menaces sur la vie

Transcription

menaces sur la vie
Christine CHATEAU TRICHET
MENACES
SUR LA VIE
Roman
La Vie
au Cœur
La Vie
au Cœur
Communauté de Communes du Pays de Palluau
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Ce vendredi 2 octobre, Laura ouvrit le laboratoire avant l’arrivée des
employés. Elle commençait toujours sa journée avec le même rituel :
doser le café, préparer le plateau en prenant soin de bien disposer les
tasses, les cuillères et le sucre.
Comme chaque matin depuis deux semaines, la jeune femme ne se
sentait pas rassurée, seule, dans les bureaux. L’effraction du local l’avait
perturbée et rendue craintive.
Elle jeta un œil sur le parking. D’habitude, son responsable arrivait plus
tôt. « Curieux, s’inquiéta-t-elle en regardant la pendule, Gérard devrait
déjà être là »…
Laura avait été recrutée pour occuper le poste d’assistante dès
l’ouverture de la société. Employée discrète et dévouée, elle avait vite
gagné le respect de ses collègues car elle se montrait consciencieuse,
méticuleuse et organisée.
A trente-et-un ans, elle se trouvait encore jeune, songeait-elle, en vérifiant
le carré de sa chevelure blonde dans le miroir de l’entrée. Laura apportait
beaucoup de soin à son physique, à ses vêtements toujours sobres
comme s’il lui était indispensable de se fondre dans la masse. Elle n’était
pas du style à porter des jupes courtes ou des décolletés sensuels. Elle
voulait donner l’air plutôt respectable. Laura était dynamique et différente
lorsqu’elle évoluait dans la fanfare de Saint-Etienne-du-Bois. Cette allure
sportive contrastait avec l’image de la petite secrétaire timide et classique
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qu’elle affichait au laboratoire. Elle savait qu’elle plaisait aux hommes
avec sa vitalité et sa jolie frimousse. Mais se sentait vraiment prête à
rencontrer l’âme sœur ? Peut-être pas. Elle n’osait se l’avouer car elle
était secrètement amoureuse de son directeur, Gérard d’Amboise.
Dès les premiers mois qui suivirent son embauche, Laura était tombée
sous le charme de son patron. Elle refoulait ses sentiments. Inutile de
se faire des films sur son avenir sentimental avec cet homme marié, se
lamentait Laura. Se résigner, rester correcte, droite, irréprochable, tel
était son leitmotiv. Et pour se donner bonne conscience, elle se montrait
l’assistante modèle. Mais qui pouvait bien résister à l’élégance de ce
quadra ? se répétait-elle inlassablement pour se disculper et pardonner
ses mauvaises pensées. Elle refusait de se laisser submerger par ses
sentiments. Aussi, lorsqu’elle apprit que sa femme l’avait quitté, Laura
ne souhaita pas jouer la consolatrice auprès de Gérard. Elle n’était pas
comme ces femmes attirées par les hommes fragilisés, répondant sans
doute à leur instinct maternel ! Elle ne se jouait pas de cette vulnérabilité
et s’interdisait de profiter de la solitude de son supérieur. Pourtant, elle
ne s’imaginait pas tomber amoureuse d’un autre homme. C’est donc au
travers de son travail qu’elle manifestait, à sa façon, tout l’amour qu’elle
avait pour son responsable.
Malheureusement, Gérard ne lui accordait que très peu d’importance
depuis quelques mois. Trop de soucis personnels l’avaient meurtri et
replié sur lui-même. Le décès accidentel de son fils puis le départ de
sa femme lui étaient insoutenables. Cette introversion lui apparaissait
donc tout à fait compréhensible. Pourtant, elle savait qu’il était un homme
droit, généreux et d’ordinaire plutôt attentionné. Sa douceur lui plaisait.
Il s’intéressait à chacun de ses collaborateurs avec une sympathie qui
forçait au respect. Et puisqu’elle savait qu’il était confronté à tous ces
drames familiaux, Laura s’armait de patience et redoublait de compassion
pour son chef. Peu importe s’il ne la questionnait plus sur sa vie privée,
ne s’apercevait pas de ses changements de coiffure ou de ses nouvelles
toilettes. Son charmant directeur portait désormais toute son attention sur
ses recherches. Depuis la tragédie qui le touchait, le scientifique ne vivait
que pour son laboratoire. Sourire et humour qui le caractérisaient avant le
drame s’étaient effacés. Pour oublier ses soucis, il restait inlassablement
concentré sur son microscope ou son ordinateur.
« Il ne me remarque même pas », pensait-telle régulièrement avec regret.
Mais elle l’admettait avec compréhension. Et quand elle s’adressait à lui
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avec sa douce voix, il restait insensible à son charme. Il affichait une
attitude exclusivement professionnelle. Qu’importe, Gérard ne voyait
donc en elle qu’une secrétaire dévouée et disponible. Parfois, elle le
conseillait, n’attendant aucune réponse, hormis les raisons de son
acharnement au travail.
– Vous devriez vous reposer un peu, vous n’avez donc pas envie de
rentrer chez vous ? Vous risquez le burnout…
Alors, il lui répondait sombrement, absorbé dans ses analyses biologiques.
– Non, pas ce soir, il faut que j’avance, je suis près du but.
Gérard d’Amboise avait créé son entreprise cinq ans auparavant après
une investigation méticuleuse du marché local.
Il avait choisi d’établir son institut de recherches au cœur de la zone
d’activité de Maché, misant beaucoup sur ce territoire réputé dynamique.
Un développeur économique se tenait à son écoute, l’accompagnait
dans son projet et se chargeait de la communication. Il était fondamental
de cibler une zone tertiaire qui bénéficiait d’un attrait particulièrement
intéressant. Celle-ci était géographiquement bien située, accessible de
Challans, la Roche-sur-Yon ou même de Nantes. Atout supplémentaire,
cet endroit était à dix minutes de son domicile, ce qui facilitait ses
déplacements et sa disponibilité. Gérard avait été conquis par le prix
compétitif du terrain. Il savait aussi qu’il y trouverait une qualité de vie
supérieure à celle des grandes villes. Son conseiller l’avait convaincu
sans difficultés sur ces points positifs, insistant sur le développement
du réseau numérique très avantageux pour son activité. Enfin, Gérard
d’Amboise s’estimait imprégné des valeurs de ce canton basées
principalement sur ses origines agricoles. Il s’était confié aux élus :
– J’ai l’intention de profiter de l’ambition de votre territoire.
Cette idée l’enthousiasmait. Il voulait rassurer ses financeurs.
– Mon projet s’inscrit idéalement dans votre compétence communautaire,
attentive à la protection de l’environnement.
Le biologiste, qualifié de nutritionniste, devait gagner la confiance de
ses investisseurs. Il reçut un soutien local presque trop facilement.
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Non seulement en affichant son diplôme de Docteur ès-sciences mais
aussi parce qu’il était un enfant du pays et qu’il portait un nom dont la
notoriété permettait de s’insérer plus facilement dans la société. Il obtint
des subventions de la communauté de communes. Sa banque consentit
un prêt sans difficulté. Les producteurs lui accordèrent toute confiance.
En quelques mois, il put ouvrir, avec détermination, son laboratoire
d’analyses phytosanitaires aux confins du Pays de Palluau.
Les exploitants agricoles étaient rassurés car très en attente de
recherches orientées vers une approche plus humaniste et physiologique
pour la santé. Les commerçants aussi voulaient répondre à leur clientèle
en proposant des fruits et légumes biologiques plutôt que des aliments
traités aux pesticides chimiques. Le président du groupement de
communes l’interrogea :
– Serait-il possible de lancer sur le marché un désherbant efficace et
écologique ? Il nous faudrait ici une jeune société innovante à la hauteur
de nos ambitions ! Je crois en votre projet pour favoriser notre expansion
économique… Imaginez : une invention qui partirait d’ici, du Pays de
Palluau ! Quelle vitrine pour nos intérêts locaux !
Gérard s’empara de cette idée comme d’un challenge, lui répondant avec
assurance.
– N’ayez crainte, je ne décevrai pas votre confiance et vous ne regretterez
pas votre aide financière. Je me lance le défi de développer un nouveau
concept, un produit ultra-naturel qui vous ravira tous…
Il serra aussitôt la main de l’élu pour sceller ce serment.
– Vous savez, cette idée m’est chère même si je sais que le chemin sera
long. J’ai bien conscience que si vous trouviez ce produit écologique, il
faudrait le faire breveter avant de le commercialiser... Pas facile… Ce
milieu est rigoureux vous savez !
Le président semblait quelque peu découragé à l’idée de ne pouvoir
résoudre son problème rapidement. Il lui tenait à cœur de changer de
méthodes sur l’utilisation des herbicides. Et pour convaincre Gérard, il
insista sur les détails.
– Nous sommes sur des contraintes de marchés comme vous le savez.
Aujourd’hui, aucune société n’est en mesure de répondre à notre cahier
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des charges. Il n’existe pas de produits adaptés à nos attentes.
– N’utilisez-vous pas des brûleurs thermiques ? demanda Gérard.
– Si bien sûr ! Mais cette méthode est efficace pour les petites surfaces.
Par contre, pour les grandes aires sablées par exemple, les agents
communaux se tuent à l’ouvrage depuis que les désherbants chimiques
sont interdits. Ils passent deux fois plus de temps à arracher l’herbe
ou parer à la binette. C’est décourageant ! Deux arrêts encore cette
semaine… Ils souffrent de troubles musculo-squelettiques, m’affirme le
médecin du travail. C’en est trop ! A ce régime, mon personnel n’arrivera
pas à la retraite.
– Je comprends vos inquiétudes. Je vais m’investir dans cette recherche,
poursuivit Gérard pour le rassurer. Je m’engage à développer une
catégorie de produits phytosanitaires, un herbicide non nocif pour
l’environnement. Mieux encore, il sera non toxique pour les utilisateurs.
Laissez-moi du temps, c’est tout ce que je vous demande.
Débordant d’ambition, le chercheur s’était sans doute engagé un
peu rapidement. Après ce deal, il n’avait pas vraiment avancé sur ce
projet. Depuis ces deux dernières années, il était accaparé par ses
soucis personnels et manquait de concentration pour utiliser toutes ses
compétences de scientifique. Il avait toutefois répondu aux commandes
des maraîchers en expérimentant la croissance naturelle des végétaux
et notamment le développement d’une variété de tomates très appréciée
des consommateurs.
Thomas était à ses côtés malgré quelques tensions sous-jacentes. Ils
avaient conjointement investi dans le laboratoire. Comme Gérard avait
apporté un capital supérieur à la société, son associé avait volontairement
pris le titre de directeur adjoint. Ils étaient amis d’enfance, avaient ensuite
poursuivi les mêmes études et cette relation leur permettait de travailler
en duo de toute confiance. Pourtant, depuis plusieurs mois, leurs rapports
professionnels s’étaient dégradés. Laura, qui observait les deux hommes,
savait que chacun campait sur ses positions. L’un voulait traiter avec telle
société, l’autre misait sur un producteur concurrent. Les deux biologistes
n’affichaient pas les mêmes valeurs et les mêmes intérêts. Gérard
optait pour la qualité, Thomas visait l’attrait financier. La rivalité prenait
corps au fil des semaines. La jeune assistante, perspicace et témoin de
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cette discorde, percevait d’autres aspects négatifs à connotation plus
personnelle. Elle s’abstint cependant d’en parler.
Deux jeunes techniciens, Jude et Sylvain, avaient été récemment
embauchés pour répondre aux commandes. Ils formaient un bon binôme
qui apportait aussi l’entrain et la jovialité nécessaires pour détendre
l’atmosphère.
Un matin, alors qu’il terminait de dicter un courrier à Laura, en arpentant
le bureau, Gérard s’arrêta, hésitant, avant de faire face à sa secrétaire :
– Sophie et moi…
Il s’interrompit, ne pouvant poursuivre sa phrase et détourna le regard
pudiquement. Elle lui sourit pour montrer sa compassion.
– Ne vous sentez pas obligé de vous justifier. Je sais qu’il existe des
moments difficiles à surmonter. La vie est parfois pénible à supporter.
Cette réplique resta en suspens. Gérard comprit que Laura gardait peutêtre un secret douloureux, un passé qu’il ignorait et qu’il ne devrait pas
connaître. Il s’était souvent interrogé sur son célibat « Une jolie femme
comme cela, comment se fait-il qu’elle soit encore seule ?… Curieux
qu’elle n’ait pas de compagnon !». Par discrétion, il s’interdisait de la
questionner sur sa vie privée.
Il poursuivit et se surprit à lui révéler :
– Actuellement, entre Sophie et moi, ça ne va pas très bien.
La confidence lui avait échappé. Il avait sans doute besoin d’une oreille
attentive et Laura était une personne compatissante. Il ne s’était jamais
senti aussi seul, aussi désespéré et la nécessité de partager ses états
d’âme avec son assistante se manifestait naturellement. Pourtant, cette
occasion resta unique malgré le besoin irrésistible d’être écouté.
– Je m’interroge sur…, poursuivit-il sans achever son questionnement.
Il y eût un silence.
«Le pauvre, il doit être épuisé, à bout de nerfs…», pensa Laura.
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Par la suite, Gérard n’aborda plus cette conversation, certainement trop
pudique pour s’épancher sur sa peine.
Malgré les événements malheureux, le biologiste conservait son
courage. Son acharnement faisait de lui un homme fiable. Il ne voulait
pas renoncer aux promesses faites à ses investisseurs. Et pour aboutir
sur ses recherches, il restait parfois très tard, seul dans son laboratoire.
Ses analyses devaient produire le fameux désherbant naturel attendu
comme la découverte exceptionnelle. Les élus vantaient son cursus
professionnel pour se rassurer et présageaient déjà le débouché rapide
à partir de cette expérience.
– Les études de Gérard sont prestigieuses. L’Institut National de la
Recherche Agronomique de Paris est une pépinière de talents.
