Lire le compte rendu de la séance par Claude Sabatier
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Compte rendu du séminaire du 24 octobre 2014 Communication de Jean-Marc Hovasse : « La correspondance, miroir des intériorités » Pour ouvrir le programme du séminaire Zola 2014-2015 consacré au thème des « Intériorités », Alain Pagès a invité Jean-Marc Hovasse, directeur de recherche au CNRS, membre de l’ITEM, commissaire de l’exposition « Autour de Victor Hugo : la donation Norbert Ducrot-Granderye », au Musée du Temps de Besançon, organisée autour de 5 axes : Besançon et Victor Hugo, la vie politique, la vie familiale, les dessins et la musique. Auteur d’une biographie de Victor Hugo dont les deux premiers tomes, Avant l’exil et Pendant l’exil, épousent respectivement les années 1802-1851 et 1851-1864, Jean-Marc Hovasse s’est beaucoup interrogé sur la lettre comme objet génétique, document-reflet où l’écrivain analyse sa création : si, selon le mot de Stendhal, « le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin », la lettre peut aussi apporter de précieuses informations, tant sur la vie de l’auteur que sur la genèse de son œuvre – deux bornes entre lesquelles évolue la démarche épistolaire. Si la correspondance de Flaubert se vend mieux que son œuvre, si la lecture de Stendhal offre un va-et-vient permanent entre ses lettres et ses romans, dont les manuscrits, témoignant d’un refus permanent de se corriger, font le désespoir des généticiens, les lettres de Victor Hugo occupent une place à part dans la mesure où elles ne nous parlent guère de sa création : Jean-Marc Hovasse distingue pour son exposé deux grands ensembles, les lettres familiales et les lettres publiques. *** Notre intervenant analyse d’abord une lettre familiale – en date du 29 octobre 1861, de Hugo à sa femme, envoyée de Hauteville House, à Guernesey. L’écrivain exilé, qui n’a fait qu’un court séjour en Belgique pour préparer la scène de la bataille de Waterloo dans Les Misérables, vient en effet d’apprendre que son fils Charles est parti s’installer à Paris. Malgré l’amnistie de 1859, et les longs séjours de son épouse pour raison de santé à Londres ou Paris, où Adèle a refusé de suivre sa mère, le poète des Châtiments, dont Proudhon blâme le départ orgueilleux et selon lui nuisible à sa famille, n’apprécie guère les velléités d’indépendance de ses enfants – Charles, François-Victor, Adèle − dont il assure la subsistance, à peine assurée par leur travail de romancier ou de journaliste. Outre ces considérations familiales et pécuniaires, cette lettre évoque les travaux à Hauteville House, dont la cage de verre n’est pas sans annoncer la tour Nana qui abritera le cabinet de travail de Zola à Médan, mais aussi la genèse éditoriale des Misérables : Albert Lacroix, qui a fondé la Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie, et publiera le roman à Bruxelles, rend visite à Hugo à Guernesey ; l’éditeur, par un coup de bluff, achètera le manuscrit sans avoir…d’argent, mais souhaite le publier d’abord en feuilleton, ce à quoi s’opposera l’écrivain. Sur la forme, cette lettre témoigne du mélange des genres cher à l’auteur de la Préface de Cromwell : aux inquiétudes personnelles elle mêle donc des aspects éditoriaux, que traduit, dans une spécularité propre au genre, la reproduction d’une coupure de journal et d’une lettre à son éditeur auquel il annonce l’envoi de son manuscrit pour le 5 décembre. Une autre lettre à son mari de Mme Hugo, installée chez Charles à Paris, évoque la vie sentimentale orageuse d’Adèle, partie en Angleterre puis à New York, pour suivre Albert Pinson : leur fille, qui se fait appeler Penson, réclame de l’argent et surtout le consentement de ses parents au mariage que promettrait son amant à la jeune femme éperdument amoureuse, prenant bien vite ses désirs pour des réalités. On connaît la passion tumultueuse d’Adèle Hugo pour son lieutenant britannique, qu’elle