, En illustrant par la noire charrue Nos àlba pràta de maint fin sillon Et de moult trames sémiotiques que, Toutes, de nigrum sèmen seminàbant, Obligeant ses doigts à leur faire écho Par touche interposée et par click up. Et j’y vais! Qu’en l’honneur du Trismégiste Reprenné-je l’épreuve pour prouver À tous que, par deux fois, je fus extra, 156 Réitérant l’exploit d’un avatar Objectif des messieurs de l’Oulipo. Tiens, voilà! Remercie ton Dieu, ou Gott. Admettons que la rime vint fissa Seulement quand le permettait le mus. Reiterata virtù di un avatar Onesto dei signor dell’Oulipo. Tieni, ringrazia dio, ton dieu, oppur Gott : Ammetto che la rima c’è e ci sta Soltanto quando permetteva il mus. S A T 0 R A R E P 0 T E N E T 0 P E R A R 0 T A S A A 0 G I L I S 0 R R V 0 S 0 R 0 V I S I D I A E T H T N S T A A I M A 0 I C T A V A U V D I T T L 0 S H 0 C R P U P A N C A L 0 G E T S E E 0 U E I R A D R R E R R 0 I C I E A T R R R C L R R B N N A R E F I A I I C A E G S M 0 I 0 A I A A M A E U R A S U V Z R R 0 R D I P A T D T L R R L A N N N E U T R E I E E A E I A R N 0 A I E A P A I T 0 T P N I B E 0 S A P P C A I E I F P E I 0 M S E N E 0 M R 0 S N A T 0 0 E U M E 0 0 0 R A I 0 A E T T S A P A S I L U C A T R 0 G T C A M P L I T N I U A R E P 0 S A T 0 R T E N E T 0 P E R A R 0 T A S 0 P E R A R 0 T A S T E N E T S A T 0 R A R E P 0 P I G E R 0 R I V 0 T E 0 E 0 0 R E V I E C N P L E 0 I U G T B I R D T D V R T S T S A D L 0 E A P R N Z N U 0 A L A 0 C 0 E U 0 0 E 0 R 0 L S B R 0 A E I C T L P P P N 0 R P V I N P V A I A A R I R F B A 0 0 A A E 0 0 M A A I U 0 I E L N S H A R R A E V M A L R N T M E P R D R P A R R G A A T A A R F E P T A 0 S E A C L 0 E L E N S E A T S 0 L I L F D L R L L I R S R U L 0 A R G 0 D N R C D A R A E I 0 A I A E S T 0 M E E A D E T 0 N A 0 A D 0 B R T T M D P R U I C B N N T U H E F 0 M R T E T A A 0 T A E E 0 X C E E 0 E 0 T I B I M A T 0 A A III. Sator Arepo sa opera far là bas Aah, sarà un marpione, befferà a Toth di stirpe egizia? Vedi, Tot ognor furbo, apre un complotto, riscrive, esso, arguto a tramar altre azioni. Srotola là l’idea riaprire sa l’orba parola per esaurire a tutti il pensiero. E poi, poco a poco, avrà poter su Sator Arepo sait comment faire son opera làbas Ah, ah, saura-t-il être malin? Se moquera-t-il de Toth, celui dont la souche est égyptienne? Tiens, toujours rusé, Toth s’engage là dans un complot, Il réécrit, subtil, apte à tramer De nouvelles actions. Il développe l’Idée, sachant rouvrir le verbe parfait pour en divulguer la pensée profonde. Et, ensuite, peu à peu, il finira par dominer le 157 S A T 0 R A R E P 0 T E N E T 0 P E R A R 0 T A S XP! Ormai, Arepo, arso d’onomastice Trance, dice TTTTT (come croce), T E voci già auree ed ora plumbee Noia esprimon. Nove parole non Esclama, né egee, e ruvide, o enee To to to toi ottotoi urla a Tot. Ora grida focoso: « sono perduto! » Povero tipo (a parte piange, hip!) E va tra le enne, teso verso Tebe… Riuscirai a provar al re d’Ofir A svelar poi l’arido inganno? Ma Ridera la Moira! Ella sa tramar! Odi: ormai Sator cosa ha scorto, Titubante, ottenebrato da Tot? A Atene non ti apparirà la Dea, A Selinunte tu sol porrai rotas… Christ ! Maintenant, Arepo, en proie à une transe onomastique, dit « TTTTT » (comme la croix , « T »! Et des voix, tantôt dorées, tantôt plombées manifestent l’ennui. Mais des paroles neuves il ne prononce point, ni celles d’Egéee, rudes, ni celles d’Enée. « To to to toi ottotoi » dit-il, dans un hurlement, à Toth. Et ensuite il crie,fougueux: « je suis perdu! ». Pauvre mec! (il pleure en aparté, hip!) Et il s’en va, errant parmi les hermès, tout tendu vers Thèbes… Sauras-tu convaincre le roi d’Ophir, lui dévoiler la stérile tromperie? Et pourtant! La Parque ricanera! Ourdir, elle le sait, Elle! Écoute donc: qu’a-t-il pu convoyer, Sator, en chancelant, aveuglé par Toth? À Athènes, la déesse ne se montrera pas à tes yeux. Et tu seras le seul par qui Sélinonte s’ornera de Rotas… IV. STUPENDI ACCENNI TENEBROSI ORAPOLLO RINSCRIVE ANTICHI RISCOPRE ENGRAMMI PIZIO ONOMATOTETA TREMENDI ENIGMI NEUMI ERACLITEI TROVA ORACOLI PALINDROMI EVIDENTI RIVELA ASSEMBLANDO RIDICE ORDINANDO TRACCE ANNUNZI SEMATA Stupendi Accenni Tenebrosi Orapollo Rinscrive Antichi Riscopre Engrammi Pizio Onomatoteta Tremendi Enigmi Neumi Eraclitei Trova Oracili Palindromi Evidenti Rivela Assemblando Ridice Ordinando Tracce Annunzi Semata De superbes avertissements ténébreux sont réécrits par Horapollon. En découvrant des engrammes anciens, onomatothète pythien, Trouve quelques terribles neumes héraclitéens. Les oracles palindromiques deviennent évidents lorsqu’il les relie les uns aux autres En répétant et en ordonnant les traces, les avertissements, les signes. Stupendi Antichi Tremendi Oracoli Ridice Accenni Riscopre Enigmi Palindromi Ordinando Tenebrosi Engrammi Neumi Evidenti Tracce Orapollo Pizio Eraclitei Rivela Annunzi 158 Riscrive Onomatoteta Trova Asseblando Semata Il dit à nouveau les anciens oracles, superbes et terribles. Il retrouve des indices en ordonnant les énigmes palindromiques, Les ténébreux engrammes, les neumes évidents, les traces. Horapollon, le pythien, révèle des avertissements héraclitéens. Il les réécrit et, en rassemblant les signes, trouve onomatothète. Semata Annunzi Tracce Ordinando Ridice Assemblando Rivela Evidenti Palindromi Oracoli Trova Eraclitei Neumi Enigmi Tremendi Onomatoteta Pizio Engrammi Riscopre Antichi Riscrive Orapollo Tenebrosi Acceni Stupendi Les signes, les avertissements, les traces, il les ordonne et les répète. Reliés par lui, évidents deviennent les oracles palindromiques. De terribles neumes héraclitéens il trouve, Lui, le Pythien, onomatothète. Il découvre les anciens engrammes, Lui, Horapollon, qui réécrit les superbes, les ténébreux avertissements. Le premier extrait est un poème de vingt-cinq vers en hendécasyllabes italiens (contrainte métrique) qui repose sur une facture rimique assez classique (trois strophes de rimes alternées et trois strophes de rimes suivies). Cependant, très rapidement, on remarque que la contrainte formelle de départ (l’acrostiche) devient une contrainte sémantique puisqu’il exhibe matériellement, visuellement, ce qu’il énonce (contrainte métatextuelle). U. Eco produit un acrostiche cryptoherméneutique à double sens qui interroge le lecteur à plusieurs niveaux de « réalité », c’est-à-dire sur le mode symbolique (« signes », « codes secrets », « mystère ») en tant que stratégie poétique particulière et sur le sens possible qui découle de l’interprétation de la formule du carré héritée de la tradition hermétique, qui conçoit tout message comme la représentation d’une glose décryptable uniquement pour les seuls initiés. Sur un ton humoristique, le poète essaie tout au long du texte de dissuader le lecteur ou supposé critique littéraire de toute tentative d’interprétation, proposition assez divertissante de la part du spécialiste des Limites de l’interprétation : « renonce à tout désir herméneutique », « réfléchis ! Il n’y a rien, ne t’évertue pas / A rendre mes écrits pas trop fortiches ». 159 Cette parodie de toute analyse textuelle niant le sens des mots contient toutefois une série de termes métalinguistiques (« paragrammes », « règle », « vers », « acrostiche ») qui focalisent l’attention sur les procédés formels utilisés. Par exemple, en faisant référence à l’« acrostiche » (vers 18), U. Eco renvoie le lecteur au processus rimique utilisé par le poème, car si l’on analyse les initiales de chaque vers, on repère l’inscription du nom Sator au début du poème et à la fin, sous sa forme palindromique (Rotas = Sator). De la même façon, il recourt au terme « paragramme » (vers 2) qui se définit comme une faute d’orthographe qui consiste à substituer une lettre à une autre et qui nous renvoie à un certain intertexte (R. Queneau, Exercices de style) tout en dévoilant partiellement la double contrainte poétique (acrostiche + palindrome). Le deuxième poème, sorte d’acrostiche oulipien, proche du logorallye (« un autobus », « Queneau », « messieurs de l’Oulipo ») s’apparente à un « exercice de style » à travers lequel, U. Eco, combine cette fois l’interprétation chrétienne et cabalistique des termes du carré à l’interprétation méta-poétique (« rejet », « fécond acrostiche », « la rime »). En effet, on peut noter que le poète introduit certains termes ou expressions empruntés au christianisme (« la noire charrue », « nigrum sèmen seminàbant ») et à l’univers cabalistique (« Trismégiste »). Il joue ainsi avec l’interprétation « sacrée » du carré : « le créateur (SATOR) se cruficie (TENET) sur la croix / charrue (AREPO) des éléments et oeuvre (OPERA) par cycles (ROTAS) » et en même temps sur l’interprétation alchimique, héritage rosicrucien que l’auteur a dû travailler durant la réalisation du Pendule de Foucault : « le feu de roue est l’athanor, le laboureur l’adepte et la croix le creuset » renvoyant au palindrome qui consiste ici à dédoubler symétriquement les cinq unités constitutives de l’énoncé qui peut être lu de haut en bas, comme de bas en haut avec effet de miroir. On remarque également que cette double contrainte structurelle est renforcée par une même versification. En effet, les poèmes de vingt-cinq vers adoptent une configuration prosodique quasiment identique, comme le montre ce tableau comparatif : 160 Poème II Poème III Rimes en –us : v.1 (autobus) + v. 25 (mus) -as : v. 1 (bas), v. 25 (rotas) Rimes en –tt : v. 3 (zitt), v. 11 (martinitt), v. 23 (Gott) - a : v. 2 (a), v. 6 (idea), v. 20 (ma) et v. 24 (a) Rimes en –o : v. 4 (secondo), v. 10 (fecondo), v. 22 (Oulipo) - t : v. 3 (Tot), v. 11 (T), v. 15 (Tot) et v. 23 (Tot) Rimes en –ar : v. 5 (tramar), v. 19 (provar), v. 21 (avatar) - o : v. 4 (complotto), v. 10 (onomastico), v. 16 (perduto) et v. 22 (scorto) Il s’agit d’un véritable schéma prosodique composé d’une rime initiale et finale forte aux jointures poétiques (v. 1 et 25) et d’un système ascendant (v. 1, 2, 3 et 4) puis descendant (v. 22, 23, 24, 25) qui mime la structure formelle utilisée. Cependant, le mode d’occupation de l’espace est divergent, car le troisième poème, en outre, se distingue en empruntant à la littérature médiévale (Raban Maur) et aux rimes rétrogrades des Grands Rhétoriqueurs la tradition des « Carmina figurata e quadrata ». U. Eco réinvestit ici la structure palindromique mais la combine au modèle sacré de la croix, ou plus exactement du carré qui démultiplie les lectures et introduit une nouvelle contrainte sémantique puisque cette fois s’entremêlent le sens « égyptien » et le sens « antique » de la formule magique. Sator, le créateur, se dédouble en devenant avant d’être « le Christ », le dieu des Moissons et le Père des Dieux qui « s’en va, errant parmi les hermès, tout tendu vers Thèbes… » et Thot (l’Hermès des Grecs), le Dieu égyptien de la connaissance, de l’écriture, celui sans qui rien n’est possible et qui « réécrit, subtil, apte à tramer de nouvelles actions » qui renvoie le lecteur, grâce au système allusionnel, au sens littéral du deuxième terme de la formule (AREPO : « aller insidieusement »), tout comme au sens réflexif. L’ossature du divin « dédoublé » est matérialisée par le recours du poète au motif de la croix et par le jeu des perspectives qu’induisent les parallèles et les diagonales palindromiques secondaires : 161 On peut dire que la lecture discursive du poème est contrebalancée par des mouvements d’arrière en avant et de bas en haut selon la technique du « chapelet renversé ». Les vers découpés en segments rythmiques identiques de quelques syllabes, peuvent donc commuter sans bouleverser la cohérence sémantique de l’ensemble. Mais l’auteur sait se jouer d’un point de vue sémantique du motif de la croix qui réapparaît dans le texte (v. 11) et introduit une réflexion sur le « verbe parfait », tout en distribuant autour de « Toth » et du « Christ » des éléments sémantiques qui appartiennent à deux univers différents (égyptien et gréco-latin) et qui saturent ainsi le poème de références culturelles. Enfin, l’ultime poème prend également une spatialisation spécifique proche du carré (cinq colonnes de cinq mots), soit vingt-cinq mots qui peuvent démultiplier les significations par le jeu sur les sens de lecture de cette matrice de cinq vers : Premier sens (vertical de haut en bas) Stupendi Accenni Tenebrosi Orapollo Rinscrive (v. 1) Deuxième sens (horizontal de gauche à droite) Stupendi antichi tremendi oracoli ridice (v. 1) Troisième sens (vertical de bas en haut) Semata annunzi ordinando ridice tracce Ce poème combinatoire, qui n’est pas sans rappeler le principe de la quenine, semble reposer sur une autre réminiscence oulipienne qui renvoie cette fois à I. Calvino et à son utilisation du carré sémiotique d’A.-J. Greimas. Cette structure, 162 qui a fait rêver des générations de pré-oulipiens 330, permet en effet à U. Eco d’agencer son poème autour de dix parcours poétiques possibles : A B B’ A’ On peut donc dire que les quatre poèmes proposés par Umberto Eco constituent bien plus qu’un simple pastiche puisqu’ils nous renvoient à un art poétique à contraintes proche de la mouvance poétique oulipienne et contemporaine qui entretient un rapport fort à la tradition. Ce jeu poétique avec les lettres, les contraintes littérales se manifeste également chez un spécialiste de l’histoire de l’écriture, Jérôme Peignot et de la typoésie, avatar contemporain du calligramme qui met en images le langage et qui renouvelle l’art de l’anagramme et du palindrome grâce à ce procédé, comme en témoignent ces extraits 331 : soda Dolly ados Brebis produit du premier clonage animal Ils y retournent sans cesse Lloyd La plus ancienne et importante institution Mondiale dans le domaine de l’assurance Ses gènes l’assurent 330 PEIGNOT (G.), Amusements philologiques ou variétés en tous genres, Victor Lagier, Paris, 1842. 331 PEIGNOT (J.), « Anagrammes, palindromes, typoèmes et cie », Formules, 2000, n° 4, p. 186187. 163 Cette poésie visuelle apparaît bien comme une nouvelle forme d’expression littéraire qui permet d’observer le sens du monde à partir des formes du mot, en croisant comme ici la règle du palindrome et de l’anagramme qui offre la possibilité de recomposer de façon humoristique les lettres (Dolly, Lloyd) et le palindrome (soda, ados). Ces quatre poètes aux parcours créatifs hyperconstruits expérimentent donc l’écriture à contraintes. Mais d’autres auteurs participent également à cette tendance de la littérature contemporaine. En effet, plus connue pour ses talents de romancière 332, Régine Détambel se révèle être une poétesse qui pratique l’art des règles formelles et notamment les contraintes sémantiques. Dans son premier recueil intitulé Icônes 333, R. Détambel a utilisé une technique poétique proche de P. Reverdy en bannissant tout dictionnaire analogique au profit de l’exploration d’un lexique souvent très éloigné du thème sélectionné. Ainsi, souhaitant évoquer les histoires d’amour, la poétesse s’est servie de tout un jeu combinatoire de couleurs, d’éléments (le feu, l’eau…), de matières et de ressentis amoureux (la jouissance, l’éloignement, la rupture…) pour proposer au lecteur une sorte d’exploration des souterrains de la chair. Elle revient à la contrainte sémantique génératrice quasianatomique avec le projet d’un recueil de poèmes (Section dorée), qui exploite les lipides sécrétés par les corps des hommes et des femmes, à travers une histoire d’amour. Cette contrainte lexico-sémantique lui permet de déployer des odeurs particulières qui se réfèrent comme ici dans cette strophe, à la sueur de l’homme : la sueur est une récapitulation ou une épopée Tendre vers toi pour une infusion continuelle Baptême ininterrompu Persévérant 334. 332 DÉTAMBEL (R.),La Modéliste, Gallimard, Paris, 1990. Les Écarts majeurs, Julliard, Paris, 1993. La Comédie des mots, Gallimard, Paris, 1997. 333 DÉTAMBEL (R.), Icônes, Champ Vallon, Paris, 1999. 334 DÉTAMBEL (R.), « Section dorée », Formules, 2002, n° 6, p. 132. 164 ou à l’odeur du sexe féminin : à l’extrémité de ton col de cygne se prépare ma drogue au bout de ma langue tendue tu travailles à distiller le bois de genièvre, le romarin et la corne je te montre sécrétant de la cémantine et du bec de corneille réjaculant de l’arôme de tabac de la poudre de daguet de grains légitimes et un peu de sauge 335. Ce comparatif érotique des humeurs masculines et féminines distribue donc, grâce à la contrainte sémantique des champs lexicaux, les reflets des canaux souterrains de la sexualité. Enfin, nous pouvons terminer cette étude de l’écriture poétique formelle avec Pierre Lartigue, amateur de poétique médiévale, pour qui « la modernité de l’écriture ne tient pas seulement au plaisir de la dernière pluie ». P. Lartigue a consacré dès 1978 son travail poétique aux permutations strophiques en publiant avec J. Roubaud, L. Ray et P.-L. Rossi des poèmes à formes fixes 336 issus du modèle de la sextine puisque ces expérimentations portent non plus sur un système de six strophes, mais sur un système de neuf, onze ou quatorze strophes. Pour la création par exemple des quatorzines, poème de quatorze strophes qui combinent quatorze mots-rimes, les auteurs ont sélectionné quatorze termes dont l’ordre initial servira de matrice prosodique à la première strophe. Fasciné par les ressources de cette forme poétique, P. Lartigue envisage un recueil, Ce que je vous dis trois fois est vrai 337 dont le poème principal, propose sur une dixhuitine, c’est-à-dire dix-huit strophes, qui opère tout une série de permutations à partir de dix-huit mots sélectionnés selon une autre contrainte de type sémantico-intertextuelle : 335 Ibid., p. 133. 336 ROUBAUD (J.), RAY (L.), ROSSI (P.-L.), et LARTIGUE (P.), L’inimaginaire IV, Paris, 1978. 337 LARTIGUE (P.), Ce que je vous dis trois fois est vrai, Ryoan Ji. 1990. 165 Je m’appuyais cette fois sur trois sextines dont je connais le texte en langue originale et une traduction. Soit : - Lo ferm voler qu’el m’intra… d’Arnaud Daniel - Al poco giorno e al gran cerio d’ombra de Dante - Then, first with lockes disheveled and bare de Barnaby Barnes La dixhuitine écrite à la suite s’appuyait sur les mots-rimes de ces trois poèmes, et mettait en scène leurs auteurs sous forme de trois passants 338. Épris des potentialités d’une telle forme poétique, P. Lartigue consacre un essai339 à l’invention de la sextine traçant ainsi le récit de ce genre à travers les siècles et les langues, tandis que son dernier ouvrage La Forge subtile 340 mêle chansons, sextines et sonnets. L’auteur n’hésite pas par exemple à combiner la structure du sonnet (deux quatrains et deux tercets) à celle de la quenine, c’est-à-dire une généralisation du principe de la sextine appliquée à d’autres nombres de base, comme on peut le percevoir à travers cet extrait : Beau comme une scène qui se vide. Perché en haut du cerisier plein De fruits l’enfant crie : « j’en ai plein ! » A la jeune fille les mains vides. Tantôt la vie sonne coque vide Et tantôt c’est comme un noyau plein Je veux du soleil encore plein Les yeux dormir sur la plage vide Quand vont les voix, les vagues Rêver voir. L’épaule et le rocher Soulèvent de l’eau claire. La vague Monte. Elle éclabousse le rocher. Est-ce moi dans l’écume la vague Est-ce moi qui me change en rocher 341. Le poète organise donc la combinatoire de quatre termes (vide, plein, vagues, rochers) en conservant la forme rimique du sonnet malgré un recours novateur et contemporain aux coupes abruptes de l’octosyllabe qui offre au lecteur des moments simples de l’existence. À travers ce succinct parcours des écritures poétiques à contraintes, on a pu constater que les auteurs oulipiens et contemporains cités dans cette étude 338 339 340 341 LARTIGUE (P.), « Quatorzine », Formules, 2000, n° 4, p. 142. LARTIGUE (P.), L’Hélice d’écrire : la sextine, Les Belles Lettres, Paris, 1994. LARTIGUE (P.), La Forge subtile, Le Temps qu’il fait, Paris, 2001. Ibid., p. 21. 166 utilisent des pratiques formelles qui s’appuient sur de véritables dispositifs textuels contraignants. Ce dispositif formel tend à renouveler le texte poétique en le soumettant à toutes sortes de contraintes qui portent sur le sens (contraintes sémantiques, intertextuelles), les formes fixes (sextine, sonnet…), la lettre, le vers, le rythme… Ces poètes tentent d’innover grâce à des variations inédites et personnelles sur des règles ou des structures historiquement ancrées. Le choix des contraintes découle donc d’une volonté de créer des œuvres poétiques en s’affranchissant de l’arbitraire propre au langage par le biais d’une surcharge planifiée de règles nouvelles. 2) Les écritures à contraintes romanesques Cependant, il serait réducteur de percevoir l’émergence des écritures à contraintes uniquement dans le domaine poétique. En effet, cette tendance actuelle de la littérature se manifeste également à travers le genre romanesque. Afin de renforcer nos conclusions, nous axerons notre analyse tout d’abord sur le genre du roman policier contemporain à contraintes avant de mettre en perspective quelques parcours romanesques spécifiques (J. Lahougue, U. Eco). a) Le roman policier à contraintes L’étiquette générique « littérature à contraintes » peut s’appliquer en premier lieu aux œuvres oulipiennes qui procurent au lecteur une gamme étendue de contraintes littéraires, mais on peut s’interroger sur la production des autres représentants de cette « nouvelle modernité ». En fait, le critère d’hyperconstruction textuelle peut s’appliquer aux œuvres de nombreux auteurs : P. Lartigue, J. Peignot, R. Détambel, Y. Rivais, J. Lahougue, U. Eco… qui privilégient ce jeu avec la contrainte. On constate ainsi que certains auteurs contemporains, qui pratiquent le genre policier, semblent affectionner cette utilisation particulière des règles de construction. Par exemple, J.-B. Pouy, créateur de la célèbre série policière Le Poulpe, propose au lecteur un cahier des charges qui s’élabore autour d’une double contrainte : le roman policier doit obligatoirement avoir le même 167 personnage principal à chaque nouvelle aventure, tout en étant l’œuvre d’un auteur différent. Cette double contrainte qui s’appuie sur une règle structurale et « auctoriale » a permis ainsi à H. Le Tellier de s’exercer au genre policier, avec l’élaboration de La Disparition de Perek 342 qui oblige Gabriel Lecouvreux à partir à la recherche de l’identité d’un certain Philippe Perek découvert carbonisé et de celle de ses meurtriers. J.-B. Pouy crée en 2000 à partir d’un sous-genre policier moins populaire et toujours à contraintes, le pendant culturel de l’enquêteur G. Lecouvreux à travers la figure de Pierre de Gondol, le librairedétective. Ce personnage a déjà permis à une dizaine d’auteurs de conduire leurs investigations sous contraintes chez J.-B. Pouy, R. Roussel, G. Perec, Virgile, S. Beckett, ou encore A. Rimbaud. Ainsi, R. Schulz a créé son roman Sous les pans du bizarre 343 en se donnant comme contrainte d’organiser son récit à partir des trois premiers paragraphes du Chant d’Alphésibée de Virgile, tandis que R. Brasseur lance Pierre de Gondol et le lecteur sur les traces de G. Perec dans son ouvrage Le Cinquième-quatrième jour 344, qui se situe dans le quartier général des perecquiens, entre la bibliothèque de l’Arsenal et Jussieu, et qui offre de multiples énigmes littéraires à découvrir (lipogrammes, anagrammes…). Mais cette forme de « polar culturel » à contraintes prend une autre forme chez A. Bello, auteur de L’Éloge de la pièce manquante 345 qui nous fait pénétrer dans l’univers des professionnels du puzzle, sur les traces d’un étrange tueur en série maniaque du polaroïd. Ce roman brillamment construit sur le modèle du livrepuzzle laisse au lecteur 48 chapitres pour découvrir le nom du criminel, grâce à une combinatoire réglée et impressionnante de genres littéraires variés (lettres, articles, chroniques, essais…) à la fois humoristiques et parodiques. Scénariste de bande 342 343 344 345 dessinée LE TELLIER (H.), La Disparition de Perek, Baleine, Paris, n° 91, 1997. SCHULZ (R.), Sous les pans du bizarre, « Pierre de Gondol », Baleine, Paris, 2000. BRASSEUR (R.), Cinquième-quatrième jour, « Pierre de Gondol », Baleine, Paris, 2001. BELLO (A.), L’Éloge de la pièce manquante, Gallimard, Paris, « La Noire », 1998. 168 et romancier belge, Benoît Peeters recourt aussi à de multiples contraintes formelles pour ses créations. À titre d’exemple, on peut évoquer son premier roman Omnibus 346 qui propose un pastiche ironique d’un des romans de C. Simon et qui nécessite une participation lectorale active, pour décrypter tout un jeu de titres, de discours insérés et d’anagrammes. Enfin, ce travail de décodage des mécanismes du texte et ce souci des contraintes est identifiable chez Renaud Camus pour qui « ce n’est qu’en imposant à son discours des contraintes formelles toutes artificielles, qu’on peut espérer échapper au babil implacable, en soi de la Doxa 347 ». L’auteur exerce un art romanesque tout spécifique, qui associe dans la plupart de ses publications des contraintes allusives, stylistiques (parodies génériques) et méta-textuelles. En effet, dans Roman Roi 348 puis dans Roman furieux 349, qui offre d’emblée un rapprochement avec l’Arioste, R. Camus joue avec le genre du roman historique en y insérant un jeu de piste pour le lecteur (ville de Proust…) et une réflexion sur le roman contemporain et ses topoï. En conclusion, on peut donc dire que l’écriture à contraintes renvoie à une réalité scripturale polymorphe qui induit un jeu sur les genres et un jeu avec le lecteur. b) Parcours de Jean Lahougue Jean Lahougue, qui s’est inspiré du modèle et des conventions du roman policier, a consacré un de ses romans La Comptine des Height 350 à une réactivation du roman à énigmes en réalisant un roman à contraintes qui transpose le roman d’A. Christie, Les Dix Petits Nègres, peut-être parce qu’ « on écrit jamais qu’en réponse à ce qui a été écrit avant. Tout écrit en ce sens, relève de l’intertextualité 351 ». Le romancier met en place un véritable cahier des charges qui vise à organiser les contraintes génératrices dans le récit et à distribuer les 346 347 348 349 350 PEETERS (B.), Omnibus, Minuit, Paris, 1976. CAMUS (R.), Buena vista park, POL, Paris, 1980, p. 66. CAMUS (R.), Roman Roi, POL, Paris, 1983. CAMUS (R.), Roman Furieux, POL, Paris, 1986. LAHOUGUE (J.), La Comptine des Height, Gallimard, Paris, 1981. 169 éléments de la trame (intrigue, personnages, décors, cadre spatio-temporel, thématique…). Par exemple, concernant le décor, chaque détail de la description du lieu du crime, doit avoir un rôle d’indice, mais en même temps, l’effet de dévoilement possible pour le lecteur doit être faussé par l’insertion dans les descriptions d’éléments de diversion qui entravent le parcours interprétatif. Il ne s’agit pas d’un simple pastiche du roman d’A. Christie, même si l’auteur réutilise la structure de ce roman et ses composants (lieu clos, dix personnages mourant selon l’ordre de la comptine, imitation stylistique). J. Lahougue expérimente des systèmes de contraintes qui jouent sur les conventions romanesques et proposent ainsi au lecteur de nouvelles formes d’écriture à l’intérieur d’un genre déterminé. Ce même processus est à l’œuvre dans un autre de ses romans, La Doublure de Magrite 352, qui reprend cette fois sous une forme anagrammatique l’univers policier de G. Simenon à travers son personnage-phare, Maigret. J. Lahougue avoue avoir construit cette fiction policière à partir d’une architecture hyperconstruite qui s’articule autour de trois contraintes génératrices : « […] faire de mon lecteur un personnage à part entière dans l’intrigue […] 353 » grâce à un schéma tri-actanciel : « le détective devient victime. Le lecteur devient détective. L’assassin se révèle être le lecteur 354 », tout en respectant la cohérence textuelle et en maintenant l’illusion référentielle, « faire en sorte que le récit n’en paraisse pas moins vraisemblable et obéisse, à une première lecture, aux règles les plus traditionnelles de la psychologie et de la logique réaliste 355 », enfin le recours au pastiche après la création de son héros de détective comédien fait que l’œuvre de J. Lahougue s’apparente fortement au Maigret de G. Simenon. Ce système de base inclut aussi tout un faisceau de contraintes qui règlent l’ordonnancement de l’architecture romanesque comme la thématique (thème du miroir, de la quête identitaire…) ou la rhétorique (style réaliste, sobre, stéréotypé…) qui actualise 351 352 353 354 355 LAHOUGUE (J.), « Écrire à partir d’Agatha Christie », TEM, 1987, n° 6, p. 9. LAHOUGUE (J.), La Doublure de Magrite, Les Impressions Nouvelles, Paris, 1987. LAHOUGUE (J.), « Écrire vers Simenon », TEM, 1987, n° 6, p 11. Id. Id. 170 certains topoï du roman policier. Tentant de prouver que cette stratégie de la contrainte : « […] n’est pas une esthétique, mais une méthode de recherche susceptible de convoquer des esthétiques radicalement différentes 356 », l’auteur a eu recours non plus au modèle du roman à énigme, mais à celui du roman populaire et fantastique à travers un hypotexte « contraint » (Jules Verne) pour la création du Domaine d’Ana 357. Il élabore un dispositif textuel particulièrement complexe en créant une sorte de récit arborescent crypté et illustré qui inclut de multiples lectures (règle anagrammatique, palindromique…). En effet, les quinze chapitres de quinze pages (règle numérique) contiennent tous des dessins figuratifs qui peuvent être découpés en quinze carrés égaux avec effets de miroir, et qui dépendent d’une règle graphique particulière. En outre, le récit découle de règles de contenu, étant donné que les thématiques évoquées doivent se référer, à travers une réécriture stylistique au texte-source sélectionné par l’auteur (Le Voyage au centre de la Terre de J. Verne, L’Invention de Morel de B. Casares). Pour l’auteur, l’imitation stylistique demeure une contrainte génératrice reconstitutive car elle : fait partie de ces jeux dès lors qu’elle consiste, non plus à reprendre à l’identique les figures d’un auteur vénéré par strict mimétisme pour leur faire assumer la même fonction, et moins encore à tourner en dérision leur systématisme comme c’est le cas dans la plupart des pastiches, mais à user de l’économie générale du texte pour les investir a posteriori de fonctions nouvelles ou pour en révéler les fonctions occultées 358. Les contraintes en tant qu’obstacles formels et sémantiques libèrent le processus créatif en permettant à l’auteur de trouver à partir des topoï, des conventions génériques et structurelles du roman, des formes nouvelles après mixage et intégration. Il semblerait que ce soit cette modernité scripturale que revendique J. Lahougue. Le roman à contraintes ne doit donc pas être perçu comme un jeu, mais comme une tentative résolument contemporaine de refonte du genre à partir 356 LAHOUGUE (J.), « Une stratégie des contraintes », Revue des Lettres modernes, Écritures contemporaines, n° 2, 1999, p. 230. 357 LAHOUGUE (J.), Le Domaine d’Ana, Champ Vallon, Paris, 1998. 358 LAHOUGUE (J.), Écriverons et liserons en vingt lettres, Champ Vallon, Paris, 1998, p. 212. 171 de tout un travail de manipulation des conventions qui aboutit à de nouvelles formes romanesques. c) Parcours d’Umberto Eco En privilégiant notamment les genres hypertextuels du pastiche et de la parodie qui entretiennent un principe de transtextualité qui peut être défini, selon G. Genette, comme « tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète avec d’autres textes 359 », U. Eco adopte aussi une écriture à contraintes qui inclut la réécriture systématique tout en entretenant un lien particulier avec la poétique oulipienne. Cette écriture mimétique permet à l’auteur d’établir d’une part, un rapport entre « l’hypotexte » c’est-à-dire d’une part, le texte sélectionné servant de modèle, et « l’hypertexte », c’est-à-dire la transformation imitative par le biais du pastiche sorte d’« interstyle 360 », selon D. Bilous qui maintient avec le texte source une relation de similitude, et d’autre part, de mettre en place la parodie qui engendre une relation de transposition à visée déformatrice. Ainsi, dès les années 60, U. Eco utilise ces procédés transtexuels en publiant pour une revue littéraire italienne (Il Verri) une rubrique mensuelle qui contient de nombreuses réécritures et avoue : j’avais en outre une raison profonde de pratiquer le pastiche : si l’opération de la néoavant-garde consistait à bouleverser les langages et la vie quotidienne et de la littérature, le comique et le grotesque devaient constituer l’une des modalités de ce programme. D’autre part, la tradition du pastiche – qui avait en France des représentants aussi illustres que Proust et qui connaissait dans cette période les fastes de l’Oulipo et de Queneau – n’étaient représentés en Italie que par deux auteurs […] 361. Ces textes furent édités en 1963 en un volume intitulé Diario minimo qui parodie par exemple le roman Lolita de Nabokov, en remplaçant la jeune héroïne par une 359 GENETTE (G.), Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982, p. 7. 360 BILOUS (D.), « Réécrire l’intertexte : La Bruyère pasticheur de Montaigne », Cahiers de littérature du XVIIe siècle, Université de Toulouse-Le-Mirail, 1982, n° 4, p. 101-120. 361 ECO (U.), Diario minimo, traduit en France sous le titre Pastiches et postiches, Messidor, Paris, 1988, p. 9-10. 172 petite vieille (Nonita), et qui inclut un pastiche de quelques vers de Gabriele d’Annunzio. On peut citer encore une parodie qui s’attache au nouveau roman et notamment aux œuvres romanesques de A. Robbe-Grillet, sous le titre « Esquisse d’un nouveau chat » ou un pastiche dédié à J.-L. Borges sur l’art de la cartographie. Ce jeu avec les textes est également à l’œuvre dans le second volume paru en 1992 362. Il propose au lecteur averti de véritables modes d’emploi : « Comment voyager avec un saumon », « Comment reconnaître un film porno », « Comment se garder des veuves » et des réécritures humoristiques (Le petit chaperon rouge, éléments de critique quantique). Dans ce recueil, l’auteur exploite les potentialités qui émanent de la contrainte oulipienne de l’hétéroparodie qui « a pour but et pour résultat d’élargir les dimensions d’une œuvre ou plutôt de l’inclure dans un plus vaste ensemble créateur. Les éléments parodiques agissent alors comme des références, pattes blanches et mots de passe 363 ». Ce processus est par exemple repérable dans cet extrait de ce mode d’emploi intitulé : « Comment répondre à la question comment ça va ? » : Icare : « Je me suis planté » Lucifer : « Ça va Dieu sait comment » Shéhérazade : « Je vais vous le dire en bref… » Erasme : « Follement bien » Jeanne d’Arc : « Quelle fournaise » Freud : « Et vous ? » Vivaldi : « Ça dépend des saisons 364. Ce florilège met en scène de courts syntagmes qui reposent sur l’imitation des œuvres des auteurs grâce à un processus d’allusions qui apparaissent bien, pour le lecteur, comme des énoncés humoristiques aisément identifiables. U. Eco utilise 362 ECO (U.), Il Secondo diario minimo, Bompiani, Milano, 1992. Traduit en français sous le titre Comment voyager avec un saumon. Nouveaux pastiches et postiches, Grasset, Paris, 1997. 363 Oulipo, ALP, p. 30. 364 ECO (U.), op. cit., p. 208-211. 173 également cette contrainte dans ses œuvres romanesques en insérant, dans les chapitres, des citations et allusions implicites issues d’un corpus ou d’une œuvre déterminée. Par exemple, dans Le Pendule de Foucault, il met en place un double système citationnel. En effet, l’auteur détermine dans un premier temps une liste explicite de cent-vingt citations, ainsi chaque chapitre commence par une citation placée en épigraphe. Dans un second temps, l’auteur introduit dans le roman une liste implicite de citations qui distribue les allusions dans les différents chapitres. Par exemple, dans le chapitre 14 apparaît une citation de S. Mallarmé extraite du poème « Le Cygne » et une citation de la Bible : « Abracadabra, Manel Tekel Pharès, Papè Satan Papè Satan Aleppè, le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, chaque fois qu’un poète, un prédicateur, un chef, un mage ont émis d’insignifiants borborygmes, l’humanité met des siècles à déchiffrer leur message 365 », ou encore dans le chapitre 30, on peut repérer une citation parodiée de Baudelaire : « […] toi, apocryphe lecteur, mon semblable, mon frère… 366 ». Dans ce roman, il fait intervenir la contrainte hétéroparodique à un troisième niveau, en insérant dans certains chapitres un filename, c’est-à-dire un récit d’un des protagonistes sur informatique. Chaque filename offre au lecteur une citation d’un auteur et l’imitation générique d’une œuvre. Par exemple, le premier filename intitulé « Abou », parodie le roman sentimental et introduit une autoparodie, car l’auteur se cite lui-même, en insérant dans le texte, à la fois la première phrase du prologue et de l’incipit du Nom de la rose : « Ô quelle belle matinée de fin novembre, au commencement était le verbe […] 367. » Un autre filename intitulé « l’étrange cabinet du docteur Dee » est une parodie du roman fantastique qui offre au lecteur une citation de M. Proust : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure […] 368. » Chaque filename permet donc au romancier d’imiter un genre de roman et de s’inspirer de l’œuvre d’autres auteurs. 365 366 367 368 ECO (U.), Le Pendule de Foucault, Livre de Poche, Paris, 1994, p. 135. Ibid., p. 251. Ibid., p. 37. Ibid., p. 506. 174 L’architecture du roman repose aussi sur des contraintes numériques et combinatoires fortes. Ce roman obéit à une règle numérique qui s’inspire de la Gematria kabbalistique, c’est-à-dire « le calcul de la valeur numérique des mots hébreux […] 369 » à partir des dix Séphirots 370. Dans la mystique juive, les dix Séphirots représentent les voies spirituelles qui servent d’intermédiaire entre l’Être infini et le cosmos, entre Dieu et l’homme, et correspondent aussi à des attributs moraux, divins que l’homme est appelé à faire siens, dans sa conduite religieuse et morale de chaque jour. Pour le Zohar, chaque séphirah possède un nombre et un nom qui doit conduire le futur initié vers l’ultime étape de son destin spirituel. Les dix séphirots sont « les dix degrés du monde intérieur 371 ». U. Eco utilise le schéma de l’arbre séphirotique pour structurer les dix parties de son roman : l’itinéraire du narrateur, Casaubon, et sa quête du Plan résultent donc de ce schéma. De plus, dans le roman, le nombre 120 apparaît comme un principe numérique organisateur puisque les dix parties sont subdivisées en 120 chapitres. Or ce nombre ne résulte pas du hasard, mais correspond dans le récit aux 120 ans du Plan. On retrouve aussi dans ce roman le même principe combinatoire qui distribue les séquences narratives. En effet, chaque séphirah combine trois types de séquences textuelles : la fabula tout d’abord, à travers l’énigme de la liste, le Plan, puis le filename, c’est-à-dire « des ébauches de tentatives romanesques » dans le fichier informatique de Belbo, qui constituent une mise en abyme, une narration dans la narration et qui induisent bien souvent une réflexion métaromanesque. Enfin, la séquence spirituelle, idéologique, permet à l’auteur de passer en revue le domaine mystique et celui des sciences occultes de la culture occidentale, à travers l’insertion de l’histoire des templiers, de la Kabbale, des alchimistes, des cathares, des francs-maçons, du syncrétisme brésilien ou encore des sectes. Bien évidemment, l’ordre de ces trois séquences peut être interverti 369 SCHOLEM (G.-G.) dans Les Grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1950, p. 114. 370 Cf. annexes, p. 602. 371 SCHOLEM (G.-G.), op. cit., p. 230. 175 selon les Séphirots. Le schéma formel des romans d’U. Eco découle donc de règles numériques et combinatoires complexes qui assurent à l’œuvre son intelligibilité. Dans l’Apostille au Nom de la rose, U. Eco revendique d’ailleurs la nécessité de règles, de structures contraignantes pour l’œuvre romanesque : « Il faut se créer des contraintes pour inventer en toute liberté […] Pour la narrativité, la contrainte est donnée par le monde sous-jacent […] mais il faut que ce monde, purement possible et irréaliste, existe selon des structures définies au départ 372. » Les romans d’U. Eco semblent donc être construits non pas au gré de l’inspiration, mais selon des contraintes précises relevant de schémas parfaitement réglés. Concernant Le Nom de la rose, la contrainte hétéroparodique prend une ampleur particulière, au début du roman, à travers l’épisode du cheval Brunel, qui permet à U. Eco d’imiter la scène du cheval dans Zadig de Voltaire. Comme Zadig, Guillaume de Baskerville, sans avoir vu le cheval, va révéler au cellérier du monastère le chemin que l’animal a emprunté et ses caractéristiques. Si l’on compare les deux textes, on ne peut être que frappé par la similitude de l’ordre du récit, c’est-à-dire tout d’abord par la description du cheval, puis le raisonnement qui, par déduction, a permis d’identifier la bête sans l’avoir vue. Le texte d’U. Eco respecte le même ordre que celui de Voltaire. En outre, certains éléments lexicaux à peu près identiques nous permettent de déceler l’imitation. Ainsi pour le personnage d’U. Eco, le cheval est « le cheval préféré de l’Abbé, le meilleur galopeur de votre écurie, avec sa robe noire, ses cinq pieds de haut, sa queue somptueuse, son sabot petit et rond mais au galop très régulier; tête menue, oreilles étroites mais grands yeux 373 ». Cette description s’inspire fortement de celle que fait Zadig du cheval du roi : « C’est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi 372 ECO (U.), L’Apostille au Nom de la rose, Livre de Poche, 1988, p. 30. 373 ECO (U.), Le Nom de la rose, Paris, Livre de Poche, 1986, p. 29. 176 de long […] 374. » On peut également noter que les deux personnages utilisent les mêmes indices de déduction : « les empreintes des sabots, les branches des arbres ». L’hétéroparodie est une contrainte stylistique qui offre à U. Eco la possibilité de jouer sur l’intertextualité 375 et d’instaurer un nouveau rapport avec le lecteur, puisque celui-ci, pour interpréter les signaux scripturaux du texte, doit faire appel à sa compétence encyclopédique, à sa culture littéraire. La réécriture, l’hétéroparodie provoque donc une sorte de reconnaissance, de complicité entre le scripteur et le lecteur, si celui-ci parvient à identifier, à saisir ce système d’instructions orientées. Mais cet auteur utilise d’autres contraintes pour l’élaboration de ses sommes romanesques et notamment des prescriptions textuelles contraignantes qui portent sur les règles numériques et combinatoires, et qui permettent d’ordonner l’agencement des éléments structurels et narratifs. Ce goût de l’organisation formelle est particulièrement présent dans Le Nom de la rose, dont l’architecture résulte d’une contrainte numérique, celle des sept trompettes de l’Apocalypse de Jean. U. Eco, en effet, semble s’être donné comme contrainte de départ de structurer son récit à partir du chiffre sept. Ainsi, son roman s’articule en sept journées. Les sept trompettes de l’Apocalypse interviennent afin de régler les passages de la diégèse, son trajet de crime en crime. On peut noter la récurrence du chiffre sept à travers la succession des sept morts : Adelme d’Otrante, Venantius de Salvemec, Bérenger d’Arunde, l’herboriste Séverin, le bibliothécaire Malachie, l’abbé Abon et Jorge de Burgos. Cette succession s’organise en corrélation avec le texte apocalyptique, car les modalités diversifiées des meurtres sont créées selon la série des châtiments annoncés par les sept trompettes. Par exemple, Venantius, le deuxième moine retrouvé mort, « la tête la première dans le vase de sang 376 » de la porcherie a une fin similaire à celle que développe la deuxième trompette de l’Apocalypse de Jean : « Le deuxième ange fit sonner sa trompette : on eût dit qu’une grande montagne 374 VOLTAIRE, Zadig, Paris, Folio-Gallimard, 1984, p. 14. 375 L’intertextualité ne porte pas que sur le texte de Voltaire mais aussi sur les topoï contenus dans les descriptions d’un « bon cheval » au Moyen-Âge. 376 ECO (U.), Le Nom de la rose, Livre de Poche, 1986, p. 115. 177 embrasée était précipitée dans la mer. Le tiers de la mer devint du sang. Le tiers des créatures vivant dans la mer périt 377. » On peut voir encore une analogie entre la mort de Jorge empoisonné par les pages du livre qu’il avala, et ce passage de l’Apocalypse juste avant la septième trompette : « Je pris le petit livre de la main de l’ange et le mangeai. Dans ma bouche il avait la couleur du miel. Mais quand je l’eus mangé, mes entrailles en devinrent amères 378. » La corrélation avec le texte apocalyptique permet aussi à U. Eco d’organiser le plan du labyrinthe de la bibliothèque 379 étant donné que la compréhension passe par la découverte d’un jeu textuel opéré sur l’Apocalypse. Sur chaque cartouche des différentes portes est gravé un verset en latin extrait de l’Apocalypse, Guillaume de Baskerville comprendra que ces citations ne valent que par leurs initiales assemblées en acrostiche qui constituent des noms de lieux réglant la distribution des volumes par leur origine géographique : Au septentrion nous trouvâmes ANGLIA et GERMANI, qui le long du mur occidental se rattachaient à GALLIA, pour ensuite engendrer à l’extrême occident HIBERNIA et vers le mur méridional ROMA (paradis de classiques latins!) et YSPANIA. Puis venaient au midi les LEONES, l’AEGYPTUS qui vers l’orient devenaient IUDAEA et FONS ADAE. Entre orient et septentrion, le long du mur, ACAIA, une bonne synecdoque, selon l’expression de Guillaume, pour indiquer la Grèce, et de fait dans ces quatre pièces il y avait une grande abondance de poètes et philosophes de l’antiquité païenne 380. La clé du labyrinthe résulte donc de la capacité du personnage à combiner les versets apocalyptiques. Il est intéressant d’analyser également dans ce roman, le jeu combinatoire qui régule l’organisation des journées. En effet, si l’on compare l’organisation interne des sept journées, on peut voit apparaître la combinaison récurrente de trois séquences textuelles différentes : la fabula, tout d’abord, c’està-dire « le schéma fondamental de la narration, la logique des actions et la syntaxe des personnages, le cours des événements ordonné temporellement 381 », le niveau 377 L’Apocalypse selon Saint Jean dans La Bible, le Nouveau Testament, éd. Livre de Poche, 1990, p. 409. 378 Ibid., p. 411. 379 Cf. annexes, p. 603. 380 ECO (U.), Le Nom de la rose, Livre de Poche, 1986, p. 346. 381 ECO (U.), Lector in fabula, Paris, Livre de Poche, 1987, p. 130. 178 de l’intrigue policière, puis le motif apocalyptique, et enfin la réflexion théologique qui oppose franciscains et bénédictins et qui permet à l’auteur d’insérer dans le roman le champ de l’idéologie médiévale. L’ordre de ces trois séquences peut être interverti selon les journées mais demeure prédominant. Par exemple, si l’on étudie l’organisation de la cinquième journée, on remarque que la première séquence renvoie à la donnée idéologique (Prime : Où a lieu une fraternelle discussion sur la pauvreté de Jésus), la deuxième à la fabula avec le meurtre de Séverin, et la troisième au motif apocalyptique avec le sermon de Jorge sur la venue de l’Antéchrist. En ce sens, on estimera donc que les romans d’U. Eco reposent sur un art poétique régi par la contrainte, art qu’on peut rattacher à l’émergence de cette nouvelle littérature privilégiant les constructions textuelles hyperconstruites. 179 CONCLUSION En conclusion, l’exploration du champ littéraire nous a permis de dresser un bref état des lieux des nouvelles sciences (cybernétique, mathématiques, linguistique…) à partir des années 20. On a pu alors noter le souci des chercheurs, dans toutes ces disciplines, de se doter d’une approche logique et systématique démultipliant un même réseau conceptuel qui s’articule autour des notions de formes, de structure, de combinatoire et de contraintes. De cette première approche, nous avons tenté d’explorer l’hypothèse émise concernant cette relation interactive entre la théorie issue d’un vaste champ scientifique et les fondements de la poétique oulipienne qui a sélectionné, puis après intégrations et maturation, réexploité d’un point de vue créatif et littéraire certains outils théoriques. De la même façon, cette étude nous a permis de mettre en lumière le rapport d’interpénétration existant entre quelques disciplines théoriques (structuralisme, narratologie, sémiotique…) et la pratique artistique oulipienne. En fait, malgré leur défiance vis-à-vis de tout dogmatisme concernant le langage, les oulipiens ne peuvent nier l’impact de ces poétiques sur leurs activités à l’intérieur d’un contexte historique spécifique. En ce sens, à travers ce panorama visant à restituer l’état du champ théorique et critique contemporain, il nous a semblé essentiel de reconstituer à partir d’une sélection chronologique et disciplinaire centrée sur les sciences humaines, le milieu culturel pouvant expliquer l’émergence de l’Oulipo dans le champ littéraire du XXe siècle. Après avoir tenté de saisir les conditions propices à la naissance de l’Ouvroir, il nous a semblé opportun de considérer ce groupe comme une entité spécifique qui s’inscrit dans des engagements et des conditions socio-culturelles particulières, tout en nous interrogeant sur son statut d’avant-garde. Concernant le champ littéraire, nous avons montré que l’Oulipo doit être perçu comme une institution littéraire protéiforme, paradoxale, qui a subi au cours de sa gestation, de par son histoire, sa structure et son fonctionnement, de multiples phases 180 structurantes. Nous avons ici essayé d’identifier la nature de cette identité à partir des travaux de la sociologie du champ grâce aux analyses d’A. Viala, de J. Dubois et de P. Bourdieu. Cette approche nous a donné la possibilité de mettre au clair les stratégies de positionnement identifiables à l’intérieur de cet espace de concurrence, grâce à une analyse comparative consacrée aux forces littéraires agissantes dans le champ dès 1960. Même si certains critiques peuvent percevoir des analogies entre l’Ouvroir et les mouvements avant-gardistes cités (Surréalisme, Tel Quel), nous nous sommes appuyés sur cette typologie définitoire pour montrer au contraire ce qui distingue les groupes et ce qui fait l’originalité de l’Ouvroir dans cette postulation inédite de non avant-garde au XXe siècle. Si l’on reprend à présent l’évolution de cette « société secrète » initiale, on a pu isoler différentes périodes qui correspondent à des stades évolutifs (consolidation, mutation, expansion, consécration) faisant passer l’Ouvroir de Littérature Potentielle de l’anonymat au rang d’institution littéraire. Dans ces conditions, grâce à cette analyse globale, on perçoit mieux l’extraordinaire vitalité oulipienne qui a engendré diverses structures connexes, diverses branches constituées par l’ALAMO, l’Oplepo et tous les Ou-x-po. Il reste à signaler que cette institution apparaît bien comme une institution hybride qui repose sur un système de valeurs polysystémique qui associe littérature et mathématiques. On peut reprendre ici, la conception dialogique des auteurs oulipiens qui leur permet de faire de la littérature une matrice plurielle, une sorte de machine booléenne, graphique ou algorithmique. Cette postulation particulière doit être perçue non pas comme une tentative subversive, mais comme la possibilité de lutter contre le postulat stéréotypé de l’incompatibilité sciences-littérature. En outre, ce dialogisme oulipien se manifeste sous la forme d’une double orientation poétique correspondant à deux axes de recherche privilégiés, la tendance analytique, qui ancre les expérimentations du groupe dans la tradition à travers un redéploiement de certaines procédures langagières (contraintes alphabétiques, combinatoires, lipophoniques…) et la tendance synthétique qui soumet le lecteur à une réflexion 181 ludique autour de la création de nouvelles contraintes prenant appui sur toutes sortes de manipulations (lexicales, syntaxiques, sémantiques…). Après avoir proposé une approche institutionnelle et globalisante de l’Oulipo, nous avons souhaité analyser l’impact de ce groupe sur l’émergence d’une nouvelle modernité, post-oulipienne, celle des littératures à contraintes. Il nous a en effet semblé pertinent de mettre en parallèle le cheminement de l’Ouvroir dans sa phase d’accession à la « reconnaissance » de l’establishment littéraire et la littérature à contraintes, en nous servant de différents outils paramétriques qui permettent de mesurer cette phase de consécration oulipienne et d’analyser la pérennité du groupe avec la prolifération dans le champ littéraire actuel des littératures à contraintes. Pour mieux cerner cette nouvelle tendance, nous sommes passés d’abord par une nécessaire phase de contextualisation qui peut expliquer cette émergence. Puis, nous avons essayé de montrer l’impact d’une nouvelle revue consacrée aux littératures à contraintes et le rôle essentiel qu’elle a joué dès 1997 dans l’apparition de cette nouvelle modernité. Enfin pour rendre compte de cette réalité polymorphe naissante, on a choisi d’établir une sorte de panorama générique qui nous a permis de mettre en scène une pluralité d’écritures à contraintes. Ainsi, nous avons centré nos investigations sur l’exploration de différents parcours poétique oulipiens et hyperconstruits particulièrement originaux, novateurs ou surprenants. Si l’on reprend à présent les écritures à contraintes romanesques, on a pu remarquer que les parcours créatifs proposés reposent sur ce même souci d’innovation, tout en proposant une gamme encore plus complexe et étendue de contraintes. On a pu enfin constater que l’Oulipo a instauré dans le champ une nouvelle esthétique à travers une pratique spécifique de la littérature qui préconise l’utilisation de règles et de structures, mais qui de toute façon pré-existait à l’Ouvroir, comme en témoigne G. Perec : […] la contrainte est ce qui permet la liberté, la liberté est ce qui surgit de la contrainte. Certains systèmes peuvent apparaître davantage tournés du côté de la contrainte (par exemple : le sonnet, le roman par lettres, la fugue, la statue équestre) d’autres comme davantage du côté de la liberté (par exemple “l’œuvre”, qu’elle soit récit, poème, toile, opus, numéro de catalogue, etc.) mais cette distinction est artificielle : n’importe quel 182 morceau de littérature passe par un ensemble de contraintes lexicales, syntaxiques, rhétoriques et crypto-rhétoriques […] 382. La contrainte apparaît donc comme un principe fondamental des poétiques oulipienne et post-oulipienne qui retravaillent toutes les formes littéraires, car comme l’affirme J. Lahougue : « […] la modernité ne consiste plus à dynamiter les pratiques anciennes en vertu d’un droit imprescriptible à la nouveauté, mais à les investir en connaissance de cause et jusqu’aux plus convenues d’entre elles, de fonctions qui les excèdent 383. » L’écriture sous contraintes se joue de la tradition tout en renouvelant les principes constitutifs du texte poétique ou romanesque. Ainsi, en soumettant, comme ont pu le faire certains critiques 384, ces écritures aux catégorisations issues de la rhétorique antique, on a pu remarquer que la littérature oulipienne et à contraintes relève bien d’une rhétorique de l’inventio et de la dispositio qui tend à privilégier la recherche du nouveau (la contrainte) à partir du surgissement de processus anciens (la règle) et de l’ordonnancement structurel (la structure). Cependant, comme nous l’avons démontré à travers les parcours poétiques oulipiens et hyperconstruits, on peut également considérer que ces pratiques sont analysables par le biais de l’elocutio qui détermine le choix des mots et règle l’organisation de la syntaxe et des figures. Par exemple, les collocations ou les poèmes oscillatoires de M. Métail peuvent être étudiés à partir de cette catégorie opérante. De la même manière, le traitement oulipien que J. Roubaud et M. Bénabou font subir à l’alexandrin découle cette fois d’une rhétorique de la memoria. Si l’on se réfère au postulat de J. Roubaud concernant la poésie en tant que de forme-mémoire fabriquée par le vers et le rythme, on peut noter que M. Bénabou s’est associé au théoricien pour réactiver les potentialités mémoriales qui découlent de l’alexandrin. Pour cela, les deux auteurs ont créé une contrainte de type métrique basée sur une greffe d’hémistiche génératrice d’alexandrins nou- 382 PEREC (G.), Le magazine littéraire, déc. 1993, n° 316, p. 58. 383 LAHOUGUE (J.), Écriverons et liserons en vingt lettres, Champ Vallon, Paris, 1998, p. 224. 384 REGGIANI (C.), La Rhétorique de l’invention de R. Roussel à l’Oulipo, thèse, université de Paris IV, 1997. 183 veaux après un procédé de dislocation du vers et de recomposition. En effet, ayant dressé tout d’abord, une sorte de cahier des charges à valeur citationnelle, qui regroupe « après effet de mémoire » 260 alexandrins, issus de plusieurs genres (poésie, théâtre…) et de nombreux auteurs de la Renaissance au XXe siècle (P. Ronsard, J. de La Fontaine, A. de Musset, C. Baudelaire, G. Apollinaire…), M. Bénabou et J. Roubaud ont ensuite fait le choix de « disloquer pour de bon ce grand niais d’alexandrin, de briser sa forme figée 385 » en soumettant « Alexandre au greffoir ». La contrainte métrique ordonne l’agencement de multiples monostiques : « La chair est triste, hélas, et les savants austères » qui associent comme ici par exemple un premier hémistiche appartenant à S. Mallarmé, et un deuxième issu du poème « Les Chats » de C. Baudelaire. Mais les auteurs n’en restent pas à ce premier niveau et proposent tout une gradation de la contrainte, à travers de nombreux distiques ou réécritures à formes fixes telles que le sonnet « Les Aveugles 386 » de C. Baudelaire par exemple qui mêle les vers de A. Rimbaud, de V. Hugo, de S. Mallarmé ou encore de J. Du Bellay. L’objectif de cette contrainte, à la fois métrique et combinatoire, est de réactiver la poésiemémoire en proposant au lecteur par le biais de la tradition et du rythme, une mosaïque poétique évocatoire. La littérature à contraintes ne repose donc pas uniquement sur la rhétorique de l’invention, mais sur le tissage, le métissage des multiples catégories qui découlent du système rhétorique et qui incluent une combinatoire potentiellement infinie de contraintes. 385 BÉNABOU (M.), « Alexandre au greffoir », La Bibliothèque Oulipienne, Paris, Ramsay, 1987, vol. II, p. 203-234. 386 Id. 184 DEUXIÈME PARTIE APPROCHE DE SEMIOTIQUE COMPARÉE ÉTUDE DE DEUX ROMANS OULIPIENS Il s’agira dans cette deuxième partie de s’interroger sur un corpus de deux œuvres romanesques oulipiennes qui affichent une écriture particulièrement contraignante et réflexive. Nous avons ainsi choisi le roman d’I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur (1981) et celui de J. Roubaud, La Belle Hortense (1985), premier tome issu de la trilogie des Hortenses. Notre étude portera sur ces deux « créations créantes » qui apparaissent bien comme de véritables hyperromans qui exhibent les rouages, les mécanismes de la machinerie littérature. Notre démarche propose de réfléchir au statut spécifique des contraintes romanesques oulipiennes (types, fonctionnement, effets…) à travers ce corpus. Ayant constaté des similitudes entre ces deux objets d’analyse, tant au niveau de la formalisation de la manière romanesque qu’au niveau du processus autoréflexif, on peut donc légitimement tenter de cerner ces écritures sous contraintes particulières, à la fois écritures d’une aventure et aventures d’une écriture. Notre intention est de procéder à l’étude approfondie de ces deux œuvres grâce à une approche sémiotique qui puisse rendre compte de la complexité de l’art romanesque oulipien. Il va sans dire que pour cela, nous aurons recours à de nombreuses catégorisations et outils méthodologiques issus de la narratologie qui nous permettront de mieux conceptualiser ces deux matrices narratives polycentriques qui se jouent des codes et des signes à un double niveau (scriptural / lectoral). Nous nous demanderons également si La Belle Hortense et Si par une nuit d’hiver un voyageur peuvent être considérés comme des tentatives extrêmes et parfaitement élaborées de fictionnalités ou comme des romans qui induisent un effet de non-fiction. Cette réflexion nous renverra ainsi à l’exploration de la notion de métatextualité et au genre de la métafiction à travers la perspective 186 oulipienne. Concernant les deux œuvres sélectionnées, notre démarche aura donc comme objet d’articuler différents axes d’étude transversaux qui visent à identifier les multiples contraintes romanesques oulipiennes qui sous-tendent tous les niveaux d’actualisation du code herméneutique calvinien et roubaldien. Pour cela, nous explorerons le tissu romanesque à travers une analyse interne qui privilégiera l’examen de la fiction, c’est-à-dire l’univers mis en scène par le texte (l’histoire, le cadre spatio-temporel, les personnages…), puis l’organisation de cette mise en scène à travers la narration qui va nous renvoyer aux choix techniques et créatifs des deux auteurs sur différents plans (traitement de l’instance narrative, rythme du récit…) et enfin à la mise en texte, c’est-à-dire les contraintes stylistiques, rhétoriques, syntaxiques ou lexicales identifiables dans les deux romans. À l’instar d’Y. Reuter, nous pensons qu’il s’agit d’une opération « méthodologiquement nécessaire si l’on ne veut pas tout traiter en même temps et si l’on veut appréhender des catégories de choix réalisés et des problèmes de construction textuelle 1 ». Ainsi, nous nous attacherons à mettre en relief les stratégies scripturales à contraintes proposées en déterminant leurs modalités, du point de vue de la macrostructure (contraintes formelles, combinatoires…) et du point de vue de la microstructure (contraintes génériques, stylistiques…). Dans un premier temps, nous allons procéder à l’examen de la superstructure calvinienne et roubaldienne en nous intéressant à l’organisation labyrinthique de ces œuvres, puis aux contraintes génériques et stylistiques qui conditionnent la problématique du rapport à la tradition littéraire, et enfin aux processus spéculaires qui en découlent. 1 REUTER (Y.), Introduction à l’analyse du roman, Nathan, Paris, 2000, p. 14. 187 I Structuration labyrinthique : l’hyperstructure calvinienne et roubaldienne Membre de l’Oulipo depuis 1967, I. Calvino, a toujours, de par ses créations et ses écrits théoriques, revendiqué l’importance et la nécessité des règles dans l’élaboration romanesque, niant par la même le postulat d’inspiration « descendu de je ne sais quel auteur ou jaillissant de je ne sais quelle profondeur 2 ». Pour l’auteur, la littérature relève avant tout d’une tentative régulée : « C’est une patiente série de tentatives pour faire tenir un mot derrière l’autre en suivant certaines règles définies ou, plus souvent, des règles non définies ni définissables, mais qu’on peut extrapoler d’une série d’exemples, ou encore des règles qu’on s’invente pour l’occasion, c’est-à-dire dérivées d’autres règles suivies par d’autres écrivains 3. » Ce recours aux règles est récurrent dans ses écrits théoriques, il se livre par exemple à une véritable apologie de la contrainte et de ses pouvoirs en 1984 lors d’une conférence à Harvard portant sur une analyse de La Vie mode d’emploi de G. Perec : Pour échapper à l’arbitraire de l’existence, Perec éprouve le même besoin que son héros de s’imposer des contraintes rigoureuses (fussent-elles à leur tour arbitraires). Le miracle, c’est qu’une telle poétique, dont on pourrait dénoncer le caractère artificiel et mécanique, aboutit à une liberté d’invention inépuisable […]. Je voudrais souligner encore qu’en construisant le roman sur des règles fixes, des contraintes, Perec, loin d’étouffer la liberté du récit, lui offrait un stimulant 4. Ce souci de la contrainte dans le travail littéraire chez I. Calvino, doit être rapproché de son goût pour les formes géométriques, pour l’exactitude qui se manifeste dans les structurations numériques, la combinatoire, les schémas. Cette éthique de la contrainte s’accompagne d’une recherche exacerbée de l’exactitude inhérente à la « revalorisation des procédures logico-géométrico-métaphysiques ». 2 3 4 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 14. Ibid., p. 15. CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 193. 188 Dès 1965, il avouait : « Je suis plus que jamais pour une littérature qui tende vers l’abstraction géométrique, vers la composition de mécanismes qui fonctionnent tout seuls, anonymes autant que possible. Et tout ce qui est existentiel, expressionniste, “plein de vie”, tout cela me semble lointain 5. » Cet intérêt pour les structures géométriques doit être associé au motif du labyrinthe qui problématise à la fois la relation de l’auteur au monde et la création littéraire. En effet, le labyrinthe, plus qu’un motif, devient pour I. Calvino, un concept opératoire qui modélise la matière narrative. En 1962, paraît un article d’I. Calvino consacré à « La sfida al labirinto 6 » sur le nouveau roman français, dans lequel il propose une analyse plus fine du livre d’A. Robbe-Grillet Dans le Labyrinthe. Il analyse cette littérature labyrinthique qui correspond selon lui à trois tendances de la littérature contemporaine : […] à autant de filons de la littérature contemporaine qui tendent tous vers une summa des modalités cognitives et expressives, et qui peuvent se manifester mêlées et combinées de manière extrêmement diversifiée. Il y a le filon néo-rabelaisien-gothico-baroque foisonnant (qui comprend Queneau et Gadda mais se prolonge jusqu’à Nabokov et Günter Grass). Ce filon se greffe au filon encyclopédico-intellectuel foisonnant (la tentation du roman global pro-essayiste sera de plus en plus forte ; Musil est arrivé jusqu’à nous avec tout un attirail culturel d’une autre époque et cependant, il est arrivé quand même au bon moment pour l’ambition qui est la sienne). Ce deuxième filon se greffe à son tour dans le pastiche « stravinskien » qui est également géométrisant mais seulement dans les lignes internes de la composition. En effet, ces matériaux fantastiques sont puisés dans la culture littéraire (comme chez Borges, qui s’efforce de créer une image non mystique de l’univers même si elle est empruntée à des théologiens ou à des visionnaires; ou bien encore comme chez Brecht qui donne vie à des personnages en costume d’époque afin de représenter le mécanisme moral de notre société contemporaine sans être distrait par le spectacle de signes extérieurs) 7. 5 6 7 CALVINO (I.), I libri degli altri, Einaudi, Torino, 1991, p. 523. Traduction personnelle de l’extrait suivant, l’ouvrage n’ayant pas été traduit : « Vorrei dirLe di più , ma forse non sono il lettore adatto, almeno in questo momento. Sono più che mai per una letteratura che tenda all’astrazione geometrica, alla composizione di meccanismi che si muovano da soli, il più possibile anonimi. E tutto ciò che è esistenziale, espressionistico, « caldo di vita » lo sento molto lontano. » CALVINO (I.) « La sfida al labirinto », Una pietra sopra, Einaudi, Torino, 1980, p. 99-117. Ibid., p. 115. Traduction personnelle du texte italien : « il filone neorabelaisiano-babelicogoticobarocco (che comprende Queneau e Gadda ma arriva fino a Nabokov e Günter Grass) si innesta in quello babelico-enciclopedico-intellettuale (la tentazione del romanzo globale, pan-saggistico si farà certo sempre più forte ; Musil è arrivato a noi oggi con l’armamentario culturale di un’altra epoca, ma nel momento giusto per l’ambizione che lo muove), e questo nel pastiche « stravinskiano », geometrizzante anch’esso ma solo nelle linee interne della 189 En somme, ces récits mettent en scène le refus d’une représentation mimétique associée à des mécanismes romanesques qui distribuent des énigmes défiant le lecteur par le biais des emboîtements labyrinthiques (labyrinthe spatial, temporel, structurel…), étant donné que « le labyrinthe est fait pour qu’on s’y perde et qu’on y erre. Mais il est aussi un défi au visiteur, pour que celui-ci en reconstruise le plan et en détruise le pouvoir 8 ». Le labyrinthe se présente dans le récit calvinien comme une structure topologique contraignante qui permet de régler les potentialités narratives et comme une structure métaphysique qui articule les représentations du monde créées par la littérature. Ainsi, dans Le Château des destins croisés, les cartes de tarot enchevêtrent les histoires de vie, tandis que dans les Villes invisibles les descriptions des cités imaginaires voulues par l’empereur Kublaï Khan entrecroisent les mondes possibles. I. Calvino considère le roman comme une machinerie à structuration labyrinthique qui défie le lecteur à la recherche du plan, et plus encore comme un immense réseau qui s’incarne, selon lui, dans : « une œuvre qui nous permette d’échapper à la perspective limitée d’un moi individuel, non seulement pour accéder à d’autres moi semblables au nôtre, mais pour donner parole à ceux qui ne parlent pas; l’oiseau posé sur la gouttière, l’arbre au printemps et l’arbre en automne, la pierre, le béton, le plastique… 9 ». Le roman calvinien apparaît bien comme un entrelacs polysystémique particulièrement codé qui postule un art des contraintes. 8 9 composizione, mentre i materiali fantastici sono tratti dalla cultura letteraria (come Borges che cerca di comporre una immagine dell’universo non mistica anche se desunta da teologi e visionari ; o come Brecht che muove delle maschere in costume per mostrare il meccanismo morale della società contemporanea senz’essere distratto dalla rappresentazione degli aspetti esteriori) » ENZENSBERGER (H.-M.), « Structures topologiques dans la littérature moderne », Sur, n° 300, 1966, p. 14-19. CALVINO (I.), La Machine Littérature, Gallimard, Paris, 1989, p. 193. 190 A) Contraintes formelles et combinatoires Pour nos auteurs oulipiens, la littérature s’assimile à un processus opératoire qui expérimente des permutations existentielles et limitées. Dans le contexte des années 60, I. Calvino a activement souscrit aux travaux théoriques de l’école structurale qui ont complété ses propres recherches entamées dans les années 50 sur la combinatoire des situations mises en œuvre dans le conte populaire italien. Il rend compte de cette expérience et de l’apport de la linguistique structurale concernant la stratégie narrative, dans l’article intitulé « Cybernétique et fantasme 10 ». À partir de ses lectures des formalistes russes, de V. Propp et de A.J. Greimas, il appréhende l’œuvre littéraire en superposant le niveau des inventions de situations et de caractères, et le niveau des contraintes narratives, afin d’en exploiter toutes les potentialités grâce à l’ars combinatoria. Ainsi, la fiction calvinienne, et plus particulièrement Si par une nuit d’hiver un voyageur va trouver dans la théorisation greimasienne un cadrage logico-sémantique transférable, après appropriation dans le champ littéraire. Nous allons donc voir comment I. Calvino s’est servi du schéma actantiel et du carré sémiotique, outre d’autres contraintes oulipiennes, pour la construction de son roman. En d’autres termes, comment les outils issus du champ linguistique lui permettent d’ordonnancer, de distribuer les contraintes formelles et combinatoires de la matière romanesque. Comment peut-on passer d’un modèle d’analyse à un modèle de création ? Puis, nous nous attarderons sur les contraintes formelles et combinatoires à l’œuvre dans la fiction roubaldienne et plus particulièrement sur l’insertion, non plus d’un outillage de type linguistique pour agencer le tissu romanesque, mais d’un schéma poético-formel qui relève d’un motif géométrique (la sextine). Cette analyse nous permettra aussi d’explorer le rôle des contraintes 10 Ibid., p. 7-23. 191 numériques dans le roman et leurs effets diégètiques afin de mieux percevoir la structuration labyrinthique oulipienne. 1) Le modèle actantiel Le développement de la problématique des modalités narratives prend un nouveau tournant en 1966 avec la parution de la Sémantique structurale de A.-J. Greimas qui recentre les recherches sur les structures transphrastiques et les enchaînements narratifs. Après un remaniement des propositions théoriques de V. Propp, il élabore un schéma plus restrictif des sphères d’action à travers le modèle actantiel et aboutit, après avoir regroupé les fonctions, à une nouvelle structure élémentaire de la signification (le carré sémiotique). Ainsi, partant du postulat qu’ « un nombre restreint de termes actantiels suffit à rendre compte de l’organisation d’un micro-univers 11 », le linguiste propose un modèle à six pôles qui articule trois types de relations. Les actants apparaissent comme des « rôles grammaticaux » correspondant aux personnages d’un récit par rapport à leur rôle narratif (fonction, sphère d’action) et par rapport aux relations qu’ils entretiennent entre eux, comme le montre le schéma suivant : Axe de la communication Destinateur Objet Lectrice Livre Destinataire Axe du désir Axe du désir Adjuvant Sujet Opposant Lecteur Axe du pouvoir 11 GREIMAS (A.-J.), Sémantique structurale, PUF, Paris, 1966, p. 176. 192 Si l’on s’attarde sur la macrostructure de Si par une nuit d’hiver un voyageur, on remarque que le parcours narratif se réalise bien à partir de ce schéma, étant donné que le lecteur (sujet) est contraint par la lectrice (destinateur) à la recherche du roman interrompu (objet) et que celui-ci devra faire face à de multiples opposants (l’écrivain Silas Flannery, H. Marana…) afin de réaliser sa quête, tout en étant aidé dans son périple, par un certain nombre d’adjuvants (Dottore Cavedagna, l’éditeur, Lotaria…). On constate également que le développement du modèle actantiel dans la fiction calvinienne tend à s’effectuer grâce à une triple relation. En effet, il semble que le parcours romanesque, de la situation initiale à la situation finale, se déroule à partir de la quête du lecteur à la recherche du livre commencé qui actualise l’axe du désir. Sur le plan pragmatique, cette quête du livre suscite un déplacement physique (chez le libraire, chapitre II, à la Faculté, chapitre III, voyage en Ircanie, chapitre X…) ainsi que des actions de la part du lecteur (rencontre avec l’éditeur, l’écrivain…) qui va être contraint de suivre un véritable parcours initiatique rempli d’obstacles pour arriver à se procurer l’objet qui a lui-même une double valeur : le roman et le moyen de se rapprocher de la lectrice. La quête du lecteur se doublera très rapidement à mi-parcours d’une quête amoureuse car celui-ci tentera également de retrouver le faussaire à l’origine de cette mystification littéraire et qui actualise la figure du rival amoureux. Le lecteur sera alors confronté à d’autres désirs sous-jacents : à cet endroit, trois désirs simultanés se disputent en toi. Tu serais prêt à partir immédiatement, à franchir l’Océan, à explorer le continent qu’illumine la Croix du Sud jusqu’à ce que tu aies retrouvé l’ultime cachette d’Hermès Marana : afin de lui arracher la vérité ou du moins obtenir de lui la suite des romans interrompus. En même temps, tu voudrais demander à Cavedana s’il peut te faire lire tout de suite Dans le réseau de lignes entrelacées du pseudo-(ou authentique) Flannery : ce pourrait bien être la même chose que Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres de l’authentique (ou pseudo-?) Vandervelde. Avec ça, tu n’as qu’une hâte, c’est de courir au café où tu as rendez-vous avec Ludmilla, pour lui rapporter les résultats confus de ton enquête et pour convaincre, en la voyant, qu’il 193 ne peut rien avoir de commun entre elle et les lectrices rencontrées à travers le monde par le traducteur mythomane 12. Durant la phase initiale du roman, le lecteur (S1) est disjoint (V) de l’objet (O), mais tentera au terme de sa quête, par le biais d’une succession d’états et de transformations (énoncé de faire), d’être conjoint (Λ) avec le livre. La relation entre le sujet-lecteur et l’objet-livre prend forme à travers un double énoncé narratif, étant donné que le début du roman met en place un énoncé d’état conjonctif (le lecteur est en relation de conjonction avec le livre d’I. Calvino qu’il croit commencer = SΛO) et un énoncé d’état disjonctif (le lecteur est séparé de la suite du roman de Calvino par une erreur de brochage qui a mélangé Si par une nuit d’hiver un voyageur à un roman policier = SVO). Cette situation implique une évolution qui nécessite l’intervention du sujet et modalise un énoncé de faire (réclamation du lecteur chez le libraire et échange du livre) visant à transformer l’état initial de disjonction (perte du livre). À cet axe du désir qui établit la relation entre le sujet et l’objet (chapitres I et II), se superpose l’axe de la communication (chapitre II), qui, quant à lui, polarise sous forme d’énoncé narratif, la relation entre le destinateur et le destinataire. On peut penser que dans le roman d’I. Calvino, le destinateur est bien la lectrice qui, en tant que sujet d’état, se trouve comme le lecteur, conjointe avec le livre (première lecture), puis disjointe (erreur de brochage), mais désireuse de cet objet, puisqu’il s’agit justement du genre de roman qui lui plaît. Ainsi, l’objet devient « le début d’une possible histoire » entre le lecteur et la lectrice, et plus encore comme le souligne l’auteur : « un instrument, un moyen de communication 13 ». La lectrice, Ludmilla, communique au destinataire l’objet sur le plan cognitif en lui fournissant du « savoir » sur le livre : « Je connais un professeur qui enseigne la littérature cimmérienne à l’Université. Nous pourrions 12 13 CALVINO (I.), SPN, p. 142. Ibid., p. 36. 194 le consulter 14 », et du « devoir » (rendez-vous fixé), ayant pour objectif de mettre en mouvement le « vouloir » du lecteur. Mais Ludmilla n’apparaît pas véritablement comme un sujet manipulateur. Certes, elle provoque l’action du destinataire, mais celui-ci en tant que sujet opérateur, participe volontiers à cette quête motivée par les attraits de la lectrice. Par contre, on peut dire que Ludmilla remplit parfaitement le rôle du sujet judicateur, puisqu’elle incarne bien le système axiologique en jeu dans le roman en distillant dans l’univers sémantique du récit les valeurs relatives aux dix incipit romanesques ; elle peut donc par là même juger l’action menée par le lecteur. Enfin, l’ultime relation qui peut empêcher les précédentes se situe sur l’axe du pouvoir, qui structure les liens entretenus par l’adjuvant et l’opposant. En effet, l’adjuvant doit assister le sujet dans sa quête en l’aidant à atteindre son objet, tandis que l’opposant tente de contrarier ses actions. À travers ce tableau, nous allons essayer de rendre compte des opposants et des adjuvants du lecteur dans le roman : 14 Opposants Adjuvants 1) Le traducteur faussaire : H. Marana prônant une littérature apocryphe faite de fausses attributions, d’imitations, de contrefaçons et pastiches. - Le rival invisible du lecteur : chapitre VII. - Le fondateur de l’Organisation du Pouvoir Apocryphe (APO) qui orchestre la confusion dans le les livres (chapitre VI). - Objectif : reconquérir la lectrice en lui montrant que « derrière la page écrite, il y a le néant ». 1) Le professeur Uzzi-Tuzzii : aide le lecteur à retrouver la suite de En s’éloignant de Malbork (chapitre III) 2) L’écrivain : S. Flannery, amoureux de Ludmilla (lectrice idéale) tente d’éloigner le lecteur de la jeune femme(chapitre VIII). 2) Editeur : le Dottore Cavedagna (lecteur professionnel, chapitre V) met le lecteur sur la piste d’ H. Marana. Ibid., p. 52. 195 3) Lotaria : soeur de Ludmilla, lectrice intellectuelle incarnant différentes identités (Corinne - Gertrude - Ingrid Sheila…, chapitre IX) et tentant de séduire le lecteur. 3) Irnerio : le non-lecteur renseigne le lecteur sur la relation de Ludmilla avec H. Marana (chapitre VII). 4) Le directeur des archives de la police d’état d’Ircanie : informe le lecteur sur le complot des apocryphes et les motivations du faussaire (chapitre X). 5) Les huit lecteurs qui apportent le dénouement au lecteur (épouser la lectrice, chapitre XI). Face aux actants qui sont des rôles grammaticaux définis par leur rapport à l’action, les opposants et les adjuvants apparaissent plutôt selon A.-J. Greimas comme des « participaux circonstanciels 15 » qui relèvent de la sphère du sujet. Le modèle actantiel donc, en tant que paradigme opérant une classification, nous a permis d’identifier et de problématiser les différents « rôles » rencontrés dans le roman d’I. Calvino. Ce schéma théorique qui distribue les interactions entre les actants, constitue bien un algorithme combinatoire offrant à toute autorité auctoriale la possibilité de structurer la matière narrative en tant qu’ « une succession d’énoncés dont les fonctions-prédicats simulent linguistiquement un ensemble de comportements ayant un but 16 ». Au cours de cette analyse de l’organisation formelle de Si par une nuit d’hiver un voyageur, notre intention aura été de montrer que le modèle actantiel, utilisé avec souplesse, peut constituer un instrument d’analyse pertinent qui interroge le tissu romanesque et met en évidence son agencement signifiant. 15 16 GREIMAS (A.-J.), op. cit., p. 179. GREIMAS (A.-J.), « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications, n° 8, 1966, p. 29. 196 2) Le modèle du carré sémiotique Nous allons aborder à présent les valeurs véhiculées implicitement par le texte à travers le niveau thématique grâce à un autre outil issu de la sémiologie narrative : le carré sémiotique. Notre objectif est de montrer comment le carré mis au point par A.-J. Greimas a permis à l’auteur d’articuler, de combiner l’imbrication des différentes « séquences d’action » qui structurent le roman. Il va sans dire que ce postulat interprétatif pourrait être contredit par certains spécialistes de l’œuvre calvinienne qui refusent de concevoir le carré sémiotique comme un élément créatif ayant servi au processus d’élaboration. Ainsi, P. Daros considère que l’opuscule de I. Calvino « Comment j’ai écrit un de mes livres » publié dans La Bibliothèque oulipienne 17 et qui se présente comme un mode d’emploi de Si par une nuit d’hiver un voyageur dans lequel l’auteur révèle une partie des contraintes et schémas utilisés, n’est qu’une application oulipienne post-rédactionnelle tenant plus du jeu que rendant réellement compte des règles structurelles du roman. Il affirme d’ailleurs que « […] la simple lecture des « carrés sémiotiques » confectionnés (dessinés ?) par I. Calvino fait apparaître, outre leur aspect ludique pseudo-oulipien, l’évidence d’une pseudo-réduction structurelle entièrement déterminée par une matière narrative déjà produite et tant bien que mal ajustée sur elle 18. » Or M. Bénabou, le secrétaire de l’Oulipo, que nous avons interrogé à ce sujet affirme que « Calvino a toujours présenté les carrés de Greimas comme ayant servi à l’élaboration du roman, et je ne vois aucune raison de mettre en doute sa parole sur ce point 19 ». En nous fondant sur les entretiens accordés par I. Calvino à la presse après la publication de son roman, nous allons tenter d’explorer la piste interprétative qui en découle. 17 18 19 Calvino (I.), « Comment j’ai écrit un de mes livres », La Bibliothèque oulipienne, n° 20, 1983. DAROS (P.), I. Calvino, Hachette Sup, Paris, 1994, p. 95. Citation extraite d’un courrier électronique entre M. Bénabou et Carole Bisenius-Penin le 10 mars 2004. 