Tous étaient fiers d’avoir rencontré ce chercheur, réputé être sorti élite
de cette grande institution. Il les aiderait certainement à évoluer dans
l’agriculture écologique.
Mais Gérard savait mieux que tous ces gens pourquoi il avait souhaité
revenir en Vendée. Il aspirait retrouver la quiétude rurale mais surtout
épouser Sophie, qu’il avait connu sur les bancs de l’école. Après toute
une jeunesse à Palluau, il ne pouvait s’imaginer vivre ailleurs que sur sa
terre natale.
Ses collaborateurs croyaient en lui. Avec Thomas, comme lui, spécialisé
en génétique végétale, Gérard serait capable de démontrer ce qui pourrait
sortir cette formation de haut niveau. Chacun en était convaincu et pour
rassurer les clients, le fameux diplôme arborait les lauriers intitulés
Excellence Scientifique bien en évidence à l’entrée du laboratoire.
Le talentueux biologiste devait donc se montrer à la hauteur de ses
compétences en biotechnologie végétale. Le Pays de Palluau était
précisément adepte de l’innovation, notamment dans le milieu agroalimentaire. Et, grâce à son parcours éloquent, Gérard d’Amboise réussit
à convaincre les partenaires locaux de monter son institut à l’aube d’un
avenir prometteur.
– La molécule anti-germinative dépassera bientôt le marché des biocides,
répétait-il pour tranquilliser aussi ses employés. Mais comment neutraliser
les organismes nocifs tout en respectant l’environnement ?... Le basilic et
le citrus rentrent certainement dans la composition, poursuivait-il en bon
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professeur.
Il lui manquait cependant un élément essentiel pour détruire efficacement
chiendent ou plantain. Relever ce défi lui plaisait. Il avait développé un
bon réseau de partenaires composé des professionnels agricoles, des
producteurs, des commerciaux spécialisés dans ce domaine et des
associations environnementales. La collectivité territoriale croyait en lui.
Il avait hâte de démontrer l’aboutissement de son travail. Deux sociétés
au rayonnement international attendaient impatiemment ce désherbant
du siècle. Végénat, entreprise rochelaise puis Greeny Productions,
implantée dans la banlieue nantaise, l’avaient déjà contacté. Cette
pression ne lui déplaisait pas malgré le fait qu’au jour venu il ne saurait
laquelle choisir.
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Début septembre, le chercheur toucha enfin au but. Il était déjà tard, tous
les laborantins étaient partis et Laura éteignaient les ordinateurs avant
de fermer les bureaux. Finalisant une dernière expérimentation, Gérard
se leva soudain. Il renversa la chaise dans un sursaut et appela son
assistante :
– Laura, venez vite !
Cette voix, qui troublait si souvent Laura par son timbre grave et sensuel,
explosait soudain sans retenue. Instinctivement Gérard l’attira dans ses
bras. Cette brève étreinte ébranla la jeune femme qui rougit en s’écartant,
bouleversée par cet instant d’intimité. Elle resta interloquée et émue
devant son responsable qui resplendissait de joie. Son visage lumineux
ne portait plus les rides de ses soucis qui le stigmatisaient plus tôt dans
la journée. En femme amoureuse, elle le trouvait pourtant bel homme
même lorsqu’il était fatigué, renfrogné ou irrité.
« Gérard correspond au profil type de l’homme idéal », pensait-elle
dans ses fantasmes. Elle aimait son style, son élégance, sa distinction,
sa prestance et son éducation. Ses cheveux grisonnants lui donnaient
l’air mâture et plus sérieux. Il était toujours élégamment vêtu : chemise
blanche, veste et pantalon assortis, chaussures en cuir italiennes… «
Quelle classe », songeait-elle souvent en l’examinant discrètement
lorsqu’il était penché sur son microscope. Parfois, lorsqu’il levait la tête,
sa mine paraissait si triste. Son regard était las mais ses yeux bleus
brillaient toujours aussi magnifiquement.
L’assistante ressentit une étrange fébrilité au contact du baiser furtif sur
sa joue. «Son regard est différent… C’est assurément l’expression de la
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réussite», se dit-elle, avant d’être attirée d’une main virile vers la paillasse
d’analyses. Laura maîtrisa un étourdissement avant de réagir.
– Ah, formidable ! lui lança-t-elle, sans trop y croire.
Elle n’osa lui avouer qu’elle désespérait parfois de connaître un jour
l’aboutissement de ses recherches.
Pourtant, Gérard d’Amboise démontra qu’il détenait enfin une formule
sensible. Il avait testé le produit en laboratoire puis en milieu naturel et
avait volontairement gardé sa découverte secrète jusqu’aux derniers
calculs. Le basilic et le citrus formaient la base de la composition. Elle était
enrichie et formée de molécules naturellement biocides à partir de feuilles
de chrysanthèmes. Elle comprenait à la fois des vertus antiparasitaires et
limitait la croissance de végétaux indésirables. Le procédé était unique,
fait d’une matière extraite mécaniquement et surtout exempte de produits
chimiques. Le composant était biodégradable en deux jours dans le sol,
sans aucun résidu dans la plante ou dans l’eau et sans risque pour la
faune.
Laura l’écouta longtemps décrire les calculs qui bloquaient sa découverte
et qui aujourd’hui s’exposaient limpidement sur son tableau blanc. Elle
oublia un instant son rôle de secrétaire en scrutant la plaque de verre
sous l’optique du microscope.
– Je ne vois rien de spécial, murmura-t-elle, sans maîtriser la biologie.
– Evidemment, ce qui est dans cette éprouvette ne démontre rien de
spectaculaire !
La joie de Gérard lui plaisait. Elle se sentait proche de lui, ressentait son
bonheur et son soulagement.
Cinq ans de recherches, des heures de calculs, de tests, d’échecs, de
patience et d’impatience, de découragement et d’espoir. Aujourd’hui
pouvait être marqué comme un jour exceptionnel.
– Pour fêter ça, je vous emmène dîner dans un petit restaurant sympathique
à deux pas d’ici. Si vous n’y êtes jamais allée c’est l’occasion rêvée. Je
vous invite, lui lança-t-il sans réserve.
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Laura resta bouche-bée, tentant de dissimuler modestement son émotion.
Son responsable était devenu tellement distant depuis quelques mois
que l’idée de se retrouver en tête-à-tête la troublait et l’intimidait.
Ils prirent chacun leur véhicule pour se rendre au restaurant Scène de
Vie, au cœur de la commune de Palluau. Laura avait prétexté devoir
filer directement à son entraînement de twirling après le repas. « Quelle
excuse bidon », pensa-t-elle. Elle se sentait gênée d’arriver au restaurant
avec son patron. « Que dirait-on de moi ? » s’inquiéta-t-elle, rongée de
scrupules.
La jeune femme aurait trouvé mille raisons pour masquer sa solitude.
Hormis son travail, sa vie se focalisait sur ses passe-temps. Passionnée
de musique et de danse, elle entraînait l’équipe des majorettes de SaintEtienne-du-Bois et suivait aussi souvent que possible la fanfare dans ses
tournées.
– Intérieur ou extérieur ? demanda la maîtresse de maison.
Laura se précipita avec audace avant même de laisser à Gérard le temps
de répondre.
– Plutôt en salle !
« Ce soir de septembre donne l’effet d’un air de fête romantique », songea
Laura en regardant par la fenêtre. Le ciel de fin d’été, d’un rose irisé,
semblait comparable à celui d’un tableau. Mieux qu’une toile de maître,
sa lumière le rendait réellement vivant. Il émanait de ce décor un éclat
si naturel que Laura en sourit de plaisir. Elle se sentirait certainement
mieux à l’intérieur. Il faisait frisquet et se retrouver dans cet intérieur
confiné la rassurait. Peut-être aussi voulait-elle se mettre à l’écart de
regards ou d’oreilles indiscrètes puisqu’ils parleraient inévitablement de
la découverte.
Ils pénétrèrent dans la salle décorée d’orange et de gris. Le mobilier,
intemporel, s’harmonisait parfaitement avec le cadre traditionnel. Six
tables en duo, une plus grande pour dix convives, l’endroit affichait une
simplicité dégageant une chaleureuse atmosphère, favorisée par les
couleurs chatoyantes.
L’automne s’annonçait et faisait ressentir ses premières fraîcheurs.
Laura frissonna en s’asseyant. Elle n’eût pas le temps d’analyser
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si la température de la pièce était trop froide ou si ce frisson était la
conséquence de sa nervosité.
Elle sentit aussitôt le regard de la serveuse se porter sur elle et Laura
se mit à l’examiner à son tour. Cette femme se fondait dans l’espace
à l’ambiance classique. Une cinquantaine d’années, son tablier blanc
noué autour du ventre, un chignon retenu par des épingles lui donnaient
l’air respectable. Sa description correspondait parfaitement avec le style
d’hôtesse qui vous sert avec sérieux et professionnalisme.
« Tiens, sa barrette est en équilibre », remarqua Laura, visant une mèche
de sa chevelure noire qui s’échappait. « Le chignon résiste tant bien que
mal à une trop longue journée », ironisa-t-elle.
« Et cette restauratrice… que peut-elle bien penser de moi ? S’inquiétat-elle soudain, pensive et rongée par le doute. Elle doit sûrement croire
que nous sommes en couple».
Laura avait l’estomac bien trop noué pour apprécier le repas. Gérard,
imperturbable, ne cessait de lui commenter les calculs qui avaient
contribué au résultat de ses recherches. Jouant l’assistante intéressée,
elle le regardait et l’écoutait, captivée par ses paroles, saisissant pourtant
difficilement ses explications. Ses petits yeux noisette brillaient en le
fixant. Elle mesurait l’importance de cet événement, avide de chacun de
ses mots. Elle acquiesçait poliment en calculant le nombre de mois qui
s’étaient écoulés depuis le dernier sourire de son patron.
« Il a retrouvé sa jovialité. Avant ses drames familiaux, il rayonnait par
son humour, sa simplicité et sa décontraction. Depuis trop longtemps, il
négligeait ses loisirs, son apparence même et ne riait plus », se remémora
la jeune femme amoureuse.
De l’autre côté de la table, son regard bleu océan plongeait dans le sien
et l’hypnotisait involontairement.
« Gérard ne soupçonne pas son pouvoir de séduction», pensa aussitôt
Laura, magnétisée par la personnalité de son directeur.
– Toutes ces dernières journées ont été pénibles mais fructueuses. Je vais
d’abord protéger mon invention. Après son agrément, j’espère ensuite
signer un contrat important. Des sociétés m’ont contacté récemment.
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Végénat se place bien sur le marché des producteurs d’herbicides mais
je pense que Greeny Productions est la meilleure.
Gérard fit une pause dans ses propos. Le silence fut bref, interrompu par
Laura qui intervint avec un brin d’excitation :
–Tous vont être ravis, je les imagine déjà… et vous en première page du
journal… « Un biologiste vendéen invente un produit miracle ! ». Il faut
appeler Thomas !
Les idées de Laura se bousculaient dans sa tête, ainsi que ses phrases et
ses questions qu’elle débitait. Elle s’arrêta, à bout de souffle, pour laisser
à Gérard le temps de répondre. Elle s’était tue poliment alors qu’il détaillait
les analyses et les tests. Mais la soirée touchant à sa fin, la jeune femme
se décontractait et arborait désormais un comportement plus euphorique.
Elle feint de se lever pour crier la nouvelle dans le restaurant. Elle mesura
son aplomb, mit sa main sur sa bouche pour marquer son étonnement et
se rassit aussitôt. Tous deux éclatèrent de rire.
– Rassurez-vous, c’est une boutade !
– Non, vous avez raison j’ai aussi envie de déclarer cette nouvelle à la
terre entière.
Laura prit l’expression d’un agent secret et murmura :
– Hum, vous devriez rester prudent, une telle découverte peut provoquer
la convoitise, soyez vigilant.
Gérard s’interrompit, interrogateur.
– Vous êtes bien sérieuse, ce soir, Laura.
La jeune femme sentit une petite étincelle d’inquiétude dans le regard de
son directeur. Elle fit diversion.
– J’admire beaucoup votre talent, Gérard.
– Je crains malheureusement de ne pas bien connaître les vôtres, Laura.
J’ignore beaucoup de choses de vous finalement. Pourtant, je vous côtoie
depuis cinq ans. C’est honteux, vous ne trouvez pas ? Vous devez me
prendre pour un macho, n’est-ce pas ?
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Il lui adressa un sourire chaleureux, plutôt paternel et elle se sentit toute
émue. Elle restait fascinée par la découverte sensationnelle qui serait
rapidement dévoilée mais son émotion traduisit plutôt l’attirance qu’elle
avait pour son chef.
– Passons chez Thomas, lança-t-il ; il habite à deux pas d’ici…
– Non, allez-y sans moi. Je vais devoir partir, lui répondit-elle timidement.
Gérard s’excusa d’avoir monopolisé la conversation :
– Oh, Laura, déjà ? Cela fait deux heures que nous sommes ici et vous
ne m’avez rien dit sur vous.
– Une autre fois, Gérard, une autre fois.
Il sembla gêné d’avoir accaparé la parole et Laura en fut troublée.
En jeune femme respectueuse, elle ne souhaita pas rompre l’enthousiasme
de son responsable. Discrète sur sa vie privée, elle hésita mais s’abstint
cependant de lui parler de ses passions : le twirling ou les récits historiques
de la Vendée. Laura était férue d’histoire et particulièrement de celle de
sa région. Elle intervenait parfois dans les visites guidées du château
d’Apremont. Elle aimait raconter les épopées de Philippe Chabot de
Brion ou de Jean de la Brosse. De toutes les façons, son chef connaissait
déjà tout cela, elle lui avait maintes fois raconté ses week-ends animés.
« Non, pas maintenant, pensa-t-elle, cette soirée est la sienne, pas la
mienne, même si je partage son bonheur».