poursuit en cette année 1861 jusqu’à Halifax, au Canada : François Truffaut l’a immortalisée en 1975 dans son film L’Histoire d’Adèle H., avec dans le rôle-titre une Isabelle Adjani superbe de désir et de folie. Toujours est-il que si cette lettre rend palpable le silence de ce mari joueur, exploiteur et coureur de jupons, apparaît en filigrane un Hugo dur, sacrifiant aux convenances, demandant un acte de mariage dûment dressé. La suite est terrible : en septembre 1863, Adèle écrira à ses parents qu’elle a enfin épousé le lieutenant Pinson et son père annoncera même la nouvelle dans La Gazette de Guernesey. Quelques semaines plus tard, elle devra révéler la supercherie. Elle restera au Canada et sombrera définitivement dans la folie, son père subvenant toujours à ses besoins. De manière symptomatique là encore des croisements ou contaminations épistolaires, une lettre de Mme Hugo à Adèle reproduit, corrigée et recopiée, non sans faire des coupes, une missive de Hugo en colère contre les dettes et l’ immaturité sentimentale de la jeune femme : pourquoi ces coupes ? La vérité ne peut-elle se dire ? A quoi sert-elle ? se demandait ainsi Zola dans une lettre à Rosny l’aîné. Une autre lettre, cette fois-ci de Juliette Drouet – grande épistolière qui n’écrira pas moins de 20 000 lettres pendant sa vie ! – est littéralement coupée en deux : la première moitié se trouve dans les collections de la maison de Victor Hugo, place des Vosges, à Paris, créée par Paul Meurice en 1902 : la deuxième page, en revanche, a été supprimée, pour le lien clairement affiché entre la femme de Victor Hugo, Adèle Foucher, et sa maîtresse, Juliette ainsi que pour les piques contre la sœur de Mme Hugo ou Paul Meurice, rédacteur en chef du journal L'Événement et fondateur du Rappel en 1869, en charge des intérêts financiers et littéraires de l'écrivain proscrit. Ce second morceau de lettre sera retrouvé des années plus tard dans un catalogue de vente. Jean-Marc Hovasse évoque aussi des billets, dont la brièveté et l’urgence disent la souffrance d’un père – qui a perdu ses fils Charles en 1871 et François-Victor en 1873, l’invitation des Goncourt à Auteuil, l’écriture d’un poème « la libération du territoire » sur la perte de l’Alsace-Lorraine, mais aussi les amours insatiables de l’écrivain poursuivi par…ses conquêtes : ainsi, Hugo écrit à Juliette, fort jalouse, de ne pas s’inquiéter des assiduités de « Cosette ». Sur ces billets, les ratures, croisillons ou post-scriptum attestent de la crise pour ainsi dire conjugale entre Hugo et Juliette. Dans une lettre ou un billet, écrits dans la frénésie du moment, tout ne peut être dit – et encore moins passer à la postérité. Pourquoi Charles Dickens a-t-il brûlé les lettres de son ami et disciple Wilkie Collins ? Nul ne sait… *** Dans un second temps sont présentées des lettres publiques, d’une grande plasticité car les sujets abordés, affaires, rendez-vous, s’y détachent facilement des considérations plus intimes qui les parsèment. Le conférencier rappelle la tradition de l’épître dédicatoire qui ouvre nombre de pièces classiques : épître à la reine régente de Polyeucte, à Colbert pour Bérénice, à M. de Montoron pour Cinna, Corneille poussant l’ironie jusqu’à dédier La Suivante à MM….ses destinataires. La flatterie se diluera dans l’ironie avec Voltaire et son Zaïre, dédié à la fois à un marchand anglais et à l’ambassadeur de Turquie. En 1789 Chénier laïcisera et universalisera la dédicace qui se fera « nationale ». Victor Hugo en ces années ne peut plus s’exercer à l’épître dédicatoire, puisque son théâtre est interdit et son nom proscrit dans la presse sous Napoléon III. L’écrivain, qui s’adressait aux électeurs en 1848, lui préfère la préface développée, même s’il ne dédaigne pas d’écrire une Lettre au peuple à Auguste Vacquerie pendant son exil ou des lettres-discours regroupées en 1875 dans ses Actes et paroles. L’appel à une République