197 Le carré sémiotique apparaît comme une disposition spatiale qui offre à quatre pôles d’une même catégorie un processus évolutif à travers différentes relations. En tant que structure binaire, le carré permet, à partir de l’axe sémantique, d’articuler les oppositions de valeurs et de jouer sur les relations entre les contraires (axe horizontal), les contradictoires (axe diagonal) et les relations d’implications (axe vertical) comme le figure le schéma ci-dessous : S1 S2 S2’ S1’ L’organisation de la signification passe obligatoirement par l’articulation des espaces contraires : S1/S2 vs S2’/S1’. Le modèle du carré est une représentation théorique qui doit être croisée avec le motif littéraire du labyrinthe afin de cerner la fiction calvinienne. En effet, on peut remarquer que le carré greimasien permet à I. Calvino de distribuer de façon rigoureuse les positions sémiques des éléments grâce à une structuration binaire qui mêle de multiples valeurs antithétiques : l’ordre / désordre du récit à la fois somme romanesque et amorces amoncelées, l’orientation / désorientation du lecteur réel et du lecteur-artefact. Cette hyperstructure romanesque organise les aventures du lecteur diégétique et exploite les structures topologiques et métaphysiques de la narration, les structures profondes et de surfaces des carrés. L’auteur ne cesse de jouer sur cette bi-polarisation qui exhibe le contenu inversé et le contenu posé, la deixis négative et la deixis positive. Pour la composition de Si par une nuit d’hiver un voyageur, I. Calvino a donc utilisé 42 carrés qui règlent la hiérarchisation des différentes séquences à l’intérieur des chapitres numérotés, c’est-à-dire la partie des 198 aventures du lecteur et de la lectrice, comme le montre ce schéma issu de l’opuscule : D’emblée, on peut noter que le nombre de carrés sémiotiques contenu dans chaque chapitre dépend de la numérotation du chapitre en question. Par exemple, le chapitre IV comporte 4 carrés qui règlent les permutations des divers éléments 199 qui interviennent dans ce chapitre. De plus, on constate que ce processus évolutif (chapitre I = 1 carré, chapitre II = 2 carrés, chapitre III = 3 carrés…) d’engendrement de la matière narrative est subordonné à une autre contrainte oulipienne, « la boule de neige » losange. Ce procédé qui évoque la croissance continue d’une boule de neige peut-être défini comme « un poème dont le premier vers est fait d’un mot d’une lettre, le second d’un mot de deux lettres, etc., le nième vers comprend donc n lettres 20 ». Mais il existe également une variante appelée la boule de neige fondante « qui commence par un vers de longueur donnée et diminue d’une unité à chaque vers 21 ». De la même manière, les oulipiens ont inventé une autre contrainte qui mixe les deux autres et qui consiste à mêler une boule de longueur x et une boule de longueur – x afin de réaliser un losange. I. Calvino va recourir à cette technique, mais en l’adaptant, puisqu’il remplace les mots par la figure géométrique du carré sémiotique. L’architecture romanesque de Si par une nuit d’hiver un voyageur repose donc sur cette contrainte qui va augmenter le nombre des carrés à l’intérieur de chaque chapitre : chapitre I (1 carré), chapitre II (2 carrés), … jusqu’au chapitre VI, puis dans un effet de miroir, la diminuer : chapitre VI (6 carrés), chapitre V (5 carrés), chapitre IV (4 carrés), etc. On peut donc évoquer une contrainte « boule de neige losange de longueur 6 » dans ce cas. À présent, il nous semble intéressant d’observer d’un peu plus près selon l’auteur, cette « adaptation personnelle de formulation de sémiologie structurale d’A.-J. Greimas 22 ». Au niveau de la macrostructure, si l’on analyse l’ensemble de la table des matières, on peut remarquer que les carrés sémiotiques permettent à l’auteur de formaliser les relations entre les différents éléments qui doivent apparaître dans chaque chapitre. Tout d’abord, on perçoit une organisation circulaire à travers le parcours à effectuer dans cet espace narratif cartographié, étant donné 20 21 22 Oulipo, ALP, p. 194. Id. CALVINO (I.), op. cit., p. 6. 200 que la situation initiale (chapitre I : 1 carré) se clôt sur une situation finale (chapitre XII : 1 carré) avec les actants principaux, grâce à un effet de boucle qui renvoie le lecteur aux archétypes mythiques. En effet, le chapitre I, constitué d’un seul carré, enclenche la fiction autour des deux pôles principaux (le lecteur = L et le livre = l), tout en incluant la structure en abyme (l’histoire du lecteur = L’ et le livre dans le livre = l’) qui découle ici du dédoublement actantiel et plus généralement de la double contrainte structurelle de départ (l’histoire du lecteur = chapitres numérotés et les dix incipit structurellement enchâssés). L’ultime chapitre, qui contient également un carré, reprend les deux actants identifiés dans le premier chapitre (le lecteur et le livre) qui sont associés, grâce à la transformation opérée par l’action, à deux autres actants : la lectrice et un symbole (n), sorte de clin d’œil humoristique de l’auteur qui renvoie soit au noir de la chambre à coucher, si l’on se fie au texte, soit au pronom personnel caméléon « on » (le lecteur et l’auteur s’invitant à la clôture romanesque), si l’on se réfère à l’utilisation de ce symbole dans la totalité du chapitre (chapitre VIII). Ainsi, du chapitre I au chapitre XII, les carrés distribuent de manière numérique les éléments du récit. Cependant, si l’on observe le schéma général sur l’ensemble des chapitres, on peut être surpris de la construction des carrés des chapitres IV et V, car ces deux chapitres ont été élaborés selon un même modèle qui contraste avec les autres. D’une manière générale, chaque chapitre propose un système de valeurs et l’apparition de chaque nouveau carré dans le chapitre organise la succession de ces systèmes de valeur. Or, dans les deux chapitres précédemment cités, on remarque que cette succession disparaît au profit d’une variation sur un même système : 201 202 203 Par exemple, dans le chapitre IV, le premier carré met en scène les relations de quatre actants (le lecteur, le professeur, Ludmilla, Lotaria), puis les trois autres carrés ne contribuent pas véritablement au déroulement de l’action par l’inclusion de nouvelles valeurs, mais offrent plutôt au lecteur trois variations du modèle de base (premier carré) en combinant quatre catégories (sentiment, un personnage, une action, un destinataire). De la même manière, on peut noter que le chapitre V suit le même processus, puisque l’auteur dispose un carré qui organise les relations de quatre actants (le lecteur professionnel : le professeur, le faussaire, l’auteur et le simple lecteur) ; puis quatre autres carrés concernant les quatre mêmes actants, qui lui permettent, grâce au système de flèches, d’envisager toutes les variations possibles. Cette structuration particulière de ces deux chapitres autour du chiffre 4 laisserait-elle deviner le recours d’I. Calvino à la pseudoquenine d’ordre 4, au groupe de Klein ou encore au carré lescurien ? Néanmoins, on peut être frappé par la prégnance de ce chiffre qui est au centre du modèle greimasien à travers les quatre pôles du carré et qui correspond aux grands systèmes de valeurs véhiculés par le roman. Les 42 carrés de l’armature générale du récit organisent la permutation de 35 symboles différents que l’on peut classer en quatre grands domaines, comme le montre ce tableau : 1) Catégorie auctoriale A : Je, chapitre VIII A : Auteur, chapitre V Ā : Faussaire, chapitre V Ap : Auteur productif, chapitre VIII At : Auteur tourmenté, chapitre VIII Aε : Ordinateur, chapitre VI A+ : Père des récits, chapitre VI 2) Catégorie lectoriale L : Lecteur, chapitre I L : Lectrice; chapitre II £ : Lectrice intellectuelle, chapitre III [ : Non-lecteur, chapitre III L+ : professeur d’université – hyper-lecteur, chapitre III Lp : Lecteur professionnel (éditeur), chapitre V 3) Catégorie du livre l : Livre, chapitre I 204 l’ : livre dans le livre, chapitre I l : interruption de lecture, chapitre II l : continuation de la lecture, chapitre II l⇒ : livre commencé, chapitre II lx : livre mystérieux, chapitre III l-x : livre inachevé, chapitre III β : le vrai livre, chapitre VI α : le faux livre, l’apocryphe, chapitre VI 4) Catégorie thématique l♣ : art du roman, chapitre III l♠ : idéologie du roman, chapitre III S+ : le sublime dans les mots, chapitre III S̄ : le silence dans les mots, chapitre III N : bruit de fond (l’esprit de l’auteur), chapitre VI M : Maison, chapitre VII / monde, chapitre IX x : mystère, chapitre VII é : écriture, chapitre VIII n : « on », impersonnel, chapitre VIII B : Bibliohtèques infinies, chapitre VIII P : Pouvoir, chapitre IX C : Censure, chapitre X À travers cet exercice de synthèse, on remarque qu’I. Calvino a établi pour les deux premières catégories une sous-répartition autour de six pôles qui vise à démultiplier les configurations possibles. Par exemple, la catégorie auctoriale se joue de la potentialité pour créer de multiples modalités de figuration de la posture (l’auteur, le faussaire, l’écrivain tourmenté, le productif, le père des récits, l’ordinateur), peut-être parce que le vœu de l’auteur est avant tout de réaliser « une œuvre qui nous permette d’échapper à la perspective limitée d’un moi individuel […] pour accéder à d’autres moi 23 ». Implicitement, I. Calvino interroge cette entité et procède à ce même questionnement en entrecroisant les postures lectorales (le lecteur, la lectrice, la lectrice intellectuelle, le non-lecteur, l’hyper- 23 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 194. 205 lecteur et le lecteur professionnel), tandis que la troisième liste vise à catégoriser l’univers livresque à travers une focalisation sur le couple contradictoire (vrai livre – livre apocryphe). L’ultime liste semble avoir été créée à partir d’une contrainte sémantique qui vise à ordonner le tissu lexical en réglant de manière rigoureuse l’apparition des éléments thématiques dans le roman. De plus, on remarque que cette structuration programmée des éléments se réfère à une dominante spécifique, car les treize symboles (l’écriture, la censure, l’art du roman…) découlent tous d’un même thème englobant (la littérature). La recherche de l’exactitude pour I. Calvino passe obligatoirement par un romanesque contraint qui élabore des parcours obligés et notamment un parcours sémantique laissant affleurer dans un ordre choisi à l’avance une série de mots sélectionnés. Afin de mieux cerner l’imbrication de ces catégories dans le tissu romanesque, nous allons procéder à un changement de perspective en analysant le carré sémiotique comme concept opératoire au niveau de la microstructure. En effet, il nous semble intéressant d’aborder le parcours thématique mis en place par le carré, c’est-à-dire le mouvement de circulation des valeurs à travers les trois types de relations logico-sémantiques qui le conditionnent. Sur l’ensemble de la table des matières donnée par l’auteur, on a pu remarquer que chaque carré sémiotique distribue un personnage en position initiale, une action finalisée grâce au système de flèches et une thématique. Par exemple, si l’on s’attarde sur le chapitre III 24 : 24 CALVINO (I.), « Comment j’ai écrit un de mes livres », La Bibliothèque oulipienne, Ramsay, Paris, t. 1, p. 42. 206 On peut remarquer que le premier carré postule un contenu de signification (la lectrice passionnée : Ludmilla) qui met en place en même temps son terme contradictoire (la lectrice intellectuelle : Lotaria). La diagonale qui indique normalement 207 le sens de circulation du carré pose le personnage de la lectrice, dont la conception du roman est ébranlée, niée même par sa valeur contraire (la lectrice intellectuelle). Cependant, l’auteur ne respecte pas le sens habituel de circulation, c’est-à-dire la nécessité de passer par le contradictoire ( S̄ ) pour atteindre le contraire (S2) : S1 S2 S1’ Il propose plutôt « une adaptation personnelle » du carré greimasien étant donné l’inversion du sens de la flèche des rapports d’implication, même si la mise en place de l’assertion conjonctive (l’art du roman) maintient la relation de complémentarité. Ce jeu de l’auteur avec le sens des flèches n’empêche pas le déroulement du texte selon les trois types de relations possibles : – la relation de contrariété : S1 (la lectrice passionnée) vs S2 (l’art du roman), S1’ (la lectrice intellectuelle) vs S2’ (l’idéologie du roman) – la relation de contradiction : S1 (la lectrice passionnée) vs S1’ (lectrice intellectuelle), S2 (l’art du roman) vs S2’ (l’idéologie du roman) – la relation de complémentarité : S2 (l’art du roman) vs S1’ (la lectrice intellectuelle), S2’ (l’idéologie du roman) vs S1 (la lectrice passionnée). Ce même parcours thématique organise le deuxième carré, car on peut y observer la diagonale qui oppose les termes contradictoires (le lecteur et l’hyperlecteur, le livre mystérieux et le livre inachevé) et la relation d’implication suivant le même sens. Ces deux carrés n’ont donc pas un mouvement de circulation des valeurs conformes au carré greimasien. Il semblerait plutôt que l’auteur ait préféré substituer une logique circulaire qui privilégie le sens du carré magique à la place du schéma sémiotique qui passe par la diagonale. En se référant au texte qui accompagne chaque carré et qui verbalise les types de relations évoqués, on 208 constate d’ailleurs que les relations de contradiction (les diagonales) ne sont envisagées qu’à la fin du parcours et mettent en exergue la signification profonde du texte véhiculée par chaque carré. Enfin, toujours dans ce chapitre, il est intéressant de noter que cet ultime carré ne suit pas le même parcours thématique que les deux autres. En effet, la circulation ne s’effectue ni selon le modèle greimasien, ni selon le modèle cyclique, mais met en place une nouvelle variation adoptant un sens géométrique qui induit un parallélisme du cheminement, puisque le parcours se réalise d’abord en suivant les axes entre les contraires (horizontalité) puis en suivant les axes complémentaires (verticalité) : L+ S+ [ S À travers cet opuscule et cette analyse plus fine du carré sémiotique, on a pu constater qu’I. Calvino enchevêtre, à travers une structure binaire, de multiples parcours thématiques possibles qui exploitent ainsi les potentialités de cet outil linguistique. L’organisation de la combinatoire romanesque oulipienne découle donc à la fois d’une contrainte structurelle de type géométrique (le carré) et numérique (douze chapitres = 42 carrés) explicitée, ainsi que d’une contrainte de type sémantique visible, permettant à l’auteur d’ordonnancer la logique sémantique de la fiction et correspondant à son art poétique : « J’ai clairement compris que ma recherche d’exactitude s’orientait dans deux directions différentes. D’un côté, la réduction des événements contingents à des schémas abstraits permettant le calcul et la démonstration de la théorie ; de l’autre, l’emploi de mots qui rendent compte avec la plus grande précision possible de l’aspect sensible des choses 25. » Grâce à 25 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 120-121. 209 cette stratégie de l’exactitude tant formelle que sémantique, le carré sémiotique apparaît donc bien comme « un instrument de création » particulièrement apte à combiner les univers fictionnels et comme un remarquable exemple de cette capacité oulipienne de transmutation de la théorie littéraire après intégration. 3) Sextine et numérologie Contrairement à I. Calvino qui s’approprie un outil linguistique pour règler l’ordonnancement de son architecture romanesque, on peut dire que les contraintes formelles et combinatoires utilisées par J. Roubaud relèvent d’une tradition littéraire mémoriale qui privilégie la réactivation de certains procédés empruntés notamment à la poésie, et réinsérés dans le roman après variations, mutations. Ainsi, nous allons voir ici comment l’auteur règle la structure romanesque de La Belle Hortense à partir du schéma poético-formel de la sextine et de contraintes numériques strictes. Dans sa quête poétique, l’auteur a toujours été fasciné par le raffinement formel de l’orfèvrerie troubadouresque qui déploie un assemblage ordonné de règles métriques formulables. Dès les années 60, R. Queneau soumet à l’Oulipo le genre de la sextine créé par D. Arnaut et sa mutation, la quenine 26 qui propose une permutation spiralée d’ordre –n pour la composition du poème, ainsi : On doit à Queneau un bel exemple d’anastomose entre l’analyse mathématique d’une forme fixe littéraire traditionnelle et les potentialités qu’on peut en dégager. Imaginée par le troubadour provençal Arnaut Daniel, au XIIIe siècle, et après avoir connu un grand succès en Italie, avec Dante, Pétrarque et Le Tasse, la Sextine revint en France où elle a attiré l’attention de deux membres de l’Ouvroir : Harry Mathews et J. Roubaud, ce dernier entraînant dans son sillage le Centre de Poétique Comparée 27. Après cette première approche oulipienne, de son anthologie sur les troubadours 28 à son essai sur La Fleur Inverse 29, J. Roubaud s’est fortement 26 27 28 Oulipo, ALP, p. 48-50. Ibid., p. 40. ROUBAUD (J.), Les Troubadours, Seghers, Paris, 1980. 210 intéressé à ces « formes-mémoires » héritées de l’art du trobar qui éblouissent le lecteur grâce à leur combinatoire permutationnelle. La sextine apparaît donc comme « une canso de six strophes sur six rimes 30 », les mots-rimes qui clôturent les vers de la première strophe sont repris dans les autres strophes, mais dans un ordre à chaque fois différent, selon une permutation spirale, comme le montre ce schéma : I II III IV V VI 1 6 3 5 4 2 2 1 6 3 5 4 3 5 4 2 1 6 4 2 1 6 3 5 5 4 2 1 6 3 6 3 5 4 2 1 Ce principe de permutation combinatoire de six éléments, issu de la théorie des groupes, qui va en partie régler l’architecture romanesque de La Belle Hortense et de toute la trilogie, est inséré dans l’œuvre sous le motif géométrique de l’hélice, de l’escargot qui présente pour l’auteur de nombreux avantages : – elle lie la permutation au poème plus fermement, l’escargot étant un animal pour qui chair et ongle sont particulièrement proches ; – elle permet, il me semble, de mieux construire effectivement les listes ordonnées des mots-rimes pour les coblas 2 à 6. Voici l’escargot (ou le nautilus, si vous préférez). Dans cette présentation la sextine est nautilus, pas seulement par son mystère, mais par construction. Et voilà le mode d’emploi : on dessine l’escargot avec les mots-rimes 1 à 6 selon l’ordre initial. Le tracé est ordonné dans le sens obligatoire en commençant par l’entrée « intrar » de l’escargot, et cela vous donne l’ordre des mots de la seconde cobla. 29 30 ROUBAUD (J.), La Fleur inverse, L’Art des Troubadours, Les Belles Lettres, Paris, 1994. Ibid., p. 294. 211 Il n’y a plus qu’à recommencer, en dessinant six beaux escargots. L’effet de fascination de ce mouvement des mots clefs est grand 31. L’image du nautilus et le mouvement hélicoïdal qui émane de ce schéma poéticoformel correspondent dans le roman à « la figure emblématique des Poldèves qui est l’hélice 32 » et à « leur animal sacré qui est l’escargot 33 » célébré durant la Grande Course Rituelle des Escargots (chapitre 26). De plus, on peut constater que ce mouvement en spirale semble organiser la mise en intrigue, puisque l’enquêteur découvre après avoir réfléchi « six jours et six nuits 34 », que « le criminel avait décrit un parcours en spirale ; cette spirale était très nette et chaque fois, il avait choisi la quincaillerie la plus proche du tracé de la spirale ; plus précisément, il se dirigeait à rebours, vers le centre de la spirale 35 ». Or, le centre de cette spirale apparaît être le Square des Grands Edredons, point névralgique du plan du quartier 36 proposé par l’auteur et qui peut laisser supposer au lecteur un ordonnancement spatial réglé selon ce mouvement de l’escargot. Même les habitudes gustatives du narrateur sont soumises au modèle et au mouvement de la sextine, étant donné que celui-ci s’est créé à partir de la sélection de six aliments (« bavette », « petits pois », « pommes de terre », « petits suisses », « pain et fruits », chapitre 2) un menu « selon une permutation circulaire et diététique d’une liste de composants fixes 37 ». En insérant dans la matrice narrative une forme poétique, J. Roubaud expérimente le souhait quenien d’une « technique consciente du roman », « d’une rigueur accrue (qui) doit se manifester dans l’exercice de la prose 38 » grâce à une structure géométrique et numérique qui combine les éléments diégétiques (lieux, personnages…) et qui génère des effets 31 32 33 34 35 36 37 38 Ibid., p. 296-297. ROUBAUD (J.), La Belle Hortense, Seuil, Paris, 1985, p. 45. À partir de cette note, ce titre sera abrégé sous la forme BH. Id. Ibid., p. 55. Id. Ibid., p. 71. Ibid., p. 18-19. QUENEAU (R.), Bâtons, Chiffres et Lettres, Gallimard, Paris, 1965, p. 28. 212 de symétrie, d’échos spiralés, de rimes. En effet, ce réseau thématique d’échos se matérialise dès le premier chapitre qui marque l’opposition entre « le vieux quartier » et « le quartier moderne », ainsi que la similitude entre le classement mathématique des touristes d’Eusèbe et « la théorie classificatoire des types humains » du père Sinouls (chapitre 12). On peut relater toute une série d’échos qui jouent sur le principe d’opposition et de similitude, tout en participant à la construction des personnages. On remarque donc la présence récurrente de couples identitaires comme les deux filles Sinouls, Armande la Rousse et Julie la Blonde (chapitre 2), les jumelles Orsells, Adèle et Idèle (chapitre 17), le père Sinouls et Yvette tous les deux misogynes et partageant le même amour pour la bière. De la même manière, on peut repérer toute une série d’échos basés sur la contradiction : le chat Alexandre Vladimirovitch et le chien Balbastre (chapitre 3), l’auteur et le narrateur (chapitre 6), madame Eusèbe « bonne catholique » et le père Sinouls « anticlérical, comme on n’en fait plus » (chapitre 2), Hortense, étudiante en philosophie ayant « de beaux yeux, surtout le droit » et Carole, la brune, étudiante en Paléontologie Aérienne et ayant « de beaux yeux, surtout le gauche ». L’ultime chapitre actualise l’effet de boucle, de spirale, grâce à un procédé de mutation après variation : « la terreur des Quincaillers » laisse place au « Querelleur des Teinturiers » qui utilise la même méthode criminelle que son prédécesseur, Hortense laisse place à Carole, la philosophie à la paléontologie, l’autobus T à l’autobus Q, l’arrêt de la rue « Flaménio-de-Birague » à l’arrêt « Vieille-des-Archives », le graffiti à la peinture blanche de « l’homme en train de pisser » à « la silhouette de femme peinte à la peinture blanche avec un soutiengorge bleu, en train de pisser » et Morgan à un autre « jeune homme ». Ce réseau d’échos qui découle de la contrainte poétique hélicoïdale concourt ainsi à réactiver le concept du « roman-poème 39 » développé par R. Queneau. Mais le jeu de ces permutations nous amène à considérer plus amplement le système numérique qui se met en place autour du chiffre central de la sextine. Il est 39 QUENEAU (R.), op. cit., p. 27. 213 frappant de constater la réapparition récurrente de ce chiffre dans le roman. L’auteur de manière anodine, disperse sous différentes formes ce nombre parfait comme le montre cette liste : « Hortense a vingt-deux ans et six mois » (chapitre 2), « six princes » (chapitre 4), « six pays », « six jours et six nuits », « six journaux » (chapitre 5), « un sextuor de vieillards » (chapitre 9), « les six escaliers du 53, rue des Citoyens » (chapitre 16), « six fois et six heures » (chapitre 18), « six morceaux mélodiques » (chapitre 21), « six presse-purée » (chapitre 25), « un sextuple salut » (chapitre 26), « six croix et six volumes » (chapitre 27). Ce nombre de Queneau engendre un amusant portrait du « Sextuor des Vieillards » siégeant à la bibliothèque (chapitre 9) et enclenche le processus de la permutation de la dynastie poldève : L’ordre de préséance parmi les Princes était modifié à chaque génération, suivant une permutation fixée immuablement depuis le XIIe siècle, quand les princes d’alors avaient mis fin à leurs sanglantes querelles : le fils aîné du Premier Prince Régnant devenait deuxième dans l’ordre hiérarchique (ce pouvait être la fille aînée et elle devenait alors Princesse Régnante n° 2), l’héritier (ou héritière) du deuxième quatrième, le troisième passait en sixième position, le quatrième en cinquième et le cinquième devenait second; quant au successeur du Sixième Prince (fille ou garçon), il se retrouvait premier; de cette façon, comme vous vous en rendrez compte aisément par un petit calcul, cher Lecteur, chaque famille occupait successivement chaque place dans la hiérarchie. L’ordre initial, celui du Premier Prince (Arnaut Danieldzoï), était rétabli au bout de six générations et tout demeurait conforme à la figure emblématique des Poldèves qui est l’hélice, et satisfaisant pour leur animal sacré qui est l’escargot (qui ne devait en aucun cas être chassé dans le carré de salades de la chapelle) 40. Cependant, l’auteur introduit ici une parenthèse concernant l’animal emblématique « l’escargot (qui ne devait être en aucun cas chassé) » qui laisse deviner au lecteur, non pas la structuration d’ordre six réglant les éléments narratifs internes, mais l’organisation de l’architecture romanesque. En effet, si l’on analyse le découpage romanesque de la trilogie, on constate que L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense, obéissent à une répartition sextinienne (six parties composées de six chapitres), contrairement à La Belle Hortense qui s’articule autour de 40 BH, p. 44-45. 214 quatre parties contenant toutes sept chapitres. Ce qui peut apparaître tout à fait surprenant. Mais avec l’actualisation de cet indice textuel, on peut s’orienter vers un autre type d’organisation qui joue sur un double niveau. Le motif de l’escargot nous renvoie au niveau intra-diégétique, c’est-à-dire à la permutation d’éléments diégétiques orchestrés par le schéma poético-formel de la sextine, alors que le « carré des salades » semble correspondre au niveau extradiégétique, c’est-à-dire à la structure enchâssante produite par l’auteur qui repose sur un schéma combinatoire de quatre sur sept. Le processus permutatoire de La Belle Hortense relève-t-il réellement du modèle de la sextine ou alors faut-il plutôt l’appréhender comme une mutation de sextine, c’est-à-dire la création d’une quenine d’ordre sept ? À vrai dire, on ne peut pas parler d’une autonomie structurelle, il convient plutôt de signaler l’existence de ces deux matrices de permutation qui déterminent la combinatoire narrative et qui résultent d’une intégration roubaldienne de la tradition poétique : Une des caractéristiques du vingtième siècle (et du vingtième siècle récent) est l’apparition de nombreuses transformations des formes poétiques traditionnelles (il s’agit presque d’une explosion) ; ces transformations sont à la fois des variations du modèle, des bouleversements (formes de décomposition parfois ironiques), des détournements, des pastiches, des inventions par analogie, des généralisations, des transpositions de langue à langue, d’auteur à auteur, de siècle à siècle. La forme-sextine n’a pas échappé à ce mouvement, parallèle au mouvement axiomatique en mathématiques, et parallèle aussi (mais allant à contre-courant) à celui qui vise à la destruction et à l’oubli de toutes les formes sanctionnées par les traditions. On pourrait même dire qu’elle a été particulièrement touchée par ce phénomène 41. À l’instar de J. Roubaud, on peut donc dire que toute contrainte peut être « une variation et une mutation de contraintes précédentes », puisqu’on trouve dans La Belle Hortense à la fois une variation d’une forme poétique sous une forme romanesque et une mutation, une généralisation de la forme de la sextine sous la forme de la quenine. Les nombres occupent une place structurelle dans le roman tout comme dans les autres œuvres de l’auteur et cette passion semble se transmuer en 41 ROUBAUD (J.), La Fleur inverse, Les Belles Lettres, Paris, 1994, p. 351. 215 une contrainte opératoire de type numérologique qui relève plus de la combinatoire romanesque, que de l’interaction lectorale. En fait, cette contrainte est fortement présente dans la poétique oulipienne et découle de cet attrait pour les mathématiques et les nombres associés à l’exploration textuelle. Ainsi, pour R. Queneau, l’art romanesque doit fuir le hasard grâce à une construction formelle qui repose sur une sélection de nombres, une sorte « d’expression numérique », qui peut se structurer parfois autour d’un élément autobiographique et qui rend signifiante cette combinatoire purement numérologique : Il y a des formes du roman qui imposent à la matière proposée toutes les vertus du Nombre et, naissant de l’expression même et des divers aspects du récit, connaturelle à l’idée directrice, fille et mère de tous les éléments qu’elle polarise, se développe une structure qui transmet aux œuvres les derniers reflets de la Lumière Universelle et les derniers échos de l’Harmonie des Mondes 42. En tant que mathématicien et poète, J. Roubaud avoue ce même goût prononcé pour les chiffres, cette « passion des nombres, celle de la poésie, celle des livres 43 » qui le pousse à opérer sa propre combinatoire numérique : « Tout nombre (entier) est mon ami personnel 44 » en fonction de certains regroupements comme en témoignent ces propos : Mais la pénétration de mon lieu de nombres par la poésie, continue J. Roubaud va beaucoup plus loin que la désignation. Je n’imagine pas, je ne rêve pas 1es nombres dans l’isolement ; je les saisis (comme Queneau d’ailleurs) en suites, en séquences. Ils constituent des familles qui ont leurs airs de ressemblance, une histoire ou une partie d’histoire commune (…). Ainsi, mon rapport aux nombres ne reste pas immobile ; étant un rapport à la fois sentimental et esthétique, où se mêlent les élucubrations combinatoires et les circonstances de la vie privée (…) 45. On pourrait ainsi évoquer selon M. Lapprand, l’existence d’un véritable « abécédaire numérologique 46 » oulipien et tenté de cerner la contrainte numérique, plus précisément roubaldienne mise en œuvre dans La Belle Hortense. Par rapport aux 42 43 44 45 46 QUENEAU (R.), op. cit., p. 32-33. ROUBAUD (J.), La Boucle, Seuil, Paris, 1993, p. 382. ROUBAUD (J.), Le Grand Incendie de Londres, Seuil, Paris, 1989, p. 140. Ibid., p. 302. LAPPRAND (M.), Poétique de l’Oulipo, Rodopi, Amsterdam, 1998, p. 22. 216 propos de l’auteur, il est possible de relever tout d’abord dans le texte, la récurrence de certains nombres qui découlent de la « famille quenienne », puisqu’ils sont tous des « Nombres de Queneau 47 », c’est-à-dire des nombres de la première centaine, qui selon lui, pouvaient fonctionner pour une permutation circulaire de type sextine ou quenine sous la forme d’une « suite fondamentale » : 1 2 3 5 6 9 11 14 18 23 26 29 30 33 35 39 41 50 51 53 65 69 74 81 83 86 90 95 98 99. À partir d’un relevé succinct de chaque nombre rencontré dans le texte, il est possible de voir apparaître, dans de nombreux chapitres, le retour réglé de certains nombres de Queneau comme la suite (2 3 5 6 9 11 14 18 23) ou le 35 et le 53, nombres palindromiques. Outre les indications horaires, on remarque ainsi l’apparition de 19 nombres allant de 2 à 366 et la prédominance spécifique du premier des nombres parfaits (6) et de ses variantes (36/366) qui nous renvoient à l’organisation interne de l’œuvre au schéma poético-formel de la sextine. Mais tous les nombres présents dans le roman ne relèvent pas des suites queniennes, on peut s’interroger alors sur l’identification de cette catégorie numérique. En fait, ces « obligations numérologiques » peuvent résulter de ce goût pour les nombres entiers et se dissimuler sous le cryptage autobiographique. On ne revient pas par exemple sur le 53, nombre de prédilection de J. Roubaud qui peut correspondre à l’âge de l’auteur au moment de la parution de La Belle Hortense et s’apparenter à un marquage intertextuel nous renvoyant à l’œuvre perecquienne et notamment aux « 53 jours 48 », texte établi par H. Mathews et J. Roubaud en 1989. Concernant l’occurrence 4 x 7 qui règle l’architecture de l’œuvre, on peut avancer l’hypothèse que ces chiffres correspondent à un ancrage de type sentimental et personnel. On sait par exemple que le nombre 4 a été employé par J. Roubaud pour la construction de son recueil Appartenance qui autorise quatre sortes de lectures : « Une lecture de type positionnel, qui procède par groupement de pièces, une lecture mathématique commandée par la distribution de symboles 47 48 Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Le Castor Astral, Paris, vol. 5 , 2000, p. 63. PEREC (G.), 53 Jours, POL, Paris, 1989. 217 appropriés, une lecture ludique qui reproduit une partie de go et enfin une lecture aléatoire qui considère chaque poème en lui-même, isolément 49. » Il a également recours à ce chiffre pour l’élaboration de « La Princesse Hoppy ou le Conte du Labrador 50 » qui, en tant que conte oulipien, repose sur une règle de composition d’ordre quatre issue des mathématiques (la structure du « Groupe de Klein ») permettant à l’auteur de mettre en place une combinatoire algébrique qui règlemente la permutation des quatre rois, des quatre reines, des quatre neveux à partir du prédicat : « x complote avec y contre z », variante de la structure oulipienne « x prend y pour z 51 » créée par R. Queneau. Par rapport au chiffre 7 qui détermine le nombre de chaque partie et qui apparaît aussi dans le tissu romanesque (chapitres 5/16), on constate que celui-ci est particulièrement récurrent dans la production oulipienne, comme on peut le remarquer si l’on se réfère aux travaux de l’Ouvroir de Littérature Potentielle : la méthode « S + 7 52 » basée sur le remplacement de chaque substantif d’un texte par le septième qui le suit dans le dictionnaire, les poèmes de « Morale élémentaire 53 » qui intègrent un interlude de sept vers, « Les sept coups du tireur à la ligne 54 », « Les sept règles de Perec 55 », « S + 7, le retour 56 », « Les sept baobabs 57 »… Ce nombre premier découle aussi de la numérologie quenienne, car pour l’auteur du Chiendent, il correspond à « l’image numérique de moi-même, puisque mon nom et mes deux prénoms se composent chacun de sept lettres et que je suis né un 21 (3 x 7) 58 ». On peut donc affirmer que ce chiffre, ancré dans l’œuvre roubaldienne constitue une sorte de cryptage autobiographique qui nous renvoie aux liens qui unissent 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 SCEPI (H.), « Éloge de la contrainte ou ce que peut le poème », La Licorne, n° 40, 1997, p. 43. Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Seghers, Paris, vol. 1 et 2 , 1987, p. 66. Oulipo, ALP, p. 174-179. Ibid., p. 166. Ibid., p. 249. Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Seghers, Paris, vol. 2, 1987, p. 160. Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Seghers, Paris, vol. 3, 1990, p. 219. Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Le Castor Astral, Paris, vol. 4, p. 29. Oulipo, Maudits, Mille et Une Nuits, Paris, 2003, p. 39. QUENEAU (R.), op. cit., p. 29. 218 l’auteur à l’Oulipo et à son fondateur, R. Queneau. À travers cette étude du modèle poético-formel de la sextine et de la numérologie, nous avons donc souhaité montrer l’importance d’un art de la contrainte qui associe des règles issues de la tradition littéraire par le biais de la sélection d’une « forme-mémoire » à une stratégie numérale qui exhibe et dissimule les traces auctoriales, tout en structurant la matière romanesque. De par ces contraintes formelles et combinatoires, La Belle Hortense apparaît bien comme une structuration labyrinthique oulipienne qui se joue des protocoles lectoraux de construction du sens. B) Le jeu des possibles narratifs : la mise en place des niveaux de réalité Comprendre un récit selon R. Barthes « ce n’est pas seulement suivre les dévidements de l’histoire, c’est aussi y reconnaître des “étages”, projeter les enchaînements horizontaux du “fil narratif” sur un axe implicitement vertical ; lire (écouter) un récit, ce n’est pas seulement passer d’un mot à l’autre, c’est aussi passer d’un niveau à l’autre 59 ». Or, une récurrente spécificité du roman oulipien consiste justement à exhiber ce jeu sur ces deux niveaux : la verticalité / la linéarité, le référentiel / le fictionnel, l’auteur / le narrateur, le lecteur / le narrataire… Nous allons donc tenter de cerner le jeu des possibles narratifs à l’œuvre dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, œuvre particulièrement complexe, en abordant la perspective des niveaux de réalité. La théorie romanesque d’I. Calvino postule ce concept de niveau de réalité, car selon lui « dans l’œuvre littéraire, des niveaux de réalité différents peuvent se rencontrer tout en restant distincts et séparés, mais ils peuvent aussi se fondre, se mêler, s’unifier en accédant à une harmonie entre leurs contradictions 59 BARTHES (R.), « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, n° 8, 1966, p. 5. 219 ou en formant un mélange explosif 60 ». Si l’on se place du point de vue du dispositif textuel calvinien, on constate que celui-ci entrecroise au moins trois niveaux de réalité. En fait, l’auteur recourt tout d’abord au procédé du récit intégrant, avec la multiplication des récits emboîtés (l’histoire du lecteur et des dix incipit enchâssés), qui engendre un effet de brouillage par la profusion des changements de niveau. Puis, grâce à un glissement entre la narration et la fiction, il insère un autre niveau qui met en scène une situation « par laquelle le narrateur feint d’entrer dans l’univers diégétique 61 ». L’utilisation de ce processus permet à I. Calvino de solliciter le lecteur et d’engager avec lui, par le biais de la métalepse, une interrogation sur les codes romanesques et la problématique de la vraisemblance, comme nous le verrons lors de l’analyse de l’incipit du roman. Enfin, la machinerie calvinienne effectue un dernier changement de niveau de réalité de manière plus implicite en incluant au sein de la fiction le mécanisme de la mise en abyme, qui effectue un nouveau glissement de niveau, étant donné qu’il met en lumière le procédé qui a présidé à sa conception. Ainsi, cette analyse des mécanismes diégétiques et narratifs, va porter sur la construction textuelle particulière du roman en tant que narration emboîtée, puis sur le procédé de bivocalisation à propos du dédoublement diégétique. Cette stratégie du dédoublement également présente dans La Belle Hortense sera comparée avec celle de I. Calvino à travers l’étude de la figuration polyphonique roubaldienne qui privilégie un parcours scriptural et lectoral découlant de procédés qui induisent la problématique de l’autoréférentialité. 1) L’enchevêtrement des narrations Pour l’instant, notre démarche se propose d’étudier tout d’abord la technique mise en place par I. Calvino pour emboîter ses récits romanesques. En 1978, lors d’un congrès interdisciplinaire traitant des « niveaux de la réalité », il a affirmé son 60 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 79. 220 intérêt pour les structures intégrantes et plus particulièrement, selon ses propres propos, pour « une des structures les plus répandues de la narration écrite [qui] a de tout temps été l’insertion de récits dans un autre récit qui leur sert de cadre 62 », et en a profité pour effectuer un rappel sur l’origine de ce modèle narratif : En Occident, le roman naît dans la Grèce hellénistique, où il se présente comme un récit principal dans lequel on insérait des récits secondaires racontés par des personnages. Ce procédé caractéristique de l’ancienne narration indienne, où cependant la structure du récit, dans son rapport au point de vue du narrateur, répond à des règles beaucoup plus compliquées qu’en Occident 63. Grâce à cette citation, on voit comment I. Calvino parvient à établir une connexion entre un dispositif narratif spécifique et le modèle homérique, tout en nous renvoyant aux effets démultiplicateurs des récits mythiques. Le roman relève bien d’une organisation formelle privilégiant la technique de l’enchâssement, puisqu’on remarque l’insertion de dix récits-incipit au sein de l’intrigue englobante (matrice-cadre) qui comporte les aventures du lecteur et de la lectrice. En effet, l’incipit du roman (chapitre I) s’enchâsse dans dix autres incipit qui constituent la trame de cette machinerie romanesque et une habile stratégie qui repousse le moment de clôture en ralentissant la course du temps. À partir de cette contrainte structurelle, on peut s’interroger de manière plus fine sur cette technique de l’enchâssement, elle-même confrontée à la contrainte de vraisemblance romanesque. Comment l’auteur règle-t-il le parcours labyrinthique du lecteur à travers ces narrations emboîtées l’une dans l’autre ? D’emblée, on note que I. Calvino joue sur un axe fictionnel axiologique contradictoire, étant donné qu’il insère de nombreuses coupures dans le roman et s’attache cependant à disposer des « jointures narratives » qui justifient le passage des chapitres numérotés aux récits-incipit. Ce mécanisme permet ainsi de brouiller les pistes interprétatives du lecteur et de multiplier les changements de niveau. Le 61 62 GENETTE (G.), Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 135. Ibid., p. 90. 221 roman se présente comme une succession de lectures à chaque fois interrompue, mais chaque rupture volontaire débouche sur une jointure qui enclenche une multiplicité potentielle des récits possibles grâce à cette dialectique d’interruption – continuation que nous allons tenter d’élucider à travers ces quelques exemples : – chapitre I : ce chapitre permet à I. Calvino de poser l’incipit-cadre, sorte de captatio benevolentiae qui optimise l’amorce et minimise l’exposition des informations nécessaires au déroulement du roman (un lecteur commençant le roman d’I. Calvino Si par une nuit d’hiver un voyageur). – incipit 1 : Si par une nuit d’hiver un voyageur. – chapitre II : la lecture est interrompue « par suite d’une erreur de brochage des feuillets du volume susdit ont été mélangés avec ceux d’un autre volume de notre dernière sortie, En s’éloignant de Malbork du polonais Tadzio Bazakbal 64 ». Le lecteur choisit ce nouveau roman et rencontre la lectrice (Ludmilla) qui va être l’élément déclencheur, sorte de jointure narrative qui vise à anticiper le prochain incipit par le biais de la définition du livre qu’elle donne : « Je préfère les romans, ajoute-t-elle, qui me font entrer tout de suite dans un monde où chaque chose est précise, concrète, bien spécifiée 65. » Or, on peut noter que cette nouvelle définition romanesque correspond à l’incipit qui va suivre (En s’éloignant de Malbork) ; cet effet de cohésion est aussitôt balayé par la rupture qui clôt le chapitre : « c’est là que, dès la première page, tu t’aperçois que le roman que tu tiens en main n’a rien à voir avec celui que tu lisais hier 66 » et amorce la lecture du deuxième incipit. – incipit 2 : En s’éloignant de Malbork. – chapitre III : le lecteur constate qu’il ne s’agit pas d’un roman polonais, mais d’un roman cimmérien. En donnant au professeur de cimmérien Uzzi-Tuzzii les noms des personnages, le lecteur se voit proposer un autre roman (Penché 63 64 65 66 Id. CALVINO (I.), SPN, p. 32. Ibid., p. 33-34. Ibid., p. 37. 222 au bord de la côte escarpée) d’Ukko Ahti, traduit par le professeur. – incipit 3 : Penché au bord de la côte escarpée. – chapitre IV: le professeur interrompt sa traduction, parce que l’œuvre ne comporte que ses premières pages à cause du suicide de l’auteur. À ce moment intervient la lectrice qui expose sa vision du roman : « Le livre que j’aimerais lire maintenant, c’est un roman où l’on entendrait l’histoire en train d’advenir comme un tonnerre encore confus, l’Histoire avec un grand H mêlée au destin des personnages, un roman qui donnerait l’impression qu’on est en train de vivre un bouleversement qui n’a pas encore de forme ni de nom… 67. » Il s’agit encore une fois d’effets d’annonce, puisque cette définition nous procure des informations sur l’incipit suivant (Sans craindre le vertige et le vent). Puis, l’auteur introduit le personnage de la lectrice intellectuelle (Lotaria, sœur de Ludmilla) qui va créer un rebondissement en révélant que le livre recherché est devenu, Sans craindre le vertige et le vent, incipit d’un auteur cimbre, Vorts Viljandi, pseudonyme d’Ukko Ahti, qui a finalement opté pour cette langue. Mais là encore, la désillusion du lecteur ou de la lectrice apparaît : « Mais vous, vous comprenez tout de suite que ce que vous écoutez ne se recoupe en aucun point avec Penché sur le bord de la côte escarpée, ni avec En s’éloignant de Malbork et pas davantage avec Si par une nuit d’hiver un voyageur Vous échangez un regard, Ludmilla et toi, et même 67 Ibid., p. 80. 223 deux : le premier d’interrogation, le second de connivence. Quoi qu’il en soit, c’est un roman où, une fois entré, vous voudriez continuer sans vous arrêter 68. » – incipit 4 : Sans craindre le vertige et le vent – chapitre V : face aux révélations du lecteur, Ludmilla expose une nouvelle fois sa conception du roman idéal : « Le roman que j’ai le plus envie de lire en ce moment, explique-t-elle, c’est celui qui tiendrait toute sa force motrice de la seule volonté de raconter, d’accumuler histoire sur histoire, sans prétendre imposer une vision du monde; un roman qui simplement te ferait assister à sa propre croissance, comme une plante, avec son enchevêtrement de branches et de feuilles… 69 » qui génère la bifurcation « nous y revoilà. À peine crois-tu être sur la bonne route que tu te trouves bloqué par une interruption ou un changement de direction : dans tes lectures, la recherche du livre perdu ou l’inventaire des goûts de Ludmilla 70 ». Avec l’aide de l’éditeur, le lecteur découvre les falsifications du traducteur qui s’est amusé à contrefaire le roman en s’inspirant de l’œuvre d’un auteur belge (Bertrant Vandervelde) intitulé Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres. Mais ce dernier, ne se révèle pas encore être le bon roman (« tu feuillettes les photocopies : et au premier coup d’œil, tu t’aperçois que ce Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres n’a rien à voir avec aucun des quatre romans que tu as dû interrompre 71 »), même si le lecteur cède encore une fois à son impulsion primaire qui clôt le chapitre (« tu pourrais répondre que cela n’a pas d’importance, que ce n’est pas le roman que tu cherchais, mais peut-être parce que l’attaque ne te déplaît pas, peut-être parce que le Dottore 68 69 70 71 Ibid., p. 83. Ibid., p. 100-101. Id. Ibid., p. 109. 224 Cavedagna, de plus en plus préoccupé, a disparu, englouti dans le tourbillon de ses activités éditoriales, il ne te reste plus qu’ à te mettre à la lecture de Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres »). La suite des chapitres et des récits-incipit découle de ce même processus. En compensation des ruptures syntagmatiques, véritables moteurs du roman, I. Calvino a multiplié les liens sur l’axe paradigmatique en nous incitant à une lecture herméneutique qui vise à décoder les strates, les « étages » et non plus seulement à suivre le dévidement de l’histoire. À l’instar de M. Blanchot, pour qui « la maîtrise de l’écrivain n’est pas dans la main qui écrit. La maîtrise consiste dans le pouvoir de cesser d’écrire, d’interrompre ce qui s’écrit, en rendant ses droits et son tranchant décisif à l’instant 72 », l’auteur fait de l’interruption un véritable outil de cohésion textuelle. Ainsi, la multiplication qui instaure un effet d’éparpillement, constitue malgré tout un puissant facteur d’unification dans la mesure où les strates narratives s’interpénètrent et, compensent finalement cette stratégie de la dispersion. L’hyperconstruction romanesque calvinienne procède donc d’une combinatoire des nivellements narratifs particulièrement complexes qui exploite les potentialités du récit à partir d’un axe axiologique contradictoire mais néanmoins complémentaire. L’insertion des incipit dans le récit-matrice qui leur sert de cadre (macrostructure), permet également à l’écrivain de démultiplier l’effet de cet enchâssement, par l’insertion dans certains chapitres (microstructure) de nouvelles narrations emboîtées, comme dans le chapitre VI ou VIII. Par exemple, dans le chapitre VI, il introduit le dossier du « Marana docteur Hermès » issu des archives de la maison d’édition qui complexifie encore le fil de la narration. Ce dossier contient la correspondance de Marana et oblige le lecteur à suivre, à travers ses lettres, les aventures du falsificateur. Or, chacune de ces lettres offre à 72 BLANCHOT (M.), L’Espace littéraire, Paris, 1964, p. 15. 225 l’auteur la possibilité de distribuer de manière non aléatoire des éléments narratifs et thématiques : – la première lettre, provenant d’Amérique du Sud, rend compte des propositions de Marana faites à Cavedagna et notamment « d’une option sur le roman tant attendu, Dans un réseau de lignes entrelacées du fameux écrivain irlandais S. Flannery 73 ». Cette séquence narrative fonctionne comme une jointure textuelle qui vise à annoncer le prochain incipit. – la deuxième lettre, toujours de Cerro Negro, introduit la légende du « Père des Récits » qui serait « la réincarnation d’Homère, de l’auteur des Mille et Une Nuits 74 ». La mise en abyme qui stigmatise le procédé d’enchâssement se réalise ici sous la forme d’un récit emboîté qui reflète la composition de l’ensemble de la structure romanesque. – la troisième lettre, envoyée de New York, renvoie le lecteur au pouvoir apocryphe par le biais de « O E P H L W » (Organisation pour la production d’œuvres littéraires homogénéisées). – la quatrième lettre, postée d’Afrique Noire, poursuit cet axe thématique puisque H. Marana se trouve confronté aux deux sectes de l’organisation du pouvoir apocryphe (Wing of Light, Wing of Shadow), qui veulent lui voler son manuscrit. – la cinquième lettre (Lichtenstein) cherche à reconstituer les relations entre Flannery et Marana, et informe le lecteur sur l’existence du journal de l’écrivain qui nous sera livré au chapitre VIII. – la sixième lettre s’avère la plus complexe. En effet, dans cette ultime missive, I. Calvino insère, sous le prétexte d’une mission de Marana dans le Golfe Persique, l’histoire de la dernière femme du sultan passionnée de 73 74 Ibid., p. 127. Id. 226 lecture. Les strates de signification se superposent : le contrat matrimonial, la situation politique, la confiscation du roman de B. Vandervelde, le stratagème du traducteur, la mise en abyme… Cette lettre contient un autre exemple de mise en abyme, puisque « Marana a proposé au sultan un stratagème inspiré de la tradition littéraire de l’Orient : il interrompra sa traduction au moment le plus passionnant et commencera à traduire un autre roman, en l’insérant dans le premier par quelques expédients rudimentaires, par exemple un personnage du premier roman ouvre un livre et se met à lire… Le second roman s’interrompra à son tour et laissera la place à un troisième, qui n’ira pas bien loin avant de s’ouvrir sur un quatrième, et ainsi de suite… 75. » Outre la réactivation du topos du manuscrit trouvé, ce stratagème textuel nous propose une mise en abyme du récit emboîté doublement référent, dans la mesure où il nous renvoie à cette technique du point de vue de l’univers fictionnel des Mille et Une Nuits et de l’univers fictionnel de Si par une nuit d’hiver un voyageur. L’enchevêtrement des possibles narratifs combine donc des niveaux de réalité grâce à la technique fondamentale et généralisée de l’enchâssement qui, orchestrée de façon magistrale par I. Calvino, démultiplie les sens. 2) Le dédoublement diégétique calvinien Cet effet de démultiplication se reproduit même jusqu’au niveau énonciatif du roman dont la spécificité repose sur un dédoublement diégétique qui induit un effet polyphonique. Pour mener à bien l’étude de cette spécificité du roman calvinien, nous allons nous pencher sur la stratégie de l’ambivalence mise en place par le romancier pour créer ce lecteur « potentiel » dans l’incipit. Nous essaierons également de démontrer comment I. Calvino se joue des instances narratives pour questionner les conventions romanesques et comment s’effectue la 75 Ibid., p. 135. 227 problématisation de l’autorité auctoriale à travers ce jeu incessant entre référentialité et fictionnalité. Dans l’incipit de Si par une nuit d’hiver un voyageur, on assiste à une sorte d’opération de dédoublement de l’auteur en une instance de création (l’auteur I. Calvino) et en une instance de présentation (le Je du narrateur) qui substitue, au profit du lecteur, l’inscription textuelle de l’instance créative dès les premières lignes. En effet, l’identité fictive du sujet de l’énoncé « Je » est estompée et vouée à une indétermination (« on », « l’auteur »…) volontairement réglée par la contrainte. Cette volonté doit être mise en relation avec les réflexions théoriques d’I. Calvino sur la notion d’auteur et sur cette identité fragmentée comme en témoignent ces propos Le moi, explicite ou implicite, se fragmente en diverses figures, en un moi qui est en train d’écrire et un moi qui est écrit, en un moi empirique qui se cache derrière le moi qui est en train d’écrire et en un moi mythique qui sert de modèle au moi qui écrit. Dans l’acte d’écrire, le moi de l’auteur se dissout, ce qu’on appelle la « personnalité » de l’écrivain est intérieure à l’acte d’écrire, elle est un produit et un moyen de l’écrire 76. Cette fragmentation de l’auteur (le moi écrivant, « empirique », « mythique ») correspond en fait à cette convention analysée par K. Walton, ce « moi fictionnel 77 » qui se dédouble et se clive (auteur-narrateur) aboutissant à une véritable dissolution. Cette fragmentation propose ainsi une alternative nouvelle quant à l’acte créateur qui fonde son originalité sur la lecture et donc implicitement sur la relation que le lecteur entretient avec l’œuvre littéraire qui relève d’un dispositif textuel extrêmement bien réglé. L’autorité auctoriale apparaît alors comme un amalgame complexe de « Je » qui induit un phénomène d’hybridation : Quelle part du « je » qui donne forme aux personnages est en réalité un « je » auquel ce sont les personnages qui donnent forme? Plus on avance en distinguant les diverses couches qui forment le « je » de l’auteur, et plus on s’aperçoit que nombre de ces strates n’appartiennent pas à l’individu auteur mais à la culture collective, à l’époque historique ou 76 77 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 87. WALTON (K.), « How remote are fictional words from the real world ? », Journal of aesthetics and art crtiticism, XXXVII, 1978, p. 12. 228 aux sédimentations profondes de l’espèce. Le premier maillon de la chaîne, le vrai premier sujet de l’écriture nous paraît toujours plus lointain, plus indistinct; peut-être est-ce un « je » fantomatique, un lieu vide, une absence. Pour acquérir une substance plus concrète, le « je » peut chercher à devenir personnage, et même protagoniste de l’œuvre écrite. Mais il suffit de se rappeler les pages très fines que Gianfranco Contini a consacrées au « je » de La Divine Comédie pour savoir que ce dernier aussi peut être décomposé en plusieurs personnes, à l’instar du « je » qui parle dans La Recherche de Proust 78. La figure de l’auteur doit être perçue à travers ce mélange du « Je » sujet de l’écriture et de ce « Je personnage » et surtout de ce « Je » qui renvoie à l’individu imbriqué dans ce « Je » déterminé par la « culture collective ». Ainsi, au début du roman, après avoir mis en place une captatio benevolentiae lectorale qui dispense des conseils et favorise la lecture (premier-quatrième paragraphes), l’auteur propose devant la librairie une longue liste de livres qui vise à catégoriser l’objetculte sous la forme de tirets et de syntagmes figés, ludiques, découlant de ce « moi collectif », puisqu’ils constituent des échos d’un système de référence commun qui inclut le lecteur réel et la communauté culturelle : Mais tu sais que tu ne dois pas te laisser impressionner. Que sur des hectares et des hectares s’étendent les livres-que-tu-peux-te-passer-de-lire, les livres-faits-pour-d’autres-usagesque-la-lecture, les livres-qu’on-a-déjà-lus-sans-avoir-besoin-de-les-ouvrir-parce-qu’ilsappartiennent-à-la-catégorie-du-déjà-lu-avant-même-d’avoir-été-écrits. Tu franchis donc la première rangée de murailles : mais voilà que te tombe dessus l’infanterie des livres-quetu-lirais-volontiers-si-tu-avais-plusieurs-vies-à-vivre-mais-malheureusement-les-jours-quite-restent-à-vivre-sont-ce-qu’ils-sont. Tu les escalades rapidement, et tu fends la phalange des livres-que-tu-as-l’intention-de-lire-mais-il-faudrait-d’abord-en-lire-d’autres, des livrestrop-chers-que-tu-achèteras-quand-ilsseront-revendus-à-moitié-prix, des livres-idem-voirci-dessus-quand-ils-seront-repris-en-poche, des livres-que-tu-pourrais-demander-àquelqu’un-de-te-prêter, des livres-que-tout-le-monde-a-lus-et-c’est-donc-comme-si-tu-lesavais-lus-toi-même. Esquivant leurs assauts, tu te retrouves sous les tours du fortin, face aux efforts d’interception des livres-que-depuis-longtemps-tu-as-l’intention-de-lire, des livres-que-tu-as-cherchés-des-années-sans-les-trouver, des livres-quiconcernent-justementun-sujet-qui-t’intéresse-en-ce-moment, des livres-que-tu-veux-avoir-à-ta-portée-en-toutecirconstance, des livres-que-tu-pourrais-mettre-de-côté-pour-les-lire-peut-être-cet-été, des livres-dont-tu-as-besoin-pour-les-aligner-avec-d’autres-sur-un-rayonnage, des livres-quit’inspirent-une-curiosité-soudaine-frénétique-et-peu-justifiable 79. 78 79 Ibid., p. 88. SPN., p. 9. 229 Ainsi, sous une forme dissimulée, les idéologèmes calviniens se fondent, ou plutôt visent à se confondre avec le code culturel et le discours du narrateur grâce à une construction hybride, bi-vocale où se mêlent deux niveaux à l’intérieur de l’énoncé du seul locuteur. L’auteur pratique comme d’autres romanciers oulipiens avant lui, par exemple R. Queneau dans Le Vol d’Icare, la contrainte métaleptique qui règle selon G. Genette « toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.) ou inversement 80 ». Les multiples interventions de l’auteur se mêlent ainsi, selon la construction bi-vocale évoquée, aux intrusions du narrateur qui ne cessent de renforcer l’opacité de l’instance narrative et de mettre en scène leur relation conflictuelle, comme on peut le constater avec ces exemples : Voici que l’auteur se croit obligé de recourir à un de ces exercices de virtuosité qui désignent l’écrivain moderne 81. Je suis une de ces personnes qui n’attirent pas l’œil, une présence anonyme sur un fond encore plus anonyme; si tu n’as pas pu t’empêcher, Lecteur, de me remarquer parmi les voyageurs qui descendaient du train, puis de suivre mes allers et retours entre le buffet et le téléphone, c’est seulement parce que mon nom est « moi », tu ne sais rien d’autre de moi, mais cela suffit pour te donner le désir d’investir dans ce moi inconnu quelque chose de toi. Exactement comme l’auteur sans avoir l’intention de parler de lui, et n’ayant décidé d’appeler « moi » son personnage que pour le soustraire à la vue, pour n’avoir ni à le nommer ni à le décrire, parce que toute dénomination, toute qualification le définirait davantage que ce simple pronom, l’auteur, du seul fait qu’il écrit ce mot « moi », est tenté de mettre dans ce « moi » un peu de lui-même, un peu de ce qu’il sent ou de ce qu’il croit sentir 82. L’utilisation de la contrainte métaleptique permet ainsi à I. Calvino de transgresser les niveaux de narration et d’ébranler la construction de l’illusion référentielle inhérente à la production romanesque. De la même façon, ce choix narratif induit un acte de fictivisation 83 décalé, original, qui découle d’un processus de déstabilisation des assertions constitutives de la mise en intrigue. 80 81 82 83 GENETTE (G.), Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 244. SPN, p. 29. Ibid., p. 19. JACQUENOD (C.), Contribution à une étude du concept de fiction, Peter Lang, Berne, 1988. 230 Dès lors, cela nous amène à considérer de façon plus précise la construction de la figure du lecteur dans le texte par le biais de ce procédé de la métalepse narrative. Tout d’abord, l’apparition de « la seconde personne » qui renvoie au destinataire, ou du moins à la représentation discursive d’un sujet réel pouvant enclencher le processus d’identification du lecteur, sature le texte romanesque : Tu vas commencer le nouveau roman d’I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte-toi de toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. La porte, il vaut mieux la fermer; de l’autre côté, la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : « Non, je ne veux pas regarder la télévision! » Parle plus fort s’ils ne t’entendent pas : « Je lis! Je ne veux pas être dérangé. » Avec tout ce chahut, ils ne t’ont peut-être pas entendu : dis-le plus fort, crie : « Je commence le nouveau roman d’I. Calvino! » Ou, si tu préfères, ne dis rien; espérons qu’ils te laisseront en paix 84. Le pronom personnel fonctionne aussi sur un double niveau plus ou moins ambigu étant donné qu’il peut renvoyer au lecteur référentiel, c’est-à-dire au lecteur réel, ou au lecteur fictionnalisé, c’est-à-dire le personnage du roman. Entamant une véritable capture du lecteur, l’auteur transforme cet être de papier, personnage de fiction, en un interlocuteur privilégié par le biais d’un dialogue virtuel interactif qui permet à I. Calvino, selon R. Saint-Gelais de prendre « bien soin de traiter son “tu” comme une identité extratextuelle et extrafictionnelle, allant jusqu’à utiliser le titre même de son roman pour fixer la frontière entre l’infrafictionnel et l’extrafictionnel (prétendu) et ce à l’intérieur même du texte […] 85 ». Ce dispositif énonciatif, relayé par une importante utilisation de l’impératif, qui distille un véritable mode d’emploi du livre, permet à l’auteur de disposer de ces deux instances du « tu » et d’enclencher le processus d’identification. Le texte romanesque actualise ainsi un lecteur potentiellement extradiégétique construit par l’acte de lire (le lecteur réel) et un lecteur intradiégétique construit par la fiction, puisqu’actant de la diégèse. Mais il ne faut pas omettre que le lecteur n’est 84 85 Ibid., p. 7. SAINT-GELAIS (R.), « L’effet de non-fiction : fragments d’une enquête », article en ligne sur le site internet Fabula : [ http://www.fabula.fr ]. 231 qu’un masque de l’auteur qui participe, selon M. Bakhtine à l’« hybride bivocal intentionnel et intérieurement dialogisé » puisqu’ « en lui, à l’intérieur d’un seul énoncé, fusionnent deux énoncés virtuels, comme deux répliques d’un dialogue possible. Il est vrai que jamais ces répliques ne pourront s’actualiser totalement, se constituer en énoncé parachevé, mais on discerne nettement leur forme inachevée dans la structure syntaxique de l’hybride bivocal 86 ». Le roman d’I. Calvino s’apparente donc à une forme polyphonique contrainte, particulièrement complexe de par son système de combinaisons de voix narratives. À ce propos, la linguiste A. Kuyumcuyan propose de concevoir ce dispositif des instances narratives à partir du concept de « diaphonie » emprunté à E. Roulet 87. Selon elle, la diaphonie représente ici : l’orientation du discours sur la personne de l’interlocuteur et les déterminations diverses que cette orientation fait peser, à quelque niveau que ce soit, sur la structure du constituant « intervention ». Effectif ou potentiel, ce phénomène rend compte de la polarisation essentielle du discours sur la parole, réelle ou fictive, du destinataire, de cet aspect fondamentalement anticipateur du discours qui amène le locuteur à devancer les réactions de l’allocutaire 88. Cette notion permet effectivement de bien cerner la stratégie narrative calvinienne qui tend à privilégier une lecture de l’ambiguïté et qui inscrit dans l’incipit une structure polyphonique renvoyant le lecteur à l’enchâssement des fictions et des niveaux de réalité. L’auteur dynamise l’acte de lecture par cette mise en scène d’un lecteur intradiégétique dont la participation est inscrite dans le système romanesque, et d’un lecteur extradiégétique impliqué lui aussi dans la lecture du roman d’I. Calvino, grâce à l’emploi de la deuxième personne qui introduit un mécanisme d’identification distancié, et qui relève d’un processus dialogique, puisque le texte met en œuvre cette sorte de dialogue entre deux niveaux énonciatifs. Au final, ce procédé, potentiellement déstabilisant, s’avère donc être un puissant organe de lisibilité et de fictionnalité qui offre de plus à l’auteur la 86 87 BAKHTINE (M.), Esthétique et théorie du roman, Seuil, Paris, 1978, p. 178. ROULET (E.), L’articulation du discours en français contemporain, Lang, Berg, 1985. 232 possibilité de s’interroger sur certaines catégories diégétiques fondamentales et de combiner les possibles narratifs à travers une mise en perspective des niveaux de réalité particulièrement élaborée. 3) La figuration polyphonique roubaldienne Dans le processus de textualisation de La Belle Hortense, on remarque aussi ce jeu avec la métalepse narrative qui entremêle de façon récurrente le niveau diégétique et extradiégétique. En effet, il est possible de repérer les nombreuses intrusions d’un auteur à l’identité polymorphe et contradictoire qui laissent supposer l’assimilation auteur-narrateur pour mieux la nier. Ce travail sur les niveaux qui vise à construire l’instance narrative suppose un jeu des masques relevant comme chez I. Calvino d’une poétique de la fragmentation. On assiste en fait à l’alternance programmée des deux niveaux à travers les commentaires du narrateur (niveau diégétique) et les intrusions multiples de l’auteur (niveau extradiégétique). Ces deux niveaux enclenchent un processus de parcellisation qui démultiplie les instances narratives, comme le montre cet extrait : « Mais les détours de l’âme féminine, nous le savons, sont infinis, et même un romancier qui a consacré, comme nous de nombreuses heures de son existence à cette étude (comme c’est paraît-il, la formation standard du romancier) ne peut prétendre en avoir élucidé tous les ressorts 89. » Le « romancier » est envisagé comme un pluriconcept (« nous ») qui induit volontairement un certain flottement identitaire et laisse présupposer l’assimilation de l’auteur au narrateur. D’ailleurs, cette fusion est perceptible sous le voile du cryptage anagrammatique puisque derrière le patronyme du narrateur (« Mornacier ») se cache, après rétablissement des lettres, le nom Romancier. Cependant, l’auteur ne cesse de rejeter cette collusion par le biais d’une mise au point théorique qui apparaît dès le début du roman : 88 89 KUYUMCUYAN (A.), « L’invention du lecteur ou la diaphonie potentielle », Cahiers de linguistique française, 1997, n° 19, p. 229. BH, p. 132. 233 Nous profitons de ce court répit pour faire le portrait d’Eusèbe (par nous, je veux dire le ou plutôt les narrateurs de cette histoire, puisque toute histoire suppose non pas un, mais une foule de narrateurs implicites ou explicites, tant sont nombreux les lieux et les crânes où se passe quelque chose d’important dans tout récit normalement constitué; seul un romancier idiot reste toujours au même endroit, c’est-à-dire en lui-même, derrière son menton. Moi, J. Roubaud, je ne suis ici que celui qui tient la plume, en l’occurrence un feutre noir « Pilot Razor Point » à pointe fine – comme l’indique un peu de jaune au bout du capuchon, par opposition au rond blanc qui signale une pointe plus épaisse; la pointe fine est plus chère, mais tant pis – et c’est pourquoi je dis nous, ce qui est un pluriel de modestie. Il y a dans ce roman, par ailleurs, autant vous le révéler tout de suite, un Narrateur, qui est un des personnages de l’histoire. Il apparaîtra dès le deuxième chapitre, et il dira je, comme les narrateurs le font généralement dans les romans. Mais je vous invite à ne pas le confondre avec moi, qui suis l’Auteur) 90. Comme on peut le noter, il faut pour l’instance énonciative établir une distinction parmi les potentielles figurations narratives, les « nous », c’est-à-dire entre le « je » qui correspond au « Narrateur » et le « Moi, J. Roubaud » qui signale l’« Auteur ». Après cet aparté sous la forme d’une métalepse initiale explicative, et qui apparaît finalement n’être qu’un leurre, l’Auteur met au point un processus de circulation antinomique, conflictuel entre les divers niveaux narratifs, multipliant les intrusions des deux pôles (Auteur-Narrateur) comme le montrent ces quelques exemples : mais revenons à notre propos, sinon le Narrateur va nous raconter sa vie 91, si nous avions été beaucoup plus vieux (comme l’Auteur, par exemple) 92, dans mon métier, il faut savoir placer de belles phrases, c’est pas l’auteur qui l’aurait trouvée, celle-là 93 ! Assez ! Assez ! Assez ! Le rôle du Narrateur est de dire « je », et de raconter ce qui lui arrive comme l’Auteur a décidé que ce qui lui arrive doit être raconté quand ça lui arrive (ou plutôt, d’ailleurs, après que ça lui est arrivé). Le Narrateur n’a en aucun cas à se substituer à l’Auteur, à se mettre dans la peau d’un autre personnage de l’histoire pour se donner la vedette, en plus! Comment voulez-vous que le Lecteur s’y retrouve ? Par-dessus le marché, copier pratiquement toute la scène dans un autre roman ! Si c’est ça que le Narrateur imagine être la tâche du romancier, ça promet pour la littérature française! Nous reprenons donc, mais c’est maintenant, comme il se doit, le Narrateur qui parle et dit ce qu’il doit dire, en son nom propre 94. 90 91 92 93 94 Ibid., p. 8. Ibid., p. 20. Id. Ibid., p. 21. Ibid., p. 59-60. 234 La figure du Narrateur ne doit pas pour l’Auteur être confondue avec celle du personnage ou du héros et semble correspondre ainsi à la posture du narrateur homodiégétique passant par le narrateur, et non pas la perspective du Lecteur, combinaison à l’œuvre ici puisque Mornacier évoque sa propre vie à travers cette confession destinée à être publiée. L’Auteur insiste bien sur ce distinguo : « Comme Hortense est l’héroïne de ce récit (dont le narrateur M. Mornacier, nous préférons le dire tout de suite, pour éviter des confusions dont il ne manquerait pas de se servir à des fins personnelles discutables, n’est pas seulement le héros) une première description s’impose 95. » et exhibe ainsi ce jeu avec les catégories de G. Genette 96 mises au point pour l’analyse de l’instance narrative. Grâce à cette stratégie du dédoublement diégétique qui provoque une configuration déroutante, J. Roubaud instaure une duplication potentielle qui contrecarre l’illusion de réalisme fictionnel et tend selon F. Wagner « à instituer une lisibilité nouvelle, à ce titre concurrentielle des modes de lecture soumis quant à eux à la fascination de l’illusion réaliste 97 ». Cette stratégie découle aussi des lectures de J. Roubaud et de son intérêt pour les romans anglais qui emploient fréquemment les intrusions auctoriales et qui peuvent donc constituer un modèle intertextuel remanié pour la construction de La Belle Hortense. En effet, si l’on se réfère au travail de J. Roubaud sur la romancière Jane Austen et à son article sur « La prose invisible d’Anthony Trollope 98 », on constate que la voix du romancier devient une ruse fictionnelle qui enclenche un certain effet de démystification de l’auteur : La voix du romancier en effet est omniprésente ; elle commente constamment et ironiquement l’action, révélant à l’avance au lecteur des secrets qu’il s’attendait en bon usage romanesque à se voir dissimuler jusqu’au dernier moment, ne laissant jamais au lecteur le loisir de croire à la vérité de ce qui se raconte ; le récit trollopien ne hait rien autant que l’illusion de n’être pas récit ; l’auteur irrépressible est tout-puissant, non comme un dieu caché derrière la fiction même ou un personnage de narrateur […]. Certaines interventions de l’auteur sont parfois des ruses de la fiction ; il lui arrive de tromper le 95 96 97 98 Ibid., p. 23-24. GENETTE (G.), Figures III, Seuil, Paris, 1972. WAGNER (F.), « Glissement et déphasages », Poétique, n° 130, avril 2002, p. 249. ROUBAUD (J.), « La prose invisible d’Anthony Trollope », Critique, n° 405-406, février mars 1981, p. 166-198. 235 lecteur par fausse candeur convaincante, mais l’intention principale est didactique et correspond à la nécessité victorienne de s’adresser dans le même langage à des catégories différentes de lecteurs qui ne sont pas censés pouvoir comprendre les mêmes choses […]. Si l’auteur parle, c’est aussi un moyen pour lui de détachement, de ne pas prendre parti dans le récit […]. Mais c’est, enfin et surtout, un des éléments de la stratégie de déception que James poussera à sa conséquence logique […] 99. Les interventions digressionnistes de la figure auctoriale empruntées au roman anglais participent bien à cette stratégie polyphonique roubaldienne qui remet en cause la notion de narrateur. Mais il est intéressant de voir que le procédé métaleptique se trouve à son tour redoublé par l’intrusion cette fois « du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique 100 ». On observe un glissement du narrateur au narrataire qui apparaît bien lui aussi à travers une figuration polyphonique associant « l’éditeur » au « lecteur ». Jusque là, l’instance lectorale relevait avant tout d’un phénomène d’interpellation qui vise à créer un rapport de connivence entre l’auteur-narrateur et le lecteur comme le montrent ces quelques exemples : « Nous voyons d’ici le sourire d’incrédulité qui joue sur les lèvres de notre Lecteur, mais nous précisons ici que le fait est rigoureusement exact et que nous attendons de pied ferme un démenti 101 », « mais les premières paroles du jeune homme dans l’autobus (où les avait-elle déjà entendues, ou lues ? Elle ne savait pas, et vous, cher Lecteur, qu’en pensez-vous ?) 102 », « sur la cheminée… (mais nous arrêterons là la description de la chambre d’Hortense qui, bien que passionnante et nécessaire, n’est probablement pas ce à quoi nos lecteurs s’attendent pour l’instant) 103 ». On peut parler d’intrusion du narrateur orientée vers le lecteur dans le but de mettre en place un processus lectoral de type participatif. Mais en fait, les sollicitations répétées de l’auteur-narrateur finissent par aboutir à un mouvement métaleptique lectoral, puisque le lecteur, qui incarne la fonction de 99 100 101 102 103 Ibid., p. 192-193. GENETTE (G.), op. cit., p. 244. BH, 105. Ibid., p. 126. Ibid., p. 137. 236 représentant de la multitude des lecteurs réels, fait irruption dans le récit pour suggérer un dénouement possible qui irrite son créateur et nous renvoie à notre propre quête interprétative : Mais, nous dit le Lecteur, excusez-moi de vous interrompre, si mes souvenirs sont exacts, au chapitre 16 d’abord et, plus récemment au chapitre 23 lors de la conversation entre Mme Yvonne et le père Sinouls à laquelle assiste l’inspecteur Arapède, ne nous avez-vous pas dit que ce banc, précisément, est occupé tous les matins, puisque c’est là que l’inspecteur Blognard mène son enquête. Ne serait-il pas possible, ajoute le Lecteur, et excusez-moi de me mêler de la fabrication du roman qui ne me regarde pas, sans doute, mais ,enfin, je suis un vieux lecteur de romans, j’ai commencé à l’âge de sept ans avec Le Dernier des Mohicans, et depuis, je suis passé comme nous tous par la Recherche et l’Éducation sentimentale et Pierrot mon ami, et j’en passe, donc, vous voyez, les romans, c’est un peu comme si je les avais écrits moi-même, et c’est pourquoi je me permets cette suggestion, est-ce que ça ne serait pas un moyen élégant de résoudre le problème de la protection d’Hortense en respectant ses scrupules, Morgan et elle auraient leur conversation sur un autre banc, il y en a deux autres, un de chaque côté si je ne m’abuse, et M. Mornacier serait là tout à fait naturellement et il pourrait non seulement veiller au grain, mais être témoin de l’entrevue et nous la rapporter, c’est le devoir du Narrateur n’est-ce pas 104 ? Les ingérences du narrateur extradiégétique sont donc contrebalancées par celles du lecteur et d’une autre figure identifiable dans la fiction : l’éditeur. Une fois de plus, on constate une intrusion de type polémique qui marque la relation de l’éditeur avec l’auteur et le narrateur. En fait, si l’on analyse les interventions de ce représentant institutionnel, on remarque que les « notes de l’éditeur » visent à dévoiler les « dessous » de la création en insistant non sans ironie, sur l’aspect matériel de la production romanesque, comme on peut le constater à travers ces deux exemples : (excusez-nous et veuillez ne pas tenir compte de la phrase précédente qui s’est introduite par erreur, en provenance d’une description de rue hivernale qui n’a rien à faire dans ce roman-ci. Note de l’Éditeur. Après une étude financière poussée, il s’est révélé plus rentable d’insérer ici cette note que de supprimer la phrase qui avait échappé à nos correcteurs) 105. (il ne faut jamais oublier de replacer le lecteur dans des conditions telles qu’il puisse distinguer les positions relatives dans le temps des diverses séquences narratives) (toutes les relations entre l’Auteur et nous au moment de la composition de ce chapitre étaient interrompues à la suite de notre refus de lui accorder une avance sur la vente de trente mille exemplaires qu’il réclamait. Nous ne savons pas si cette parenthèse est une exhortation de l’auteur à lui-même, introduite par distraction dans le tapuscrit, ou si elle fait vraiment 104 Ibid., p.234-235. 105 Ibid., p. 88-89. 237 partie du texte; dans le doute, nous l’avons maintenue telle quelle, non sans hésitations. Note de l’Éditeur) 106. En outre, l’éditeur intervient même parfois dans la lutte fratricide entre l’auteur et le narrateur : Ce chapitre, le vingt-quatrième, commence par un coup de théâtre: contrairement aux affirmations et insinuations perfides de l’auteur (qui les a placées dans une parenthèse du chapitre 2, sans se douter que, grâce à une amie de ma femme, j’aurais accès, au cours de l’impression du livre, aux épreuves parvenant chapitre par chapitre au directeur de la collection, et que j’ai su, avec un sang-froid remarquable, attendre le moment le plus favorable pour la révélation que je vais maintenant vous faire), contrairement à ce que j’ai dit moi-même au chapitre 16 (mais je l’ai fait en toute sincérité, je pensais réellement cela à l’époque, et cet idiot d’Auteur est tombé tête baissée dans le piège que je lui tendais 107. Mais l’insertion des « notes de l’éditeur » en tant que procédé métaleptique peut être rapproché des stéréotypes discursifs du roman policier et notamment de la production de F. Dard qui joue également des fausses « notes de l’éditeur », mais en ayant une autre visée. À travers cette analyse des intrusions du « Lecteur » et de « l’éditeur », on peut donc affirmer que la figure du narrataire se construit dans la duplicité. La combinaison programmée d’une structure diégétique privilégiant la polyphonie aboutit donc bien à une figuration roubaldienne polyphonique qui instaure tout un jeu de masques et qui transgresse les canons mimétiques conventionnels. En conclusion, on peut affirmer que les fictions oulipiennes apparaissent bien comme des hyperstructures labyrinthiques découlant de contraintes formelles et combinatoires qui visent à l’ordonnancement du tissu romanesque. À travers notre analyse, nous avons souhaité démontrer que Si par une nuit d’hiver un voyageur relève bien d’une poétique contraignante qui nécessite l’assimilation, puis la transformation passant par la transsubstantiation des modèles théoriques issus de la linguistique (le modèle actantiel et le carré sémiotique) en de véritables contraintes littéraires opératoires. En effet, la 106 Ibid., p. 112. 107 Ibid., p. 224. 238 transmutation de l’intertexte théorique qui s’oppose à une imitation servile des modèles, débouche sur la constitution de matrices formelles et combinatoires permettant de mettre en fiction les superstructures textuelles qui organisent l’articulation interne du roman. Ce processus cognitif et créatif d’assimilation postimitative est un fondement caractéristique des contraintes oulipiennes qui a de plus donné à l’auteur la possibilité d’agencer le roman à partir de certains concepts « empruntés » et de certaines règles plus spécifiquement oulipiennes (la contrainte de la boule de neige). Mais la mise en forme de cette hyperstructure résulte également de procédés programmatiques qui ont pour but d’ordonner le jeu des possibles narratifs en mettant en perspective les niveaux de réalité du texte romanesque. Ainsi, notre démarche d’analyse a eu pour objectif de montrer ici l’enchevêtrement contraint des narrations qui distribue les trois macro-niveaux du dispositif romanesque (le procédé du récit intégrant, la métalepse, le processus de mise en abyme). Nous avons ici centré notre étude sur la technique de l’enchâssement qui démultiplie les jointures narratives et les possibles romanesques, grâce aux ruptures syntagmatiques qui constituent paradoxalement un puissant facteur d’unification de la fiction. À ce moment de l’analyse, nous avons pu mettre en évidence la spécificité des contraintes formelles et combinatoires présentes dans les deux œuvres qui découlent de la poétique oulipienne, mais se différencient selon la stratégie auctoriale, étant donné qu’I. Calvino sélectionne des contraintes s’inspirant de la linguistique, alors que J. Roubaud privilégie des procédés géométrico-poétiques. Enfin, nous avons souhaité prendre en compte la distribution des niveaux de réalité du point de vue de la microstructure et l’élaboration de la figuration auctoriale en focalisant notre attention sur le dédoublement diégétique de la machinerie tant calvinienne que roubaldienne. Il nous a semblé essentiel à ce moment de l’analyse de nous situer sur le plan de l’énonciation afin de tenter d’explorer la mise en place de la figure de l’auteur et du lecteur au sein de ces métafictions qui induisent un effet dialogique, 239 diaphonique, posant de manière spécifique la problématique de la représentation de l’auteur entre référentialité et fictionnalité. II Contraintes génériques : problématique par rapport à la tradition Il convient à présent de nous interroger sur les contraintes génériques identifiables dans le roman d’I. Calvino et de J. Roubaud et notamment sur la problématique du rapport du roman oulipien avec la tradition littéraire. Par quels moyens le roman oulipien renouvelle-t-il l’art romanesque ? Peut-on dire que le roman oulipien entretient une relation particulière à la tradition littéraire en se jouant des codes, des conventions génériques grâce à une poétique de la variation qui prône le recours à l’imitation et au déplacement ? Le roman oulipien en tant qu’œuvre autoréflexive, parvient-il à subvertir ses propres règles génériques par le biais d’un usage singulier des contraintes ? Tout d’abord l’intérêt de cette étude sera de considérer l’œuvre d’I. Calvino comme un espace textuel contraignant qui transforme et assimile d’autres textes et genres par l’intermédiaire de ces dix incipit. Ces ouvertures offrent au lecteur « l’essentiel du roman, concentré en dix amorces de roman qui développent de manière très différente un thème commun et agissent sur un cadre qu’elles déterminent autant qu’il les détermine lui-même 108 ». Ainsi, pour tenter de démêler l’imbrication du « cadre » et de ses « amorces », nous allons tout d’abord consacrer une partie à cette matrice-cadre à la fois polycentrique et synchronique qui engendre une hybridation générique du roman du lecteur. Notre démarche propose de voir comment l’auteur recourt à trois sources génériques possibles pour son exploration (le modèle anthropologique, les modèles littéraires et les modèles paralittéraires). Puis, afin de montrer comment l’écriture calvinienne dialectise les conventions génériques romanesques, nous procéderons 240 à une analyse détaillée de chacun des dix incipit proposés qui nous renvoient à de multiples sous-genres romanesques et posent la problématique de la contrainte sémantique. Or, d’un point de vue méthodologique, cette réflexion sur les genres va privilégier une poétique du texte qui combine la perspective narratologique et la perspective intertextuelle. En effet, parce que l’intertextualité désigne selon L. Jenny « non pas une addition confuse et mystérieuse d’influx, mais le travail de transformation et d’assimilation de plusieurs textes opérée par un texte centreur qui garde le leadership du sens 109 » ; elle constitue plutôt un concept particulièrement opératoire d’analyse des textes littéraires qui reproblématisent certaines notions sous-jacentes telles que l’auteur ou la référentialité. Dès lors, d’un point de vue critique, l’intertextualité a l’avantage de proposer un nouveau mode de lecture « qui fait éclater la linéarité du texte » et qui est présupposé par le roman oulipien qui use du régime de l’hypertextualité et qui multiplie les opérations « d’intégration » (citations fondues, allusions…). De plus, comme le souligne S. Rabau, elle permet « d’étudier des catégories transcendant le texte, notamment son origine, sans pour autant obliger à quitter la surface et l’immanence textuelle 110 », c’est-à-dire qu’elle offre au lecteur-interprète la possibilité de mêler l’analyse formelle de « surface » à une analyse quasi « mémoriale » qui ne suit pas le déroulement linéaire du texte, mais vise à établir l’identification des intertextes possibles. L’autre avantage d’une intertextualité associée à une perspective narratologique privilégiant le cadrage générique, sera de préserver notre étude de toute projection lectorale non avérée même s’il est évident que l’auteur ne peut anticiper toutes les réactions du lecteur. L’approche sémiotico-intertextuelle nous permettra également de démontrer que l’intertextualité chez I. Calvino comme chez J. Roubaud, en tant que constante formelle 108 CALVINO (I.) Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 189. 109 JENNY (L.), « La Stratégie de la forme », Poétique, 1976, n° 8, p. 262. 241 et sémantique, constitue bien une contrainte oulipienne. Cette contrainte vaut pour le lecteur qui doit posséder une « encyclopédie » suffisante pour décoder selon M. Riffaterre « l’agrammaticalité 111 » c’est-à-dire l’endroit du texte qui pose problème étant donné qu’il ne renvoie pas à la compréhension littérale du texte, mais à une disposition sémiotique intertextuelle ; elle vaut aussi pour l’auteur qui met en place selon J. Bessière « une rhétorique de l’intertextualité » intégrant le lecteur au cœur de la fiction, car toute réécriture relève bien d’une situation rhétorique : Elle suppose par là une situation rhétorique. Le texte qui s’élabore est relativement à son antécédent dans une situation de juxtaposition et, par les reprises auxquelles il procède, dans une interrelation, par cette dualité, il soumet les répertoires disponibles à une recomposition syntagmatique – soit selon la linéarité de tout texte – et paradigmatique – soit selon les isomorphismes que le texte dessine entre des séries d’éléments non liés jusqu’alors. La réécriture est donc composition du texte suivant la dualité des rapports de celui-ci à ses déterminations, discours disponibles, témoins littéraires, conventions. Le texte comprend ses propres déterminations, et il est point de vue sur ses déterminations puisqu’il se donne comme une de leurs variantes fonctionnelles. Ainsi s’explique qu’il puisse apparaître, soit en termes de production, soit en termes de lecture, à la fois comme un résumé totalisant des discours et conventions disponibles et comme leur écart 112. Nous allons tâcher de découvrir comment I. Calvino inscrit la figure lectorale au centre d’un dispositif créatif contraignant qui établit de potentiels parcours interprétatifs fondés sur les codes romanesques, sur « des motifs qui reviennent ». A) Une matrice polycentrique et synchronique : l’hybridation générique du roman du lecteur Le roman d’I. Calvino apparaît bien comme un hyper-roman contenant de multiples variantes du genre. En cela, le récit-cadre, c’est-à-dire le roman du lecteur (chapitres numérotés) s’apparente à une matrice polycentrique et synchronique qui repose sur un véritable processus d’hybridation génératif. À vrai dire, le cadre disperse de manière concentrique des foyers narratifs qui tendent à 110 RABAU (S.), L’Intertextualité, Garnier-Flammarion, Paris, 2002, p. 24. 111 RIFFATERRE (M.), La Production du texte, Seuil, Paris, 1979. 242 dilater la temporalité fictionnelle, tout en multipliant les lieux grâce à une mécanique de la contrainte et à des rouages textuels qui ont laissé R. Barthes admiratif : Le second charme que je trouve chez Calvino, c’est qu’en réalité, il est un penseur ou un praticien du récit – ce qui, finalement, n’est pas tellement fréquent aujourd’hui. Et il apporte là une sorte de subtilité extraordinaire […]. Il y a chez lui une espèce de développement et d’éblouissement de la stratégie, une sorte de combinatoire illimitée des possibilités, des opérations, des manipulations, qui fait que je verrais assez volontiers dans son œuvre en tant qu’œuvre narrative, la force d’un certain machiavélisme. Le récit est conduit en une sorte d’étoilement, il y a des assauts multiples, des entrées multiples. Et tous ces assauts, je dirais qu’ils ne sont pas ordonnés au sens où un récit traditionnel est construit. (Où, par la narratologie, on commence aujourd’hui à deviner comment un récit traditionnel peut être construit). Chez lui, cela va beaucoup plus loin. Ce n’est pas un récit ordonné, mais – pour jouer sur les mots – coordonné : un récit qui substitue cette notion de coordination à celle d’ordre. Il construit des réseaux à entrées multiples. C’est cela qu’il y a de très beau. Et qui fait aussi que on pourrait rapprocher son œuvre d’une certaine veine picaresque, dans la mesure où le picaresque, c’est précisément l’histoire qui raconte une histoire qui raconte une autre histoire, des histoires en tiroirs, en quelque sorte. Le second charme que je trouve à cette œuvre, c’est donc cela : le caractère réticulé de la logique narrative 113. Ce concept de réseau souligné par R. Barthes et commenté par I. Calvino luimême dans ses écrits théoriques, révèle de manière intrinsèque la conception calvinienne et même oulipienne de l’œuvre littéraire supposant : un déplacement dans la conception même de l’interprétation littéraire : là où interprétait le texte en fonction de causes extérieures, selon un axe logico-temporel – le monde qui l’imite, l’auteur qui le produit, l’œuvre qui l’influence –, il va falloir l’interpréter en fonction d’un réseau où il se trouve pris. Là où on remontait un fleuve, il va falloir parcourir en tous sens une bibliothèque 114. Pour J. Bens, ce concept doit être mis en relation avec le modèle du labyrinthe qui apparaît de façon récurrente dans les œuvres oulipiennes (Les Villes invisibles d’I. Calvino, Le Grand incendie de Londres de J. Roubaud…) : « Le réseau. C’est un ensemble d’itinéraires, dont le parcours est également rendu difficile par des impasses et des boucles, mais plusieurs voies sont possibles pour se rendre d’un 112 RABAU (S.), L’Intertextualité, Garnier-Flammarion, Paris, 2002, p. 166-167. 113 BARTHES (R.), « La mécanique du charme », Entretien à France-Culture, 1978, repris en présentation dans Le Chevalier inexistant d’I. Calvino, Seuil, Paris, 1984. 243 point à l’autre. Chaque trajet comporte donc plusieurs solutions. (Évidemment, l’une d’elles est plus satisfaisante que les autres.) Le modèle courant de ce type de labyrinthe est bien connu des voyageurs : c’est la carte de géographie 115. » Selon ce précepte, I. Calvino propose dans ce roman des « réseaux à entrées multiples » qui induisent une trame narrative mixte, hétérogène, sorte de prolifération arborescente qui provient à la fois de la théorie mathématique et de la notion de réseau hypertextuel, caractéristique de la poétique oulipienne. En effet, le lecteur peut percevoir, grâce aux indices textuels disséminés, au moins trois polycentres génériques que nous allons expliciter. 1) Le modèle anthropologique Comme nous avons déjà pu le constater, les théories des sciences humaines et notamment du folklore et de l’anthropologie ont constitué pour I. Calvino de vrais stimulants créatifs, peut-être parce que selon lui, « habitué comme je suis à voir dans la littérature la recherche d’une connaissance, je ne saurais avancer sur le terrain existentiel sans considérer qu’il inclut l’anthropologie, l’ethnologie, la mythologie 116 ». D’emblée, I. Calvino se passionne pour les potentialités du récit mythique, pour cette « structure feuilletée » qui s’apparente à un discours combinatoire contraignant : Si j’ai éprouvé de l’attirance au cours d’une certaine période de mon activité littéraire pour les folktales et les farytales, ce n’est pas par fidélité à une tradition ethnique (car mes racines se trouvent dans une Italie tout à fait moderne et cosmopolite), ni par nostalgie de mes lectures enfantines (dans ma famille, un enfant ne devait lire que des livres instructifs et de quelque pertinence scientifique), mais par intérêt pour le style et la structure, pour l’économie de ces récits, comme pour leur rythme et leur logique essentielle 117. 114 115 116 117 CALVINO (I.), Leçons américaines, Seuil, Paris, 1989, p. 146. BENS (J.), Lente sortie de l’ombre, Stock, Paris, 1998, p. 123-124. Ibid., p. 54. Ibid., p. 67. 244 La littérature populaire, et notamment le conte, fournit à l’écrivain une sorte de cheminement programmé des fonctions actantielles qui entretiennent un rapport privilégié avec l’imaginaire littéraire : La littérature orale, au premier chef. Dans les contes, l’envol vers un autre monde est une situation qui se répète très fréquemment. Propp l’inclut parmi les « fonctions des personnages » dans sa Morphologie du conte, en décrivant comme suit ce mode de « transfert » du héros : « L’objet de la recherche se trouve habituellement dans un " autre » royaume, dans un royaume « étranger », qui peut être situé très loin dans le sens horizontal, ou bien à une grande altitude ou une grande profondeur dans le sens vertical. » Propp fournit ensuite une liste d’exemples, illustrant le cas où « le héros vole dans les airs » : « sur un cheval, sur un oiseau, en prenant la forme d’un oiseau, sur un vaisseau volant, sur un tapis volant, sur les épaules d’un géant ou d’un esprit, dans la calèche du diable, etc. Cette fonction chamanique et magique, qu’attestent l’ethnologie et le folklore, il ne me paraît pas abusif de la mettre en rapport avec l’imaginaire littéraire; au contraire, c’est dans les nécessités anthropologiques auxquelles elle répond qu’il faut chercher, me semble-t-il, la rationalité plus profonde que toute opération littéraire implique 118. Comme on peut le constater les folktales de la tradition populaire sont intéressants pour lui du point de vue formel parce qu’ils génèrent une véritable efficacité narrative grâce à leurs structures, leur rythme, leur économie. Mais le conte suscite également l’intérêt d’I. Calvino d’un point de vue sémantique, étant donné que comme la littérature, il est porteur d’une fonction anthropo-existentielle qui multiplie les issues vitales : Pris dans leur ensemble, dans leur casuistique d’événements humains répétés et toujours variés, ils proposent une explication générale de la vie, explication née en des temps éloignés et conservée jusqu’à nous dans le lent ressassement des consciences paysannes; ils sont le catalogue des destins qui peuvent se présenter à un homme, à une femme, surtout dans la tranche de vie qui correspond justement à la mise en forme d’un destin : la jeunesse, depuis la naissance, qui souvent porte déjà en soi un bon ou un mauvais présage, jusqu’à l’éloignement de la maison, aux épreuves pour devenir adulte, puis quand on a enfin mûri pour se confirmer en tant qu’être humain 119. Il n’est donc guère étonnant que l’auteur renoue avec ce modèle anthropologique pour la création de Si par une nuit d’hiver un voyageur qui intègre, dans sa matrice-cadre, la forme du conte oriental et installe le texte-source des Mille et Une Nuits. Cette opération d’intégration se matérialise encore une fois à plusieurs 118 Ibid., p. 55-56. 245 niveaux, sur différents plans à l’intérieur du roman plus ou moins dévoilé par l’auteur : « Mais comment un pareil livre pourrait-il être construit ? Devrait-il s’interrompre après le premier alinéa. Ou encore emboîter un début de narration dans l’autre, comme font les Mille et Une Nuits 120 ? » En effet, on peut tout d’abord établir un rapport entre l’intertexte et le texte calvinien en envisageant les thèmes et les motifs qui se réfèrent au conte oriental. On sait que les Mille et Une Nuits contiennent des contes de ruses où le personnage central, grâce à la force de son esprit, parvient à ses fins en évitant les obstacles tendus. Le thème de la tromperie occupe une place centrale dans ce recueil comme peuvent en témoigner par exemple « Le Conte du pêcheur et du démon » ou celui même de Shéhérazade, tout comme dans Si par une nuit d’hiver un voyageur où le lecteur est confronté aux stratagèmes mis en place par Hermès Marana, le traducteurfaussaire. De plus, ce thème de la tromperie sature littéralement le texte romanesque par le recours constant à la thématique de l’apocryphe et de ses avatars qui constituent un réseau sémantique protéiforme (la figure du faussaire, la figure du copiste, les sectes apocryphes, les traductions truquées, les complots apocryphes…). Mais la réactivation visible de l’intertexte se manifeste aussi à partir du motif des aventures amoureuses qui favorisent l’émergence de l’éros. On peut supposer que la thématique sexuelle mise en place par l’auteur et notamment dans le chapitre VII, découle du conte oriental qui dépeint le plaisir sexuel. Ainsi, dans le chapitre VII, on assiste à la description de l’étreinte amoureuse du lecteur et de la lectrice qui devient un « objet de lecture ». Dans un processus d’assimilation, la lecture s’apparente à un plaisir sexuel à travers de multiples allusions qui atteignent ici une sorte d’apogée : Lectrice, voici que tu es lue. Ton corps est soumis à un déchiffrement systématique, à des canaux d’information tactiles, visuels, olfactifs et non sans intervention des papilles gustatives […]. Et toi aussi, lecteur, tu es un objet de lecture : tantôt la lectrice passe ton 119 CALVINO (I.), Contes populaires italiens, Denoël, Paris, 1981, p. 8. 120 SPN, p. 189. 246 corps en revue, comme si elle parcourait une table des matières, tantôt elle le consulte comme pour obéir à une curiosité rapide et bien précise […]. À la différence de la lecture des pages écrites, la lecture que les amants font de leurs corps (de ce concentré d’esprit et de corps dont les amants font usage pour aller au lit ensemble) n’est pas linéaire. […] Ce par où l’étreinte et la lecture se ressemblent le plus c’est ceci : en elles s’ouvrent des espaces et des temps différents de l’espace et du temps mesurable 121. En fait, la métaphore de la lecture qui évoque la sexualité se manifeste dans le texte à travers de nombreux indices lexicaux s’y référant : – « Tu te libères en quelques zigzags et pénètres d’un bond dans la citadelle des nouveautés-dont-l’auteur-ou-le-sujet-t’attire 122. » – Si tu lis un livre dès sa sortie, tu possèderas cette nouveauté du premier instant, sans avoir à la poursuivre, la traquer 123. – Mais comme tout plaisir préliminaire, celui-ci doit respecter une durée optimale si on veut qu’il débouche sur un plaisir plus consistant : la consommation de l’acte, ou la lecture du livre 124. – Ce volume-ci n’est pas coupé : premier obstacle sur lequel bute ton impatience. Muni d’un bon coupe-papier, tu t’apprêtes à pénétrer ses secrets 125. – S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée, voilà qui va bien avec l’idée d’un secret caché dans les mots : tu te fraies un chemin dans ta lecture comme au plus touffu d’une forêt 126. L’émergence de l’éros, apparemment surprenante dans le roman calvinien, peut être donc appréhendée de façon plus lisible si l’on la rattache à cette modélisation inférée par les Mille et Une Nuits. Il semble ensuite que l’auteur se serve de certains personnages issus du conte oriental comme l’archétype du héros principal ou encore de Shéhérazade. En effet, même si les femmes occupent une place importante dans les Mille et Une Nuits, le pivot de chaque conte est un homme juste et valeureux qui doit subir de nombreuses aventures plus ou moins périlleuses, l’obligeant à s’exiler loin de chez lui et à faire la rencontre de nombreux personnages qui chacun à son tour lui conte son histoire. De la même manière, on constate que le 121 122 123 124 125 126 Ibid., p. 166-167. Ibid., p. 10. Id. Ibid., p. 12. Ibid., p. 36. Ibid., p. 47. 247 lecteur d’I. Calvino est confronté à un schéma d’action similaire qui l’amène à la poursuite du vrai livre dans de nombreux lieux (la faculté, la maison d’édition, la Suisse, en Ataguitania…), plus ou moins lointains, qui le mènent à écouter de nombreuses histoires de lectures (l’éditeur et ses lectures d’enfance, Lotaria et ses lectures analytiques…). Il complète son système de personnages en empruntant aux Mille et Une Nuits la figure de Schéhérazade sous les traits de « l’épouse du sultan ». Par exemple, dans le chapitre VI, le narrateur évoque la rencontre d’Hermès Marana avec cette sultane qui, par contrat matrimonial, ne doit jamais être privée de livres à sa convenance. Face à l’embargo sur les livres occidentaux instauré par la police de l’émirat, le traducteur-faussaire propose au sultan un stratagème inspiré de la tradition littéraire de l’Orient : il interrompra sa traduction au moment le plus passionnant, et commencera à traduire un autre roman, en l’insérant dans le premier par quelques expédients rudimentaires, par exemple un personnage du premier roman ouvre un livre et se met à lire… Le second roman s’interrompra à son tour et laissera la place à un troisième, qui n’ira pas bien loin avant de s’ouvrir sur un quatrième, et ainsi de suite… 127 Cette mise en abyme du dispositif textuel même du roman fait ressurgir l’intertexte oriental tout en le transformant puisque par effet de miroir (le sultanHermès Marana / Shérérazade), les pôles actantiels sont délibérément inversés. À vrai dire, l’autorité auctoriale substitue dans l’économie narrative une « Shéhérazade » conteuse à une « Shéhérazade » liseuse. Ce processus d’inversion, de déplacement, s’étend d’ailleurs à la macrostructure du roman. Normalement, l’histoire de Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits constitue le cadre narratif qui va permettre à l’auteur de juxtaposer des contes qui n’ont aucun lien entre eux, comme on peut l’observer par exemple dans le « Conte du bossu 128 » qui contient à lui seul six matrices intégrées (le conte du bossu, du courtier chrétien, de l’intendant du Roi de Chine, du médecin juif, du tailleur et celui de ses six frères, et du barbier de Bagdad). Shéhérazade qui ne termine 127 Ibid., p. 135. 128 ANONYME, Les Mille et Une Nuits, traduction de J-C Mardrus, Laffont, Paris, 1980, p. 146222. 248 jamais ses récits avant l’aube réussit donc par la ruse, à éviter l’homicide du sultan. I. Calvino subvertit ce modèle narratif, puisqu’il remplace le personnage de Shéhérazade, sorte d’image potentielle de Ludmilla, par le personnage d’H. Marana qui va interrompre la lecture de la jeune femme grâce à son stratagème de parasitage romanesque dans le seul but de ne pas la perdre : Afin de ne pas rompre le dernier fil qui le reliait à la dame, il continuait à semer la confusion parmi les titres, les noms d’auteurs, les pseudonymes, les langues, les traductions, les éditions, les pages de titre, les chapitres, les commencements, les conclusions : autant de moyens pour l’obliger, elle, à reconnaître là des signes de sa présence, un salut sans espoir de réponse qu’il lui adressait 129. Cette réapparition inversée du personnage constitue bien un moyen pour l’auteur d’établir une relation de dérivation avec le texte-source. Une autre trace possible de l’intertexte se situe au niveau du traitement de la temporalité. Brièvement, on peut dire que I. Calvino a privilégié à travers la catégorie générique du conte oriental, l’organisation circulaire de la temporalité fictive. Il a pressenti la nécessité de modeler sa fiction romanesque sur un dispositif de dilatation temporelle, à l’œuvre dans les Mille et Une Nuits, créant une homogénéité rythmique, « une relativité du temps » : Tout l’art de Schéhérazade, qui lui permet chaque nuit de sauver sa tête, consiste à savoir enchaîner les histoires et à savoir s’interrompre au bon moment : deux opérations portant sur la continuité et la discontinuité du temps. Le secret tient au rythme, à une manière de capturer le temps qui paraît attestée dès les origines : dans l’épopée en vers, par la métrique; dans la narration en prose, par les divers moyens de tenir en éveil le désir d’entendre la suite. Chacun sait quelle sensation de malaise on éprouve, chaque fois qu’un incapable prétend raconter une histoire drôle en manquant tous ses effets : enchaînements et rythmes, principalement. Cette sensation, Boccace l’évoque dans une de ses nouvelles (VI, 1) consacrée précisément à l’art du récit oral 130. Cette dichotomie temporelle, qui apparaît comme un élément spécifique du conte oriental, va être empruntée par I. Calvino pour l’élaboration de son roman qui joue sur une lecture à la fois continue (le roman Si par une nuit d’hiver un voyageur) et discontinue (les dix incipit). En même temps, l’auteur oulipien 129 Ibid., p. 257. 249 emploie ce processus circulaire du conte, car si l’on analyse le début et la fin du roman, on constate que des éléments textuels se superposent le long de cet itinéraire temporel. Par exemple, dans le chapitre II, l’autorité auctoriale met en place pour le lecteur un circuit existentiel et riche en potentialités qui s’achèvera à l’ultime chapitre sur le point de départ comme le prouvent ces deux extraits : – Chapitre II : « Ta lecture n’est plus solitaire : tu penses à la lectrice qui, en ce moment même, ouvre le livre, et voici qu’au roman à lire se superpose un roman à vivre, la suite de ton histoire avec elle, ou plus exactement : le début d’une possible histoire. Regarde comme tu as changé déjà : tu soutenais que tu préférais un livre, chose solide, qui est là bien définie, dont on peut jouir sans risque, à toutes les expériences vécues, toujours fuyantes, discontinues, controversées. Cela veut-il dire que le livre est devenu un instrument, un moyen de communication, un lieu de rencontre? Ce n’est pas pour cela que la lecture aura moins d’emprise sur toi : au contraire, quelque chose de nouveau s’ajoute à ses pouvoirs 131. » – Chapitre XI : « Vous croyez que chaque lecture doit avoir un début et une fin ? Autrefois le récit n’avait que deux façons de finir : une fois les épreuves passées, le héros et l’héroïne se mariaient ; ou ils mouraient. Le sens ultime à quoi renvoient tous les récits comporte deux faces : ce qu’il y a de continuité dans la vie, ce qu’a d’inévitable la mort. Là, tu t’arrêtes un moment pour réfléchir. Puis, avec la soudaineté de l’éclair, tu te décides : tu épouseras Ludmilla 132. » Cet effet de circularité est renforcé, voire décuplé, par le retour affiché à l’intertexte qui est inséré dans le discours même du cinquième lecteur de la bibliothèque (Chapitre XI) : « Cette histoire dont je vous parlais, je me rappelle bien le début, mais j’ai oublié tout le reste. Ce doit être un récit des Mille et Une Nuits 133 ». Cette intégration calvinienne relève d’une opération d’installation car le narrateur signale, sans équivoque, la présence du texte-source tout en inventant le conte du « collier des sept perles 134 » à partir d’une redistribution des éléments narratifs (les actants, le chronotope, le style…) qui proviennent du conte oriental. Dès lors, ces propos d’I. Calvino, extraits du roman, prennent une résonance toute significative : « C’est bien cela : il y a des motifs qui reviennent, le texte est tissé 130 131 132 133 134 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 70. Ibid., p. 36. Ibid., p. 277. Ibid., p. 275. Id. 250 de ces allers et retours destinés à traduire les incertitudes du temps 135. » L’auteur substitue ainsi grâce à la forme structurelle du conte, une temporalité historique à une temporalité anthropologique. Enfin, la référence intertextuelle la plus apparente peut-être du roman, se situe au niveau de l’organisation de la stratégie narrative. Il est évident que l’emprunt le plus manifeste au conte oriental se matérialise à travers les procédures d’emboîtement du récit-tiroir et à travers une forme textuelle, sorte de « flèche mentale » qui repose sur la rapidité, l’économie, l’exactitude. Selon lui, le conte apparaît bien comme une structure qui cristallise ces notions essentielles à la construction romanesque : « D’emblée, dans mon travail d’écrivain, je me suis efforcé de suivre la course des circuits mentaux qui, à la vitesse de l’éclair, captent et relient entre eux des points éloignés dans l’espace et le temps. Je cherchais toujours l’équivalent d’une énergie intérieure, d’une dynamique mentale 136. » Cependant, le conte oriental, en développant les intrigues parallèles et les niveaux de sens, obéit également à une règle de la multiplicité qui offre au lecteur une vision du monde plurielle à travers le tissage des relations réglées par le schéma narratif. Cet emprunt de la structure fictive des Mille et Une Nuits est une référence intertextuelle avérée qui a été insérée à l’intérieur du texte comme nous avons pu le voir parmi les extraits cités et qui a été explicitée par l’auteur dans l’extrait qui suit : J’ai choisi comme situation romanesque typique un schéma qui pourrait s’énoncer ainsi : « un personnage masculin qui raconte à la première personne se trouve devoir assumer un rôle qui n’est pas le sien, dans une situation où l’attraction exercée par un personnage féminin et où l’imminence d’une obscure menace d’une collectivité d’ennemis, l’impliquent sans solution. » De ce noyau narratif, j’ai rendu compte à la fin de mon livre sous la forme d’une histoire apocryphe des Mille et Une Nuits, mais il me semble qu’aucun critique ne l’ait noté 137. Le modèle du conte oriental est donc réexploité par I. Calvino dans sa multiplicité, c’est-à-dire tant au niveau de la forme que du sémantisme, même s’il 135 Ibid., p. 29. 136 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 84-85. 251 opère la redistribution ou le déplacement de certains éléments. Mais évidemment, il ne s’agit pas du seul modèle utilisé par l’auteur. 2) Les modèles littéraires En effet, Si par une nuit d’hiver un voyageur se construit en empruntant différents moules romanesques issus d’une longue tradition littéraire. Ainsi, au conte anthropologique se mêlent trois autres modèles historiquement datés. Le premier identifiable semble s’apparenter au modèle homérique qui demeure pour I. Calvino un intertexte de référence 138. Un des aspects que l’auteur va intégrer dans l’élaboration de son roman et que nous avons déjà longuement signalé, apparaît bien être le procédé du récit devenant récit de récit. Le roman gréco-romain en tant que réservoir de topoï lui permet de prélever des motifs et des thèmes qui seront remaniés et inversés dans le roman. On peut constater ainsi le rapport de similitude, de connexion qui s’établit entre le roman calvinien et le roman gréco-romain grâce à la reprise de certains éléments stéréotypés. On peut noter l’importance du thème de l’amour dans le roman-cadre qui est un topos antique. En effet, dès le premier chapitre, le narrateur évoque cette problématique et la possible histoire d’amour entre le lecteur et la lectrice, puis introduit dans le deuxième chapitre la scène de rencontre qui va cristalliser cette passion soudaine du jeune homme pour Ludmilla. Cette relation qui se noue aboutira à la fin du roman au mariage : « Lecteur et Lectrice, vous êtes à présent mari et femme. Un grand lit conjugal accueille vos lectures parallèles 139. » Ce schéma correspond à celui du roman grec comme le montre M. Bakhtine : « Le sujet commande, comme point de départ, la première rencontre du héros et de l’héroïne et la soudaine flambée de leur passion réciproque ; le point d’arrivée sera leur heureux mariage. Toute action se déroule entre ces deux points, pôles de 137 CALVINO (I.), « Se una notte d’inverno un narratore », Alfabeta, n° 8, décembre 1979, p. 25. 138 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1993, p. 90. 139 Ibid., p. 279. 252 l’action, événements essentiels de la vie des héros 140. » Le ressort amoureux est intégré à l’hyperstructure calvinienne par le biais de ce retour aux « sources romanesques ». On peut même dire que la topique amoureuse va enclencher un autre élément organisateur et compositionnel du roman grec, celui de la mise à l’épreuve des héros, « l’épreuve de leur chasteté et de leur fidélité 141 ». Ainsi la lectrice devra résister aux avances de l’écrivain Flannery Silas (Chapitre VIII), et le lecteur devra lutter contre les tentatives de séduction des multiples identités féminines rencontrées sur le chronotope de sa route. Concernant la démultiplication de ce procédé dans le roman, on peut noter qu’I. Calvino le transpose de manière ludique en faisant intervenir l’autorité auctoriale à la rescousse du lecteur : « En parlant, Sheila-Alfonsina-Gertrude s’est jetée sur toi, t’a arraché tes vêtements de détenu : vos membres nus se mêlent au pied des grandes mémoires électroniques. Lecteur, que fais-tu ? Tu ne résistes pas ? Tu ne t’enfuis pas ? Ah bon, tu participes 142 !… » L’auteur se sert également de certains traits caractéristiques du roman grec comme les péripéties, c’est-à-dire les événements et les aventures du lecteur à la recherche du bon livre, ou bien alors le thème du voyage. En effet, le lecteur contraint de quitter sa « terre natale » pour retrouver le livre, le faussaire et acquérir l’amour de la lectrice, déplace alors son champ de vision et nous offre tout un « tableau du monde étranger », comme nous avons pu le constater à travers ses voyages géographiques qui démultiplient le chronotope. Un autre indice possible de cette relation entretenue avec le modèle homérique peut être identifié grâce au tissu lexical et plus particulièrement au terme « Cimmérie 143 ». Dans le troisième chapitre, le lecteur effectue une recherche à propos d’un lieu cité dans le 140 141 142 143 BAKHTINE (M.), Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978, p. 241-242. Ibid., p. 257. Ibid., p. 234. Ibid., p. 49. 253 roman qu’il est en train de lire (En s’éloignant de Malbork) et remarque que le lieu en question est attribué selon son encyclopédie à un pays, la Cimmérie, qui a disparu. Or, la Cimmérie est un écho intertextuel qui convoque des réminiscences mythologiques, puisqu’il s’agit du « pays vers lequel Circé a envoyé Ulysse et ses compagnons pour qu’ils y invoquent les morts. Le chant XI de l’Odyssée, la célèbre Nekuia, commence par leur arrivée dans ce pays que les Anciens plaçaient à un Septentrion 144 ». Depuis Homère, ce mot est associé aux ténèbres et surtout à l’obscurité qui apparaît comme un thème récurrent dans Si par une nuit d’hiver un voyageur. Le terme Cimmérie fonctionne bien comme une allusion car il établit une relation in absentia avec le texte homérique auquel il renvoie comme un « emprunt non littéral non explicite 145 ». L’allusion établit ainsi une relation de coprésence avec le texte homérique mais sans marquer l’hétérogénéité autant qu’une citation. Pour P. Brunel, l’affleurement homérique apparaît même dans l’épisode qui entraîne le lecteur à la rencontre du professeur de cimmérien à l’université (Chapitre III) et qui constitue selon lui une « consultation quasi oraculaire », une sorte d’« équivalent de la consultation de l’ombre de Tirésias dans la Nekuia homérique conseillée par Circé 146 ». Mais peut-on aller jusqu’à cette interprétation ? À vrai dire, l’identification de l’intertexte peut se lire de différentes façons selon l’axe de recherche du lecteur étant donné qu’il est avant tout un effet de lecture. Mais il est intéressant ici de voir comment chez I. Calvino, l’intertexte relève certes d’une contrainte lectorale aléatoire, mais se construit dans l’œuvre romanesque comme une contrainte scripturale forte. Le deuxième modèle convoqué par le texte nous renvoie à la littérature médiévale italienne et à l’œuvre de l’Arioste. Privilégiant la démarche oulipienne qui consiste à créer de nouvelles œuvres « en utilisant des matériaux 144 BRUNEL (P.), « Une Nekuia romanesque », Transparences du roman, Corti, Paris, 1999, p. 227-228. 145 BOUILLAGUET (A.), Proust, lecteur de Balzac et de Flaubert. L’imitation cryptée, Champion, Paris, 2000, p. 31. 146 BRUNEL (P.), op. cit., p. 232. 254 préexistants », l’auteur semble s’être servi, pour l’élaboration du roman-cadre, de ses travaux sur l’imagination populaire dans les années 70 qui portaient plus précisément sur l’Orlando furioso 147. Le romancier italien s’est en effet intéressé à la poésie épique de la Renaissance qui a absorbé, entre le XIIIe et le e XIV siècle, par le biais d’une littérature « franco-vénitienne », puis d’une littérature de cour (Florence, Ferrare), la tradition française de la Chanson de Roland. Cette œuvre met en scène deux récits parallèles qui renvoient le lecteur d’une part à l’histoire du héros Orlando, champion des armées de France, et amoureux malheureux d’Angélique, et d’autre part aux aventures du chevalier sarrasin Roger qui souhaite épouser la guerrière chrétienne Bradamante. Cette structure bipartite, qui peut apparaître comme un vague intertexte de notre roman, éclaire cependant l’organisation structurelle de Si par une nuit d’hiver un voyageur. En effet, on peut lire l’enchevêtrement des deux trames du Roland furieux comme l’indice d’une superposition de données structurelles et spatio-temporelles transposées dans le récit du lecteur. La constitution d’un chronotope spécifique qui joue sur la duplicité dans le récit médiéval va être réexploitée, transférée par I. Calvino pour la création de son propre univers fictionnel. Du point de vue de la structure, l’auteur avoue avoir été fasciné par le Roland furieux avec « ses péripéties essaimant dans toutes les directions, se croisant et bifurquant en permanence 148 », sa construction qui consiste à « dilater intérieurement, en y faisant découler un épisode de l’autre et en créant de nouvelles symétries et de nouveaux contrastes 149 ». La complexité de la composition de l’intrigue suscite son admiration : « Les deux trames principales et leurs nombreuses ramifications se déroulent en s’entrelaçant, mais se nouent elles- 147 ARIOSTE (L.), Roland furieux, textes choisis et présentés par I. Calvino, Flammarion, Paris, 1982. 148 Ibid., p. 17-18. 149 Id. 255 mêmes au tronc plus proprement épique du poème […] 150. » Or, cette structure polycentrique de l’Arioste semble bien être un intertexte fort avec le roman d’I. Calvino qui enclenche une relation de corrélation grâce à l’indice formel. En effet, l’opération intertextuelle peut être assimilée ici à une réactivation de la mémoire qui passe par un phénomène de convergence structurelle. Le dédoublement structurel constant du poème organise également le dédoublement temporel, c’est-à-dire l’alternance du plan « de la chevalerie fabuleuse et celui du présent politico-militaire 151 ». La strophe devient ainsi le lieu d’un mouvement de « zigzag » en lignes brisées créant un effet de discontinuité rythmique qui est luimême repérable dans le tissu romanesque, étant donné que les aventures du lecteur et les incipit enchâssés ne cessent de se ramifier et de bifurquer. La temporalité et l’espace ariostesque se déclinent en divergences et intersections et sont parfaitement superposables à ceux rencontrés dans le roman calvinien. L’embranchement narratif et l’organisation du poème semblent donc fonctionner pour l’auteur comme un modèle formel qu’il emprunte pour la construction de sa création. Ces deux éléments s’apparentent bien à un intertexte puisque selon L. Jenny on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui audelà du lexème, cela s’entend, mais quel que soit leur niveau de structuration. On distinguera ce phénomène de la présence dans un texte d’une simple allusion ou réminiscence, c’est-à-dire à chaque fois qu’il y a emprunt d’une unité textuelle abstraite dans son contexte et insérée telle quelle dans un nouveau syntagme textuel, à titre d’élément paradigmatique 152. La reprise par I. Calvino de certains traits qui appartiennent au modèle ariostesque dénote donc le recours à une forme d’hommage affiché à la tradition poétique italienne. Cependant, l’hybridité du texte calvinien se donne à lire également dans l’hétérogénéité des matériaux intertextuels qui le constituent et qui renvoient 150 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 120. 151 Ibid., p. 16. 152 JENNY (L.), « La stratégie de la forme », Poétique, n° 27, 1976, p 226. 256 le lecteur à un autre modèle, celui du sous-texte borgesien. Il va sans dire que toute écriture instaure un lien plus ou moins conscient avec le jeu des possibles livresques et que l’écriture romanesque d’I. Calvino met en forme un réseau de corrélations identifiable à l’univers borgesien. La corrélation la plus évidente, peut-être, entre ces deux univers, se situe au niveau de l’assimilation de la littérature à une immense bibliothèque. Mais nous ne développerons pas ici cette conception, étant donné que nous la traiterons dans une partie spécifique ultérieure. Notre démarche propose plutôt de s’intéresser à cet art de la bifurcation narrative que mettent en scène les œuvres des deux auteurs. Tout d’abord, on est frappé de constater la similitude structurelle que peuvent avoir en commun Si par une nuit d’hiver un voyageur et certaines nouvelles de Fictions. Par exemple « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » contient ce motif de la bifurcation, sorte de reflet métatextuel inscrit au cœur de la nouvelle : Je compris presque sur-le-champ ; le jardin aux sentiers qui bifurquent était le roman chaotique; la phrase nombreux à venir (non à tous) me suggéra l’image de la bifurcation dans le temps, non dans l’espace. Une nouvelle lecture générale de l’ouvrage confirma cette théorie. Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres; […] Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent 153. L’entrecroisement des récits calviniens (le roman-cadre et les incipit) et leur dépendance réciproque déploie de la même façon, d’un point de vue structurel, une sorte d’arbre narratif aux embranchements multiples et potentiels qui nouent avec l’intertexte borgesien un lien effectif. Cet art de la bifurcation, emprunté à J.-L. Borges, permet à I. Calvino de régler la combinatoire des situations mises en scène dans le roman. L’auteur crée, après absorption du modèle, une technique de ramifications qui lui permet d’organiser la structure romanesque et de distribuer les sous-genres déclinés à l’intérieur de chaque incipit. La machinerie calvinienne suggère ainsi l’intégration de la matrice d’April March d’Herbert Quain qui 153 BORGES (J.-L.), Fictions, Gallimard, Paris, 1965, p. 100. 257 apparaît comme un « roman régressif, ramifié 154 ». J.-L. Borges dévoile l’organisation des neuf romans qui supposent tous un cadrage générique différent : « Dans ces romans, l’un est de caractère symbolique; un autre, surnaturel; un autre, politique; un autre, psychologique; un autre, communiste; un autre, anti-communiste, et caetera 155. » De la même façon, le roman d’I. Calvino propose une multiplicité de récits possibles à travers dix incipit ayant leur propre identité générique. Mais l’analogie va peut-être encore plus loin avec cette remarque de l’auteur issue des Leçons américaines : « Le plus vertigineux essai de Borges sur le temps El jardìn de los senderos que se bifurcan (Le jardin aux sentiers qui bifurquent, dans Fictions) se présente comme un récit d’espionnage à l’intérieur duquel se développe un récit logico-métaphysique, qui à son tour inclut la description d’un immense roman chinois, le tout concentré en une douzaine de pages 156. » Or, il est tout à fait intéressant de noter que le roman du lecteur se présente lui aussi comme un récit d’espionnage (chapitre VI) à l’intérieur duquel se développent d’autres récits (les incipit), dont un récit logico-métaphysique (« Dans un réseau de lignes entrecroisées »). Cet effet de similitude, de coprésence du texte borgesien à l’intérieur du texte calvinien est renforcé par un autre réseau de type structurel : le traitement de la temporalité. En effet, l’auteur réexploite la temporalité borgesienne, elle-même forgée à partir de la temporalité mythique, qui se conçoit en relation avec certaines notions (la circularité, la répétition, la mémoire), notamment dans Les jardins aux sentiers qui bifurquent. Le roman italien semble être façonné par le temps infini, cyclique que mettent en œuvre les textes de Borges, par l’idée centrale du récit : un temps pluriel et ramifié, dans lequel tout présent bifurque en deux futurs, de manière à former « una red creciente y vertiginosa de tiempos divergentes, convergentes, y paralelos » (un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, 154 Ibid., p. 85. 155 Ibid., p. 86. 156 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 187-188. 258 convergents et parallèles). Des univers infinis, contemporains les unes des autres, dans lesquels toutes les possibilités se réalisent selon toutes les combinaisons possibles […] 157. I. Calvino insère donc dans l’économie générale de son récit, la constitution d’une temporalité spécifique qui reprend certains traits de la temporalité borgesienne susceptible d’entraîner la reconnaissance de l’intertexte par le lecteur. La pratique intertextuelle calvinienne est extrêmement polymorphe puisqu’elle adopte diverses techniques allant de la relation de coprésence par le biais de l’allusion, de la référence jouant sur le lexème, jusqu’à l’intégration-absorption de certains éléments structurels visant à configurer la fiction. En cela, le roman d’I. Calvino apparaît bien comme une matrice polycentrique et synchronique faisant de l’intertexte une contrainte oulipienne intégrée au dispositif créatif. 3) Les modèles paralittéraires Force est de constater l’extraordinaire hétérogénéité générique qui caractérise le roman d’I. Calvino. En effet, cette spécificité, cette poétique du mixte touche aussi bien les incipit que les récits-cadres. On peut d’ailleurs évoquer le flottement interprétatif qui découle des multiples étiquettes génériques qui peuvent être données au roman du lecteur. L’auteur semble recourir pour la constitution de son récit-matrice à une pluralité de modèles non canalisés par l’institution. Connaissant son attachement à la littérature populaire et ses recherches sur le conte, on peut être amené à penser qu’il s’est amusé avec ce concept opératoire et a décidé de jouer avec la rhétorique et les contraintes sousjacentes de la paralittérature. L’aspect ludique de la poétique oulipienne est également un élément fondamental de la paralittérature, puisque selon A.M. Boyer : Le vaste ensemble que l’institution littéraire rejette le plus souvent dans ses marges, à ses frontières, et qu’elle désigne par terme de « littérature de masse » ou de « paralittérature », possède une dimension ludique propre et a privilégié de mettre en lumière, avec évidence, 157 Id. 259 ce que la littérature ne montre qu’avec réticence et, en tout cas, ce qu’elle n’expose qu’à intérieur d’œuvres isolées 158. Ce critère peut donc constituer pour l’auteur un premier attrait. Cependant, la littérature populaire est assimilable à un immense réservoir de systèmes de contraintes, de codes génériques et de topoï. À l’instar de A.-M. Boyer, on peut dire que la paralittérature réactualise la notion de contrainte, étant donné que la paralittérature réactive des exigences inverses à celles du romantisme et de sa postérité […]. Au moment où le roman revendique avec quelque ostentation une entière liberté formelle (il suffit de rappeler la préface de Maupassant à Pierre et Jean), la paralittérature (et la culture de masse dans son ensemble) semble s’approprier la rhétorique délaissée par l’institution littéraire, comme si elle était son refuge. Toutes proportions gardées bien sûr, elle a recours, comme la littérature classique, à des conventions régulatrices et à des prescriptions qui portent aussi bien sur le plan global que sur le plan local ; comme elle, elle est hantée par l’idée de permanence, d’unité fondée sur la cohérence interne d’un système. Ses œuvres, qui ne sont pas soumises à une valeur d’originalité, s’inscrivent également à l’intérieur de canons, de normes esthétiques spécifiques ; elles respectent un code générique tantôt explicite (le roman policier à énigme en son âge d’or), tantôt implicite (le western romanesque), si bien que la qualité du récit dépend aussi du degré de compétence de l’auteur dans son utilisation. Ses clichés assurent la même fonction générique que les topoï de la rhétorique classique ; et on retrouve en elle la même application de la convenance, cette stricte correspondance du récit aux exigences de sa destination exigences qui conduisent à soumettre la langue aux contraintes, aux règles, aux procédés d’une « série » paralittéraire 159. De façon plus précise, on peut tenter d’établir une typologie des codes paralittéraires qui s’entremêlent à l’intérieur du récit-cadre. On constate l’émergence de quelques modèles que l’on peut déceler ou qui sont eux-mêmes exhibés par le texte. L’auteur met en scène une véritable rhétorique de la variation à partir de certains sous-genres qui induisent bien souvent un détournement du modèle de référence. Il distille ainsi dans le texte des indices génériques qui attirent l’attention et qui peuvent constituer de potentielles pistes d’analyses entrecroisées par le procédé de réécriture. a) Les modèles de l’action 158 BOYER (A.-M.), « Monsieur Poirot, qu’attendez-vous pour abattre vos cartes? », Littératures, n° 68, 1987, p. 4. 159 BOYER (A.-M.), « Questions de paralittérature », Poétique, n° 98, avril 1999, p. 146. 260 Tout d’abord, le lecteur est amené à décrypter un premier niveau, à identifier un premier cadrage générique qui relève du modèle du roman-feuilleton. L’auteur évoque A. Dumas, dans le chapitre VI 160, à travers la figure du « Père des récits ». Or, comme dans n’importe quel roman oulipien, il ne s’agit pas d’une allusion gratuite, mais plutôt d’une référence qui parcourt l’œuvre calvinienne. En effet, l’auteur semble vouer une certaine admiration au roman-feuilleton d’A. Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, qui est textualisé par exemple dans Les Villes Invisibles avec le thème de la forteresse ou dans Temps zéro 161 avec l’ultime nouvelle qui tente de rendre compte de l’espace géographique de la prison : « Il y a des points où la ligne que l’un ou l’autre de nous suit, bifurque, se ramifie, s’ouvre en éventail ; chaque ramification peut rencontrer d’autres ramifications, parties quant à elles d’autres lignes 162. » Cette citation est transférable sur un niveau métatextuel et rend ainsi compte de la conception calvinienne de l’écriture romanesque : Pour qui est prisonnier, s’évader est une belle chose; et même une évasion individuelle peut être le premier pas nécessaire pour une évasion collective. Ceci vaut également au plan des mots et des images fantasmatiques : s’évader de la prison des représentations du monde qui, au fil des énoncés, nous rappellent notre esclavage, signifie proposer un autre code, une autre syntaxe, un autre lexique à travers lequel donner forme au monde de nos désirs 163. Mais c’est avant tout peut-être le jeu combinatoire du roman-feuilleton qui semble le fasciner : « Je crois que tel est le sens que l’on peut donner au dernier récit que j’ai écrit, et qui figure à la fin de Temps Zéro. On y voit A. Dumas tirant son roman Le Comte de Monte-Cristo d’un hyper-roman qui contient toutes les variantes possibles de l’histoire d’Edmond Dantès 164. » La composition structurelle du roman-feuilleton à plusieurs niveaux exploitant les potentialités, les bifurcations romanesques apparaît être un modèle de référence, car comme le 160 161 162 163 164 SPN, p. 127. CALVINO (I.), Temps zéro, Seuil, Paris, 1970. Ibid., p. 149. CALVINO (I.), La Machine littérature, Seuil, Paris, 1993, p. 183. Ibid., p. 23. 261 mythe ou le conte, il privilégie une construction à tiroirs qui use de l’enchâssement à partir de l’imbrication des récits. L’intérêt de l’auteur porte également sur la spécificité de ce genre paralittéraire qui instaure comme principe régulateur d’arrêter le récit au point culminant afin de provoquer la curiosité du lecteur : « on prôna comme le dernier mot de l’art en ce genre, de savoir couper un ouvrage en fragments également attachants, à porter chaque jour le récit au plus haut degré possible d’intérêt, à l’arrêter au moment où la curiosité se trouve vivement excitée, de manière à faire désirer impatiemment le numéro suivant 165 ». Or, on constate que notre auteur oulipien réexploite ce même procédé en interrompant les incipit au moment de l’acmé narratif, par le biais d’une poétique de la fragmentation particulièrement opérante. De la même façon, une corrélation s’établit entre le roman d’I. Calvino et le roman-feuilleton à partir du traitement des interpellations du lecteur. En effet, la pratique auctoriale de l’interpellation est un processus stylistique récurrent dans le roman-feuilleton qui vise, comme le note A.-M. Boyer à « […] établir une communication directe, puisque le récit exhibe sans cesse la présence d’un conteur thaumaturge, qui marque de sa parole le récit qu’il profère 166 ». Ainsi il emprunte ce procédé au roman-feuilleton et le transfère dans son œuvre qui ne cesse d’être parcourue, comme celle de J. Roubaud d’ailleurs, par les interventions de l’auteur sous la forme souvent de longues digressions qui interpellent le lecteur sur de multiples problématiques. Enfin, il va puiser dans le réservoir paralittéraire certains motifs (la recherche de l’identité, la quête du pouvoir, l’univers de la ville…) et certains effets (les rebondissements, le suspense, les coups de théâtre…) récurrents ainsi que d’autres traits génériques apparentés au roman-feuilleton comme la peinture des milieux populaires, l’engagement historique, la répartition des personnages par polarisation (catégorie des bons, des méchants). En fait, l’auteur prélève certains traits fondamentaux du roman-feuilleton puis les assimile à travers le processus de réécriture. 165 Collectif, « Article Feuilleton », Grand Dictionnaire du XIXe siècle, Hatier, Paris, 1948, p. 87. 166 BOYER (A.-M.), op. cit., p. 135. 262 Le deuxième modèle paralittéraire repérable apparaît être celui du roman d’aventures qui développe lui aussi une poétique de l’action et une stratégie narrative qui privilégie le suspense. Selon J.-Y. Tadié, toute la structure intérieure du roman est « organisée en fonction du lecteur 167 » qui sera soumis à une situation d’attente angoissée. Pour cela, l’auteur du roman d’aventures prend soin, dès le début, d’agencer sa stratégie qui constitue un lieu décisif prenant souvent la forme d’une captatio benevolentiae comme chez A. Dumas (Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo). On peut penser qu’I. Calvino s’est servi de ce topos stratégique emprunté, entre autres, au roman d’aventures, puisqu’il intronise lui aussi cet artifice littéraire dans son roman. Mais d’autres analogies entre le récit-matrice calvinien et le récit d’aventures sont décelables. Si l’on s’intéresse au personnage du héros, on peut effectivement mettre en évidence le fait qu’il s’agit, de façon récurrente, d’un homme seul qui s’aventure sur un itinéraire semé d’obstacles, une sorte de « voyageur solitaire sur une route 168 » amené à franchir des frontières. Faut-il alors percevoir dans le titre du roman une réactivation de ce topos du roman d’aventures mis en exergue par le jeu sur un élément paratextuel riche en potentialités ? De la même manière, il est possible d’effectuer un rapprochement concernant la façon de traiter le chronotope chez I. Calvino et A. Dumas. Quant à l’espace du roman d’aventures J.-Y. Tadié note que le grand voyageur a besoin de « changement de décor », d’une multiplication des lieux comme dans Les Trois Mousquetaires où l’auteur superpose les localisations (Béthune, Boulogne, Paris…). Cette mouvance des lieux de l’aventure favorise également la focalisation sur certains espaces clos stéréotypés comme les caves d’abbayes, les souterrains ou encore la prison, espace archétypal du Comte de Monte-Cristo. Dans le récit calvinien, on note cette même propension spatiale puisque le roman du lecteur ne cesse d’entrecroiser une multitude de lieux à l’intérieur (la librairie, 167 TADIÉ (J.-Y.), Le Roman d’aventures, PUF, Paris, 1982, p. 7. 168 Ibid., p. 35. 263 la faculté, la bibliothèque…) et à l’extérieur des frontières (la Suisse, le Congo belge, l’Ataguitania, l’Ircanie…). On retrouve des « lieux réels » comme la Suisse et le Congo belge qui sont par exemple présents chez J. Conrad (Cœur des ténèbres, Sous les yeux d’Occident), tout comme des lieux imaginaires qui ressemblent au « Cortaguana » du roman Nostromo du même auteur. Or, on sait que les romans d’aventures de J. Conrad constituent une référence littéraire forte, un véritable modèle, car I. Calvino a consacré un travail universitaire à l’analyse de ses œuvres. On peut supposer que ces localisations fonctionnent comme de véritables références intertextuelles. Mais l’auteur semble aussi s’inspirer du motif dumasien de la prison pour le transposer dans son récit sous la forme du lieu clos et stratégique de la bibliothèque qui concentre toutes les potentialités. Concernant la temporalité, on remarque que les récits calviniens et dumasiens privilégient la nuit, l’obscurité, qui semble plus propice à l’aventure. Ils recourent également tous deux à une fragmentation temporelle qui découle de l’imbrication des intrigues qui induisent un traitement du temps non uniforme. Enfin, on peut dire que cette similitude s’opère aussi sur le plan thématique, étant donné que l’on retrouve dans Si par une nuit d’hiver un voyageur le thème de la falsification qui est fortement ancré dans le roman dumasien sous une panoplie d’artifices fallacieux (les déguisements, les pseudonymes, les masques, les secrets…) comme dans Les Trois Mousquetaires. Notre analyse nous amène à affirmer que le roman d’aventures constitue un modèle générique de référence pour I. Calvino. b) Les modèles de l’énigme Le roman policier apparaît lui aussi comme un autre modèle qui a servi à l’élaboration du roman du lecteur. Sans entrer pour le moment dans une étude approfondie, nous pouvons dire cependant, d’un point de vue historique, que le roman policier a opéré la transformation de certaines composantes stéréotypées du roman-feuilleton (situation dramatique, personnages…) et qu’il a su se créer des contraintes thématiques et structurelles, réutilisées par les fictions oulipiennes. On 264 peut noter par exemple qu’I. Calvino a particulièrement bien intégré la notion de suspense en articulant le temps et le rythme du récit-cadre, grâce à une construction narrative progressive qui rend viable cette topique. Pour cette matrice structurelle, l’auteur a semble-t-il eu recours à une forme historiquement avérée du roman policier qui correspond selon la célèbre classification de T. Todorov, dans La Poétique de la prose 169, au roman à énigme. En effet, cette forme du roman policier qui s’apparente à un « roman-problème » qui soumet le lecteur à une sorte de jeu réflexif, propose la tentative d’élucidation d’un mystère, d’une énigme. Plus précisément, tout le récit mimera ce cheminement herméneutique qui mène l’enquêteur, sur un parcours semé d’obstacles, à la résolution du crime. L’auteur joue bien sur ce double niveau en faisant de son héros un lecteur-enquêteur à la recherche du livre. Il propose donc une variation romanesque sur le thème policier du parcours qui mène le lecteur sur le chemin de l’enquête. À partir de ce postulat, les traces de la thématique policière sont détectables. On peut ainsi évoquer l’existence d’un « crime » qui s’apparente à un délit étant donné que le coupable, un obscur traducteur, a trafiqué le dernier roman d’I. Calvino en y introduisant d’autres romans. La principale victime de ce « Cagliostro des falsifications » qui ne sera identifiée qu’au fur et à mesure de l’enquête, est la figure féminine du roman, la lectrice Ludmilla. Le lecteur, lui aussi victime, se transforme en un enquêteur qui recherche les signes, les indices qui peuvent le conduire au coupable. Cependant, celui-ci ne correspond pas tout à fait au cliché habituel de l’enquêteur du roman policier qui a été analysé par J. Dubois dans son essai sur Le Roman policier ou la modernité 170. En effet, le détective apparaît surtout, selon les critères de l’essayiste, comme « un spécialiste qualifié par la technique », « extérieur au drame, à la recherche d’un coupable absent ». Or, le héros d’I. Calvino est plutôt assimilable au justicier du romanfeuilleton, étant avant tout « un amateur mêlé au drame (passion) », victime du 169 TODOROV (T.), La poétique de la prose, Seuil, Paris, 1971. 170 DUBOIS (J.), Le Roman policier ou la modernité, Nathan, Paris, 1992, p. 19. 265 traducteur et amoureux de la lectrice, et en lutte avec un adversaire présent par le biais de ses méfaits apocryphes inscrits dans les incipit. L’auteur se réapproprie ici, grâce à une pratique générique polyphonique, une composante du romanfeuilleton à l’intérieur d’un récit policier. Le lecteur détective va donc chercher la trace qui présuppose le passage du coupable à travers des signes motivés tels que l’indice. Par exemple, dans le chapitre VII, seul dans l’appartement de Ludmilla, le lecteur « en profitant pour mener une enquête de détective 171 », recherche « les signes d’une présence masculine » et tombe sur les traces de Marana : « une table avec une machine à écrire, un magnétophone, des dictionnaires, un dossier volumineux 172 ». On constate que le texte exhibe lexicalement cette thématique de la poursuite et clôt le chapitre sur la promesse d’un dévoilement qui se sert du suspense comme ressort dramatique : « Petit à petit, tu finiras par comprendre un peu mieux comment ont commencé les machinations du traducteur : le ressort secret qui les a déclenchées, c’est la jalousie pour ce rival invisible qui s’interposait continuellement entre Ludmilla et lui […] 173. » Mais le mobile du délit ne sera donné, bien évidemment, qu’à la fin du roman (chapitre XI), lorsqu’au bout de son parcours, l’enquêteur découvrira que le traducteur illusionniste : « Afin de ne pas rompre le dernier fil qui le reliait à la dame, (il) continuait à semer la confusion parmi les titres, les noms d’auteurs, les pseudonymes, les langues, les traductions, les éditions, les pages de titre, les chapitres, les commencements, les conclusions : autant de moyens pour l’obliger, elle, à reconnaître là des signes de sa présence, un salut sans espoir de réponse qu’il lui adressait 174. » À vrai dire, l’enquête ne débouche pas sur l’histoire de la reconstitution du délit, mais constitue une deuxième intrigue (les aventures du 171 172 173 174 SPN, p. 152. Ibid., p. 162. Ibid., p. 170. Ibid., p. 257. 266 traducteur) qui interfère sur la première (la poursuite du livre et la relation amoureuse du lecteur et de la lectrice). D’après les analyses de M. Angenot sur le roman populaire 175, on peut noter également la présence récurrente dans le roman d’un autre grand thème de l’imaginaire collectif devenu un topos du roman policier : le motif du piège. Du point de vue lexical, il est frappant de constater l’effet de saturation qui découle de l’usage répétitif de ce terme dans l’ensemble de l’œuvre. Cet indice sémantique qui se réfère à une topique du roman policier, peut être également interprété dans sa perspective métatextuelle comme un piège qui renvoie le lecteur non plus à la mimésis, mais à la fictionnalité même du récit. Dès lors, on peut penser que la fiction calvinienne s’avère être un piège et que le parcours de l’enquêteur ne peut être donc que textuel comme le montre cet extrait : « À la place du voyant indien qui racontait tous les romans du monde, te voici devant un roman-piège préparé par un traducteur déloyal, avec des débuts de romans qui restent en suspense… 176. » Ainsi, selon M. Lavagetto, le mécanisme du piège sert : non seulement à emprisonner le lecteur-mimétique, mais aussi à le réduire en miettes, à le dépouiller, à le priver de personnages et de doublures. Le récit traditionnel est lui aussi un piège : il utilise un appât (qu’on pourrait qualifier de « plaisir préliminaire ») pour attirer le lecteur et l’enfermer dans une cage merveilleuse, surveillée, protégée, totalement cohérente, où les personnages se substituent à lui et l’entraînent sur ses propres traces, le font parler et pleurer, mourir, vivre et crier, accomplir homicides et larcins, actions d’éclat, voyages et découvertes 177. L’auteur réexploite donc un cliché du roman policier, mais lui donne par la réécriture une dimension nouvelle en lui transmettant, grâce à un effet de spécularité, une nouvelle fonction, celle de dévoiler ce glissement de niveau, ce jeu avec les codes, avec les frontières génériques. Cette réécriture passe aussi par une transgression d’une des règles du roman policier qui consiste à exclure toute 175 ANGENOT (M.), Le Roman populaire : recherches en paralittérature, Presses Universitaires Québec, 1975. 176 SPN, p. 136. 177 LAVAGETTO (M.), « Un écrivain apocryphe ? », Europe, n° 815, mars 1997, p. 74. 267 intrigue amoureuse : « le roman policier ne doit pas essayer de tout faire à la fois. Si c’est l’histoire d’une énigme à niveau mental élevé, on ne peut pas en faire aussi une aventure passionnée 178 ». Cette contrainte structurelle, qui relève de l’organisation fictionnelle, est détournée par l’auteur qui introduit lui-même, par le biais d’un procédé métaleptique ironique, le motif amoureux : « Lecteur, que fais-tu ? […] Ton histoire avec Ludmilla ne suffisait pas pour donner à l’intrigue la chaleur et la grâce d’un roman d’amour 179 ? » Selon ses propos, faut-il en conclure que le roman joue aussi avec les codes de ce sous-genre ? À vrai dire, il s’agit plutôt d’une piste interprétative biaisée puisque ce modèle générique est seulement évoqué par l’auteur et pas complètement actualisé. Il faudrait parler plus exactement d’une des potentialités de l’œuvre, c’est-à-dire d’un des possibles romanesques (le roman d’amour) qu’aurait pu développer Si par une nuit d’hiver un voyageur. Ce concept de potentialité qui règle l’emboîtement des modèles paralittéraires met en scène un autre sous-genre de l’énigme, celui du roman d’espionnage. En effet, ce sous-genre est particulièrement présent dans plusieurs chapitres du roman (chapitres VI-X). Le genre du spy-thriller est repris par I. Calvino du point de vue de la structure narrative et du point de vue sémantique. Il intervient donc dans le récit matrice comme contrainte sémantico-structurelle. Notre démarche se propose de voir, tout d’abord, la similitude formelle existant entre l’ars combinatoria du roman d’espionnage analysé par U. Eco et l’organisation du roman calvinien. Pour cela, nous allons recourir à un tableau qui propose de mettre en perspective le schéma narratif des « James Bond 180 » et le schéma des chapitres cités. Schéma du (U. Eco) 181 178 179 180 181 roman d’espionnage Schéma du roman-matrice calvinien CHANDLER (R.), Lettres, Paris, UGE, 1965, p. 108. SPN, p. 234. ECO (U.), De Superman au surhomme, Grasset, Paris, 1993, p. 210-211. Id. 268 A. « M » joue et confie une mission à Bond. La lectrice mais aussi l’auteur (chapitre VIII) jouent et confient une mission au lecteur. B. Le Méchant joue et apparaît à Bond (éventuellement sous une forme substitutive). Le Méchant (le traducteur H. Marana) joue (chapitre VI) et apparaît au lecteur sous une forme substitutive (dossier chapitre VI). C. Bond joue et inflige un premier échec au Méchant – ou bien le Méchant inflige un premier échec à Bond. Le traducteur inflige un premier échec au lecteur (le livre-piège). D. La Femme joue et se présente à Bond. La Femme, une voyageuse ressemblant à Lotharia se présente comme une révolutionnaire infiltrée aux ordres de la police (chapitre IX). E. Bond souffle la Femme : il la possède ou entreprend sa séduction. La Femme entreprend la séduction du lecteur (chapitre IX). F. Le Méchant capture Bond (avec ou sans la Femme, ou en des moments différents). La police, l’organisation politique capture le lecteur avec la Femme (chapitre IX). G. Le Méchant torture Bond (avec ou sans la Femme). La police envoie le lecteur dans un autre pays chercher le livre (chapitre X). H. Bond bat le Méchant. Arrestation du traducteur, puis la police le laisse s’évader (chapitre X). I. Bond s’entretient avec la Femme. Le lecteur attend un écrivain (Anatoly Anatoline) qui est arrêté par trois agents en civil, (chapitre X) mais il réussit cependant à lui donner une petite liasse de feuillets (le dernier roman). Concernant la première catégorie d’actions, on peut dire que le personnage de la lectrice remplit le rôle de « M » envoyant son agent (le lecteur) à la recherche du livre dans un premier temps, puis rapidement un autre actant se substitue à la figure de l’auteur (Silas Flannery) qui semble avoir ses propres motivations : « Je ne voudrais pas que, pour échapper au faussaire, la lectrice finisse entre les bras du lecteur. Je ferai en sorte que le lecteur parte sur les traces du faussaire, lequel se cache dans un pays très éloigné […] 182. » Dans la deuxième phase, le Méchant prend les traits du traducteur (H. Marana) qui incarne amplement, dans le chapitre 269 VI, le surhomme, celui qui apparaît au lecteur sous une forme substitutive, comme le montre cet extrait emprunté aux essais théoriques calviniens: Le surhomme qui, pour se venger d’une société qui l’a exclu, se transforme en un démiurge insaisissable, parcourra, sous le visage protéiforme de Vautrin les tomes de la Comédie Humaine et se réincarnera dans tous les Monte-Cristo, les Fantômes de l’Opéra, voire les Parrains, que les romanciers à succès mettront en circulation. La conspiration ténébreuse qui étend partout ses tentacules obsèdera, sur un ton mi-plaisant mi-sérieux, les romanciers anglais les plus raffinés, entre la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle et réapparaîtra dans la production en série d’aventures d’espionnage et de violence 183. Le dossier des lettres contenu dans le roman renvoie le lecteur à un espace géographique protéiforme teinté d’exotisme (Amérique du Sud, Afrique, Arabie…) et à des éléments textuels propres au genre du roman d’espionnage comme l’évocation de « complots », de luttes contre un « commando d’extrémistes », de la présence de deux « factions rivales du pouvoir apocryphe » (« Wing of Light », et « Wing of Shadow ») qui résultent de l’idéologie manichéenne du genre, le tout sur un fond de mouvements révolutionnaires et de financements occultes. L’auteur puise également dans le spy-thriller, certaines actions, scènes et personnages. Ainsi, H. Marana aide les services secrets du sultan « qui ont découvert que les conjurés recevaient des messages chiffrés cachés à l’intérieur de textes imprimés dans notre alphabet 184 » et rencontre de multiples figures féminines plus ou moins érotisées qui renforcent le cliché de la femme fatale : « L’image de son corps nu sous le soleil de l’Équateur te semble déjà plus crédible que derrière un voile de sultane, mais il pourrait bien s’agir d’une même Mata-Hari traversant sans les voir les révolutions du Tiers-Monde […] 185. » Enfin, le traducteur est pris en otage lors d’un détournement d’avion dans un aéroport africain, puis tombe dans un guet-apens dans un ascenseur new yorkais. Dans ces scènes, on peut retrouver, au niveau du traitement du dialogue 182 183 184 185 SPN, p. 211. CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 131. SPN, p. 135. Ibid., p. 139 270 romanesque, un style très proche, presque pastiché du roman d’espionnage comme le montrent ces exemples : – Rentrez à la maison, mes petits pigeons, et dites à votre chef qu’il envoie une autre fois des informateurs plus avisés s’il veut mettre à jour sa bibliothèque… 186. – Oui, va donc le dire à l’Archange de la Lumière… Dis-lui que j’ai trouvé « le Père des Récits… » Je le tiens et c’est pour nous qu’il travaille 187 ! Cependant, on remarque du point de vue structurel que le récit calvinien ne suit plus exactement les dernières phases narratives du modèle, puisque les chapitres en question excluent tout récit de torture, même si le chapitre IX propose un épisode dans « la Salle des Appareils », lieu d’une lutte du lecteur avec une jeune femme, qui peut s’avérer être une parodie des scènes de torture. En fait, les phases H et I du modèle correspondent à une autre suite d’actions du récit-matrice, comme on peut le voir grâce au tableau. Néanmoins, si l’on se situe au niveau de la macrostructure et non plus aux seuls chapitres évoqués, on peut dire que les ultimes phases se matérialisent tout de même étant donné que le lecteur « bat » le traducteur et « prend » la Femme (dernier chapitre) puisqu’il épouse la lectrice, et devient même agent secret malgré lui. I. Calvino sait donc parfaitement se jouer des conventions de ce genre sériel du point de vue des structures narratives comme du point de vue du tissu sémantique. En conclusion, on peut dire que la contrainte générique chez notre auteur oulipien est au service d’une poétique polysystémique qui de façon dialogale, entremêle les cadrages fictionnels. En effet, on peut voir dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, une stratification élaborée de multiples voix (Homère, J.-L. Borges…) qui ne se limitent pas à un dialogisme purement énonciatif (rapport entre un narrateur et un destinataire) mais tend, comme l’a 186 Ibid., p. 129 271 souligné M. Bakhtine, à « une encyclopédie des genres littéraires et non littéraires 188 ». Cette contrainte permet à I. Calvino d’intégrer dans sa matière romanesque, grâce à des procédés d’installation et d’absorption, des références intertextuelles hétérogènes qui croisent divers modèles (anthropologiques, littéraires, paralittéraires). Ce processus qui relève de la contrainte générique nous a donc amenés à percevoir dans le texte, la présence de certaines figures littéraires et univers créatifs spécifiques qui impliquent une vision plus ouverte de la littérature assimilée à un réseau. Cette perception calvinienne rejoint d’ailleurs la conception de l’œuvre postmoderne d’U. Eco : « La réponse post-moderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit être revisité : avec ironie, d’une façon non innocente 189. » L’intégration de la tradition s’applique chez l’auteur oulipien aux catégories génériques littéraires (modèle homérique, poésie épique, conte oriental, roman…) et aux sous-genres paralittéraires (le roman-feuilleton, le roman d’aventures, le roman policier, le roman d’espionnage) selon une modalité humoristique, ludique et ironique qui induit un questionnement sur les limites et les frontières des genres. On peut penser effectivement par rapport à l’analyse proposée que la notion de littérarité chez les auteurs oulipiens, et notamment chez I. Calvino, doit être perçue comme une tentative de détournement des modèles établis, soutenue par une poétique de la contrainte qui ne vise pas à une transgression des codes narratifs, mais plutôt à un renouvellement du genre romanesque qui découle d’une pluri-généricité refusant l’étiquetage idéologique dominant (littérature de recherche, littérature de masse). Afin de mieux cerner cette spécificité oulipienne, nous allons tenter maintenant de voir de manière plus approfondie, comment l’écriture calvinienne dialectise les conventions génériques à travers ce jeu avec les dix incipit insérés dans le roman-matrice, avec ces « dix tendances de la littérature contemporaine ». 187 Ibid., p. 142 188 BAKHTINE (M.), Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978, p. 222. 272 B) L’hyper-roman calvinien : étude des dix incipit Dans le roman, sous le masque de l’écrivain S. Flannery, l’auteur divulgue un des procédés de son hyperconstruction narrative : La fascination romanesque, telle qu’elle se donne à l’état pur aux premières phrases du premier chapitre de tant de romans, ne tarde pas à se perdre avec la suite de la narration : promesse d’un temps de lecture qui s’ouvre devant nous et qui reste apte à recueillir toutes les possibilités de développements. Je voudrais pouvoir écrire un livre qui ne serait qu’un incipit, qui garderait pendant toute sa durée les potentialités du début, une attente encore sans objet 190. Cette contrainte structurelle lui permet de mettre en scène une véritable encyclopédie des styles, une multiplicité générique polyphonique qui renforce la potentialité romanesque, comme le remarque M. Schneider : « chaque livre est l’écho de ceux qui l’anticipèrent ou le présage de ceux qui le répéteront 191 ». De plus, l’auteur a lui même affirmé dans un entretien accordé au quotidien Le Monde : Mon livre contient dix romans différents ou, plus exactement, dix débuts de roman : chacun d’eux correspond à un type de roman que j’aurais pu écrire et que je n’ai pas écrit. Cette liste de romans possibles est un catalogue de voies que j’ai écartées, mais ces voies n’expriment pas seulement des types de littératures, ce sont aussi des attitudes humaines, des formes de rapport avec le monde : mon livre aboutit donc à passer en revue toutes les routes fermées qui nous entourent, il est une allégorie de notre difficulté à dire le monde 192. On peut en déduire que la contrainte structurelle qui opère l’agencement des dix incipit programme également un système de contraintes stylistiques (« des types de littératures ») et sémantiques (« des formes de rapport avec le monde »). De ce postulat découle toute une réflexion qui s’interroge donc, pour l’analyse du roman oulipien, sur la problématique de la réécriture à partir de certains outils conceptuels (co-présence, hypertextualité, topos…). En effet, on peut se demander s’il est approprié de caractériser la démarche calvinienne de « pastiche de style » ou de « pastiche de genre ». Il convient également de mettre en lumière le jeu de 189 ECO (U.), Apostille au Nom de la Rose, Grasset, Paris, 1985, p. 77. 190 SPN, p. 189. 191 SCHNEIDER (M.), Voleurs de mots, essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, Paris, 1985, p. 81. 273 variations engendré par le texte et les effets de stéréotypie qui en découlent. De même faut-il considérer l’écriture calvinienne comme une écriture imitative qui propose une « transsubstantiation » du modèle de chaque incipit sélectionné et laisse, par là même, affleurer des prototypes textuels grâce à la dispersion d’indices métatextuels ? Mais il ne faut pas omettre que ce roman repose aussi sur une contrainte sémantique, formulée par I. Calvino : « Mon intention était d’offrir l’essence du romanesque concentrée en dix amorces de roman qui développent de manière très différente un thème commun et agissent sur un cadre qu’elles déterminent autant qu’elles le déterminent lui-même 193 ». L’architecture romanesque découlerait donc d’une variation sur un thème unique (le labyrinthe borgesien ?, la relation amoureuse ?) qui à la manière d’un kaléidoscope démultiplie les potentialités narratives. Ce souci d’une régulation sémantique est identifiable également grâce au tableau des incipit que l’auteur a proposé dans un article de la revue italienne Alfabeta 194 192 DELACAMPAGNE (C.), « Entretien avec I. Calvino », Le Monde, 16 décembre 1979, p. 30. 193 CALVINO (I.) Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 189. 194 CALVINO (I.), « Se una notte d’inverno un narratore », Alfabeta, n ° 8, décembre 1979, p. 4248. 274 Cette classification est en fait une réponse à certains critiques qui ont cherché dans les incipit des identifications possibles pouvant renvoyer à « un roman de Günter Grass », « une nouvelle de Thomas Mann, de Borges… ». L’auteur a réfuté ces interprétations dans un entretien accordé à G.-L. Lucente : « Il s’agit d’exercices stylistiques, d’évocations générales, et non pas de littératures ou 275 d’écrivains particuliers 195. » Ces propos doivent ainsi nous amener à repenser la fiction calvinienne en tant qu’une « écriture mimétique » qui intègre les notions de pastiche et de parodie, mais aussi comme une stratégie scripturale qui assume la représentation imitative à partir d’une démarche subversive et ludique en interaction avec les théories littéraires. Nous allons donc à présent nous pencher sur cette « pulvérisation » romanesque, cette esthétique de la fragmentation à travers l’analyse des dix incipit, ce qui suppose un « protocole » lectoral spécifique qui inclut l’éclatement de la linéarité textuelle, ainsi qu’un décodage des allusions et contraintes masquées. Toutefois, nous sommes bien conscients que cet essai de typologie générique ne peut correspondre à une typologie normative des variétés du romanesque, mais s’apparente plutôt à un « bricolage » théorique. À l’instar d’Y. Reuter, nous souhaitons donc ici reprendre cette problématique des genres, « de façon prudente, dans une formalisation “floue”, aussi bien d’un point de vue historique que dans des perspectives thématiques et formelles 196 ». Cette perspective d’analyse, nous permettra ainsi d’échapper au dogmatisme théorique qui consiste à réduire les spécificités émanant de chaque modélisation esthétique au profit d’une normalisation générique qui paradoxalement annihile les sous-catégorisations possibles, hybrides et forcément plurielles. 1) La fiction policière et ses limites Le modèle générique du roman policier constitue, pour l’étude de Si par une nuit d’hiver un voyageur, une catégorie particulièrement exploitée. En effet, comme pour le récit-cadre, I. Calvino se sert de ce genre contraint puisqu’au moins quatre incipit s’inspirent de cette forme à multiples facettes. Notre démarche se propose 195 LUCENTE (G.-L.), « Un entretien avec I. Calvino », Europe, n° 815, mars 1997, p. 123. 196 REUTER (Y.), Le Roman policier, Nathan, Paris, 1997, p, 96. 276 donc d’étudier ces quatre débuts de roman dans le but d’identifier les variations calviniennes sur cette matrice générique spécifique. Mais on peut tout d’abord se demander si la récurrence de ce modèle dans le roman oulipien est significative. Il va sans dire que ce genre a toujours suscité l’intérêt de l’Ouvroir qui a expérimenté les structures du roman policier (travaux de F. Le Lionnais 197), du point de vue des potentialités combinatoire qui en découlent (recherches d’I. Calvino) 198 et qui laissèrent U. Eco admiratif : « Il paraît que le groupe de l’Oulipo a récemment construit une matrice de toutes les situations policières possibles et a trouvé qu’il reste à écrire un livre : celui où l’assassin serait le lecteur 199. » Cet intérêt pour le genre a même mené, comme nous l’avons vu précédemment, à la création de l’Ouvroir de Littérature Policière Potentielle (Oulipopo) conduit par R. Queneau, F. Le Lionnais et G. Perec, qui s’efforce de renouveler le récit d’énigmes par une re-construction des mécanismes du genre et par la création de nouvelles contraintes structurelles et thématiques. En fait, le roman policier apparaît bien comme un genre extrêmement contraint qui offre une potentialité narrative exponentielle grâce à son jeu combinatoire des bifurcations. La forme contrainte de la fiction policière présente un double intérêt pour les auteurs oulipiens, étant donné qu’elle propose une structure formelle cadrée et une thématique de l’enquête transférable dans le domaine même de la textualité, de la fictionnalité, qui exploitent alors la dimension allégorique et la transforment en métafiction. Il semble que ce soit ce critère de duplicité qui procure au roman policier sa légitimité et qui suscite également l’intérêt du roman expérimental, de l’avant-garde contemporaine, comme le souligne J. Dubois : Le roman policier est une machinerie ingénieuse dont le démontage renvoie à une insistante ambiguïté, et même à une duplicité redoutable. De cette dernière émane un dispositif tout à la fois rigide et souple, fermé et ouvert. En sorte que cette littérature peut produire de « pures mécaniques » aussi bien que des textes résolument inventifs, sémantiquement pluriels. Toute une sémiologie accordée à son temps, s’y fonde, sémiologie qui joue de la règle et de l’infraction à cette règle. Il n’est donc pas étonnant que l’avant-gardisme, 197 LE LIONNAIS (F.), « Les structures du roman policier : qui est le coupable? », LP, p. 62-65. 198 CALVINO (I.), « Prose et anticombinatoire », ALP, p. 319-331. 199 ECO (U.), Apostille au Nom de la Rose, Grasset, Paris, 1985, p. 91. 277 romanesque et filmique, s’y reconnaisse et vienne y puiser, aujourd’hui plus encore qu’hier 200. Force est de constater que les formes génériques et stéréotypées policières se trouvent retravaillées par de nombreux auteurs contemporains (A. Robbe-Grillet, J.-L. Borges, L. Sciascia, P. Auster, A. Tabucchi, F. Dürrenmatt, U. Eco, P. Modiano, J. Echenoz…). Nous allons donc à présent tenter d’analyser ce travail de reconfiguration qu’I. Calvino fait subir aux différentes formes de la fiction policière. a) Le roman à suspense Le premier incipit du roman (« Si par une nuit d’hiver un voyageur ») qui met d’emblée en abyme le titre de l’œuvre est une ouverture romanesque qui contraste avec les incipit suivants. Ce texte apparaît être le prolongement du chapitre I et de ce fait, s’élabore par le biais d’une véritable saturation métaleptique. Ainsi, la première phrase nous introduit dans l’espace métaromanesque à travers un jeu spéculaire qui amorce les jeux de l’écriture : « Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive souffle, un sifflement de pistons couvre l’ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache en partie le premier alinéa 201 », mais il s’agit d’être prudent, comme le souligne le texte : « c’est sûrement une technique pour t’impliquer petit à petit dans l’histoire et t’y entraîner sans que tu t’en rendes compte 202 ». Dès lors, sur ce réseau ferroviaire, le lecteur, face à cette isotopie narrative qui relève d’une disjonction générant des « histoires complémentaires » (fabula auctoriale, fabula lectorale), se voit proposer une « promenade inférentielle 203 », c’est-à-dire une escapade hors du texte qui lui permet d’élaborer des inférences prévisionnelles concernant le schéma stéréotypé du roman policier et le scénario situationnel (l’incipit de la matrice). Le texte se 200 201 202 203 DUBOIS (J.), Le Roman policier ou la modernité, Nathan, Paris, 1992, p. 8-9. SPN, p. 15. Ibid., p. 17. ECO (U.), Lector in fabula, Grasset, Paris, 1985, p. 150. 