Elle s’écarta discrètement jusqu’à la porte du restaurant pendant que
Gérard payait l’addition.
– Merci, lui dit-elle confuse, en lui tendant la main pour lui souhaiter
bonne nuit.
Laura se réfugia dans sa voiture. Ce dîner l’avait bouleversée, non par la
découverte tant espérée, mais plutôt par cette proximité peu habituelle.
« Suis-je sotte, comment puis-je être aussi coincée, se renfrogna-t-elle
en se regardant dans le rétroviseur. J’ai les pommettes toutes rouges. De
quoi devais-je avoir l’air ce soir ? »
Pendant ce temps-là, Gérard d’Amboise réfléchissait sur la terrasse
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qui faisait face à l’église. Sur cet espace discret, déserté par les
derniers clients, il songeait à la suite de cette fabuleuse découverte :
aux démarches administratives pour la protéger et l’officialiser puis aux
prospections commerciales à réaliser… Mais cette réflexion le fatigua.
Il se sentait sous pression depuis quelques heures. Cet événement
l’avait mis en ébullition. Cet état d’excitation était bien compréhensible.
La fraîcheur l’apaisa. Il devrait désormais réfléchir plus calmement aux
prochaines étapes. Premièrement, il lui paraissait important d’appeler
ses proches. Il regrettait d’ailleurs de ne pas les avoir déjà contactés.
Il se dirigea vers le parking éclairé par deux candélabres puis se ravisa
pour boire un dernier verre au bar avant de rentrer chez lui. Il avait très
envie de prévenir Sophie dès ce soir ; il n’avait pas osé l’avouer à son
assistante. Pourquoi avait-il besoin d’appeler son épouse alors que cette
dernière refusait de lui parler ? Son esprit combattait ses démons. Lui
faire part de sa découverte semblait pourtant si naturel et primordial. Il
devait suivre cet instinct, pensa-t-il pour se convaincre.
Ils avaient toujours tout partagé, bons et mauvais moments depuis leur
plus tendre enfance. Bien qu’ils ne fussent plus ensemble depuis neuf
mois, Sophie avait joué un rôle très important dans sa réussite, depuis
l’ouverture du laboratoire. Aujourd’hui marquait l’aboutissement d’un de
leurs chers projets.
Gérard n’admettait pas la séparation. La présence de Sophie lui manquait
toujours. Et ce soir, plus que jamais.
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Gérard s’installa sur la terrasse à l’abri des regards, prit son téléphone et
appuya sur une touche. Il ne s’était jamais résolu à supprimer ce numéro
préenregistré. Au bout de dix sonneries, la messagerie déclencha le
son de sa voix. Cette douce intonation lui provoquait toujours un effet
vibrant…
Gérard refoula ses émotions. C’en était trop pour cette journée. Il se
défia, laissa un rapide message : « Sophie, c’est moi, je cherchais à te
joindre pour t’annoncer une bonne nouvelle. J’ai enfin trouvé ce que je
cherchais, tu sais, cette fameuse molécule… ». Il s’interrompit, ravalant
les mots «au revoir, bonsoir, bisous, je t’aime » qu’il aurait voulu lui dire.
Se rendre à l’évidence que Sophie était partie depuis neuf mois, qu’elle
ne reviendrait pas. Gérard devait s’en convaincre. Pourtant, ce soir, il
avait trop envie de communiquer sa joie avec celle qui avait partagé son
enfance puis onze ans de vie commune.
Ils avaient fait connaissance en classe de CP et ne s’étaient plus jamais
quittés jusqu’à la fin du secondaire. Leurs parents trouvaient cette relation
attendrissante. En grandissant, leur amitié s’était muée en amourette
d’adolescents. Chacun avait la conviction que rien ne pourrait jamais les
séparer.
Gérard se sentait confronté à des impressions opposées, ses sentiments
s’entrechoquaient. Il jouissait du bonheur de détenir enfin la formule de
son prodigieux désherbant révolutionnaire. Par contre, il souffrait de
l’absence de sa femme et de son fils. « Quel gâchis ! » pensa-t-il en
posant sa main sur sa gorge nouée.
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Et soudain, son cerveau délira, lui envoya un film en rembobinage
accéléré. Tous ses souvenirs avec Sophie lui parvinrent instantanément.
Ce remake s’emballa. Sa mémoire remonta les douze dernières années.
Il frissonna en pensant à leur mariage. C’était le jour de ses vingt-huit
ans. Elle n’en avait que vingt-cinq. Les jeunes amoureux étaient entrés
fièrement dans l’église Saint-Gilles de Palluau accompagnés par leurs
parents. Puis, ils avaient traversé la nef centrale, tous deux très émus.
Ce jour mémorable et somptueux s’était déroulé comme dans un rêve.
Et c’était ce même édifice néo-gothique qui lui faisait face ce soir devant
la terrasse. Ce monument religieux semblait le narguer et se dressait,
imposant et puissant devant ses yeux, lui exposant aujourd’hui ce
douloureux souvenir.
La célébration de mariage était le départ d’une nouvelle vie. Ils partaient
avec des projets communs : une petite maison dans leur commune
d’enfance, leur intégration professionnelle et le souhait d’avoir des
enfants.
Gérard venait juste de rentrer de Paris après la fin de son cursus. Il avait
déniché un modeste emploi de laborantin en se fixant pour objectif de
créer rapidement sa propre affaire. Sophie avait suivi une filière sportétudes puis intégré l’équipe des sauveteurs en mer de Saint-GillesCroix-de-Vie. En parallèle, elle concourait régulièrement en natation
synchronisée. Un mois avant leur mariage, elle avait décroché un poste
de maître-nageuse à la piscine de Challans.
Quand Matéo naquit sept ans plus tard, leur rêve de parents prenait
forme. Ils avaient volontairement choisi d’attendre toutes ces années
avant d’avoir un enfant. Ils misaient en priorité sur la stabilité financière et
donc la maîtrise de leur emploi respectif.
« Assurons d’abord notre avenir professionnel, répétait souvent le jeune
couple à leur entourage qui s’interrogeait sur leur fertilité. Nous serons
plus aisés et notre enfant ne manquera de rien… »
Deux mois après la naissance de leur fils, Gérard ouvrait son propre
laboratoire. Cette année-là fut une année de rêve. Ils accomplissaient
leurs projets et nageaient dans le bonheur. Matéo était bien sûr le plus
beau des enfants. Ils en étaient fiers.
Dans ce film à remonter le temps, sa mémoire se figea sur le plus mauvais
20
souvenir. Horrible moment de son existence.
Le petit garçon venait d’avoir trois ans. Il était joyeux et intrépide. Ils
étaient des parents attentifs. Or, un samedi après-midi qui présageait
d’un week-end tranquille, ils vécurent le pire des malheurs.
C’était la fin de l’été et Matéo jouait dans le jardin pendant que Gérard
se concentrait sur le montage d’une étagère. Sophie s’affairait dans
la cuisine pour régaler ses deux hommes. Matéo raffolait des fameux
gâteaux de sa maman. Soudain, ne l’entendant plus, elle s’inquiéta :
– Il est avec toi ?
Occupé à ses travaux de bricolage, Gérard répondit sereinement.
– Non, il est dans le jardin.
Sophie jeta un œil furtif afin de s’assurer que tout allait bien. Matéo
n’était plus dans le jardin. Tous deux se précipitèrent et firent le tour de la
propriété en un éclair. Ils prirent soudain conscience du danger, terrorisés
par cette même pensée effroyable. Ils coururent vers le cours d’eau
jouxtant leur terrain. L’enfant avait ouvert le portail, franchi le passage
qui conduisait au Rigolly, sans doute pour regarder les canards comme
il avait l’habitude de faire avec ses parents. Donner du vieux pain était
un plaisir partagé. Habituellement, leur fils jouait devant l’entrée. Il ne
s’éloignait jamais seul jusqu’au ruisseau.
Avec l’inconscience de son jeune âge, Matéo s’était aventuré un peu plus
loin, un peu trop loin, malgré la barrière et les interdictions. Il avait glissé
sur la boue et perdu pied dans l’eau marécageuse.
L’effroyable cauchemar les figea quand ils aperçurent leur petit garçon
flottant entre les herbes. Cette vision devint insoutenable. Une nausée
incoercible leur souleva le cœur. Une douleur viscérale les fit chanceler.
Il était certainement trop tard.
Gérard aperçut alors une silhouette féminine vêtue de blanc de l’autre
côté de la rive qui les regardait. Bizarrement, cette vision s’éclipsa en
quelques secondes. Sans s’y attarder, il associa ce mirage au choc qu’il
était en train de vivre. Il n’en parla à personne de peur d’être incompris.
« Je deviens fou », en conclut-il.
21
Les pompiers, arrivés rapidement sur place, tentèrent de réanimer
l’enfant. Sophie et Gérard, assistaient à la scène, serrés l’un contre
l’autre, statufiés, incapables de réagir. Ils regardaient, glacés d’effroi, le
sauveteur qui s’acharnait à raviver le petit corps inerte. Les secondes
défilaient et s’étiraient pour la survie de leur cher fils. Puis, le pompier
se dégagea, d’un air accablé. Et, se détournant vers les pauvres parents
paralysés de terreur, fit « non » de la tête, peinant lui-même pour masquer
son émotion.
– Noooon ! hurla Sophie avant de s’effondrer.
En l’espace de quelques minutes, le bonheur de ce couple, profondément
choqué, venait de basculer.
Brisée par le chagrin, Sophie se sentait fautive. Comment cette
championne de natation et de surcroît cette secouriste professionnelle
avait-t-elle pu laisser son propre fils se noyer ? Son métier n’était-il pas
de sauver des vies ? Elle se sentait affreusement coupable de ne pas
l’avoir sorti de l’eau ni même d’avoir tenté un massage cardiaque. Rongée
par cette culpabilité, elle demeurait prostrée à longueur de journée.
Le couple s’éloignait chaque jour un peu plus, en proie à une intense
dépression. Le pauvre homme avait pourtant essayé de comprendre sa
femme mais celle-ci sombrait fatalement. Leurs amis tentèrent de les
consoler, de les sortir de cette torpeur. Les rendez-vous réguliers chez le
psychothérapeute n’avaient, à l’avis de Gérard, aucun effet positif. Seul,
Thomas intervenait pareil à un compagnon attentif auprès de Sophie et
arrivait, par habileté, à la distraire.
Pourtant, Gérard ne s’en étonnait pas car son associé était sensible
et jouait souvent le conseiller dans les réunions professionnelles ou
amicales. Et son ami lui répétait souvent :
– Prends le temps de l’écouter.
Mais, découragé et malheureux, le biologiste délaissait involontairement
son épouse et se réfugiait aveuglément dans son travail pour masquer
sa douleur. Inconsolable, il passait ses journées et ses nuits dans son
laboratoire. Il s’enfonçait inexorablement dans une solitude morbide.
22
Plus d’un an après le drame, un peu avant Noël, Sophie l’appela au
laboratoire pour lui annoncer son départ. Partir pour se ressourcer, quitter
cette maison de malheur était sa seule chance de salut, pensait-elle. Son
mari admit son besoin d’évasion tout en refusant la séparation :
– Réfléchis à tes actes. Tu ne peux pas me faire ça après ce que nous
venons de vivre ? Nous avons besoin de nous retrouver, de nous rassurer
et de surmonter ensemble ce que nous venons de vivre.
– Mais ça fait plus d’un an… Tu vois bien que je n’y arriverai pas en
restant ici ! Je n’imagine pas vivre les fêtes de fin d’année en ressassant
notre bonheur perdu. Notre premier Noël sans Matéo a déjà été un enfer
l’année dernière.
– Oui, je m’en souviens bien sûr… Mais justement, restons ensemble. A
deux, nous serons plus forts pour affronter notre deuil.
Gérard faillit se laisser aller aux insultes mais, se maîtrisant et débordant
de respect pour sa femme, il l’implora, meurtri de chagrin :
– Reste, je t’en prie, nous pouvons en reparler. Pourquoi partir ? Nous
pourrons vendre la maison si tu le souhaites, nous installer ailleurs et
repartir à zéro. Reste avec moi, je t’en supplie, tu es toute ma vie.
En prononçant ses propres mots « vendre la maison », Gérard ressentit
un pincement au cœur. Cette bâtisse provenait de l’héritage de ses
parents. C’était une maison de maître comme d’autres construites après
la Révolution française dans le bourg de Palluau. Son père l’avait fait
rénover dans le respect de l’art, témoin de cette architecture du début
du dix-neuvième siècle. Le jeune couple avait imaginé s’installer dans
un logement à la dimension de leur foyer mais ses parents en avaient
voulu autrement. Leur donation reposait juridiquement et surtout
fondamentalement sur des valeurs familiales. Elle était le symbole de
la prospérité pour ce nouveau couple désireux de fonder une grande
famille. Cette demeure de caractère était une bâtisse cossue avec
deux cheminées de pierre à chaque extrémité. Le tout était agrémenté
d’un superbe parc de quatre hectares avec des buissons de roses
soigneusement alignés sur le devant et une large étendue de pelouse
verte qui menait au ruisseau. C’est dans cette habitation que Gérard avait
grandi, où avaient résonné des cris d’enfants et des hurlements de joie.
23
Il n’admettait donc pas un seul instant devoir se séparer de cette
résidence. La vendre lui arracherait les entrailles. Cette villa bourgeoise
avait une âme et portait celle de ses ancêtres. Pourtant, sa majestueuse
grandeur s’était écroulée à jamais depuis ce samedi après-midi où leur
bonheur avait coulé au fond du Rigolly. La belle bâtisse n’était plus… elle
était le lieu d’un horrible drame, de la mort tragique de leur fils. Et dans le
bourg de Palluau, chacun la décrivait comme « la maison du malheur ».
« Si Sophie décide de partir, tout cela n’a plus aucun sens », se lamentait
Gérard alors que son esprit l’entraînait vers le flot des images perdues à
tout jamais.