européenne trouve un écho dans la déclaration sur l’Empire adressée au peuple ; de même, la lettre publiée dans La Nation et dans L’Homme, écrite de Guernesey pour demander la grâce de l’assassin John Charles Tapner, vise sans doute Napoléon III derrière son destinataire apparent, lord Palmerston et la dénonciation d’une justice implacable et expéditive. D’autres épîtres marquent cette période, notamment un texte en soutien à Garibaldi expulsé par la Belgique et les Etats-Unis ou en 1864 une missive rappelant le 300e anniversaire de la mort de Shakespeare. Ses amis aussi écrivent des lettres-manifestes dans le domaine littéraire, telle Georges Sand à l’occasion de la reprise au théâtre de Lucrèce Borgia en 1864. C’est l’occasion de célébrer de grands hommes et écrivains comme Dante, Voltaire et Shakespeare. Un comité Shakespeare (en quoi Baudelaire, oublié et amer, dénonce la rampe de lancement du livre de Hugo William Shakespeare, un échec relatif) se met en place, avec Jules Janin, Sand et Dumas pour mettre en scène ces commémorations, dans la perspective d’un banquet finalement interdit par Napoléon III. Victor Hugo répondra à cette censure par une lettre où il exalte l’Angleterre et le génie satirique de Molière et Voltaire. D’autres lettres, qui ne sont pas sans rappeler les lettres fictives de Zola à Mme Garibaldi ou à l’ambassadeur de Chine, servent de prétexte à un éloge littéraire : on pense à une lettre au gonfalonier de Venise célébrant le poète Dante. Il soutiendra par ailleurs sous la même forme une souscription du Siècle pour élever une statue à Voltaire, en qui les prêtres voient l’incarnation de « Lucifer » ! La reprise au théâtre de la porte Saint-Martin de Lucrèce Borgia en 1864 puis en 1870 et d’Hernani en 1867 offre aussi à Hugo l’occasion d’un fructueux échange avec les Parnassiens : si Sully Prudhomme et Armand Silvestre écrivent avec 12 autres Parnassiens une lettre-hommage à Victor Hugo, la réponse du dramaturge associe on ne peut plus nettement politique et littérature, la révolution de 1789 à la révolution littéraire de 1830, autour de la bataille d’Hernani. Si la civilisation va vers la démocratie, l’âme est en quête d’idéal. On se souvient de la formule de Hugo dans sa lettre à Marie Dorval : « le romantisme, c’est la Révolution française faite littérature » ou de la définition du romantisme comme « libéralisme en littérature » dans Actes et Paroles. A Georges Sand louant son énergie et sa polyvalence, Victor Hugo répondra qu’il se sent « en quarantaine depuis 20 ans ». Touché par son soutien face au spectre d’une nouvelle interdiction, il lui écrit, sans en-tête, mais avec une formule finale, et se livre à un éloge vibrant de son œuvre et de son engagement féministes. *** Ainsi, Victor Hugo nous offre des lettres très variées, aux multiples destinataires, mais qui apparaissent peut-être moins comme des miroirs – récompense quand l’écrivain est grand, punition s’il est petit – que comme des écrans : contrairement à Flaubert, sa correspondance évoque fort peu son œuvre ou ses états d’âme, sauf en de rares circonstances – ses impressions de voyage sur le Rhin, la mort de son frère Eugène, son enthousiasme face au « frisson nouveau » dont Baudelaire a doté la littérature, une supplique en 1873 demandant à Juliette de revenir… Ce refus de l’analyse de soi tient peut-être au statut de patriarche de l’écrivain subvenant aux besoins de ses enfants, lesquels contribuent à l’inverse au rayonnement de son œuvre, et à la posture de l’exil, qui lui impose un personnage de témoin de son temps et de Jupiter tonnant contre le Second Empire : n’est-il pas troublant qu’il retourne spontanément à Hauteville pour achever Quatrevingt-treize ? Il s’oppose en cela à Zola dont les Lettres à Alexandrine témoignent notamment en novembre 1897 d’une « véritable tempête sous un crâne » quant à la nécessité d’un engagement en faveur de Dreyfus. Claude SABATIER