278 construit à partir de cette alternance de la fabula préfabriquée de la fiction policière et des intrusions généralisées du narrataire extradiégétique au sein de la diégèse. On peut se demander si ce dédoublement de l’incipit ne présuppose pas déjà une forme de détournement de la structure duelle, bipartite du roman policier, énoncée par J. Dubois : Binaire, vouée en permanence à un dédoublement singulier, la structure policière est aussi duelle en un sens. On entend dire par là que les deux histoires constitutives ne coexistent que dans la tension. L’une présuppose l’autre mais, tout autant, quant à la logique narrative, l’une conteste l’autre. Il n’est plus seulement question en ce cas de prédominance du crime ou de l’enquête. Nous avons affaire aux conditions mêmes de possibilité du récit 204. Mais quelle est la fonction de cette saturation métaleptique dans cet incipit ? On peut être amené à penser que les ingérences du narrateur extradiégétique donnent tout d’abord à I. Calvino la possibilité d’organiser la relation à trois (le lecteur, le personnage, le narrateur) qui s’établit dans le texte, comme le montre cet extrait : Je suis une de ces personnes qui n’attirent pas l’œil, une présence anonyme sur un fond encore plus anonyme; si tu n’as pas pu t’empêcher, Lecteur, de me remarquer parmi les voyageurs qui descendaient du train, puis de suivre mes allers et retours entre le buffet et le téléphone, c’est seulement parce que mon nom est « moi », tu ne sais rien d’autre de moi, mais cela suffit pour te donner le désir d’investir dans ce moi inconnu quelque chose de toi. Exactement comme l’auteur, sans avoir l’intention de parler de lui, et n’ayant décidé d’appeler « moi » son personnage que pour le soustraire à la vue, pour n’avoir ni à le nommer ni à le décrire, parce que toute dénomination, toute qualification le définirait davantage que ce simple pronom, l’auteur, du seul fait qu’il écrit ce mot « moi », est tenté de mettre dans ce « moi » un peu de lui-même, un peu de ce qu’il sent ou de ce qu’il croit sentir 205. L’auteur explicite ici un aspect essentiel de tout incipit, c’est-à-dire le rapport qui se noue entre la voix du narrateur et l’univers fictionnel où le lecteur est appelé à entrer, par l’intermédiaire de la contrainte structurelle initiale qui organise un véritable parcours obligé. Il semble, ensuite, que les ingérences du narrateur ne soient qu’un artifice rhétorique qui laisse deviner une autre contrainte visant à distribuer la fabula teoria. En effet, on peut supposer l’existence d’un type de règles sémantico-théoriques qui structurent par chapitre les réflexions métaro- 204 DUBOIS (J.), op. cit, p. 78. 205 SPN, p.19. 279 manesques que l’auteur a voulu insérer dans son roman. Par exemple, l’incipit I contient déjà en germe certaines problématiques disséminées comme l’ouverture romanesque, les niveaux narratifs, la question de l’instance narrative, l’illusion référentielle et la fonction du dialogue romanesque. Mais ce recours au roman policier et à son détournement, ici par le biais de règles théoriques, ne permet-il pas à l’auteur de dénoncer le caractère arbitraire de toute fiction romanesque ? Une fois cette dialectique posée, il apparaît nécessaire de revenir sur le cadrage générique de ce premier extrait. En d’autres termes, à quelle forme policière correspond « Si par une nuit d’hiver un voyageur » et à quel codage stéréotypé nous renvoie I. Calvino à l’intérieur de l’économie herméneutique du récit policier ? Nous allons donc soumettre notre analyse pour l’identification de cette catégorie, au jeu de l’indiciabilité générique qui s’avère plus difficile chez notre auteur oulipien, étant donné qu’il ne s’agit pas de la totalité d’un roman, mais seulement d’un court extrait. Dès lors, cette donnée posée, on constate que la stratégie formelle employée (structure signifiante réduite : succession des dix incipit) vise également à brouiller les pistes, à faire tomber le lecteur dans le piège interprétatif qui constitue lui-même un motif névralgique de l’œuvre. De façon plus précise, faut-il concevoir ce premier incipit comme un roman à énigme, un roman à suspense, un polar ? Concernant, plus spécifiquement l’ouverture du roman policier traditionnel, on remarque que celle-ci en tant que murder party suit un certain nombre d’impératifs, de règles (qui est le criminel, la victime, l’enquêteur, le narrateur, où, quand et comment ?). En somme, dès la première page, le récit policier doit faire apparaître des marques particulières qui inscrivent la fiction dans l’espace et le temps, caractérisent les personnages et les actions, colorent l’atmosphère. Si l’on analyse le chronotope de cet incipit, on constate que l’auteur se joue des clichés du genre. Il multiplie, par exemple, certains lieux connotés comme l’univers de la gare qui symbolise dans les romans policiers l’espace des rêves, le départ impossible souvent, ou l’entrée dans la fiction, et constitue un lieu de 280 passage ouvert qui permet l’enclenchement du mécanisme de séduction comme ce passage : « Peut-être à cause de l’attraction que les gares continuent d’exercer dans les villes de province : l’espoir de ce minimum qu’on peut attendre de nouveau aux alentours d’une gare, ou simplement le souvenir du temps où le seul point de contact avec le reste du monde, c’était la gare 206. » Cet univers est indissociablement lié à celui de la ville, autre motif attendu qui devient le lieu de la quête, un lieu d’errance, un lieu de périls, de rencontres dangereuses assurant l’ancrage réaliste. En tant qu’instrument narratif, l’espace urbain est particulièrement dysphorique dans le polar par exemple, où la ville s’apparente à un sombre miroir, tout comme dans notre incipit : « La ville, là, dehors, n’a pas encore de nom ; nous ne savons pas si elle restera hors du roman ou si elle le contiendra tout entier dans sa noirceur d’encre 207. » En effet, cette coloration sombre est renforcée par certains éléments thématiques comme l’obscurité, le brouillard et la pluie qui sont des éléments stéréotypés du policier et qui participent à la dramatisation événementielle, ainsi qu’à la création d’une atmosphère de suspense. I. Calvino se sert de ces contraintes fortes du genre qui imposent des codes stylistiques et thématiques qu’il signale textuellement, étant donné que ces thèmes ouvrent et clôturent l’extrait, tout en étant disséminés de façon récurrente dans l’ensemble du texte, grâce à un système descriptif véritable « dépli d’une liste en attente dans la mémoire du lecteur 208 » comme le montrent ces extraits : « Un nuage de fumée 209 », « tout est brumeux 210 », « un voile d’obscurité et de brouillard 211 », « l’obscurité du faisceau des voies et celui de la ville plongée dans le brouillard 212 », « l’ombre d’un danger 213 ». La présence du brouillard renforce l’impression de flou, assimilable à celui de la fiction, et 206 207 208 209 210 211 212 Ibid., p. 21. Ibid., p. 18. HAMON (P.), Du Descriptif, Hachette, Paris, 1993, p. 58. SPN, p. 15. Id. Ibid., p. 16. Ibid., p. 18. 281 l’illisibilité d’une ville aux contours incertains qui devient, compte tenu des conditions météorologiques et de l’obscurité inquiétante, presque invisible. Ces « mythologèmes » sont à l’œuvre dans de nombreux policiers, on peut ainsi les rencontrer chez G. Simenon (Le Chien jaune, Maigret à New York), R. Chandler (Un tueur sous la pluie), W.-R. Burnett (Quand la ville dort), ou encore P. Cheyney (Ombres de la nuit). Cette topographie s’actualise aussi à travers un autre lieu, celui du bar, du buffet de gare, qui se déploie rapidement dans le texte (« percolateur », « les cartes », « le comptoir », « la caisse enregistreuse »…) et se transforme en « cet espace sans ombre » d’où « une machine à tuer le silence fasse en vibrant déborder sa musique à plein volume 214 ». Ce lieu favori du huis clos policier est un espace stratégique qui va concentrer dans l’incipit le suspense. L’auteur entremêle lieu et temporalité pour leur faire subir un même traitement qui vise à marquer la clôture spatiale et temporelle. Il emprunte ici un des procédés essentiels du roman à suspense par le biais du motif commun de l’horloge (K. Fearing, Le Grand horloger, A. Garve, La Mort contre la montre) qui oblige le personnage à lutter contre le temps et concourt à mettre en place l’effet de dramatisation. D’un point de vue stylistique, on peut constater la récurrence de ce motif qui s’actualise dans une écriture qui joue avec les expressions figées, les lieux communs : « le regard fixé sur la pointe des aiguilles d’une vieille horloge ronde de gare, essayant en vain de les faire revenir en arrière, et de parcourir à rebours le cimetière des heures passées, étendues inanimées dans leur panthéon circulaire 215 », « Inutile de regarder l’horloge : si quelqu’un était venu m’attendre, il y a belle lurette qu’il est reparti ; inutile de m’obstiner bêtement à vouloir faire revenir en arrière horloges et calendriers […] 216. » Le personnage coincé dans la gare, obsédé par son retard, se 213 214 215 216 Ibid., p. 20. Ibid., p. 17. Id. Ibid., p. 18. 282 débat avec le temps, « pris entre hier et aujourd’hui 217 ». L’auteur en profite pour décliner, sur le mode de la variation d’un motif stéréotypé, la problématique de la circularité temporelle en introduisant dans le texte le mot de passe (« Zénon d’Elée », le gagnant d’une course de chevaux) que le narrateur aurait dû posséder et que le lecteur, en faisant appel à sa compétence encyclopédique, peut identifier. En effet, Zénon d’Elée, disciple de Parménide et inventeur de la dialectique selon Aristote, a défendu la théorie de l’immobilité temporelle. Le cheval de course apparaît alors comme une allégorie philosophique sous la forme d’une annotation ironique. À présent, si l’on observe la caractérisation des personnages, on peut remarquer que celle-ci suit apparemment le mode normatif du roman policier. Le personnage principal porte, comme dans de nombreux romans policiers « un pardessus humide », et se trouve désigné par le nom commun « l’homme » puis comme « le nouveau venu ». Grâce à ce procédé, l’auteur réactive ici une autre convention littéraire, celle du motif de l’inconnu. Cependant, ce motif est aussitôt détourné, car le personnage narrateur va lui-même tourner en dérision, exhiber ce lieu commun dans le but de brouiller les pistes : « l’homme qui va et vient entre dans le bar et dans la cabine téléphonique, c’est moi. Ou plutôt : cet homme s’appelle “moi”, et tu ne sais rien d’autre de lui […] 218 », « une présence anonyme », « un voyageur », une ombre qui reste dans l’indétermination, l’imprécision la plus totale puisqu’il est avant tout une fiction de papier affichant l’arbitraire romanesque. Le héros contraste avec les personnages secondaires, plus fortement typés, qui nous renvoient au trio amoureux (la femme, l’ex-mari jaloux, l’amant potentiel), mis en place par la contrainte thématico-structurelle, ainsi qu’aux types sociaux véhiculés par le roman d’atmosphère. L’auteur oulipien exploite les types du roman policier en leur attribuant des catégories préétablies qui s’apparentent presque aux prototypes sociaux rassurants de G. Simenon : le 217 Ibid., p. 16. 218 Id. 283 docteur Marne aux allures flaubertiennes : « un médecin, un officier de santé » pris « dans tout ce charivari 219 », le commissaire Gorin en retard et Armide, exmadame Marne, commerçante qui reçoit d’étranges « visites » dans son arrièreboutique selon les commérages, les « histoires » répandues dans la ville. Comme G. Simenon, I. Calvino confère à ses personnages une certaine épaisseur romanesque en étoffant l’extrait, et notamment les dialogues, de multiples considérations psychologiques qui créent une atmosphère spécifique. Mais à peine construites, ces considérations sont battues en brèche, subverties par le narrateur qui compose, par exemple, un long portrait d’Armide pour mieux le nier, car elle apparaît au fond, n’être qu’« un simulacre de femme 220 ». Ce même travail de déréalisation par le recours aux stéréotypes, c’està-dire aux « représentations toutes faites », aux « schèmes culturels préexistants 221 », s’applique aux objets et à certains éléments thématiques du roman policier : la « valise », ce « fardeau accablant » dont le personnage cherche à se débarrasser, « le journal » qui dépasse de la poche et qui constitue un moyen d’identification du contact et enfin le « mot de passe » qui devient un objet textuel stratégique. La valise sert d’amorce à une parodie de la scène d’échange particulièrement récurrente dans le roman policier et dans le domaine cinématographique, comme il est possible de le constater dans cet extrait : Un homme que je ne connais pas devait m’attendre à ma descente du train, si tout n’était pas allé de travers. Un homme avec une valise à roulettes semblable à la mienne, mais vide. Les deux valises se seraient heurtées comme par mégarde dans le va-et-vient des voyageurs sur le quai, entre un train et l’autre. Un incident comme il s’en produit par hasard, que rien ne permet de distinguer de ce qui se produit par hasard ; avec en plus quelque chose que l’homme m’aurait dit, un mot de passe, un commentaire sur le titre du journal qui dépasse de ma poche, l’arrivée d’une course de chevaux : « Ah! le gagnant est Zénon d’Elée ! » nous aurions remis nos valises à flot en manœuvrant leurs tiges métalliques, non sans échanger probablement quelques répliques sur les chevaux, les pronostics, les paris, et nous serions repartis vers nos trains respectifs, emmenant chacun notre valise. Personne ne se 219 Ibid., p. 27. 220 Ibid., p. 24. 221 AMOSSY (R.), HERSCHBERG-PIERROT (A.), Stéréotypes et clichés, Nathan, Paris, 1997, p. 26. 284 serait aperçu de rien, et pourtant je serais resté avec sa valise pendant que lui serait parti avec la mienne 222. L’auteur emprunte ici à l’organisation de la fiction policière, une scène, c’est-àdire « un lieu de concentration dramatique », ayant « un rôle de foyer temporel » selon G. Genette 223, qui favorise l’illusion référentielle et la tension romanesque. Cette tension est également perceptible par rapport à la mise en texte, au choix du lexique qui se réfère lui aussi à des termes extrêmement connotés : les « instructions », « un pion dans un jeu très complexe », « l’Organisation », « le plan », « le piège », « le vertige ». Selon les principes de la textualité calvinienne, le piège et le vertige relève autant de la topique policière que de l’énonciation, car l’incipit, comme tout le roman, devient une machinerie piégée qui soumet le lecteur au vertige des interprétations. Du reste, du point de vue de l’action, on peut dire, si l’on se sert de la grille d’analyse d’Y. Reuter, qu’I. Calvino se réapproprie, dans cet incipit, la plupart des étapes de l’organisation de l’action policière même s’il opère cependant quelques modifications : – la mise en place d’éléments de situations dangereuses, où souvent seul le lecteur (personnage narrateur) se doute de quelque chose ; – la réalisation du danger : le piège se referme, les personnages en prennent conscience, l’échéance est notifiée; – le développement du suspense proprement dit avec l’avancée temporelle et événementielle vers une échéance fatale 224, le meurtre et la nécessité de la fuite. Évidemment, les phases de résolution et l’état final manquent, étant donné la spécificité du fragment, son statut d’ouverture romanesque. En conclusion, on peut dire que ce premier incipit apparaît comme une « polyphonie » policière puisque l’auteur recourt à des éléments formels et thématiques stéréotypés appartenant aux différents sous-genres : le roman à suspense (traitement de l’action, motif de l’horloge), le roman à énigme (jeu 222 SPN, p.20-21. 223 GENETTE (G.), Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 143. 224 REUTER (Y.), Le Roman policier, Nathan, Paris, 1997, p. 79. 285 intellectuel et intertextuel, métalepses) et le polar (chronotope, motif de la ville) qui sont au service de la mise à distance de la fiction. b) Le roman d’espionnage Ce jeu avec les étiquettes romanesques est également à l’œuvre dans le quatrième incipit, intitulé « Sans craindre le vertige et le vent », qui suppose des parcours lectoraux pluriels grâce à de multiples emprunts génériques. Ainsi faut-il considérer cet extrait comme un roman russe, une politique-fiction, un roman d’espionnage, un roman historique ou encore selon l’auteur comme un « roman politicoexistentiel » ? Il semblerait que la fiction policière glisse ici vers le pôle historique si l’on se réfère tout d’abord au cadre spatio-temporel. L’incipit in medias res remplit sa fonction codifiante et informative tout en exploitant le motif de l’entrée avec l’arrivée des convois militaires dans la ville : « À cinq heures du matin, des convois militaires traversaient la ville ; devant les magasins d’alimentation, commençaient à se former des queues de femmes portant chacune une chandelle dans une lanterne : sur les murs était encore humide la peinture des inscriptions de propagande tracées par les brigades des différentes tendances du Conseil Provisoire pendant la nuit 225. » Il convient d’ajouter aussi la présence du topos du dévoilement puisque le récit commence avec l’évocation du lever du jour qui vise à dévoiler progressivement l’espace de l’histoire : « À l’heure où les musiciens replaçaient leurs instruments dans leurs étuis et sortaient du sous-sol, le ciel était vert 226 ». Cet ancrage accentué par les marques de localisation spatiale (« l’ancienne banque Levinson », « l’église Sainte Appoline », « l’usine de munitions Kauderer », « le front »…) déploie également une véritable « mythologie de la métropole 227 ». En effet, l’auteur propose ici une nouvelle construction fantasmatique de l’univers urbain qui renforce « l’indétermination », « la confusion » qui règnent dans cet espace en proie à des luttes révolutionnaires : 225 SPN, p. 85. 226 Id. 286 Je raconte l’incident dans tous ses détails parce qu’il fut considéré – pas tout de suite, plus tard – comme un présage de tout ce qui devait arriver ; et parce que ces images de l’époque doivent traverser la page comme les convois la ville (même si le mot « convois » évoque des images un peu approximatives ; il n’est pas mauvais qu’il flotte dans l’air une certaine indétermination, typique de la confusion qui régnait à l’époque) : comme ces banderoles tendues d’une maison à l’autre, qui invitaient la population à souscrire à l’emprunt d’État, ou ces cortèges syndicaux organisés par des centrales rivales, dont les trajets devaient ne pas se rencontrer, les uns manifestant pour la poursuite à outrance de la grève à l’usine de munitions Kauderer les autres pour la suspension du mouvement, la priorité des priorités étant de distribuer des armes au peuple contre les troupes contre-révolutionnaires sur le point d’encercler la ville 228. La sélection de certains éléments textuels provenant du cadre spatio-temporel ainsi que de l’univers thématique comme les « fragments de glace », « le vent glacé », « le manteau à revers de fourrure », « la milice urbaine », fonctionnent comme des allusions ou de vagues réminiscences de l’espace spécifique des romans russes (L. Tolstoï, F. Dostoïevski, A. Tchékov, N. Gogol…), tout comme la représentation de la révolution qui peut être mise en relation avec le traitement de l’histoire par les écrivains russes et notamment par B. Pasternak dans Le Docteur Jivago. I. Calvino a d’ailleurs exprimé son intérêt pour le mythe poétique de la révolution de B. Pasternak qui entremêle l’histoire des personnages et l’Histoire : « L’entreprise principale poursuivie par la pensée de B. Pasternak – montrer que la nature et l’histoire n’appartiennent pas à deux ordres différents mais qu’ils forment un continuum dans lequel les existences humaines se trouvent plongées et par lesquelles elles sont déterminées – peut mieux se manifester au moyen de la narration qu’au moyen de propositions théoriques 229. » Il semble avoir puisé dans le roman russe une certaine mythologie de la métropole ainsi que le motif du peuple particulièrement récurrent dans la littérature russe (Guerre et Paix), qui symbolise, pour I. Calvino, la vérité historique : Dans Guerre et Paix, Pierre Besoukov, l’intellectuel qui a essayé de comprendre et de vivre le drame de l’histoire de son temps, ne trouve la vérité qu’au moment de l’exténuante marche des prisonniers que les armées napoléoniennes traînent avec elles lors de leur retraite : c’est l’humble vérité du simple soldat Platon Karataev que Pierre réussit à 227 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1993, p. 134. 228 SPN, p. 87. 229 CALVINO (I.), Défis aux labyrinthes, Seuil, Paris, 2003, t. 2, p. 312. 287 appréhender. Pour Tolstoï, le peuple incarne une vérité qui ne fait qu’un avec la nature. La société ou les classes qui oublient cette vérité finissent, tôt ou tard, par se dessécher. Voilà pour Tolstoï le moteur de l’histoire, tout le reste n’est que fausse apparence 230. Mais sous la plume calvinienne, ce motif prend à première vue une coloration épique qui n’est pas sans rappeler certaines pages hugoliennes (Les Misérables) ou zoliennes (Germinal). La mise en place du chronotope débouche en fait sur une longue description du peuple 231, de ce « flot humain » en marche qui se transforme en matière mythique. Le dispositif descriptif s’organise à partir du point de vue du personnage qui propose au lecteur un « regard interne » puisqu’il s’agit du souvenir de cette foule qui lui permit de rencontrer l’héroïne. L’espace va donc être décrit en fonction des impressions du personnage qui occupe une position surplombante (le pont) et qui s’avère être un spécialiste de l’observation, étant donné qu’il incarne le rôle stéréotypé de l’espion. L’espace s’ordonne à partir de cette focalisation interne qui régit le mouvement de la description où le foyer (le personnage) et l’objet (la foule) sont tous deux mobiles et semblent suivre « les lignes obliques », ou plus exactement « l’enroulement et le déroulement sinueux des lignes », cet espace invisible qui parcourt tout l’incipit. Cette description déambulatoire, à travers le regard du personnage, laisse apparaître l’opposition entre les sentiments de crainte de la foule (« Ils étaient nombreux, ces jours-là, à chercher refuge en ville : il y avait ceux qui craignaient de voir s’étendre avec la révolte les pillages, et ceux qui avaient de bonnes raisons de ne pas se trouver sur le chemin des armées de la restauration ; ceux qui cherchaient refuge auprès de la fragile légalité du Conseil Provisoire, et ceux qui voulaient seulement disparaître 230 CALVINO (I.), Una Pietra Sopra, Einaudi, Turino, p. 32. Il s’agit là d’une traduction personnelle réalisée à partir du texte original non traduit en français : « In Guerra e pace Pierre Bezuchov, l’intellettuale che ha cercato di capire e di vivere il dramma della storia del suo tempo, può aver trovato la verità solo durante l’estenuante marcia dei prigionieri che le armate di Napoleone in ritirata si trascinano dietro : ed è l’umile verità del semplice soldato Platon Karataev che Pierre riesce a far sua. Il popolo incarna per Tolstoj una verità che è una cosa sola con la natura ; la società o le classi che da questa verità si distaccano finiscono per appassire e solo questo è per Tostoj il moto della storia, altrimenti apparenza fallace. » 231 SPN, p. 87-88-89. 288 dans la confusion […] 232 ») et le sentiment d’harmonie qu’éprouve le personnage (« Ce matin-là, je me sentais léger, content, en harmonie avec les autres, avec le monde, comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps 233. ») L’espace se scinde alors en un espace dysphorique et un espace euphorique qui mettent en scène une multiplicité de parcours optiques visant à accroître l’ancrage référentiel de la description. C’est la remémoration par le biais du souvenir du personnage qui permet à l’auteur d’enclencher le régime descriptif grâce à des procédés de démarcation qui reposent selon, P. Hamon, sur une volonté de « sursignalisation » comme la présence d’une phrase à fonction d’embrayeur (« Irina, je l’avais connue le jour où le front avait cédé à douze kilomètres (ou moins encore) de la Porte d’Orient 234 ») et le changement d’alinéa. On retrouve ainsi à l’intérieur du texte des signes descriptifs comme les indices spatiaux (« les édifices de l’abattoir », « le pont de fer… »), le temps signalétique de l’imparfait (« ils étaient nombreux », « chacun sentait que sa propre survie était en jeu »…), l’accumulation de relatives (« Pendant que la milice urbaine […] prenait position autour des édifices bas de l’Abattoir, – lieu dont le nom semblait déjà de mauvais augure, mais pour qui, on ne le savait pas encore –, un flot humain se repliait sur la ville vers le pont de Fer 235 »), l’utilisation de figures de rhétorique comme la comparaison (« Cette foule qui avançait comme une horde d’éléphants ») ou la métaphore filée qui assimile la foule à un « flot », et enfin la parataxe qui organise l’inventaire et crée un effet de liste dépliant « l’artefact lexicographique ». En effet, selon A. Petitjean et J.-M. Adam 236, la description repose sur une procédure de hiérarchisation très contraignante qui s’effectue à partir de différentes opérations et qui explique son fonctionnement. De manière plus précise, on peut voir que la description 232 233 234 235 236 Id.. Id. Id. Id. ADAM (J.-M.), PETITJEAN (A.), Le texte descriptif, Nathan, Paris, 1989. 289 calvinienne suit un cheminement réglé et organisé qui convoque une tonalité épique déceptive. La phrase-incipit de ce texte descriptif pose le thème-titre (la foule) explicitement par le biais de la dénomination qui vise à mettre en place l’ancrage. Cette dénomination (« un flot humain ») convoque les compétences encyclopédiques du lecteur concernant le topos du peuple dans la représentation épique. Le thème-titre suscite un effet d’attente de la déclinaison d’un « stock lexical » (les exploits de la collectivité, les valeurs, les qualités, les actes, la violence…) d’un scénario motif ou situationnel (duel entre le bien et le mal), de figures rhétoriques stéréotypées (l’amplification, l’hyperbole, la gradation…). Or, la description calvinienne enclenche le processus lectoral, mais pour mieux le détourner, l’inverser et le subvertir. En effet, on peut constater que dans la phase d’aspectualisation le thème est fragmenté par la sélection de composants élaborée grâce à la mise en scène d’une véritable « nomenclature » énumérative, et au renversement de certains éléments stéréotypés de la description épique. Les « parties » relatives à la foule sont extrêmement prosaïques (« les paysannes », « les cochons hystériques », « les soldats », « les vieilles dames », « les brancardiers »…). Ce flot humain, à connotation dysphorique, n’est pas une marche héroïque qui le mène à l’affrontement ou au combat, mais se trouve décrit en pleine débâcle, en pleine tentative de fuite vers le pont de Fer, hors de la ville. Cette coloration négative est accentuée par la phase de mise en relation qui replace cette foule antihéroïque dans le chronotope qui explicite la « pagaille générale » : « un flot humain se repliait sur la ville vers le pont de Fer 237 », « le flot humain ralentissait, s’engorgeait, opposant aux poussées des contre-poussées pour ne pas renverser ceux qui descendaient plus lentement 238 ». Cependant ce flot humain ne semble pas avoir sombré entièrement dans l’animalité puisque le personnage reconnaît une certaine solidarité à l’intérieur du groupe qui n’est pas sans rappeler 237 Id. 238 Id. 290 quelques réminiscences hugoliennes : « Chacun sentait que sa propre survie était en jeu et l’étrange est que, là où il aurait pu sembler le plus incongru de parler de solidarité, car il fallait d’abord s’ouvrir un chemin du coude et des ongles, il se formait une sorte de communauté, une entente, qui faisait qu’on s’unissait face aux obstacles, et qu’on se comprenait à demi-mot 239. » De même, ne faut-il pas voir dans cette description à travers certains thèmes (la confusion, l’engorgement, l’envahissement du pont…) la réactualisation de certains motifs typiquement zoliens ? Enfin, la description s’achève par la sous-thématisation qui permet la mise en place d’un nouveau thème (« la femme qui descend à côté de moi ») faisant basculer le texte vers un autre sous-genre. I. Calvino semble donc jouer avec les conventions propres à un type de texte (la description), à une tonalité (l’épique) et à une forme générique historiquement datée (le roman russe). Cet incipit, de plus, semble remettre en cause les fonctions mêmes de la description puisque l’auteur détourne la fonction mimésique au profit d’une fonction sémiosique, à l’intérieur même du texte, qui interroge les topoï romanesques : Peut-être est-ce mon récit qui forme un pont sur le vide ! il procède en jetant devant lui des informations, des sensations, des émotions pour créer un fond de bouleversements collectifs et individuels, au milieu duquel on puisse s’ouvrir un chemin tout en restant largement dans l’ignorance des circonstances historiques et géographiques. Moi, je m’ouvre un passage dans une profusion de détails qui couvrent un vide que je ne veux pas voir, j’avance d’un bon pas, tandis que mon personnage féminin s’immobilise sur le bord d’une marche, au milieu de la foule qui la presse, jusqu’à ce que je parvienne à la faire descendre, à presque la portière, marche après marche, pour l’amener sur le pavé du quai 240. Mais le thème du vertige, outre sa dimension spéculaire, nous renvoie à une autre problématique, celle de la fiction policière. En effet, certains autres éléments textuels orientent notre analyse vers le pôle du roman d’espionnage. Si l’on s’attarde sur l’organisation diégétique, on remarque que cet ars combinatoria narratif se recoupe avec la structure du spy- 239 Id. 240 Id. 291 thriller. À vrai dire, la mise en place de l’intrigue et le système des actants sont fortement semblables à ceux du roman d’espionnage. Ainsi, on découvre que le personnage-narrateur (Alex Zinnober), qui apparaît tout d’abord comme un lieutenant revenant du front, est en réalité un espion à la solde des autorités politiques : « La mission qui m’a été confiée : découvrir l’espion infiltré dans le Comité Révolutionnaire, celui qui se prépare à faire tomber la ville entre les mains des Blancs 241. » Ce militaire armé et gentilhomme, qui n’hésite pas à secourir la gent féminine (« Je m’aperçois que je tiens à certaines formes d’autrefois : soutenir une femme qui tombe par exemple; même si plus personne aujourd’hui ne dit merci 242. ») est opposé, selon l’idéologie manichéenne du roman d’espionnage, à la figure du « Méchant », du « frère séparé » incarné par son ami Valérian, qui contribue à la réalisation du danger passant par le topos du piège qui tend à se refermer sur les personnages : – Alors, tu es venu te jeter dans le piège avec nous. – Ou mettre les autres dans le piège. Les pièges sont l’un à l’intérieur de l’autre, et ils se referment tous à la fois 243. Face à cette opposition, émerge le personnage de la femme fatale (Irina) : Irina, elle, avait la précocité des femmes de son genre, bien qu’elle fût la plus jeune de nous trois ; et elle nous faisait faire tout ce qu’elle voulait 244 qui en tant qu’actant stéréotypé, vise à actualiser le trio amoureux et à enclencher la situation érotique archétypale de ce sous-genre. Irina incarne une femme séductrice, dominatrice qui endosse plusieurs facettes plus ou moins fantasmatiques : la jeune fille élégante et mystérieuse en manteau de fourrure et « chapeaucloche à voilette », la femme orientale « cheveux courts, vêtements de soie grise, bas couleur lait », au milieu des chinoiseries de boudoir du bureau de Valérian et enfin la femme nue perçue dans les ébats sexuels. Elle s’avère dangereuse, armée 241 242 243 244 SPN., p. 96. Ibid., p. 92. Ibid., p. 93. Ibid., p. 86. 292 d’un revolver 245, et entretient une relation dominant-dominé avec Valérian : « Valérian regarde Irina, mais c’est d’un regard perdu, comme en transes, un regard de soumission absolue, celui d’un homme qui attend le plaisir seulement de son obéissance au bon vouloir d’une femme 246 », puis avec Alex : « Nous avions accepté notre condition d’esclaves d’une femme 247. » À l’instar d’U. Eco, on peut dire qu’ici : « le couple amour-mort fonctionne dans le sens d’une plus intime union érotique grâce à l’épreuve commune 248 », comme le met en scène la longue description des nuits du trio dans la chambre d’Irina qui apparaît dans cette spirale amoureuse et mortelle comme « l’officiant, la divinité, la profanatrice et la victime 249 » Durant cette scène érotique stéréotypée, le narrateur parvient à fouiller les affaires de Valérian et découvre une condamnation à mort qui lui est destinée. L’incipit se clôt abruptement sur cet élément de l’intrigue, l’action reste suspendue, virtuelle. Le texte semble donc bien renvoyer le lecteur à la structure du spy-thriller de par le déploiement de l’organisation interne qui emprunte ses « fonctions cardinales », ses personnages, son chronotope et son mode narratif aux contraintes du roman d’espionnage, même si d’autres niveaux textuels et génériques peuvent s’interpénétrer dans la réalité de l’incipit. c) Le roman noir Avec l’incipit « Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres », I. Calvino expérimente ici les normes scripturales du roman noir qui imposent à la fiction des codes stylistiques et thématiques spécifiques. On peut donc légitimement s’interroger sur la nature du sous-genre convoqué, sur la catégorie générique retravaillée : le hard-boiled, le roman noir français, le polar ? 245 246 247 248 249 Id. Ibid., p. 95. Ibid., p. 96. ECO (U.), De Superman au superhomme, Grasset, Paris, 1993, p. 207. Ibid., p. 95. 293 Concernant l’univers référentiel mis en scène, on peut noter qu’une fois encore l’auteur s’est amusé avec les conventions spatiales propres au genre policier, en créant toute une cartographie qui multiplie les clichés. D’emblée, on retrouve dans cet extrait le topos de la ville à travers, cette fois, la métropole parisienne dans « l’obscurité » et sa « banlieue » sordide. Le lecteur suit les déplacements spatiaux des personnages qui tentent de se débarrasser d’un cadavre. L’auteur recourt pour cette « mythologie de la ville » à une diversité de lieux stéréotypés : le « sous-sol » qui apparaît, pour J.-N. Blanc, comme « l’image la plus puissante de la ville creusée. Le thème du souterrain convoque les peurs liées à l’étouffement, à l’écrasement, tout autant que celles qui se rattachent aux pires dangers inconnus. Le souterrain rassemble toutes les terreurs. On y manque de lumière et d’air. On s’y débat dans une atmosphère lourde, viciée, malsaine 250 », le « fleuve » et le « pont de Bercy » désert qui symbolise la ville morte, la « forêt de Fontainebleau » inaccessible, un « parking du Faubourg Saint-Antoine » qui donne lieu à une scène cocasse, une « boîte de la place de Clichy », « le Nouveau Titania » qui évoque le pittoresque parisien avec ses bars, ses hôtels de passe et qui peut rappeler la boîte sordide « le Tipica » de Pigalle dans Touchez pas au Grisbi d’A. Simonin, « au bord de la terrasse, le fond de cette cour lépreuse 251 » qui renforce le thème de l’abandon, de la décrépitude et de la saleté associé à l’univers urbain. Puis, on peut remarquer que l’auteur dédouble la contrainte spatiale en insérant dans le récit une autre géographie également connotée, une véritable anachronie narrative sous la forme de flash-back qui entrecoupe l’action des personnages. En effet, grâce aux souvenirs d’un personnage, l’auteur multiplie l’anachronie par rétrospection par le biais de fréquentes analepses qui forment un autre parcours géographique et qui visent, de par leur valeur explicative, à éclairer le passé du personnage. Dès lors on suit les bribes de souvenirs, l’errance d’un narrateur aux prises avec un ailleurs exotique : à « Macao », au « Venezuela », à 250 BLANC (J.-N.), Polarville, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1991, p. 86-87. 251 SPN, p. 122. 294 « Chicago », « dans ce bloc de maisons puantes entre le quartier grec et le quartier polonais 252 », ou encore le « Sud-Est asiatique », lieux stéréotypés et particulièrement récurrents dans le roman américain. Ce jeu sur les procédés analeptiques nous amène au parcours psychologique des personnages et au traitement des thèmes propres à ce sousgenre. L’histoire se construit grâce à un narrateur homodiégétique qui apparaît être le personnage central chargé d’endosser le type du criminel. Il s’agit d’un personnage aux contours volontairement flous et incertains qui laissent au lecteur la possibilité d’envisager plusieurs identités. Ainsi, en évoquant le passé du narrateur, l’auteur distribue un certain nombre d’indices comme « les campements », « tous les passeports », « les filles du Jardin de Jade », « les machines à sous », « les chargements douteux » qui visent à ancrer le personnage dans l’univers conventionnel du roman de gangsters des années 50. Le narrateur incarne ainsi le type du truand, peut-être ancien légionnaire (« Ruedi le Suisse ») et la figure du « milieu ». Mais il s’avère être également un personnage typique du roman noir, puisqu’il apparaît comme un « loser » : « Des tournants de ce genre, ma vie en a connu des douzaines, dans un sens comme dans l’autre, mais c’est à partir de ce moment-là que je n’ai plus cessé de chercher à prendre ma revanche sur lui, et à partir de ce moment-là que la liste de mes défaites n’a plus cessé de s’allonger 253. » Sa vie, semble avoir été marquée, dans les affaires comme dans le privé, par la malchance et il est poursuivi par la poisse jusqu’à la fin de l’incipit (« la chaussure noire vernie » de Jojo qui va le perdre). Les autres personnages sont aussi conformes aux types rencontrés dans le roman noir : « Jojo », le cadavre avec « sa figure de butor, ses moustaches de joli cœur, ses cheveux collés à la brillantine, le nœud de sa cravate qui sortait du sac comme d’un pull-over […] jusqu’aux chaussures en verni noir avec empeigne de velours 254 », malfrat du 252 Ibid., p. 112. 253 Ibid., p. 116. 254 Ibid., p. 111. 295 milieu qui sera victime d’un règlement de comptes orchestré par le narrateur et « Bernadette » qui remplit le rôle de la vamp manipulatrice : C’est l’intérêt commun qui nous réunissait : Bernadette est une fille qui saisit au vol les situations ; ce gâchis-là, ou bien nous arrivions à nous en sortir ensemble ou bien nous y laissions des plumes tous les deux. Mais Bernadette avait sûrement une autre idée en tête : une fille comme elle, pour se diriger dans le monde, il lui faut compter sur quelqu’un qui connaît son affaire ; si elle avait fait appel à moi pour se débarrasser de Jojo, c’était pour me mettre à sa place 255. Le discours-cliché du narrateur stigmatise le milieu social dont la jeune femme provient : « Et je dus encore une fois, reconnaître que l’intelligence de cette fille était bien supérieure à ce qu’on pouvait attendre de sa condition sociale 256. » On assiste à une diffraction de la figure féminine, à travers l’apparition de « Sibylle », la fille du narrateur qui fait un numéro avec caïmans dans une boîte, et « Vlada », sa mère, tenancière du lieu. L’auteur dépeint donc des personnages en étroite corrélation avec le milieu où ils agissent et réactualise une des dominantes du roman noir selon T. Todorov : « Le Roman Noir moderne s’est constitué non autour d’un procédé de présentation mais autour du milieu représenté, autour de personnages et de mœurs particulières ; autrement dit, sa caractéristique constitutive est dans ses thèmes 257. » Cela implique donc une volonté auctoriale de représenter un narrateur anti-héros pris dans un engrenage inextricable et ce souci de mettre en scène la violence mêlée au thème de la mort et à certaines scènes typiques de meurtre ou d’érotisme. Cette vision du monde propre au roman noir nous amène donc à l’analyse de la langue et de l’écriture particulière de cet incipit. Le narrateur n’hésite pas à décrire la violence de façon très réaliste, aussi brutale que la chute du corps : « Je pouvais à peine y distinguer la tache irrégulière que formait Jojo après avoir roulé dans le vide, les pans de sa veste relevés comme des ailes, et 255 Ibid., p. 111. 256 Ibid., p. 118. 257 TODOROV (T.), « Typologie du roman policier », Poétique de la prose, Seuil, Paris, 1971, p. 42. 296 s’être fracassé les os avec un bruit d’arme à feu 258 » ou l’odeur du cadavre. Paradoxalement, cet effet stylistique est contrebalancé par une stratégie de la litote, une sorte de « gestuaire de la désinvolture » selon R. Barthes qui tend à minimiser l’impact des actions violentes, comme on peut le constater dans cette scène de meurtre : Au bon moment, j’ai tiré le rideau et la première chose que j’ai vue de lui – après toutes ces années où nous nous étions perdus de vue –, c’est le mouvement de piston de son gros derrière velu serré entre ses genoux blancs à elle ; et puis sa nuque bien peignée, sur l’oreiller, tout contre son visage à elle, un peu fade, qui s’est déplacé de quatre-vingt-dix degrés pour me permettre de tirer. Tout s’est passé de la manière la plus rapide et la plus propre, sans lui donner le temps de se retourner, de me reconnaître, de savoir qui était venu lui gâcher son plaisir, peut-être même de s’apercevoir du passage de la frontière entre l’enfer des vivants et l’enfer des morts. Ça valait mieux, de ne le revoir en face que mort 259. Cette technique empruntée au Grisbi et aux films de série noire constitue pour R. Barthes un trait caractéristique du roman noir français : Le geste désinvolte du gangster a au contraire tout le pouvoir concerté d’un arrêt ; sans élan, rapide dans la quête infaillible de son point terminal. Il coupe le temps et trouble la rhétorique. Toute désinvolture affirme que seul le silence est efficace : tricoter, fumer, lever le doigt, ces opérations imposent l’idée que la vraie vie est dans le silence, et que l’acte a droit de vie ou de mort sur le temps. Le spectateur a ainsi l’illusion d’un monde sûr, qui ne se modifie que sous la pression des actes, jamais sous celui des paroles ; si le gangster parle, c’est en images, le langage n’est pour lui que poésie, le mot n’a en lui aucune fonction démiurgique : parler est sa façon d’être oisif et de le marquer. Il y a un univers essentiel qui est celui des gestes bien huilés, arrêtés toujours à un point précis et prévu, sorte de somme de l’efficacité pure : et puis, il y a par-dessus quelques festons d’argot, qui sont comme le luxe inutile (et donc aristocratique) d’une économie où la seule valeur d’échange est le geste 260. Dans l’extrait d’I. Calvino, le déplacement paisible de la complice et l’action réglée du coup de feu participent bien à cette gestuaire de la désinvolture. À propos de l’écriture, on peut dire que l’auteur respecte certaines conventions du genre, comme on peut le constater à travers des dialogues courts, réalistes et rapides : – Salut, Bernadette. Et elle : – Salut. 258 SPN, p. 122. 259 Ibid., p. 116. 260 BARTHES (R.), Mythologies, Seuil, Paris, 1957, p. 73. 297 Ça ne me plaisait guère, qu’elle les connût : d’autant plus qu’à leur façon de s’habiller, même si elle était plus à la mode que la sienne, je leur trouvais un certain air de famille avec Jojo. – Qu’est-ce que tu portes dans ton sac ? Fais voir, me dit le plus gros des trois. – Regarde. Il est vide, je fais calmement. Il fourre une main dedans. – Et ça, c’est quoi ? Il en sort une chaussure vernie noire à empeigne de velours 261. Cette oralisation du dialogue se confond avec l’utilisation d’un langage argotique basé sur des stéréotypes lexicaux qui codifient le roman noir et qui parcourent le texte, comme le montrent ces quelques exemples : « Allez, mon vieux, vas-y, crache tes tripes, ça t’éclaircira les idées 262 ! », « Fini de jouer, vieux bâtard 263 ». Faut-il considérer cette contrainte stylistique comme un hommage aux romans d’A. Simonin ? Néanmoins, il est intéressant de noter que l’auteur exploite de manière ludique ce possible modèle en affichant dans l’incipit une certaine volonté humoristique, peut-être même parodique. En fait certaines scènes du texte catalysent la dimension humoristique, comme l’ouverture in medias res, qui rend compte dans un langage trivial de la difficulté du narrateur à manipuler le cadavre : J’avais beau tirer sur l’ouverture du sac de plastique : elle arrivait à peine au cou de Jojo et la tête restait en dehors. L’autre méthode aurait consisté à commencer par la tête, mais cela ne résolvait pas mon problème, car alors c’étaient les pieds qui restaient dehors. La solution aurait été de lui faire plier les genoux, mais bien que j’aie essayé de l’y aider à coups de pieds, les jambes raidies résistaient, et quand à la fin j’y suis parvenu, jambes et sac se sont pliés ensemble, il était encore plus difficile à transporter ainsi et la tête ressortait encore plus qu’avant 264. Cette dimension est également repérable dans l’épisode du pont où, par un heureux concours de circonstances, le cadavre vient au secours des deux assassins : Comme ces deux agents à bicyclette qui s’étaient approchés tout doucement et s’étaient arrêtés pour nous regarder au moment où nous nous préparions à le jeter dans le fleuve (un moment plus tôt, le pont de Bercy nous avait paru désert) : aussitôt, Bernadette et moi, nous nous mettons à lui donner de grandes tapes dans le dos, il est affaissé contre le parapet, Jojo, la tête et les mains pendantes, et moi : « Allez, mon vieux, vas-y, crache tes tripes, ça 261 262 263 264 Ibid., p. 122. Ibid., p. 112. Ibid., p. 116. Ibid., p. 111. 298 t’éclaircira les idées ! », je dis, puis le soutenant à deux, ses bras passés sur nos épaules, nous le ramenons à la voiture. À ce moment, le gaz qui gonfle le ventre des cadavres est sorti bruyamment; et les deux policiers de se marrer 265. Enfin, la scène érotique est également court-circuitée par la présence comique du cadavre : Bernadette ! Qu’est-ce que tu fais? Tu crois que c’est le moment ? Et elle de m’expliquer qu’en faisant irruption dans la chambre, je l’avais interrompue dans un moment où il ne fallait pas l’interrompre ; avec l’un ou avec l’autre, pas d’importance, mais elle devait absolument reprendre à ce moment précis et aller cette fois jusqu’au bout. Elle tenait le mort d’une main, et de l’autre commençait à me déboutonner; nous étions serrés tous les trois dans cette voiture minuscule sur un parking du faubourg Saint-Antoine. En se contorsionnant, avec des mouvements de jambes harmonieux, je dois dire, elle s’installe à cheval sur mes genoux et m’étouffe presque dans ses seins : une vraie avalanche. Pendant ce temps-là Jojo nous tombait sur le dos, mais elle n’oubliait pas de le tenir, sa figure à quelques centimètres de celle du mort qui la regardait de ses yeux blancs exorbités 266. En somme, il semble bien que dans cet incipit, l’auteur propose au lecteur une réécriture du code des romans noirs français qui met en cause, de façon ludique, les conventions génériques de ce sous-genre policier. d) Le thriller Avec l’incipit « Dans un réseau de lignes entrelacées », I. Calvino se confronte à la stéréotypie d’un nouveau sous-genre de la fiction policière : le thriller. Le code conventionnel de cette nouvelle catégorie générique lui permet ainsi d’expérimenter d’infinies variations tout en renouvelant les contraintes génératives de base. Plus encore, ce nouvel extrait donne lieu à tout un jeu sur le modèle « sémio-pragmatique » du personnage, qui en tant que convention romanesque, enclenche un certain effet de lecture programmé par la machinerie policière. Tout d’abord, on peut remarquer que l’incipit se fonde sur le concept de tension qui va régir toute l’organisation fictionnelle et la construction d’un univers spécifique au thriller. Tout comme le lecteur, le personnage d’un thriller 265 Ibid., p.112. 299 est pris, selon F. Evrard, entre « le désir de prolonger le frisson (le thrill) et le désir de se libérer de la tension et de connaître la fin 267 ». L’auteur joue donc sur cette norme structurelle qui induit la notion de suspense et qui vise à exploiter d’un point de vue textuel l’émotivité du lecteur. Pour Y. Reuter, cela implique bien une tension contradictoire qui va régir « la lecture sous la forme d’une double contrainte : avancer plus vite dans le livre pour connaître la fin mais risquer ainsi d’apprendre plus rapidement l’issue fatale. Or, sous une autre forme, une tension contradictoire entre le désir que cela dure (pour le plaisir de lire et pour retarder la mort programmée) et celui que cela s’arrête (pour être libéré de son angoisse) 268 ». En outre, tout le début de l’incipit procède à la mise en fiction de cette contrainte puisque les trois premiers paragraphes tentent de rendre compte des sensations du narrateur face à cette « logique irrationnelle » que déclenche la sonnerie du téléphone : Je dis « devrait » parce que je doute que les mots écrits puissent en donner une idée, même partielle : il ne suffit pas de déclarer que ma réaction est de refuser, de fuir devant cet appel menaçant et agressif et, dans le même temps, de me sentir coincé par l’urgence, l’incontournable, le coercitif, obligé d’obéir à l’injonction de la sonnerie et de me précipiter pour répondre, tout en sachant qu’elle ne m’apportera que peine et désagrément 269. Chaque sonnerie provoque l’attente angoissée du narrateur face à cette « sensation de se trouver sans défense, sans protection contre quelque chose qui surgit d’espaces étrangers inconnus 270 ». Astucieusement, I. Calvino rend compte de cette sensation par le biais d’une métaphore (« la déchirure que ferait une flèche ») qui peut se lire à une deuxième niveau plus théorique et qui nous renvoie à la figuration, la rapidité de la fiction que nécessite le thriller et qu’a toujours revendiquée l’auteur en exprimant dans ses essais son attrait pour une stratégie narrative qui soit une véritable « flèche mentale connectant les temps et les 266 267 268 269 270 Ibid., p. 119. EVRARD (F.), Lire le roman policier, Paris, Dunod, 1996, p. 24. REUTER (Y.), Le Roman policier, Nathan, Paris, 1997, p. 75 . SPN, p. 143. Id. 300 espaces 271 ». En fait, on peut dire que le processus de dramatisation de l’incipit repose sur cette alternance, cette tension, entre diverses techniques de suspension et entre la temporalité, le rythme cadencé de la fiction. Ainsi, le narrateur multiplie par exemple les monologues narrativisés du personnage qui entrecoupent l’action, et dilate la temporalité lorsque celui-ci échafaude des hypothèses, exprime ses obsessions selon un potentiel cheminement : Ou c’est mon angoisse, lorsque je viens juste de sortir et que j’entends sonner le téléphone : il se pourrait que ce soit chez moi, il se pourrait que ce soit dans un autre appartement, je reviens précipitamment, j’arrive hors d’haleine après avoir monté l’escalier en courant, le téléphone se tait, et je ne saurai jamais si oui ou non l’appel était pour moi. Ou lorsque je suis dans la rue, et que j’entends le téléphone sonner dans des maisons inconnues ; et même, quand je suis dans des villes inconnues, des villes où ma présence est ignorée de tous : même alors, quand j’entends la sonnerie, chaque fois ma première pensée, pendant une fraction de seconde, est que le téléphone m’appelle, moi, et, dans la fraction de seconde suivante, le soulagement de me savoir pour le moment à l’abri de tout appel, inaccessible, protégé, mais ce soulagement-là ne dure qu’un fragment de seconde, un instant après je pense que ce téléphone inconnu n’est pas seul en train de sonner, qu’à des kilomètres, des centaines, des milliers de kilomètres d’ici, chez moi, le téléphone est, j’en suis sûr, en train de sonner à travers les pièces désertes, et me voici de nouveau déchiré entre la nécessité et l’impossibilité de répondre. Tous les matins, avant mes cours, je fais une heure de jogging : je me mets en survêtement, je sors et je commence à courir, parce que je sens le besoin de bouger, parce que les médecins me ont ordonné, pour combattre l’excès de poids qui m’alourdit, et pour me détendre un peu les nerfs. Ici, pendant la journée, si on ne va pas au campus, à la bibliothèque, aux cours de ses collègues ou à la cafétéria de l’université, on ne sait pas où aller ; la seule chose à faire est de se mettre à courir en long et en large sur la colline, entre les érables et les saules, comme font nombre de mes étudiants et aussi nombre de mes collègues. Nous nous croisons sur les sentiers bruissants de feuilles, parfois nous nous lançons : « Hi ! » et parfois rien du tout, parce que nous devons épargner notre souffle. C’est un des avantages du jogging par rapport à d’autres sports : chacun va pour son compte et n’a de compte à rendre à personne 272. En même temps, on assiste à une accélération du rythme par rapport à l’échéance que subit le personnage et qui se construit à partir de multiples poncifs du thriller américain : menaces téléphoniques annonçant l’enlèvement de la jeune fille (« Écoute bien. Marjorie est ici, elle va s’éveiller dans un instant, mais elle est attachée et ne risque pas de s’échapper. Note bien le numéro, 115 Hillside 271 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 59. 272 SPN, p. 145. 301 Driver 273 »), exécution programmée si la victime n’est pas retrouvée à temps (« Si tu viens la chercher, parfait ; sinon, il y a dans la cave un bidon de kérosène et une charge de plastic reliée à un minuteur. D’ici une demi-heure, tout brûlera 274 »), le motif possible (« une bande de gangsters » voulant le faire chanter). L’univers fictionnel relève également de la stéréotypie du thriller étant donné que l’action se déroule dans un milieu urbain désert qui plus spécifiquement, réactualise un site-cliché, celui du campus correspondant selon J. Dubois à un certain horizon culturel et idéologique d’attente : « La littérature anglo-saxonne est friande de “meurtres sur le campus” : on voit bien que se trouve prise à partie à partir de la sorte une institution vénérable, l’Université, protégée d’une aura de respect. Que l’atteignent les effluves du scandale, et se délecte de la part malveillante qui est en nous 275. » L’analyse du temps comme de l’espace s’avère donc particulièrement connotée et stéréotypée dans cet incipit. Cette mise en tension se manifeste aussi au niveau de la mise en texte, à savoir par rapport aux choix lexicaux, rhétoriques et stylistiques que va effectuer l’auteur. Pour analyser plus finement ces procédés, nous allons isoler un extrait de l’incipit afin de mieux cerner cette mise en texte spécifique : Si personne n’a répondu jusqu’à maintenant, c’est signe qu’il n’y a personne là-dedans… Mais alors, pourquoi continue-t-on à appeler? Ils espèrent quoi ? C’est peut-être un sourd qui habite là, et ils espèrent qu’à la longue, il va finir par entendre ? Ou peut-être un paralytique, et il faut lui laisser le temps de se traîner jusqu’à l’appareil… Ou un désespéré au bord du suicide, et aussi longtemps qu’on l’appelle, il reste une chance de le retenir, d’éloigner le geste fatal… » Je me dis que je devrais peut-être essayer de me rendre utile, prêter main-forte, aider le sourd, le paralytique, le désespéré… Et dans le même temps, en vertu de l’absurde logique qui travaille au-dedans de moi, je me dis que, ce faisant, je pourrais m’assurer si ce n’est pas moi, par hasard, qu’on appelle 276. Il est intéressant de remarquer qu’I. Calvino se sert de toute une série de procédures langagières propres au roman à suspense et explicitées par 273 274 275 276 Ibid., p. 148. Id. DUBOIS (J.), Le Roman policier ou la modernité, Nathan, Paris, 1992, p. 111. SPN, p.146-147. 302 Y. Reuter 277. Ainsi, on note la métaphorisation de la temporalité puisque l’activité récurrente du personnage (« le jogging ») symbolise la course effrénée contre le temps. Cette figure est renforcée par l’image du « prisonnier » : « Je succombe à une obsession absurde : prisonnier d’un cercle au centre duquel il y a ce téléphone en train de sonner, je cours sans m’éloigner, je m’attarde sans raccourcir mes foulées 278. » On remarque aussi l’utilisation d’une ponctuation qui marque l’émotivité du personnage avec l’accumulation des points d’interrogation et d’exclamation, tout comme ces doutes angoissés envisagés sous une modalité de la supposition (« ou »). Cette tension ressentie par le personnage est aussi repérable du point de vue de la syntaxe qui multiplie les phrases inachevées (points de suspension), les effets de segmentation par le recours à la parataxe. À cela il faut ajouter la mise en place de répétitions (« le sourd, le paralytique, le désespéré ») qui ne font qu’amplifier ce sentiment de danger et de désespoir qui est lui-même fortement perceptible par l’utilisation de syntagmes lexicaux nous renvoyant au fatum qui s’abat sur le personnage. Enfin, cet effet de tension contradictoire prend forme dans la figure de l’oxymore (« une absurde logique ») qui tend à mettre en scène les dichotomies. La mise en texte participe donc bien à cette stratégie, à cette contrainte de la tension propre au thriller. Il va sans dire que cette technique est perceptible même dans le système des personnages qui propose une variation du carré herméneutique réglementé par la fonction même du modèle sémiotique. I. Calvino se joue ici du personnage en tant que « signe » qui suit un programme narratif et un rôle thématique et qui induit un effet de lecture suscitant des scénarios communs et intertextuels du destinataire. Selon P. Hamon, la théorie littéraire se doit de : considérer a priori le personnage comme un signe, c’est-à-dire choisir un « point de vue » qui construit cet objet en l’intégrant au message défini lui-même comme une communication, comme composé de signes linguistiques (au lieu de l’accepter comme 277 REUTER (Y.), op. cit., p. 78. 278 SPN, p. 146. 303 donné par une tradition critique et par une culture centrée sur la notion de personnage humain), cela impliquera que l’analyse reste homogène à son projet et accepte toutes les conséquences méthodologiques qu’elle implique 279. Pour mener à bien cette analyse du personnage soumise à toutes sortes de contraintes chez I. Calvino, nous souhaitons mettre en parallèle « l’être » et le « faire » de l’acteur fictionnel. En effet, d’après l’étude sémiologique du personnage de P. Hamon, on peut considérer tout d’abord la catégorie de « l’être » du personnage calvinien. L’étiquette du personnage dans cet incipit paraît floue, car le texte ne contient à première vue ni nom, ni portrait, ni désignation fortement identifiante. Le lecteur sait seulement qu’il s’agit d’un « moi » professeur à l’université, comme le laissent à penser certains indices disséminés dans le texte (« mes collègues », « la cafétéria de l’université », « mes étudiants »), et qui se caractérise par sa pratique du jogging. Le plan physique, vestimentaire ou biographique est volontairement gommé, seul l’aspect psychologique est exploité, car le personnage est présenté a priori comme un être névrotique qui souffre d’angoisses et d’obsessions auditives, dont la représentation enclenche potentiellement le processus interprétatif vers le profil convenu du psychopathe. Concernant le « faire », nous sommes amenés à considérer de manière plus précise le rôle actantiel et thématique de ce personnage. On constate que celui-ci suit une progression relativement conventionnelle qui va le mener, selon l’axe actantiel, de la phase de la manipulation, – c’est-à-dire qu’un destinataire inconnu (voix téléphonique) va transmettre au Sujet (le personnage) un devoir-faire (sauver la jeune fille) –, à la phase de compétence, – c’est-à-dire d’acquisition par le personnage du « pouvoir-faire » et du « savoir-faire » nécessaires à l’action (la rapidité, la course) –, ainsi qu’à la performance proprement dite, c’est-à-dire l’accomplissement de l’action (arrivée du personnage à la maison et libération de la jeune fille). 279 HAMON (P.), « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Seuil, Paris, 304 Le programme se clôt sur la phase de sanction qui vise à évaluer l’action. En tout état de cause, on peut dire qu’ici l’auteur a privilégié la mise en scène d’un modèle conflictuel (la jeune fille insultant le « libérateur ») qui pousse le lecteur à s’interroger sur la nature de l’opposition entre les deux actants. Cela nous amène à prendre en compte l’ambiguïté qui découle du rôle thématique du personnage, et par là même son importance hiérarchique. On note ainsi que le personnage calvinien se construit autour d’une « pré-désignation conventionnelle » propre au thriller, à travers le rôle du professeur d’université névrosé qui oscille entre deux postures différentes. Selon J. Dubois, le système des personnages suit le modèle du carré herméneutique qui structure la fiction policière à partir des rôles de la victime, du coupable, de l’enquêteur et du suspect mis en perspective avec « l’axe de l’histoire » (l’histoire du crime, l’histoire de l’enquête) et du « régime » (régime de vérité, régime du mensonge) 280 : 1977, p. 117. 280 DUBOIS (J.), op. cit., p. 91. 305 H I CRIME VICTIME COUPABLE ENQUETE ENQUETEUR SUSPECT VERITÉ MENSONGE S T O I R E RÉGIME Chaque fiction opte ainsi pour une organisation particulière de ses rôles par rapport au vecteur narratif retenu. Le genre du thriller tend, de manière récurrente, à justement créer, un effet d’indistinction entre le rôle du coupable, du suspect et de l’enquêteur, étant donné que bien souvent, l’enquête et le crime commencent en même temps. Cependant, dans cet incipit, la vision du lecteur dépend des propos d’un narrateur homodiégétique aux contours indéfinis, qui peut apparaître comme un témoin-suspect, tout comme le coupable ou une victime potentielle. I. Calvino induit l’ambiguïté qui concourt à un effet de suspense et se joue de ce dispositif textuel qui offre à l’écrivain la possibilité d’explorer toutes les potentialités de ce carré des rôles. Au final, le lecteur hésite quant à « l’importance hiérarchique » du personnage. Faut-il, en effet, le considérer selon les pistes textuelles tissées, comme une victime (thèse du chantage présente dans le texte), un suspect (« l’équivoque » de la relation le liant à l’étudiante) ou encore comme le coupable (victime qui l’insulte, dernier mot de l’incipit) ? Il semble plausible que l’auteur se plaise à faire du personnage le support d’un processus d’anticipation lectoral et une des pièces maîtresses de ce jeu avec les codes romanesques qui se fondent sur la mise en place de stéréotypes suscitant l’inférence de « scénarios intertextuels » communs, et ce peut-être parce que, comme le remarque R. Amossy et A. Herschberg-Pierrot : « La répétition se 306 donne comme la réalisation d’une promesse en même temps que le code prête à d’infinies variations 281. » La variation générique proposée par l’auteur à partir du thriller se réalise bien à travers cet incipit qui remodèle les contraintes policières. Pour conclure on peut donc maintenant affirmer que la fiction policière constitue un champ d’investigation particulier pour notre auteur oulipien, étant donné que celui-ci expérimente les variations génériques en privilégiant quatre modèles identifiés (le roman à suspense, le roman d’espionnage, le roman noir et le thriller) issus d’horizons socio-culturels différents et qui forment une sorte d’encyclopédie de la littérature policière mondiale contemporaine. 2) La fiction fantastique et ses limites Concernant le deuxième incipit du roman (« En s’éloignant de Malbork ») et le septième (« Dans un réseau de lignes entrecroisées »), on peut dire qu’I. Calvino se plaît encore une fois à mettre en scène tout un jeu avec les codes textuels et notamment les codes du fantastique, et ce en déployant une stratégie de la généricité mixte qui ne cesse de poser la problématique de la catégorisation, à travers ce kaléidoscope romanesque de sous-catégories qui rend l’analyse critique particulièrement ardue. L’auteur semble avoir opté pour une expérimentation contrainte des limites conceptuelles (structures, thématiques) du genre, en nous proposant ici, non pas une fiction fantastique « pure », mais deux textes qui croisent une « géographie littéraire » spécifique (roman russe, slave, polonais, anglo-saxon) avec des approches fantastiques différentes qui exacerbent ce dialogisme générique. En cela, faut-il considérer « En s’éloignant de Malbork » comme un roman polonais, un roman de « l’expérience corporelle », selon les mots de l’auteur, un roman fantastique, un roman de mœurs ? De même, « Dans un réseau de lignes entrelacées » ne peut-il pas être envisagé comme un thriller terrifiant ou un roman « logico-géométrique » fantastique ? Après l’examen de 281 AMOSSY (R.), HERSCHBERG-PIERROT (A.), Stéréotypes et clichés, Nathan, Paris, 1997, p. 81. 307 ces deux incipit et le repérage d’une dominante « fantastique », nous allons tenter de voir si ce postulat peut être avéré et comment l’auteur oulipien semble en jouer. Tout d’abord, nous nous intéresserons à l’ancrage réaliste que mettent en scène ces deux extraits. On constate que les textes tendent à reproduire l’illusion réaliste en multipliant les détails qui se réfèrent à la mimésis et qui participent à la mise en place du fantastique selon D. Mellier : « Le fantastique ne se donne à lire que selon un discours de la mimésis, qu’il soit sa rupture, son renversement ou son envers, sa fiction est indéfectiblement indexée sur le réel 282. » Le premier incipit s’ouvre sur une description culinaire qui opère une saturation olfactive de par l’accumulation des odeurs (« odeurs de friture », « une odeur d’oignons », « d’huile de colza », de « viande hachée », de « concombres en fines rondelles »…). Puis un glissement s’effectue, on passe de la matérialité des ingrédients à celle des personnages à travers une sorte de pastiche de l’incipit réaliste traditionnel de type balzacien ou zolien, peut-être parce que « ce qui compte, ce sont les détails physiques sur lesquels le roman met l’accent 283 ». Après l’évocation de la cuisine, l’auteur disperse de multiples références, des marques de localisation spatiale (la cuisine) et de temporalisation qui favorisent l’authentification du roman. Cette inscription dans le réel est également présente dans le second incipit, étant donné que les éléments textuels avancés obéissent aux conventions vraisemblables qui sous-tendent l’illusion réaliste : Je voudrais que mon récit exprime tout cela à travers un détail serré d’opérations financières, coups de théâtre en plein conseils d’administration, appels d’agents boursiers affolés au téléphone, et puis encore fragments d’un plan de ville, polices d’assurance, la bouche de Lorna quand elle a laissé tomber certaine phrase, le regard d’Elfride comme absorbé dans un calcul impitoyable, une image se superposant à l’autre, le réseau des rues constellé sur le plan de croix et de flèches, avec des motocyclettes qui s’éloignent pour disparaître dans les angles des miroirs, et d’autres motocyclettes qui convergent vers ma Mercedes. 282 MELLIER (D.), L’Écriture de l’excès, fiction fantastique et poétique de la terreur, Champion, Paris, 1999, p. 44. 283 SPN, p. 40. 308 Du jour où il m’a été clair que m’enlever constituerait le coup rêvé, non seulement pour les différentes bandes de hors-la-loi spécialisés, mais aussi pour les plus importants parmi mes associés et mes concurrents du monde de la haute finance, j’ai compris que c’est seulement en me multipliant, en multipliant ma personne, ma présence, mes sorties et mes retours, en somme les occasions de guet-apens, que je pourrais rendre improbable ma chute entre des mains ennemies 284. En fait, les deux textes suivent une même doxa mimétique selon un narrateur autodiégétique, un « je », autre convention du genre selon T. Todorov : « Dans les histoires fantastiques, le narrateur dit habituellement “je 285” » qui va présenter les événements dans le cadre d’un récit rétrospectif. Le deuxième incipit emprunte même à E. A. Poe la technique du prologue scientifique (long paragraphe sur la pensée et les appareils d’optique) qui va retarder le récit très précisément à l’endroit où le narrateur explicite la corrélation logique des causes et des effets. I. Calvino avoue lui-même : « Le roman du miroir est en partie construit comme certaines nouvelles de Poe qui commencent par une citation érudite, dans ce type de récit, l’érudition est l’amorce d’une histoire de suspense ou même de terreur 286. » La mise en place des narrateurs-personnages des deux textes concourt aussi à renforcer cette « indexation » réaliste, contrainte spécifique du genre, d’après J. Malrieu : « En dépit des apparences, le fantastique n’est pas une approche du surnaturel, mais du réel 287. » Mais évidemment, pour que le fantastique affleure, il est nécessaire que les représentations réalistes mises en scène soient perturbées par l’enclenchement d’un processus d’hésitation. Pour T. Todorov, la stratégie générique fantastique consiste, après le processus d’indexation réaliste, à provoquer la mise en place d’un événement étrange qui induit « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel 288 » Cette hésitation se situe sur un double plan puisque le lecteur, tout comme le personnage, se trouve 284 285 286 287 288 Ibid., p. 175. TODOROV (T.), Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1970, p. 87. CALVINO (I.), « Entretiens », Europe, n° 815, 1997, p.124. MALRIEU (J.), Le Fantastique, Hachette, Paris, 1992, p. 38. TODOROV (T.), op. cit., p. 37. 309 confronté au phénomène étrange, et se trouve contraint, comme le montre le texte « d’opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous 289 ». De cela découle un sentiment de peur, de terreur qui traduit l’intériorisation de la crise fantastique par un élément de la fiction (le personnage). Le critique D. Mellier va encore plus loin dans l’analyse en montrant que la poétique de la terreur recourt plus encore au concept d’« indétermination », d’« indécidabilité », issu des discours post-structuralistes et des recherches de C. Metz sur la narrativité du cinéma moderne, qui lui permet de sortir de la binarité des solutions (« illusion », « réalité ») proposée par T. Todorov et de voir la thématisation de cette notion à l’intérieur même des fictions fantastiques. Cette théorie tend à rejoindre la thèse d’I. Calvino qui conçoit, dans ses essais théoriques, le fantastique avant tout comme un programme textuel à contraintes, sorte de « géométrique-fiction » : « Ce qui est au centre de la narration pour moi n’est pas l’explicitation d’un fait étrange, mais l’ordre que ce fait étrange développe en soi et autour de soi. Le dessin, l’asymétrie, le réseau d’images qui se dépose autour de lui, comme dans la formation d’un cristal 290. » Dans les deux incipit, l’auteur insère un fantastique de l’indétermination qui présente l’événement comme un effet du dérèglement interne du personnage-narrateur en proie à un dédoublement qui réexploite ici certaines conventions thématiques propres au genre fantastique. Ainsi, dans « En s’éloignant de Malbork », il insère une scène de duel, de combat, où le narrateur « Gritzvi » affronte un jeune garçon « Ponko » au sujet d’une fille. Au début de la bagarre, on croit reconnaître une scène stéréotypée du duel amoureux, mais au fur et à mesure de la lecture, l’indétermination de la situation 289 Ibid., p. 29. 290 CALVINO (I.) La Machine littérature, Seuil, Paris, 1993, p. 56. 310 et le jeu sur une dualité apparente (Ponko-Gritzvi) rendent ambigu le statut identitaire des personnages : Déjà un poing m’arrivait en plein visage et déjà, moi, je m’étais jeté à poings fermés contre Ponko, et nous roulions sur le plancher, cherchant à nous tordre les bras, nous frapper à coups de genoux ou nous défoncer les côtes. Le corps de Ponko était osseux, lourd, ses bras et ses jambes frappaient sec, ses cheveux (que j’essayais de saisir pour le renverser en arrière) formaient une brosse dure, comme du poil de chien. Tandis que nous étions enlacés, j’eus la sensation que la transformation allait advenir pendant cette lutte, que quand nous nous relèverions je serais lui, il serait moi mais peut-être n’est-ce que maintenant que je le pense, à moins que ce ne soit toi, Lecteur, et pas moi, car pour lors lutter avec lui signifiait que je me tenais étroitement serré à moi-même, à mon passé, dont je voulais éviter qu’il ne tombe entre ses mains, dussé-je pour cela le détruire. Brigd, en tout cas, j’aurais bien voulu la détruire pour qu’elle ne tombât pas entre les mains de Ponko, Brigd dont je n’avais jamais pensé être amoureux, et je ne le pensais pas maintenant davantage, mais avec elle une fois, une seule, nous nous étions roulés comme en ce moment nous faisions Ponko et moi, venant tour à tour l’un sur l’autre, nous mordant, sur un tas de tourbe derrière le poêle, et je sentais que je la disputais déjà à un Ponko encore à venir, que je lui disputais à la fois Brigd et Zwida, je cherchais déjà à arracher à mon passé quelque chose pour ne pas le laisser à mon rival, ce nouveau moi aux cheveux de chien, ou peut-être je cherchais déjà à arracher au passé de ce moi inconnu un secret pour l’annexer à mon passé 291. L’auteur ne cesse de renforcer cette ambiguïté : « Je cherchais déjà à arracher à mon passé quelque chose pour ne pas le laisser à mon rival, ce nouveau moi aux cheveux de chien, ou peut-être je cherchais à arracher au passé de ce moi inconnu un secret pour l’annexer à mon passé ou à mon avenir 292. » Tout comme E. T. A. Hoffmann (Le Grand opéra des doubles), E. A. Poe (W. Wilson), V. Nabokov (La Méprise) ou F. Dostoïevski (Le Double), I. Calvino se plaît à introduire dans cet extrait cette lutte transformationnelle qui pousse le lecteur à s’interroger sur la représentation de la réalité exprimée : s’agit-il de la figuration d’une altérité conflictuelle désirant la même femme ou d’une lutte découlant d’une scission schizoïde ? La suite du texte continue à suspendre la construction interprétative : C’est en vain que je cherche à saisir dans cet enchevêtrement de membres masculins, à la fois identiques et opposés, des fantasmes féminins qui s’évanouissent, hors d’atteinte en leur différence ; dans le même temps, je cherche à me frapper moi-même, peut-être cet 291 SPN, p. 43. 292 Id. 311 autre moi qui se dispose à prendre ma place à la maison, ou bien ce moi plus vraiment moi que je veux soustraire à l’autre mais ce que je sens contre moi, c’est seulement l’être étranger de l’autre, comme si l’autre déjà avait pris ma place, toutes les places, comme si j’avais été effacé du monde, moi 293. L’auteur réactualise à travers cette lutte avec un double rival, un topos du genre fantastique qui apparaît ici amplement euphémisé. Dans le deuxième incipit, il explore la problématique de la duplicité à travers un autre thème appartenant au genre : celui du miroir magique. De la littérature antique, cabalistique jusqu’au Horla de Maupassant, la thématique du miroir constitue un autre schème conventionnel qui, dans un effet de duplication, répercute l’image de l’identité fragmentée. Le personnage-narrateur de cet incipit, un homme d’affaires collectionneur de kaléidoscopes, avoue avoir construit son empire financier selon les préceptes physiques des « machines catoptriques » afin d’échapper à ses ennemis par démultiplication de ses doublures : C’est mon image que je veux multiplier. Non point par narcissisme ou mégalomanie, comme on pourrait trop facilement le croire : au contraire, pour cacher, au milieu de tous ces doubles illusoires de moi-même, le vrai moi qui les fait se mouvoir. Si je ne craignais d’être mal compris, je ne serais même pas opposé à l’idée de reconstituer chez moi une chambre entièrement tapissée de miroirs, selon un projet de Kircher, où je me verrais marcher au plafond la tête en bas et m’envoler tout droit des profondeurs du plancher 294. Cette stratégie kaléidoscopique déterminée par le désir (de domination, d’appropriation de l’altérité) et par le complot (« afin de déjouer d’éventuels plans criminels 295 ») touche également la femme puisque la figuration féminine apparaît être démultipliée autour d’une représentation bipolaire (« Elfride », « la femme légitime » et « Lorna », la maîtresse attitrée) qui est elle-même diffractée : Les problèmes les plus délicats viennent de la relation extraconjugale que j’entretiens avec une jeune divorcée de vingt-neuf ans, nommée Lorna, à qui je dédie deux et parfois trois rencontres hebdomadaires de deux heures trois quarts. Pour protéger Lorna, il n’y avait qu’à rendre sa localisation impossible : j’ai eu recours au système qui consistait à afficher une multitude de liaisons amoureuses simultanées, de manière qu’on ne puisse savoir quelles sont mes maîtresses fictives et quelle est la vraie. Chaque jour, aussi bien l’un de mes sosies que moi-même, nous nous rendons à des heures toujours différentes dans des 293 Ibid., p. 44. 294 Ibid., p. 174-175. 295 Ibid., p. 177. 312 pied-à-terre disséminés à travers toute la ville et occupés par des femmes d’aspect agréable. Ce réseau de fausses maîtresses me permet même de cacher mes véritables rencontres avec Lorna à ma femme, Elfride, à qui j’ai présenté l’exécution de cette mise en scène comme une mesure de sécurité 296. La géométrie mentale du narrateur fondée sur la perspective des déplacements spatiaux, des croisements géométriques de reflet en reflet, se mue en une quête absolue du « Tout », de la découverte d’une « image du Tout », qui finit par mener le personnage à sa perte dans la chambre catoptrique, reconstruite à partir des schémas d’Athanasius Kricher qui trouble son raisonnement : « Les parois de miroir renvoient à l’infini mon image. Aurais-je été enlevé par moi-même ? L’une de mes images projetées dans le monde aurait-elle pris ma place, en me reléguant au rôle d’image réfléchie ? Aurais-je su évoquer le Seigneur des Ténèbres, et était-ce lui qui venait se présenter à moi sous mes propres traits 297 ? ». Cette vision le confronte également à l’image de la double figuration féminine dangereuse (Elfride-Lorna) qui perd toute réalité. Le thème du miroir concourt à favoriser un sentiment d’angoisse, de terreur qui provient lui-même du motif de la duplicité qui engendre cette perte de l’illusion référentielle, comme le souligne W. Troubetzkoy : C’est, en fait, simple : réduit à être mon propre double, le reflet de mon reflet, je ne renvoie plus de reflet. La duplication du miroir, en créant un double sans fin répété, déréalise à l’infini le modèle originel. Du miroir surgit le double, passé ou futur du moi, mais le miroir absorbe dans son gouffre d’eau celui qui se penche sur lui. Je ne me vois pas en miroir parce que mon reflet incarne non plus mon identité, mais ma perte d’identité au monde, ma dissolution dans l’eau de l’être, mon aliénation, comment je me défais au monde 298. On constate que pour l’élaboration de ces deux incipit, I. Calvino se sert donc dans le réservoir de la tradition littéraire, d’un grand nombre de procédés sémantico-formels stéréotypés appartenant au genre fantastique. Cependant, il privilégie, selon la poétique oulipienne, un programme textuel de la mixité qui induit une problématique générique dialogale et l’insertion 296 Ibid., p. 176. 297 Ibid., p. 179. 298 TROUBETZKOY (W.), L’Ombre et la différence, le double en Europe, PUF, Paris, 1996, p. 27. 313 d’un métadiscours. En fait, l’autorité scripturale emploie le modèle fantastique selon « un régime mixte » qui vise à combiner les catégorisations génériques et à interroger les limites conceptuelles. Par exemple, le premier extrait a, semble-t-il, été construit à partir d’un type de roman issu de la littérature polonaise, d’une chronique de mœurs et ce, selon le souhait de la Lectrice, (« Je préfère les romans, ajoute-t-elle, qui me font entrer tout de suite dans un monde où chaque chose est précise, concrète, bien spécifiée 299 ») souhait qui peut rappeler l’univers du romancier polonais B. Schulz selon I. Calvino 300 et un type de roman fantastique qui exploite des nombreux topoï du genre. De la même manière, le second extrait oscille entre deux stratégies génériques possibles (le thriller et le fantastique) qui ont en convergence la notion de « suspense et de terreur » qui peut être une modalisation transversale. Tout comme E. A. Poe ou J.-L. Borges, l’auteur fait, à travers ces deux extraits, une « expérience des limites » selon la formulation todorovienne qui brouille les frontières textuelles en multipliant les codes communs : thriller ayant des perspectives fantastiques ou roman fantastique logico-géométrique ? Si l’on se place plus spécifiquement du point de vue de la catégorisation fantastique propre aux deux textes, on peut également s’interroger, à partir du pertinent essai de D. Mellier 301, sur les types de fantastiques que l’auteur met en scène : « fantastique de l’indétermination », « fantastique de la représentation ». Il semblerait là encore que notre auteur oulipien élabore un ars combinatoria qui entremêle les deux puisque le programme textuel des deux textes s’oriente vers un « fantastique de l’indétermination du sens », alors que la rhétorique est plutôt de l’ordre de la figuration et se réfère donc à « un fantastique de la représentation » privilégiant une esthétique de l’hyperbole. Cette poétique polysystémique offre donc à I. Calvino la possibilité de mixer des schèmes qui proviennent à la fois de la culture lettrée et de la culture populaire. Mais cet essaitype de l’extrait qui pousse l’auteur à saturer le texte de termes empruntés au 299 SPN, p. 33-34. 300 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1996, p. 56. 314 modèle fantastique du double et au thème du miroir (« doubles illusoires », « ombre », « doublure », « sosies », « faux moi-même »…) s’avère à la limite trop tapageur et peut pousser le lecteur à concevoir ce kaléidoscope comme une machination poétique dans laquelle le fantastique apparaît, selon I. Calvino, « comme jeu, ironie, clin d’œil […] 302 » Le miroir devient alors la symbolisation textuelle systématique et incarne une œuvre qui réfléchit le processus de dédoublement qui la constitue. 3) La fiction intime et ses limites L’incipit intitulé « Penché au bord de la côte escarpée » apparaît comme un texte qui brouille les genres tout en exacerbant la problématique de l’intime, véritable point d’orgue des interrogations sur soi et sur la création littéraire. Nous allons donc tenter de cerner cet entremêlement qui superpose des composants énonciatifs, formels et thématiques appartenant à différents genres textuels. Tout d’abord, on peut constater à première vue que cet incipit semble sortir de la sphère du romanesque afin de s’approprier celle du journal intime, par le biais de la contrainte rythmique qui fragmente le récit en unités temporelles bien définies suivant le calendrier (du lundi au dimanche). I. Calvino morcelle le texte par l’insertion, au fur et à mesure, de repères temporels déterminés sous la forme d’italiques, qui visent à signaler la chronologie des moments d’écriture (« Lundi, Mardi, Mercredi, Mercredi soir… »). Selon P. Lejeune, la spécificité formelle du journal intime découle bien de cette caractéristique et s’oppose par là même aux autres formes de la littérature intime telles que l’autobiographie ou les mémoires qui exploitent d’autres « pactes » de lecture : « Le journal est prédécoupé en unités discrètes, s’inscrit explicitement dans le cadre d’une variable quantifiable, le temps 303. » Cet indice formel qui apparaît dans le texte 301 MELLIER (D.), op. cit., p. 147-148. 302 CALVINO (I.), op. cit., p. 56. 303 LEJEUNE (P.), L’autobiographie en France, A. Colin, Paris, 1971, p. 318. 