Au souvenir de cet immense hall, Gérard revoyait Matéo face au grand
escalier en granit. Et cette cour gravillonnée devant le perron où ses
petits genoux trop tendres imprimèrent les premiers bobos… Et ces
vastes chambres… Pour qui, pour quoi serviraient-elles désormais ?
Leur unique enfant n’était plus là pour faire vivre ce logis vendéen de ses
rires ou de ses pleurs de bébé. Tel un château de cartes qui s’écroulait,
la famille imaginée par Gérard s’effondrait lamentablement.
A l’autre bout du fil, Sophie reprit sa conversation, plus grave que jamais.
– C’est décidé, je pars, je ne peux plus vivre dans cette baraque. Mais toi,
tu peux y rester, c’est TA maison et puis tu as ton laboratoire, sanglota-telle. C’est toute ta vie et tes recherches sont sur le point d’aboutir…
Gérard l’implora à nouveau :
– Toi aussi, tu es toute ma vie. Cette résidence, ce laboratoire ne
représentent rien sans toi. Tout cela n’a plus de sens. Je t’en supplie, ne
pars pas.
– Tout Palluau me sort des yeux, me donne la chair de poule… Chaque
fois que je franchis le seuil de la porte, j’angoisse et je me sens mal. La
nuit, je fais les pires des cauchemars. Et ce cours d’eau, ce Rigolly qui
porte mal son nom… Je ne peux plus sortir dans le jardin sans revivre ce
jour horrible… Tu peux comprendre ça quand même !…
Les mots prononcés avec douleur ravivaient cet atroce samedi noir.
Gérard compatit :
– Laisse-nous une chance, déménageons… Où tu voudras…
24
– Cette demeure est celle de ta famille, je ne peux pas te l’arracher.
– Où vas-tu aller ?
– Chez mes parents, dans un premier temps. Je vais reprendre le travail.
Mon arrêt a assez duré. Je pense que la reprise me fera du bien. Et puis,
Apremont n’est qu’à vingt minutes de Challans, ce sera pratique pour
mon travail…
25
26
4
Depuis presque une heure, Laura scrutait régulièrement la pendule, l’air
inquiet. Son angoisse croissait chaque minute un peu plus. Elle gérait
depuis cinq ans les affaires de son directeur et connaissait plutôt bien son
planning. Ce retard inexpliqué se révélait donc préoccupant. Anxieuse,
elle interrogea ses collègues.
– Gérard a-t-il appelé ?
Thomas répondit sur un ton las.
– Non, pas vu. Il me semble qu’il avait rendez-vous avec un journaliste à
La Roche-sur-Yon.
– Pas du tout, il devait arriver très tôt car un reporter avait prévu une
interview à huit heures. Regarde c’est inscrit là, « vendredi 2 octobre,
Journal de la Vendée ».
Laura tourna l’écran de l’ordinateur afin de prouver l’authenticité de ses
propos.
Cette organisation irrita Thomas.
– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? J’aurais très bien pu le recevoir…
– Il est reparti, il ne pouvait pas attendre.
L’assistante s’empara du téléphone, serra le combiné dans sa main. Une
grimace lui déforma la bouche :
27
– Gérard n’est pas chez lui. J’ai laissé mille messages sur son répondeur.
Pas plus de chance sur son portable… Il savait pourtant qu’il avait rendezvous ce matin avec la presse.
Depuis l’intrusion du 18 septembre, Laura se sentait tendue. Et ce matin,
le retard inhabituel de son directeur la rendait encore plus nerveuse.
Lorsque l’adjudant Favry l’avait interrogée après la tentative de
cambriolage, elle n’avait pu s’empêcher de pleurer. Elle était fatiguée
de répondre aux questions. Lors de chaque interrogatoire, elle devait se
remémorer les faits, préciser et raconter encore et encore.
Et chaque fois qu’elle était auditionnée, elle détestait le regard inquisiteur
du gendarme lorsqu’elle reformulait pour la énième fois l’effraction du
laboratoire.
« Je dois faire cet effort », pensa-t-elle en mesurant l’estime qu’elle
portait à son supérieur. Elle ne supportait pas qu’on lui veuille du mal.
Depuis cet événement, Laura percevait ces faits comme une violente
atteinte aux affaires de Gérard. Son besoin de protection s’était même
amplifié. Jouant la femme prude et sérieuse, elle balayait à chaque fois
ses pensées sentimentales pour se recentrer sur son rôle d’assistante.
Arrivée très tôt à la gendarmerie, Laura attendait patiemment que
l’adjudant vienne la chercher pour l’interroger. Les locaux étaient
vétustes. La salle d’attente sentait l’humidité. Les chaises, recouvertes
de tissu, étaient maculées de taches. Eprouvant un sentiment de dégoût,
elle choisit la moins sale. Au mur, un poster passé par les rayonnements
ultraviolets, montrait des visages d’enfants disparus. « Pauvres parents
», pensa-t-elle tristement en comptant les années passées depuis l’avis
de recherche. La jeune femme se sentait lasse et l’inaction, entre ces
quatre murs, lui semblait interminable. Elle se dirigea nerveusement
vers la petite table basse et saisit la première revue qui se présentait
sur la pile. Le magazine était abimé, il datait déjà. Et pareillement aux
autres personnes stressées qui l’avaient précédée dans cette pièce
peu accueillante, Laura se plongea dans un article de psychologie. Son
regard fut aussitôt attiré par ces quelques lignes :
« On définit habituellement quatre styles de manageurs désignés selon
différents qualificatifs : explicatif, participatif, directif ou délégatif… On
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s’attarde moins souvent sur ceux de leurs assistantes… Vous découvrirez
ci-après une typologie parallèle qui mentionne les quelques aspects qui
les différencient…»
En poursuivant l’article, Laura s’interrogea sur son propre comportement
: « Suis-je l’assistante modèle qu’ils décrivent ? Ai-je ce désir refoulé de
la mère, me situant ainsi dans la catégorie maternelle ? Suis-je plutôt
la protectrice ?... Je me demande comment Monsieur d’Amboise me
qualifierait ?... D’assistante… Point final ! Ces enquêtes sont beaucoup
trop complexes… Pourquoi se poser autant de questions ?... Ah, ces
psychologues !»
Laura gonfla les joues pour ironiser sur cet article. Surprise par l’arrivée
de l’adjudant, elle jeta précipitamment la revue sur la petite table. Son
visage s’empourpra.
En se levant, elle se sentit intimidée par l’homme qui se présentait devant
elle. « Comme il est grand ! », pensa-t-elle en levant la tête pour le saluer.
– Mademoiselle, suivez-moi !
Elle attrapa son sac à main, agrippa son manteau posé sur le dossier de
la chaise et suivit le gendarme en trottinant. L’adjudant Favry marchait
rapidement fort de ses longues enjambées.
– Asseyez-vous, je vous en prie. Je vous ai fait venir pour vérifier certains
détails. Il me manque encore quelques précisons.
– Je vous ai déjà dit tout ce que je savais, tout ce que j’ai vu ce matin-là.
« Décrire une nouvelle fois que je suis passée par la porte arrière, qu’elle
était entrouverte, que l’alarme était déjà désactivée…», songea-t-elle,
exaspérée.
Lassée de répéter la scène depuis le cambriolage, Laura s’efforça d’être
convaincante :
– Y’a quelqu’un ? Ai-je lancé en franchissement le seuil avec la trouille
au ventre.
Alors, elle mentionna à nouveau qu’elle s’était avancée doucement vers
la photocopieuse. Puis décrivit sa peur et son frisson en apercevant le
faisceau de lumière sous la porte du bureau du directeur.
29
– L’alarme était désactivée, je supposais donc que Monsieur d’Amboise
était sur place.
Et consciencieusement, Laura reprit son récit avec patience pour fournir
le maximum d’indices à l’enquêteur. Elle s’exprima, semblable à une
actrice jouant sa pièce de théâtre :
– Gérard, vous êtes déjà là ? Pourquoi avez-vous laissé la porte ouverte ?
Laura faisait les gestes pour mimer la scène et marquait l’intonation. La
description apportait un tel réalisme que l’adjudant visualisa parfaitement
l’action.
Dans le laboratoire, l’assistante avançait discrètement.
– Répondez-moi !
Pas la moindre réponse. En portant une main devant sa bouche elle ouvrit
le bureau de son directeur en ravalant un cri. « Quel champ de bataille
! Qui a pu mettre pareil foutoire ? », se dit-elle, en jaugeant, stupéfaite,
les papiers éparpillés sur le sol. Ce spectacle ne faisait plus de doute. «
Nous sommes victimes d’un cambriolage », bredouilla-t-elle. Ses jambes
flageolaient. Ses craintes se confirmèrent en pénétrant dans la salle
d’analyses. Elle chancela, étourdie par le choc. Des flacons cassés, un
microscope renversé, des dossiers à terre…
Laura, blême et tremblante, se précipita à l’extérieur pour rejoindre sa
voiture. Elle ne voulait pas rester un moment de plus dans les locaux.
Elle craignait qu’un individu caché puisse la surprendre et l’agresser.
Son cœur battait la chamade. L’air frais lui fit du bien. A l’abri dans son
véhicule, elle actionna le verrouillage de sécurité et fouilla dans son sac
pour dénicher son téléphone. Elle ne le trouvait pas. Sa main tremblotait,
son esprit était désordonné. Elle n’avait plus la capacité d’appeler au
secours. La panique était plus forte. Son cerveau n’assumait plus la
tension. Elle se pétrifia en entendant soudain un véhicule sur les graviers.
Puis elle réalisa : «Ouf ! C’est la voiture de Gérard », articula-t-elle
péniblement, en expirant de soulagement. Puis elle sortit précipitamment
de son automobile pour courir vers le cabriolet de son directeur.
– Gérard, venez vite !
– Que se passe-t-il ? Que vous arrive-t-il Laura ?
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– Un voleur ! Un voleur… hurla-t-elle sans achever sa phrase. Venez
vite ! J’ai trouvé la porte ouverte en arrivant et j’ai pensé bêtement que
vous aviez oublié de la fermer. Votre bureau est sens dessus dessous,
le laboratoire a été cambriolé. Le voleur a pris votre découverte, c’est
affreux !
– Avez-vous appelé la Police ?
– Non, pas encore, j’ai eu tellement peur…
En l’écoutant, le gendarme la regardait fixement avec ses petits yeux de
félin. Laura, remua nerveusement sur sa chaise. Cette description l’avait
épuisée. Elle y avait mis tellement de véracité. Elle avait besoin de se
détendre et examina dans le détail le visage de l’adjudant. Elle remarqua
son nez aquilin qui lui allouait un profil d’aigle. Il avait le front bombé,
dégarni, les cheveux clairsemés sur les tempes et en hérisson sur le
sommet du crâne. Ses sourcils broussailleux se rejoignaient entre les
deux yeux et lui donnaient un air sévère.
Le récit était terminé. Elle le racontait toujours de la même manière,
de façon très réaliste et avec précision. La suspectait-il ? L’enquêteur
s’accorda une profonde inspiration, dans l’objectif de contrôler son
énervement. Laura se demanda s’il la soupçonnait… Ses questions la
mettaient mal à l’aise.
– Le fait le plus étrange, Monsieur le gendarme, c’est que je pensais qu’il
s’agissait d’un voleur. Or, je ne comprends pas, car rien n’a été dérobé.
– L’individu s’est peut-être contenté de prendre des photos ou plus
simplement il n’aura pas trouvé ce qu’il cherchait… Monsieur d’Amboise
m’a confié qu’il avait mis ses données biologiques en lieu sûr et sur vos
conseils d’ailleurs, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est vrai, je le lui ai conseillé. Il a pris soin de copier ses analyses
sur un disque dur et d’effacer toutes traces au sein de l’institut dès le
lendemain de cette découverte, soit exactement le 11 septembre dernier.
Personne ne pouvait donc subtiliser les composants. L’effraction est
intervenue une semaine après. Curieux tout de même, vous ne trouvez
pas ?
Laura fit une pause pensant que son interlocuteur allait lui répondre.
31
Constatant qu’il ne disait rien, elle poursuivit :
– En plus, il avait effectué les démarches pour faire certifier son invention.
Il n’y avait donc aucun intérêt de la lui voler, n’est-ce pas ?
La jeune femme attendit encore une réaction mais l’adjudant se contenta
de hocher la tête. Puis, marquant quelques minutes de silence, il
poursuivit son interrogatoire :
– Pourquoi n’avez-vous pas appelé la gendarmerie lorsque vous avez
découvert l’effraction et les bureaux en désordre ?
Laura lui rappela son émoi, son incapacité à réagir devant la scène de
cambriolage. Gérard d’Amboise avait contacté la gendarmerie au matinmême du délit. Son assistante lui avait laissé cette tâche, elle-même
incapable d’en prendre l’initiative, trop choquée par l’événement. Les
officiers, rapidement sur les lieux, avaient relevé des empreintes. La
porte avait été forcée. Les traces constatées près de la gâche laissaient
supposer que le voleur était outillé d’un pied-de-biche. L’alarme avait été
neutralisée, à la surprise des enquêteurs. Ce système était relié à un
réseau de surveillance et pourtant la téléassistance n’avait pas fonctionné.
– Qui connaissait le code de l’alarme, Mademoiselle ? Demanda
l’adjudant Favry.
– L’ensemble du personnel est habilité pour activer et désactiver la
sécurité. Le code est modifié tous les deux ans environ. Mais… je vous
ai déjà dit tout cela lors du dépôt de plainte et au cours des précédents
entretiens. Pensez-vous que j’invente ou que je vais modifier mes
propos ?
L’audition s’éternisait et l’assistante perdait patience. Elle tendit un bras
pour prendre son sac et son manteau posés sur la chaise d’à côté. Laura
s’énerva en sentant l’impatience lui monter au visage. Sa mâchoire se
crispa. Elle avait déjà répondu à toutes ces questions.
– Combien de fois devrai-je subir ces interrogatoires ?
Pourtant, le gendarme espérait encore d’autres précisions. Il lui demanda
à nouveau la combinaison de l’alarme. L’identifiant se composait de
six chiffres : 070710. Après les avoir enregistrés dans le boîtier de
sécurité, Gérard les avait transmis à ses employés en précisant qu’ils
correspondaient à la date de naissance de son fils Matéo.
32
– Que recherchaient le ou les auteurs à votre avis ?
– Je vous l’ai déjà dit, ceci a certainement un lien avec les recherches
scientifiques de Monsieur d’Amboise, répéta Laura, l’air abattu. Que
pourrait-il en être autrement ? La découverte de mon directeur est
tellement sensationnelle !
– Pourquoi donc ? interrogea l’adjudant.
– Vous savez, cette solution est magique. Les désherbants issus de
la chimie de synthèse seront bientôt interdits en France. Il fallait donc
trouver un produit écologique. Monsieur d’Amboise est un inventeur de
génie, c’est un chercheur très talentueux !
L’adjudant passa ses mains sur sa figure pour masquer sa fatigue puis
opina, lui-même convaincu par l’évidence de cette fabuleuse potion.
Il s’était documenté sur ce nouveau produit d’origine végétale. La presse
avait diffusé quelques articles sur le sujet. Une fois commercialisée, ce
serait une solution simple, pratique et respectueuse de l’environnement
pour limiter la prolifération des herbes indésirables. Il était donc tout à fait
probable que cette nouvelle substance devienne très convoitée.
– Merci, Mademoiselle, vous pouvez disposer. Dites à Monsieur
d’Amboise que je vais le convoquer. J’ai quelques détails à voir avec
lui… avec vos collègues aussi d’ailleurs.
« Enfin ! » pensa Laura en quittant la gendarmerie un peu fébrile. Ce
nouvel entretien l’avait étourdie. Elle se sentait lasse de toute cette
affaire. En remontant dans sa voiture, elle ajusta le rétroviseur intérieur
et remit un peu de couleur sur ses lèvres.
A proximité du laboratoire, elle songea à son directeur, scientifique
ingénieux, à son composant révolutionnaire et l’avenir glorieux qui s’offrait
à lui. « Quelle formidable trouvaille !», pensa-t-elle.
Au soir de sa merveilleuse découverte, Gérard se sentait fort, déterminé,
nageant dans le bonheur. Gagné par ce débordement d’exaltation, il avait
aussitôt invité son assistante mais c’est avec son épouse qu’il aurait
voulu fêter ce succès. Sophie ne l’avait malheureusement pas contacté.
« Elle a dû écouter mon message pourtant. Pourquoi ne rappelle-t-elle
pas ?» pensa-t-il tristement.
33
Cette nuit-là, Gérard ne trouva pas le sommeil. Tous les calculs, les tests
et les résultats trottaient dans sa tête. Sa tension nerveuse l’empêchait
de dormir. Qu’importe, il avait tant à faire maintenant. Il se leva, s’installa
derrière son bureau et dressa la liste des démarches à entreprendre. Il
aurait dû appeler Thomas comme il venait de le proposer à Laura mais il
était trop tard. Il le ferait demain.
Vers deux heures du matin, la fatigue se fit ressentir et sa joie disparut
alors que l’excitation retombait. Et sa sensation de manque s’amplifia.
Dommage, le bonheur s’effritait, trop furtif, éphémère, juste savouré
l’instant d’une soirée. Comment la vie pouvait-elle le torturer aussi
durement ? Cette grande victoire, l’aboutissement de ses recherches ne
lui apporterait pas la plénitude. Pourquoi ce grand événement n’était-il
donc pas capable de le consoler ? La disparition de Matéo et le départ de
Sophie demeuraient toujours et atrocement insurmontables.
Le lendemain matin, après une nuit très courte, Gérard ne put masquer
son tourment. Il se confia au président de la communauté de communes
qui s’empressa de le rassurer.
– Vous savez, il faut du temps habituellement pour digérer un drame.
Le biologiste s’était arrêté chez l’élu avant de se rendre à son laboratoire.
Cet homme qui l’avait accueilli au cœur du parc d’activité de Maché
lui avait fait confiance et Gérard tenait à l’informer rapidement de sa
découverte. Il lui importait aussi de le remercier pour sa patience en lui
témoignant toute sa reconnaissance.
– Vous comprenez donc que mon succès peut paraître insignifiant. Cette
douleur est atroce… Je ne suis pas capable d’accepter la tragique réalité.
Comprendre et accepter que la mort de mon fils est irréversible… Tout
cela m’arrache les entrailles.
– Je compatis à votre peine mais votre invention va changer votre vie.
C’est LA découverte du siècle ! Je vous l’assure. C’est le produit que
nous attendions tous depuis des années. Bravo, vous avez su démontrer
vos compétences. Je vous félicite mon cher !
« Il ne savoure pas sa réussite », pensa l’élu en le complimentant.
L’allégresse de la veille était vite retombée. Gérard d’Amboise ressentit
ce matin-là un mélange de satisfaction et de tristesse, sentiment étrange
et paradoxal.
34
Le président se leva. S’approchant de Gérard, il lui tapota amicalement
l’épaule pour le réconforter.
– Permettez-moi d’appeler mon adjoint. Votre désherbant révolutionnaire
va connaître un grand succès.
– Non, c’est trop tôt. Je vous en prie, restez discret. Je dois d’abord
m’occuper de protéger mon invention. Il faudra ensuite attendre le brevet.
Maintenant, je dois vous laisser. Merci pour votre sincérité.
Gérard s’apprêta à quitter la pièce. Il lui tardait d’aller annoncer la nouvelle
à ses collaborateurs.
– Je file au laboratoire. Mes collègues doivent m’attendre. Vous savez,
eux aussi méritent ce succès !
En se dirigeant vers laboratoire, Gérard se demanda si son assistante
avait pu dissimuler son euphorie et garantir toute la réserve nécessaire
à créer la surprise. Il pouvait lui faire confiance, Laura n’avait rien dévoilé
ainsi qu’elle le lui avait promis après le dîner : « C’est à vous de l’annoncer
».
« Il y a une surprise ce matin ! » s’était-elle contentée de dire à ses
collègues qui s’interrogeaient sur les préparatifs d’un petit-déjeuner... «
– 11 septembre… tu fêtes quoi ?...
L’ensemble du personnel était déjà réuni dans la cuisine quand Gérard y
entra vers huit heures trente.
– J’ai une chose importante à vous dire, dit-il simplement.
Laura souriait, impatiente de connaître la réaction de ses collègues.
Gérard partit rapidement dans ses explications et détailla les derniers
tests qui lui avaient permis de finaliser son herbicide. Il précisa quelques
analyses en veillant de rester discret sur la composition globale du produit.
Le scientifique reçut aussitôt les félicitations des laborantins. Ce témoignage
l’émut. Seul, Thomas paraissait crispé, boudant indéniablement le fait de
ne pas avoir été prévenu plus tôt. Il était assis sur le coin d’un bureau
et se frottait la barbe, en pleine réflexion. De l’autre main, il tapotait
nerveusement la coque de son téléphone portable. Gérard l’observa. «
Que signifie cette attitude ? s’interrogea-t-il. Il regarde sans cesse par la
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fenêtre, comme s’il guettait l’arrivée de quelqu’un… ». L’associé semblait
contrarié, affichant une pointe de jalousie, péniblement masquée. De
nouvelles rides marquaient son visage. « Il aurait certainement souhaité
être l’auteur de cette découverte… Je m’en veux, j’aurais dû l’appeler hier
soir… », pensa-t-il.
Thomas s’était très souvent éloigné de Maché depuis ces dernières
semaines. Il n’avait pas participé aux dernières expérimentations. Il
regrettait sans doute de ne pas avoir participé aux derniers contrôles.
S’attendait-il à une issue aussi rapide ? Gérard avait avancé sans répit
depuis quinze jours sans vraiment communiquer sur ses travaux. Son
associé s’était déplacé de nombreuses fois à la Rochelle pour consulter
la société Végénat, intéressée par le biogromate. Ce produit, expérimenté
pendant l’été, était destiné à favoriser naturellement la croissance des
tomates.
Au milieu de la salle de restauration, la joie était évidente pour les autres
collaborateurs. Laura s’affairait autour du petit déjeuner en proposant
les croissants qu’elle avait pris soin de réchauffer. La jeune femme se
sentait épuisée par sa nuit sans sommeil mais veillait à ne pas montrer sa
fatigue, puisant l’énergie dans la réussite de son directeur. La formidable
découverte et surtout la soirée en tête à tête avec son supérieur, l’avaient
bouleversée.
Thomas continuait d’afficher une mine maussade, ce qui inquiéta
Gérard : « Une explication entre nous s’impose. Il me semble bizarre tout
de même, pensa-t-il. Et pourquoi regarde-t-il son téléphone à chaque
instant ? Il reçoit des SMS apparemment… Etonnant…».
– Merci, chers amis, merci pour vos compliments. Vous avez participé à
l’élaboration de ce composant miracle. Sans votre aide, je n’y serais pas
arrivé.
– Mais si, mais si… c’est bien vous qui avez abouti aux conclusions et
aux tests finaux. Ce succès vous revient, répondit Laura.
Jude secoua la tête pour évacuer sa mèche rebelle et confirma les propos
de sa collègue.
– Tout à fait, vos calculs sont géniaux, les composants que vous avez
utilisés sont innovants. Et puis, vos expériences sont l’aboutissement de
tellement d’heures de travail… de nuits de recherches aussi. Quel exploit !
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Admiratifs, les laborantins applaudirent vigoureusement l’ingéniosité de
leur respectueux docteur en biologie.
Cette invention résultait du fruit d’une collaboration assidue et
complémentaire. Et pour Gérard, fier des contributeurs, il importait de
marquer sa gratitude en les félicitant. Il évoqua les exploitants agricoles qui
avaient participé aux tests avant les conclusions en laboratoire. Il rappela
l’indispensable partenariat avec des techniciens spécialisés. Enfin, il cita
ceux qui lui faisaient confiance, tous certains d’atteindre bientôt l’objectif,
convaincus qu’il ne manquait pas grand-chose pour arriver au but. Il fallait
trouver la substance capable de détruire les racines indésirables, le plus
écologiquement possible. Le biologiste avait travaillé avec acharnement
pour trouver l’ingrédient naturel et produire cette molécule qui rendrait
l’herbicide efficace. Et ce jour était finalement arrivé. Gérard d’Amboise
détenait enfin cette potion.
Plusieurs sociétés s’étaient positionnées en amont en espérant diffuser
le produit sur le marché après sa certification. Parmi les plus intéressés,
le groupe Végénat avec qui Thomas travaillait pour la croissance des
tomates mais aussi l’entreprise Greeny Productions, leader de la filière
agroalimentaire. Ces établissements étaient tous deux spécialisés dans
la recherche et le développement de solutions durables pour la nutrition et
la protection des plantes. Développer le nouveau désherbant s’annonçait
comme un enjeu très fort dans le domaine des produits d’origine
naturelle. Les deux associés avaient déjà écarté d’autres producteurs et
choisiraient rapidement l’entreprise la mieux qualifiée.
Gérard traversa le couloir pour pénétrer dans la salle d’analyses suivi
de ses collaborateurs. La formule était inscrite sur le tableau blanc,
griffonnée, raturée, indéchiffrable. Elle était uniquement compréhensible
pour le scientifique qu’il était et qui l’avait conçue jusqu’au bout. Lui seul
l’avait mesurée, élaborée et peaufinée jusqu’à son achèvement. Gérard
se sentit soudain inquiet. Le tableau devait être rapidement nettoyé. Dans
les tubes à essais, le composant était dispersé en plusieurs souches. La
potion finale était composée à partir d’une dizaine de fioles, répertoriées et
numérotées. Elle se trouvait dans un flacon étiqueté sous le nom étrange
de Chirus graffé. Il se hissa pour attraper le contenant sur l’étagère et le
montra à son personnel.
– Voici un échantillon du composant biologique ! Il s’appelle le Chirus
graffé…
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– Le quoi ? reprit Laura.
– Chirus graffé… Ce nom est une sorte d’algorithme formé des éléments
introduits : chrystanthème, citrus.
– Oui mais pourquoi graffé ? Interrogea Thomas.
Gérard hésita un instant. Il se tourna vers la fenêtre pour y trouver
l’inspiration, puis, après une brève réflexion, il ajouta sur un ton intriguant :
– Eh bien, un ingrédient mystère… Vous n’en saurez pas plus aujourd’hui…
C’est mon secret, ma recette magique !
Laura s’amusa en imaginant ce que Le Courrier Vendéen pourrait bientôt
titrer :
« Un désherbant naturel à la conquête des herbes folles ! Gérard
d’Amboise, docteur en biologie, installé en Vendée, découvre un herbicide
à base de feuilles de chrysanthèmes… »
Gérard prit conscience de la vulnérabilité de sa découverte. La faire
certifier devait maintenant être sa priorité. Il vérifia aussitôt la procédure
sur internet.
« Pour devenir propriétaire d’un brevet, vous devez effectuer un
enregistrement à l’INPI. Voici toutes les étapes pour vous aider à
constituer le dossier et remplir les formulaires. Le dépôt doit se faire le
plus tôt possible. La date de votre demande est essentielle. Elle est le
point de départ officiel de votre protection, même si les droits de propriété
industrielle ne sont définitivement acquis que lorsque le brevet est
délivré… »
La démarche administrative s’annonçait longue et fastidieuse. Un peu
plus tôt dans la journée, Gérard avait pris soin d’enregistrer les données
sur un disque dur pour protéger les calculs. Cette prudence lui avait été
soufflée par Laura, toujours prévenante. Il prit fièrement la parole devant
ses collaborateurs :
– Désormais, notre formule magique devra faire l’objet d’une surveillance
accrue ! Nos investisseurs en imaginent un succès européen voire même
mondial. Par contre, tant qu’elle n’est pas brevetée, nous ne pourrons
pas la commercialiser.