315 calvinien se mêle à d’autres conventions du journal intime qui mettent en scène la relation du narrateur avec lui-même et qui offrent au lecteur une réflexion d’ordre métatextuel. Le diariste qui se trouve incarné dans le « je » énonciatif entretient d’abord une relation distanciée avec lui-même qui le pousse à la recherche du sens sous toutes ses formes, comme le montre cet extrait : Pour moi ç’a été comme un signe émanant de la pierre : la pierre voulait me dire que notre substance nous est commune et que pour cette raison quelque chose de ce qui constitue ma personne subsistera après la fin du monde, ne disparaîtra pas avec lui : une communication demeurera possible dans un désert privé de vie, privé de ma vie, et de tout souvenir de moi. Je transcris là ce que furent mes premières impressions, ce sont toujours celles qui comptent 304. Cette recherche s’oriente rapidement vers l’autre, ce « on » à qui il peut communiquer ses pensées, sa perception des circonstances d’écriture. Ainsi, la section « Mercredi soir » est entièrement consacrée à ce rapport du narrateur au lecteur potentiel qui constitue un cliché du genre et dans laquelle le narrateur pose la problématique de l’ineffable, autre poncif, la difficulté de saisir le sens au-delà de tout langage : Chaque soir je franchis les premières heures d’obscurité en couvrant ces pages que personne ne lira peut-être jamais. Le globe de verre de ma chambre, à la pension Kudgiwa, éclaire le mouvement de mon écriture sans doute trop nerveuse pour qu’un futur lecteur puisse la déchiffrer. Peut-être ce journal reviendra-t-il au jour des années et des années après ma mort, quand notre langue aura subi Dieu sait quelles transformations, les vocables et les tours de phrase que j’utilise couramment auront une allure désuète et une signification incertaine. N’empêche, celui qui trouvera mon journal, aura sur moi un avantage certain : à partir d’une langue écrite, on peut toujours déduire un vocabulaire et une grammaire, isoler des phrases, les transcrire ou les paraphraser dans une autre langue, tandis que moi, je cherche à lire, dans la succession des choses qui se présentent à moi chaque jour, les intentions du monde à mon endroit, et je vais à tâtons, car je sais qu’il ne peut exister de vocabulaire pour traduire en mots le poids d’obscures allusions qui plane sur toute chose 305. L’auteur se sert ici d’une des fonctions du métadiscours qui consiste à mettre en place les interrogations du diariste sur sa relation avec le lecteur et sur la destination de son œuvre qui passe, comme le relève M. Calle-Gruber par « une véritable mise en scène de la situation illocutive. L’intime, curieusement, y devient le 304 SPN, p. 62. 316 théâtre des formes du discours et les rites de la destination, sans fin s’y représentent 306 ». D’emblée le narrateur exhibe son intimité à travers ce « moi » qui devient tout comme le monde, un objet de connaissance difficilement saisissable et exploite dès le début de l’incipit le paradoxe autobiographique, cette tension entre « le dedans troublé et le dehors scriptural 307 » qui s’inscrit au cœur du métadiscours : « À mon sujet, il ne s’agit pas de ces événements extérieurs dont est tissée une existence, mais de ce qui survient à l’intérieur, au plus profond ; et au sujet du monde, non de quelque fait particulier, mais de la façon d’être du tout, en général. On comprendra ma difficulté à en parler, sinon par allusion 308. » I. Calvino utilise à la fois les critères formels du genre et les représentations collectives figées qui découlent du journal intime. Le traitement calvinien de la fiction intime prend donc appui sur de nombreux motifs, lieux communs de cette « rhétorique de la sincérité » qu’on peut rapidement répertorier : le premier se manifeste par la plongée introspective qui mène le diariste au processus d’autoanalyse. En effet, le narrateur centré sur lui-même ne cesse, par le biais du procédé thérapeutique et par l’écriture, de chercher à identifier le sens de ses actes, de ses pulsions, de « ses états d’âme » : « Il est vrai, qu’une inclination naturelle me pousse à reconnaître mes états d’âme dans l’immobile souffrance des objets 309. » Mais surtout il rend compte de son appréhension du monde en exposant ses « sensations » qui sont extrêmement récurrentes dans l’incipit : « une sensation de vertige », « des sensations désagréables »… Ce motif est un topos du genre depuis l’essor du journal intime au XVIII e siècle qui correspond au développement de la théorie du sensualisme. Cette théorie influença fortement les écrits des diaristes de l’époque (J.-J. Rousseau, D.A.F. Sade, N. Restif de la Bretonne…) et sera réexploitée au e XIX siècle sous le Premier Empire, par un 305 Ibid., p. 68. 306 CALLE-GRUBER (M.), « Journal intime et destinataire textuel », Poétique, n° 59, septembre 1984, p. 390. 307 MIRAUX (J.-P.), L’autobiographie, Nathan, Paris, 1996, p. 35. 308 SPN, p. 61-62. 309 Ibid., p. 69. 317 groupe de philosophes et de politiciens « Les Idéologues » qui préconisent l’observation de soi et se transforme, selon G. Gusdorf, en une véritable « climatologie de l’espace du dedans 310 ». Du point de vue stylistique, on va voir se mettre en place une sorte « d’analogie météorologique » qui permet au diariste de mettre en mots, selon P.-L. Lancelin, les variations atmosphériques de son fonctionnement organique à travers une instrumentalisation scientifique : « […] les changements successifs de l’âme et de la vie, comme les mouvements bien observés du baromètre, du thermomètre, de l’hydromètre servent à nous représenter les variations de l’atmosphère, les divers degrés de température, etc. 311. » Il est frappant de constater dans l’incipit la reprise par I. Calvino de ce topos « sensualiste » qui induit toute une stylistique météorologique. Ainsi, l’incipit s’ouvre et se clôture sur la description d’un observatoire météorologique qui devient le réceptacle, « le principal gardien et dépositaire 312 » des agitations égocentriques du personnage et qui reproduit, par la prégnance d’une lexicologie scientifique, cette stylistique hydrométrique : un toit de tôle posé sur quatre poteaux de bois branlants et qui protège, alignés sur une tablette, des baromètres enregistreurs, des hygromètres, des thermographes, et leurs rouleaux de papier millimétré qui tournent avec un lent tic-tac d’horloge devant une pointe oscillante. La girouette d’un anémomètre sur une haute antenne et le court entonnoir d’un pluviomètre complètent le fragile équipement de l’observatoire, isolé au bord d’un talus du jardin municipal : face au ciel gris perle, uniforme, immobile, on dirait un piège à cyclones, un appât posé là pour attirer les trombes d’air depuis les lointains océans tropicaux, une sorte d’épave idéale qui s’offre par avance à la furie des ouragans 313. De bon matin, je me suis rendu à l’observatoire météorologique, je suis monté sur l’estrade et suis resté là, debout, à écouter le tic-tac des instruments enregistreurs comme la musique des sphères célestes. Le vent poussait de légers nuages dans le ciel du matin, les nuages se disposaient en festons de cirrus, puis de cumulus ; vers neuf heures et demie il est tombé une averse, et le pluviomètre en a conservé quelques centilitres ; un arc-en-ciel a suivi, mais incomplet, et il dura peu ; le ciel s’est obscurci de nouveau, la plume du baromètre enregistreur est descendue suivant une ligne presque verticale ; le tonnerre a grondé, et il est tombé de la grêle. Moi, de là-haut, je croyais tenir dans mes mains les éclaircies et les 310 GUSDORF (G.), Lignes de vie, (1. Les Écritures du moi, 2. Auto-bio-graphie), O. Jacob, deux volumes, Paris, 1990, p. 355. 311 LANCELIN (P.-F.), Introduction à l’analyse des sciences ou de la génération, des fondements et des instruments de connaissance, 3 volumes, 1801, t. 1., p. 389. 312 SPN, p. 74. 313 Ibid., p. 61. 318 tempêtes, les orages et les brumes ; non, pas comme un dieu, ne croyez pas que je suis devenu fou, je ne me prenais pas pour Zeus tonnant, mais plutôt comme un chef d’orchestre qui a devant lui une partition écrite et sait que les sons qui sortent des instruments répondent à une intention dont il est le principal gardien et le dépositaire. Le toit de tôle résonnait comme un tambour sous les averses ; l’anémomètre tournait ; cet univers fait de ruptures et de sautes était traduisible en chiffres à recopier en colonnes sur mon registre ; un calme souverain présidait à la mise en route des cataclysmes 314. Le style de ces extraits reprend sans conteste les topoï véhiculés par le journal intime au cours des XVIII e et e XIX siècles, mais ce jeu avec cette stéréotypie de l’écriture journalière se disperse également dans le texte grâce à une extension sémantique qui puise dans la thématique convenue du genre comme la maladie, les crises, les échecs, les sentiments de culpabilité. Ainsi, presque chaque journée contient des annotations concernant l’expérience des troubles physiologiques du narrateur qui l’isolent du monde : Mon état de santé qui, s’il s’est fort amélioré sous l’effet de ce séjour à la mer que m’avaient ordonné les médecins, conditionne pour moi la possibilité de sortir et de rencontrer des étrangers : je suis encore sujet à des crises intermittentes, et surtout au retour d’un eczéma déplaisant qui m’interdit tout projet de sociabilité 315. L’interdiction que m’ont faite les médecins de sortir après le coucher du soleil m’a enfermé depuis des mois dans les frontières du monde diurne 316 : Samedi. C’était ma première sortie nocturne depuis de nombreux mois, et cela me donnait un peu d’appréhension, surtout à cause des rhumes de cerveau auxquels je suis sujet ; si bien qu’avant de sortir j ‘ai enfilé un passe-montagne et une casquette de laine et, pardessus encore, un chapeau de feutre. Ainsi emmitouflé, une écharpe autour du cou, une autre autour des reins, avec ma veste de laine, ma veste de fourrure, ma veste de cuir et des bottes fourrées, je retrouvais quelque assurance 317. En somme, les maux corporels tendent à favoriser, comme on le voit souvent dans le journal intime, et plus précisément dans cet extrait, ce dialogue avec soi et apparaissent comme l’élément catalyseur qui va enclencher l’acte scriptural, ce désir de se révéler, comme le note d’ailleurs très justement F. Simonet-Tenant : « L’écriture du je survient le plus souvent lorsque l’identité du sujet se voit mise en danger ou, tout au moins, se trouve dans une situation de vulnérabilité. Aussi, 314 315 316 317 Ibid., p. 73-74. Ibid., p. 64. Ibid., p. 67-68. Ibid., p. 72. 319 l’écriture journalière est-elle fréquemment liée à des expériences physiques de détresse (souffrances de vieillesse et du déclin de soi, maladie), de transformation (troubles de l’adolescence, grossesse), à des situations d’enfermement (journaux de prison, de captivité), à des crises affectives (amour, deuil, séparation, douleur de solitude), spirituelles et intellectuelles […] 318. » Or, cette réflexibilité du moi, qui s’articule autour d’un certain nombre de thèmes stéréotypés, devient pour l’auteur un espace de passage, de transfert potentiel, vers une autre entité générique. On peut effectivement constater un glissement du journal intime vers le roman symbolique, philosophique, métaphysique d’inspiration autrichienne ou allemande, à partir de certains indices textuels. Cette stratégie de l’entremêlement générique tend à superposer au cadrage formel du journal intime celui du roman symbolique autrichien grâce à l’exploitation contrôlée de certains motifs communs qui favorisent l’interpénétration des modèles littéraires sélectionnés. Si l’on reprend l’analyse faite concernant les thèmes du journal intime, on peut constater que la maladie, l’univers fortement médicalisé du narrateur et la solitude qui en découle constituent des éléments textuels récurrents dans la littérature allemande (R. Musil, T. Mann, H. Broch…). En fait, on peut noter que la littérature allemande et autrichienne du e XX siècle propose une tradition du grand roman d’analyse qui expose un réalisme dans lequel les réalités d’ordre spirituel sont intégrées. De plus, cette littérature présuppose l’idée d’une harmonie cachée préexistante face à l’intrusion omniprésente de la philosophie qui sature littéralement l’incipit, tout comme cette quête interprétative des « messages », des « présages » que mène le narrateur. On est amené à penser qu’I. Calvino insère dans le texte un autre modèle issu de la littérature germano-autrichienne qu’il a lui-même d’ailleurs partiellement reconnu : « Le début du livre qui a pour titre “penché au bord de la côte escarpée” pourrait être allemand si l’on se réfère au paysage – il y a le souvenir de la mer près de Lübeck –, mais par sa sensibilité il est plus proche de certaines 318 SIMONET-TENANT (F.), Le Journal intime, Nathan, Paris, 2001, p. 69. 320 dispositions d’esprit que on peut trouver dans la littérature autrichienne 319. » Il est vrai que des similitudes peuvent apparaître entre l’incipit et le roman de T. Mann, La Montagne magique par exemple. L’auteur semble emprunter à cette œuvre la convention du « roman du sanatorium » qui réactive le topos du lieu clos à travers le surplombant « observatoire météorologique », ainsi que le thème de la maladie déjà évoqué. Mais plus généralement, le travail de réécriture s’effectue à partir de la sous-catégorie du roman symbolique allemand. Le texte ne cesse d’être parcouru par une sorte de métaphysique qui tente de rendre compte des données immédiates de la conscience à travers les états successifs du moi. Le narrateur est en quête d’une révélation de l’existence qui passe par l’intuition d’analogies apparemment mystérieuses, par des signes qui constituent des pressentiments, des « présages » comme le montrent ces extraits : Je compris que l’objet contenait un message pour moi et que je devais le déchiffrer 320 Assurément, il s’y cachait un sens qui m’échappait 321 J’ai pris ce dialogue comme un avertissement d’avoir à me tenir sur mes gardes : le monde se décompose et tente de m’entraîner dans sa dissolution 322 Il y a des jours où tout ce que je vois me semble chargé de significations : ce sont des messages que j’aurais du mal à communiquer à d’autres, à définir, à traduire en mots, mais qui pour cette raison même me paraissent décisifs. Indices ou présages qui nous conservent ensemble, le monde et moi-même 323. Le roman symbolique tente de saisir les mystères de l’universelle analogie derrière les formes, les mouvements, les couleurs, les odeurs, simulacres de l’Idée, et comme le note G. Michaud : « cet art consistera donc à chercher la réalité qui correspond à l’apparence, à découvrir derrière les choses visibles l’essence des réalités éternelles 324 ». Ainsi, le narrateur multiplie l’étude de ces symboles qui se présentent à lui comme « la main » sortant d’une fenêtre de la prison, l’oursin de mademoiselle Zwida (« Comme harmonie trompeuse, et 319 320 321 322 323 CALVINO (I.), « Entretien avec G.L. Lucenti », Europe, n° 315, mars 1997, p. 123-124. SPN, p. 69. Ibid., p. 70. Ibid., p. 71. Ibid., p. 61. 321 comme l’enveloppe où la nature cache la substance véritable 325 »), le « grappin », ou toute autre image employée comme signe d’une chose : « L’oursin, la violette, les deux inconnus : la couleur noire sans cesse m’apparaît dans des circonstances telles qu’elles s’imposent à mon attention : messages que j’interprète comme un appel venu de la nuit. Je me suis aperçu que, depuis longtemps je tendais à réduire la présence de l’obscurité dans ma vie 326. » Le symbole en tant qu’un « sublimé de perceptions et de sensations » devient l’élément reflet signifiant qui conduit le narrateur au processus de l’auto-analyse révélée, entre autres, à Vienne par la psychanalyse freudienne au début du e XX siècle. Dès lors, faut-il voir dans la description de l’oursin de mademoiselle Zwida un clin d’œil ironique d’I. Calvino à la méthode d’investigation thérapeutique de la signification inconsciente des productions imaginaires : « Le dessin de la jeune fille était une étude de la pulpe humide du mollusque, de ses dilatations et de ses contractions, traitées en clairobscur avec des hachures serrées et irisées sur le pourtour. […] Elle m’a répondu qu’elle avait envie d’en dessiner parce que c’était une image qui revenait dans ses rêves et qu’elle voulait s’en libérer 327 » ? Mais ce qui sous-tend cet incipit, c’est avant tout une préoccupation philosophique qui se manifeste par une réflexion consacrée à la problématique du corps et de l’âme, de la vie et de la mort, de la dissolution, une préoccupation conditionnée par cette quête intérieure du personnage. L’auteur semble suivre ainsi le modèle allemand du roman philosophique (R. Musil, H. Hesse, E. Jünger) et s’interroge ici sur le rapport philosophe-littérature qui apparaît souvent dans ses préoccupations théoriques, comme le prouve cette citation : « L’opposition littérature-philosophie, rien n’exige qu’elle soit résolue ; au contraire : qu’elle soit jugée permanente et toujours neuve nous donne 324 MICHAUD (G.), Le symbolisme tel qu’en lui-même, Paris, Nizet, 1995, p. 419. 325 SPN, p. 66. 326 Ibid., p. 67. 322 l’assurance que la sclérose des mots ne se referme pas sur nous comme une calotte de glace 328. » On peut dire que l’auteur parvient ici à textualiser cette dialectique qui transcende le modèle générique déterminé. L’hybridation générique calvinienne s’achève sur l’insertion d’une ultime matrice particulièrement modalisante du point de vue du système actantiel. En effet, le journal intime « contaminé » par le roman symbolique propose une autre conception générique à partir du roman policier qui entremêle les univers scripturaires. On remarque que le modèle policier surgit des structures logiques qui sous-tendent l’intrigue de cet incipit. Le narrateur fait ainsi la connaissance de l’étrange monsieur Kauderer, responsable de l’observatoire, qui doit s’absenter et que deux hommes aux tenues stéréotypées (de longs manteaux noirs, au col relevé) semblent surveiller. Par une étrange coïncidence, le narrateur retrouve ces deux hommes qui surveillent la porte de la prison. À cette occasion, il surprend également la jeune fille qu’il convoite (mademoiselle Zwida) se rendant à la prison. Celle-ci utilise un subterfuge pour expliquer sa présence, mais ses dires ne correspondent pas aux déductions du narrateur : Je ne lui avais posé aucune question ; mais elle, s’étant aperçue que je l’avais vue hier sur l’esplanade, s’était crue obligée de justifier sa présence en ce lieu. J’aurais préféré qu’elle ne me dise rien, parce que je n’éprouve aucune attirance pour les représentations de la figure humaine, et n’aurais su quoi dire si elle m’avait montré ses dessins, ce qui d’ailleurs ne s’est pas produit. J’ai pensé qu’ils étaient peut-être rangés dans un carton spécial que la jeune fille laissait dans les bureaux de la prison d’une fois sur l’autre, étant donné qu’hier je m’en souvenais parfaitement - elle n’avait pas avec elle son inséparable album relié ni sa trousse à crayons 329. Astucieusement, la jeune fille tente de manipuler l’adjuvant potentiel en lui demandant d’acquérir pour elle un objet propice à l’évasion : « J’aimerais que le grappin soit pourvu de son câble a précisé Zwida. Je peux passer des heures à dessiner un tas de filins enroulés sans me lasser. Prenez-donc un filin assez long, 327 Ibid., p. 66-67 328 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1993, p. 31-32. 329 Ibid., p. 69. 323 dix ou douze mètres 330. » On apprend par la suite que monsieur Kauderer a fixé au narrateur « un rendez-vous au cimetière en pleine nuit » (chronotope particulièrement conventionnel) et le met en garde, ce qui favorise ainsi la montée du suspense : « Vous commettez de graves imprudences. Quand je vous ai confié l’observatoire, je ne supposais pas que vous seriez compromis dans une tentative d’évasion. […] Faites bien attention de ne pas me mêler à cette affaire ; n’oubliez pas que les questions du commissaire tendront toutes à vous faire me compromettre d’une ou l’autre façon 331. » Enfin, l’incipit se clôt au moment fatidique habituel, lorsque le sujet découvre caché à l’observatoire le prisonnier : « Je me suis évadé, dit-il. Ne me livrez pas. Il faudrait aller avertir quelqu’un. Vous voulez bien ? C’est à l’hôtel du Lys de mer 332. » Par rapport à ce rapide synopsis structurel, on peut donc dire qu’I. Calvino se sert de la sémiotique narrative du roman policier pour distribuer les étapes de l’intrigue et la typologie des personnages selon un programme parfaitement normé, à l’intérieur même d’un journal intime apocryphe. L’auteur oulipien superpose au trio amoureux un trio générique (journal intime, roman symbolique, roman policier) qui enchevêtre les « niveaux de réalité » (niveau formel, thématique, actantiel…) au profit d’une nouvelle forme littéraire englobante qui retravaille sans cesse la problématique de la frontière, de la limite à partir d’une poétique de la contrainte. 4) La fiction érotico-japonaise et ses limites La veine autobiographique en tant que forme spécifique de l’écriture du moi peut constituer un point d’ancrage pour l’interprétation de l’incipit « Sur le tapis de feuilles éclairé par la lune ». Ce nouvel extrait s’avère être une confession impudique empruntée à la littérature japonaise, car l’auteur semble reprendre la forme traditionnelle du shi-shôsetsu, le roman à la première personne qui met en 330 Ibid., p. 70. 331 Ibid., p. 73. 332 Ibid., p. 74. 324 scène, selon A. Secci, « l’exposition publique, la franchise, justifie les actes et les pensées qui nourrissent le récit et en garantissent la valeur 333 ». Cet incipit recourt aux codes thématico-formels du roman moderne japonais à partir d’un processus de sélection et de condensation topique, tout en étant contraint de suivre les pulsions lectorales de Ludmilla : « Les romans qui m’attirent le plus, ce sont ceux qui créent une illusion de transparence autour d’un nœud de rapport humain qui en lui-même est ce qu’on peut rencontrer de plus obscur, cruel et pervers 334. » Le récit sera donc le lieu de cette opposition (« la transparence », « l’obscur ») qui met en confrontation le Moi et l’Autre, Agapè et Eros, le principe de réalité et le principe de plaisir. Nous allons donc tenter de voir comment I. Calvino parvient, à travers ce « roman de la perversion », à croiser une réécriture du sensualisme japonais qui pose la notion de la perception dans le processus créatif avec une nouvelle variation romanesque sur la problématique du désir érotique, s’inspirant de différents auteurs, comme il l’affirme lui-même : « Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, le roman japonais peut rappeler Y. Kawabata ou J. Tanizaki, mais la narration érotique pourrait être typiquement française – je pense à Klossowski, par exemple 335. » L’incipit s’ouvre sur le récit des « sensations nouvelles » que le narrateur éprouve durant son exercice de contemplation et qui place d’emblée toute la narration sous le sceau de la littérature japonaise. En effet, l’auteur emprunte une technique romanesque issue de la « Shinkankaku-ha », de l’« École de la nouvelle sensibilité » qui, selon Shuishi Kato 336, à partir de 1920, tente de capter des sensations plus ou moins fortes, singulières ou inconscientes de l’existence et de transposer cette réalité en un univers esthétique qui rende compte de la réalité psychologique des personnages. Les sens constituent dès lors 333 SECCI (A.), Mishima Yukio, l’esthétique classique, l’univers tragique, d’Apollon et Dyonisos à Sade et Bataille, Champion, Paris, 1999, p. 68. 334 SPN, p. 205. 335 CALVINO (I.), « Entretien avec G. L. Lucienti », Europe, n° 815, mars 1997, p. 124. 336 SHUISHI (K.), Histoire de la littérature japonaise, Fayard, Paris, t. 3, 1986, p. 261. 325 un moyen de connaissance et d’exploration littéraire du réel. Y. Mishima 337 évoque ainsi, à propos de la somme romanesque de J. Tanizaki cette esthétique du « visualisme », du « sensualisme » qui semble être corroborée par les affirmations de l’auteur que « l’esprit sans les yeux ne peut rien dans le domaine de l’art. La condition première de l’artiste est de disposer pleinement de tous ses sens 338. […] Personnellement, je crois que seule la beauté des formes ou des couleurs, qui est visible, est dotée d’une existence spatiale, mérite qu’on la transpose en peinture ou qu’on la recrée par l’écriture […] 339. » Le roman japonais moderne explore la concrétude de l’existence à travers l’examen de cette matérialité (feuillages, fleurs, couleurs…) récurrente dans les œuvres de J. Tanizaki ou Y. Kawabata. On peut penser par exemple à la description des cerisiers en fleurs du sanctuaire Heikan dans Bruine de neige de J. Tanizaki. Notre auteur oulipien vise également à saisir cette matérialité en dispersant dans tout l’incipit des éléments matériels et végétaux comme « les feuilles de ginkgo », « le sentier de pierres lisses », « les fleurs charnues de nénuphars d’automne », « les branches de Keiaki » qui fonctionnent en même temps comme des indices sémantico-stéréotypiques pour le lecteur. Ce sensualisme, cette volonté de parvenir au sens par le biais de la sensation, de la perception, est particulièrement présent à l’ouverture de l’incipit, comme en témoigne le premier paragraphe : Les feuilles du ginkgo tombaient des branches comme pluie menue, et mouchetaient de jaune le pré. Je marchais en compagnie de M. Okeda sur le sentier de pierres lisses. Je lui expliquai que j’aurais voulu isoler la perception de chaque feuille de ginkgo de la perception de toutes les autres, mais me demandais si c’était seulement possible. C’était possible, répondit M. Okeda. Voici les prémisses dont je partais, et que M. Okeda trouvait fondées. S’il tombe de l’arbre de ginkgo une seule petite feuille jaune, qui vient se poser sur le pré, la sensation qu’on éprouve à la regarder est celle que donne une seule et unique petite feuille jaune. Si ce sont deux petites feuilles qui se détachent de l’arbre, l’œil les suit et voit les deux petites feuilles voltiger dans l’air, se rapprocher, s’éloigner comme deux papillons qui se poursuivent, pour se poser enfin doucement sur l’herbe, l’une ici, l’autre là. Même chose avec trois, quatre et jusqu’à cinq feuilles ; si le nombre des feuilles 337 MISHIMA (Y.), « À la lumière d’une œuvre reniée », Europe, n° 871-872, nov.-déc. 2001, p. 56. 338 TANIZAKI (J.), Une mort dorée, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1997, p. 812. 339 Ibid., p. 234. 326 voltigeant dans l’air augmente encore, les sensations correspondant à chacune s’ajoutent entre elles et donnent lieu à une sensation complexe : quelque chose comme celle d’une pluie silencieuse, et – pour peu qu’un léger souffle de vent ralentisse leur descente – d’un vol d’ailes suspendu dans l’air, et puis un semis de petites taches lumineuses, quand le regard s’abaisse sur le pré. Or, moi, j’aurais voulu, sans rien perdre de ces agréables sensations complexes, maintenir distincte, sans la confondre avec les autres, l’image singulière de chaque feuille, depuis le moment où elle entre dans notre champ visuel, et la suivre tandis qu’elle danse dans l’air puis se pose sur les brins d’herbe. L’approbation de M. Okeda m’encourageait à persévérer dans cette expérience. Peut-être – ajoutai-je, en contemplant la forme des feuilles de ginkgo - un petit éventail jaune aux bords festonnés –, peut-être pourrais-je même arriver à conserver distincte, dans la sensation de chaque feuille, la sensation de chaque lobe de feuille. Sur ce point M. Okeda ne se prononça pas; d’autres fois déjà, son silence m’avait averti de ne pas me laisser aller à des conjectures précipitées et de ne pas franchir les étapes sans les soumettre à vérification. Faisant mon profit de la leçon, je commençai à concentrer mon attention afin de saisir les sensations les plus menues au moment même où elles se dessinent, quand leur netteté ne s’est pas encore fondue dans un faisceau diffus d’impressions 340. On retrouve dans cet extrait une variation stylistique sur la perception sensuelle et visuelle des feuilles du ginkgo qui réexploite certains motifs conventionnels du roman japonais, comme la vie des sens, la partie en tant qu’entité, la beauté transcendantale de la végétation, le vol des papillons, jusqu’à la couleur « jaune » qui symbolise selon la philosophie japonaise la clarté spirituelle. Mais ce visualisme peut à un deuxième niveau faire référence à la problématique de la perception dans le domaine artistique et au concept de la pensée visuelle. Si l’on se réfère aux écrits théoriques d’I. Calvino, on peut constater que celui-ci s’est interrogé sur la composante visuelle de la faculté imaginative et a montré que le processus fondamental de la vision englobe les mécanismes typiques du raisonnement et précède ou accompagne l’imagination verbale. À l’instar des théories cognitivistes, I. Calvino, traitant de la visibilité, a relevé l’importance du « jeu autonome des images visuelles 341 » dans la création romanesque, cette nécessaire symbiose de la perception et de la pensée dans le domaine artistique. Ainsi, le narrateur de l’incipit entremêle sans cesse une cognition intuitive et intellectuelle qui le mène à la connaissance selon un cheminement particulier : 340 SPN, p. 213-214. 341 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 145. 327 Il a isolé des éléments et des rapports parmi les données du champ perceptif, afin d’établir la nature spécifique de chacun. Des concepts stables et indépendants se développent ainsi à partir des entités plus ou moins stables, plus ou moins circonscrites qui constituent le champ perceptif. En cristallisant progressivement les concepts perceptifs extraits de l’expérience directe, l’esprit acquiert des formes stables qui sous-tendent une pensée cohérente 342. L’art peut apparaître comme une des formes de la pensée visuelle, comme le laisse d’ailleurs sous-entendre la comparaison que le narrateur effectue entre les « sensations tactiles » et les sensations procurées « par la lecture d’un roman 343 ». Mais ce sensualisme analytique se mêle au fil du texte à une sensualité plus crue qui exacerbe l’érotisme de la passion sexuelle issu de la tradition littéraire japonaise et française. Selon une alternance narrative typique qui peut rappeler la structure du roman sadien, le narrateur met en scène des réflexions théoriques digressives et ses fantasmes ou expériences érotiques. Il opère une véritable structuration de la problématique du désir qui apparaît également comme un thème conventionnel du roman japonais qui explore depuis le XVIIIe siècle à travers les « Kôshoku-mono 344 », les histoires galantes des quartiers du plaisir, les perversions sexuelles. Mais l’auteur s’inspire surtout des romans modernes japonais qui tendent à concevoir, selon J. Tanizaki, l’art comme « le point de départ du désir sexuel. Ce qu’on appelle plaisir esthétique est une sorte de plaisir physique, voire de volupté. Par conséquent, l’art n’est pas réellement spirituel : au contraire, il est tout entier sensuel 345 ». L’auteur propose alors aux lecteurs de multiples variations sur le désir qui peuvent convoquer chez le lecteur d’autres intertextes « potentiels » : La Confession impudique, Svastika de J. Tanizaki, Les Belles endormies de Y. Kabawata, La Maison de Kyôko, La Pavillon d’or, Les Couleurs interdites de Mishima. Selon G. Bataille, « De l’érotisme il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort 346 », il devient alors le 342 343 344 345 346 ARNHEIM (R.), La Pensée visuelle, Paris, Flammarion, 1976, p. 247. SPN, p. 217. PIGEOT (J.), TSCHUDIN (J.-J.), op. cit., p. 51. TANIZAKI (J.), op. cit., p. 813. BATAILLE (G.), L’Érotisme, Gallimard, Paris, 1957, p. 83. 328 champ spécifique de l’expérience de la transgression liée au domaine du mal et de l’interdit. Le désir est dans l’incipit, le désir d’un sujet, d’un autre, qui oscille entre deux figurations érotiques : Du côté de Mlle Makiko, c’était une pointe tendue et comme palpitante; du côté de Mme Miyagi, une pression insinuante, qui glissait sur moi. Je compris que, par un hasard rare et charmant, j’étais effleuré dans le même instant par le mamelon gauche de la fille et par le mamelon droit de la mère, et que je devais rassembler toutes mes forces pour ne rien perdre de ce bienheureux contact –. apprécier les deux sensations simultanées sans les confondre, en confrontant ce qu’elles me suggéraient 347. En fait, les personnages de l’extrait s’organisent en fonction de cette contrainte du « désir triangulaire 348 » qui, selon R. Girard, postule l’existence d’un rival qui va rendre désirable l’objet sexuel. Ainsi, le narrateur qui est le disciple du professeur Okeda occupe le rôle du médium entre le mari (Okeda) et l’épouse (Madame Miyagi) dont « [le] rôle n’était pas toujours celui de la victime 349 ». Tout comme dans La Confession impudique de J. Tanizaki et dans Roberte ce soir de P. Klossowski, le mari réunit sa femme et l’amant pour que ses propres sentiments de jalousie éperonnent son désir sexuel. Mais le désir triangulaire se dédouble chez notre auteur puisqu’il superpose au trio un autre trio potentiel qui associe cette fois la femme, la fille et l’amant. Le narrateur qui poursuit Makiko, à la grâce infantile des héroïnes de A. Moravia, se heurte dans sa fantasmagorie érotique à Madame Miyagi : Le sursaut de Makiko avait éveillé en moi une soudaine excitation, état qui n’échappa peutêtre pas à Mme Miyagi quand mes pas distraits me jetèrent contre elle de la façon que j’ai dite. Quoi qu’il en soit, la dame, sans lever les yeux, agita dans ma direction la fleur de camélia qu’elle disposait dans le vase, comme si elle avait voulu me battre, ou repousser cette partie de moi qui se tendait au-dessus d’elle, ou encore jouer avec elle, la provoquer, l’inciter d’un petit coup de fouet caressant. J’abaissai les mains pour essayer de sauver du désordre la composition de feuilles et de fleurs; pendant ce temps, penchée en avant, elle faisait aller ses mains entre les rameaux; et il arriva qu’au même instant, l’une de mes mains s’étant glissée par hasard entre le kimono et la peau nue de la dame Miyagi, se trouva serrer un sein tiède et doux de forme allongée, cependant qu’une des mains de la dame, entre deux branches de keiaki (appelé en Europe : orme du Caucase; (N.d.T.), s’était posée sur mon membre qu’elle tenait d’une prise franche et solide, l’ayant sorti de mes 347 SPN, p. 215-216. 348 GIRARD (R.), Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris, 1961. 349 SPN, p. 215. 329 vêtements comme pour procéder à l’effeuillage d’un rameau 350. Mme Miyagi devait bien s’en être aperçue, car s’attachant à mes épaules, elle m’entraîna avec elle sur la natte, et, par quelques rapides secousses de toute sa personne, glissa un sexe, humide et préhensile sous le mien qui y fut sans embardée aspiré comme par une ventouse, tandis que ses maigres jambes nues m’enserraient les flancs. Elle était agile et précise, la dame Miyagi ses pieds chaussés de bas de coton blanc, croisés derrière mon sacrum, me tenaient comme dans un étau. Derrière le panneau de papier coulissant, se dessina la silhouette de la jeune fille qui s’agenouillait sur la natte, avançait la tête, tendait enfin dans l’encadrement de la porte son visage contracté par une expression haletante, ouvrait la bouche, écarquillait les yeux, pour suivre les mouvements de sa mère et les miens, avec attirance et dégoût. Et elle n’était pas seule : à l’autre bout du corridor, dans l’ouverture d’une autre porte, une figure d’homme se tenait immobile, debout. Je ne sais pas depuis combien de temps M. Okeda était là. Il regardait fixement, non pas sa femme et moi, mais sa fille qui nous regardait. Dans sa pupille froide, dans le pli ferme de ses lèvres, se reflétaient les spasmes de Mlle Miyagi reflétés dans le regard de sa fille 351. Durant cette scène, le père et la fille assistent chacun de leur côté à la relation sexuelle du couple étant donné qu’ils sont placés tout comme le lecteur en position de voyeurs, ils sont donc témoins de quelque chose dont l’accès leur est en principe interdit. Cet effet d’effraction redouble le plaisir de voir que procure toute transgression : l’impératif du désir de Monsieur Okeda semble se heurter à l’interdit de l’inceste, tandis que l’impératif du désir du narrateur se heurte à un autre interdit qui l’oblige à transférer, à substituer à l’image de la mère possédée, l’image de la fille désirée : « Makiko ! Makiko ! » gémissais-je dans l’oreille de Mme Miyagi, associant spasmodiquement ces instants d’hypersensibilité à l’image de sa fille et à la gamme de sensations incomparablement différentes que j’imaginais qu’elle pourrait susciter en moi 352. Le maître incarne donc la figure du pervers qui subit ou provoque l’humiliation masochiste et qui, selon J. Lacan, éprouve une jouissance à conquérir par le biais de l’interdit ce que la loi se réserve. La problématique du désir induit bien ici un roman de la perversion, l’expérimentation littéraire « d’une méthode pour restituer l’Eros à l’existence 353 ». En mêlant certains traits sémantico-formels stéréotypés qui appartiennent au roman japonais et français, I. Calvino parvient à nous proposer une épure stylistique de la passion sexuelle qui découle de la sublimation du désir 350 351 352 353 Ibid., p. 219-220. Ibid., p. 221-222. Ibid., p. 223. CALVINO (I.), La Machine littérature, Seuil, Paris, 1984, p. 54. 330 charnel et à renouveler le sous-genre du roman érotique grâce à une rhétorique visualiste. 5) La fiction sud-américaine et ses limites À la croisée du merveilleux, du mythe, du fantastique, la stratégie calvinienne de l’emprunt a sélectionné cette fois un type de roman issu du boom du roman latinoaméricain des années 60 (A. Carpentier, Asturias, J. Rulfo, G.-G. Marquez…) qui, afin de s’affranchir de la mimésis, remet en cause la problématique du réel. L’exercice oulipien consiste pour cet incipit à renouveler des formes populaires et littéraires anciennes, à partir d’une catégorisation générique elle-même ambiguë : le réalisme magique, le réel merveilleux qui met en scène de nouveau le désir de la lectrice qui « aime les romans à travers lesquels on sent une force élémentaire primordiale : tellurique 354 ». L’incipit « Autour d’une fosse vide » va donc se construire autour de ce jeu avec la notion centrale d’ambiguïté sous toutes ses formes (diégétique, structurelle, thématique…) propres au réalisme magique hispano-américain. Pour A. Carpentier, l’inventeur du « real maravilloso », celui-ci est avant tout un courant qui mélange réalisme et fantaisie au profit d’un merveilleux qui tend à s’intégrer sans difficultés dans la réalité en rattachant l’univers romanesque au folklore, aux superstitions et aux mentalités primitives des Indiens et paysans du Nouveau Monde. Dès 1932, J.-L. Borges préconisait l’utilisation d’un processus magique pour le roman 355. Pour L. Leal, il s’agit d’une poétique de l’étrange, comme il le montre de manière paradoxale : Le réalisme magique n’est pas une littérature magique. Son but n’est pas, comme celui de la magie, de susciter des émotions, mais de les exprimer. Le réalisme magique est, avant tout, 354 SPN, p. 231. 355 BORGES (J.-L.), « L’art et la magie », Discussion, Œuvres Complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1987, t. 1, p. 468. 331 une attitude devant la réalité qui peut s’exprimer dans des formes populaires ou savantes, des styles sophistiqués ou vulgaires, des structures fermées ou ouvertes. L’existence du réel merveilleux (« real maravilloso ») est ce qui a donné naissance à la littérature du magique, où certains critiques veulent voir la véritable littérature américaine 356. Le réel merveilleux et le réalisme magique sont deux conceptions qui ont été opposées par la critique, mais qui reposent sur la même exploration de la réalité par le biais du filtre magique selon J. Weisgerber : De ce noyau découlent deux tendances divergentes : l’une, européenne surtout et majoritaire, visant à élucider, voire à reconstruire artistiquement, intellectuellement, un monde considéré comme hypothétique ; l’autre – le « real maravilloso » – s’attachant à peindre scrupuleusement un contexte vécu dans la certitude qu’apporte la foi et qui embrasse la gamme entière des expériences humaines 357. La réappropriation calvinienne de ce courant va permettre à notre auteur oulipien de travailler le mythe et le conte par le biais d’une contrainte antinomique : merveilleux-réalisme. On peut déceler tout d’abord dans le traitement narratif, structurel de cet extrait, ce sentiment d’ambiguïté qui permet à I. Calvino de s’approprier de façon plus ou moins cryptée, certains éléments intertextuels empruntés à quelques auteurs du courant et qui activent ainsi la reconnaissance du modèle générique par le lecteur. En fait, si l’on observe la construction du chronotope de l’incipit, on remarque que celui-ci est soumis à des contraintes génériques strictes qui visent à respecter la spécificité du modèle hispano-américain. Par exemple, concernant la catégorie spatiale, on peut noter que l’univers narratif met en place un monde banal a priori, mais qui s’élabore sur la dualité. L’espace apparaît comme un espace double, typiquement hispano-américain, on passe ainsi dans le texte de la sélection de lieux ouverts, naturels et réalistes (« les routes désertes », « le torrent à sec », « la gorge escarpée », « le village »…) à celle de lieux clos comme le palais des Alvarado : « l’unique palais au milieu de ce tas de boue séchée qu’est le 356 LEAL (L.), « El Realismo mágico en la literatura hispanoamericana », Cuadernos americanos, México, année XXVI, Julio-Agosto, 1967, p. 232-233. 357 WEISGERBER (J.), « La locution et le concept », Le Réalisme magique : Roman, peinture, cinéma, L’Âge d’Homme, Bruxelles, 1987, p. 27. 332 village d’Oquedal : sa façade baroque semble tombée là par hasard, comme un fragment de décor abandonné. Des siècles plus tôt, quelqu’un devait s’être imaginé que c’était là le pays de l’or ; et quand il s’était aperçu de son erreur, pour le palais à peine achevé avait commencé le lent destin des ruines 358 ». L’auteur reprend ici le contexte sauvage et naturel du réel merveilleux qui privilégie l’aridité du milieu tel qu’on le retrouve chez J. Rulfo ou G.-G. Marquez, ainsi que le fleuve asséché qui comme la forêt ou le village, apparaît être un lieu de démarcation, de frontière entre deux mondes, entre Ici et Là-bas, le présent et le passé, la vie et la mort : « l’ultime village aux confins du monde habité, aux confins du temps de ma vie 359 ». Le lecteur est amené, au-delà de la normalité du décor mis en place, à découvrir ce qui est caché et qui serait le véritable sens du monde représenté. Pour en revenir à l’image du fleuve, on note que c’est à partir de ce lieu que s’enclenche un phénomène de déréalisation avec l’apparition du cavalier fantôme qui en tant que rencontre mi-onirique, mi-empirique, contrecarre la stratégie de banalisation du récit réaliste. Ce « surnaturel accepté », caractéristique du merveilleux selon T. Todorov 360, ne vise pas à choquer, mais au contraire, à montrer l’imbrication fusionnelle des deux entités à l’intérieur de l’ incipit. Cette dualité conventionnelle se manifeste également dans le traitement de la temporalité. En effet, l’auteur propose d’abord un chronotope classique fondé sur le principe de causalité, après un moment transitionnel que symbolise l’aube (« quand les vautours s’envolent, m’avait dit mon père, c’est le signe que la nuit va finir »), le narrateur, à la mort de son père, part à la recherche de sa mère vers le village d’Oquedal. Mais très rapidement, on assiste à une sorte d’arrêt de la temporalité qui coïncide avec l’entrée de Nacho dans le village déserté qui semble être resté figé « des siècles plus tôt » dans une intemporalité étrange. Dès son arrivée dans le palais des Alvarado, le temps se décline selon des effets de miroir qui visent à multiplier les ressemblances entre le parcours du narrateur et celui de 358 SPN, p. 240. 359 Id. 333 son père. Des similitudes diverses laissent place à un temps cyclique telle cette image du lasso présente dans le texte : « Le récit lui-même règle son pas sur la marche lente des sabots ferrés le long des sentes en montée, vers un lieu qui contient le secret du passé, du futur, et le temps lové sur lui-même comme un lasso accroché au pommeau d’une selle 361. » À partir de là, le lecteur va assister au télescopage du temps qui induit le télescopage répétitif des destinées. Outre la dualité structurelle, l’ambiguïté se manifeste aussi à travers l’optique focale qui ne cesse de croiser les perspectives. On peut dire que la superposition des points de vue à l’intérieur du récit participe même à cette technique de déréalisation. En effet, on assiste à une véritable démultiplication de l’instance narrative, sorte de combinaison « polyscopique 362 » qui induit le doute entre la catégorie de la réalité et la catégorie de l’imaginaire. Le lecteur n’arrive pas à élucider l’histoire des origines de Nacho à cause de la multiplication des points de vue qui crée une certaine incertitude en faisant coexister des réalités différentes. Ces réalités antinomiques qui s’entremêlent sont rapportées par deux vieilles femmes qui apparaissent comme la mémoire du village. Tout comme dans le roman Pedro Páramo de J. Rulfo où Doña Fausta et Doña Angeles assument la fonction de renseigner le lecteur sur le passé à Comala, on peut dire que Anacleta Higueras et Doña Jazmina assument cette même fonction en relatant l’histoire du père de Nacho. La première, cuisinière, est une femme âgée, avec « un beau visage indien que l’âge a légèrement épaissi sans le marquer d’une seule ride 363 ». Elle va fournir à Nacho quelques éléments énigmatiques sur le passé de son père. De la même manière, Doña Jazmina, « c’est une indienne, elle aussi, sous ses cheveux teints couleur cuivre et frisés au petit fer. Ses bracelets pesants scintillent à chaque cuillerée 364 », la maîtresse qui habite le palais des Alvarado, l’informe 360 361 362 363 364 TODOROV (T.), Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1970, p. 46-62. SPN, p. 240. REUTER (Y.), L’analyse du récit, Nathan, Paris, 2001, p. 51. SPN, p. 242. Ibid., p. 245. 334 sur le portrait de l’homme dans la cour des Indiens, Faustino Higueras, moitié indien, moitié blanc, le frère d’Anacleta, assassiné par Zamora, le père de Nacho. Le héros soupçonne une des deux femmes d’être sa mère, mais l’ambiguïté de leurs propos le laisse dans l’incertitude. Le brouillage des points de vue met en exergue l’opposition des personnages qui appartiennent à des mondes différents. L’auteur répartit l’univers romanesque à partir de deux pôles : d’un côté les « pauvres Indios », « les gueux », « les serviteurs » et de l’autre, les propriétaires des « estancias », « les blancs », Anacleta et Doña Jazmina, Faustino Higueras, le défenseur assassiné des Indiens et Don Anastasio Zamora, le père de Nacho, « né dans une famille de propriétaires », le meurtrier. Cette organisation des personnages, typique des romans du réalisme magique basés sur la duplicité, est sous-tendue par la problématique des doubles qui induisent un télescopage temporel, un phénomène de répétition. Dès le début de l’incipit, Nacho, qui chevauche dans l’obscurité vers Oquedal, est suivi sur l’autre rive de la gorge, par un jeune « cavalier avec un chapeau de paille effrangé » sur son « cheval noir » qui s’avère être au fil du récit, un revenant, le fantôme de Faustino, dont le cadavre a disparu de la fosse : « De ce jour sont nées bien des légendes : certains disent qu’ils ont vu la nuit courir par les montagnes sur son cheval noir et qu’il veille sur le sommeil des Indios 365. » Cet effet de duplication intervient encore dans l’incipit étant donné qu’I. Calvino trouble volontairement les identités des personnages : le narrateur apprend qu’à l’époque du duel qui l’opposa à Faustino, son père se prénommait, Nacho comme lui et quelques instants plus tard, « un jeune homme au long cou, la tête couverte d’un chapeau de paille effrangé 366 » se nommant Faustino Higueras vient provoquer Nacho en duel (le narrateur), parce que celui-ci a posé la main sur sa sœur Amaranta Higueras. Autre double frappant, les deux femmes de l’incipit ont donné naissance à deux filles, Amaranta et Jacinta, qui entretiennent un air de famille avec Nacho : « La fille d’Anacleta 365 Ibid., p. 249. 366 Id. 335 Higueras s’appelle Amaranta. Elle a des yeux fendus longuement en oblique, un nez effilé aux narines minces, des lèvres fines au dessin sinueux. J’ai des yeux pareils aux siens, un nez semblable, des lèvres identiques 367. » Les filles se ressemblent étrangement trait pour trait : « Jacinta se met à rire, en couvrant sa bouche de sa main. Je m’aperçois à cet instant qu’elle est comme une copie d’Amaranta, même si elle est habillée et coiffée d’une toute autre façon 368. » Amaranta est également le prénom d’un personnage-clé du roman de G.-G. Marquez, Cent ans de Solitude, celle qui va entraîner la perte de la lignée familiale, la malédiction, en rompant le tabou de la relation illicite entre cousins et en donnant naissance à un enfant avec une queue de porc. Faut-il donc voir dans cette convention onomastique spécifique un cryptage intertextuel ? En tout cas, il semble évident que structurellement, le texte calvinien entretient un lien particulier avec l’univers de J. Rulfo et celui de G.-G. Marquez. Surtout, une fois de plus, il met en scène un monde pluriel, c’est-à-dire un monde réaliste où pointent les antinomies et un monde magique, déréalisé qui met en évidence l’imaginaire et l’ambiguïté, peut-être parce que, comme le remarque C. Plisnier : « la démarche du réalisme magique part de la réalité visible mais, à mesure, la déforme, la décolore, la trouble et lui donne cette apparence de réalité seconde qu’ont certains rêves très profonds 369 ». Ce jeu intertextuel avec certains romans hispano-américains se manifeste enfin au niveau de la sélection des thèmes utilisés. L’incipit apparaît comme un véritable réservoir mythique régi par des contraintes thématiques empruntées au réalisme magique. En fait, le real maravilloso a toujours entretenu un rapport privilégié au mythe, à l’inconscient collectif, aux superstitions paysannes et notre auteur oulipien va exploiter cette dominante en s’efforçant d’appréhender par une écriture riche en modèles potentiels, la dimension ontologique de toute littérature. Pour cela, il choisit 367 Ibid., p. 242. 368 Ibid., p. 246. 336 comme thème central du texte la quête tellurique des origines à travers le schéma initiatique qui demeure un élément fondamental du réalisme magique. Nacho entame, ainsi à la mort de son père, qui n’a pas eu le temps de lui révéler le secret de ses origines, un voyage périlleux vers Oquedal afin de connaître sa mère. Ce schéma se rapproche beaucoup de l’incipit de Pedro Páramo puisque le héros, Juan Preciado, une fois sa mère morte, part pour le village de Comala à la recherche de son père. Le processus initiatique est le même, mais le schéma est tout simplement inversé. Les deux héros tentent de découvrir le sens obscur du passé familial en affrontant les difficultés de cette quête jusqu’à ce que se produise la rencontre avec l’événement magique : la rencontre de Juan avec Abundio, son demi-frère, et la rencontre de Nacho avec Faustino Higueras. I. Calvino actualise aussi le thème de la mort, récurrent dans le réalisme magique, autour de l’association tuer / mourir qui ouvre une signification inachevée par la coupure abrupte de l’incipit à partir de la démarcation entre le quotidien et l’inconnu. En fait, le cycle mythique de la temporalité de l’intrigue pousse Nacho à reproduire le parcours du père autour de la fosse, c’est-à-dire à tuer Faustino Higueras, le fils du défunt tué par Zamora quelques années plus tôt : Dans ce champ, ton père et Faustino Higueras eurent une querelle, décidèrent que l’un des deux était de trop en ce monde, et creusèrent ensemble une fosse. A partir du moment où ils eurent décidé qu’ils devaient se battre à mort, ce fut comme si la haine entre eux s’était éteinte, et ils travaillèrent en parfait accord à creuser. Puis ils se placèrent de part et d’autre de la fosse, chacun tenant un couteau dans la main droite, et le bras gauche enveloppé dans son poncho. A tour de rôle, chacun des deux franchissait d’un saut la fosse et attaquait à coups de couteau l’autre, qui se défendait à l’aide de son poncho et cherchait à faire tomber son ennemi dans la fosse. Ils combattirent ainsi jusqu’à l’aube et la terre autour d’eux ne se levait plus en poussière tant elle était imbibée de sang. Tous les Indios d’Oquedal faisaient cercle autour de la fosse vide et des deux garçons hors d’haleine, ensanglantés : ils se tenaient immobiles et silencieux pour ne pas troubler le jugement de Dieu dont dépendait leur sort à tous, pas seulement celui de Faustino Higueras et de Nacho Zamora 370. Cette scène de duel rapportée par Anacleta fait étrangement écho à la fin de l’incipit : 369 PLISNIER (C.), Papiers d’un romancier, Grasset, Paris, 1954, p. 136-137. 337 Les jours suivants, les Indios des villages voisins et ceux de villages lointains vinrent en procession à la tombe de Faustino Higueras. Ils partaient pour la révolution et me demandaient des reliques pour les porter dans une boîte d’or à la tête de leurs régiments au combat : une mèche de cheveux, un pan de poncho, le caillot de sang d’une blessure. Alors nous avons décidé de rouvrir la fosse, de déterrer le cadavre. Mais Faustino n’y était pas, la tombe était vide. De ce jour sont nées bien des légendes : certains disent qu’ils 1’ont vu la nuit courir par les montagnes sur son cheval noir et qu’il veille sur le sommeil des Indios ; d’autres, qu’on le reverra le jour où les Indios descendront dans la plaine, et qu’il chevauchera à la tête de leurs colonnes… 371. La nature de l’autre monde se révèle être un mythe tout comme le rêve déréalise la dualité. L’incipit se clôt sur cette scène de duel non achevée, sur cette acmé propre au réalisme magique qui entremêle les réalités et qui faisait l’admiration d’I. Calvino lorsqu’il analysait les récits de J. Cortázar : « Ces récits minutieux, obsédants, d’une tension qui peut virer à la tragédie, font germer le mystérieux, l’irrationnel, le terrible de la description du quotidien la plus corporelle 372. » Le temps mythique se déploie aussi à travers la référence aux légendes de la mythologie populaire mexicaine comme dans le discours d’Anacleta : Les Indios se sont approchés avec des torches, en silence, et font maintenant cercle autour de la fosse ouverte. Et voici que se fraie un chemin parmi eux un jeune homme au long cou, la tête couverte d’un chapeau de paille effrangée, les traits semblables à ceux de beaucoup de gens d’ici ; je veux dire que, par la fente des yeux, la ligne du nez, le dessin des lèvres, il me ressemble. - De quel droit, Nacho Zamora, as-tu posé les mains sur ma sœur? demande-t-il. Dans sa main droite un couteau brille. Son poncho, dont un pan retombe jusqu’à terre, est enroulé autour de son avant bras gauche. De la bouche des Indios, un son s’échappe, moins un murmure qu’un soupir brisé. - Qui es-tu ? - Faustino Higueras. Défends-toi. Je m’arrête au bord de la fosse, j’enroule mon poncho autour de mon bras gauche, j’empoigne mon couteau 373. On perçoit ici l’utilisation par l’auteur du mythe d’Emiliano Zapata, ce héros révolutionnaire qui parcourait les terres du Sud mexicain sur son cheval blanc et qui devait revenir libérer les paysans. Cette légende, ce clin d’œil historique lui 370 SPN, p 248. 371 Ibid., p. 249-250. 372 CALVINO (I.), « En mémoire de Cortázar », Défis aux labyrinthes, Seuil, Paris, t. 2, 2003, p. 415. 373 Ibid., p. 249. 338 permet de créer la mythologie de Faustino Higueras. Enfin, l’auteur semble s’être servi de ses réflexions théoriques sur les systèmes sociaux dans l’univers mythique pour traiter du thème des relations de parenté dans cet extrait. On remarque tout d’abord que la naissance de Nacho s’avère particulièrement difficile à élucider parce qu’elle relève du tabou, comme le laisse sous-entendre la chanson des Indios : « … Où Zamora est passé … le compte est équilibré … un enfant dans le berceau … et un mort dans le tombeau… 374 » Le père de Nacho a enfreint l’interdit social en entretenant une relation avec Anacleta : « À Oquedal, blancs et Indios se ressemblent. Le sang n’a cessé de se mêler depuis la conquête. Mais les maîtres ne doivent pas aller avec les serviteurs. Nous pouvons faire tout ce que nous voulons, nous autres, avec n’importe qui d’entre nous, mais cela, non, jamais… 375 » De plus, le jeune homme se heurte sans le savoir, en cherchant l’amour et les traces d’un rapport de sang auprès d’Amaranta et de Jacinta, à la prohibition de l’inceste, étant donné que l’une des deux jeunes femmes risque d’être sa sœur. Pour bien mettre en évidence ce jeu de miroir dans le lignage familial, l’auteur a même reproduit deux fois cette même scène qui déclenche l’hystérie des mères, comme le montre la comparaison de ces deux extraits : Canaille ! Animal ! C’est pour cela que tu es venu à Oquedal ! Tu es bien le fils de ton père ! La voix d’Anacleta tonne à mes oreilles et ses doigts, qui m’ont saisi par les cheveux, me cognent contre les piliers, tandis qu’Amaranta, frappée d’un revers de main, gémit renversée sur les sacs. Ma fille, tu n’y touches pas, tu ne la toucheras jamais de sa vie! Moi, je me défends - Jamais de la vie, pourquoi ? Qu’est-ce qui pourrait nous en empêcher ? Elle est femme et je suis homme… Si le destin voulait que nous nous plaisions, plus tard, un jour, qui sait, pourquoi ne pourrais-je Il y a dans la chambre un lit aux draps blancs, défait ou préparé pour la nuit, on ne sait, entouré d’une moustiquaire au grain serré qui pend d’un baldaquin. Je pousse Jacinta entre les plis du voile, et si elle me résiste ou si elle m’entraîne, on ne sait; je cherche à remonter ses vêtements; mais elle se défend en m’arrachant boucles et boutons. - Oh, tu as un grain de beauté ici ! Au même endroit que moi! Regarde ! À ce moment, un grêle de coups de poings s’abat sur ma tête et sur mon dos. Doña Jazmina nous tombe dessus comme une furie : - Séparez-vous, pour l’amour de Dieu! Ne 374 Ibid., p. 247. 375 Ibid., p. 246. 376 Ibid., p. 244. 339 pas la demander en mariage ? - Malédiction ! hurle Anacleta. Ce n’est pas possible ! Il ne faut même pas y penser, entends-tu ? Donc, ce serait ma sœur ? me dis-je. Mais alors, qu’attend-elle pour reconnaître qu’elle est ma mère ? » Et je lui demande : - Pourquoi crier si fort, Anacleta ? Est-ce qu’il y aurait un lien de sang entre nous? - De sang ? Anacleta se ressaisit, les pans de sa couverture lui remontent presque sur les yeux. Ton père venait de loin… Quel lien de sang peux-tu avoir avec nous ? - Mais je suis né à Oquedal. D’une femme d’ici… - Tes liens de sang, va les chercher ailleurs, pas chez nous autres, pauvres Indios… Il ne te l’a pas dit, ton père 376 ? faites pas cela, il ne faut pas! Séparezvous ! Vous ne savez pas ce que vous faites ! Tu n’es qu’un misérable, comme ton père ! Je me reprends du mieux que je peux. - Pourquoi, Doña Jazmina ? Que voulezvous dire ? Avec qui a-t-il fait cela, mon père ? Avec vous ? - Mécréant ! Va chez les serviteurs! Retiretoi de notre vue! Avec les servantes, comme ton père! Retourne chez ta mère, va ! - Mais, à la fin, qui est ma mère 377 ? Ce thème de l’inceste est également présent dans Pedro Páramo, lorsque la sœur de Donis explique à Juan Preciado son isolement à cause de sa relation avec son frère, tout comme dans Cent ans de solitude dont la malédiction qui concerne la famille Buendia provient de l’union illicite entre José Arcadio Buendia et sa cousine Ursula Iguarán qui donna naissance à trois enfants (Arcadio, Aureliano, Amaranta). Le village d’Oquedal semble être lui aussi le lieu propice aux situations incestueuses, comme le souligne le narrateur : « Tous les enfants d’Oquedal se ressemblent. Indios et Blancs, tous les visages se confondent. Nous sommes un village de peu de familles, isolé dans la montagne. Depuis des siècles, nous nous marions entre nous 378. » I. Calvino déploie donc ici tout un stock littéraire de thèmes structurants et de motifs empruntés au réalisme magique qui lui permettent de retravailler l’approche du modèle mythique. Grâce à une sélection de contraintes textuelles, il parvient à mixer les antinomies et à réinterroger la notion 377 Ibid., p. 247. 378 Ibid., p. 242. 340 du réalisme en littérature, car selon J. Weisgerber, « Le réel, désormais, n’est plus vu comme une donnée intangible, universellement valable, mais comme question, susceptible d’être toujours reposée ; on le décrit dans une perspective problématique, ambiguë, multiple, provisoire ; la vieille causalité s’efface, la chronologie se veut démantelée et la création s’accompagne d’une réflexion sur ellemême 379. » Le réalisme magique apparaît donc pour notre auteur oulipien comme un genre particulièrement hybride et intéressant pour creuser la notion de réalité et de mythe en littérature. 6) La fiction apocalyptique et ses limites L’ultime incipit du roman offre au lecteur un dernier extrait de cette anthologie apocryphe du roman contemporain qui réinvente les frontières génériques romanesques, par le biais d’une poétique de la mixité particulièrement contrainte. Cette fois encore, le processus lectoral s’avère compliqué de par la multiplication des pistes potentielles, le jeu sur le glissement générique à partir de conventions textuelles qui peuvent être communes à différents sous-genres. Afin de voir comment I. Calvino crée, à travers cet incipit, une nouvelle machinerie romanesque qui entremêle les genres et repousse les limites de la fiction, nous allons étudier les indices « contextuels » que l’auteur met en place pour enclencher, préparer la lecture de cet extrait, puis les indices génériques « textuels » qui découlent d’un montage de sous-genres. Si l’on revient tout d’abord sur l’architecture générale du roman, on a déjà pu remarquer que les chapitres numérotés qui contiennent les aventures du lecteur et de la lectrice, ainsi qu’une liste de notions théoriques qui offre de nombreux éclairages sur des problématiques littéraires, ont également pour fonction de finaliser la réalisation des désirs lectoraux de Ludmilla qui s’actualise 379 WEISGERBER (J.), « Bilan provisoire », Le Réalisme magique : Roman, peinture, cinéma, 341 à chaque fois dans l’incipit qui suit. Le chapitre numéroté permettrait donc à l’auteur de disperser quelques indices relatifs aux contraintes sémantico-formelles utilisées pour l’extrait romanesque suivant, mais toujours à travers une stratégie de la fabula teoria et de la confusion. Ainsi, si l’on observe le chapitre dix, on peut noter que l’auteur insère dans la fabula du lecteur en mission en Ircanie, une réflexion sur le rapport entre pouvoir et littérature. Le narrateur discourt avec le chef de la police sur les relations de la littérature au régime politique à propos d’un étrange planisphère 380 et sur les types de censures possibles. Ce personnage représente l’appareil répressif du régime, le pouvoir des autorités sur les opposants, puisqu’il surveille les auteurs qui s’écartent de la doxa postulée par l’organisation et fait régner la censure. Il révèle au narrateur l’existence d’Anatoly Anatoline, un écrivain dont le nom apparaît sur la liste des auteurs interdits dans le pays, qui doit être prochainement interpellé et qui semble incarner la figure de l’écrivain dissident d’Europe centrale des années 80 : Un vent glacé balaie le jardin public de la capitale d’Ircanie. Tu es là, assis sur un banc, tu attends Anatoly Anatoline qui doit te remettre le manuscrit de son nouveau roman Quelle histoire attend là-bas sa fin ? Un jeune homme à longue barbe blonde, portant pardessus noir et casquette de toile cirée, s’assied à côté de toi. - Ne dites rien. Ces jardins sont très surveillés. Une haie vous protège des regards étrangers. Une petite liasse de feuillets passe de la poche intérieure du pardessus d’Anatoly à la poche intérieure de ton blouson. Anatoly Anatoline sort d’autres feuilles d’une poche de sa veste : J’ai dû répartir les feuilles entre mes différentes poches; pour éviter que le renflement n’attire l’œil. Il a sorti un rouleau de pages d’une des poches intérieures de son gilet. Le vent lui arrache des doigts une feuille ; il se précipite pour la ramasser. Il s’apprête à tirer un autre paquet de la poche de derrière de son pantalon lorsqu’il est arrêté par trois agents en civil, surgis de la haie 381… Or, on constate que cette problématique de la liberté individuelle face au collectivisme étatique ressurgit dans l’incipit, étant donné que le narrateur de la fiction tente de s’opposer au système, à l’administration bureaucratique, « le long L’Âge d’Homme, Bruxelles, 1987, p. 216. 380 SPN, p. 252. 381 SPN, p. 260. 342 de la grande Perspective », lieu qui peut s’avérer être un indice intertextuel (La Perspective Nevski de N. Gogol) et qui oriente le lecteur vers la littérature russe. Ainsi, l’incipit de N. Gogol (« Rien n’est plus beau que la Perspective Nevski, du moins à Petersbourg ; elle est tout pour lui 382 ») et celui d’I. Calvino (« En me promenant le long de la grande Perspective de notre ville, j’efface mentalement les éléments que j’ai décidé de ne pas prendre en considération 383 ») s’ouvrent tous deux sur la Perspective et sur un univers similaire : la « bureaucratie », « les fonctionnaires de divers ministères » gogoliens, et « les supérieurs hiérarchiques », « les services publics », « les fonctionnaires de la section D » calviniens. De plus, les personnages semblent être pris dans la même configuration, le narrateur de l’écrivain russe s’éprend le long de la Perspective d’une jeune fille, tout comme celui d’I. Calvino amoureux de Franziska, la jeune femme à « la fourrure claire » croisée sur la Perspective. L’auteur oulipien semble s’être servi de ce modèle générique pour la constitution de son incipit. Cette hypothèse peut d’ailleurs être corroborée par les dires de l’auteur lui-même : « Il y a ensuite un roman qui se situe dans la rue, “la Perspective”, et on pense immédiatement à Gogol, à la tradition du roman russe. Mais toutes ces références restent assez générales. ». S’agit-il de la révélation d’un des modèles génériques réellement emprunté ou d’une divulgation destinée à brouiller les pistes ? En fait, comme le souligne la dernière phrase, le roman russe ne constitue qu’une matrice scripturale qui va être mixée à d’autres, puisqu’ I. Calvino va introduire dans le chapitre dix une autre possibilité lorsque Ludmilla formule au lecteur son ultime désir lectoral : Ludmilla, cries-tu, Ludmilla, le livre (tu tentes de le lui dire par des gestes plus qu’avec la voix), le livre que tu cherches, je l’ai trouvé, il est ici…Et tu t’efforces de baisser la vitre pour le lui passer à travers les aiguilles de glace qui recouvrent d’une croûte épaisse le train. Le livre que je cherche, répond la silhouette estompée qui te tend un volume semblable au tien, c’est celui qui donne le sens du monde après la fin du monde, au sens où 382 GOGOL (N.), « La Perspective Nevski », Les Nouvelles de Petersbourg, Gallimard, Paris, 2003, p. 43. 383 SPN, p. 261. 343 le monde n’est rien que la fin de tout ce qui existe au monde, où la seule chose qui existe au monde c’est sa fin. - Ce n’est pas vrai ! cries-tu. Et tu cherches dans le livre incompréhensible une phrase qui pourrait contredire les paroles de Ludmilla. Mais les deux trains repartent et s’éloignent dans des directions opposées 384. Par rapport à cette ultime phrase explicitant le souhait lectoral de Ludmilla, on peut décrypter la contrainte sémantique de l’Apocalypse qui va être utilisée pour l’élaboration de l’incipit et oriente cette fois le lecteur vers la piste générique de la science-fiction qui pratique largement ce motif de la fin du monde. L’auteur disperse ainsi une potentialité de pistes génériques dans le chapitre dix et semble poursuivre sa propre contrainte scripturale qui le pousse, avec cohérence, à explorer les marges : le merveilleux dans l’incipit précédent, le fantastique russe avec N. Gogol et la science-fiction avec le thème apocalyptique. L’extrait intitulé « Quelle histoire attend là-bas sa fin ? » maintient volontairement cette ambiguïté romanesque en élargissant les frontières possibles au profit d’une poétique de la multi-généricité. En fait, l’auteur propose une rhétorique de l’estrangement qui entrecroise les différents sous-genres de la science-fiction, par le biais de la « création d’un univers qui s’ajoute à l’Univers 385 » enclenchant ainsi une coopération lectorale différente, une sorte de « contrat » pour A. Preiss : « celui de croire – et sans l’hésitation, peut-être, qu’on trouve dans le fantastique – à ce qui n’existe pas 386 ». De façon plus précise, on constate qu’I. Calvino recourt bien au genre de la science-fiction à travers cette mise en scène de « l’inquiétante étrangeté » qui réexploite certains thèmes stéréotypés comme la rencontre possible avec les « nouveaux » qui doivent arriver sur terre ou le vertige de la perte dans le vide, le néant de la fin du monde. De par la diversité de ce genre (epic fantasy, space opera, speculative-fiction, uchronie…), on peut donc s’interroger sur les frontières explorées par l’auteur : faut-il alors considérer cet 384 Ibid., p. 260. 385 BOGDANOFF (I.), « Science-fiction et poésie », Europe, n° 580-581, août-septembre 1977, p. 100. 344 incipit comme une fiction apocalyptique, une politique-fiction ou une utopie ? On peut dire tout d’abord que le modèle apocalyptique constitue un ancrage générique identifiable dès le titre de l’extrait, mais qu’il s’actualise également au fil du texte. En effet, l’auteur reprend le motif narratif biblique de l’anéantissement du monde pour la constitution de l’incipit et notamment le schéma de la catastrophe, récurrent dans la science-fiction contemporaine. L’auteur apocryphe, Anatoly Anatoline, nous décrit à la manière d’Antoine Volodine un univers d’apocalypse où le salut du narrateur passe obligatoirement par le châtiment qui s’abat sur un monde « si complexe, si embrouillé, si surchargé que pour y voir un peu plus clair il est nécessaire d’élaguer, d’élaguer 387 ». Il élimine ainsi méthodiquement l’univers existant mais pratique cependant une distinction, un partage entre les élus et les damnés, étant donné qu’il prend garde « d’épargner les passants, les étrangers, les inconnus […] 388 » et la jeune fille dont il est amoureux, c’est-à-dire leur couple, autre poncif de la science-fiction qui incarne des notions morales positives (le sentiment, la famille…) et participe à l’intégration du lecteur dans la fiction. Le long de la Perspective, le narrateur fait le constat de son entreprise d’éradication et l’auteur, qui en profite pour glisser un clin d’œil à l’incipit précédent, joue avec un autre thème fondamental de la science-fiction, la temporalité, comme on peut le constater dans cet extrait : Je continue ma promenade sur la Perspective qui ne se distingue plus maintenant de l’immense plaine déserte et glacée. Il n’y a plus de murs, à perte de vue, pas même de montagnes ou de collines; pas un fleuve, un lac ou une mer: rien qu’une étendue plate et grise de glace compacte comme le basalte. Renoncer aux choses est moins difficile qu’on ne croit : le tout est de commencer. Une fois qu’on est arrivé à faire abstraction de quelque chose qu’on croyait essentiel, on s’aperçoit qu’on peut se passer aussi d’autre chose, et puis encore de beaucoup d’autres. Me voici donc en train de parcourir cette surface vide qu’est le monde. Un vent soufflant à ras de terre emporte dans des rafales de neige fondue les 386 PREISS (A.), « Science-fiction », Dictionnaire des littératures de la langue française, Bordas, Paris, 1984, p. 2149. 387 SPN, p. 261. 388 Id. 345 derniers restes du monde disparu : une grappe de raisin mûr dont il paraît qu’elle vient juste d’être cueillie, le chausson de laine d’un nouveau-né, un joint de cardan bien huilé, une page qu’on dirait arrachée à un roman en espagnol avec un nom de femme : Amaranta. Estce il y a quelques secondes, ou il y a des siècles, que tout a cessé d’exister ? J’ai déjà perdu le sens du temps 389. Face au néant, il tente dans un dernier sursaut de rejoindre Franziska et doit affronter une nouvelle catastrophe, l’effritement du monde, qu’il venait tel un démiurge, de façonner : Sur le sol, entre Franziska et moi, je vois s’ouvrir des fentes, des sillons, des crevasses ; à chaque instant, mon pied manque s’enfoncer dans une trappe : les interstices s’élargissent, bientôt s’ouvrira entre Franziska et moi un ravin, un abîme. Je saute d’un bord à l’autre, et je ne vois pas de fond, sous moi : seulement le rien à l’infini qui continue; je marche sur des fragments de monde éparpillés dans le vide; le monde est en train de s’effriter… 390. L’incipit s’achève à ce moment précis de l’acmé et laisse donc au lecteur la possibilité de terminer l’histoire du couple, qui, finit soit par se rejoindre soit par être happé par le néant. Le motif de l’Apocalypse s’avère être une contrainte sémantique centrale également dans d’autres sous-genres de la science-fiction. En effet, certains indices textuels relevés dans le texte peuvent nous renvoyer vers d’autres pistes génériques comme celle de la politique-fiction qui décrit selon J. Goimard « l’accroissement massif du rôle de l’État 391 » et dont l’enjeu est « la fin de l’humanité », ou celle de l’utopie qui dépeint à travers le destin de l’homme, l’organisation socio-politique d’une cité. I. Calvino met en scène dans cet extrait la rébellion du narrateur face au règne de l’administration dans un espace indéterminé (« la ville »), qui se définit, selon D. Suvin, comme une sorte de « communauté quasi-humaine particulière où les institutions sociopolitiques, les normes et les relations individuelles sont organisées selon un principe parfait autre que celui de l’auteur, cette construction étant fondée sur un dépaysement, l’effet d’étrange né de l’hypothèse d’une histoire alternative 392 ». 389 390 391 392 Ibid., p. 264-265. Ibid., p. 268. GOIMARD (J.), « Prologue dans le logos », Europe, n° 580-581, août-septembre 1977, p. 12. SUVIN (D.), « Deux arbres au bord du fleuve de l’histoire », Europe, n° 580-581, aoûtseptembre 1977, p. 67. 346 Dès le début du texte, le narrateur décide de s’attaquer au système hiérarchique de la ville afin de créer son propre modèle, sa propre utopie et de se libérer de ce sentiment d’oppression : Dans mes va-et-vient sur la Perspective, je rencontre continuellement des personnes dont la vue, pour des raisons différentes, m’est désagréable : mes supérieurs hiérarchiques, parce qu’ils me rappellent ma condition de subordonné, mes subordonnés parce que je déteste me sentir investi d’une autorité que je juge mesquine, comme sont mesquines l’envie, la servilité et la rancœur qu’elle suscite. J’efface les uns et les autres, sans hésiter ; du coin de l’œil, je les vois s’amenuiser et s’évanouir dans une tramée de brouillard 393. En fait, l’entreprise d’élimination touche l’ensemble de la société : tous les « services publics », parce qu’ils symbolisent le pouvoir technocrate et « parce que leur existence est nocive », les instruments du pouvoir, c’est-à-dire « toutes les personnes en uniforme » (casernes, commissariats), les hôpitaux, les lieux de savoirs (universités, académies…), les lieux culturels (musées, Beaux-Arts, théâtres…), les média (journaux, télévision…), les « structures économiques » de la production à la consommation et enfin « une belle imposture » : la nature. À travers cette liste numérique qui n’est pas sans rappeler celle des sept sceaux de l’Apocalypse, l’auteur s’amuse à empiler de nombreux thèmes issus de la sciencefiction comme l’évolution sociale, politique, économique, l’avenir écologique de la planète, en plus de la problématique de l’homme par rapport à son identité dans l’univers. Cette phase d’élimination correspond aussi au désir d’élimination du narrateur, cette volonté de « s’évader ». Pris entre cette pulsion de vie, de toutepuissance, et cette pulsion de mort qui l’entraîne à détruire la cité, il oscille entre le désir « d’élaguer », d’effacer sans hésiter et la peur de ne plus pouvoir « faire marche arrière ». Là encore, I. Calvino réexploite une configuration spécifique à la science-fiction, tout en poursuivant son travail sur les frontières entre littérature et mythe comme le décrit parfaitement K. Canvat 394 : La science-fiction propose une connaissance distanciée, un autre regard du monde et de l’homme, dont elle amplifie les peurs et les désirs fondamentaux. Elle remplit ainsi aujourd’hui, mais de manière désacralisée et ludique, la même fonction que les mythes 393 SPN, p. 261. 394 CANVAT (K.), La Science-fiction, Didier Hatier, Bruxelles, 1991, p. 40. 347 d’hier. Ceux-ci, en effet, J.-P. VERNANT et P. VIDAL-NAQUET ont montré (J.P. VERNANT et P. VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspéro, Paris, 1972), en permettant la confrontation sublimée entre des représentations religieuses anciennes et des modes de pensée nouveaux, assuraient la cohésion de la Cité. Pareillement, la science-fiction inscrit en creux la contradiction entre une structure sociale dominée par la techno-science et les aspirations et les inquiétudes individuelles. Le monde simplifié de l’être fictionnel va rapidement se heurter à celui des fonctionnaires de la section D. L’intrigue va donc glisser du modèle utopique à celui de la contre-utopie, peut-être parce que pour I. Calvino : Pour qui est prisonnier, s’évader est une belle chose; et même une évasion individuelle peut être le premier pas nécessaire pour une évasion collective. Ceci vaut également au plan des mots et des images fantasmatiques: s’évader de la prison des représentations du monde qui, au fil des énoncés, nous rappellent notre esclavage, signifie proposer un autre code, une autre syntaxe, un autre lexique à travers lequel donner forme au monde de nos désirs 395. Le personnage se trouve dans l’impossibilité d’effacer les hommes de la section D, et comble de l’effroi, comprend, en s’entretenant avec eux, qu’il n’est qu’un des rouages d’une liquidation programmée : Comment ? Vous aussi, vous effaciez ? Je m’explique maintenant cette sensation que j’avais d’être allé plus loin que les autres fois, dans la pratique de l’effacement du monde autour de moi. « Mais, dites-moi, ce n’est pas vous qui parliez toujours de développement, de croissance, de rendement ? - Et alors ? Il n’y a aucune contradiction… Tout rentre dans la logique de nos prévisions. La courbe de développement repart à zéro. Toi aussi, tu t’es rendu compte que la situation en était arrivée à un point mort, qu’elle se détériorait. Il n’y avait plus qu’à accélérer ce processus…Tendanciellement, ce qui peut figurer comme un passif sur une durée limitée peut se transformer en relance sur le long temps. - Attention, moi, je ne l’entendais pas comme vous. Mon projet était différent. J’efface d’une autre manière… 396. À partir de ce moment de tension dramatique, le narrateur prend conscience de l’étendue de la catastrophe avec terreur : Mais non, rien : autour, c’est le vide toujours plus vide, la silhouette de Franziska à l’horizon avance aussi lentement que si elle s’échinait à remonter la courbe du globe terrestre. Serions-nous les seuls survivants ? Avec une terreur croissante, je commence à comprendre la vérité : le monde que je croyais effacé par décision de mon esprit, une 395 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Gallimard, Paris, 1990, p. 183. 396 SPN, p. 266. 348 décision que je pouvais à tout moment révoquer, ce monde a cessé d’exister pour de bon 397. Les liquidateurs lui expliquent qu’il s’agit simplement d’une « phase de transformation » de l’univers qui apparaît comme une ouverture illimitée des possibles, autre enjeu du genre, comme le souligne U. Eco : On peut parler de science-fiction en tant que genre autonome lorsque la spéculation contrefactuelle sur un monde structuralement possible est sous-tendue par une extrapolation, à partir de certaines tendances du monde réel, de la possibilité même du monde « futurisable ». La science-fiction prend toujours la forme d’une anticipation et l’anticipation prend toujours la forme d’une conjecture formulée à partir de tendances réelle issues du monde réel 398. Or, la conjoncture apocalyptique proposée par les membres de la section D se justifie par l’insertion d’un autre thème convenu, c’est-à-dire l’arrivée des « nouveaux », dont l’identité reste volontairement incertaine, et qui laisse deviner, au lecteur le motif fantasmatique de l’extra-terrestre : C’est trop tôt pour le dire. Pour le dire dans notre vocabulaire à nous. Pour l’instant, nous n’avons même pas réussi à les voir. Qu’ils existent, c’est sûr, et du reste nous étions informés depuis longtemps de leur prochaine arrivée. Au demeurant, nous aussi sommes là, et ils ne peuvent pas ne pas le savoir : nous qui représentons la seule continuité possible avec ce qui a existé jusqu’à présent… Ils ont besoin de nous, ils ne peuvent éviter de recourir à nous, de nous confier la direction pratique de ce qui reste. Le monde recommencera tel que nous le voulons… 399 Le narrateur accepte la mission qui lui est donnée par les nettoyeurs (« présenter les choses sous le meilleur jour », présenter en quelque sorte Le Meilleur des mondes au nouveaux arrivants), puis décide de fuir pour rejoindre Franziska avant l’ultime fin du monde. L’incipit ne nous informe pas sur le succès de son entreprise, mais nous amène, grâce au discours de la jeune fille, à une dernière spéculation : l’existence d’un univers parallèle, comme souvent dans l’utopie. En fait, un dernier doute : un univers parallèle ou bien celui de la fiction ? Le texte se clôt sur la problématique du lieu qui demeure fondamentale pour le genre de l’utopie. Cette ultime pirouette générique correspond peut-être au souhait de notre auteur 397 Id. 398 ECO (U.), « Science et science-fiction », Science-fiction, n°5, octobre, 1985, p. 56. 349 oulipien : « L’utopie que je cherche aujourd’hui est moins solide que gazeuse : c’est une utopie pulvérisée, corpusculaire, une utopie en suspension 400. » En conclusion, on peut dire qu’I. Calvino a cherché ici à repousser les limites de la fiction apocalyptique en pratiquant un mélange d’éléments génériques hétérogènes, de scénarios archétypaux qui découlent à la fois de la sciencefiction et de toute littérature irréaliste comme le souligne J. Sadoul : Ce qui est important, c’est de bien se rendre compte que la science-fiction n’est pas un sous-genre littéraire, mais une variété du grand arbre de la littérature irréaliste qui a pour principaux rameaux: Homère, Dante, Goethe, Lewis Carol, Jorge Luis Borges, R. Queneau, William Burroughs et – pourquoi pas ? – A.E. Van Vogh 401. Cette expérimentation oulipienne de la marge textuelle et romanesque constitue donc un véritable défi rendu possible par un jeu subtil sur les contraintes et sur les conventions. Dans une approche comparative, on peut à présent s’interroger sur l’hyperstructure roubaldienne en tant qu’œuvre oulipienne qui présuppose l’utilisation de contraintes et un traitement particulier des conventions romanesques. Retrouve-ton dans La Belle Hortense ce même jeu avec les règles qui en tant que contraintes thématico-formelles codifie le genre ? Faut-il considérer ce roman comme un roman policier ou une métafiction policière ? Outre le concept de généricité, peuton observer chez J. Roubaud d’autres procédures textuelles propres au roman oulipien ? Pour cerner cette problématique, nous allons articuler notre analyse autour de l’exploration de la rhétorique herméneutique roubaldienne, de cette sémiologie de l’intrigue qui laisse entrevoir une transsubstantiation du modèle policier. Puis, nous étudierons les procédés de décryptage des contraintes allusionnelles qui se cachent dans le tissu romanesque, avant de nous intéresser à la poétique oulipienne de la liste qui semble constituer une stratégie repérable chez nos deux auteurs. 