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– Va-t-il falloir la cacher ? demanda Laura, naïvement.
Sa question provoqua les rires qui déclenchèrent une boutade de
Thomas répliquant sur un ton sarcastique.
– Et pourquoi pas dans une cachette secrète ou dans un coffre à la
banque ?
Gérard en plaisanta. Il commençait à se détendre.
– Je connais un lieu sûr. Et certains aussi le connaissent… C’est le
souterrain de Pied-Sec… N’est-ce pas Thomas ? Te souviens-tu de cette
cachette ?
La discussion s’anima dans une ambiance joviale autour de leurs
souvenirs d’enfance et leurs jeux de cache-cache dans ce souterrain…
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Gérard avait été soulagé de constater que rien n’avait disparu lors de
l’effraction du laboratoire. Rien, bien sûr, qui ne puisse mettre en péril
le succès de sa découverte. A moins que le voleur n’ait eu d’autres
intentions ?...
Les empreintes repérées sur les encadrements des portes correspondaient
principalement à celles des employés. Se rajoutaient aussi celles de la
femme de ménage et d’autres qui restaient à définir. La police scientifique
n’avait pas encore livré son rapport et depuis deux semaines les
enquêteurs travaillaient discrètement. Le procureur des Sables-d’Olonne
avait mandaté la gendarmerie de Palluau pour élucider l’affaire.
Tous étaient convaincus d’une chose : le cambriolage était lié à l’invention
du biologiste. Cet événement s’était produit une semaine après sa
découverte. La coïncidence apparaissait si évidente.
Gérard assurait un rythme effréné depuis tous ces événements. Il s’était
rendu plusieurs fois à la gendarmerie pour répondre à l’adjudant ou bien
multipliait les rendez-vous auprès des producteurs pour parler de son
nouvel herbicide. Il assurait aussi des interviews auprès des journalistes
intéressés par ce désherbant naturel. En quelques jours, il avait acquis
sa renommée dans le milieu agro-alimentaire.
Tout allait beaucoup trop vite alors que la certification n’était pas assurée.
Le scientifique s’en inquiétait en se laissant pourtant surfer sur la vague
du succès comme enivré par la gloire.
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Mais ce que Gérard espérait le plus au monde depuis ce soir du 10
septembre était l’appel de Sophie. Sa femme ne s’était pas manifestée
et cette attente l’exaspérait. « Pourquoi reste-t-elle donc sourde à mes
messages », pensait-il tristement.
C’est à ses côtés qu’il aurait voulu savourer cette victoire, Aujourd’hui,
son enthousiasme était altéré par l’absence de son épouse. Gérard
ressassait et ne supportait pas cet état de fait : impossible de partager
ses idées, ses doutes et ses ambitions… Sophie accaparait son esprit et
son absence s’imprégnait en lui chaque jour plus douloureusement. Chez
certains couples, les difficultés rapprochent. Dans leur situation, l’effet
inverse se produisait, les conduisant vers un destin funeste.
Seul dans sa grande maison, Gérard errait en homme solitaire.
L’atmosphère pesait, lugubre et mortellement triste. La saison d’automne
avançait et les jours diminuaient trop vite en cette fin septembre. L’intensité
de la nuit renforçait ce sentiment d’isolement et accentuait son angoisse.
Gérard pensait, découragé, assis sur un banc face à la grande cheminée.
Pour briser la morosité de la pièce, il rassembla du petit bois et deux
bûches pour faire un feu. Il froissa une feuille de papier journal qu’il
glissa sous l’ensemble et l’embrasa. Rapidement, les flammes se mirent
à rougeoyer dans l’âtre, lançant des ombres sur les murs de pierre. Il
alluma une pipe, nécessaire à la détente puis tira une bouffée et reposa
l’objet pour se diriger vers la sono. Habilement, il joua avec ses doigts
pour consulter des CD. Il en choisit un : jazz de Michel Portal qu’appréciait
particulièrement Sophie. « Elle n’a pas emmené ses disques, peut-être un
signe, sait-on jamais… qu’elle reviendra…», se rassura-t-il en actionnant
sa chaîne stéréo.
Puis, il retourna vers le foyer brûlant. Il tassa le tabac dans sa pipe avec
son pouce et la ralluma. Il pouvait se relaxer. Tout du moins, essayer
de se calmer. La cheminée était haute, caractéristique de ces vieilles
maisons vendéennes. Il prit le tisonnier pour diminuer l’intensité du feu,
aspira pour tirer une bouffée de tabac et s’enivra du rythme jazzy au son
du saxophone. La fumée lui piquait les yeux. L’odeur de l’Amsterdamer lui
renvoya un souvenir olfactif. Il repensa à Sophie qui aimait se lover près
de la cheminée, blottie tout contre lui, appréciant les effluves de nicotine.
Alors, calmement, il plongeait ses lèvres avec douceur dans son cou en
inspirant son parfum. Puis, délicatement, leurs baisers se mélangeaient
avec passion devant le feu qui crépitait comme la flamme de leur amour.
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Gérard remua instinctivement pour secouer cette image et se
débarrasser de ses émotions. Il balaya une larme du revers de la main.
Et, pudiquement, pensa que la fumée en était responsable.
La journée avait été particulièrement éprouvante. Il venait de savourer
le plaisir de s’évader pendant vingt minutes. Mais la perspective de
renoncer définitivement à sa femme ressurgit et son esprit revint trop vite
à cette dure réalité.
Pourtant, il ressentit un élan de détermination. « Je vais l’appeler…
Mais, me répondra-t-elle ? ». Vingt-et-une heures… Gérard savait qu’elle
avait l’habitude de se coucher tôt. Il se leva, s’empara de son téléphone
puis le reposa. Une vague d’angoisse l’oppressa et lui serra la gorge.
Instinctivement, il inspira profondément pour reprendre son souffle. Il se
sermonna : respecter son silence, respecter sa solitude, la chasser de
son esprit. La laisser vivre à sa guise. Mais aussitôt, il fit un pas en arrière
car ces notions s’exposaient semblables à un abandon. L’existence
était décidément trop compliquée pour le pauvre homme qu’il était ce
soir. Tellement las de tout cela. La réalité avait ce côté inhumain qu’il
n’acceptait pas. Et se forcer au raisonnement n’était sûrement pas pour
aujourd’hui. Sophie était partie depuis neuf mois. Deux ans s’étaient
écoulés depuis la mort de Matéo. Il avait mal. Atrocement mal.
La musique enchaîna sur un air de bandonéon qui extirpa Gérard de
ses idées sombres. Son regard plongea vers son bureau où régnait
le désordre. Depuis ces deux dernières semaines, il avait négligé ses
tâches ménagères. Sa mère venait régulièrement l’aider mais elle avait
pour consigne de ne jamais toucher à ses papiers. Un disque dur était
négligemment déposé parmi le fatras. Sur la boîte, une inscription
portée au marqueur : Chirus graffé 10 septembre 2015. Ce périphérique
contenait toutes ses données, calculs, schémas, explications détaillées.
Il devait le mettre en lieu sûr. L’effraction du laboratoire l’invitait à cette
prudence.
« Comment se fait-il qu’un voleur qui fracture la porte de mon laboratoire,
fouille dans mes dossiers et laisse la salle d’analyse comme un champ
de bataille, reparte sans rien ?… Curieux tout de même… Il savait ce qu’il
cherchait, c’est évident. Cet individu serait bien capable de poursuivre
ses recherches ici dans ma maison… Méfiance, donc…», songea-t-il,
perplexe.
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Son domicile était sous surveillance vidéo, entouré de ces grandes grilles
qui forcent le respect par leur style « propriété bourgeoise ». Ses parents
logeaient à proximité dans les dépendances de son jardin paysagé. Ces
protections limitaient les intrusions mais avaient leurs limites. L’alarme du
laboratoire n’avait pas dissuadé le voleur. Sa résidence serait-elle donc
inviolable ?
L’adjudant Favry l’avait pourtant averti :
– Avez-vous pris soin de sauvegarder vos données ?
Gérard lui avait répondu brièvement en dissimulant son agacement :
– Oui, c’est fait !
Ses questions l’énervaient. Laura et ce gendarme lui avaient donné le
même conseil. En y réfléchissant, il en convint, il était plus raisonnable
de mettre ses éléments scientifiques à l’abri. La banque était le lieu idéal
et Gérard planifia de s’y rendre dès le lendemain.
Il repensa aux propos ironiques de Thomas : « …Et pourquoi pas le
souterrain de Pied-Sec ? ». Cette réplique avait amusé ses collègues.
Les souvenirs de leurs jeux d’enfants lui revinrent, emprunts d’une
tendresse toute particulière. Cette pensée le fit sourire.
Le souterrain avait son entrée dans la propriété de Madame de la
Chabossière sur le domaine de Bouchaud. Gérard aimait s’amuser dans
cet endroit. Sophie faisait partie de la bande de copains avec Thomas
qui se montrait plutôt intrépide. A dix ans, on aime tester ses peurs. Ce
passage attisait leur curiosité et favorisait leur créativité. Un lieu interdit
d’accès n’est-il pas le meilleur territoire pour de petits découvreurs en
herbe ? Habituellement, ils se faufilaient sous un buisson car la grille
d’entrée était fermée par une chaîne. Le souterrain était en impasse,
accessible au fond de son immense parc. La propriétaire des lieux, âgée
de plus de soixante-quinze ans, était une femme très distinguée. Elle
vivait seule dans sa luxueuse demeure aux allures bourgeoises. Depuis le
décès de son mari, elle se rendait utile auprès de l’action catholique de la
paroisse. Madame de la Chabossière enseignait le catéchisme pour aider
le père Béduneau. Elle avait pris l’habitude de s’absenter le mercredi.
Quelle belle occasion pour les enfants ! Ils pouvaient pénétrer aisément
et sans crainte dans le conduit très étroit qui devint régulièrement leur
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terrain d’aventure ! La joyeuse troupe profitait de ces moments de répit
pour assouvir cette soif de jouer les apprentis explorateurs.
Un jour, alors qu’ils pensaient avoir le champ libre, le voisin les surprit.
Il les invectiva dans un patois que décryptèrent facilement les enfants :
– Bande de p’tits galopiaux, j’vous y prends, allez ouste ! Feriez mieux
d’aller chercher dos lumas !
Les jeunes n’avaient cependant aucune envie de changer de jeux pour
une vulgaire quête d’escargots…
Gérard et ses compagnons prirent peur et s’enfuirent à toutes jambes.
Forts de constater qu’aucune suite ne fut donnée à cet avertissement,
les enfants revinrent plusieurs fois explorer le passage secret. Le sol était
glissant, ils devaient se faufiler pour y accéder. Ils aimaient se nicher
dans les alvéoles de l’étroit couloir froid et sombre tout juste éclairé par
leurs lampes de poche. Gérard et Thomas s’amusaient en effrayant
Sophie avec les chauves-souris. Enfin, rassasiés d’exploits, ils rentraient
souvent boueux à la maison, subissant naturellement la colère des
mamans toujours agacées de retrouver leurs enfants affublés d’habits
souillés.
La sonnerie de son téléphone le fit sursauter…
Qui pouvait donc l’appeler aussi tardivement ? Le portrait et le numéro de
Sophie s’affichèrent sur son portable.
Le cœur palpitant, sa main se mit à trembler en prenant l’appareil.
– Bonsoir, c’est Sophie, je n’ai pas eu le temps de t’appeler… Et puis, tu
sais, ce 20 septembre qui vient de passer m’a à nouveau plongée dans
le drame… Deux ans… Te rends-tu compte ?
Gérard la laissa parler, sans répondre à cette interrogation. De toutes
façons, date anniversaire ou pas, le drame était présent à chaque instant
dans leur esprit. L’effroyable accident de Matéo les hantait sans cesse.
Puis, n’y tenant plus, il la questionna, maîtrisant difficilement le trémolo
de sa voix.
– Tu as reçu mes messages ?
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– Oui, j’aimerais te voir… J’ai quelque chose d’important à te dire…
– Demain ? s’empressa-t-il de proposer.
– Plutôt après-demain… mais pas à la maison, tu sais très bien pourquoi…
A notre cabane, jeudi à dix-huit heures. D’accord ?
– D’accord !
– A jeudi alors…
Sophie raccrocha.
La communication fut brève, trop succincte pour Gérard qui se mit à
tourner nerveusement autour de son bureau. Il ouvrit le bar, s’empara
d’une bouteille de whisky et se servit un verre qu’il avala rapidement.
« Comment dois-je prendre cet appel ? Que souhaite-t-elle m’annoncer de
si important ? Suis-je bête, pourquoi ne lui ai-je pas posé de questions ? ».
En colère contre lui-même, il s’effondra dans son fauteuil, explosa en
pleurs, déchargeant une émotion trop longtemps contenue. Puis, vidé
de ses larmes, il leva la tête pour regarder la pendule franc-comtoise qui
marquait les secondes à chaque mouvement de son balancier. Près de
minuit. Il ne trouverait pas le sommeil. A quoi bon se coucher ? Depuis
deux semaines, les nuits blanches étaient fréquentes. Gérard accumulait
la fatigue. Il lui arrivait de rêver tout éveillé. Les événements alimentaient
sa nervosité et ravivaient son passé douloureux.
Il se servit un whisky en songeant à cette cabane, lieu de leur rendez-vous.
Ses souvenirs d’enfance se mirent en éveil. Il se rappela les dimanches
de pêche, avec son père au bord de La Vie, en contrebas des prés
marécageux près de Palluau. Et cet abri de fortune, constitué de quatre
planches et d’un toit recouvert de papier goudronné… L’endroit était
sobre mais tellement accueillant. Il était assez vétuste mais en présence
de Sophie, quelques années plus tard, il prit une toute autre dimension. Il
devint à leurs yeux un château romantique, une luxueuse demeure, leur
nid d’amour. Gérard y songea avec beaucoup de tendresse.
Il aimait accompagner son père, fier de transporter le beau lancer qu’il
avait reçu pour ses onze ans. Pour accéder plus rapidement à la cabane,
il fallait emprunter la barque attachée de l’autre côté de la rive. Sinon, un
chemin creux y conduisait également en franchissant un pont construit
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avec d’anciens poteaux en béton. Il débouchait sur une digue étroite qui
accédait à l’île coincée entre les deux bras de La Vie. Le site était propice
à la tranquillité et Gérard fut heureux de le proposer à Sophie pour flirter
à l’abri des regards.
La première fois, l’adolescente eût l’impression de suivre un aventurier
à travers les marais. Gérard choisit d’ignorer la barque pour la conduire
en dehors du chemin habituel. Il préféra impressionner sa dulcinée par
un autre accès plus long qui contournait l’île, plus compliqué à travers
les marais. Par ce sentier escarpé et pentu, ils s’enfoncèrent dans
les prés humides. Puis, avec souplesse, franchirent des barrières en
passant sous les fils barbelés. Enfin, se frayèrent un passage entre les
branchages et avancèrent prudemment parmi les roseaux. Quand les
grenouilles se mirent à jaillir dans leur sillage, Sophie se sentit effrayée
mais savoura cette hasardeuse escapade. Le parcours était captivant
d’émotion et Gérard se réjouit d’épater ainsi son amoureuse. Ils arrivèrent
au cabanon qui s’offrait enfin à eux. Ce refuge romantique, comme une
forteresse naturelle, accentuait le caractère insulaire du site, blotti dans
les feuillages. Pour sceller leur amour et s’approprier l’espace, ce jourlà ils gravèrent sur l’entrée de la maisonnette leurs deux prénoms au
couteau : Sophie + Gérard, unis dans un cœur.
Ce souvenir le bouleversa. Gérard enfouit son visage dans ses mains,
en proie à un grand vide. Puis, dans un sursaut de détermination, il
se leva pour maîtriser son désarroi et s’empara de son disque dur. Un
coffre dissimulé derrière le tableau de famille figé au milieu de la pièce
centrale… « La planque est trop évidente », pensa-t-il. Ce coffre-fort avait
servi à ses ancêtres. Son père avait lui-même protégé des documents
officiels. Aujourd’hui, il ne contenait que quelques bijoux sans valeur.
Pour des raisons qu’il ignorait, cet endroit ne lui inspira pas confiance. 47
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C’était un vendredi ensoleillé et la température était encore clémente
pour ce deuxième jour d’octobre. Le week-end s’annonçait propice aux
grandes balades dans la campagne. Chacun aspirait à cette détente mais
l’ambiance augurait plutôt deux jours maussades en lien avec le climat de
crispations qui régnait dans le laboratoire de Maché.
Tandis que Jude et Sylvain peaufinaient quelques analyses, Laura leva
les yeux de son ordinateur pour scruter une nouvelle fois la pendule.
Seize heures quarante. Elle sentait monter son angoisse. Son directeur
n’était pas venu au bureau aujourd’hui. Il n’avait pas appelé et n’avait
assuré aucun de ses rendez-vous. Son téléphone restait désespérément
muet.
Morte d’inquiétude, la jeune femme avait contacté la gendarmerie en
fin de matinée. Ses autres collègues masquaient difficilement leur
appréhension. Thomas se montrait nerveux. Il venait de rentrer le
matin-même d’un nouveau déplacement professionnel. Il affichait une
sorte de tension inhabituelle. Laura l’avait surpris à plusieurs reprises
en communication, le regard sombre, s’exprimant à voix basse. Elle en
conclut qu’il devait être tourmenté par l’absence de son associé. Et sans
doute pour masquer son anxiété, il se préoccupait de ses projets. Il avait
manifestement entrepris de rencontrer des clients près de La Rochelle et
annonça son idée à ses collaborateurs avec une pointe de jalousie non
dissimulée.
– J’ai rendez-vous chez Végénat après le week-end pour leur présenter
le biogromate. Je serai absent une dizaine de jours pour tester ce
composant nutritif. Mon produit sera aussi spectaculaire que Le fameux
Chirus graffé de notre ami Gérard !
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Ces propos irritèrent Jude qui s’empressa de répondre :
– Arrête Thomas, le Chirus graffé est un composant hors norme, attendu
depuis longtemps par tous les producteurs. Ses substances d’origine
végétale n’ont rien de comparable à d’autres produits.
– Exactement, reprit Sylvain, le biogromate est formé d’azote, de potasse
et autres oligoéléments que l’on retrouve déjà dans d’autres compositions
déjà élaborées sur le développement de végétaux.
Thomas sentit monter l’agacement et son visage vira à l’écarlate. Le
succès de son associé avait le don de l’énerver. Il enchaîna aussitôt :
– La société Végénat aurait souhaité acheter le Chirus graffé mais Gérard
privilégiera sûrement Greeny Productions. Qu’elle erreur !... Certainement
à cause de leur renommée mondiale. Pourtant, je ne partage pas son point
de vue : Végénat est une entreprise rochelaise réputée et internationale
déjà connue pour la commercialisation de produits naturels…. Dommage
!
Ses propos prenaient des intonations presque agressives. Le ton
montait, alimenté par le désaccord des deux laborantins. L’atmosphère
était lourde et pesante depuis quelques jours. Laura leur demanda de
stopper leur querelle en apercevant la voiture bleue de la gendarmerie
déjà stationnée dans la cour.
– Silence ! Les sermonna-t-elle, nous devons garder notre calme. Arrêtez
vos enfantillages et ces mesquineries.
Les trois hommes se retournèrent, interloqués. Ils n’avaient jamais entendu
l’assistante s’exprimer aussi vivement. Elle s’avança nerveusement vers
la porte pour laisser entrer les trois gendarmes.
Pour apaiser le malaise des employés, l’adjudant Favry livra quelques
informations sur ce qui les préoccupait.
– En parallèle de l’enquête liée à l’effraction de votre laboratoire, le
procureur des Sables d’Olonne nous a demandé de travailler sur la
disparition de votre directeur.
Il mesura l’inquiétude de l’assistante quand il remarqua qu’elle était au
bord des larmes. Il tenta alors de lui faire comprendre qu’il était prématuré
de parler d’une disparition inquiétante.
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– Mais, ne vous inquiétez pas hâtivement, Monsieur d’Amboise s’est
peut-être simplement absenté sans vous prévenir. Vous savez, cela
arrive souvent, ne vous alarmez donc pas trop vite. Depuis quand ne
l’avez-vous pas vu ?
– Il a quitté le laboratoire hier, vers dix-sept heures, en même temps que
moi, répondit-elle.
– Etait-il comme à l’ordinaire ? Quel était son comportement ?
– En fait, je crois qu’il avait peut-être quelque chose à me confier car il
semblait hésitant. Pourtant, il ne m’a rien dit. Je le trouvais bizarre. Toute
la journée de jeudi, il paraissait étrange, l’air perturbé par quelque chose
d’inhabituel.
– Comment expliquez-vous cette attitude ? Etait-ce l’effraction du
laboratoire qui l’inquiétait ?
– Peut-être, mais il est clair qu’avec tous ses problèmes… son fils… sa
femme… C’en était trop pour un seul homme. Son invention lui plaisait
bien sûr. Mais elle ne suffisait pas à le rendre heureux.
– Pensez-vous qu’il aurait eu la volonté de disparaître volontairement ?
demanda l’adjudant.
– Qu’imaginez-vous ? Une fugue ? Un suicide ?
Laura parut déconcertée par les questions du gendarme mais confirma
sa pensée.
– Non, certainement pas. Je commence à bien connaître Monsieur
d’Amboise. C’est un homme sincère, droit et courageux. Hier, je le
trouvais pressé, pas comme d’habitude. On aurait dit qu’il avait hâte de
terminer sa journée. D’ailleurs, il est parti plus tôt qu’à l’accoutumée et
nous avons quitté le laboratoire au même moment.
– Quelqu’un est-il allé vérifier à son domicile aujourd’hui ?
– Oui, j’ai appelé ses parents. Ils m’ont dit qu’il n’est pas chez lui. Sa mère
est même entrée dans sa maison. Il n’y a personne. Voilà pourquoi nous
sommes si inquiets. C’est bien une disparition inquiétante, n’est-ce pas ?
L’adjudant Favry ne répondit pas, se contentant de dodeliner. Il avait déjà
rencontré ce genre de situation et n’envisageait donc pas de décisions
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hâtives. Laura en espérait autrement. Elle aurait souhaité un peu plus de
compréhension.
– Rentrez chez vous, nous vous contacterons dès que nous aurons de
ses nouvelles. Ne vous inquiétez pas…
« Ne pas s’inquiéter ! Il en a de bonnes », s’exclama-t-elle à voix haute tout
en fermant les locaux après le départ des gendarmes et de ses collègues.
Contrariée, Laura attrapa ses affaires et couru vers sa voiture. Elle
démarra en trombe et prit la direction de Palluau. L’assistante fit le trajet
en cinq minutes, jouant l’imprudente sur les petites routes de campagne.
Entre la zone tertiaire de Bel-Air et le domicile de son directeur, huit à dix
minutes étaient nécessaires, en respectant la vitesse réglementaire, pour
effectuer les sept kilomètres depuis le laboratoire. Elle traversa SaintPaul-Mont-Penit à vive allure, oubliant le code de la route, faisant sauter
sa petite voiture sur les ralentisseurs du centre-bourg. Elle négligea
même un stop, son esprit focalisé par un mauvais pressentiment. Faire
confiance à la gendarmerie… Laura ne pouvait contenir son inquiétude
et son agacement. Elle entra précipitamment dans Palluau pour rejoindre
la maison de Gérard. En passant devant la grille, elle jeta un œil dans
la cour. Il rentrait parfois sa voiture au garage ou bien la stationnait à
l’arrière du terrain.
« Ouf ! Il est peut-être chez lui ! », se dit-elle avec soulagement. Elle
pressa la sonnette espérant le voir sur le pas de sa porte. Puis, sans
réaction, elle se dirigea rapidement vers la maison voisine, chez Monsieur
et Madame d’Amboise qui vivaient dans les dépendances de la propriété.
C’était une habitation relativement spacieuse qu’ils avaient fait rénover
au moment où leur fils s’était installé dans la grande bâtisse avec Sophie,
juste avant la naissance de Matéo. Cet ancien gîte de métayers était
cosy, joliment aménagé, au style influencé par l’esprit bord de mer et
comparable aux maisons du littoral vendéen. Sa façade était blanche,
garnie de volets en bois de couleur bleue. Des vasques agrémentaient
le décor dans lesquelles jaillissaient des bouées d’alstroémères mauves,
rouges, blanches et jaunes.
Laura poussa le portillon sans prendre soin de sonner. Les parents de
Gérard guettaient à la fenêtre. Egalement inquiets, ils attendaient l’arrivée
des gendarmes et accoururent à la rencontre de la jeune femme.
– Notre fils n’est pas rentré hier soir !
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Geneviève et Gonzague d’Amboise en étaient convaincus. Ils ne
l’avaient pas vu depuis jeudi matin, au moment où il était parti au travail.
Mais puisqu’il lui arrivait parfois de dîner en ville, aucun d’eux ne s’était
inquiété du fait qu’il ne soit pas de retour le soir-même. Son père et sa
mère n’étaient pas du genre curieux. Pourtant, depuis l’accident mortel de
leur petit-fils et le départ de leur belle-fille, ils se montraient bienveillants.
Respectant néanmoins son autonomie, ils se rendaient aussi disponibles
que possible pour entourer Gérard, naturellement attentifs à son bienêtre. Aussi, Geneviève, en maman attentionnée, avait déposé une
bouteille de soupe sur la table de la cuisine, jeudi en fin d’après-midi.
Le vendredi matin, lorsqu’elle pénétra dans la maison, elle vit que rien
n’avait bougé. La bouteille était restée intacte.
– En admettant qu’il boude ma soupe, il aurait mangé autre chose, laissé
sa vaisselle sale, c’est sa fâcheuse habitude d’enfant gâté ! confia-t-elle
à Laura. Mais je ne me suis pas tracassée pensant qu’il avait dîné chez
des amis ou au restaurant.
Geneviève s’interrompit en apercevant les gendarmes qui entraient dans
la propriété. Les gradés saluèrent le couple de retraités avec respect et,
sans perdre de temps, entamèrent leurs investigations :
– Pensez-vous qu’il ait pu dîner à l’extérieur ? Interrogea l’adjudant Favry.
– C’est exactement ce que j’ai pensé, reprit Gonzague. La fenêtre de notre
séjour donne sur sa maison, nous repérons toujours quelques faisceaux
lumineux quand il rentre. Le crissement des pneus sur les gravillons est
aussi un signal qui nous rassure. Hier soir, rien de tout cela. Cependant,
je ne me suis pas inquiété car j’ai pensé qu’il s’attardait au laboratoire.
Cela lui est déjà arrivé. Il y a même dormi parfois. Ce n’est que lorsque
Laura nous a appelés en fin de matinée que nous avons pris conscience
d’un danger. J’ai vraiment paniqué.
De toute évidence, Gérard n’était pas rentré. A cause de cette certitude,
Laura se sentit défaillir, prête à s’évanouir. Son visage devint si pâle que
Geneviève lui tendit un verre d’eau. Elle-même ne se sentait pas très
bien.
Le couple appréciait Laura qu’il connaissait depuis de nombreuses
années, avant même qu’elle ne devienne l’assistante de leur fils. Le
père de Gérard était président de la fanfare de Saint-Etienne-du-Bois
et sa mère entraînait la troupe de majorettes au moment où la petite
53
Laura débutait dans la catégorie des poussines. A soixante-quinze-ans,
ils aspiraient tous les deux à un repos bien mérité après une carrière
très active. Ils auraient voulu jouir d’une retraite paisible, s’occuper de
leurs petits-enfants ou tout simplement proposer leur assistance. La
proximité de leurs habitations favorisait l’entraide et la vie de famille.