399 SPN, p. 267. 400 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Gallimard, Paris, 1990, p. 187. 401 SADOUL (J.), « La science-fiction », Le magazine Littéraire, n° 31, août 1969, p. 14. 350 C) Le traitement des conventions romanesques chez J. Roubaud 1) Une sémiologie de l’intrigue : le roman à énigme Comme l’ont souligné de nombreux critiques, le roman policier constitue une sorte de « palimpseste à déchiffrer » qui engendre une quête lectorale herméneutique visant, de par sa structure, selon R. Barthes dans S/Z, à laisser le plus longtemps possible l’énigme dans le mystère et le non-dit : La proposition de vérité est une phrase « bien faite » ; elle comporte un sujet (le thème de l’énigme), l’énoncé de la question (la formulation de l’énigme), sa marque interrogative (la position de l’énigme), les différentes subordonnées, incises et catalyses (les délais de la réponse), qui précèdent le prédicat final (le dévoilement) 402. Le sous-genre qui met en place de la façon la plus aiguë cette lecture s’avère être le roman à énigme que pratique J. Roubaud : « Un roman est la transformation d’une énigme en mystère 403. » En effet, notre écrivain semble avoir opté pour ce modèle quand il a construit la Belle Hortense qui exhibe les deux fonctions spécifiques de ce sous-genre, c’est-à-dire la fonction ludique (le jeu intellectuel offert au lecteur) et la fonction réflexive, puisque le roman à énigme constitue également un véritable « roman-problème » qui emmène le lecteur « de l’énigme à la solution par le moyen d’une enquête 404 ». Il opère une focalisation sur l’événement criminel et met en scène l’aspect analytique de l’enquête comme processus réflexif qui suit le cheminement du crime depuis ses origines. Pour F. Evrard, ce sous-genre reproduit un système de conventions, de règles déterminées : « Ce roman-problème ou roman-jeu obéit à un protocole fixe qui comprend un meurtre initial, un nombre restreint de suspects, un détective menant l’enquête et la révélation finale du coupable 405. » De cela découle une 402 403 404 405 BARTHES (R.), S/Z, Seuil, Paris, 1970, p. 43. ROUBAUD (J.), Le Grand incendie de Londres, Seuil, Paris, 1989, p. 212. PEYRONIE (A.), « La double enquête du roman policier », Modernités, n° 2, 1988, p. 129. EVRARD (F.), Lire le roman policier, Paris, Dunod, 1996, p. 47. 351 composition structurelle particulière qui engendre une structure duelle articulant l’histoire du crime et de l’enquête par le biais de la tension narrative qui permet à J. Dubois de rappeler que le roman à énigme est par nature un objet textuellement double, « piégé » : Le roman policier articule l’une à l’autre deux histoires, celle du crime et celle de l’enquête, et il a beau les superposer et les enchevêtrer, elles n’en sont pas moins là comme les deux parties clivées de la même réalité textuelle. Une des manifestations de ces clivages est que la relation polémique qui oppose détective et coupable ne s’exprime pas dans un face-à-face. Chacun des deux pôles du récit est enfermé dans sa propre sphère et séparé de l’autre par toute la distance de l’énigme. L’affaire est celle d’une rencontre constamment reportée et qui ne s’accomplit qu’à la dernière extrémité narrative 406. On retrouve dans le roman de J. Roubaud cette dualité de l’agencement narratif et cette focalisation sur le récit de l’énigme qui se met en place au chapitre 5. Notre auteur oulipien assimile le code structurel du roman à énigme en reproduisant la structuration de départ mais tout en proposant une variation sur le schéma traditionnel. Il offre en fait au lecteur une nouvelle version du modèle à énigme grâce à une perturbation de la combinatoire structurelle conventionnelle, car si l’on observe la mise en scène du récit de l’enquête, on peut remarquer que J. Roubaud joue avec ce code qui le conduit à retarder son début (l’histoire de l’enquête ne débute qu’au cinquième chapitre) et à démultiplier les commencements possibles grâce à la multitude des enquêteurs. Faut-il à juste titre considérer le chapitre 3 comme le début de l’enquête : les déductions du chat Alexandre Vladimirovitch inspectant l’appartement du « mystérieux occupant des lieux » ou bien, plutôt, le chapitre 5 qui expose un crime sériel (« le mystère de la terreur des Quincailliers ») et rend compte des investigations de l’inspecteur Blognard et des hypothèses du narrateur (enquêteur-amateur) ? Cette stratégie textuelle tend volontairement à maintenir le lecteur dans le doute, dans le « piège » et permet à l’auteur d’explorer la potentialité qui découle de cette combinatoire policière aux multiples coupables. Cet aspect du roman policier a beaucoup intéressé les oulipiens qui, dès 1969 avec les travaux de F. Le Lionnais (« Les structures du 352 roman policier : qui est le coupable 407 ? »), se sont penchés sur la combinaison des rôles du genre. Cette multiplication de la figure du détective résulte du montage herméneutique et de cette volonté de déjouer la capacité prévisionnelle du lecteur grâce à une autre convention ludique. Cette convention renforce l’opacité romanesque à travers la surprise du lecteur d’être confronté à un incipit atypique sur deux chapitres qui s’écarte du modèle policier, et qui répète un des deux pôles du carré des rôles. En cela, le roman à énigme apparaît bien comme une construction réflexive qui fait de l’auteur un cryptologue inventif, selon M. Lits : C’est en ce sens que Demouzon compare l’auteur de romans policiers à un rhétoricien, concocteur d’énigmes, qui invente des structures cryptologiques construites sur le modèle de la métaphore filée. Il y a une évidence à rappeler, le récit d’énigme n’est pas une copie de la réalité, une espèce d’amplification poétique de la chronique des faits divers, c’est un travail d’écriture au sens strict, fondé sur une invention narrative 408. Il constitue donc un genre propice au renouvellement romanesque et aux expérimentations oulipiennes concernant les limites génériques. La sémiologie de l’intrigue roubaldienne passe par un traitement spécifique des conventions romanesques. En fait, la contrainte du mystère conditionne l’écriture policière autour de la reprise d’un certain nombre d’éléments stéréotypés, comme le remarque E. Eisenzweig : « Pour ce qui concerne les théories les plus récentes, structurales du texte, que nous disent-elles, sinon que toute œuvre est régie par des conventions, c’est-à-dire que tout texte, fût-il de la plus grande originalité, est de nature essentiellement contractuelle, sinon générique 409 ? » La double nécessité structurelle du mystère et de la surprise conditionnent la manipulation de tout un canevas de conventions : la structure bipartite, le carré des rôles (victime, coupable, enquêteur, suspect) et le schéma actantiel (objet, sujet, destinateur, destinataire, adjuvant, opposant), l’élaboration 406 DUBOIS (J.), Le Roman policier ou la modernité, Nathan, Paris, 1992, p. 77. 407 Oulipo, LP, p. 62-65. 408 LITS (M.), Le Roman policier, Introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre littéraire, CEFAL, Liège, 1993, p. 122. 353 du chronotope (jeu sur la temporalité, les lieux conventionnels), et les motifs stéréotypiques d’ordre thématique qui sollicitent la compétence encyclopédique du lecteur comme le souligne le critique : C’est qu’au principe du contrat de lecture policier il y a la tâche première du romancier, qui est de surprendre. Surprendre, c’est-à-dire démentir les (pré) suppositions du lecteur. C’està-dire également, et surtout, trouver une solution narrative originale et unique à un problème ancien et récurrent : il n’y a après tout, qu’un nombre limité de raisons et de façons d’assassiner. Autrement dit, le récit de détection est fondé, par définition, sur l’existence d’un écart, d’une « agrammaticalité », d’une anomalie par rapport aux « surprises » déjà homologuées des autres récits policiers. Le contrat de lecture policier ne peut fonctionner que dans un cadre de lecture intertextuel car il n’y a de surprise que par rapport à un horizon d’attente déjà bien établi 410. En plus des indices disséminés dans le roman, le lecteur doit être capable de repérer certains éléments récurrents rencontrés ailleurs qui vont activer la coopération ludique. Si l’on considère tout d’abord la constitution du chronotope, on remarque que le romancier reprend la convention de la dilatation, du retard, qui vise à éloigner le moment de la résolution par l’insertion dans le récit des « leurres », des « blocages » qui ralentissent le rythme ou le perturbent (prolepses, analepses). Au niveau de la macrostructure romanesque, on a pu noter que cette esthétique du retard se met en place de façon privilégiée dans un lieu stratégique inventé par J. Roubaud : l’entre-deux chapitres, tel qu’il l’illustre dans cet extrait : Nos lecteurs, comme nous-même, nous en sommes certains, se posent un certain nombre de questions. C’est donc le moment de faire le point, et d’en énumérer quelques-unes. Les auteurs de romans, nous avons pu le constater à de nombreuses reprises, ont rarement l’obligeance, nous dirons même la courtoisie, de ménager ainsi, comme nous, des espaces de repos à leurs lecteurs, où ils peuvent constater que leurs interrogations ne sont pas dédaignées, que leurs perplexités sont également celles de l’auteur, et de la plupart des personnages. Ces espaces verts du roman, innovation dont nous proposons le modèle à nos contemporains, collègues et successeurs, nous suggérons de leur donner le nom d’ « entredeux-chapitres ». Chacun y est invité; on peut s’y reposer, méditer sur les bancs de quelques questions, avant de reprendre sa marche le long du récit. Les questions sont numérotées et nos lecteurs pourront s’exercer à y répondre. 1. Quel est le roman où le Narrateur a volé la description de sa première rencontre avec l’inspecteur Blognard ? 409 EISENZWEIG (U.), « Présentation du genre », Littérature, n° 49, fév. 1983, p. 10. 410 EISENZWEIG (U.), Le Récit impossible, Bourgeois, Paris, 1986, p. 170-171. 354 2. Quelle est l’identité du mystérieux jeune homme aperçu par Alexandre Vladimirovitch dans la chambre de l’appartement vacant de l’escalier C, troisième étage droite du 53 de la rue des Citoyens ? 3. Pourquoi y a-t-il 36 quincailliers dans le plan de bataille du criminel ? 4. Pourquoi le criminel décrit-il une spirale quincaillière sur le plan de la Ville ? 5. Pourquoi vole-t-il les statuettes ? 6. Quel est le rôle de la Poldévie dans l’affaire ? 7. Où est le prince Gormanskoï ? 8. Pourquoi le criminel dessine-t-il à la peinture noire une silhouette d’homme qui pisse près du lieu de ses attentats ? 9. Quel est le mobile du criminel ? 10. Hortense est-elle mêlée à l’affaire ? 11. Qu’a vu Alexandre Vladimirovitch dans la valise entrebâillée ? 12. La question de l’inspecteur Arapède : pourquoi l’inspecteur Blognard est-il certain que le criminel est un homme ? 13. L’inspecteur Blognard triomphera-t-il ? 14. Pourquoi le vacarme des casseroles 411 ? Cette innovation romanesque semble être une émanation de la « nouvelle policière en arbre 412 » proposée par l’Oulipo qui déroule toute une série de questions incluant tout un parcours à bifurcations potentielles. En fait, ce premier espace textuel composé de quinze questions, qui vise à stimuler les compétences interprétatives du lecteur, permet à J. Roubaud d’introduire une pause réflexive et d’enclencher l’histoire d’amour d’Alexandre Vladimirovitch et de la chatte rousse du philosophe. Le deuxième retrace une conversation téléphonique « après l’interruption d’un flash-back » de deux chapitres ayant pour objectif de rétablir la chronologie du récit après l’anachronie par rétrospection. L’auteur met en scène également un enchevêtrement d’histoires qui ont pour fonction de retarder l’intrigue : il insère dans l’enquête policière l’histoire d’amour d’Hortense et du prince et l’histoire d’amour des chats. On retrouve au niveau de l’organisation structurelle de chaque chapitre cet effet dilatoire à travers la programmation d’éléments romanesques a priori non-essentiels à la résolution de l’intrigue, comme le classement des touristes de l’épicier Eusèbe (chapitre 1), les extravagances musicales du père Sinouls (chapitre 4), les pérégrinations 411 BH., p. 73-74. 355 bibliographiques d’Hortense (chapitre 10), les postulats philosophiques du professeur Orsells (chapitre 17), ou encore les rêves du chien de Sinouls (chapitre 21). Parfois même l’auteur tente d’égarer le lecteur dans les dates, ainsi le chapitre 26 commence par : « L’inauguration de la rue de l’Abbé-Migne eut lieu, comme prévu, le 14 octobre, deuxième dimanche du mois 413 » et le chapitre suivant s’ouvre sur : « Le lendemain, lundi 14 octobre, il pleuvait 414. » On peut dire, à l’instar de R. Baroni, que « la fonction pragmatique fondamentale des prolepses et des analepses consiste précisément à produire chez le lecteur de la curiosité, un brouillage relatif ou un éclaircissement retardé de la fable, fonction qui s’intègre à une stratégie globale de la mise en intrigue du discours par l’énigme 415 ». Les doutes du lecteur sont donc textuellement générés par le tissu narratif conditionné par le code herméneutique du roman à énigme. Toutes ces perturbations du déroulement chronologique ont pour objectif d’éviter que le lecteur puisse reconstruire trop facilement ce qui s’est passé. Mais ce jeu sur les conventions touche également la construction de l’espace qui semble relever d’une contrainte topologique, d’une cartographie stratégique. En effet, tout comme d’autres oulipiens, J. Roubaud se plaît à démultiplier les micro-espaces, les localisations, grâce à l’insertion dans le tissu romanesque d’une multiplicité de « rues » qui participent à la structuration labyrinthique de l’œuvre. Ce procédé n’est pas sans rappeler certaines œuvres perecquiennes (Espèces d’espaces, Tentatives de description de quelques lieux parisiens…) qui proposent une description de l’espace urbain et qui privilégient certains lieux récurrents (quartiers et rues) comme le quartier Montparnasse ou la rue Boris Vian et la rue T. de Chardin dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? On observe d’ailleurs ce même attrait pour la spatialisation urbaine et 412 413 414 415 Oulipo, op. cit., p. 272. BH, p. 242. Ibid., p. 253. BARONI (R.), « Tensions narratives, curiosité et suspense : les deux niveaux de la séquence narrative », conférence donnée au CRAL, 6 janvier 2004 et consultable sur le site [ http://www.fabula.org ]. 356 cet effet de liste chez R. Queneau qui s’amuse dans Pierrot mon ami à décrire la « chapelle Poldève 416 » et à perdre le lecteur dans le quartier latin ou à « l’angle de l’avenue de Chaillot et de la rue des Larmes 417 ». La trilogie des Hortenses et ce roman de R. Queneau entretiennent à ce sujet un lien intertextuel particulier sur lequel nous reviendrons à propos du décryptage des contraintes allusionnelles de La Belle Hortense. Pour le moment, on peut dire que le traitement de l’espace chez J. Roubaud relève bien de la mise en place d’une cartographie contrainte qui vise à la fois à entraver le processus lectoral de par la multitude des localisations et à le faciliter grâce au plan 418 inséré dans le texte par exemple. En fait, le lecteur peut être littéralement submergé par l’extraordinaire diversité des rues qui reviennent de façon récurrente dans le roman : « rue des Citoyens, des Milleguiettes, Vieille-des-Archives, des Grands Édredons, Abbé-Migne, Flaminiode-Birargue, Modestie-Descendante, Marivaux… » Ce procédé de la liste « géographique » crée un effet de dispersion, de confusion qui relève bien de cette cartographie labyrinthique. En même temps, on peut supposer que le traitement romanesque de l’espace n’est pas anodin et que se cache peut-être derrière cette exploration spatiale un algorithme oulipien proche du graphe optimisé du réseau parisien créé pour les Poèmes de métro de J. Jouet ou une configuration géométrique issue de la sextine. Cette piste semble d’ailleurs être proposée au lecteur dans le cinquième chapitre, lorsque le narrateur tente de saisir le parcours criminel à l’échelle de la ville et du quartier : « Cette spirale était très nette et chaque fois, il avait choisi la quincaillerie la plus proche du tracé de la spirale ; plus précisément encore il se dirigeait, à rebours, vers le centre de la spirale 419. » Le motif de l’hélice, de l’escargot semble être un élément organisateur de l’espace romanesque qui s’élabore dès le début, puisque le narrateur consacre une large partie de l’incipit à la description du quartier à partir de l’épicerie Eusèbe, rue des 416 417 418 419 QUENEAU (R.), Pierrot mon ami, Gallimard, Paris, 1945, p. 67. Ibid., p. 50-56-61-66-70. BH, p. 71. Ibid., p. 54-55. 357 Citoyens, qui devient le point focal organisant d’une part les rues des alentours et d’autre part l’opposition entre le vieux quartier à l’Est et le quartier moderne à l’Ouest. Dans ce quartier, une place de choix (quatrième chapitre) est consacrée à un lieu de culte qui relie l’église Sainte Gudule et l’orgue du père Sinouls à la « chapelle Poldève » et aux six princes poldèves. Cet espace stratégique sera celui de la révélation pour Hortense qui va découvrir la mystérieuse identité de son amant et également le vol commis par celui-ci des 366 volumes en or de la Patrologie Poldève au vingt-sixième chapitre. L’espace concentrique du quartier devient donc le lieu du crime et de toutes les actions inhérentes à l’action policière construites autour du motif spiralé (vol, attentat, recherche d’indices, interrogatoires, planques, arrestations, résolution…). On peut remarquer que l’auteur reprend l’univers stéréotypique du roman à énigme qui se constitue à partir d’un monde clos et unique, à partir du thème de la maison – et plus exactement de l’immeuble (le « 53 de la rue des Citoyens qui était au centre de l’affaire 420 ») – et qui regroupe pour l’inspecteur Blognard les éventuels suspects 421. Cette poétique roubaldienne du quartier s’avère donc être un espace tramé nécessitant l’interprétation d’une infinité de signes possibles qui vise à retarder la résolution de l’intrigue grâce à ce jeu labyrinthique sur les rues, les édifices. Ainsi, comme le note F. Evrard, l’aspect archétypique des lieux s’actualise par le fait que les voies et voix du discours romanesque policier suivent les méandres d’un « rhizome » selon l’expression de Gille Deleuze, dans lequel le sens circule selon des lignes de force ou se propage selon des ramifications multiples pour s’interrompre, se reprendre, s’épaissir ou se clarifier, de manière à obliger le lecteur à lire de façon active. Ce parcours plein de dédales et de détours que l’auteur fait emprunter à son lecteur ressemble étrangement au labyrinthe métaphorique de la cure psychanalytique 422. À propos du traitement spatial, l’auteur offre donc un parcours lectoral double qui amène le sujet à construire son processus interprétatif à partir du repérage de 420 Ibid., p. 70. 421 Ibid., p. 159-160. 422 EVRARD (F.), op. cit., p. 117. 358 conventions romanesques identifiables, tout en essayant dans le même temps de limiter ce processus par le biais d’entraves textuelles programmées. Concernant l’organisation de la fiction, on repère aussi la reprise de certains personnages stéréotypés propres au roman à énigme. Ainsi, les nombreux personnages recensés dans la Belle Hortense 423, constituent « un dispositif dramatique » qui joue sur l’ambivalence et le statut institutionnel. De fait, la plupart des personnages sont identifiables grâce à leur fonction sociale à l’intérieur du quartier : Monsieur et Madame Groichant (boulangerie), Hortense (étudiante employée dans la boulangerie), Eusèbe (épicerie), Monsieur et Madame Yvonne (bar), Monsieur et Madame Boillault (boucherie), Madame Croche (concierge du 53), Monsieur Anderthal (antiquaire), le Père Sinouls (organiste de Ste Gudule). Les personnages semblent donc être déterminés par l’organisation spatiale telle qu’elle apparaît dans le plan proposé par l’auteur. Si l’on se réfère à la typologie proposée par le carré des rôles de J. Dubois 424, on remarque que la victime en tant que « contrainte structurelle » du roman à énigme doit être par son élimination dès le début de l’intrigue, « la figure même de l’absence ». Or, dans La Belle Hortense, on assiste à un paradoxe, comme le souligne d’ailleurs le texte : « Dans ce roman où nous sommes, qui est un roman policier, puisqu’il y a un détective, deux même, un Narrateur qui suit l’enquête, un criminel et des crimes, n’est-il pas paradoxal qu’il n’y ait aucun meurtre ? Pas la moindre goutte de sang versée ? En vérité, je vous le dis, l’atmosphère de cette affaire a quelque chose d’étrange, d’insolite, je dirais même d’étranger 425. » Outre la piste soulignée dans cette citation concernant l’origine étrangère (Poldève ?) du coupable, le meurtre rituel est transformé par l’auteur en un crime mystérieux dans le sixième chapitre, l’attaque de la « quincaillerie Lalamou-Bêlin » qui constitue le trente-sixième attentat de ce genre dans la ville et qui touche un 423 BH, p. 247. 424 DUBOIS (J.) , Le Roman policier ou la modernité, Nathan, Paris, 1992, p. 92. 425 BH, p. 254. 359 certain microcosme social. Le coupable « la terreur des quincailliers » procède toujours de la même façon méthodique : Comme toutes les autres fois (35), le criminel s’était certainement introduit dans le magasin peu après la fermeture, déjouant tous les pièges et systèmes d’alarme, dès que les époux Lalamou-Bêlin s’étaient retirés dans leur appartement pour leur bavette-échalote et télévision du soir. Procédant avec la méthode et le silence diaboliques dont il avait fait preuve depuis le début (pas un bruit n’avait attiré l’attention des malheureuses victimes, pourtant sur leurs gardes comme l’étaient désormais tous les quincailliers de la ville), il avait été fidèle à sa manière habituelle : il avait répandu sur le sol tous les produits d’entretien, versé de l’Ajax javellisant sur les papiers hygiéniques, arraché les poils de tous les balais, fait fondre les bougies, mélangé les cirages, prenant soin, comme toujours, de séparer méticuleusement les produits de couleurs différentes de façon à créer une sorte d’arc-en-ciel orienté sud-ouest nord-est. Il avait, comme toujours, travaillé vite et efficacement à sa sinistre besogne. Enfin il avait, comme à chaque fois, suspendu au plafond une série de casseroles, vraisemblablement encore disposées en spirale. Une minuscule charge explosive, minutieusement réglée pour exploser juste avant minuit, avait provoqué la rupture de la corde maintenant la figure casserolière, créant ainsi le vacarme terrifiant et caractéristique qui avait révélé aux époux Lalamou-Bêlin leur malheur 426. Mais dans chaque boutique le criminel a néanmoins subtilisé un objet comme le découvrent plus tard les enquêteurs : - Eh bien voilà, reprit l’inspecteur, il est à peu près certain qu’il a pris quelque chose : dans chaque magasin qui a été attaqué, il a subtilisé un objet, toujours le même (un objet au moins, peut-être plus, je ne sais pas). Apparemment, il y a un seul type d’objet qui l’intéresse, cet objet est sans valeur commerciale, c’est une statuette d’argile peinte, un des exemplaires d’un lot de 53 statuettes, je dis bien 53 statuettes, d’origine poldève, made in Poldévie, et importées voici dix-huit mois par les exportateurs-importateurs Quincailliers – Térébenthiers Réunis, pour être données en prime a tout acheteur de poêles à frire. Les 36 quincailleries attaquées sont les seules qui ont reçu de ces statuettes. Aucun quincaillier ne se souvient d’en avoir donné à aucun client, aucun quincaillier n’a de souvenir d’elles, il n’en reste aucune, et personne n’a pu me dire à quoi elles ressemblent. Alors, qu’est-ce que vous en pensez 427 ? Il parvient à brouiller les traces de son méfait et échappe à la perspicacité des enquêteurs. À ce propos, le détective professionnel qui détient en général dans le récit policier le rôle de la vedette, se voit ici supplanté, « concurrencé », par un enquêteur amateur, autre topos du genre, qui vise à renforcer l’épaisseur romanesque. L’instance policière (« le célèbre inspecteur Blognard » chargé de l’enquête) est dupliquée étant donné que celui-ci s’entoure de son collaborateur, 426 Ibid., p. 50. 427 Ibid., p. 70. 360 l’inspecteur Arapède, adepte du « third degree » dans les situations d’interrogatoire phantasmatiques 428 et des conversations de bistrot : « il savait que les conversations de bistrot sont à l’origine de onze pour cent des affaires criminelles 429 », ainsi qu’un jeune novice, en la personne du Narrateur, journaliste et romancier, Georges Mornacier. L’auteur semble donc introduire un personnage stéréotypé du roman policier à travers ce journaliste qui n’est pas sans rappeler le jeune reporter créé par G. Leroux (Rouletabille) dans Le Mystère de la chambre jaune. Mais comme le souligne G. Dubois, les suspects apparaissent, à l’instar du détective, comme un élément primordial du roman à énigme, étant donné que : « chaque personnage est potentiellement soupçonnable (victimes et enquêteurs exceptés, et encore !), mais chacun est aussi, et par la force des choses, plus ou moins témoin du drame qui vient d’arriver. Au détective de traiter avec cette ambivalence, privilégiant tantôt la méfiance et tantôt la confiance 430 ». En tant que témoin et coupable potentiel, le suspect apparaît, de par sa duplicité, comme un « objet à double face » qui oblige l’inspecteur, après de nombreux interrogatoires et investigations, à élaborer une liste de sept suspects habitant l’immeuble (chapitre 16) et à confondre, grâce à un indice matériel (les débris de la statuette sous la fenêtre du propriétaire de l’appartement, chapitre 18), le professeur Orsells au chapitre 27, même si le lecteur découvre que l’inspecteur Blognard a échoué dans son enquête en ne prenant pas en compte le prince Gormanskoï (le véritable coupable) dans sa liste, parce que l’appartement lui semblait inoccupé 431 et surtout parce qu’un adjuvant potentiel du criminel avait déplacé les indices matériels 432. Mais l’inspecteur est selon le narrateur « comme un criminel qui tue à répétition, il élimine les suspects les uns après les autres 433 » un peu trop rapidement et laisse par là même la possibilité d’un nouveau 428 429 430 431 432 433 Ibid., p. 180. Ibid., p. 221. DUBOIS (J.), op. cit., p. 93-94. BH, p. 160. Ibid., p. 176-177. Ibid., p. 104. 361 rebondissement à travers d’autres aventures : L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense. J. Roubaud exploite parfaitement les conventions relatives au système des personnages du roman à énigme et tend à réactiver certains motifs stéréotypiques du genre. En effet, on peut noter que par souci de réalisme, l’auteur n’hésite pas à exploiter le motif du fait divers emprunté à l’actualité avec l’affaire des quincailliers en première page des six journaux qui se partagent l’événement (chapitre 5). L’insertion de ce motif lui permet de créer un effet de réel et d’ancrer sa fiction dans l’authenticité. Il exploite aussi le motif du secret par le biais de la naissance et de l’arrivée mystérieuse du chat Alexandre Vladimirovitch aux origines poldèves et à la personnalité trouble, confié à Madame Eusèbe (chapitre 3). Ce motif thématise en fait l’énigme policière qui s’avère être, pour J. Dubois, un « discours ambigu présentant un sens obscur à décrypter 434 » et permet à J. Roubaud de réactiver le topos du chat enquêteur qui passe en revue l’appartement du nouveau locataire (chapitre 3) et prend en filature l’amant d’Hortense (chapitre 18) : Car Alexandre Vladimirovitch s’était attaché comme une ombre aux pas du jeune homme de l’autobus T, qu’Hortense, dont il était l’amant, connaissait sous le nom de Morgan, et dont nous pouvons révéler maintenant (ce que le Lecteur avait certainement deviné tout de suite; le Lecteur est certainement plus perspicace que le comité de lecture de notre maison d’édition qui a réclamé cet éclaircissement, évidemment totalement et stupidement non nécessaire, mais que faire ?) qu’il était exactement le même que le jeune homme qu’Alexandre Vladimirovitch avait vu dans l’appartement de l’escalier C au chapitre 3 et qui était, comme nous le savons depuis l’enquête d’Arapède, totalement inconnu de Mme Croche, la concierge, et par conséquent un squatter selon toute vraisemblance (attention, nous ne l’affirmons pas comme vrai !). Alexandre Vadimirovitch le suivait partout; il l’avait donc retrouvé chez Hortense et n’ignorait plus rien des charmes de notre héroïne (dont il se battait l’œil jusqu’au coude, nous pouvons vous le dire), et il avait assisté plusieurs fois, à titre purement documentaire, à leurs contorsions amoureuses infiniment moins dignes à ses yeux que la danse délicieuse de la petite chatte rousse d’Orsells à laquelle il consacrait tous les instants de liberté que lui laissait sa filature. Suivre le jeune homme était indispensable car, s’il avait compris beaucoup, il lui manquait encore le maillon décisif de la chaîne. Malgré la tempête ou peut-être même en raison d’elle, il savait 434 DUBOIS (J.), op. cit., p. 146. 362 que celui-ci sortirait cette nuit, et il se sentait proche d’une révélation de la plus haute importance pour son avenir 435. Il finit par se livrer à une manipulation des pièces à conviction dans le but de se débarrasser du propriétaire de la chatte (le professeur Orsells) dont il est amoureux. Alexandre Vladimirovitch vérifia que le jeune homme était bien endormi dans les bras d’Hortense, qui dormait nue et fort innocente pendant tout le vacarme, sans broncher, comme si elle avait retrouvé le sommeil sans remords de Veronica Boillault. Puis il retraversa le carrefour, la rue des Citoyens et revint dans le square, et là, un spectacle inattendu le fit s’arrêter sur ses pattes avant. Au pied de l’escalier C, plus exactement sous la fenêtre du deuxième droite qui était l’appartement du jeune homme, gisaient des débris d’argile, de poterie; non, c’étaient les débris de la statuette qu’Alexandre Vladimirovitch avait aperçue au chapitre 3, sur le rebord de la fenêtre, à côté de la bouteille de lait. Un coup de vent particulièrement violent l’avait fait basculer dans le vide et, la pesanteur aidant, avec une accélération extrêmement proche de g (nous tenons compte de la résistance de l’air bien entendu), elle était venue se fracasser en bas en x morceaux (il n’avait pas le temps de les compter); en un éclair, Alexandre Vladimirovitch vit le danger qui menaçait ses plans; en un éclair également, il vit ce qu’il fallait faire et aussitôt il agit (le tout n’avait guère pris plus d’une seconde, les réactions des chats sont extrêmement rapides). De la patte, regardant autour de lui pour s’assurer que personne ne le voyait (il était six heures du matin, une lueur commençait à peine à poindre à l’Est, mais le square des Grands-Edredons était parfaitement vide), il déplaça, juste ce qu’il fallait, les débris (un à un) de la statuette. Puis il sourit dans sa moustache et rentra dans l’épicerie 436. À travers cette citation, J. Roubaud nous livre le portrait d’un chat intégré à l’enquête policière au point de bénéficier à lui seul d’un chapitre entier dans le roman (le chapitre 3). On retrouve d’autres éléments stéréotypés du genre comme la valise (chapitre 21) qui suscite la curiosité d’Hortense ou le cliché du rendezvous avec mot de passe (chapitre 26) également présent dans le roman calvinien : Enfin, le mercredi, le miracle eut lieu. Le père Domernas informa Mgr Fustiger que quelqu’un désirait le rencontrer de la part « de qui vous savez”. Rendez-vous fut pris dans le square des Grands-Edredons ; Mgr Fustiger devrait être en civil, assis sur un banc, avec un exemplaire du Times du jour (ce ne fut pas une mince affaire que de se procurer un Times du jour); il attendrait qu’on lui fasse signe. L’envoyé du prince Gormanskoï emploierait un mot de passe, une phrase plus exactement, qui serait : le soleil se lève à l’ouest, le dimanche 437. 435 BH, p. 173-174. 436 Ibid., p. 176-177. 437 Ibid., p.242-243. 363 Les deux romans ont aussi en commun le traitement de l’érotisme selon les canons de la fiction policière. Amplement développé chez I. Calvino, l’érotisme roubaldien se limite, quant à lui, à quelques passages comme le portrait d’Hortense (« l’absence (relativement exceptionnelle) de culotte sous la robe d’Hortense 438 ») ou comme ses aventures amoureuses (chapitre 14), à travers la description des ébats d’Hortense et du prince, volontairement censurés pour ne pas « mettre le lecteur dans une situation de voyeur » et dans l’ignorance « de l’état actuel des lois sur la pornographie 439 ». En cela, tout comme I. Calvino, J. Roubaud enfreint une des lois du genre selon la règle de Van Dine : « Le véritable roman policier doit être exempt de toute intrigue amoureuse. Y introduire de l’amour serait, en effet, déranger le mécanisme du problème purement intellectuel. » Ainsi, en intégrant dans le roman policier la fiction amoureuse (la branche Hortense et le prince » et la branche « Alexandre Vladimirovitch et Tioutcha »), il détourne ainsi le modèle établi au profit d’une narrativité hybride renouvelée. En cela, on peut dire à l’instar d’Y. Reuter que « le roman à énigme serait ainsi un représentant moderne de la tradition rhétorico-technique des jeux littéraires fondée sur une codification stricte délimitant un ensemble de variantes techniques 440 » et qu’il offre de multiples potentialités d’explorations romanesques. 2) Le décryptage des contraintes allusionnelles Le roman oulipien, dont les contraintes de production sont plus ou moins dissimulées en fonction du parti pris idéologique de l’auteur, propose un pacte de lecture ludique qui implique un processus interactif et qui s’élabore à partir de l’actualisation des strates, des « niveaux de réalité » textuels. Selon l’expression 438 Ibid., p. 24. 439 Ibid., p. 136. 440 REUTER (Y.), op. cit., p. 52. 364 de B. Magné, on peut dire que les productions romanesques oulipiennes pratiquent la contrainte de « l’encryptage 441 » qui consiste à introduire dans l’œuvre des éléments divers (autobiographiques, allusions à une œuvre, à un auteur, citations….) programmés au moment de l’élaboration. Tout comme R. Queneau, G. Perec ou I. Calvino, J. Roubaud pratique largement ce procédé dans la trilogie des Hortense et nous allons donc tenter ici de décrypter certaines de ces contraintes allusionnelles après les avoir catégorisées. Tout d’abord, on peut remarquer la mise en scène de certaines références identifiables dans La Belle Hortense qui ont pour objectif d’activer la compétence encyclopédique du lecteur. Ainsi, on constate la récurrence des allusions faites aux œuvres romanesques de R. Queneau. Par exemple « l’autobus T 442 » au carrefour Citoyens-Vieille-des-Archives qu’emprunte régulièrement Hortense apparaît bien comme une forme explicite d’intertextualité in absentia qui renvoie le lecteur à « l’autobus Z » des Exercices de Style. De la même manière, on peut noter que le chapitre 15 s’ouvre sur une référence à la somme romanesque quenienne, étant donné que l’inspecteur Blognard évoque à sa femme Le Chiendent qui apparaît bien comme un signal intertextuel : « Le chiendent, Louise, dit l’inspecteur Blognard à sa femme, c’est pas quand il y a pas de suspect, c’est quand il y a pas de mobile 443. » Il est possible aussi de décrypter des éléments textuels qui sollicitent la mémoire du lecteur à travers toute une série de clins d’œil qui établissent une certaine complicité entre le narrateur et le lecteur autour du roman de R. Queneau, Pierrot, mon ami. Nous avions évoqué cette parenté de l’œuvre avec celle de Queneau à propos du chronotope roubaldien et qui peut se vérifier ici grâce à la catégorie spatiale. En effet, il est intéressant de voir que l’auteur reprend à Pierrot, mon ami des références géographiques comme « la chapelle poldève 444 », « l’avenue de Chaillot 445 », 441 442 443 444 MAGNE (B.), Georges Perec, Nathan, Paris, 1999, p. 23. BH, p. 9. Ibid., p. 144. QUENEAU (R.), Pierrot, mon ami, Gallimard, Paris, 1945, p. 67. 365 « Saint-Mouézy-Sur-Eon 446 » et qu’il invente des lieux en relation avec l’auteur comme « la place Queneleieff 447 » dans La Belle Hortense, « la station R. Queneau 448 » dans L’Enlèvement d’Hortense et la « Queneau’s town 449 ». J. Roubaud reprend aussi des personnages empruntés à Pierrot, Mon Ami : « Yvonne », « Eusèbe , l’ex-directeur de l’Uni-Park », « le prince Luigi », « Voudzoï », « les philosophes », et des éléments thématiques comme « les réglisses », « le matériel de quincaillerie », « l’inauguration » ou « la poldévie ». On remarque aussi que l’auteur multiplie les allusions dans La Belle Hortense à Alexandre Dumas. Tout comme I. Calvino, il semble être fasciné par le roman d’aventures dumasien et tout particulièrement par Le Comte de Monte-Cristo. On peut ainsi relever dans l’oeuvre certains éléments qui font référence à cet intertexte : « Nous aurions beaucoup aimé pouvoir poser quelques questions à nos collègues à ce sujet ; particulièrement à Alexandre Dumas ; sauter d’un seul coup vingt ans après, quel tour de force 450 ! », la lettre datée de la « Prison de l’abbé Faria 451 » et lors de l’inauguration la présence du « Comte de MonteCridzoï 452 ». D’une manière générale, on peut affirmer que l’allusion met en jeu à chaque fois un texte connu, repérable, grâce à un ou deux mots. Cependant, il serait illusoire de croire que toutes les contraintes de cryptage soient identifiables pour le lecteur, puisque le romancier, en optant pour une stratégie de la dissimulation, peut recourir à une sorte de clinamen par le biais de la contrainte « Canada-Dry 453 » qui conduit le lecteur sur une fausse piste en lui faisant miroiter une allusion qui n’en est pas une. Il apparaît donc préférable 445 446 447 448 449 450 451 452 453 Ibid., p. 50-61-70. Ibid., p. 219. BH, p. 38. ROUBAUD (J.), L’Enlèvement d’Hortense, Seghers, Paris, 1990, p. 89. ROUBAUD (J.), L’Exil d’Hortense, Seghers, Paris, 1991, p. 22. BH, p. 85. Ibid., p. 198. Ibid., p. 249. Il s’agit d’une contrainte oulipienne élaborée en référence au message publicitaire d’une boisson (Canada-dry) qui ressemble à de l’alcool mais qui n’en est pas. 366 de s’attarder à présent sur les références implicites contenues dans La Belle Hortense. Au cours de l’analyse de l’œuvre, on a pu remarquer que ces références implicites se cachent souvent sous l’étiquette onomastique ou le régime citationnel. Il est ainsi fréquent de rencontrer l’insertion d’un texte dans le tissu romanesque qui suscite la reconnaissance intertextuelle. Ainsi, au chapitre 3, à propos des rapports unissant le chat et la jeune Véronica Boillaud, le narrateur insère cette phrase : « Parce que c’était elle, parce que c’était moi 454 » qui s’avère être une légère dérivation (l’emploi du pronom personnel) de la citation originale de Montaigne. Ce même procédé est observable au chapitre 9, lorsque le narrateur affirme : « Ce roman n’est pas un vaudeville 455 » et que on peut effectivement attribuer à Diderot sous sa forme initiale : « Ceci n’est pas un vaudeville. » Mais ce phénomène de dérivation intertextuelle se manifeste aussi à travers l’onomastique roubaldienne qui repose sur des règles de cryptage plus ou moins identifiables. En fait, l’œuvre est parcourue d’une première catégorie de noms propres plus ou moins identifiables. Les plus évidents sont les noms propres sans transformations qui renvoient le lecteur à toutes sortes de personnages ayant existé, comme nous le verrons à propose de la contrainte de la liste, et donc facilement repérables : « Gongora » (chapitre 14), « Victor Hugo », « Freud » (Chapitre 18), « Bach » (Chapitre 4-12), « Rita Hayworth » (Chapitre 2), « Socrate » (Chapitres 15-17)… A cela, il faut ajouter des noms plus ou moins difficilement décryptables à travers ces exemples extraits de l’incipit et analysés par S. Loewe : comme Olenix de Mont-Sacré ou Péréfixe de Beaumont, on arrive à identifier l’auteur des Bergeries de Juliette (1592) d’une part, le précepteur de Louis XIV d’autre part. Par contre, des recherches encore plus approfondies sont nécessaires afin de démasquer F. Péau de la Croullardière, auteur de nombreux commentaires sur la Bible et fervent apologiste de la Détournée par les oulipiens au profit de la notion de clinamen, cette appellation caractérise un texte qui semble avoir été écrit selon une contrainte, mais qui en fait ne l’ait pas. 454 Ibid., p. 33. 455 Ibid., p. 86. 367 religion catholique comme le dévoile son Dernier traité des controverses, contenant la solution des objections des hérétiques, Luthériens, Calvinistes et Jansénistes, 1657 456. On peut observer la classe des noms ayant subi une transformation « poldève », c’est-à-dire auxquels est accolé le suffixe « -dzoï », marque de la langue poldève comme « le malheureux prince Luigi Voudzoï 457 » ou encore le premier prince de la dynastie « Arnaut Danieldzoï 458 » inventeur du processus institutionnel de succession qui laisse deviner le troubadour Arnaut Daniel, inventeur de la Sextine. Enfin, la transformation onomastique peut fonctionner avec la contrainte oulipienne anagrammatique. Ainsi, il est aisé de reconnaître sous les traits du philosophe Philibert Orsells, spécialiste de « Onthétique », Philippe Sollers, après rétablissement des lettres, ou sous la masque du Père Sinouls, le musicologue et mathématicien, Pierre Lusson, complice de toujours de J. Roubaud. De la même manière, on peut repérer d’autres anagrammes qui se cachent par exemple sous le nom du narrateur, « Mornacier » = romancier et sous les traits de son ami, le « romancier d’avant-garde, Denis Duabuor 459 » = Roubaud. L’anagramme ainsi que les autres procédés cités permettent donc à l’auteur d’encrypter le texte et instaurent un pacte de lecture ludique. L’ultime catégorie de contraintes allusionnelles concerne un marquage plus subtil et qui nécessite des connaissances lectorales issues du hors-texte. Nous allons évoquer ici « la contrainte écran 460 » qui relève d’une stratégie de l’effacement par rapport au marquage autobiographique. M. Bénabou a bien démontré que « la démarche oulipienne ne récuse nullement l’écriture autobiographique 461 » et comment le « je découle du jeu » romanesque. Ainsi, certains oulipiens se sont donné comme contrainte de faire figurer dans leurs 456 LOEWE (S.), « Le cycle labyrinthique des Hortense », Oulipo Poétiques, Actes du colloque de Salzburg 23-25 avril 1997, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1999, p. 98. 457 BH, p. 38. 458 Ibid., p. 46. 459 Ibid., p. 264. 460 Oulipo, Un Art simple et tout d’exécution, Cinq Leçons sur l’Oulipo, Circé, Paris, 2001, p. 16. 461 Ibid., p. 92. 368 œuvres de manière plus ou moins marquée des éléments autobiographiques, des détails extraits de leur propre histoire, des détails qui se mêlent à la fiction. Ils pratiquent, à l’instar de G. Perec un « encryptage autobiographique » comme en témoignent ces propos : « Presque aucun de mes livres n’échappe tout à fait à un certain marquage autobiographique ; presque aucun non plus ne se fait sans que j’aie recours à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne 462. » J. Roubaud semble aussi avoir recours à ce procédé, étant donné que certains éléments textuels de la Belle Hortense peuvent être appréhendés comme des marqueurs autobiographiques. On peut évoquer d’abord un marquage autobiographique de type numérique. Nous ne reviendrons pas trop longtemps sur la numérologie roubaldienne, amplement développée précédemment, cependant il convient de faire remarquer la récurrence du nombre 53 dans le roman qui peut tout à fait s’expliquer par le jeu de cette contrainte. En fait, au moment de la sortie de La Belle Hortense, J. Roubaud étant né en 1932, avait cinquante-trois ans. Il choisit donc d’insérer ce chiffre dans le roman parce qu’il correspond à son âge mais aussi parce qu’il constitue pour lui un nombre de prédilection issu de la première centaine des « Nombres de Queneau ». On note ensuite la présence d’un marquage de type familial et amical, car si l’on considère la programmation des listes sémantiques insérées dans La Belle Hortense, on peut établir des connexions entre la sélection élaborée et certains éléments autobiographiques. Par exemple, dans le chapitre 12, Yvette et Madame Sinouls hésitent entre deux expositions de peinture qui concernent les œuvres de « Getzler et de Guyomard 463 ». Or, en évoquant la création du Cercle Polivanov, L. Robel affirme que c’est fin 1967 « dans l’appartement de Perec qui exposait des tableaux de P. Getzler pour les amis 464 », que fut prise la décision 462 PEREC (G.), « Entretien avec J.-M. Le Sidaner », L’Arc, n° 76, 1979, p. 5. 463 BH, p. 119. 464 ROBEL (L.), « Vie brève du Cercle Polivanov », Forme et mesure : mélanges pour J. Roubaud, Mezura, p. 5. 369 par J. Roubaud et ses acolytes de faire une revue de théorie et de création. La référence à ce peintre dans le roman n’est donc pas anodine puisque celui-ci semble être issu du cercle amical de l’auteur avec qui il a, de plus, collaboré lors d’une création sur le sonnet 465. Selon le même procédé on peut entrevoir des éléments autobiographiques dans les listes concernant la philosophie et les anglicismes, car chacune d’entre elles nous renvoie aux branches familiales de l’auteur. Le texte roubaldien est littéralement saturé de références philosophiques déclinées sous la forme de courants philosophiques (« pyrrhonisme », « scepticisme », chapitre 19…), de titres d’œuvres (« La Somme théologique de Saint Thomas », « le Banquet de Platon », chapitre 22…) ou d’auteurs (« Schopenhauer », chapitre 8, « Hume », chapitre 14, « Socrate », chapitres 15-17, « Sextus Empiricus », chapitre 19, « Wittgenstein », chapitre 22…) qui peuvent être mis en rapport avec le père de l’auteur, Lucien Roubaud, normalien, professeur de philosophie et adepte de rugby. D’ailleurs ne faut-il pas voir à travers la réapparition du motif du rugby dans ce passage consacré à Hortense, un hommage à la figure paternelle : « Elle se sentait un peu comme un combattant qui vérifie son équipement avant de monter à l’assaut, comme un demi d’ouverture qui se prépare à entrer sur le terrain, lors d’un match décisif du Tournoi des Cinq Nations, comme… (à compléter suivant vos préférences et le pointillé) 466. » De la même façon, il est possible d’établir un lien entre les très nombreux anglicismes et références à la culture anglaise qui parcourent le texte (« l’Écosse », chapitre 4, « pancakes », chapitre 22, « egg coddler », chapitre 3, « Scotland Yard », chapitre 5, « Portmouth », chapitre 11, « Jane Austin », chapitre 11, « Old Rec », chapitre 26…) et la branche maternelle puisque selon sa fille : « Suzette Roubaud, sa mère, normalienne, était professeur d’anglais. Elle parlait cette langue à la perfection, avec l’accent d’Oxford, elle avait même the oxanian lip. Tout ce qui venait 465 ROUBAUD (J.), GETZLER (P.), Matériaux pour une base de données du sonnet français. 1 : Une liste de sonnets composés avant 1630, Mezura, n° 23, 1990. 466 BH, p. 88. 370 d’Angleterre avait beaucoup d’importance dans la famille, du five o’ clock tea à la littérature. Le sens de l’humour et du nonsense ainsi qu’une réserve britannique sont des composantes non négligeables du caractère de J. Roubaud 467. » Sa mère semble lui avoir transmis ce goût pour la langue et la culture britanniques 468 qui apparaît d’ailleurs dans ses créations poétiques et romanesques : Le Grand incendie de Londres (1989), La Pluralité des Mondes de Lewis (1991), L’Abominable tisonnier de John Mc Taggart, Ellis Mc Taggart (1996), Churchill 40 et autres sonnets de voyage (2004). Il convient donc de lire sous les anglicismes et références roubaldiens le marquage biographique élaboré par l’auteur. Enfin, on peut clôturer ce travail d’élucidation de l’encryptage par le marquage professionnel qui affleure de manière plus évidente dans le texte romanesque. On fait allusion ici aux références scientifiques qui apparaissent dans La Belle Hortense par le biais d’une liste de savants (« Newton », « Bertrand Russell », « Max Planck »…) et de concepts théoriques (« les théorèmes de Desargues », le « sens trigonométrique », les « paradoxes temporels… ») qui nous renvoient à la passion de J. Roubaud pour les sciences et à son activité en tant que professeur de mathématiques à Paris X. Ainsi, on peut donc dire que le fait d’insérer des allusions diverses programmées grâce à la contrainte de la liste, offre à J. Roubaud la possibilité de se soustraire aux « miasmes du pathos », au profit d’un stratagème rhétorique qui multiplie les masques du sujet écrivant et qui suscite une lecture active, participative. 3) Une poétique oulipienne de la liste 467 ROUBAUD (L.), « Vie brève de J. Roubaud », op. cit., p. 344. 468 Remarque de P. Lusson sur la place de l’anglais pour J. Roubaud, « Entretien avec P. Lusson », La Licorne, n° 40, 1997, p. 197. 371 La problématique du décryptage des contraintes allusionnelles nous amène naturellement à nous pencher sur la poétique de la liste qui constitue un topos récurrent dans la production romanesque oulipienne. On peut rencontrer cette contrainte formelle dans le domaine de la poésie oulipienne avec le « Portrait minéralogique de Paris 1992 469 » de J. Roubaud par exemple ou dans le domaine de la prose, à travers Les Bibliothèques invisibles 470 qui contient des listes d’œuvres existantes ou imaginaires. Pour lui, la contrainte de la liste constitue bien un outil d’exploration particulièrement potentiel : @61 bis Il est inévitable que la liste devienne, (dès 1960, année de sa création), une forme poétique particulièrement cultivée par l’Ouvroir de littérature Potentielle, dit Oulipo. @62 La raison en est simple : l’Oulipo, dans sa tâche de refondation de la littérature, fortement ébranlée par l’effondrement des valeurs (en particulier littéraires) qui caractérisent le vingtième siècle, ne pouvaient faire autrement que revenir à la source pure de toute poésie, la contrainte. @63 Et, parmi les contraintes poétiques ancestrales, quoi de plus naturel que de faire appel à la plus évidente, et première, la plus maniable, la plus inspirante, la plus envoûtante des formes poétiques, la liste. @64 L’Oulipo donc, cultive et triture la liste dans tous ses aspects 471. G. Perec aussi a exploité fortement cette contrainte de la liste qui relève selon lui d’« une tentative de saturation d’un thème à travers un texte 472 » et aboutit pour La Vie Mode d’emploi à la création de 420 éléments thématiques répartis en quarante-deux listes. Chacune de ces listes comprend toutes sortes de catégories telles que « Citations », véritable réservoir intertextuel qui comporte de nombreux extraits empruntés à différents auteurs (I. Calvino, F. Rabelais, M. Proust, J. Roubaud…) ou « Allusions et Détails » (liste de tableaux et de livres : Saint Jérôme, la chute d’Icare… ou le Graal, Cent ans de solitude, Ubu …). Cet attrait 469 ROUBAUD (J.), « Portrait minéralogique de Paris 1992 », La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur humain, cent cinquante poèmes 1991-1998, Gallimard, Paris, 1999 , p. 200. 470 Oulipo, La Bibliothèque Oulipienne, Seghers, Paris, vol. III, 1990, p. 257. 471 ROUBAUD (J.), L’Art de la liste, Die Kunst der Liste, collection « Les conférences du Divan », n°3, Eggingen, 1998, p. 15. 372 pour la liste constitue pour J. Roubaud une caractéristique de l’écriture perecquienne : « les textes de G. Perec, dans leur état préparatoire aussi bien que final sont “mangés de listes”. L’habitude, la passion énumérative est visible partout (et elle s’étendait même on le sait, jusqu’au chapitre pré-préparatoire de l’œuvre que sont les activités ordinaires de la vie 473 ». Cette passion pour l’accumulation a d’ailleurs été bien mise en exergue par le travail génétique sur les brouillons de La Vie mode d’emploi 474 qui dévoile « le tableau général des listes » ainsi que de nombreuses contraintes structurelles. Mais on retrouve cette contrainte de la liste évidemment chez d’autres auteurs oulipiens comme R. Queneau qui pour l’élaboration des Fleurs Bleues insère dans le tissu romanesque des emprunts tantôt visibles, tantôt détournés sous la forme de références, de titres d’œuvres et de citations systématiquement programmés. Ce roman contient par exemple une liste de nombreuses insertions intertextuelles allant de la Bible à F. Rabelais, M. Cervantès, Molière, D.A.F. Sade, G. Perec… À partir de cette poétique oulipienne de la liste, on peut se demander si celle-ci relève davantage d’une contrainte de type biographique qui reflète la mémoire livresque de l’auteur à travers cet effet de saturation autobiotextuelle, ou si elle ne s’apparente pas plutôt à un jeu culturel destiné à enclencher une double lecture ? Pour tenter de cerner cette problématique, nous allons procéder à une analyse comparative qui tâchera de montrer les modalités de fonctionnement de cette contrainte à travers les parcours roubaldien et calvinien. Concernant le roman d’I. Calvino, on peut noter la présence de termes qui nous renvoient à l’existence de listes sémantiques programmées. En effet, après avoir analysé les dix incipit, on est frappé de constater le retour organisé et 472 PEREC (G.), « Ce qui stimule ma racontouze… Entretien avec C. Oriol-Boyer », Entretiens et conférences, vol. 2, (1979-81), Paris, Joseph K., 2003, p. 163. 473 ROUBAUD (J.), « Notes sur la poétique des listes chez G. Perec », Penser, Classer, Ecrire, de Pascal à Perec, Presses Universitaires de Vincennes, 1990, p. 24. 373 troublant de certains mots relevant de catégories spécifiques. Par exemple, il est intéressant de voir que certaines étiquettes onomastiques reviennent d’un incipit à l’autre. Ainsi, le narrateur évoque dans le deuxième incipit le personnage de « M. Kauderer 475 » qui devient dans l’incipit suivant « le météorologue, M. Kauderer 476 », puis un directeur « d’usine de munitions 477 » dans le quatrième incipit. De la même manière, la jeune paysanne « Zwida 478 » de l’incipit « En s’éloignant de Malbork » réapparaît sous les traits de « Mademoiselle Zwida 479 », jeune fille de bonne famille peignant des aquarelles dans l’incipit suivant, tandis qu’« Amaranta 480 » de la fiction latino-américaine resurgit dans l’ultime incipit 481. Ces effets d’écho ne découlent pas d’un effet du hasard, mais semblent plutôt relever d’une liste organisée de personnages qui induit tout un jeu sur l’onomastique romanesque. Outre les personnages, ce processus touche aussi toute la structuration de l’œuvre, étant donné que certains éléments se croisent d’un incipit à l’autre et laissent supposer l’élaboration de listes concernant de multiples catégories comme : – la liste concernant les lieux : « la cuisine de Kudgiwa », (incipit 2), et la pension « de Kudgiwa », (incipit 3), « l’observatoire » (incipit 3, 4, 6), « le nouveau Titania » (incipit 4, 5), « l’université » (incipit 6, 8), « le palais » (incipit 9, 10), « le pont » (incipit 4, 5) … – la liste concernant le temps : « le brouillard », « la pluie » (« buio-nebbia »), chapitres 1, 10… – la liste concernant les objets : « les miroirs » (chapitres 7, 10), « le revolver » (chapitre 4, 7)… 474 HARTJE (H.), MAGNÉ (B.), NEEFS (J.), Cahier des charges de la Vie Mode d’emploi, CNRS éditions, Paris, 1993. 475 SPN, p. 45. 476 Ibid., p. 64. 477 Ibid., p. 87. 478 Ibid., p. 44. 479 Ibid., p. 63. 480 Ibid., p. 242. 481 Ibid., p. 265. 374 – la liste concernant les sens : « l’odeur » (chapitres 1, 2, 3, 5), « les sensations » (visuelles, tactiles), chapitres 4, 6, 8, 9… – la liste de thématiques diverses : « les signes » (chapitres 1, 3), « la dissolution » (chapitres 2, 3), « le piège » (chapitres 1, 2, 4, 10), « le vide » (chapitres 4, 9, 10), « le gouffre » (chapitres 4, 10), « le double » (chapitres 2, 7, 9), « la fin du monde » (chapitres 3, 10)… On peut donc être amené à penser, face à tant de récurrences organisées, que la variation des éléments repérés dans le roman dépend d’un certain nombre de listes qui peuvent se rattacher au procédé du logo-rallye oulipien défini par G. Perec comme une sorte de « bout-rimés en prose, c’est-à-dire qu’on se donne six mots et puis il faut se construire une histoire avec ces six mots. Et là, on peut appeler ça un sémo-rallye, c’est-à-dire qu’on se donne plusieurs thèmes, quarante-deux thèmes par exemple. Pas par exemple : il y a quarante-deux thèmes ! et ces thèmes doivent apparaître dans le chapitre 482 ». Grâce à ce relevé et connaissant l’admiration d’I. Calvino pour les « listes de thèmes, classés en catégories 483 » de La Vie mode d’emploi et sa passion pour l’exploration des contraintes sémantiques au sein de l’Oulipo, on peut donc penser qu’il s’est également imposé des contraintes rigoureuses (un algorithme réglant le retour des termes par chapitre ?), fussent-elles arbitraires, pour la structuration sémantique de Si par une nuit d’hiver un voyageur. La poétique calvinienne de la liste relève d’un effet de construction, cependant, elle intègre bien la dimension ludique au processus lectoral par la multiplication d’échos textuels programmés et aisément repérables. Si l’on s’attarde sur ce dispositif dans La Belle Hortense, on constate aussi la présence d’une typologie de listes qui regroupe de multiples occurrences lexicales. Outre les listes de références que nous avons déjà citées à propos du décryptage des contraintes allusionnelles, on peut identifier au moins six 482 PEREC (G.), « Création et contrainte dans la production littéraire », Entretiens et conférences, vol. 2, (1979-1981), Joseph K., Paris, 2003, p. 315-316. 483 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 191. 375 catégories qui nous renvoient à la fois aux « biographèmes 484 » roubaldiens et à la volonté d’enclencher une lecture romanesque à plusieurs niveaux. Tout comme R. Queneau ou G. Perec, J. Roubaud privilégie l’insertion de noms d’auteurs. On peut ainsi reconnaître les patronymes d’A. Dumas (chapitres 9-21), Marivaux (chapitre 15), J. Conrad et V. Hugo (chapitre 18), N. Restif de la Bretonne (chapitre 26), P. Crébillon (chapitre 25) ou certains autres moins évidents comme R. Krafft-Ebing (chapitre 18), spécialiste des perversions sexuelles, auteur de la Psychopathia sexualis et H. Havlock Ellis, médecin anglais auteur des Études de psychiatrie sexuelle, considéré avec F. Roubaud comme un des premiers sexologues du e XIX siècle. Dans le prolongement de cette première catégorie, on remarque ensuite une liste de titres d’œuvres empruntées à des champs variés : littéraire (Pierrot mon ami, chapitres 10-25, Le Dernier des Mohicans, chapitre 25, La Recherche, chapitre 25, L’Éducation sentimentale, chapitre 25, Persuasion de J. Austin, chapitre 11…), philosophique (Investigations philosophiques, L.J.J. Wittgenstein, chapitre 22), théologique (Le Dictionnaire de Patrologie, de l’Abbé Migne, chapitre 26, La Somme théologique de Saint-Thomas, chapitre 22) et scientifique (E pur si muove de G. Galilei, Einfürung Brung in der Theorie der magnetismus de M. Plank). La catégorie qui suit relève de la musique puisque J. Roubaud insère de nombreuses références aux compositeurs : Marin Marais (chapitre 1), J.-S. Bach (chapitres 4-12), G. Frescobaldi (chapitre 11), G. Verdi et C. Gounod (chapitre 12), G. P. Telemann (chapitres 21-26-27), Jehan Alain et ses Litanies (chapitre 4), Louis Marchand (chapitre 4)… On note aussi une liste concernant l’univers pictural avec l’énoncé de plusieurs artistes contemporains (P. Getzler, G. Guyomard, chapitre 12, P. Mondrian, chapitre 15…), tandis que l’avant-dernier évoque l’univers cinématographique des années 50 en mêlant des noms d’acteurs (Rita Hayworth, chapitre 2, Edwige Feuillère, chapitre 3, Humphrey Bogart, James Cagney, Busby Berkley, chapitre 9…), de réalisateurs (A. Hitchcock, chapitre 13), de personnages de fiction (Perry Mason, chapitre 19, 484 MAGNÉ (B.), « L’autobiotexte perecquien », Le Cabinet d’amateur, n° 5, juin 1997, p. 5-42. 376 Gilda, chapitre 2…) et de genres (films de gangsters, chapitre 10, comédies musicales, chapitre 19, space-opera, chapitre 23…). Enfin, la sixième et ultime liste identifiable semble être consacrée aux animaux : les chats (Alexandre Vladimirovitch et la chatte rousse, chapitre 3), les chiens (le dobermann neurasthénique, le vieux bouledogue de l’antiquaire, Balbastre, le chien du père Sinouls dont l’étiquette onomastique renvoie le lecteur perspicace à L.-C. Balbastre, l’organiste, chapitre 4 et Voltige « l’unique amour de Balbastre », chapitre 12), les pigeons du square (chapitre 4), le hérisson du père Sinouls (chapitre 12), les canards « importés de Cambridge » (chapitre 22) et les escargots poldèves (chapitres 4-26). Ce véritable bestiaire romanesque nous rappelle l’intérêt de J. Roubaud pour cette catégorie qui sera longuement exploitée dans ses œuvres, comme en témoignent certains de ses recueils poétiques (Les animaux de tout le monde, Les animaux de personne, M. Goodman rêve de chats). On peut dire que cette tentative de saturation, d’exhaustivité par le biais de la contrainte de la liste « inscrit consciemment dans le texte une strate de mémoire qui enrichit l’expérience de la lecture et de l’écriture 485 ». Cette contrainte, qui découle de la passion énumératrice, offre la possibilité à l’auteur de déployer, de structurer sa mémoire par l’agencement textuel puisque comme l’affirme l’Oulipo : « l’écrivain oulipien même quand il parle de lui, ne laisse jamais oublier que c’est – aussi ou d’abord – un système de structures et de règles qui régit toute l’affaire 486 » La littérature pour les membres de l’Ouvroir et pour notre romancier est d’abord une « littérature traditionnelle 487 », un art mémoriel qui s’incarne dans une forme modelé par des réécritures. L’œuvre romanesque oulipienne postule donc un protocole de lecture à plusieurs strates : le niveau 485 CONSENSTEIN (P.), « La Contrainte et l’enjeu de la mémoire », Colloque de Cerisy, Écritures et lectures à contraintes, Formules, 2004, p. 202. 486 Oulipo, « Quelques remarques sur le sujet oulipien en guise de préface », Un art simple et tout d’exécution, Circé, Paris, 2001, p. 17. 487 ROUBAUD (J.), Poésie, etcetera : ménage, Stock, Paris, 1995, p. 206. 377 littéral, diégétique, mémorial, puisque le décryptage de la liste apparaît bien comme une contrainte et le niveau méta que nous allons évoquer. La poétique oulipienne de la liste engendre donc dans les deux œuvres romanesques analysées une lecture herméneutique et ludique. En conclusion de cette analyse des deux romans oulipiens, on peut dire que Si par une nuit d’hiver un voyageur apparaît bien comme une formidable combinatoire générique qui entremêle les modèles et laisse parfois surgir, en convoquant la bibliothèque du lecteur, certaines références intertextuelles possibles à l’intérieur d’un grand réseau. Pour la constitution de son roman, I. Calvino a mis au point une machinerie parfaitement réglée capable de proposer une véritable « encyclopédie de styles » qui décline les sous-genres et qui propose un échantillon cosmopolite de la littérature mondiale peut-être parce que pour lui : « La littérature est la recherche du livre caché au loin, qui modifiera la valeur des livres connus; elle est tension vers le nouveau texte apocryphe à découvrir, ou à inventer 488. » Ainsi la recherche de cette nouvelle littérature oscille entre le respect des contraintes, des conventions textuelles propres à chaque sous-genre et ce jeu, sur les limites du genre qui découle du principe de l’hybridité et déconstruit paradoxalement les règles romanesques. À travers cette étude, nous avons pu démontrer l’extraordinaire virtuosité oulipienne qui pousse notre auteur à explorer les contraintes formelles, stylistiques et thématiques de multiples sousgenres. La catégorisation générique permet à tout créateur de composer de manière exponentielle toutes sortes de configurations possibles en jouant sur ces conventions et ces contraintes, comme le note A. Compagnon : conventions et contraintes sont à prendre ici dans un sens moins répressif que productif. La finalité de la rhétorique était, est de convaincre et de plaire ; son but est d’agir sur l’auditeur ou le récepteur. Les formes conventionnelles du discours ont deux fonctions : 1. 488 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Gallimard, Paris, 1990, p. 47. 378 créer une attente ; 2. garantir une reconnaissance. Modèles d’attente et de reconnaissance : ainsi peut-on décrire un genre 489. I. Calvino nous offre donc une surprenante mosaïque romanesque qui met en scène les contraintes textuelles du roman policier à travers ses divers avatars (le roman à suspense, le roman d’espionnage, le roman noir, le thriller), de la fiction fantastique, de la fiction intime, de la fiction érotico-japonaise, de la fiction sud-américaine et enfin de la fiction apocalyptique. Or, pour chacune de ces amorces romanesques, qui visent à montrer la potentialité des récits, l’auteur semble se délecter de cette reprise de la codification qui permet de « créer l’attente » et de « garantir une reconnaissance », pour mieux la désarticuler, la déstructurer au profit d’une stratégie du glissement générique, du brouillage, qui peut s’avérer déconcertante ou stimulante pour le lecteur, à la fois happé par ces signaux de reconnaissance (génériques ou intertextuels) distillés dans le texte et interpellé par ses ouvertures profondément hybrides qui exhibent une dualité constante, comme nous avons pu le voir avec le jeu des étiquettes potentielles. Le lecteur se remémore ainsi les données textuelles, mobilise les scripts situationnels, identifie les scénarios stéréotypés relevant du sous-genre traité et active les conventions génériques qu’il rencontre dans le processus interprétatif, tout en étant soumis aux problèmes de co-présences paradoxales puisqu’il se trouve confronté, au sein d’une même unité fictionnelle (l’incipit), à des éléments hétérogènes qui provoquent un effet de brouillage, de flou générique. Il ne cesse d’être sollicité étant donné que le protocole lectoral semble même être réglé par la « contrainte d’inspiration » qui évacue le concept contre lequel s’est toujours élevé l’Oulipo, en instaurant à sa place, une liste programmée de sources attestées, de modèles identifiés (E. A. Poe, J.-L. Borges, 489 Citation extraite du cours de licence de M. A. Compagnon, intitulé : « Théorie de la littérature : la notion de genre », (deuxième leçon : Normes, XXX ou structure ?), Université Paris IV- Sorbonne, 24 février 2001. Ce cours est consultable en ligne sur le site Fabula : [ http://www.fabula.org/compagnon/genre.php ]. 379 P. Klossowski, N. Gogol…) comme en témoignent à la fois le lecteur et les propos de l’auteur. En effet, I. Calvino, en plus de ses expérimentations romanesques, a produit de nombreux essais théoriques que nous avons souhaité en partie reproduire dans cette analyse. Il nous semblait pertinent de montrer l’interaction possible entre sa production littéraire et ses écrits réflexifs, sorte de métadiscours auctorial qui donne au lecteur un « mode d’emploi » lectoral. Cet hyper-roman induit également toutes une combinatoire des frontières littéraires puisqu’I. Calvino incorpore dans chaque incipit, une problématique sous-jacente de nature plus théorique qui lui permet de s’interroger sur la littérature. En fait, comme nous l’avons montré, l’enchâssement des ouvertures réglemente aussi une réflexion sur la frontière entre la littérature et toutes sortes de concepts : littérature et philosophie, littérature et mythe, littérature et érotisme, littérature et utopie, littérature et fantastique…On peut donc légitimement se demander si le cahier des charges de Si par une nuit d’hiver un voyageur ne contiendrait pas aussi une liste de notions qui sous-tendent chaque incipit et qui aurait comme objectif d’explorer les frontières entre ces diverses composantes ? Quoi qu’il en soit, Si par une nuit d’hiver un voyageur demeure bien comme une parfaite réalisation romanesque oulipienne conçue à partir d’un art des contraintes. Concernant la stratégie des contraintes génériques dans La Belle Hortense, on a pu remarquer que l’auteur exploite des conventions romanesques, tout comme I. Calvino, mais par le biais d’une sémiologie de l’intrigue qui tend à transformer le modèle policier au moyen d’une poétique imitative et transgressive. En effet, J. Roubaud a su explorer la structure duelle, piégée, du roman à énigme en réactivant tout le jeu des topoï propres à ce sous-genre, par un traitement « contraint » et ironique des éléments diégétiques stéréotypés (chronotope, personnages, motifs thématiques…), qui rend cette tension entre imitation et création détectable. On a également pu noter que le renouvellement romanesque et le dépassement du modèle s’actualisent par le concept oulipien d’hybridation : 380 l’auteur enfreint une règle essentielle du roman policier en insérant une fiction amoureuse qui contamine l’énigme et instaure une hétérogénéité générique. Le traitement roubaldien des normes romanesques exploite ainsi la généricité, à la fois comme un modèle issu de la tradition propre à l’expérimentation ludique, et comme un « modèle de lecture qui oriente la stratégie interprétative et les modes de réception du lecteur 490 ». La sémiologie roubaldienne de l’intrigue sollicite ainsi le lecteur en intégrant dans le tissu romanesque la contrainte allusionnelle qui nécessite un lecteur actif capable de décoder de multiples références que nous avons essayé de déterminer (références identifiables, implicites, hors-texte…). Enfin, nous avons souhaité achever l’étude des contraintes génériques par la poétique oulipienne de la liste qui tend à renouveler le domaine des contraintes sémantiques grâce à une stratégie ludique de l’accumulation lexicale. Chez I. Calvino, comme chez J. Roubaud, le genre devient un répertoire et un horizon d’attente particulièrement créatif puisque selon A. Compagnon : « Le genre, comme code littéraire, ensemble de normes, de règles du jeu, informe le lecteur sur la façon dont il devra aborder le texte, et il en assure ainsi la compréhension 491. » Le roman oulipien se construit toujours à travers cette tension, ce principe d’hybridité articulant tradition et innovation. III L’hyper-roman oulipien comme fabula teoria La problématique de la réception des œuvres oulipiennes nous amène donc à envisager dans cette ultime partie de l’approche sémiotique, l’hyper-roman calvinien et roubaldien comme une fabula teoria. Faut-il percevoir le roman oulipien comme un objet métanarratif, comme une machinerie métaréflexive ? Un jeu sur les formes romanesques qui dispense au lecteur une certaine vision 490 DION (R.), FORTIER (F.), HAGHEBAERT (E.), Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, Les Cahiers du CRELIQ, Québec, n° 27, 2001, p. 15. 491 COMPAGNON (A.), Le Démon de la théorie, Seuil, Paris, 1998, p. 186. 381 oulipienne de la littérature par le biais d’une fiction théorique qui exhibe les rouages, les contraintes du texte ? Peut-on aller jusqu’à évoquer la création de la contrainte de la fabula teoria inscrite dans l’échafaudage de nos romans à partir de ce postulat oulipien : « Un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte 492 ? » L’enjeu de cette réflexion sera donc de s’interroger sur les processus spéculaires oulipiens, sur cette stratégie de l’autotélisme qui ne correspond pas à une volonté de s’inscrire dans le postmodernisme, mais qui semble relever d’un dispositif réflexif plus large hérité d’« une esthétique médiévale qui détestait l’originalité 493 » et qui instaure une lecture plurielle. Il s’agira pour nous de démontrer ici comment la fabula teoria oulipienne articule sa réception autour de la programmation de concepts théoriques intégrés au texte romanesque, sorte de contrainte métatextuelle 494 qui permet aux membres de l’ouvroir de disperser dans la fiction un véritable catalogue de l’art romanesque qui met en scène la conceptualisation littéraire et ses multiples créations (la mise en abyme, l’écrivain, les modes de lectures, la censure, l’illusion référentielle, la réécriture). Face à l’exhaustivité du discours théorique fictionnalisé dans les deux romans analysés, cette étude portera sur une tentative de synthétisation qui nous amènera à saisir trois pôles spécifiques, identifiables à la fois dans Si par une nuit d’hiver un voyageur et dans La Belle Hortense sous la forme d’une fabula teoria auctoriale, lectorale et textuelle. A) L’univers auctorial 1) Les postures de l’auteur 492 Oulipo, ALP, p. 89. 493 ROUBAUD (J.), « Vers une théorie de la lecture du texte oulipien. Fragments d’un débat », Colloque de Salzbourg, « Oulipo-POETIQUES », 22-25 avril 1997, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p. 200. 494 Notion développée par B. Magné, selon laquelle le métatextuel peut être « défini comme l’ensemble des dispositifs par lesquels un texte désigne soit par dénotation, soit par connotation les mécanismes qui le produisent », Perecollages, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1989, p. 33. 382 L’univers auctorial développé par la fiction tant calvinienne que roubaldienne se décline autour des postures de l’écrivain en tant qu’instance créatrice qui se positionne dans le champ littéraire dans une énonciation spécifique. Chez J. Roubaud, la notion d’auteur apparaît bien comme une notion pluridimensionnelle, comme nous avons pu le constater à travers le jeu des possibles narratifs qui orchestrent la figuration polyphonique de l’auteur-narrateur et qui orientent le créateur vers le « facteur » oulipien. Selon lui : S’il y a auteur oulipien, il est nécessairement, d’après tout ce qui précède, un fabriquant, un artisan, un faber, un fabbro, un « facteur » selon la terminologie des Grands Rhétoriqueurs. La comparaison avec la Grande Rhétorique nous indique aussitôt une des tâches primordiales de l’auteur oulipien : ne pas écrire seulement des textes et des œuvres « sous contrainte » ; faire de ces textes, de ces « œuvres », un chef-d’œuvre fabriqué où ils prennent place, en une architecture de contraintes oulipiennes elles-mêmes oulipiennement agencées 495. L’identité fragmentée du romancier à la fois instance de création (l’auteur J. Roubaud cité dans le texte) et instance de présentation (le narrateur, M. Mornacier, double anagrammatique du romancier, personnage de la fiction) devient une construction hybride, bi-vocale, où se mêlent deux niveaux à l’intérieur du seul niveau de l’énoncé du locuteur, niveaux qui tendent à discréditer la mythologie d’une toute-puissance créatrice dévouée à l’auteur. Par ce processus de parasitage à visée ironique il réexploite, à sa manière, les catégories élaborées par G. Genette et instaure une duplicité qui contrecarre l’illusion de réalisme fictionnel. Le procédé des digressions auctoriales déceptives (« Mais revenons à notre propos, sinon le narrateur va nous raconter sa vie 496 »), des parenthèses explicatives (« cysemus : sorte de velours poldève. Note de l’auteur 497 »), des interpellations musclées de l’auteur (« Le narrateur n’a en 495 ROUBAUD (J.), « L’auteur oulipien », L’Auteur et le manuscrit, sous la direction de M. Contat, PUF, Paris, 1991, p. 88. 496 BH, p. 20. 497 Ibid., p. 27. 383 aucun cas à se substituer à l’auteur 498 ») concourent bien à créer un discours métanarratif sur la fonction de l’auteur et apparaissent comme une métalepse, « une transgression délibérée du seuil d’enchâssement 499 » qui exhibe et dénonce le contrat fictionnel en faisant passer le narrateur dans le domaine des personnages. Les interruptions narratoriales participent aussi de cette stratégie autoréférentielle et semblent avoir pour but d’informer le lecteur à la fois sur des éléments de fiction et sur des éléments de fictionnalisation relatifs aux modalités du récit qui engendre le processus métanarratif et exhorte le lecteur à une coopération lectorale plurielle et active proche du déchiffrage. Ainsi, dans le chapitre 8 le narrateur-enquêteur expose ses hypothèses sur les raisons de la présence « mystérieuse » d’Hortense à la boulangerie Groichant – mystérieuse pour le lecteur, du moins. Si l’on regroupe les multiples interventions narratoriales, on voit se dessiner une certaine conception de l’auteur qui se décline sous divers critères identificatoires : un homme mûr (« Si nous avions été beaucoup plus vieux (comme l’auteur, par exemple) 500 » ayant une « formation standard du romancier », relative à l’étude « des détours de l’âme féminine 501 », spécialiste de la beauté stylistique (« des belles phrases 502 »), détenteur du sens caché des choses (« paroles sibyllines 503 ») se préoccupant du niveau de culture générale des lecteurs et bannissant la copie (« par-dessus le marché, copier pratiquement toute la scène dans un autre roman ! Si c’est ça que le narrateur imagine être la tâche du romancier, ça promet pour la littérature française ! 504 »). On retrouve ici la posture stéréotypée du romancier. Mais l’ultime masque sous lequel se dissimule la figure de l’auteur s’incarne dans la figure de l’intellectuel, qui met également à contribution le 498 499 500 501 502 503 504 Ibid., p. 59. GENETTE (G.), Métalepse, Seuil, Paris, 2004, p. 14. Ibid., p. 20. Ibid., p. 132. Ibid., p. 21. Ibid., p. 53. Ibid., p. 81. 384 processus interprétatif du lecteur. En effet, un des personnages de La Belle Hortense, P. Orsells, « le Maître 505 », auteur-philosophe, spécialiste de l’Onthéthique et professeur d’Hortense, constitue une autre facette de la mythologie auctoriale que J. Roubaud exploite avec malice et ironie, d’autant plus qu’il s’agit d’une sorte de portrait à clé renvoyant à un autre auteur contemporain : À cette époque, Philibert Orsells était sans aucun doute l’intellectuel le plus en vue de la Ville et, par conséquent, du pays (ceci ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’intellectuels ailleurs, mais ils ne pouvaient en aucun cas espérer être en vue s’il n’habitaient pas la Ville). Ses trente-cinq livres déjà publiés avaient tous eu des comptes-rendus dans les journaux et des tirages atteignant parfois cinq mille exemplaires ; il donnait son avis sur les principaux événements et les questions du jour, sous le titre, le plus souvent de : La Philosophie moderne et X ; La Philosophie moderne et le Pétrole, la Philosophie moderne et la Révolution dans la machine-outil, etc. ; il appelait sans cesse nos compatriotes à ouvrir leurs yeux philosophiques et à en tirer, enfin, les conséquences du fait qu’il y avait : de nouveaux médias ; la BD ; la science-fiction ; le chômage ; la révolution sexuelle ; antisexuelle ou parasexuelle ; l’islam, le bouddhisme, etc., etc. Il le faisait toujours avec décision et les journaux reproduisaient ses paroles en bonne place en leur accordant environ un ou deux pour cent de l’importance qu’ils donnaient aux déclarations des coureurs cyclistes, des chanteurs ou des leaders du parti à la mode […]. Sa vie privée était simple et modeste. Quand il n’était pas en tournée de conférences aux USA, au Japon ou en Allemagne, il vivait avec son épouse et ses deux filles […]. Sa femme était une de ses anciennes étudiantes ; elle avait dix-huit ans de moins que lui, elle était calme, douce, blonde, pâle […] 506. En fait, on découvre aisément sous l’anagramme le nom Philippe Sollers, interprétation corroborée par cet extrait qui contient des références variées au personnage et dispersées dans le tissu romanesque : Dans ce texte, un des joyaux de la méthode orsellsienne, un préambule annonçait d’abord qu’il s’agissait d’une Révolution dans la Pensée (il était essentiel qu’un texte, pour être accepté par les journaux et les revues, commence par annoncer une Révolution dans la Pensée ; l’auteur devait également expliquer qu’il était un marginal, occulté par toutes les écoles de pensée, un dissident de l’intelligence, un homme sans appui qui avançait seul vers les vérités les plus vraies et les plus dérangeantes pour les habitudes de nos contemporains) […] comme un explorateur des abîmes intersidéraux de la morale, la Règle étant sa lunette astronomique, il avait (et la référence à Galilée s’imposait là, rappelant les avertissements du préambule) vu ce que personne n’avait jamais encore osé apercevoir […] 507. 505 Ibid., p. 213. 506 Ibid., p. 163-164. 507 Ibid., p. 211-212. 385 On peut noter ainsi, avec l’apparition du mot « joyaux », la référence bibliographique, étant donné que le nom d’état-civil de P. Sollers est celui de P. Joyaux, puis il est intéressant de repérer l’allusion faite aux œuvres de l’écrivain à travers la « Révolution de la Pensée » qui évoque la revue Tel Quel ou « la lunette astronomique » et « Galilée » qui renvoie le lecteur au préambule d’un de ses essais (Le Messager céleste, Galilée, Paris, Les Belles Lettres, 1992) intitulé « Le Message astronomique ». Cette parodie du discours philosophique sollersien provient de la contrainte allusionnelle à marquage biographique, qui n’est pas sans rappeler les luttes théoriques qui opposèrent J. Roubaud et P. Sollers et encore plus récemment ces deux hommes sur la problématique de la poésie (« Une couronne de lauriers pour P. Sollers 508 »). La figure de l’intellectuel incarnée par P. Orsells est dénoncée par J. Roubaud qui perçoit dans cette postulation avant-gardiste, la soumission à « la tentation de la fuite en avant révolutionnaire, révolutionnaire en politique 509 » et ses excès. L’univers auctorial de La Belle Hortense oscille donc entre des instances parcellisées (l’auteur-le narrateur-l’intellectuel) qui constituent autant de facettes théoriques contradictoires de l’instance créative. Chez I. Calvino, la figure de l’auteur atteint un degré de démultiplication rarement égalé grâce à tout un jeu polyonymique 510 qui renvoie à la problématique auctoriale à partir des différents noms de plume calviniens. Si l’on tente de cerner le procédé de fragmentation du « moi » cher à l’auteur oulipien, on remarque comme chez J. Roubaud que « pour acquérir une substance plus concrète, le “je” peut chercher à devenir personnage et même protagoniste de l’œuvre écrite 511 » grâce à un effet d’enchâssement qui s’apparente à la métalepse et qui va jusqu’à la mise en abyme. Le récit métadiégétique superpose ainsi une 508 ROUBAUD (J.), Poésie, etcetera : ménage, Stock, Paris, 1995, p. 178-180. 509 Ibid., p. 172. 510 Notion de « polyonymation » développée par G. Genette dans Seuils, Seuil, Paris, 1987, p. 48-53. 511 Calvino (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1990, p. 88. 386 multitude de postures auctoriales qui correspondent à différents modèles théoriques, parce que « la figure de l’auteur est devenue plurielle, et se déplace toujours en groupe […] 512 ». On retrouve ainsi dans le roman « le Père des Récits », un vieil indien analphabète et aveugle qui incarne « la source universelle de la matière narrative », sorte de source originelle de tous les textes : Le magma primordial d’où partent les manifestations individuelles de chacun de ceux qu’on nomme écrivains : selon d’autres, un voyant qui parvient, sous l’effet de champignons hallucinogènes, à se mettre en communication avec le monde intérieur des tempéraments visionnaires les plus forts et à en capter les ondes psychiques ; selon d’autres encore, il serait la réincarnation d’Homère, de l’auteur des Mille et Une Nuits, de celui du Popol Vuh, d’Alexandre Dumas aussi et de Joyce […] 513. Cette dissolution de toutes les individualités auctoriales dans ce personnage remet en cause la notion d’originalité et l’idée que l’œuvre littéraire appartient à son seul auteur au profit de la notion de réseau intertextuel. Cela pousse également I. Calvino dans une démarche transgressive à s’interroger sur la fonction même de l’auteur, comme le montre cet extrait : Comment faire pour mettre en déroute, non pas les auteurs, mais la fonction de l’auteur, l’idée que derrière chaque livre il y a quelqu’un qui garantit la vérité de ce monde de fantasmes et fiction, par le seul fait qu’il y a investi sa vérité propre et qu’il s’est lui-même identifié avec cette construction de mots 514 ? Cette entreprise de déstabilisation des instances romanesques s’effectue de manière encore plus précise dans le chapitre VIII qui constitue le journal d’un des personnages du roman, l’écrivain, Silas Flannery et distille d’autres postures qui tendent à fictionnaliser la théorie calvinienne. À propos de ce chapitre central, on peut évoquer l’image d’un véritable prisme réflexif orchestré par une magistrale mise en abyme qui provoque chez le lecteur un sentiment de vertige face à ce jeu de miroirs, à ce jeu infini des signifiants. En effet, I. Calvino inclut dans son roman le journal de cet auteur et met en place ainsi selon L. Dällenbach « un procédé de surcharge sémantique 512 SPN, p. 104. 513 Ibid., p. 127. 514 Ibid., p. 170. 387 permettant au récit de se prendre pour thème 515 » qui lui offre aussi la possibilité d’organiser sa contrainte de la fabula teoria. Ce chapitre contient donc les projets de récits de S. Flannery qui se construit autour de toute une série d’oppositions, d’une duplication complexe, cristallisée par la figure de « l’écrivain productif » et de « l’écrivain tourmenté ». On peut relever dans ce chapitre tout un réseau d’occurrences qui vise à mettre en lumière la nature bicéphale de l’autorité auctoriale, comme le montre ce tableau : « L’écrivain productif 516 » « L’écrivain tourmenté 517 » « Habile artisan » « se bat avec ses notes » « roman à succès » « livre riche de sens cachés » « méthodique sûreté » « sentiment d’écrasement » « précision et légèreté » « angoisse du vide » « si je me dis en revanche que je suis en train d’écrire une bibliothèque en entier, je me sens allégé d’un coup : quoi que je puisse écrire, je sais que cela sera intégré, contredit, balancé, amplifié, enseveli dans la centaine de volumes qu’il me reste à écrire. » « originalité » paralysante : « Si je me dis que je dois écrire un livre, je me demande alors comment ce livre doit être fait, comment il ne doit pas être fait : et ces questions me paralysent, m’empêchent d’aller de l’avant. » Tout comme ces « êtres de papier », S. Flannery éprouve ces sentiments antithétiques, ce paradoxe auctorial, tenté à la fois par la dissolution identitaire, la dépersonnalisation de l’auteur et le modèle de l’écrivain total comme le révèlent ces exemples : Comme j’écrirais bien si je n’étais pas là ! Si, entre la feuille blanche et le bouillonnement des mots ou des histoires qui prennent forme et s’évanouissent sans que personne les écrive, ne s’interposait l’incommode diaphragme qu’est ma personne ! Le style, le goût, la philosophie, la subjectivité, la formation culturelle, et le vécu, la psychologie, le talent, les trucs du métier : tous les éléments qui font que ce que j’écris est reconnaissable, me semble une cage qui restreint mes possibilités. Si je n’étais qu’une main, une main coupée qui saisit une plume et se met à écrire… mais qui ferait mouvoir cette main ? La foule anonyme ? L’esprit du temps ? L’inconscient collectif ? Je ne sais pas. Ce n’est pas pour être le porte-parole de quoi que ce soit de défini que je voudrais m’annuler moi-même 518. 515 516 517 518 DÄLLENBACH (L.), Le Récit spéculaire, Seuil, Paris, 1977, p. 111. SPN, p. 185-197. Id. Ibid., p. 183. 388 À bien y penser, cet écrivain total pourrait être une personne tout à fait modeste : ce qu’en Amérique on appelle un ghost-writer, un écrivain-fantôme, profession d’une utilité reconnue, mais sans prestige : le rédacteur anonyme qui donne forme de livre à ce que d’autres ont à raconter, qui ne savent pas ou n’ont pas le temps d’écrire : une main écrivante qui donne la parole à des existences trop occupées à exister. Peut-être ma véritable vocation est-elle celle-là, et je l’ai manquée. J’aurais pu multiplier mes moi, m’annexer le moi d’autrui, stimuler toutes sortes de moi opposés aussi bien entre eux qu’à moi-même 519. Cette volonté d’effacement prévaut pour I. Calvino et l’amène à travers cette quête théorique des limites de l’acte d’écrire à faire envisager à son personnage une ultime échappatoire typiquement oulipienne : « Peut-être qu’au lieu d’écrire un livre, je pourrais dresser des listes de mots par ordre alphabétique, une cascade de mots isolés où s’exprimerait la vérité que je ne connais pas encore, et à partir desquels l’ordinateur, en retournant son programme, obtiendrait un livre : mon livre 520. » Mais ce chapitre apparaît bien comme un type de mise en abyme particulièrement paradoxal dans la mesure où émerge de la mise en abyme initiale, celle qui organise la matière théorique, « un fragment censé inclure l’œuvre qu’il inclut 521 », étant donné que par deux fois, le narrateur évoque le schéma structurel de Si par une nuit d’hiver un voyageur qui se trouve dans l’œuvre, comme nous pouvons le constater à travers ces deux citations : Sur le mur, en face de ma table, est accroché un poster qu’on m’a offert. Le petit chien Snoopy est assis devant une machine à écrire et on lit dans la bulle : « C’était par une nuit sombre, orageuse… » Chaque fois que je m’assieds ici, je lis : C’était par une nuit sombre, orageuse… » et l’impersonnalité de cet incipit semble m’ouvrir le passage d’un monde à l’autre, le passage du temps et de l’espace, de l’ici et maintenant, au temps et à l’espace de la page écrite ; je suis saisi par l’exaltation d’un début auquel pourront succéder des développements multiples, inépuisables ; je me convaincs qu’il n’y a rien de mieux qu’une ouverture conventionnelle, qu’une entrée en matière dont on peut tout attendre − ou rien − ; mais je sais aussi bien que ce chien mythomane ne pourra jamais ajouter à ces sept premiers mots sept autres mots ou douze, sans briser l’enchantement. La facilité d’accès à un autre monde, quelle illusion : on se jette dans l’écriture parce qu’on devance le bonheur 519 Ibid., p. 193. 520 Ibid., p. 201-202. 521 DÄLLENBACH (L.), op. cit., p. 51. 389 de la lecture à venir, et puis sur la page blanche, c’est le vide qui s’ouvre. Depuis que j’ai ce poster sous les yeux, je n’arrive plus à terminer une page. Il faut que j’enlève au plus vite ce maudit Snoopy du mur, mais je ne m’y décide pas ; ce bonhomme de chien est devenu pour moi l’emblème de ma condition ; un avertissement, un défi. La fascination romanesque, telle qu’elle se donne à l’état pur, aux premières phrases du premier chapitre de tant de romans, ne tarde pas à se perdre avec la suite de la narration : promesse d’un temps de lecture qui s’ouvre devant nous et qui reste apte à recueillir toutes les possibilités de développements. Je voudrais pouvoir écrire un livre qui ne serait qu’un incipit, qui garderait pendant toute sa durée les potentialités du début, une attente encore sans objet 522 L’idée m’est venue d’écrire un roman tout entier fait de débuts de romans. Le protagoniste pourrait en être un lecteur qui se trouve sans cesse interrompu. Le lecteur achète le nouveau roman A de l’auteur Z. Mais l’exemplaire est défectueux, et ne contient que le début… 523. Par le biais de ce dispositif qui insère un récit (le journal de S. Flannery) dans le récit principal (Si par une nuit d’hiver un voyageur) et reproduisant les caractéristiques du récit primaire lui-même, I. Calvino intègre au tissu romanesque sa réflexion théorique sur la stratification des différents niveaux narratifs 524, et met en cause, dans un effet de miroir kaléidoscopique la posture auctoriale à la recherche du « livre unique 525 ». J. Roubaud et I. Calvino proposent donc au lecteur, grâce à de subtils procédés textuels qui intègrent la contrainte de la fabula teoria à la matière romanesque, une conception polyidentitaire de l’autorité auctoriale qui semble découler de cette « revendication du collectif »526 prônée par le groupe oulipien. 2) Le vertige des apocryphes Pour nos deux auteurs, la problématique auctoriale apparaît bien comme une figure mouvante se dissimulant sous une pluralité de masques qui tendent à récuser le stéréotype de l’auteur tout-puissant et de l’inspiration au profit de la figure de l’apocryphe. On constate que J. Roubaud, tout comme I. Calvino, se livrent, selon deux cheminements différents, à une apologie stratégique de 522 523 524 525 526 Ibid., p. 188-189. Ibid., p. 211. Calvino (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1990, p. 79-93. SPN, p. 194. BÉNABOU (M.), JOUET (J.), LE TELLIER (H.), ROUBAUD (J.), « Oulipo, création mobile, entretien avec J. Neefs », Genesis, n° 15, 2000, p. 122. 390 l’apokryphos qui met en scène le « caché », le « secret ». Comme nous avons pu le remarquer à propos de la contrainte oulipienne de la liste et des applications allusionnelles qui en découlent, le texte roubaldien est saturé par la présence fictionnelle d’une multitude d’auteurs (R. Queneau, Sextus Empirius, A. Dumas, Montaigne…) ainsi que par la démultiplication du narrateur-romancier (« Mornacier »). Ce jeu sur les multiples facettes de l’auteur qui croise la dichotomie du révélé et du caché à travers le processus de mise en abyme, dissimule également la figure de l’apocryphe, c’est-à-dire l’image du faussaire qui masque le texte authentique afin de se l’approprier. Cette posture désigne en fait, selon A. Brun, « tout texte non authentique, c’est-à-dire en pratique tout texte qui n’est pas le sien 527 ». J. Roubaud recourt ici à la pratique textuelle oulipienne et à sa conception de l’auteur comme copiste qu’il emprunte à la rhétorique antique et médiévale : « Tout poème que je copie, et apprends et répète, devient un poème composé pour moi, par moi. Tout poème que je compose est prêt à être copié. La copie fait partie de la copia, de l’art de la poésie, au sens où la Renaissance entendait ce mot, synonyme presque d’abondance, de richesse, de trésor 528. » Ainsi, le narrateur de La Belle Hortense s’attribue divers hypotextes en reprenant à son compte par exemple la comptine des Dix Petits nègres d’Agatha Christie 529, ou des fragments empruntés à R. Queneau 530. Cette pratique d’un régime fictionnel, qui s’instaure sur une erreur volontaire d’attribution doit être rapprochée de cette citation de R. Barthes, qui assimile l’écrivain à un copiste : Le texte est un tissu de citations issu des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles […] 531. 527 528 529 530 531 BRUN (A.), L’Auteur, Garnier-Flammarion, Paris, 2001, p. 209. ROUBAUD (J.), Poésie, etcetera : ménage, Seuil, Paris, 2000, p. 22. BH, « And then they were two […] and then they were one », p. 259. Magné (B.), Emprunts à Queneau (bis), Limoges, Sixtus, 1989, p. 15. Barthes (R.), « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, T. II, Seuil, Paris, p. 491-492. 391 La copie et le faux, inscrits au centre des deux romans, ont pour objectif de questionner l’acte d’écriture et de redéfinir l’invention littéraire. I. Calvino place d’ailleurs au cœur du texte, dans le chapitre-pivot du journal de S. Flannery, sa définition de l’apocryphe comme concept opératoire qui conditionne sa vision de la littérature : Apocryhe (du grec apokryphos : caché, secret) : 1) se disait à l’origine des « livres secrets » des sectes religieuses ; s’est dit ensuite des textes non reconnus comme canoniques par les religions qui ont établi un canon de leurs écritures révélées ; 2) se dit d’un texte faussement attribué à une époque ou à un auteur. Voilà ce qu’on trouve dans les dictionnaires. Peutêtre ma véritable vocation est-elle celle d’un auteur d’apocryphes, dans tous les sens du terme : parce qu’écrire, c’est toujours cacher quelque chose de façon qu’ensuite on le découvre ; parce que la vérité qui peut sortir de ma plume est comme un éclat arraché à une pierre par un choc violent et projeté loin ; parce qu’il n’y a pas de certitude hors de la falsification 532. Dans le roman, la poétique de l’apocryphe s’incarne à travers des éléments fictionnels forts comme les sectes, par exemple. En effet, le romancier S. Flannery se trouve confronté aux deux factions rivales (la « Wing of Light » et la « Wing of Shadow » 533) qui forment l’Organisation du Pouvoir Apocryphe et qui tentent de s’emparer de ses manuscrits afin de produire de « faux-Flannery produits en série » grâce à l’OEPHLW (« L’Organisation pour la Production Électronique d’œuvres Littéraires Homogénéisées »), symboles de la fiction et la représentation, qui articulent deux conceptions complémentaires oscillant entre mystification et véracité. Cette opposition ne renvoie pour l’auteur qu’à l’essence même de la littérature : « La littérature ne vaut que par son pouvoir de mystification, et ne trouve que dans la mystification sa vérité : un faux, en tant que mystification d’une mystification, est en somme une vérité à la puissance deux 534 ». De cette « diabolique escroquerie », I. Calvino textualise sa propre définition de l’auteur idéal : « À savoir, l’auteur qui se dissout dans le nuage de fiction qui, de son voile épais recouvre le monde. Et, du moment que l’artifice est pour lui la véritable substance du Tout, un auteur qui saurait construire un 532 SPN, p., 206. 533 SPN, p., 140. 392 système parfait d’artifices serait ainsi capable de s’identifier avec le Tout 535 ». Les vertiges de l’apocryphe nous amènent même comme ultime confusion et aboutissement, à la problématique du vide absolu qui se dissimule dans les titres des incipit constituant autant de variations sur un même thème (« Penché au bord de la côte escarpée », « Sans craindre le vertige et le vent », « Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres », « Autour d’une fosse vide »…). Cette problématique est également perceptible dans les propos du traducteur, ce « Cagliostro des falsificateurs » : « Il voulait montrer à la femme que, derrière la page écrite, il y a le néant, que le monde n’existe que comme artifice, fiction, malentendu, mensonge 536. » I. Calvino et J. Roubaud offrent donc au lecteur, grâce à une contrainte sémantique forte qui organise l’hyper-roman, une fabula teoria complexe et plurielle qui laisse entrevoir sous le voile vertigineux de la fiction, les conceptions oulipiennes relatives à la figure auctoriale et à la littérature. B) L’Univers lectoral Il convient à présent de s’interroger sur les dispositifs fictionnels qui mettent en scène l’univers lectoral à travers des lieux spécifiques, des modes et des postures théoriques de lecture. 1) La désacralisation des instances lectorales On peut noter dans les deux romans, un traitement particulier de trois lieux propres à la lecture : l’univers éditorial, l’univers universitaire et l’univers bibliophile. En effet, dès le commencement de Si par une nuit d’hiver un voyageur, la matérialité du livre est envisagée à partir de l’espace de la librairie (Chapitres I et 534 Ibid., p. 192. 535 Id. 536 Ibid., p. 256. 393 II) et cet espace donne lieu à une véritable exploration orchestrée par la contrainte oulipienne de la liste. Le lecteur à la recherche du dernier ouvrage d’I. Calvino, après en avoir eu connaissance par un organe de diffusion publicitaire (« un journal ») établit un premier contact visuel avec le lieu par le biais de la vitrine puis se jette sur « la trace » du livre sur des hectares d’œuvres. Durant plusieurs paragraphes 537, I. Calvino met en place une longue métaphore militaire qui assimile le parcours du lecteur à un parcours du combattant soumis à « l’infanterie des livres » qui n’est pas sans rappeler les tribulations guerrières d’un autre héros calvinien, Le Chevalier inexistant. Ainsi, face à cet univers hostile, le lecteur doit esquiver les « assauts », les « embuscades », « pratiquer des brèches entre les rangées des défenseurs » et pénétrer « d’un bond dans la citadelle des nouveautésdont-l’auteur-ou-le-sujet t’attire », afin de se procurer « la nouveauté » littéraire sélectionnée. Un amusant catalogue fournit au lecteur un essai de classification potentielle des livres qui se répartit en une vingtaine de catégories : livres trop chers, livres à emprunter, livres jamais trouvés, livres pour cet été, livres pour décorer un rayonnage, livres à relire… Mais, suite à une erreur de brochage nécessitant réclamation, cet univers devient un lieu propice à la rencontre (chapitre II) puisque la librairie devient le théâtre du coup de foudre du lecteur pour la lectrice : La demoiselle, il te l’a montrée : la demoiselle. Elle est là, entre deux rayons de la librairie, elle cherche dans les Penguin Modern Classics, elle fait courir un doigt léger et résolu sur le dos des livres aubergine pâle. De grands yeux rapides, une carnation chaude et de bon pigment, un flot de cheveux riche, vaporeux. Voici donc : la Lectrice fait son heureuse entrée dans ton champ visuel, Lecteur, ou plutôt dans le champ de ton attention, ou plutôt c’est toi qui es entré dans un champ magnétique dont tu ne peux fuir l’attraction 538. On passe ainsi d’un lieu relativement hostile et austère à un véritable espace de vie, d’échange et de rencontre, soumis cependant au circuit éditorial. À travers cette double description, on peut voir émerger un même espace qui se définit selon des pratiques socio-culturelles différentes, c’est-à-dire une spatialité 537 Ibid., p. 9-10. 394 combinant d’une part une approche distante qui correspond à la posture d’un lecteur non initié, profane, et d’autre part une approche intégrée, qui correspond, quant à elle, à la posture d’un lecteur ayant l’habitude de l’univers sacralisé de la culture légitime. I. Calvino propose donc ici une double perception de ce lieu institutionnel en fonction des scénarios symbolico-culturels propres au lectorat. Il explore également, tout comme J. Roubaud, le champ de production culturelle, en mettant en scène l’espace de la maison d’édition. Dans son roman (chapitre V), cet espace apparaît comme un véritable labyrinthe empreint des lourdeurs institutionnelles comme le montre cet extrait : Quand tu es entré dans la maison d’édition et que tu as exposé aux huissiers la question des volumes mal brochés que tu voulais échanger, ils t’ont d’abord dit de t’adresser au Service Commercial ; lorsque tu ajoutais que tu ne voulais pas seulement échanger, mais aussi qu’on t’explique ce qui s’était passé, on t’a adressé au Service Technique ou de Fabrication ; et quand tu as précisé que ton objectif principal était de continuer les romans interrrompus, ils ont conclu : – Alors, il vaut mieux que vous alliez voir le Dottore Cavedagna. Veuillez entrer dans l’antichambre, il y a déjà des gens, attendez votre tour 539. Le Lecteur se perd dans cet univers oppressant des manuscrits retrouvés. Il doit patienter pour rencontrer le « Dottore Cavedagna » qui incarne la figure de l’éditeur débordé et sans cesse dérangé par « quelqu’un qui vient lui apporter le plan de publication des cinq prochaines années pour qu’il le renvoie, un index où tous les numéros de pages doivent être changés, une édition de Dostoïevski à recomposer de fond en comble parce que chaque fois qu’on a imprimé Maria il faut maintenant écrire Mar’ja, et chaque fois qu’on a écrit Piotr, c’est désormais Pëtr qui est correct. Il écoute tout le monde avec attention, toujours ennuyé cependant d’avoir coupé au milieu de la conversation qu’il avait avec un autre requérant ; dès qu’il le peut, il essaie de calmer les plus impatients, en les assurant qu’il ne les a pas oubliés, qu’il pense toujours à leur affaire 540 ». Peut-être faut-il percevoir dans ce personnage, à travers cette contrainte oulipienne du cryptage 538 Ibid., p. 32-33. 539 Ibid., p.103. 395 autobiographique un double de l’écrivain, étant donné qu’I. Calvino, consultant éditorial chez Einaudi, a durant plus de trente ans côtoyé les auteurs, les traducteurs et les critiques, comme en témoigne Le Livre des autres 541. Mais cet univers peut devenir dangereux précise le texte : « Les couloirs de la maison d’édition sont pleins de pièges : il y rôde des collectifs théâtraux d’hôpitaux psychiatriques, des groupes qui s’adonnent à la psychanalyse de groupe, des commandos de féministes. Cavedagna risque à chaque pas d’être assiégé, capturé, happé 542. » Le romancier se plaît à décrire sous une modalité ironique les acteurs du champ et à égratigner au passage la figure de l’auteur : Ceux qui gravitent autour des maisons d’édition ne sont plus seulement des aspirants poètes ou romanciers, des candidates poétesses ou romancières ; c’est le moment (dans l’histoire de la culture occidentale) où ceux qui cherchent à se réaliser sur du papier ne sont plus des individus isolés mais des collectivités : séminaires d’étude, groupes de recherche, équipes, comme si le travail intellectuel était trop désolant pour pouvoir être affronté dans la solitude. La figure de l’auteur est devenue plurielle et se déplace toujours en groupe parce que – en plus – personne ne peut représenter personne : quatre ex-détenus dont un évadé, trois ex-hospitalisés avec leur infirmier et le manuscrit de ce dernier. Ou bien ce sont des couples ; pas nécessairement, mais souvent le mari et la femme, comme si la vie à deux n’avait pas de soutien plus puissant que la production de manuscrits 543. J. Roubaud met en scène de façon ironique, dans son roman, l’univers éditorial sous son aspect purement économique, mercantile, comme le montre cette longue parenthèse qui s’avère être une critique des différents acteurs du milieu : directeur commercial, éditeur, comité de lecture, critiques : (Notre directeur commercial, je veux dire le directeur commercial de notre éditeur, qui a fait ses études dans une business school américaine et a été particulièrement formé au management de l’hôtellerie, ce qui le qualifie tout spécialement pour s’occuper d’un livre, a fait remarquer au comité de lecture, qui m’a transmis son observation que, de même que les grands hôtels new-yorkais, ceux qui font de bonnes affaires, n’ont pas de treizième étage afin de ne pas effrayer les 63,12% de la clientèle qui sont superstitieux, il serait bon de suggérer à l’auteur d’éviter un treizième chapitre (les lecteurs de roman qui ne sont que 46,29%, certes, des clients de l’hôtellerie, mais pour 79,11% néanmoins superstitieux) et de 540 Ibid., p. 103-104. 541 CALVINO (I.), I libri degli altri, Lettere 1947-1981, Einaudi, Torino, 1991. Livre inédit en français qui contient une partie de sa correspondance avec de grands écrivains de la littérature italienne (E. Vittorini, C. Cassola, A.-M. Ortese, N. Ginzburg, L. Sciascia, E. Morante, P.-P. Pasolini, A. Moravia, A. De Carlo…) 542 SPN, p.104. 543 Id. 396 passer donc directement du chapitre 12 au chapitre 14. Mais nous avons été intraitable : étant donné la suite du roman, que nous sommes seul à connaître (le directeur commercial ni le comité de lecture n’étant supposés, pas plus que les critiques, lire aussi loin), avant les nombreux lecteurs, il est important que l’élément crucial qui y est rapporté soit précisément l’objet d’un chapitre 13, et nous sommes parfaitement au courant de toutes les implications anankéistes et existentielles qui s’attachent à ce chiffre (qui est, entre parenthèse ceci dit, un nombre premier, mais pas un nombre de Queneau) 544. L’auteur va même jusqu’à textualiser cette figure éditoriale puisqu’on voit apparaître dans le roman les propos de l’éditeur qui se manifestent typologiquement sous la forme de notes en italiques et de parenthèses. Ces interventions de l’« Éditeur » à l’intérieur du livre visent à rappeler à l’auteur son faible degré d’autonomie et la toute-puissance inhérente à la fonction éditoriale dans ce « champ du pouvoir ». J. Roubaud se moque ici du « capital économique des producteurs culturels » : (excusez-nous et veuillez ne pas tenir compte de la phrase précédente et s’est introduite par erreur, en provenance d’une description de rue hivernale qui n’a rien à faire dans ce romanci. Note de l’Éditeur. Après une étude financière poussée, il s’est avéré plus rentable d’insérer ici cette note que de supprimer la phrase qui avait échappé à nos correcteurs) 545. (toutes les relations entre l’Auteur et nous au moment de la composition de ce chapitre étaient interrompues à la suite de notre refus de lui accorder une avance sur la vente de trente mille exemplaires qu’il réclamait. Nous ne savons pas si cette parenthèse est une exhortation de l’auteur à lui-même, introduite par distraction dans le tapuscrit, ou si elle fait vraiment partie du texte ; dans le doute, nous l’avons maintenue telle quelle, non sans hésitation. Note de l’Éditeur) 546. On peut s’interroger sur ce jeu roubaldien de la caricature du milieu. Ne faut-il pas décoder un autre jeu qui s’élaborerait autour de la conceptualisation du champ émise par P. Bourdieu 547 et qui apparaît bien pour Y. Reuter comme « un système de positions et d’agents, organisé par des relations de solidarité et des rapports de force autour de la production des biens spécifiques et régis par des intérêts et des enjeux qui lui sont propres 548 » ? 544 545 546 547 BH, p. 123-124. Ibid., p. 88-89. Ibid., p.112. BOURDIEU (P.), « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 98, sept. 1991, p. 12-35. 548 REUTER (Y.), « Définir les liens littéraires », Pratiques, n° 67, sept. 1990, p. 6. 397 I. Calvino et J. Roubaud s’attaquent également à un autre bastion institutionnel : le monde universitaire. Ainsi, dans La Belle Hortense, le lecteur apprend que l’héroïne est « une étudiante en philosophie 549 » travaillant « à son mémoire, sous la direction éminente du philosophe Orsells 550 ». Mais l’intérêt intellectuel d’Hortense pour cette discipline semble lui occasionner pourtant quelques difficultés pratiques, comme le laisse à penser cet extrait : Elle tentait, avec une persistance louable devant des réticences évidentes, de faire partager aux esprits qui habitaient les enveloppes corporelles se retrouvant dans son lit ou dans le lit desquelles (selon le cas) elle arrivait elle-même, les préoccupations de nature intellectuelle et essentiellement philosophiques qui étaient les siennes. Après de nombreuses expériences malheureuses, elle avait été obligée de se rendre à l’évidence : ils s’endormaient, et ensuite ils fuyaient 551. L’auteur insinue dès lors que sa formation universitaire serait un obstacle à sa vie amoureuse. On note également que le parcours universitaire de la jeune fille s’avère être à connotation dysphorique, car celui-ci est associé à une métaphore guerrière : C’était l’année de son mémoire de maîtrise, et elle avait un rendez-vous proche et décisif avec son Maître, le professeur Orsells, auquel elle comptait présenter l’esquisse d’un premier plan et poser quelques questions intelligentes et essentielles […]. Elle se sentait un peu comme un combattant qui vérifie son équipement avant de monter à l’assaut, comme un demi d’ouverture qui se prépare à entrer sur le terrain lors d’un match décisif du Tournoi des Cinq Nations, comme… (à compléter selon vos préférence et le pointillé) 552. Hortense doit mettre en place toute une stratégie offensive pour ce rendez-vous avec son « Pair ». De la même manière, elle doit affronter dans le chapitre suivant la spatialité angoissante et défensive de son lieu de travail : la bibliothèque et ses « pièges ». On constate que la figure du professeur n’échappe pas non plus à l’œil acerbe de J. Roubaud qui dresse un portrait d’Orsells particulièrement ironique au chapitre 17. En effet, Philibert Orsells, incarne la figure de « l’intellectuel » mégalomane, pédant et mondain sachant jouer de sa notoriété « auprès de la 549 550 551 552 BH, p. 79. Ibid., p. 81. Ibid., p. 82. Ibid., p. 87-88. 398 jeunesse intellectuelle et étudiante » et à la « vie privée […] simple et modeste ». J. Roubaud va jusqu’à mettre en scène les relations professeur-étudiante de façon particulièrement ludique lorsque Hortense tente d’obtenir un délai pour la présentation de son plan : - Eh bien, dit Orsells, qu’est-ce qu’il y a ? Où en êtes-vous ? Hortense était bien décidée à ne pas répondre sincèrement à cette question. Elle choisit une voie moyenne décrivant les symptômes, réels, de sa fatigue, sans s’étendre sur leur cause qu’elle laissa dans l’obscurité, insinuant seulement qu’elle avait quelque chose à voir avec son travail dans la boulangerie Groichant. Elle termina par une demande de conseil, ce qui lui parut la meilleure manière de se sortir d’affaire. Orsells était un incorrigible donneur de conseils. Elle ne fut pas déçue. Non qu’elle attendît réellement un conseil dans une situation où elle n’estimait pas en avoir besoin, et qu’elle n’avait d’ailleurs décrite que très partiellement (comment expliquer à son directeur de thèse que votre retard vient essentiellement d’un excès fornicatoire) ; en second lieu, parce que les conseils prodigués par Orsells […] étaient d’une telle généralité et abstraction dans leur sévérité qu’elle ne risquait rien, mais en le plaçant ainsi sur ses rails favoris, elle pouvait espérer obtenir facilement le délai voulu 553.. Peut-être peut-on percevoir ici un clin d’œil de l’auteur grâce à la contrainte de cryptage autobiographique, à son propre statut de directeur de thèse en mathématiques ? Le lecteur d’I. Calvino à la recherche du vrai roman est naturellement introduit dans le monde universitaire (chapitres III-IV) sur les conseils de la lectrice et il dépeint un univers labyrinthique fortement dysphorique qui s’apparente à une « caverne cauchemardesque » : Tu arrives ponctuellement à l’université, tu te fraies un chemin entre des garçons et des filles assis sur les marches, tu jettes un regard troublé sur ces murs austères que les mains des étudiants ont couverts d’inscriptions péremptoires en lettres majuscules et de graffiti minutieux, comme les habitants des cavernes éprouvaient le besoin de faire sur les froides parois de leurs grottes pour en maîtriser l’angoissante étrangeté minérale, les rendre familières, les ramener dans leur propre espace intérieur, les annexer à la densité du vécu. Lecteur, je te connais trop peu pour savoir si tu te meus avec une indifférence tranquille à l’intérieur d’une université, ou si d’anciens traumas, à moins que ce ne soient des choix délibérés, font qu’un univers d’enseignés et d’enseignants constitue pour ton esprit sensible et sensé un cauchemar. Du reste, personne ne connaît l’Institut que tu cherches, on te renvoie du sous-sol au quatrième étage, tu te trompes sans arrêt de porte, tu la refermes en t’excusant, tu as l’impression de t’être perdu dans le livre aux pages blanches et de ne plus pouvoir en sortir 554. 553 Ibid., p. 165-166. 554 SPN, p. 52-53. 399 Le lecteur fait ainsi la rencontre du professeur Uzzi-Tuzii, spécialiste de Cimmérien qui tente de lui apporter des informations sur l’œuvre recherchée et de lui traduire un extrait en adoptant la posture préconisée par sa fonction : Partagé entre la nécessité d’intervenir, de faire appel à ses lumières interprétatives pour aider le texte à développer la pluralité de ses significations, et la conscience que toute interprétation exerce sur le texte une violence arbitraire, le professeur ne trouvait rien de mieux, lorsqu’il rencontrait des passages particulièrement embrouillés, pour te faciliter la compréhension, que de se mettre à te lire le texte dans la langue originale 555. Durant ce séminaire de recherche improvisé se déroule une discussion théorique entre le professeur Uzzi-Tuzii, défendant l’origine cimmérienne de l’œuvre en question, et le professeur Galligani, défendant son origine cimbraïque : – Désolé de contredire un illustre collègue, mais l’authenticité de ce texte a été définitivement prouvée par la découverte des manuscrits, que les Cimmériens avaient cachés. – Je m’étonne, Galligani (gémissement d’Uzzi-Tuzii), que tu prêtes l’autorité de ta chaire de langues et de littérature hérulo-altaïques à une grossière mystification ! Liée, qui plus est, à des revendications territoriales qui n’ont avec la littérature rien à voir ! – Je t’en prie, Uzzi-Tuzii (réplique de Galligani), ne rabaisse pas la polémique. Tu sais parfaitement que le nationalisme cimbre est fort éloigné de mes préoccupations comme, j’espère, le chauvinisme cimmérien des tiennes. Lorsque je confronte l’esprit des deux littératures, la question que je me pose est : laquelle va le plus loin dans la négation des valeurs 556 ? Cette joute oratoire polémique permet ainsi à l’auteur de proposer une vision particulièrement ironique des codes universitaires et de l’illusoire pouvoir intellectuel. Mais, outre les démarches, I. Calvino stigmatise également les méthodes de la recherche universitaire en fictionnalisant une parodie de séminaire scientifique qui égratigne au passage de nombreuses postures critiques, comme le montre cet extrait : Vous avez hâte, Ludmilla et toi, de voir renaître de ses cendres le livre perdu ; mais vous devez attendre que les garçons et les filles du collectif se soient distribué les tâches : au fil de la lecture, quelqu’un sera chargé d’y souligner les reflets des modes de production, un autre les processus de réification, d’autres la sublimation du refoulé, les codes sémantiques 555 Ibid., p. 76. 556 Ibid., p. 81. 400 du sexe, les métalangages du corps, la transgression des rôles dans les sphères du politique et du privé 557. On peut aisément identifier dans cette liste proposée qui passe en revue l’histoire de la critique, certains courants qui sont abordés par l’auteur de façon plus ou moins codée, comme la sociocritique (le texte « reflet des modes de production »), le territoire universitaire de Lotaria, la lectrice analytique et sœur de Ludmilla, adepte de la critique psychanalytique (« sublimation du refoulé ») ou la critique linguistique (« les codes sémantiques »). Quoi qu’il en soit, on peut dire que nos deux auteurs oulipiens proposent une vision du monde universitaire aussi critique et divertissante que celle consacrée aux instances éditoriales. Enfin nous allons clôturer cette étude de l’univers lectoral par l’analyse du motif de la bibliothèque, ultime spatialité désacralisée. Il n’est guère étonnant de trouver ce lieu dans les deux romans, étant donné que la conception oulipienne de la littérature véhicule l’image même du réseau encyclopédique, de l’enchevêtrement scriptural intertextuel transcendé par la métaphore de la bibliothèque. Cette citation issue de La Machine Littérature l’explicite clairement : La notion de bibliothèque ne fait pas partie de la terminologie de Frye, mais on pourrait l’y inclure. La bibliothèque n’est pas seulement faite d’œuvres singulières, mais de bibliothèques, de systèmes dans lesquels les diverses époques et traditions organisent les textes « canoniques » et « apocryphes ». A l’intérieur de ces systèmes, chaque œuvre est différente de ce qu’elle serait si elle était isolée ou insérée dans une autre bibliothèque. Une bibliothèque peut posséder un catalogue clos ou bien tendre à devenir la bibliothèque universelle ; mais toujours en se développant autour d’un noyau de livres « canoniques ». Et ce qui différencie deux bibliothèques, c’est davantage leur centre de gravité que leur catalogue. La bibliothèque idéale vers laquelle je tends, pour ma part, est celle qui gravite vers le « dehors », vers les livres « apocryphes », au sens étymologique du mot, c’est-à-dire les livres « cachés ». La littérature est la recherche du livre caché au loin, qui modifiera la valeur des livres connus ; elle est tension vers le nouveau texte apocryphe à découvrir, ou à inventer 558. On retrouve fortement cette image dans l’excipit de Si par une nuit d’hiver un voyageur où s’achève le voyage du lecteur : « Lecteur, il est temps que cette navigation agitée trouve enfin un point où aborder. Est-il un port mieux fait pour 557 Ibid., p. 82-83. 558 CALVINO (I.), La Machine Littérature, Seuil, Paris, 1991, p. 46-47. 401 t’accueillir qu’une grande bibliothèque 559 ? ». Dans le chapitre XI, le lecteur se rend donc à la bibliothèque et cherche en vain à se procurer une liste de titres. I. Calvino met en exergue de façon jubilatoire les dysfonctionnements récurrents du lieu, qui finissent toujours par décourager le plus pugnace des lecteurs : Tu remplis une première fiche et la remets ; on te signale qu’il doit y avoir une erreur de numérotation dans le catalogue, car on ne trouve pas le livre ; au reste, on fera des recherches. Tu en demandes aussitôt un autre : on te répond qu’il est en lecture, mais on ne peut pas retrouver qui l’a demandé ni quand. Le troisième que tu demandes est à la reliure ; il en reviendra dans un mois. Le quatrième est conservé dans une aile de la bibliothèque présentement fermée pour travaux. Tu continues à remplir des fiches ; pour une raison ou pour une autre, aucun des livres que tu demandes ne peut être mis à ta dipsosition 560. Le chapitre 10 de La Belle Hortense, consacré à la bibliothèque, fait étrangement écho à l’extrait qui vient d’être cité ; tout comme le pratiquait G. Perec, il est probable que J. Roubaud se soit amusé, en guise d’hommage oulipien, à inclure dans cette partie certains éléments de la fiction calvinienne, grâce au procédé du « plagiat par anticipation », comme le montre ce tableau : I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, chapitre XI J. Roubaud, La Belle Hortense, chapitre 10 « Erreur de numérotation » « cote à revoir » « en lecture » « manque en place » « à la reliure » « à la reliure » « aile de la bibliothèque fermée » « fermer brusquement pour une durée indéterminée et sans préavis, un magasin entier » Mais chez J. Roubaud, la critique institutionnelle est construite à partir d’un véritable processus d’allégorisation de la bibliothèque, puisque le lieu se transmue en une entité vivante qui oblige Hortense à entamer une quête bibliographique parodiant la geste médiévale, et le lecteur à suivre cette Graal fiction 561. Ainsi, l’héroïne est amenée à parer toutes les stratégies défensives de la bibliothèque et 559 SPN, p. 271. 560 Id. 561 ROUBAUD (J.), Graal fiction, Gallimard, Paris, 1978. 402 ses pièges (« l’erreur », « la dissuasion », « l’alerte à l’incendie », « le retard de l’horloge » actionnant l’ouverture des portes…), comme le montre l’extrait suivant : Il s’agissait pour elle d’atteindre le moment béni de l’après-midi où une cloche (tocsin pour les lecteurs, mais carillon de liesse pour elle) annonçait la fin des communications d’ouvrages pour la journée, en ayant livré le moins possible de livres à la convoitise des barbares. C’est pourquoi, dès qu’il avait réussi à pénétrer dans la forteresse, le lecteur devait agir avec la plus grande célérité et prestesse, et c’était la raison de la bousculade effrénée dans les escaliers conduisant à la salle des catalogues à laquelle Hortense prit part ce matin-là en excellente position 562. Cette critique féroce souligne les lourdeurs et les dysfonctionnements de cet espace de classification, de ce temple de conservation du savoir, de cet « empire bibliothécaire » qui plonge les étudiants étrangers dans la dépression (« Hortense 563 ») et qui nécessite « une très longue habitude, ou l’héritage 564 » pour s’y retrouver. On peut aisément deviner à travers ce long chapitre, la cible précise (BNF) qui fut longuement fréquentée par J. Roubaud comme il l’explique dans Le Grand incendie de Londres : Il y a trente-trois ans, donc, je m’initiai aux procédures fort complexes qu’il fallait maîtriser pour être en mesure d’espérer raisonnablement parvenir à lire les livres que on désirait. Au cours des années, le nombre des lecteurs augmentant, les crédits de fonctionnement de la bibliothèque diminuant de façon, vraisemblablement, à ce que le produit des deux reste constant, j’assistai, comme tout le monde à une dégradation continue de la qualité de vie du lecteur de la BN. Il y eut, voici dix ans, un moment paroxystique que je ne résistai pas au plaisir (exorcisant l’exaspération) de décrire au sein d’une narration composée en ce que j’appelle prose inoffensive et intitulée La Belle Hortense 565. Ces espaces, tout comme « la Bibliothèque du Congrès à Washington » et « le British Museum » cités dans le chapitre sont régis par la contrainte de l’encryptage autobiographique et participent bien à cette stratégie topographique qu’on rencontre souvent dans la poétique oulipienne. Pour J. Roubaud, cet attrait pour les lieux découle de la théorie des Arts de la mémoire qui obligent à créer sa propre bibliothèque mentale selon l’auteur : 562 BH, p. 95. 563 Ibid., p. 96. 564 Id. 403 Le choix de lieux fixes, bien connus est essentiel dans la pratique de l’art de la mémoire en tant qu’exercice conscient, ordonné, réfléchi, qui organise le monde à la fois sur le plan du souvenir et de la pensée : cet art a été développé dans des civilisations dans lesquelles l’écrit ne jouait pas encore un rôle décisif, où on n’avait pas accès aux livres facilement et où il fallait donc avoir sa bibliothèque dans sa tête 566. La littérature apparaît pour nos deux auteurs comme un immense réseau qui permet de croiser les fictions romanesques, les textes, à partir d’une poétique de la spatialité, d’une « géométrie mémorielle » qui propose une désacralisation ludique des instances lectorales. 2) Les modes de lecture L’hyper-roman oulipien se présente comme une fabula teoria qui textualise les problématiques les plus fondamentales de la création littéraire contemporaine. Ainsi, après avoir introduit l’instance auctoriale en tant que construction théorique et opératoire dans le tissu romanesque, I. Calvino et J. Roubaud s’attardent sur la notion de la réceptivité en fictionnalisant divers processus lectoraux, parce que « le processus de la décomposition littéraire une fois démonté et remonté, le moment décisif de la lecture deviendra la lecture 567 ». Face aux différentes facettes du « lecteur modèle » que mettent en scène les deux auteurs, nous allons donc tenter de dresser une typologie qui rende compte des postures lectorales identifiables. Concernant la Belle Hortense, on peut remarquer que J. Roubaud opte avant tout pour une lecture participative qui vise à entraîner le lecteur dans le jeu ludique qui émane de la structure policière. La fiction policière en effet contribue à activer l’activité prévisionnelle du lecteur qui, selon U. Eco, « constitue un aspect passionnel incontournable de la lecture qui met en jeu les espoirs et les 565 ROUBAUD (J.), Le Grand incendie de Londres, Seuil, Paris, 1989, p. 140. 566 ROUBAUD (J.), « Les Cercles de la mémoire, entretien avec A. Aliotte », Le magazine littéraire, n° 311, juin 1993, p. 103. 567 CALVINO (I.), op. cit., p. 15. 404 craintes, ainsi que la tension issue de l’identification au sort des personnages 568 ». Mais le lecteur est sans cesse sollicité par des signes textuels à valeur séductive qui fonctionnent comme autant « d’interpellations de connivence », comme le montrent ces exemples : « Nous préciserons tout de suite (nous connaissons nos lecteurs) que les relations d’Yvonne et du Père Sinouls étaient parfaitement sages […] 569 », « Mais Yvonne, bien sûr, vous l’avez deviné, cher et perspicace lecteur, ne se trompait pas […] 570 », « nos lecteurs, comme nous mêmes, nous en sommes certains, se posent un certain nombre de questions 571 ». En plus des efforts interprétatifs que le lecteur doit fournir pour le codage générique, J. Roubaud instaure donc tout un jeu sur la coopération entre l’auteur et ses lecteurs qui va jusqu’à placer l’interprétant dans une posture de voyeur : Nous nous excusons d’autre part, de mettre le lecteur dans une situation de voyeur […] Mais de toute façon, il est à craindre que le lecteur ne puisse éviter d’être voyeur, et cela d’autant plus que le livre est acheté et lu par un plus grand nombre ; d’où il ressort, si on porte sur le voyeurisme une condamnation morale, qu’il n’y a pas trente-six manières de s’en tirer : ou bien on prive le lecteur de la contemplation d’Hortense nue, ce qui serait dommage, ou bien on s’arrange pour que le livre n’ait que très peu de lecteurs afin de minimiser les dégâts 572. En quelque sorte, le lecteur devient un coopérant complice de l’auteur. Cependant, cette complicité semble avoir ses limites et J. Roubaud met un terme à cette confusion d’instances en rétablissant le rôle de chacun dans ce passage : – Mais, nous dit le Lecteur, excusez-moi de vous interrompre, si mes souvenirs sont exacts, au chapitre 16 d’abord, et plus récemment au chapitre 23, lors de la conversation entre Mme Yvonne et le père Sinouls à laquelle assiste l’inspecteur Arapède, ne nous avez-vous pas dit que ce banc, précisément, est occupé tous les matins, puisque c’est là que l’inspecteur Blognard mène son enquête. Ne serait-il pas possible, ajoute le Lecteur, et excusez-moi de me mêler de la fabrication du roman, qui ne me regarde pas sans doute, mais enfin, je suis un vieux lecteur de romans, […] Nous avons laissé le Lecteur dire ce qu’il mourait d’envie de dire, sans le bousculer, mais maintenant, nous nous contenterons de lui faire observer que la scène du Rangement des affaires d’été qui a été à l’origine du 568 569 570 571 572 ECO (U.), Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Grasset, Paris, 1996, p. 71. BH, p. 105. Ibid., p. 204. Ibid., p. 73. Ibid., p. 138-139. 405 premier Conseil de Guerre et, subséquemment, du second que nous relaterions en ce moment si on nous en laissait le loisir, cette scène donc a eu lieu un vendredi. […] Voilà ce que nous pouvons répondre à la suggestion, bien intentionnée, du Lecteur 573. On constate alors un glissement, une autre façon de se promener dans les bois du roman comme le dirait U. Eco, et qui proviendrait de ce processus d’ironie textuelle présent dans l’extrait cité. En effet, la stratégie sémiotique roubaldienne inscrit au cœur du texte une double posture lectorale qui s’élabore autour d’une lecture participative ludique et d’une lecture sémiotique réflexive. Ainsi, pour J. Roubaud « les romans dont nous parlons s’adressent à deux lecteurs qui peuvent être totalement différents : ceux qui ne vont pas déchiffrer et ceux qui vont essayer de déchiffrer 574 ». Il textualise donc dans La Belle Hortense cette théorie du « double-coding » qui postule « un double lecteur modèle » de type sémantique et de type sémiotique selon U. Eco : Il s’adresse avant tout à un lecteur modèle de premier niveau, que nous appellerons sémantique, lequel désire savoir (et à juste titre) comment l’histoire finira [...] Mais l’auteur s’adresse aussi à un lecteur modèle de second niveau que nous appellerons sémiotique ou esthétique, qui se demande quel type de lecteur ce récit voudrait qu’il devienne, et qui entend découvrir comment procède l’auteur modèle qui lui donne des instructions pas à pas. En d’autres mots, le lecteur de premier niveau veut savoir ce qui se passe, celui de second niveau veut savoir comment ce qui se passe a été raconté 575. Il est évident que La Belle Hortense peut être lu uniquement sous la modalité sémantique, c’est-à-dire comme un roman policier ludique, tout comme ce roman peut être considéré comme un hyper roman oulipien à contraintes nécessitant un décodage interprétatif plus complexe. Du point de vue de la réceptivité, on peut dire que l’intérêt des romans oulipiens, tout comme, de la littérature potentielle, en général, réside dans ce jeu interactif avec le lecteur, qui peut selon ses propres compétences accéder au sens de l’œuvre en empruntant un des parcours interprétatifs possibles. 573 Ibid., p. 234-235. 574 ROUBAUD (J.), « Fragments d’un débat », Oulipo POETIQUES, Actes du colloque de Salzbourg, 23-25 avril 1997, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1999, p. 199. 575 ECO (U.), De la littérature, Grasset, Paris, 2003, p. 282. 406 De la même façon, le lecteur de Si par une nuit d’hiver un voyageur peut appréhender ce roman uniquement sous l’ancrage sémantico-générique, c’est-à-dire comme un roman d’aventures, tout comme il peut également le considérer comme une métanarrativité à contraintes qui exhibe les tendances de la fiction contemporaine. En outre, on peut même dire qu’I. Calvino propose ici dix types de lecture différents, que nous allons essayer d’analyser. Le premier type correspond à une « lecture identifico-émotionnelle 576 », une lecture captive reposant sur l’affectivité incarnée par le personnage de Ludmilla, « la Lectrice idéale » qui égrène au fil du texte ses envies de lecture romanesque fondée sur le plaisir, les émotions « - ou bien parce qu’elle n’existe pas encore, quelque chose qui fait partie d’un désir, d’une crainte, possible ou impossible (c’est Ludmilla qui parle) : lire, c’est aller à la rencontre d’une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu’elle sera… 577 », « pour cette femme, lire veut dire se dépouiller de toute intention et parti pris, afin d’être prêt à accueillir une voix qui se fait entendre au moment où on s’y attend le moins, une voix qui vient d’on ne sait où, d’au-delà du livre, de l’auteur, et des conventions de l’écriture : qui vient du non-dit, de ce que le monde n’a pas encore pu dire et pour quoi il n’y a pas encore de mot à sa disposition 578 ». L’attrait de la lecture repose pour la jeune femme sur les émotions ressenties au cours de cette rencontre avec « une voix » à laquelle il est aisé de s’identifier, de s’attacher affectivement comme le signale S. Freud : « Envers ce qui nous arrive dans la vie, nous nous comportons en général tous avec une passivité égale et nous restons soumis à l’influence des faits. Mais nous sommes dociles à l’appel du poète ; par la disposition dans laquelle il nous met par les expectatives qu’il éveille en nous, il peut détourner nos sentiments d’un effet pour les orienter vers un autre 579 ». Ludmilla recherche uniquement dans le processus lectoral une expérimentation 576 577 578 579 JOZSA (P.), LEENHARDT (J.), Lire la lecture, Le Sycomore, Paris, 1982, p. 38. SPN, p. 79. Ibid., p. 256. FREUD (S.), L’Inquiétante Étrangeté, Gallimard, Paris, 1982, p. 262. 407 sensitive, une lecture naïve qui occulte toute analyse au profit d’une « lecture naturelle, innocente : primitive 580 ». En cela, elle s’oppose fortement à sa sœur Lotaria qui pratique, quant à elle, une lecture analytique-distanciée, tout comme le professeur d’université et l’éditeur. En effet, le double antithétique de Ludmilla cherche avant tout à « savoir comment l’auteur se situe par rapport aux Tendances de la Pensée Contemporaine et aux problèmes qui réclament une solution 581 » en pratiquant une lecture où « Événements personnages atmosphère sensations sont mis de côté, pour laisser la place à des concepts plus généraux. – Le désir pervers-polymorphe… – Les lois de l’économie du marché… – L’homologie des structures signifiantes… – La déviance et les institutions… – La castration…. 582 ». Derrière cette mise en scène de certains courants issus de la critique littéraire, on voit se profiler une lectrice de type analytique, sorte de « lectant » selon M. Picard 583 qui entrevoit essentiellement le texte comme un jeu de construction. I. Calvino souligne ici la dérive de toute lecture critique de type universitaire découlant d’une certaine mécanisation théorique, comme le montrent ces deux extraits : J’ai reçu la visite d’une jeune fille qui fait une thèse sur mes romans, pour un séminaire d’études universitaires très important. Je vois que mon œuvre lui est parfaitement utile pour appuyer ses théories, et c’est certainement un fait positif : pour mes romans ou pour ses théories, je ne sais. A travers ses propos circonstanciés, je me suis fait l’idée d’un travail sérieusement mené : mais vu par ses yeux, mes romans me deviennent méconnaissables. Je ne mets pas en doute que cette Lotaria (c’est son nom) les ait lus consciencieusement, mais je crois qu’elle ne les a lus que pour y trouver ce dont elle était convaincue avant de les lire 584. 580 581 582 583 584 SPN, p. 101. Ibid., p. 49. Ibid., p. 99. PICARD (M.), La Lecture comme jeu, Minuit, Paris, 1986. SPN, p. 197. 408 « Elle m’a expliqué qu’un ordinateur dûment programmé peut lire un roman en quelques minutes et dresser la liste de tous les vocables contenus dans le texte par ordre de fréquence […] Qu’est-ce en effet que la lecture d’un texte, sinon l’enregistrement de certaines récurrences thématiques, de certaines insistances dans les formes et les significations 585 ? Cette pratique lectorale semble être l’apanage des lecteurs professionnels comme le professeur Uzzi-Tuzzii qui durant sa lecture à voix haute du roman recourt à la glose philologique : « s’arrêtant sur chaque vocable pour en expliquer les usages idiomatiques et connotations, s’accompagnant de gestes enveloppants comme pour m’inviter à me contenter d’équivalences approximatives, s’interrompant pour énoncer règles grammaticales, dérivations étymologiques et citations des classiques 586 ». L’éditeur, qui n’envisage les livres que sous leur matérialité en tant que « pièces de rechange, engrenages à démonter et remonter 587 », applique également une lecture distanciée. On peut donc penser que la sœur de la lectrice, le professeur et l’éditeur qui s’opposent à la lecture sémantique de Ludmilla, correspondent en fait au lecteur « sémiotique » d’U. Eco. Face à cette dichotomie théorique, I. Calvino crée une troisième catégorie, la non-lecture à travers le personnage d’Irnerio. L’ami de la Lectrice incarne une posture particulière qui récuse le processus neurophysiologique, cognitif ou affectif de la lecture. Il explique ainsi : Je me suis si bien habitué à ne pas lire que je ne lis même pas ce qui me tombe sous les yeux par hasard. Ce n’est pas facile : on apprend à lire tout petit, et toute la vie on reste esclave de tous ces trucs écrits qui vous tombent sous les yeux. J’ai peut-être dû faire un certain effort, les premiers temps, pour apprendre à ne pas lire, mais maintenant cela me vient tout naturellement. Le secret est de ne pas éviter de regarder les mots écrits, au contraire : il faut les regarder fixement, jusqu’à ce qu’ils disparaissent 588. En fait, cette figure du non-lecteur appréhende seulement le livre en tant qu’objet afin de le détourner de son utilité première et de le transformer en œuvre d’art : « Moi, avec les livres, je fais des choses. Des objets. Enfin, des œuvres : des 585 Ibid., p. 199. 586 Ibid., p. 75. 587 Ibid., p. 125. 409 statues, des tableaux, appelle ça comme tu voudras 589. » Ce recyclage, qui n’est pas sans évoquer le Nouveau Réalisme milanais des années 60 ou les pratiques de certains designers contemporains, annihile la lecture du support au profit d’une lecture seconde de type artistique. Cette posture radicalisante laisse place ensuite à une lecture-rêverie prônée par le premier lecteur rencontré à la bibliothèque : − Ne vous étonnez pas si vous me voyez souvent errer du regard. C’est en effet ma façon de lire, ce n’est qu’ainsi que la lecture me porte profit. Quand un livre m’intéresse vraiment, je n’arrive pas à le suivre pendant plus de quelques lignes sans que mon esprit, pour avoir capté une idée que le texte lui propose, ou un sentiment, ou une interrogation, ou une image, prenne la tangente et rebondisse de pensée en pensée, d’image en image, selon un itinéraire de raisonnement et de rêverie que j’éprouve le besoin de parcourir jusqu’au bout, m’éloignant ainsi du livre jusqu’à le perdre de vue. Le stimulus de la lecture m’est indispensable : celui d’une lecture substantielle, même si je n’arrive à lire que peu de pages dans chaque livre. Ces quelques pages renferment pour moi des univers entiers, que je n’arrive pas à épuiser 590. Ce mode de lecture se fonde sur une réception inconsciente du texte, favorisée par une procédure neurophysiologique décrite dans l’extrait (errance du regard, mémorisation des signes…) et propice à « un itinéraire de raisonnement et de rêverie ». Le motif d’une lecture-rêverie s’assimile de fait au concept du « lu » de M. Picard, c’est-à-dire à l’inconscient du lecteur réagissant aux structures fantasmatiques de l’œuvre littéraire. Ainsi, tout « sentiment », « interrogation », ou « image » contenu dans le texte entre en résonance avec les fantasmes du lecteur qui « n’arrive pas à épuiser » ces « univers entiers ». Cet itinéraire lectoral, fait de « sauts et gambades », induisant une contemplation de type méditatif, entretient quelques similitudes avec la lecture « pulvérisée » du deuxième lecteur. La lecture est une opération discontinue, fragmentaire. Ou mieux : l’objet de la lecture est une matière punctiforme et pulvérisée. Dans l’espace étal de l’écriture l’attention du lecteur distingue des segments minimaux, des rapprochements de mots, des métaphores, des noyaux syntaxiques, […] qui se révèlent porteurs d’une sens extrêmement concentré. Ce sont les particules élémentaires qui composent le noyau de l’œuvre autour de quoi tourne tout le reste. Ou bien comme le vide au fond d’un gouffre, qui aspire et engloutit les 588 Ibid., p. 54. 589 Ibid., p. 159. 590 Ibid., p. 272. 410 courants. C’est dans ces brèches que se manifeste, en des éclairs à peine perceptibles, la vérité que les livres peuvent comporter sa substance ultime […] Chaque fois que je tombe sur un de ces petits grumeaux de sens, je dois creuser autour, pour voir si la pépite ne s’étend pas en un filon. Ma lecture n’a pas pour cette raison de fin : je relis et je relis cherchant chaque fois entre les plis des phrases la preuve d’une découverte nouvelle 591. On peut évoquer ici une lecture de type indiciel-herméneutique qui pousse l’interprétant à la recherche de la « vérité », de la « substance ultime » du livre, à l’approfondissement du sens selon une stratégie de repérage des indices textuels. À travers cette quête herméneutique, le lecteur postule l’existence d’une signification nodale comme le montre la métaphore de la cosmogonie, qui découle d’une intentionnalité unitaire. La lecture devient ainsi la recherche d’un « sens centrifuge » qui doit selon L. Spitzer : « […] aller de la surface vers le “centre vital interne” de l’œuvre d’art : observer d’abord les détails à la superficie visible de chaque œuvre en particulier […], puis grouper ces détails et chercher à les intégrer au principe créateur qui a dû être présent dans l’esprit de l’artiste, et finalement revenir à tous les autres domaines d’observation pour voir si la “forme interne” qu’on a essayé de bâtir rend bien compte de la totalité. Après trois ou quatre de ces allers et retours, le savant pourra savoir s’il a trouvé le centre vital, le soleil du système astronomique (il saura s’il est définitivement installé au centre, ou s’il se trouve dans une position “excentrique” ou “périphérique” 592. » Le deuxième lecteur calvinien propose donc selon V. Jouve « une lecture centripète 593 » focalisée sur l’intentio operis et provenant d’une investigation méthodologique des « grumeaux de sens » à partir de la relecture. C’est précisément cet aspect qui caractérise la lecture du troisième lecteur de la bibliothèque puisque celle-ci s’avère être une lecture répétivoconstructiviste : 591 Ibid., p. 272-273. 592 SPITZER (L.), Études de style, Gallimard, Paris, 1970, p. 60. 593 JOUVE (V.), La Lecture, Paris, Hachette Supérieur, 1993, p. 68. 411 − J’éprouve moi aussi le besoin de relire les livres que j’ai déjà lus, remarque un troisième lecteur, mais à chaque relecture il me semble lire pour la première fois un livre nouveau. Est-ce moi qui continue à changer et qui vois des choses nouvelles dont je ne m’étais d’abord pas aperçu ? Ou bien la lecture est-elle une construction qui prend forme en rassemblant un grand nombre de variables, et ne peut se répéter deux fois selon le même dessin ? […] La conclusion à laquelle je suis arrivé, c’est que la lecture constitue une opération sans fin […] 594. I. Calvino attire ici l’attention du lecteur sur sa capacité à construire du sens grâce à un processus de réitération lectorale qui démultiplie les significations, ouvre des potentialités nouvelles. Ainsi le troisième lecteur affirme : « Chaque fois que je cherche à revivre l’émotion d’une lecture précédente, j’éprouve des impressions nouvelles et inattendues, et je ne retrouve pas celles d’avant. Il me semble à certains moments que, d’une lecture à l’autre, il y a un progrès : en ce sens, par exemple, que je pénètre mieux l’esprit du texte, ou que je gagne en lecture critique 595. » La lecture ne peut donc se construire que dans l’accumulation des lectures successives qui font émerger d’incessantes variables interprétatives. Avec le quatrième lecteur, on assiste au développement d’une autre conception théorique, celle de la lecture intertextuelle ou la lecture en réseau : Chaque nouveau livre que je lis vient s’insérer dans le livre complexe, unitaire, qui forme la somme de mes lectures. Cela ne se produit pas sans effort : pour composer ce livre général, chaque livre particulier doit se transformer, entrer en rapport avec les livres lus précédemment, en devenir le corollaire, le développement, la réfutation, la glose ou le texte de référence. Depuis des années, je fréquente cette bibliothèque et je l’explore volume après volume, rayon après rayon, et pourtant je pourrais vous démontrer que je n’ai rien fait d’autre que d’avancer dans la lecture d’un livre unique 596. Outre la conception mallarméenne du « livre unique », on peut voir se dégager de cet extrait l’idée d’une lecture extensive conçue comme un système de relations (« corollaires », « développement », « glose »). L’auteur met ici en exergue la perception par le lecteur des rapports entre une œuvre et d’autres qui ont précédée ou suivie à travers cette image du « nouveau livre » au croisement d’autres textes. Il envisage la littérature comme un réseau, un espace de ramifications, une 594 SPN, p. 273. 595 Id. 596 Ibid., p. 274. 412 bibliothèque qui instaure un processus interprétatif réfutant l’intentio auctoris ou operis au profit d’une multiplication des trajectoires. La posture lectorale suivante combine « l’écho » intertextuel à une lecture « régrédiente 597 », défendue par le cinquième lecteur : « C’est pour moi une histoire d’avant toutes les autres histoires, et dont toutes les histoires que je lis me semble offrir un écho aussitôt perdu. Dans mes lectures, je ne fais que rechercher ce livre lu dans mon enfance, mais ce dont je me souviens est trop peu pour que je puisse le retrouver 598 ». En fait, on constate ici que l’opération lectorale offre au psychisme du sujet un voyage mémoriel depuis l’intériorité inconsciente construite durant l’enfance à la représentation de l’adulte. La lecture serait donc le moyen de réactiver son enfance comme le souhaite, de façon nostalgique et régressive, l’éditeur : Cette maison d’édition, j’y travaille depuis tant d’années… et tant de livres me passent entre les mains… est-ce que je peux dire que je lis ? Ce n’est pas ce que j’appelle lire, ça… Dans mon village, il n’y avait que peu de livres, mais je lisais, alors, oui, je peux dire que je lisais […] Cette nuit, j’ai fait un rêve, j’étais dans mon village, dans le poulailler de ma maison, je cherchais quelque chose dans le poulailler, dans la corbeille où les poules font leurs œufs, et qu’est-ce que je trouve ? Un livre, un de ces livres que j’ai lu enfant, une édition populaire, les pages en lambeaux, avec des gravures en noir et blanc que j’avais coloriées au crayon de couleur… Je vais vous dire. Enfant, je me cachais pour lire dans le poulailler… 599. La lecture apparaît à travers cet extrait comme le moyen de voyager dans sa propre intériorité afin d’y retrouver des souvenirs primordiaux de lecture qui produisent des images mentales réconfortantes, sécurisantes, propres à son histoire intime. Si cette approche insiste sur la jouissance de l’imaginaire durant le processus lectoral, on peut dire que les deux dernières postures proposées par I. Calvino poursuivent l’idée de cette implication psychologique, mais en la rattachant aux lieux stratégiques du texte que constituent les seuils. Ainsi le sixième et le septième lecteur définissent leur pratique comme une lecture-seuil, « bordurale » en adoptant une attitude prospective qui 597 METZ (C.), Le Signifiant imaginaire, C. Bourgeois, Paris, 1984. 598 Ibid., p. 274. 413 attire l’attention de l’interprétant sur les frontières du texte. On passe d’une lecture paratextuelle (« le titre ») et initiale (« l’incipit ») à une lecture-clausule, postures spécifiques, dans lesquelles de nombreux lecteurs peuvent se reconnaître : − Le moment le plus important, à mes yeux, c’est celui qui précède la lecture. Parfois le titre suffit pour allumer en moi le désir d’un livre qui peut-être n’existe pas. Parfois, c’est l’incipit du livre, ses premières phrases… En somme : s’il vous suffit de peu pour mettre en route votre imagination, moi, il m’en faut encore moins : rien que la promesse d’une lecture. − Pour moi, au contraire, c’est la fin qui compte, constate un septième ; mais la fin véritable, ultime, cachée dans l’obscurité, le point d’arrivée où le livre veut vous conduire. Moi aussi je cherche une brèche quand je lis (ce disant, il a fait un signe vers l’homme aux yeux rouges), mais si mon regard creuse entre les mots, c’est pour chercher ce qui se profile au loin, dans les espaces qui s’étendent au-delà du mot « fin » 600. I. Calvino joue avec ces ultimes postures sur les stratégies d’orientation du lecteur et notamment sur les moyens narratologiques utilisés par un auteur pour nouer un contact (l’incipit) et rompre une coopération (la clôture). Dans ce dernier chapitre du roman, il met en scène une subtile mise en abyme qui vise à reconfigurer les protocoles de sortie et d’entrée dans l’œuvre romanesque. Au final, on voit donc se décliner dix postures lectorales différentes que nous avons regroupées sous un essai de typologie et qui s’enchevêtrent avec les dix incipit du roman selon la contrainte oulipienne de la fabula teoria mise en place par l’auteur. À travers cette étude on peut dire que les hyper-romans oulipiens véhiculent une multiplicité impressionnante de postulations lectorales sous-tendues par des référents théoriques identifiables. Après une mise en scène magistrale de l’univers auctorial, les fictions calvinienne et roubaldienne nous ont offert la représentation d’un univers lectoral particulièrement ludique où la désacralisation des instances (contraintes spatiales) côtoie la multiplicité des lecteurs mais aussi celle de leurs postures de lecture. À l’instar d’U. Eco, nos 599 Ibid., p. 105-106. 600 Ibid., p. 274. 414 auteurs oulipiens ont bien démontré ici que : « Le véritable héros de la Bibliothèque de Babel n’est pas la Bibliothèque elle-même, mais son Lecteur, nouveau Don Quichotte, mobile, aventureux, inlassablement inventif, alchimiquement combinatoire, capable de dominer les moulins à vent qu’il fait tourner à l’infini 601. » C) L’univers textuel Nous allons enfin terminer cette analyse du roman oulipien en tant que fabula teoria, en nous intéressant à la fictionnalisation de l’univers textuel calvinien et roubaldien. Nous tenterons de montrer comment ces deux romans exhibent des dispositifs métatextuels à contraintes qui aboutissent à un véritable art romanesque et nous nous interrogerons ensuite sur l’écriture à contraintes en tant que (re)-confection, que réécriture. 1) Les dispositifs métatextuels Après l’examen des différents lieux de la manifestation de l’autoreprésentation 602 tant du point de vue de l’énonciation (interpellation du lecteur, mise en scène d’un narrateur écrivain…) que de l’énoncé (mise en abyme, figuration…), nous allons à présent tenter de cerner cette stratégie textuelle oulipienne à travers l’analyse des processus par lesquels le roman oulipien se présente : métafiction ? autoréflexivité ? métatextualité ? Les fictions calvinienne et roubaldienne mettent en place des dispositifs métatextuels, sortes de « mécanismes réflexifs » structurés par la contrainte et portant sur l’art romanesque à travers une sélection de notions propres au genre. Nous empruntons ce concept de métatextualité à B. Magné, selon lequel « est métatextuel tout énoncé qui, dans un texte, apporte une informa- 601 ECO (U.), op. cit., p. 152. 602 Concept d’autoreprésentation emprunté à la terminologie ricardienne, dans son essai Le Théâtre des métamorphoses, Seuil, Paris, 1982, p. 122. 415 tion, dénotativement et / ou connotativement, sur l’écriture et / ou sur la lecture de ce texte 603 ». La contrainte permet donc d’introduire la théorie textuelle à partir d’une véritable liste déclinant de nombreuses problématiques littéraires (la description, la scène de rencontre, l’incipit…) et toujours selon un principe de contradiction : « dénotatif / connotatif », « marquer / masquer 604 ». Concernant cette « rhétorique métatextuelle », on peut remarquer que les deux auteurs insèrent dans la fiction toute une réflexion qui s’articule autour des rouages et des artifices romanesques. On repère ainsi différents signaux textuels qui thématisent la pratique scripturale romanesque et notamment la modalité descriptive. Même s’il recourt à la greffe avec un penchant certain pour le « voyeurisme 605 », J. Roubaud joue avec la spécificité de cette modalité d’énonciation qui met en abyme sa littérarité. Il feint de ne pas y céder, mais en profite en fait pour rappeler les principes d’organisation de la description et souligner sur un mode ludique les conventions romanesques fondées sur l’illusion de la représentation. Le dîner, qui va nous occuper pendant ce chapitre et se poursuivre au chapitre suivant, ne sera malheureusement pas, pour des raisons d’économie, d’effort, et de papier ce qu’il aurait dû être : un grand dîner, où se seraient retrouvés tous les personnages essentiels de l’histoire, où le héros, et l’héroïne, placés par la narration (et sous le regard perçant du Narrateur) à deux extrémités initialement opposées […] du vaste salon encombré de tables et de lustres, éclatants respectivement de nappes blanches et de lumières éblouissantes, se seraient rapprochés peu à peu de manière labyrinthique, fugale et symbolique, découvrant à mesure, en apartés narratifs, les ressorts principaux de l’intrigue et la psychologie riche et fouillée des personnages (ainsi que les critiques, rendant compte de notre roman, n’auraient pas manqué de le remarquer, et de nous en faire l’éloge, illustré des comparaisons les plus flatteuses avec Mr P., par exemple) 606. Dans cet extrait, on distingue bien un discours métatextuel qui exhibe les stéréotypes découlant des formes de l’écriture descriptive : le « regard du 603 MAGNÉ (B.), « Le métatextuel perecquien revisité », Le Cabinet d’amateur, Juillet 2001, revue électronique depuis 1998. http://www.cabinetperec.org/magne/magne-article.html 604 MAGNÉ (B.), « Le puzzle mode d’emploi. Petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La Vie mode d’emploi de G. Perec », Perecollages, 1989, p. 56. 605 BH, p. 139. 606 Ibid., p. 106-107. 416 descripteur 607 » (« sous le regard perçant du Narrateur »), la notion de mouvement (« à deux extrémités »), l’objet regardé (« vaste salon ») actualisent l’ancrage référentiel et sa fonction par le biais du rapport du lieu aux personnages (« la psychologie riche et fouillée des personnages »). Le narrateur de La Belle Hortense réfute ironiquement ce « mode de référence luxueux 608 » pour mieux souligner la récurrence des topoï descriptifs dans le code réaliste : Hortense en profita pour examiner attentivement la pièce (ce qui aurait pu être pour nous l’occasion d’une description perspicace et panoramique, mettant en évidence les traits essentiels du caractère des deux personnages, le regardant et le regardé, par le truchement d’un choix d’objets judicieux, mais nous nous refuserons cette facilité, dont nos prédécesseurs du XIXe siècle ont usé et abusé, transformant les appartements bourgeois en autant de « paysages moralisés ») 609. À travers cet extrait, J. Roubaud textualise au passage la construction théorique de l’énoncé descriptif en attirant l’attention du lecteur sur l’effet personnage et la notion de « paysage » en littérature. Tout comme dans le chapitre 14 consacré à la séduction d’Hortense, il met en place une pause métatextuelle portant sur le genre du portrait 610 : Nous suivrons la procédure traditionnelle en matière de descriptions d’héroïnes, c’est-àdire du haut vers le bas : ses cheveux, dirons-nous, resplendissaient plus que des fils d’or ; nous dirons plus précisément qu’elle était presque blonde, d’un châtain clair assez roux en une masse de cheveux mi-longs ; au-dessous de chacun des bras, une touffe d’un matériau voisin (elle ne se rasait pas, dieu merci !) était encore un tout petit peu plus claire et parfumée (de manière assez différente sous chacun des bras), d’un parfum un peu poivré, fort, aphrodisiaque paraît-il […], son front surmontait la fleur de lis, ses clairs sourcils étaient ployés comme de petits arconciaux, et une petite voie lactée les séparait de parmi la ligne du nez. […], ses yeux qui dépassaient toute émeraude, reluisaient en dessous de son front comme deux étoiles […], la bouche petite et les lèvres épaissettes. Son cou était long, ses mains menues. Sur le mode du blason médiéval, cher à ses lectures, il détourne les règles qui régissent le fonctionnement interne du portrait grâce à une hypertrophie descriptive qui résulte de la surenchère énumérative et qui destructure « le canon » générique traditionnel par saturation. J. Roubaud instaure ici un 607 HAMON (P.), Du Descriptif, Hachette Sup., Paris, 1993, p. 172. 608 Ibid., p.77. 609 BH, p. 164-165. 417 métatextuel de type dénotatif puisque le narrateur, par ses diverses interventions ou parenthèses, fournit au lecteur les indications sur le déroulement de sa propre fiction. Chez I. Calvino, on peut davantage évoquer la présence d’un métatextuel de type connotatif concernant ce motif de la description. Par exemple, dans le chapitre VII, l’auteur met en scène une description déambulatoire de l’appartement de la lectrice qui oscille entre une parodie de la presse féminine et une parodie du Nouveau Roman. La description calvinienne devient par un effet de mise en abyme un objet de suspicion : suspicion du lecteur à la recherche « des signes d’une présence masculine 611 » dans cet espace et suspicion de l’écrivain concernant ce « supplément textuel » véritable défi du langage où le jeu sur le signifiant finit par l’emporter sur la visée réaliste. Selon le cliché habituel du genre, la description de l’appartement permet une caractérisation du personnage de la lectrice, de son caractère selon un rapport métonymique et métaphorique, étant donné que l’espace porte l’empreinte des modes de vie et des fondements psychologiques de Ludmilla. Le narrateur pratique l’ironie textuelle à travers une lecture psychologisante de la jeune femme, et à travers l’analyse méthodique de son lieu de vie, qui peut évoquer de façon plus ou moins marquée les textes psychologisants stéréotypés émanant de la presse féminine : Ainsi, de l’observation de ta cuisine, peut-on retirer l’image d’une femme extravertie et lucide, sensuelle et méthodique, qui met son sens pratique au service de sa fantaisie. Quelqu’un pourrait-il tomber amoureux de toi rien qu’à voir ta cuisine ? Pourquoi pas 612 ? En somme, es-tu ordonnée ou désordonnée ? À des questions aussi tranchées, ton appartement ne répond ni oui ni non. Tu as une certaine idée de l’ordre, assurément, et même exigeante, mais à laquelle ne correspond pas, dans la pratique, une mise en application rigoureuse. On voit que ton intérêt pour la maison est intermittent, qu’il suit les difficultés quotidiennes, les hauts et les bas de tes humeurs. Es-tu de nature dépressive ou gaie ? L’appartement, avec sagesse, semble avoir profité de tes moments d’euphorie pour se préparer à t’accueillir dans tes moments de dépression. 610 Ibid., p. 139-140. 611 SPN, p. 152. 612 Ibid., p. 154. 418 Es-tu véritablement hospitalière, ou bien est-ce signe d’indifférence que cette façon de laisser entrer chez toi des gens que tu connais à peine 613 ? Mais à cette description « cosmopolitaine » qui réactive l’antique topographie, l’auteur superpose, par le biais de l’ironie intertextuelle 614 un discours métatextuel connotatif qui laisse deviner un « réel objectif » emprunté à « l’école du regard » propre au Nouveau Roman. Au fur et à mesure de l’avancée du chapitre, on assiste à un développement prépondérant de la pratique descriptive qui transgresse la fonction réaliste au profit d’une fonction « créative 615 » et qui textualise la prise de position théorique du Nouveau Roman. Ainsi, les « photographies encadrées », les « meubles et les bibelots », les « livres » de Ludmilla laissent apparaître d’étranges similitudes avec « l’abondante illustration photographique » de la description objectale de M. Butor, N. Sarraute ou A. RobbeGrillet, comme le prouve l’extrait suivant : Il poursuivit sa reconnaissance dans l’appartement dont tu lui as laissé les clés, le Lecteur. Tu en accumules des choses, autour de toi : éventails, flacons, cartes postales, colliers accrochés au mur. Mais chaque objet vu de près se révèle bien particulier, on pourrait dire inattendu. Tu as avec les objets un rapport confidentiel, sélectif : ne deviennent tiennes que les choses que tu sens tiennes ; c’est un rapport avec la matérialité des choses, aucune idée (intellectuelle ou affective) ne remplace pour toi le voir et le toucher. Une fois associés à ta personne, marqués par ta possession, les objets n’ont plus l’air d’être là par hasard, ils tirent leur signification du discours dont ils font partie ; c’est comme une mémoire faite de signes et d’emblèmes 616. Dans le cadre de l’ironie intertextuelle, ne faut-il pas décoder sous les « cartes postales » et « les choses », une sorte de connivence oulipienne, un hommage masqué à la pratique scripturale perecquienne ? On peut dire cependant que se dissimule sous la description de l’appartement un discours métatextuel connotatif qui apporte au lecteur des informations « sur autre chose que le référent du 613 Ibid., p. 155-156. 614 ECO (U.), De la littérature, Grasset, Paris, 2003, p. 279. 615 Fonction défendue par ROBBE-GRILLET (A.), Pour un Nouveau Roman, Gallimard, Paris, 1963, p. 65. « (La description) prétendait reproduire une réalité existante ; elle affirme à présent sa fonction créative. Elle faisait voir les choses et voilà qu’elle semble maintenant les détruire, comme si son acharnement à en discourir ne visait qu’à en brouiller les lignes, à les rendre incompréhensibles, à les faire disparaître totalement ». 616 SPN, p. 154-155. 419 discours 617 », c’est-à-dire sur la problématique textuelle descriptive et les implications qui en découlent comme la crise du personnage, cet « être de papier », réduit dans ce chapitre à « la catégorie abstraite des pronoms 618 ». On pourrait poursuivre longuement cette réflexion sur la mise en scène des rouages et artifices romanesques induits par les dispositifs métatextuels, étant donné que les deux romans laissent apparaître dans le tissu narratif de nombreuses problématiques propres aux modalités fictionnelles : la scène de première vue 619, le traitement du genre de la lettre 620, la notion d’objectivité 621, la notion de vraisemblance romanesque 622, la progression romanesque avec l’innovation roubaldienne de « l’entre-deux-chapitres 623 »… L’ultime catégorie que nous allons retenir pour clore cette étude des dispositifs métatextuels porte sur la problématique des seuils romanesques qui implique également la question des frontières de l’œuvre. Selon P. Hamon, tout texte se construit à partir d’une succession ininterrompue d’effets d’ouverture et de fermeture, sortes de « continuum amorphe » qui exhibe « des lieux stratégiques, des articulations ou stases privilégiées, moments de scansions repérables et accessibles à la compétence du lecteur 624 ». Ces lieux stratégiques fournissent aux auteurs oulipiens la possibilité de se détacher de la potentialité illimitée afin de « mettre au monde » un univers fictionnel particulier soumis à des règles, des contraintes et qui produit des effets spécifiques (effets de réel, de reconnaissance, d’identification…). En outre, cet univers romanesque particulier devient le réceptacle de la réflexion métatextuelle, grâce à un effet de duplication instauré par le procédé de mise en abyme. Si l’on observe les incipit des deux 617 KERBRAT-ORECCHIONI (C.), La Connotation, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1997, p. 187. 618 SPN, p. 153. 619 SPN, p. 164-165 ; BH, p. 90. 620 SPN, p. 126 ; BH, p. 238. 621 SPN, p. 188. 622 BH, p. 109. 623 Ibid., p. 73. 624 HAMON (P.), « Clausules », Poétique, n° 24, 1975, p. 49. 420 romans, on constate qu’ils participent du dispositif métatextuel puisque sous un habile brouillage des pistes de lecture habituelles issu du jeu avec les modèles et les stéréotypes du genre, on peut décoder tout un discours portant sur l’écriture et la lecture du début romanesque. Ces incipit « autoréférentiels » proposent donc au lecteur toute une mise en scène des protocoles d’ouverture véhiculée, comme le souligne A. Del Lungo, par le motif du piège : Tout commencement romanesque est − une prise de position ; un moment décisif − et souvent difficile, pour l’écrivain − dont les enjeux sont multiples, car il doit légitimer et orienter le texte, donner des indications génériques et stylistiques, construire un univers fictionnel, fournir des informations sur l’histoire : bref, diriger la lecture. Autant dire que, pour le lecteur, le commencement est un piège : seuil énigmatique de la fiction, passage dans un territoire inconnu, entrée dans un espace linguistique nouveau, l’incipit demande inéluctablement l’adhésion du lecteur à la parole du texte, ainsi qu’une implication émotive dans l’univers romanesque 625. On peut considérer les ouvertures de La Belle Hortense et de Si par une nuit d’hiver un voyageur, comme des incipit piégés qui se jouent à la fois des attentes lectorales et des topoï d’ouverture. Faut-il ainsi les considérer comme des incipit déceptifs ou des incipit-leurres ? D’un point de vue narratologique on peut dire qu’ils semblent remplir les fonctions définies par A. Del Lungo 626. Ainsi l’ouverture calvinienne, comme nous avons déjà pu le constater, réactive la fonction légitimante et codifiante à partir d’un exordium rhétorique, c’est-à-dire d’une captatio benevolentiae qui marque le discours métatextuel et dévoile la fonction séductive, étant donné que l’auteur ne cesse, durant le chapitre 1, d’établir un contact avec le lecteur « réel » et « potentiel » par le biais d’une stratégie diaphonique aboutissant à une séduction visuelle : « Or, la véritable séduction du début s’exerce – telle est du moins mon hypothèse– à un niveau tout différent, le niveau sensuel : c’est-à-dire lorsque le texte nous donne un sentiment de désarroi, de perte, de vertige à travers la frustration de toutes nos attentes ; lorsqu’il nous dépossède de tous nos désirs jusqu’à nous envoûter et nous contraindre à la recherche d’un sens caché, d’un sens qui se dérobe dans les abîmes de l’écriture ; lorsqu’il 625 DEL LUNGO (A.), L’incipit romanesque, Seuil, Paris, 2003, p. 14. 626 DEL LUNGO (A.) définit la fonction légitimante, codifiante, séductive, informative et dramatique de l’incipit dans L’incipit romanesque, Seuil, Paris, 2003, p. 153-172. 421 nous dépouille enfin de notre identité, tout en suscitant en nous, par des perceptions sensorielles, de nouveaux fantasmes 627. » En fait, le début du texte apparaît comme un incipit dédoublé car au chapitre VIII, I. Calvino insère un incipit virtuel, rêvé par le romancier S. Flannery qui (re)-joue avec les protocoles conventionnels de l’ouverture romanesque, comme le montre l’extrait suivant que nous avons déjà cité : Sur le mur, en face de ma table, est accroché un poster qu’on m’a offert. Le petit chien Snoopy est assis devant une machine à écrire et on lit dans la bulle : « C’était par une nuit sombre, orageuse… ». Chaque fois que je m’assieds ici, je lis : « C’était par une nuit sombre, orageuse… » et l’impersonnalité de cet incipit semble m’ouvrir le passage d’un monde à l’autre, le passage du temps et de l’espace, de l’ici et maintenant, au temps et à l’espace de la page écrite ; je suis saisi par l’exaltation d’un début auquel pourront succéder des développements multiples, inépuisables ; je me convaincs qu’il n’y a rien de mieux qu’une ouverture conventionnelle, qu’une entrée en matière dont on peut tout attendre − ou rien − ; mais je sais aussi bien que ce chien mythomane ne pourra jamais ajouter à ces sept premiers mots sept autres mots ou douze, sans briser l’enchantement. La facilité d’accès à un autre monde, quelle illusion : on se jette dans l’écriture parce qu’on devance le bonheur de la lecture à venir, et puis sur la page blanche, c’est le vide qui s’ouvre 628. Cette mise en abyme des structures de l’acte d’écriture du roman apporte connotativement une information ironique sur la phrase d’ouverture stérérotypée de type météorologique propre à de nombreux romans et sur les difficultés inhérentes à ce moment crucial de la rédaction. L’auteur a d’ailleurs théorisé dans un article cette angoisse du romancier face à ce climax rhétorique : Le début est le lieu littéraire par excellence parce que le monde de l’extérieur est continu par définition, il n’a pas de limites visibles. Etudier les zones de frontières de l’œuvre littéraire, c’est observer les modalités dans lesquelles l’opération littéraire comporte des réflexions qui vont au-delà de la littérature mais que seule la littérature peut exprimer 629. Le début d’un roman est l’entrée dans un monde différent, avec des caractéristiques physiques, perceptives, logiques, qui n’appartiennent qu’à lui. Je suis parti de cette constatation quand j’ai commencé à penser à un roman fait de débuts de romans, ce qui est devenu Si par une nuit d’hiver un voyageur. Ce n’est pas le seul cas où dans mon travail le problème de comment commencer est devenu le thème même du récit 630. 627 628 629 630 Ibid., p. 137-138. SPN, p. 188-189. CALVINO (I.), Défis aux labyrinthes, t. II, Seuil, Paris, 2003, p. 106. Ibid., p. 118-119. 422 Le souci de s’extraire de l’infinité des mondes narratifs possibles passe pour I. Calvino par le souci de se référer à la tradition (captatio benevolentiae), aux modèles universaux (Le Décaméron, les nouvelles orientales…) tout en les interrogeant par le biais de la contrainte de la fabula teoria. Au final, l’incipit calvinien devient un incipit-encyclopédique qui contient toute une memoria littéraire, « cette multiplicité se recrée à l’intérieur de l’œuvre 631 ». Concernant la stratégie d’ouverture roubaldienne, on peut remarquer qu’elle semble apparemment répondre à la double exigence de tout incipit, selon A. Del Lungo : Justifier son droit à la parole et, en même temps, réaliser le passage dans la fiction. D’une part, le début joue un rôle stratégique en visant à légitimer le texte, à orienter sa réception et à établir un pacte de lecture avec son destinataire ; de l’autre, l’incipit est censé fournir des informations sur la nature du texte et sur l’histoire racontée, tout en déployant une stratégie de séduction du lecteur 632. On assiste donc à une ouverture in medias res, de type réaliste qui permet à l’auteur de poser le décor (« l’épicerie Eusèbe » et « le quartier »), certains personnages (« le père Sinouls », « le chat », « Monsieur et Madame Eusèbe », « Yvette ») et de mettre ainsi en place la fonction référentielle du récit. Mais rapidement, l’incipit de type traditionnel est interrompu par une métalepse narrative qui vise à mettre en scène le dédoublement diégétique de l’instance créative. Le métatextuel dénotatif parasite d’emblée l’ouverture. De plus, certains indices permettent de remettre en cause l’hypothèse de départ ainsi que cette vraisemblable réalité de tout début romanesque conventionnel. Par exemple, dès le premier paragraphe, le narrateur apporte des informations sur l’univers représenté (fonction informative) mais souligne aussitôt l’information référentielle délivrée (destinée à assurer la lisibilité du texte), comme facultative : « […] il prenait position sur la chaussée, entre les poubelles, à quelques pas de l’arrêt des 631 Ibid., p. 120-121. 632 DEL LUNGO (A.), op. cit., p. 32. 423 autobus de la ligne T (facultatif) 633 ». En outre, le lecteur peut s’étonner, de par le titre éponyme du roman et les éléments paratextuels qui l’accompagnent, de se retrouver face au personnage secondaire d’Eusèbe et à son classement d’ordre sexuel des touristes, alors qu’il serait en droit d’attendre des informations sur Hortense. L’auteur s’amuse ici à contrecarrer les habitudes lectorales qui découlent du modèle stéréotypé de l’incipit romanesque de type réaliste et cherche à « frustrer » le lecteur, c’est-à-dire à bloquer ses compétences prévisionnelles, à déconstruire ses attentes. En fait, comme chez I. Calvino, il s’agit d’un incipit dédoublé, car l’entrée dans la fiction s’avère débuter véritablement avec l’apparition de l’héroïne au deuxième chapitre, mise en place par le discours métatextuel : « Comme Hortense est l’héroïne de ce récit 634. » La métalepse ouvre aussi de façon ironique cet incipit (bis) qui poursuit la présentation des lieux et des personnages, tout en reproduisant, comme I. Calvino, le stéréotype météorologique de la phrase d’ouverture : « Le matin où commence cette histoire, un des premiers matins de septembre, beau et chaud, j’étais sorti de chez moi un peu avant huit heures. J’étais assez endormi, mon métier m’obligeant à des horaires, plus variables d’ailleurs que nocturnes, auxquels je n’étais pas encore habitué (j’avais débuté récemment) 635. » On peut donc qualifier ce seuil d’entrée dans la fiction comme un incipit métatextuel permettant à J. Roubaud de remettre en cause de façon ludique les rouages romanesques conventionnels tels que les protocoles d’ouverture et la notion d’illusion référentielle. Enfin, concernant les protocoles de fermeture des œuvres, force est de constater qu’I. Calvino et J. Roubaud recourent à une clôture en boucle bipartite qui pose la problématique de la clausule 636, c’est-à-dire des limites du texte romanesque. En effet, on peut remarquer que la fin calvinienne s’étire sur deux 633 BH, p. 7. 634 Ibid., p. 23. 635 Ibid., p. 18. 424 chapitres. Tout d’abord, l’auteur achève la quête livresque du lecteur au chapitre 11 (« Lecteur, il est temps que cette navigation agitée trouve enfin un point où aborder. Est-il un port mieux fait pour t’accueillir qu’une grande bibliothèque 637 ? ») et propose une duplication kaléidoscopique à travers la mise en abîme du procédé textuel de l’excipit (« Pour moi, au contraire, c’est la fin qui compte, […] mais la fin véritable, ultime, cachée dans l’obscurité, le point d’arrivée où le livre veut vous conduire 638. ») En fait, le Lecteur, ayant noté tous les titres des romans qu’il a rencontrés durant son parcours, se rend compte au final, grâce à l’aide du sixième lecteur, que tous ces titres forment un potentiel incipit : Si par une nuit d’hiver un voyageur, s’éloignant de Malbork, penché au bord de la côte escarpée, sans craindre le vertige et le vent, regarde en bas dans l’épaisseur des ombres, dans un réseau de lignes entrelacées, dans un réseau de lignes entrecroisées sur le tapis de feuilles éclairé par la lune autour d’une fosse vide − Quelle histoire attend là-bas sa fin 639 ? La clôture prend alors une coloration connotativement métatextuelle qui apporte bien au lecteur une information sur la construction même de l’univers diégétique par le biais de cette réflexion sur les seuils, les limites de l’œuvre. Ainsi, dans un effet de boucle, la fin enchâsse le début. On pourrait même dire que nous avons affaire ici à une « clausule ouvrante » selon la terminologie d’A. Tassel 640, c’està-dire une fin qui introduit des possibles narratifs. L’ultime chapitre du paragraphe réactive également une clausule stéréotypée, conforme au modèle du conte et des fins narratives traditionnelles, qui offrent bien, comme le souligne I. Calvino, « l’impression de quelque chose d’inachevé 641 » : Lecteur et Lectrice, vous êtes à présent mari et femme. Un grand lit conjugal accueille vos lectures parallèles. Ludmilla ferme son livre, éteint sa lampe, abandonne sa tête sur l’oreiller, et dit : − Éteins toi aussi. Tu n’es pas fatigué de lire ? HAMON (P.), op. cit., p. 495. SPN, p. 271. Ibid., p. 274. Ibid., p. 276. TASSEL (A.), « La clôture narrative, perspectives théoriques et pratiques textuelles », Cahiers du CNA, n° 7, 1996, p. 87. 641 CALVINO (I.), op. cit., p. 119. 636 637 638 639 640 425 − Et toi : − Encore un moment. Je suis juste en train de finir Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’I. Calvino 642. Cette dernière terminaison fonctionne comme une parodie de la phrase stéréotypée de clôture de nombreux récits : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » grâce à un habile procédé de transformation, étant donné que « le grand lit conjugal » accueille non pas la progéniture parentale, mais les lectures communes du couple. De plus, cette clausule met en abyme l’activité même de lire et renvoie le lecteur à la remise en cause de toute narration et à la dissolution de la fiction avec le livre qui s’achève : « Une fin qui dissout l’illusion réaliste du récit en rappelant que l’univers auquel il appartient est celui de l’écriture 643. » Cette volonté de retarder la fin par un processus de duplication se manifeste de la même manière chez J. Roubaud par souci peut-être de clôturer à la fois le discours fictionnel (les aventures d’Hortense) et le discours métatextuel (comment finir un roman ?). Ainsi, le chapitre 28, intitulé « Le dernier chapitre », introduit d’emblée cette double contrainte : dénouer l’intrigue en informant le lecteur sur le sort des personnages et s’interroger sur les protocoles de sortie en les exhibant : Ceci est le dernier chapitre, tel que je suis en ce moment en train de l’écrire, à mon bureau, par une belle matinée de printemps. Pour composer le dernier chapitre je me suis documenté ; j’ai lu les derniers chapitres de trois cent soixante-six romans, j’en ai déduit quelques règles que je vais m’efforcer de mettre en pratique. En premier lieu, il faut un dernier chapitre. La lecture de tous les derniers chapitres de romans que j’ai lus m’avait donné l’envie de me dispenser de cette corvée, car on sent que c’est, pour la quasi-totalité de mes confrères, une corvée ; le moment décisif du roman se situe presque toujours à la fin de l’avant-dernier chapitre, et ce qui vient ensuite est nécessairement une retombée, un « anti-climax », comme disent les anglo-saxons. Seulement voilà, il est très difficile de se passer du dernier chapitre : car, si on supprime le dernier chapitre pour terminer, en beauté, par l’avant-dernier, voilà que l’avant-dernier chapitre devient ipso facto le dernier chapitre avec l’inconvénient, majeur, que le coup de théâtre final, la conclusion d’accords symphoniques, la montée d’émotions que vous avez prévue se trouve maintenant dans le dernier chapitre, l’avant-dernier chapitre tombe à plat, et le dernier aussi, puisque le lecteur ne peut se laisser prendre par la surprise et l’admiration que s’il sait que ce qu’il lit n’est 642 SPN, p. 279. 643 CALVINO (I.), op. cit., p. 116. 426 pas le dernier chapitre, qu’il n’a certes pas l’intention de lire, mais qu’il s’attend quand même à voir, là, court, précédant la table des matières ou, à défaut, le mot FIN 644. La convention de l’excipit est dénoncée par l’auteur qui la désigne comme « une corvée », un « anti-climax » inhérent à la fatalité romanesque. Dans ses écrits théoriques, J. Roubaud va jusqu’à considérer la fin d’un roman comme « le suicide du récit 645 » et tente de pallier ce drame de l’achèvement par « quelques stratégies d’évitement des fins » qui reposent sur de multiples contraintes : « Pour éviter d’attirer l’attention sur les fins, sur la terrible obligation de finir, de s’achever, de résoudre les problèmes, de dévoiler les mystères, on peut S’expliquer indéfiniment Digresser Retarder le moment final par l’allongement Par étirement de la fin (stratégie « cinquième symphonie ») Introduire plein de choses annexes, les descriptions, les analyses psychologiques infiniment subtiles, le tourisme, la sociologie, la psychanalyse, l’histoire-géo, la paléontologie, la philatélie, et j’en passe − Passons − Il y a mieux : l’inachèvement (in)volontaire (le mystère d’Edwin Drood, Musil) (attention : la stratégie de l’inachèvement volontaire est commercialement dangereuse) 646. Concernant La Belle Hortense, on assiste à une stratégie de la clausule spécifique qui produit bien un effet de retardement du moment final, de par l’introduction d’un discours digressif de type métatextuel largement étiré, qui met en cause de façon ironique les conventions inhérentes à ce moment d’achèvement : Le dernier chapitre est écrit au présent, c’est à ce moment que le romancier et le lecteur sont ensemble, dans le même temps narratif. Toutes les passions, tous les crimes, les bonheurs, les désespoirs sont passés, le quotidien a repris ses droits, le Lecteur lit, le romancier écrit son dernier chapitre, où il prend congé des personnages, où il explique ce qu’ils sont devenus depuis l’avant-dernier chapitre, celui où les événements principaux du récit ont retrouvé leurs conclusions 647. 644 645 646 647 BH, p. 262-263. ROUBAUD (J.), Poésie, etcetera : ménage, Stock, Paris, 1995, p. 237. Ibid., p. 243-244. BH, p. 264. 427 L’effet de retardement se manifeste également par la mise en place d’une clausule détachée, car le « dernier chapitre » est suivi d’un ultime épilogue (« l’aprèsdernier-chapitre ») qui étire la fin romanesque et propose au lecteur, grâce à un effet de boucle découlant de la structure-nautilus, un potentiel incipit sous une forme inversée. En effet, nous avions précédemment démontré, à propos de la sextine, comment certains éléments narratifs s’inversaient : Hortense / Carole, la Terreur des Quincailliers / le Querelleur des Teinturiers, l’autobus T / l’autobus Q… Tout comme I. Calvino, J. Roubaud crée donc une clausule de type « ouvrant » qui postule des possibles narratifs à travers l’annonce potentielle de nouvelles aventures hortensiennes. Ces possibles enclenchent un réflexe d’attente prévisionnel chez le lecteur. On peut donc conclure que les romans oulipiens apparaissent bien comme des dispositifs métatextuels qui proposent au lecteur dénotativement ou connotativement toute une réflexion sur l’art romanesque et ses limites, à partir d’une sélection de problématiques théoriques intégrées à la fiction. 2) La problématique de la réécriture Nous allons achever notre analyse de l’hyper-roman oulipien en tant que fabula teoria par ce jeu de déconstruction-reconstruction textuelle sous contraintes qui passe par une théorie spécifique de la réécriture. En d’autres termes, comment la poétique oulipienne inscrit-elle de façon plus ou moins masquée, au cœur de la fiction romanesque, des postures théoriques relatives à la pratique intertextuelle ? En quoi l’écriture à contraintes est-elle re-confection ? Faut-il considérer les romans oulipiens comme des « imitatio creatix » ? Les membres de l’Ouvroir de Littérature Potentielle se sont toujours opposés au postulat de l’inspiration proclamant l’affirmation du génie de l’écrivain et ont toujours privilégié une approche collective et mémorielle de l’œuvre. Comme nous avons déjà pu l’étudier, l’approche oulipienne repose sur une double tendance qui articule les tentatives innovantes (le synthoulipisme) et 428 les approches analytiques (l’anoulipisme) à partir d’un travail « sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné 648 ». M. Bénabou évoque même la création d’un « Institut de Prothèse Littéraire, institut qui est chargé d’améliorer la littérature mondiale par quelques retouches pertinentes 649 ». Par rapport à la gamme des exercices proposés (méthode S + 7 , traduction lipogrammatique, littérature définitionnelle, autoparodie…), on constate que la poétique oulipienne intègre toutes les manipulations textuelles. Cette stratégie de l’emprunt est également textualisée dans la fiction calvinienne et roubaldienne sous différents aspects. Dans La Belle Hortense, par exemple, on a déjà noté les emprunts effectués par l’auteur sous la forme d’allusions ou de citations à certains intertextes (La Comptine des dix petits nègres, Pierrot mon ami…). Ces emprunts peuvent aller jusqu’au concept oulipien de « plagiat par anticipation 650 » qui correspond à la manipulation d’un texte existant à partir d’une contrainte (sémantique, syntaxique, littérale…). Ainsi, au chapitre 6, la parodie roubaldienne du roman policier prend ancrage sur un long emprunt fait à G. Simenon 651 ( trois paragraphe de l’incipit des Mémoires de Maigret),comme le montre ce tableau : La Belle Hortense, p. 57 Les Mémoires de Maigret, p. 771 « C’était une quelconque journée du milieu de l’hiver, une de ces journées sans couleurs, en gris et blanc, de celles que j’appelle les journées administratives, parce qu’on a l’impression qu’il ne peut rien arriver d’intéressant dans une atmosphère aussi terne et que par ennui, on a envie que de mettre à jour des « Peu importe. Mes souvenirs, par ailleurs, sont précis quant au temps qu’il faisait. C’était une quelconque journée du début de l’hiver, une de ces journées sans couleurs, en gris et blanc, que j’ai envie d’appeler une journée administrative, parce qu’on a l’impression qu’il ne peut rien se passer d’intéressant dans une atmosphère 648 OULIPO, LP, p. 27. 649 BENABOU (M.), « Les ruses du plagiaire : exercices oulipiens », Le Plagiat, Actes du colloque d’Ottawa (26-28 septembre 1991), sous la direction de C. Vandendorpe, Canada, Presses Universitaires d’Ottawa, 1992, p. 19. 650 OULIPO, LP, p. 23. 651 SIMENON (G.), Les Mémoires de Maigret, Presses de la Cité, Paris, 1993, œuvres complètes, vol.4, p. 771. 429 aussi terne et qu’on a envie, au bureau, par ennui, de mettre à jour des dossiers, d’en finir avec des rapports qui traînent depuis longtemps, d’expédier farouchement, mais sans entrain, de la besogne courante. dossiers, d’en finir avec des rapports qui traînent depuis longtemps, d’expédier obstinément, mais sans entrain, de la besogne courante. Il était environ dix heure du matin. Mon rapport était fini depuis près d’une demiheure, et il avait été court. » Si j’insiste sur cette grisaille dénuée de relief, ce n’est pas par goût du pittoresque, mais pour montrer combien l’événement, en lui-même, a été banal, noyé dans les menus faits et gestes d’une journée banale. Il était environ dix heure du matin. Le rapport était fini depuis près d’une demiheure, car il avait été court. » On remarque qu’il ne s’agit pas d’un plagiat total, car J. Roubaud s’est amusé à introduire, après prélèvement du fragment, quelques modifications syntaxiques et grammaticales qui fonctionnent comme des indices de transformation et obligent le lecteur à adopter une nouvelle posture, comme le note M. Bénabou : […] on perçoit ce qui me semble être la spécificité du plagiat oulipien : il est certes, comme tout plagiat, générateur de texte, antidote contre l’angoisse de la page blanche ; mais, dans la mesure où, comme tout texte oulipien, il offre des moyens pour donner accès aux mécanismes qui ont contribué à son élaboration, il produit sur le lecteur un effet supplémentaire. Il modifie l’attitude du lecteur à l’égard du texte lu, l’incite au soupçon, le conduit à la relecture attentive, voire à une réécriture. Ainsi, loin de se limiter à la simple reproduction, en circuit fermé, d’un déjà écrit, ce que le plagiat oulipien met en place, c’est un mécanisme ouvert, et éminemment chargé de potentialités 652. L’écriture mimétique roubaldienne se nourrit de l’allusion, de la citation, du plagiat et revendique une stratégie de la composition romanesque qui intègre la copia, la « mémoire formelle 653 » issue de la culture médiévale et qui renvoie le lecteur à sa propre bibliothèque mentale. L’imitation du modèle policier et la réécriture de G. Simenon sont considérées par l’auteur comme des étapes indispensables à la création romanesque, qui aboutissent à cette posture scripturale de la « coprésence », à cette activité de citation-refonctionnement, sorte de « répétition 652 BÉNABOU (M.), op. cit., p. 30. 653 ROUBAUD (J.), Poésie, etcetera : ménage, Stock, Paris, 1995, p. 10. 430 avec une distance critique 654 », selon L. Hutcheon, remettant en cause la capacité de l’œuvre littéraire à représenter et à imiter. Cette stratégie oulipienne de l’emprunt issue de la rhétorique de la variatio se manifeste également dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, à travers l’absorption de la théorie intertextuelle qui exhibe bien le refus de l’individualité auctoriale. Ainsi, recourant à la contrainte sémantique, I. Calvino intègre dans le tissu romanesque des éléments textuels qui fonctionnent comme le reflet des pratiques intertextuelles utilisées. Outre les phénomènes de références (« emprunt non littéral explicite 655 ») et d’allusions (« emprunt littéral non explicite 656 ») que nous avons déjà pu observer lors du traitement des contraintes allusionnelles, on peut dire que l’auteur textualise certaines pratiques qui relèvent du travail de transformation et d’assimilation des textes. Par exemple, l’écrivain S. Flannery avoue dans son journal sa tentation du plagiat, c’est-à-dire « une citation non démarquée 657 » reprise intégralement et sans indiquer qu’il n’en est pas l’auteur : Aujourd’hui, je vais tenter de recopier les premières phrases d’un roman célèbre, pour voir si la charge d’énergie contenue dans ce début se communique à ma main ; après avoir reçu la juste poussée, elle devrait être capable d’avancer pour son compte. Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K… Je recopie encore le deuxième alinéa ; il est indispensable pour qu’on soit emporté dans le flux de la narration […] Je m’arrête avant d’être submergé par la tentation de recopier Crime et Châtiment en entier. Pendant un instant, je crois comprendre ce qui a dû être le sens et l’attrait d’une vocation désormais inconcevable : celle de copiste. Le copiste vivait dans deux dimensions temporelles en même temps, celle de la lecture et celle de l’écriture ; il pouvait écrire sans l’angoisse du vide qui s’ouvre devant la plume ; lire sans l’angoisse que son acte propre manque de se concrétiser en rien de matériel 658. 654 HUTCHEON (L.), A Theory of Parody, New York, Methuen, 1985, p. 6. 655 BOUILLAGUET (A.), Proust lecteur de Balzac et de Flaubert. L’imitation cryptée, Champion, Paris, 2000, p. 31. 656 Id. 657 PIEGAY-GROS (N.), Introduction à l’intertextualité, Dunod, Paris, 1996, p. 50. 658 SPN, p. 189-190. 431 On retrouve comme chez J. Roubaud cette figure du copiste qui exacerbe le dialogisme scriptural-lectoral, réactive la dimension mémorielle de toute littérature et pallie l’angoisse de la page blanche. Sous cette posture du plagiaire se dévoile la conception oulipienne de la création en tant que re-création à partir des structures, des formes et des œuvres antérieures empruntées, comme le souligne C. Burgelin : Cette bibliothèque universelle s’offre comme un grenier où piller et dérober. Les oulipiens ont usé à satiété du plagiat, de la parodie ou du second degré (et plus encore des suivants). Mais lorsqu’ils se dénoncent joyeusement comme plagiaires, une fois de plus se déroule un jeu ambigu avec la notion même de création : sous le masque du plagiaire, l’auteur prend place et étouffe en douceur le plagiaire. En se revêtant du manteau de l’autre, en semblant ne se livrer qu’à une sorte de palimpseste, l’auteur se donne toute liberté de déploiement 659. Cette poétique du plagiat parcourt tout le texte calvinien puisqu’à la figure de l’écrivain-copiste se mêle celle d’une « équipe de nègres, experts dans l’art d’imiter le style du maître, avec toutes ses nuances et ses manières 660 » et qui pratiquent bien « l’intégration-absorption » des œuvres de S. Flannery. Situation éminemment paradoxale car le plagiat se trouve lui-même victime de « vulgaires contrefaçons 661 ». En fait, on peut dire que l’obscur personnage du traducteurfaussaire cristallise toutes les postures de manipulation textuelle étant donné qu’il apparaît comme l’instigateur de la mystification romanesque. Si l’on s’attarde sur l’onomastique du personnage, on constate qu’Hermès Marana incarne bien la figure du scripteur-falsificateur : « Hermès-Mercure, dieu de la communication et des médiations, qui sous le nom de Toth a inventé l’écriture et qui sous forme d’ « esprit mercuriel », comme le dit C.-G. Jung dans ses études sur l’alchimie et ses symboles, représente également le « principium individuationis 662 », à la fois le messager et le plus grand voleur et séducteur de la mythologie. Ce « Cagliostro des falsificateurs » proche de l’image italienne du traduttore-traditore, tente d’imposer la mystification comme un principe d’écriture et de lecture : 659 660 661 662 OULIPO, Un art simple et tout d’exécution, Circé, Paris, 2001, p. 17. SPN, p. 131-132. SPN, p. 191. CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 89. 432 […] Hermès Marana rêvait d’une littérature ne connaissant qu’apocryphes, fausses attributions, imitations, contrefaçons et pastiches. Si cette idée réussissait à s’imposer, si une incertitude systématique sur l’identité de qui écrit empêchait le lecteur de s’abandonner avec confiance − confiance non tant dans ce qui est raconté que dans la voix silencieuse qui raconte −, peut-être qu’il n’y aurait rien de changé, en apparence, dans l’édifice de la lecture… Mais en dessous, dans les fondements, là où le rapport s’établit entre lecteur et texte, quelque chose aurait changé pour toujours 663. Ce personnage, responsable de la frustration du lecteur, manipule aussi aisément les textes, l’enchevêtrement des incipit que les personnages, tels que l’éditeur, la lectrice, S. Flannery… Au chapitre 10, on apprend que Marana est devenu faussaire par amour pour la lectrice, par pari, afin de lui prouver que sa conception de la lecture était celle qui s’approchait le plus de la vérité. Cette lutte sera remportée par la lectrice qui parvient à trouver « des vérités cachées jusque dans le faux le plus outré 664 » et qui finit par épouser le lecteur. On remarque également que dans la fiction calvinienne, cette poétique de recyclage intertextuel prend fortement appui sur la problématique générique, qui induit tout un jeu d’imitation, de pastiche ou de parodie grâce à la combinatoire des incipit (roman policier, roman fantastique…). Nous ne reviendrons pas sur cette spécificité que nous avons développée dans la partie précédente, lors de l’analyse des réseaux d’influence. Cependant, il convient de souligner que la dynamique des genres mise en place dans ce roman participe bien de cette poétique de la co-présence, qui laisse deviner en filigrane ce jeu de réécriture et cette conception encyclopédique 665 de la littérature. Finalement, la problématique de la réécriture insérée au cœur même des romans calvinien et roubaldien, grâce au discours métatextuel régi par la contrainte, participe bien à cette mise en exergue de la fictionnalisation de l’univers textuel. 663 SPN, p. 170-171. 664 Id. 665 CALVINO (I.), Leçons américaines, Gallimard, Paris, 1989, p. 169. 433 En conclusion de cette partie portant sur l’hyper-roman oulipien comme fabula teoria, nous avons souhaité démontrer l’articulation réflexive reliant fiction et théorie littéraire. Il nous a semblé essentiel de suivre le cheminement du roman calvinien et roubaldien à partir de l’émergence programmée de ces « noyaux » conceptuels, qui proposent au lecteur une vision élargie de la littérature, à travers un balayage euphorique du champ de la production et de la réception. Toujours selon le principe d’hybridation cher à l’Ouvroir, qui favorise l’entrecroisement générique et métaréflexif, les auteurs ont mis au point toute une stratégie de la contrainte romanesque qui « parle de cette contrainte ». Nous avons ainsi tenté de rendre compte tout d’abord de la représentation oulipienne de l’univers auctorial qui ressort des deux romans, en essayant d’identifier les différents masques empruntés par I. Calvino et J. Roubaud. On a pu remarquer que l’instance créative oulipienne apparaît bien comme une notion pluridimensionnelle, fragmentée, une figure polyphonique mouvante, une construction hybride bi-vocale qui s’interroge sur sa propre spécificité et fonction, en multipliant les apparences (la figure de l’intellectuel, le Père des Récits, l’auteur apocryphe…). Puis, nous avons voulu cerner les dispositifs fictionnels qui participent à cette mise en scène de l’univers lectoral à l’intérieur des deux romans. Pour cela, il nous a semblé important de montrer la désacralisation des instances lectorales opérées par les deux auteurs, en abordant la construction de lieux spécifiques comme la librairie, la maison d’édition, le monde universitaire et la bibliothèque qui permettent la mise en place de tout un discours à double niveau (ludique / ironique). Cette présentation de l’univers lectoral s’appuie aussi sur une volonté de théorisation des postures lectorales, étant donné que les deux romans contiennent des modes d’emploi relatifs aux types de lectures (participative, sémiotique, intertextuelle…). Nous avons pu remarquer l’extraordinaire foisonnement des modalités lectorales qui découlent des modèles théoriques sousjacents identifiés et qui proposent d’innombrables parcours interprétatifs possibles. 434 Enfin, l’exploration de l’univers textuel représenté dans Si par une nuit d’hiver un voyageur et La Belle Hortense, nous a permis de terminer notre étude de l’hyper-roman oulipien par l’approfondissement des dispositifs métatextuels concernant l’art romanesque, et d’étudier comment la rhétorique métatextuelle oulipienne insère dans la fiction une réflexion sur les rouages et artifices romanesques, à partir de l’absorption de grandes problématiques, comme le traitement de la description ou les protocoles d’ouverture et de fermeture. De cela découle tout un travail sur les limites du texte romanesque qui prend appui sur la problématique de la réécriture, en tant que poétique de l’intertextualité. L’écriture sous contraintes postule, entre autres, l’intégration de textes préexistants par le biais d’une esthétique de la copie qui (re)-distribue certains éléments conceptuels comme le plagiat et (re)-crée une littérature encyclopédique. L’hyper-roman oulipien se définit donc comme une machine métatextuelle particulièrement complexe qui intègre une multitude d’éléments théoriques orchestrés par l’existence d’une contrainte spécifique : la contrainte de la fabula teoria. Pour achever, on peut dire que la littérature oulipienne apparaît bien, de par sa dimension encyclopédique et théorique, selon J. Roubaud, comme « une littérature traditionnelle d’après les traditions 666 ». Conclusion Finalement, concernant cette approche sémiotique comparée de deux romans oulipiens, nous tenons à signaler qu’il nous a semblé essentiel de déterminer avec précision, les caractéristiques de l’écriture romanesque à contraintes, tant du point de vue des modalités de son fonctionnement que de ses effets. À travers le corpus délimité, nous avons privilégié des catégorisations et des outils méthodologiques empruntés au champ de la narratologie, aux théories 666 ROUBAUD (J.), Poésie, etcetera : ménage, Stock, Paris, 1995, p. 206. 435 de la lecture et à la poétique de l’intertextualité, dans le souci d’aborder le prisme créatif oulipien sous ses multiples reflets. Nous nous sommes donc appuyés sur une « polyphonie » critique qui a pu nous permettre d’appréhender le plus justement possible la structuration labyrinthique oulipienne. Afin de mettre en valeur ces stratégies scripturales spécifiques, nous nous sommes attachés tout d’abord à répertorier les contraintes formelles et combinatoires propres aux univers romanesques, à partir de l’analyse des matrices structurelles diverses (modèle actantiel, carré sémiotique, sextine) qu’I. Calvino et J. Roubaud ont emprunté à la linguistique contemporaine ou à la tradition poétique, par le biais d’une technique de transposition, d’absorptiondérivation. Nous avons ainsi étudié les techniques d’enchâssement qui démultiplient les jointures narratives et les possibles romanesques, grâce aux ruptures syntagmatiques qui constituent, de manière paradoxale, un puissant facteur d’unification des fictions. L’hyperstructure oulipienne découle également du jeu des possibles narratifs qui contribue à l’organisation structurelle, grâce à un système programmé d’enchevêtrement des niveaux fictionnels et à un procédé de bivocalisation qui orchestre les dédoublements diégétiques chez I. Calvino, et qui aboutit à une véritable figuration polyphonique chez J. Roubaud. Cette exploration du plan de l’énonciation, nous a permis de rendre compte de la mise en scène de la figure auctoriale et lectorale au sein de ces métafictions qui multiplient les dispositifs métaleptiques et qui travaillent sur les limites entre référentialité et fictionnalité. Cependant, il nous est apparu primordial d’analyser les contraintes romanesques du point de vue également de la micro-structure. Pour cela, nous avons centré notre travail sur les contraintes génériques repérables dans les deux œuvres et sur le rapport du roman oulipien à la tradition littéraire. L’examen a d’abord porté sur cette poétique oulipienne de la variatio, qui prône le recours à l’imitation et au déplacement dans l’espace textuel calvinien. Nous avons ainsi pu constater que la matrice-cadre de Si par une nuit d’hiver un voyageur, à la fois 436 polycentrique et synchronique, engendre une hybridation générique forte du roman du lecteur et semble dériver d’une multitude de modèles (modèle anthropologique, littéraires et paralittéraires), qui fonctionnent comme des intertextes de référence et qui entrecroisent de façon kaléidoscopique, le conte, le modèle antique ou le modèle médiéval. Cet art de la bifurcation absorbe aussi certains modèles paralittéraires, puisque l’hétérogénéité générique mêle le romanfeuilleton au roman d’aventures, au roman policier ou au roman d’espionnage. Mais ce foisonnement générique atteint son apogée avec l’hyperconstruction narrative des dix incipit qui offrent au lecteur-voyageur un panorama vertigineux des grandes tendances du roman contemporain. L’étude des incipit calviniens, nous a permis de mettre en relief ce jeu avec les normes romanesques inhérentes à chaque sous-genre représenté, parfois difficilement catégorisable, et de voir comment l’auteur, grâce à toute une panoplie de contraintes, renouvelle la fiction romanesque par le biais du procédé d’hybridation. À ce propos, nous avons pu dresser le même constat concernant le traitement des conventions romanesques dans La Belle Hortense, puisqu’en privilégiant le roman policier, sorte de « palimpseste à déchiffrer », auquel il mêle la fiction amoureuse sous-jacente, J. Roubaud ne cesse de remettre en question les limites romanesques, en se jouant des contraintes du genre. Cela nous a donc amené à considérer l’hyper-roman oulipien comme une fabula teoria qui exhibe les rouages de l’œuvre littéraire. Concernant cette partie, nous avons tenté de montrer le fonctionnement de ces machineries réflexives qui dévoilent au lecteur, grâce à une multitude de procédés textuels (mise en abyme, métalepses, métatextualité…), certaines facettes de la littérature. Il nous a semblé indispensable de les structurer autour de la sélection de trois univers spécifiques (univers auctorial, lectoral, textuel) qui condensent de nombreuses références théoriques intégrées au tissu romanesque. Ainsi, à travers l’univers auctorial, nous avons pu observer comment la fiction oulipienne superpose à la strate narrative, une strate métatextuelle qui définit les postures de 437 l’écrivain et met en scène les vertiges de l’apocryphe. Ce cadrage théorique se manifeste ensuite à travers la représentation de l’univers lectoral qui permet aux auteurs de désacraliser de façon ludique certains lieux et instances, tout en déclinant de potentielles postures lectorales. Enfin, l’ultime univers, celui consacré au textuel, montre de manière ostentatoire les processus métatextuels, à partir d’une réflexion d’une part sur les éléments constitutifs qui émanent de l’art romanesque, et d’autre part sur la problématique de la réécriture, pierre angulaire de la poétique oulipienne. L’objectif de cette partie consacrée à l’approche sémiotique, aura donc été d’établir une typologie des nombreuses contraintes oulipiennes romanesques (contrainte structurelle, mathématique, combinatoire, numérique, allusionnelle, théorique…) à partir de l’étude comparée de leurs fonctions et de leurs effets dans La Belle Hortense et Si par une nuit d’hiver un voyageur. 438 TROISIÈME PARTIE APPROCHE DIDACTIQUE Au sein de la didactique du français et plus particulièrement de la didactique de l’écriture en tant que discipline de recherche, la problématique des apprentissages scripturaux constitue un lieu constant de questionnement qui intègre de multiples apports théoriques (socioculturels, ethnologiques, textuels, cognitifs, psycho-linguistiques…) et implique certains déplacements conceptuels contribuant à mieux cerner la posture du sujetscripteur. Depuis une trentaine d’années, grâce à une théorisation intégrative et à des pratiques didactiques innovantes (ateliers d’écriture, jeux d’écriture, écritures fictionnelles…), on assiste à un renouvellement de l’enseignement de l’écriture et de la littérature. Cependant, de par sa spécificité particulièrement complexe à appréhender en tant qu’objet de recherche, l’écriture reste un lieu de multiples tensions découlant de strates, de « niveaux » qui selon I. Calvino s’entrecroisent au cours du processus scriptural (processus psychologique, linguistique, cognitif, affectif…). Par rapport à la méthodologie de notre recherche, nous avons souhaité ici, en nous inspirant des réflexions de G. Genette dans L’Œuvre de l’art. La relation esthétique 1, opérer un déplacement en concentrant notre analyse non plus sur le produit (les romans oulipiens), mais sur la relation qui peut s’établir entre le producteur (« l’intention esthétique ») et le récepteur (« l’attention esthétique »). L’ultime partie de ce travail repose sur une série d’observations et de constats préalables concernant l’écriture au lycée (représentations des élèves, leurs difficultés, leurs performances…) et sur une volonté de s’interroger sur l’intérêt de la littérature à contraintes dans l’enseignement des lettres au lycée. Quelles relations entre écriture à contraintes, l’inventio oulipienne et écriture d’invention, l’inventio scolaire ? Comment l’enseignement de la littérature doit-il initier les élèves à la recherche de contraintes, de codes, de modèles culturels qui visent à leur permettre de savoir lire et écrire, tout en les amenant à dépasser leur propre représentation ? En 1 GENETTE (G.), L’Œuvre de l’art. La relation esthétique, Seuil, Paris, 1997. 441 d’autres termes : comment l’écriture d’invention peut-elle favoriser les apprentissages scripturaux au lycée ? Que peut apporter la métalittérature en situation d’écriture d’invention ? D’un point de vue méthodologique, cette étude a pour objectif d’examiner les perspectives de la littérature oulipienne à travers une approche didactique. La didactique étant, selon J.-F. Halté une « théorie des processus d’acquisition des connaissances 2 », et selon C. Garcia-Debanc « l’étude des conditions des modalités et de mise en œuvre et des effets d’intervention d’enseignements favorisant les apprentissages dans des classes ordinaires 3 », nous allons tenter de voir comment l’examen d’une approche socio-institutionnelle du phénomène oulipien et une approche sémiotique que nous avons menée sur deux œuvres romanesques peuvent permettre une exploitation didactique pertinente dans le cadre d’une séquence de français en lycée. En effet, après avoir cerné le pôle de la « création », il nous a semblé indispensable de nous pencher sur le pôle de la « réception » en privilégiant le public lycéen. Nous faisons l’hypothèse que les contraintes oulipiennes à l’œuvre dans les fictions romanesques, sous la forme souvent de pratiques hypertextuelles ou métatextuelles, peuvent servir de fondement à l’écriture d’invention et participer de manière fondamentale à l’acquisition de compétences scripturales en liaison avec la lecture. Ainsi, nous allons tout d’abord essayer de contextualiser la polémique suscitée par la mise en place de l’écriture d’invention dans les nouveaux programmes du lycée (2000), afin de déterminer une typologie des enjeux qui se cachent sous les différents discours à l’intérieur du champ 2 3 HALTE (J.-F.), « Didactique et enseignement du français », Perspectives didactiques en français, Actes du colloque de Cerisy, Metz, Centre d’analyses syntaxiques de l’université de Metz, 1990, p. 29. GARCIA-DEBANC (C.), « Processus rédactionnels et pédagogiques de l’écrit », Pratiques, n° 49, mars 1986, p. 23. 442 institutionnel. Puis nous nous interrogerons sur l’intérêt des contraintes oulipiennes au lycée en abordant la problématique des compétences lectorales et scripturales visées. Notre analyse proposera enfin des dispositifs pédagogico-didactiques à partir de la littérature de l’Ouvroir par le biais d’un descriptif de pratiques réalisées en classe. I Analyse d’une polémique autour de l’écriture d’invention : essai de réception Il s’agit ici de proposer une succincte étude des débats passionnés suscités par l’insertion de l’écriture d’invention dans le cadre des Instructions Officielles du lycée. Nous allons ainsi tenter d’élaborer un « essai de réception » des discours conflictuels, voire violents parfois, émanant des différents acteurs du champ pédagogique à propos de ce nouvel exercice. En cela, on peut dire, à l’instar d’Y. Reuter que toute écriture s’inscrit dans des sphères socio-institutionnelles étant donné que : l’écriture est une pratique sociale, historiquement construite, impliquant la mise en œuvre généralement conflictuelle de savoirs, de représentations, de valeurs, d’investissements et d’opérations, par lesquels un ou plusieurs sujets visent à (re)produire du sens, linguistiquement structuré, à l’aide d’un outil, sur un support conservant durablement ou provisoirement de l’écrit, dans un espace socioinstitutionnel donné 4. Face à la multiplicité et à la diversité des discours qui s’articulent essentiellement sur une structure bipolaire de type dialectal (les pro-, les anti-), nous avons choisi de présenter trois axes, qui selon nous visent à délimiter les principaux enjeux de cette lutte institutionnelle à propos de l’écriture d’invention. On s’attachera dans un premier temps à développer les enjeux socioculturels que véhiculent de nombreux discours, puis nous aborderons les enjeux conceptuels et la problématique des valeurs dominantes à travers 4 REUTER (Y.), Enseigner et apprendre à écrire, Paris, ESF, 1996, p. 58. 443 cette lutte des dogmes, avant d’achever l’analyse par l’enjeu poétique qui constitue un point de tension particulièrement sensible dans les débats. A) Les enjeux socioculturels Il va sans dire que les projets de réforme touchant à l’enseignement du français ont toujours suscité de nombreuses réactions et discussions comme en témoignent certains travaux 5. Si l’on observe les discours propres à cette réforme, à partir de 2001, on constate qu’un premier type d’enjeux cristallise les tensions : un grand nombre d’articles ou de textes traitant des nouveaux programmes s’inquiète en effet des disparités socio-culturelles que peut induire cette réforme. Les débats se focalisent notamment sur la notion de culture littéraire et soulèvent le problème du rapport d’une culture dominante à une culture dominée. Le discours d’une partie des défenseurs de la réforme recourt à l’argument de l’égalitarisme pour justifier ce besoin d’évolution et de diversification culturelle, et irrite au plus haut point les adversaires du nivellement culturel qui récusent le prétexte de l’égalisation des chances, comme le montrent ces exemples : Considérons à présent la réalité de l’enseignement. En un temps qui proclame la mort de la littérature et déclare sus aux lettres, au nom prétendument de l’égalité des chances, la non-littérarité de la Renaissance serait un atout et à tout le moins un alibi. Rien de moins bourgeois et donc de moins suspect que le XVIe siècle 6 ! Mais enfin on se lasse tout de même de voir aujourd’hui les plus ignorants tenir si souvent le haut du pavé et comme on dit faire l’opinion, et On se fatigue un peu que la nouvelle doxa soit à ce point fondée sur des sottises et des contresens. De ce que la littérature ait longtemps été le fait d’une élite, il n’y a pas à inférer d’abord, que la littérature soit elle-même élitiste. Concevrait-on d’affirmer un instant sans rire 5 6 HOUDART-MEROT (V.), La culture littéraire au lycée depuis 1880, Rennes, PUR, 1998. JEY (M.), La littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Recherches textuelles, n° 3, Paris, Klincksieck, 1998. PETITJEAN (A.), « Histoire de l’écriture d’invention », Pratiques, n° 117-118, juin 2003, p.181-207. LESTRINGANT (F.), « La littérature en sa verdeur ou de l’utilité de la Renaissance », Europe, n° 863, mars 2001, p. 254. 444 qu’une adéquation du second degré est plus élitiste qu’une simple addition au prétexte que les esprits capables de la résoudre sont moins nombreux 7 ? Et surtout, On pouvait créditer les ministres d’une intention louable ou d’une bonne excuse, puisque ces naïfs croyaient qu’il était nécessaire de s’adapter au nombre croissant des élèves dont certains n’étaient guère familiers d’une culture à laquelle leur famille n’avait pas pu les préparer. Nous savons aujourd’hui quelle sottise ce fut, et qu’une telle politique allait à rebours de cette égalité des chances qu’elle visait et que nous sommes farouchement décidés à maintenir, ou bien plutôt à rétablir, car jamais elle n’a été plus menacée 8. Certains acteurs du champ institutionnel (enseignants, chercheurs, écrivains), membres de l’élite républicaine, dénoncent cette « nouvelle doxa » et récusent − malgré les études portant sur les formes d’acculturation des lycéens 9 inhérentes au phénomène de massification du secondaire − cet argument égalitaire qui implique un inévitable élargissement culturel et induit donc une modification de la culture légitime. En réponse à leurs détracteurs, les responsables des nouveaux programmes avancent l’argument de « la nouvelle situation culturelle 10 » due à la mutation du lycée : face à l’augmentation massive des effectifs lycéens dans les années 80, A. Viala et A. Petitjean soulignent la nécessité de prendre en compte les différences socio-culturelles des lycéens et d’adapter l’enseignement à ce nouveau public. Ils affirment […] que les inégalités d’héritage culturel familiales sont un des facteurs majeurs des inégalités sociales face à l’éducation : inégalités d’habitus, et inégalités des moyens d’aide aux acquisitions, en dehors de l’École, et non des inégalités des besoins et des désirs d’instruction, précisons-le tout de même pour dissiper les malentendus. Ces inégalités se traduisent notamment dans des rapports diversifiés avec la langue « normée ». Le « français pour tous », c’est la prise en compte et en charge de ces inégalités 11. 7 8 9 10 11 JARRETY (M.), « L’avenir d’un passé », Europe, n° 863, mars 2001, p. 201. COLLECTIF, « C’est la littérature qu’on assassine rue de Grenelle », Le Monde, vendredi 3 mars 2000, p. 14. LAHIRE (B.), Les Manières d’étudier, La Documentation française, Paris, 1997. PETITJEAN (A.), VIALA (A.), « Les nouveaux programmes de français au lycée », Pratiques, n° 107-108, déc. 2000, p. 17. Id. 445 Les citations suivantes soulignent d’autant mieux les divergences d’opinions qui séparent les tenants des deux discours, dans la mesure où les premiers s’appuient sur l’héritage culturel de l’école du XIXe siècle et les autres sur la nécessité d’une ouverture et d’une accessibilité collective au même héritage : N’alléguons pas Péguy, dont la mère rempaillait des chaises qui entra rue d’Ulm (à l’École Normale Supérieure en 1894, NDLR) avant de devenir écrivain et qui sans la formation de cette école là ne fût pas − songeons-y un instant − devenu écrivain, ni Camus, aussi pauvre et aussi démuni et qui doit se retourner dans sa tombe, ni tant d’autres encore. Mais enfin, c’est de cela qu’il s’agit. Les petits Péguy d’aujourd’hui sont bien souvent des beurs : quelle plus grande preuve d’estime, d’intérêt et de respect pourrions-nous leur manifester que de leur donner la chance de la culture, au lieu de leur claquer la porte au nez en décrétant : « Pas de littérature pour vous ! » Quelle meilleure chance d’intégration donner aux jeunes immigrés que de leur apprendre le latin et le grec pour qu’ils ouvrent les yeux sur l’unité de cette culture méditerranéenne qui est à la fois la leur et la nôtre 12 ? Il importe, en premier lieu, de reconnaître que le monde des langages vit et change et qu’imposer des règles souvent désuètes ou sur-normées de la langue et de la culture nationalement légitimes, c’est prendre le risque d’enfermer nombre d’élèves dans leur environnement culturel, familial et de quartier, et d’encourager ainsi le développement de communautarismes étroits 13. La déclaration de l’Académie française laisse par ailleurs émerger la crainte d’une possible disparition des filières élitistes, consécutive à la mise en œuvre d’une « pédagogie moderne ». Ainsi, les Académiciens affirment que La pédagogie moderne s’efforce non plus de faire émerger les dons naturels des moins favorisés socialement, mais de vider l’enseignement de contenus au point qu’il n’y existe plus aucun critère d’excellence. L’égalitarisme idéologique renforce ainsi les inégalités, puisque les élèves qui veulent vraiment apprendre empruntent alors des itinéraires privilégiés et sélectifs, dont seules les familles aisées connaissent les accès et peuvent assurer les coûts. Il existe certes une façon de lutter contre ce nouvel élitisme social : ce serait de détruire les grandes écoles. C’est d’ailleurs ce à quoi ont commencé à s’employer les nouveaux pédagogues. S’ils réussissaient, ils auraient ainsi parachevé leur œuvre et permis qu’il n’y ait plus en France aucun diplôme supposant qu’on ait appris quelque chose pour l’obtenir 14. 12 13 14 COLLECTIF, op. cit, p. 26. PETITJEAN (A.), VIALA (A.), op. cit, p. 18 ; Académie Française, Déclaration de l’Académie Française sur le recul des études littéraires, 6 avril 2000, consultable sur le site de l’Académie : http://www.académiefrançaise.fr/actualites/index.html. 446 On remarque ainsi à travers ces citations l’importance du rôle des espaces institutionnels légitimés dans le champ par rapport à la position des agents. Mais en fait, le véritable point d’achoppement repose sur un malentendu aisément identifiable étant donné que les concepteurs du programme n’ont jamais promulgué la mort de la culture littéraire, mais ont plutôt envisagé sa diversification. Ainsi, l’étude des textes littéraires réputés « classiques » peut se combiner à l’étude de textes plus inhabituels dans la pratique des classes. L’autre enjeu majeur du débat se situe au niveau du rôle des agents à l’intérieur du champ pédagogique et pose le problème de la modification du rapport professeur-élève. Dans de nombreux textes, on perçoit la critique récurrente du problème de la « centration » des nouveaux programmes sur l’élève, qui émane de toute évidence de la théorie de la réception et des travaux didactiques sur le lecteur-scripteur apprenant. Selon A. Joste, cette position de suprématie de l’élève au cœur du système éducatif s’avère intolérable et remet en cause le bien-fondé du principe de hiérarchisation : « La doctrine littéraire d’Alain Viala et d’autres membres du Groupe d’experts, privilégiant le récepteur plutôt que l’émetteur en mettant le second au service du premier, correspond à l’actuelle vision politique de l’élève réussissant sans jamais penser 15. » Derrière la crainte de cette centration pédagogique sur l’élève que postule, entre autres, l’écriture d’invention selon ses détracteurs, on peut voir émerger une remise en cause du statut du professeur et le rejet de cet affaiblissement du rôle du « garant du savoir » au profit d’un enseignant-coopérant résolument dévalorisant. Ces deux citations font émerger deux conceptions différentes de l’enseignement : 15 JOSTE (A.), Contre-expertise d’une trahison. La réforme du français au lycée, Mille et une nuit, Paris, 2002, p. 6. 447 les professeurs de demain ne seront plus des maîtres chargés de transmettre un savoir et toute la rigueur de méthodes qu’il suppose, mais des animateurs qui ne parleront plus d’une littérature qui sera pour eux chose passée 16. Enseigner la littérature, ce n’est pas l’unique compétence professionnelle du « prof de lettres » puisqu’il doit adjoindre à son rôle d’initiateur culturel celui d’un spécialiste de la langue et de l’écriture et plus généralement des « méthodes de travail 17. Cette crispation sur la place de l’élève à l’intérieur du dispositif pédagogique implique de fait, soit une méconnaissance, soit le rejet des théories sociocognitivistes qui justifient l’activité de l’apprenant à l’intérieur des interactions scolaires. Ces théories conseillent en outre de partir des pratiques scripturales des lycéens parce que « les sujets construisent activement savoirs et compétences (à la différence de cadres transmissifs dans lesquels les élèves sont considérés comme de purs récepteurs) 18 ». Y. Reuter montre ici l’importance du rôle du lycéen dans la construction des savoirs et des compétences à acquérir. On voit donc clairement se déployer tout un discours de la conservation des rôles des acteurs, qui s’appuie sur une sorte de bienséance socioculturelle garante du positionnement légitime et qui s’oppose aux objectifs du nouveau programme. Enfin, si l’on se place du point de vue des enseignants par rapport à l’introduction de l’écriture d’invention au lycée, on note également que cette nouvelle référence suscite bien des craintes légitimes et pose de façon accrue la question récurrente de l’évaluation de cette épreuve. En effet, dans de nombreux discours, on remarque que l’évaluation semble focaliser doutes et crispations, comme le soulignent ces extraits issus d’un espace de discussion pour professeurs de français sur le site « Sauvez les lettres 19 » : 16 17 18 19 COLLECTIF, op. cit, p. 14. PETITJEAN (A.), « Valeurs, savoirs et textes dans les I.O. du lycée », Pratiques, n° 101-102, mai 1999, p. 118. REUTER (Y.), op. cit., p. 79. Site « Sauvez les lettres » : [ http : //www.sauvezleslettres.fr ]. 448 Je suis irréductiblement opposé au sujet d’invention et voici pourquoi: une raison éthique, et je dirai philosophique. Un examen terminal a pour fonction la validation des savoirs, et non la vérification de la conformité de la personne (l’élève) à un modèle émanant du projet politique qui sous-tend les élucubrations du GTD. Un exercice d’invention est en soi le lieu du subjectivisme triomphant, cela crée donc un obstacle docimologique rédhibitoire que on croit résoudre en faisant intervenir des consignes impliquant des contraintes rhétoriques et/stylistiques, ce qui implique la transformation de notre enseignement en un catalogue desséché de figures de style à connaître. Comme si la métaphore, la polyptote, le zeugma et autres épigones de la cuistrerie pouvaient s’enseigner. C’est réduire la littérature à la mise en oeuvre de techniques, d’où le risque de fétichisme méthodologique qui pourrait aboutir à des copies qui respecteraient à la lettre le protocole rhétorique imposé mais qui seraient le lieu d’une vacuité de pensée qui n’a de nom dans aucune langue. Quant au concept de créativité, cela fait partie des expressions à la mode mais tout à fait vide de sens du nihilisme contemporain, au même titre que le principe de précaution. J’ai en de multiples contributions eu l’occasion de pourfendre la superstition rhétorique qui avilit nos études littéraires. Le terme de travail d’invention me semble relever d’une véritable supercherie. En fait d’invention il s’agit d’appliquer des consignes (est-ce d’ailleurs vraiment novateur ?) et essayer tant bien que mal, pour l’élève (pardon: l’apprenant) comme pour le professeur d’imiter tel ou tel écrivain (il faudra bien fournir un corrigé...) . Je pense que c’est un exercice qui ponctuellement peut permettre de vérifier si un élève a compris le fonctionnement des figures de style ou du système énonciatif, mais sans doute pas leur intérêt (ce qui est plutôt du domaine d’un artiste authentique). Personnellement, j’estime que les élèves doivent apprendre à réfléchir de manière rigoureuse (sur le « monde » ou sur une oeuvre qu’ils ont étudiée) mais qu’il n’est pas nécessaire d’écrire comme... (je vous laisse compléter avec le nom de votre auteur préféré...) . Quant au côté « agréable » de la correction, je n’arrive pas à y croire... L’ennui me semble une composante essentielle de la lecture d’un paquet de copies et il faut en prendre son parti. Face à cette avalanche d’hostilités concernant ce nouvel exercice, on retrouve cependant quelques rares professeurs qui émettent un autre avis sur le sujet : Les principales objections émises par des collègues : - les élèves ne feront plus rien en français (certains ajoutent que c’est le but de la manœuvre...) - comment évaluer les copies de façon équitable? Mes propositions pour répondre à ces objections: - que les sujets soient élaborés de façon à faire intervenir des contraintes précises et techniques (par exemple, emploi de tel registre ou de telle focalisation, figure de style...): les élèves devraient donc avoir assimilé ces notions durant l’année. - que l’évaluation en soit exigeante et fondée sur des critères bien définis (respect des consignes, cohérence, invention, langue...) Mes arguments: - la créativité serait valorisée (on peut être créatif tout en respectant des contraintes) 449 - l’enseignement du français en 1ère y gagnerait une dimension qui lui manque (estce qu’on imagine des épreuves d’arts plastiques qui consisteraient uniquement en commentaires?) - s’entraîner à utiliser des techniques littéraires permet de mieux les percevoir dans un texte et développe la sensibilité littéraire - cela pourrait être intéressant à corriger! (pourquoi ne pas tenir compte de cet aspect ?) Outre une longue liste de reproches, on voit émerger dans d’autres discours l’argument inquiétant de la nouveauté qui peut susciter évidemment des interrogations et avoir un effet déstabilisant pour l’enseignant. La difficulté provient du fait de l’absence d’une grille formalisée des exigences comparable à celle existante pour les autres épreuves, même si l’existence de cette dernière conduit à scléroser les pratiques didactiques. À cela, il faut ajouter le flou « méthodologique » des Instructions Officielles concernant l’évaluation qui se contentent de signaler : la notation se justifie, par étapes, en fonction de l’accomplissement de consignes précises : − respect des étapes nécessaires dans l’élaboration et réalisation du projet ; − réalisation d’un texte correspondant à l’ensemble des consignes et des contraintes qu’imposaient le protocole de départ ; − correction et précision dans la syntaxe et le vocabulaire ; − enfin et surtout, ampleur des apports d’amplification (enrichissement par la recherche d’idées) 20. Le manque de précision et de clarté du texte officiel peut être générateur de dérives, de focalisations abusives, systématiques comme le montre cet extrait : Nous refusons « l’écriture d’invention », exercice de collège qui par définition ne pourra faire pendant l’année l’objet d’aucune préparation de formation des esprits. Or tout porte à croire que cet exercice, pour lequel la notation ne pourra guère prendre en compte que la qualité de la langue, sera choisi par l’écrasante majorité des élèves 21. 20 21 Ministère de l’Éducation Nationale, « Accompagnement des programmes de français », classes de seconde-première, Paris, CNDP, 2001, p. 95. Association des professeurs de lettres, « Le scandale annoncé du bac de français », Le Monde, 5 avril 2001, p. 10. 450 De plus, d’un point de vue sociologique, le professeur, de par sa formation universitaire et du monopole du modèle dissertatoire, peut aussi se sentir mal à l’aise pour évaluer un exercice qu’il n’a peut-être lui-même jamais pratiqué, et, qui plus est, risque d’être éloigné de ses propres codes scripturaux. Mais nous n’aborderons pas ici la question de la formation des enseignants, par contre, on peut noter la présence d’un autre « frein » : la capacité du professeur à évaluer le domaine de la créativité avec toutes les applications socioculturelles qui en découlent, comme le critère de la subjectivité, la « beauté » du texte, le stéréotype du génie créateur qui peuvent paralyser ou « parasiter » tout jugement de valeur. En fait, ces constats nous amènent à la problématique de l’évaluation dans le champ didactique, la fameuse « docimologie », cette science d’évaluation en pédagogie qui suscite également bien des polémiques. Concernant l’écriture d’invention, il convient de cerner les différentes formes d’évaluation scolaire, les attentes précises du professeur (savoirs, savoir-faire…) et la cohérence du processus d’évaluation. En effet, l’enseignant est en droit de s’interroger : que s’agit-il de diagnostiquer et comment ? Ces questions légitimes posent le problème de la difficulté à cerner le processus scriptural à cause de la « multidimensionnalité 22 » de cette pratique (aspects linguistiques, affectifs, cognitifs…) et de l’inadéquation des outils d’évaluation, avancée par certains, pour appréhender l’écriture d’invention. Cependant, on peut tout de même formuler quelques propositions. En multipliant tout d’abord les procédures d’évaluation formative (d’orientation, de régulation) qui instituent le droit à l’erreur de l’apprenti scripteur et lui procurent des jugements de valeur destinés à le faire progresser. Les écrits d’invention ne doivent pas uniquement reposer sur une évaluation certificative, mais bien s’inscrire dans une stratégie 22 HALTE (J.-F.), « Didactique de l’écriture, didactique du français : vers la cohérence configurationnelle », Repères, n° 26-27, 2002-2003, p. 32. 451 évaluative qui instaure une comparaison et une progression des performances scripturales de l’élève. Ces écrits sont donc évaluables à condition de mettre en place une identification précise de l’objet d’apprentissage, en termes de savoirs et de compétences, et surtout à condition d’expliciter à l’élève les critères qui seront pris en compte lors de cet exercice : Ce n’est plus un exercice qu’on évalue, mais une capacité, la capacité créative. Ce que on mesure, ce ne sont plus des écarts (à la norme), mais des déplacements du sujet, du texte, de la culture, qui peuvent être soit des décentrages, soit des recentrages par rapport à ce qu’on attendait. La méthodologie change elle aussi : plus descriptive et explicative que normative, plus facile à transposer dans l’autoévaluation, elle habitue l’élève à prendre en compte les points positifs comme les négatifs, sans les couper du contexte où parfois ils s’équilibrent 23. Trop souvent en effet, l’évaluation sommative est dominante et la stabilité ainsi que la clarté des critères d’évaluation restent implicites. L’écriture d’invention nécessite au contraire une explicitation détaillée du problème d’écriture à résoudre, des contraintes formelles et sémantiques à prendre en compte pour la réalisation de l’exercice, en plus de l’attention habituelle à accorder à la maîtrise de la langue et valable aussi pour la dissertation comme pour le commentaire littéraire. Cette pratique scripturale spécifique ne s’apparente nullement à une « créativité sauvage », mais oblige l’élève scripteur et lecteur à adopter une posture d’auteur attentif aux protocoles d’écriture inhérents à la création. On peut dire que la question de l’évaluation, tout comme celle de la culture littéraire et de la problématique du positionnement élève-enseignant dans le système didactico-pédagogique relèvent d’enjeux idéologiques forts faisant débat et exacerbant la lutte des pôles institutionnels. 23 BIAGIOLI-BILOUS (N.), « École, écrit et créativité », Le Français aujourd’hui, n° 127, sept 1999, p. 15-16. 452 B) Les enjeux axiologiques Derrière ces discours contradictoires, parfois corrosifs, se cachent également des antagonismes qui renvoient à des enjeux axiologiques, c’est-à-dire aux enjeux de concepts et de valeurs contestés par les uns et défendus par les autres. Dans cette partie, nous allons sélectionner et analyser quelques notions (dominantes-dominées) qui nous semblent particulièrement emblématiques du débat. Tout d’abord, il convient de revenir sur la question de l’héritage culturel commun, mais cette fois à partir de la problématique de la légitimité des textes à enseigner. En pratiquant une étude comparée de divers discours, on note une sorte de réactivation de la querelle des Anciens et des Modernes, qui exalte le passé contre le présent ou plus exactement, la « tradition » des œuvres littéraires enracinée dans la culture commune, contre une représentation élargie de ladite culture incluant des œuvres françaises et francophones, c’est-à-dire selon A. Finkielkraut, « une culture contre la cuculture 24 » : À chaque époque, ses grandes querelles. La nôtre est le théâtre d’une bataille épique entre la culture et la cuculture. Une révolution cuculturelle est aujourd’hui à l’œuvre qui, pour mieux dénoncer la sélection et l’exclusion par les classiques, enrôle les classiques au service de la lutte contre l’exclusion, comme en témoigne ce travail d’écriture créative donné à des élèves de première L à la suite d’un cours sur La Fontaine et la loi du plus fort : « Imaginez en prose le discours d’un SDF ou d’un sans-papiers à l’Assemblée Nationale. » On le voit : l’abandon progressif de la glose (poussiéreuse) et du commentaire (académique) pour les exercices d’imagination, débouche sur le triomphe sans partage de la doxa, c’est-à-dire, en guise de liberté sur la mise en conformité de chacun, dès ses premiers pas dans l’existence pensante, avec les éditoriaux de France-Inter 25. On constate par rapport à cette opposition de nombreuses crispations qui résultent de la mise en tension de systèmes axiologiques divergents. Les détracteurs de la réforme reprochent dans un premier temps aux « péda- 24 25 FINKIELKRAUT (A.), « La Révolution culturelle à l’école », Propositions pour l’enseignement littéraire, PUF, Paris, 2000, p. 95. Id. 453 gogues modernes » une ouverture trop marquée du corpus des œuvres littéraires enseignables, étant donné que les responsables du programme ont donné « la priorité aux phénomènes littéraires français et francophones, et élargi, en première, la perspective à l’espace littéraire européen 26 ». A. Petitjean propose donc de passer d’un enseignement centré sur la littérature classique française à un enseignement plus ouvert sur les littératures francophone et européenne, sans pour autant négliger la littérature patrimoniale. Si l’on consulte les programmes d’accompagnement, on peut ainsi observer la présence d’auteurs « recommandés » pour chaque genre qui marque concrètement cette ouverture : « Calvino, Garcia Marquez, Chraïbi, Hampaté Bâ, Neruda, Rilke, Fitzgerald… 27 ». Cette évolution culturelle proposée à l’enseignant comme à l’élève est vécue comme une agression par ses opposants et une volonté délibérée de faire tabula rasa de la tradition, comme le souligne M. Jarrety : « Pour couper court à l’élitisme d’une littérature d’héritiers, sabotons l’héritage, quitte à condamner les nouvelles générations désorientées dans un présent désamarré. Tel est le remède de nos modernes à la crise de l’école 28. » Le fait de mettre sur le même plan axiologique la littérature française, francophone et européenne provoque des réactions émotionnelles générées par la peur de perdre un héritage culturel. On voit surgir, là, le problème de la hiérarchisation des œuvres littéraires et l’affirmation, sous-jacente, de la suprématie d’une littérature « classique » dépositaire des humanités face à la littérature moderne et européenne, comme le montrent ces deux extraits : 26 27 28 PETITJEAN (A.), « Quelques orientations théoriques et didactiques », L’École des Lettres, n° 7, spécial, 1999-2000, p. 67. Ministère de l’Éducation Nationale, « Accompagnement des programmes de français », classes de seconde-première, CNDP, Paris, 2001, p. 32-40. JARRETY (M.), « Littérature et enseignement : l’avenir d’un passé », Europe, n° 863, mars 2001, p. 201. 454 Le problème est que le maintien de quelques grands textes parvient mal à cacher une incroyable dégringolade dans la médiocrité 29. Les humanités ont vieilli quand on les a réputées vieillies pour moderniser un enseignement qui sut accueillir des contenus modernes, c’est-à-dire simplement nouveaux, puisque le nouveau, quel qu’il fût, devenait une valeur 30. Cependant, on ne voit pas en quoi la littérature nationale, certes inestimable et indispensable à l’enseignement du français au lycée, serait plus légitime que la littérature francophone ou européenne. L’élargissement culturel porte non seulement sur le corpus des textes, mais aussi sur l’intégration d’une « représentation élargie de ladite culture au cinéma, à la peinture, à la musique, à la chanson 31 ». Il est évident que ce choix institutionnel peut susciter des réactions qui se dissimulent très souvent sous la dénonciation de la démagogique nouveauté, comme on peut le remarquer ici : « Lieu de transmission des savoirs, l’école n’a pas en effet à courir derrière le nouveau − que remplacera bientôt le plus nouveau que le nouveau −, ni derrière une actualité dont la télévision, précisément, donne chaque jour à tous les élèves le spectacle 32. » On voit bien ici l’affrontement de deux systèmes axiologiques divergents, c’est-à-dire un modèle légitimiste qui vise à imposer une hiérarchisation des valeurs dans la sphère de la culture littéraire et un modèle polysystémique qui cherche à élargir les valeurs en intégrant différentes approches. Corrélativement, ce débat sur l’ouverture culturelle amène un autre sujet de dissension récurrent, celui des valeurs se rapportant à la notion de littérature. Comme le souligne lui-même A. Petitjean, les détracteurs de la réforme se sont appuyés à juste titre sur le « flou axiologique » 29 30 31 32 JARRETY (M.), « La Nostalgie de l’ambition », Propositions pour les enseignements littéraires, PUF, Paris, 2000, p. 7. JARRETY (M.), op. cit., p. 201. PETITJEAN (A.), op. cit., p. 67. JARRETY (M.), op. cit., p. 202. 455 concernant la définition de la littérature, inexistante dans les Instructions Officielles. On a pu voir ainsi apparaître une multitude de discours qui revendique une pratique esthétique de la littérature véhiculant certaines valeurs (le « beau », le « vrai », la « sensibilité ») mise à mal par les tenants d’une pratique davantage centrée sur l’exploitation de catégories plus textuelles (le « discours », la « paralittérature », la « textualité »…). Les défenseurs des valeurs esthético-symboliques s’élèvent contre une littérature discours, apanage des sciences, comme le prouvent ces extraits : Toujours est-il que la plupart des enseignants préfèrent s’abriter derrière la science (sciences « molles », sciences inexactes, hautement conjecturales − histoire, linguistique, rhétorique, sociologie, psychologie, etc. : ce n’est pas nier la pertinence relative de ces disciplines que de mettre en doute leur capacité à saisir le vif du sujet en matière de littérature) plutôt que d’avouer quelle part de subjectivité entre dans l’image qu’eux aussi se font des œuvres et de leurs auteurs. Dans l’esprit de l’école historique et du positivisme, ils ont pris l’habitude de considérer les textes du passé comme des sortes de vestiges archéologiques dont on pourrait, par l’analyse, reconstituer la cohérence et préciser la signification. Au structuralisme rigide des freudo-marxistes des années de plomb ont succédé la vogue du formalisme et de la narratologie puis celle, récente, de la « critique génétique » qui elle aussi envisage le texte comme un document : que la stratigraphie remplace l’épigraphie ne donne pas pour autant accès au vif du sujet, au nerf de l’écriture elle-même, au geste qui trace 33. En écrasant les textes en leur batterie de gaufriers inutiles, nos pédagogues modernes tuent la littérature en la privant de sa dimension esthétique, de ses effets et de son sens : c’est-à-dire justement de tout ce qui la définit 34. Une tension évidente se noue autour de cette pratique des textes d’obédience scientifique : on pense qu’elle désacralise la littérature et on rejette tout recours aux conceptualisations théoriques qui fournissent pourtant des outils d’analyse indispensables lors du processus interprétatif du texte littéraire. Le modèle esthético-symbolique exclut, de surcroît, toute ouverture textuelle, notamment la paralittérature qui fonctionne comme une notion-repoussoir dans de nombreux discours : Le Rouge et le Noir n’est pas plus élitiste qu’un roman de gare : il est simplement plus profond, et comprendre sa profondeur suppose précisément cette culture que 33 34 PETIT (M.), « Lire, écrire, enseigner », Europe, n ° 363, mars 2001, p. 216. JARRETY (M.), op. cit., p. 205. 456 l’école doit offrir aux enfants pour qu’ils trouvent rapidement à le lire plus de plaisir que n’en offrira jamais aucun roman de gare 35. Une étape ultérieure fut franchie quand cette littérature fut insensiblement dissoute dans l’eau tiède de la « para-littérature », production légère à la mode du jour, superficielle et hâtivement écrite, mais prête à consommer : plus besoin d’ennuyer les élèves avec les subtilités lexicales ou syntaxiques de La Fontaine ou de La Bruyère 36. Cette citation contient une dévalorisation forte de la paralittérature, en tant que production clairement élargie, qui vise à établir son absence prétendue de valeur esthétique, et sous laquelle se cache implicitement la condamnation de la culture populaire au profit d’une sphère culturelle légitimée. L’étiquetage sémantique à connotation fortement dysphorique « production légère », « à la mode », « superficielle » qualifiant la paralittérature renvoie à la « peur de la masse » et aux craintes des lettrés dès qu’une « extension de la culture devient matériellement possible 37 ». Y. Reuter souligne ainsi les crispations générées dans le champ socioculturel chez les tenants d’une culture dominante. Ce conservatisme se manifeste fortement aussi à propos d’un autre concept inhérent à la littérature, l’auteur et qui se rattache à la problématique de la créativité. On sait combien les théories sur l’écriture de type critique (textuelle, génétique…) ont contribué à remettre en cause la figure traditionnelle de l’auteur et l’idéologie charismatique du don, de l’inspiration qui en découle. Et pourtant, on trouve encore dans de nombreux discours une conception romantique qui émane du mythe de l’originalité et de l’individualité faisant l’apologie de l’excellence et qui s’oppose aux directives des nouveaux programmes axés sur la dimension générique et sur la dimension institutionnelle de l’œuvre, où l’auteur 35 36 37 JARRETY (M.), op. cit., p. 201. COLLECTIF, « C’est la littérature qu’on assassine rue de Grenelle », Le Monde, vendredi 3 mars 2000, p. 13. REUTER (Y.), « Les paralittératures : problèmes théoriques et pédagogiques », Pratiques, n° 50, juin 1986, p. 7. 457 apparaît comme un « producteur » à l’intérieur du champ littéraire. En témoignent ces deux extraits : La pédagogie moderne s’efforce non plus de faire émerger les dons naturels des moins favorisés socialement, mais de vider l’enseignement de contenus au point qu’il n’y existe plus aucun critère d’excellence 38. L’auteur − le grand, pas le faiseur − dans son individualité unique, avec sa place dans l’histoire, ses engagements, son intervention radicale, ses leçons, son génie de la langue ? Aucun intérêt. Aseptisons. Travaillons sur le « mouvement » (quelle abstraction problématique !) et sur le genre. Perspective n° 2 (« Le récit : le roman ou la nouvelle ») : « Le but est de faire apparaître le fonctionnement et la spécificité d’un genre narratif ». Balzac ? Connais pas. Ô Aristote, Brunetière et Benveniste, que d’« âmes sensibles » on émascule en votre nom 39 ! Dans d’autres textes, on relèvera la crainte de voir les élèves participer à cette entreprise de démystification de l’acte créateur du seul fait qu’on les intéresse aux protocoles d’écriture. Dès lors, le technicisme scientifique − la « nouvelle scientificité » − est sévèrement condamné comme on peut le voir à travers l’extrait suivant : Démonter la « belle âme » littéraire, exposer les rouages linguistiques du mécanisme occulté par la complicité des auteurs et leurs critiques fut l’entreprise de la nouvelle scientificité […] De cette période d’arasement le texte littéraire ressortit complètement aplati. Ces ingénieurs « déconstructeurs » avaient été à leur insu les instruments d’un déclassement qui faciliterait ensuite une fois pour toutes la mise à l’écart de la prétention littéraire par la Société de Communication. On fera un jour la sociologie de cette période prodigue en Bouvards et Pécuchets s’équipant en quincaillerie technologique pour décadenasser l’enclos « littérature » 40. À cela s’ajoute l’idée que l’écriture relève de contraintes précises induites, entre autres, par le cadrage générique et qu’elles ne puissent faire l’objet d’un apprentissage scolaire comme le soulignent A. Petitjean et A. Viala : Dans une telle perspective, l’écriture d’invention n’est pas une libre production, à juste titre inévaluable, mais une activité susceptible de vérifier, autrement que par un commentaire, l’acquisition des connaissances. Ce qui implique une liaison étroite avec les genres au programme (roman, théâtre, poésie, apologue, épistolaire, récits 38 39 40 Académie Française, Déclaration de l’Académie Française sur le recul des études littéraires, 6 avril 2000, consultable sur le site de l’Académie : http://www.académiefrançaise.fr/actualites/index.html MITTERRAND (H.), « Un progrès pour rien ? », Europe, n° 863, mars 2001, p. 232. DARAS (J.), « Homais a-t-il lu Madame Bovary ? », Europe, n° 863, mars 2001, p. 222. 458 de vie…), des consignes précises d’écriture et des critères d’évaluation objectivés. L’activité est stimulante et exigeante car elle allie plaisir de l’invention, faculté d’analyse et capacité d’expression écrite. En ce sens, elle établit des rapports de continuité et d’approfondissement par rapport au collège et non de régression sur le cursus antérieur. L’écriture d’invention a l’avantage, aussi, de placer les élèves dans des rapports actifs à la langue, à la littérature et à son histoire. En les invitant à résoudre des problèmes d’écriture, sous la forme de travaux incitatifs modestes mais complexes (suite de textes, greffe de textes, imitation de textes, transformation de textes (…), à quoi peuvent se joindre aussi des activités telles que les concours d’écriture, l’atelier théâtre, le journal… Dans tous les cas, l’élève est confronté, aux normes de la langue et aux codifications génériques et esthétiques des textes 41. On conçoit bien ici les enjeux axiologiques qui s’opposent concernant la diversité des pratiques d’écriture au lycée et notamment l’introduction de l’écriture d’invention dans les programmes qui participe, selon ses opposants, à cette entreprise de démystification d’un des fondements de la culture légitimée. C) Les enjeux poétiques Pour clore cet essai de classification des réceptions concernant les discours tenus sur l’écriture d’invention, nous allons analyser les prises de position « poétiques » des deux parties. Il nous a semblé indispensable de comparer les deux systèmes proposés en synthétisant leurs spécificités afin de voir comment cette lutte des Anciens et des Modernes s’articule autour d’une culture du commentaire et d’une culture de la néo-rhétorique qui n’échappent pas aux paradoxes. Par rapport aux enjeux éducatifs du français au lycée contenus dans les Instructions Officielles, on peut dire que pendant longtemps a prévalu une culture dite « du commentaire » qui institue la glose, les exercices métatextuels. Ainsi, à partir des prescriptions de l’institution de 1880 à 1925, M. Jey a bien démontré l’importance accordée à la praelectio, 41 PETITJEAN (A.), VIALA (A.), « Les Nouveaux programmes de français de lycée », Pratiques, n° 107-108, déc. 2000, p. 28. 459 « l’ancêtre de l’explication de texte 42 » qui privilégie la traduction, l’explication du sens en ayant comme objectif de restituer la beauté et les qualités du style de l’auteur. Dans la continuation des travaux de M. Jey, V. Houdart-Mérot a mis en évidence, dans son ouvrage consacré à La culture littéraire au lycée depuis 1880, la prédominance d’une écriture du commentaire apparentée au panégyrique et qui présuppose que l’élève décrive le texte pour « admirer ». Elle a également souligné la tension récurrente entre culture de la rhétorique et culture du commentaire dans les Instructions Officielles. Face à cette suprématie des exercices métatextuels, les concepteurs des nouveaux programmes ont souhaité mettre en œuvre une diversification des pratiques scripturales au lycée favorisées par l’écriture d’invention, comme le soulignent K. Weinland et A. Petitjean : Deuxième changement fondamental − j’entends par « fondamental », un changement qui doit automatiquement entraîner des pratiques nouvelles −, c’est ajouter à l’écriture dite « de commentaire », l’écriture « de création » ou « d’invention ». Certes, on peut s’interroger longuement − c’est normal, c’est légitime − sur ce que on appelle « écriture de création ». Je pense simplement pour ma part que ce choix marque le passage d’une culture du commentaire à une culture, d’une certaine façon, de la liberté : liberté soigneusement organisée, liberté contrôlée, mais liberté pour l’imaginaire. Transformer les élèves en scripteurs entraînera un changement profond des pratiques 43. Les nouveaux programmes manifestent une volonté explicite des diversifications des pratiques d’écriture en liaison avec les finalités et les objectifs alloués à la discipline : écrits visant à construire et à restituer des connaissances, en français et dans les autres disciplines ( dont le commentaire) ; écrits argumentatifs visant à permettre aux élèves de prendre parti sur la scène scolaire (écrits dissertatifs) et sociale ; écrits visant à développer la créativité des élèves (ateliers d’écriture, écritures longues, etc) ou à restituer le savoir de manière non commentative (amplification, transposition…). Je n’insiste pas car on voit combien la recherche sur l’écriture et la réécriture justifie ces propositions 44. Dans le cadre du débat poétique concernant le modèle du commentaire, ce parti pris, non de remise en cause ou d’abolition, mais d’ouverture 42 43 44 JEY (M.), op. cit., p. 76. WEINLAND (K.), « Synthèse », L’École des lettres, n° 7, 1999-2000, p. 112. PETITJEAN (A.), « Nouveaux programmes et recherches en didactique de la littérature », Recherches en didactique de la littérature, rencontres de Rennes (mars 2000), PUR, 2001 p. 59. 460 scripturale focalisée sur l’invention, suscite les critiques des tenants d’une tradition commentative qui refuse de voir apparaître cet exercice à l’épreuve anticipée de français (E.A.F.), c’est-à-dire de placer sur la même échelle de valeurs