Malheureusement, le drame les avait meurtris. « Ils se sont pris un coup
de vieux », notait l’entourage.
Issus d’une famille noble, ils n’étaient pas enclins à étaler leur vie
privée. Leur renommée et leur fierté ne les autorisaient pas à afficher
leurs sentiments. Et, vaillamment, les parents de Gérard s’efforçaient
de survivre à ce triste sort en masquant leur chagrin tant bien que mal.
Le docteur Gonzague d’Amboise était l’ancien généraliste du village,
connu et reconnu sur plusieurs kilomètres à la ronde. Cette distinction ne
favorisait pas non plus la discrétion. Les ragots s’estompaient à peine,
deux ans après la mort de Matéo. Ils reprirent ardemment au départ
de Sophie selon mille interprétations. Et le père Julien, appuyé sur une
barrique commentait la situation à son acolyte.
– Paraît qu’elle serait partie avec le Thomas.
– Faut la comprendre, la ch’tite feuille, y’a d’quoi tourner bredine après
tout ça… répliquait Marcel, dans son jargon vendéen.
L’adjudant Favry et ses deux adjoints accompagnèrent Gonzague
d’Amboise et son épouse à l’intérieur de la maison de leur fils. Le grand
hall était désert, presque morbide. Ce lieu manquait de vie. Dans la pièce
voisine qui faisait office de séjour, le mobilier était cossu, des tableaux
imposants trônaient sur les murs. Un magnifique piano à queue semblait
attendre son musicien. C’était l’instrument de Geneviève qu’elle n’avait
pu introduire, par manque de place, dans sa propre maison. Ce choix
aurait permis d’initier son petit-fils. Malheureusement, elle n’avait pas pu
vivre ce plaisir de grand-mère.
L’atmosphère de la pièce les surpris par sa lourdeur indéfinissable. Laura
suivit le groupe, restant un peu à l’écart des gendarmes. Elle ressentit
une douloureuse oppression entre sa gorge et son estomac. Les lieux,
pesants, laissaient planer une sorte de syndrome macabre comme si les
murs épongeaient de cruels souvenirs.
Tous constatèrent le bureau en désordre mais Gonzague d’Amboise y
trouva aussitôt une explication. Il emprunta une expression très distinguée
54
pour marquer la distinction de son rang.
– Pas plus que d’habitude. Il n’a guère le temps de s’y attarder. Ce sont
des tâches subalternes. Vous savez, mon fils est un scientifique très actif
et trop affairé pour s’occuper de cela.
Gérard négligeait le rangement. Laura connaissait le défaut de son
directeur mais s’était adaptée pour y remédier, convaincue que cette
mission dépendait aussi de ses fonctions d’assistante. Il avait reçu une
éducation privilégiée par sa classe bourgeoise et avait même été un peu
trop gâté. L’enfant unique et trop choyé n’avait pas appris à partager.
Les parents aisés s’étaient montrés excessivement possessifs prêts à
assouvir toutes ses exigences.
Laura restait sur les talons des officiers dans chacune des pièces qu’ils
détaillaient. Elle avait fréquenté cette maison quand elle tenait lieu de
cabinet médical. Gonzague d’Amboise avait été le médecin de famille de
nombreux palludéens. Il avait été le sien et celui de son père et sa mère.
– Cherchez dans toutes les pièces ! demanda l’adjudant en s’adressant
à ses coéquipiers.
– Cela peut vous paraître étrange, dit Laura en avançant vers le gendarme,
mais j’ai un mauvais pressentiment…
La maison fut fouillée de fond en combles mais Gérard ne s’y trouvait
pas.
– Nous attendrons le délai légal de quarante-huit heures avant de lancer
les recherches, précisa l’adjudant Favry.
Cette formulation fit sursauter Laura. Elle se sentit gagnée par l’affolement.
Comme le couple d’Amboise, elle avait très peur pour Gérard. Tous se
demandaient où il pouvait se trouver, redoutant que quelque chose
d’affreux ne lui soit arrivé. Plus de vingt-quatre heures sans nouvelles
et dire qu’il fallait attendre un délai réglementaire pour entamer les
recherches. Laura le savait mais elle insista, ne pouvant contenir son
angoisse. L’adjudant appela le procureur des Sables-d’Olonne qui
conseilla d’établir la géolocalisation de son téléphone portable.
Le Docteur d’Amboise murmura discrètement à l’oreille de son épouse en
pleurs. « Quand bien même, je vais contacter les hôpitaux des environs
pour nous assurer qu’ils n’ont pas de victimes non identifiées, vivantes
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ou mortes ». L’adjudant Favry n’entendit pas ces propos, accaparé
par sa conversation téléphonique. Il raccrocha, resta un instant pensif,
ébouriffant ses rares cheveux. Après un moment de réflexion, il s’adressa
aux trois personnes inquiètes qui l’observaient :
– Le procureur interviendra dès demain auprès du centre opérationnel
des renseignements de la Roche-sur-Yon. C’est la juridiction compétente
pour ce genre d’affaires, jugea-t-il bon de préciser.
Il fut interrompu par son adjoint qui fouillait le bureau et s’arrêta en
désignant la pile de papiers enchevêtrés :
– Comment expliquer qu’il n’a pas emporté ses papiers ? Son portefeuille
contenant sa carte bancaire et son permis de conduire sont restés là.
– Vous n’avez pas une idée ? demanda l’adjudant. Avait-il évoqué le
suicide par exemple ?
Madame d’Amboise afficha un air snob pour montrer son indignation. Elle
parut même choquée par la question. Son visage long se creusa et ses
yeux foncés s’obscurcirent un peu plus. Comment penser que son fils
aurait pu commettre un tel acte ? C’était impensable voire même déplacé.
L’imagination du gendarme frisait l’indécence. Elle répliqua vivement :
– Oh non ! Même si la vie ne l’a pas épargné depuis deux ans, il n’avait
aucune raison de mettre fin à ses jours.
Puis, elle redressa le menton pour marquer son autorité malgré la frayeur
qui lui serrait la gorge. Elle s’apprêtait à confirmer ses propos lorsque
Laura la devança.
– C’est impossible… Mon directeur avait beaucoup souffert mais il venait
de découvrir un produit extraordinaire. Il n’a pas pu mettre fin à ses jours.
J’en suis convaincue. Sa récente découverte…
Elle ne put achever pas sa phrase, interrompue par l’adjudant :
– Rentrez chez vous, je vous contacterai dès que j’aurais des nouvelles.
A l’extérieur, un vent fort soufflait. La tempête rendait les gens nerveux.
Ils avaient encore en tête Xynthia qui avait fait des ravages dans le
département.
La tourmente amplifiait l’inquiétude des proches de Gérard. 56
7
Samedi, huit heures… la nuit avait été blanche et interminable pour Laura.
La pleine lune et un fort coefficient de marée contribuaient à déchaîner
les éléments. Pourtant, les rafales qui bousculaient ses volets n’étaient
les seules responsables de son insomnie. Elle s’était endormie au petit
matin et, dès qu’elle sortit du lit, le manque de sommeil lui déclencha une
migraine.
Son téléphone retentit au moment où elle se douchait. Elle attrapa une
serviette et la noua rapidement autour de sa poitrine pour se précipiter
sur le combiné.
– Un homme d’une quarantaine d’années a été hospitalisé ce matin. Il
est brun, légèrement grisonnant. Il me semble bien que la description
correspond à celle de ton directeur !
Encouragée par les parents de Gérard, Laura avait contacté, dès le
vendredi soir, son amie infirmière à l’hôpital de Challans,. Impatients
d’attendre le délai officiel pour entamer les recherches, ils avaient décidé
d’effectuer eux-mêmes les premières démarches.
– Est-il vivant ? Questionna-t-elle d’une voix enrouée.
– Dans le coma. Il a été retrouvé ce matin gisant au bord de La Vie.
Apparemment, il souffrirait d’un traumatisme crânien.
Gagnée par la panique, Laura enfila rapidement un jean et un pull.
Elle attrapa une pomme et une bouteille d’eau puis quitta sa maison
précipitamment. Elle démarra en trombes pour rejoindre la route de
Challans. Défiant les interdits, elle saisit son portable et composa le
numéro de la gendarmerie.
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Retenant sa respiration, elle attendit la réponse. Trois, quatre,
cinq signaux musicaux avant d’entendre un disque monocorde : «
Gendarmerie nationale, veuillez patienter, nous allons répondre à votre
appel... Gendarmerie nationale, veuillez patienter, nous allons répondre à
votre appel... Gendarmerie nationale, veuillez patienter, nous…».
Enervée par ce disque sans fin et cette interminable attente, Laura
raccrocha et rappela son amie :
– J’arriverai dans quelques instants, où dois-je venir ?
– Il est encore aux urgences…
« Mais pour quelle raison aurait-il voulu mettre fin à ses jours ? Je ne
comprends pas… », s’interrogeait Laura en conduisant machinalement
vers l’hôpital.
En arrivant dans le hall, l’infirmière l’accueillit :
– Tu vas être obligée de rester dans la salle d’attente. Il n’est pas visible.
– Es-tu certaine qu’il s’agit bien de Gérard d’Amboise ?
L’infirmière fit « oui », hochant la tête, hésitant pour lui fournir d’autres
renseignements. Refusant d’y croire, Laura insista :
– Oh, mon Dieu, quel malheur ! Ne m’as-tu pas dit qu’il n’avait pas de
papiers d’identité ? Comment l’a-t-on reconnu puisqu’ils sont restés chez
lui ?
– Il semble pourtant que c’est bien lui. Il a été identifié par la gendarmerie
ce matin sur les lieux de la découverte.
Laura suffoqua et perdit l’équilibre.
– Mais, non, ce n’est pas possible. Les gendarmes m’auraient appelée !
Son amie l’entraîna vers la salle d’attente et lui conseilla de s’asseoir.
– Je suis désolée, son état est trop critique pour être soigné ici. Il va être
transféré à l’hôpital de Nantes. L’hélicoptère est prêt à décoller.
Laura se leva brutalement, faisant tomber sa chaise.
– J’y vais !
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– Attends, même si tu files sur Nantes, tu ne pourras pas le voir ! Il est mal
en point malheureusement. On a dû le placer en coma artificiel à cause
d’une hémorragie cérébrale. La gendarmerie vient de passer. C’est un
promeneur qui l’a trouvé. Monsieur d’Amboise était trempé des pieds à la
tête. Il a dû tomber à l’eau. Tentative de suicide sans doute…
Ce flot d’informations secoua Laura, émergeant difficilement entre réalité
ou cauchemar. Aussitôt, les parents de Gérard arrivèrent affolés dans le
hall. Elle les apostropha sans prendre le temps de les saluer.
– On fonce sur Nantes !
Gonzague d’Amboise venait de recueillir quelques précisions auprès
de l’interne du service. Son fils avait été découvert gisant près de La
Vie, sur la commune de la Chapelle-Palluau. L’identification, établie très
facilement par la gendarmerie, permettait de faire le rapprochement
avec l’absence inquiétante du biologiste Gérard d’Amboise. L’adjudant
l’avait formellement reconnu malgré ses blessures, son visage tuméfié
et sali par la boue. Bizarrement, si la disparition remontait à jeudi soir,
il semblait assez difficile d’imaginer qu’il ait pu survivre, couché ainsi
sur la terre humide, au bord de l’eau jusqu’au samedi matin. Sa bonne
constitution physique et la température clémente lui avaient sans doute
été favorables. Cependant, les enquêteurs imaginaient plutôt que les
faits remontaient tout juste à quelques heures. Il devait sans doute avoir
attendu le samedi matin pour se jeter à l’eau.
Aujourd’hui, sa vie ne tenait qu’à un fil. Le pauvre homme se trouvait
dans un état d’hypothermie très avancé. Ses vêtements trempés avaient
contribué à le maintenir sous une température anormalement basse. La
pluie et la tempête avaient aggravé la situation d’humidité. Bizarrement,
Gérard portait un ciré jaune, un pantalon bleu en toile et des chaussures
bateau, accoutré comme un marin. Il ne possédait aucun document
d’identité. Seul, un petit post-it jaune froissé avait été découvert au fond
d’une poche ; il comportait deux séries de chiffres. Le papier était intact,
protégé dans un espace étanche de l’imperméable.
Le Docteur Gonzague d’Amboise fréquentait régulièrement l’hôpital de
Challans avant sa retraite et connaissait quelques confrères. Sa notoriété
facilitait les échanges autant dans le milieu médical qu’au niveau
judiciaire. Il obtint donc sans problème des renseignements sur l’état de
santé de son fils.
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Gérard avait reçu un choc violent sur la tête. Il avait manifestement
échappé à la noyade mais ses poumons étaient imbibés d’eau. Il devait
donc être placé sous assistance respiratoire pour l’aider à respirer.
Quelques indications policières complétaient les informations. Un
technicien d’identification criminelle, dépêché sur place, était chargé
d’analyser les traces à la recherche d’indices. Il avait balisé les lieux
où le biologiste avait été retrouvé mais les pompiers, intervenus sur le
sol boueux, avaient malheureusement compromis la prise d’empreinte.
Apparemment, son corps avait été traîné ou Gérard s’était hissé luimême hors de l’eau pour s’échouer sur la rive. L’entaille et l’hématome
au-dessus du crâne permettaient d’en déduire qu’il avait reçu un violent
coup, ce qui écartait donc la thèse du suicide.
Cette déduction vint confirmer les certitudes des deux femmes, Geneviève
et Laura, persuadées que Gérard était fort malgré les épreuves qu’il
venait de traverser. Il n’était pas ce genre d’homme à sombrer dans une
telle dépression pour mettre fin à ses jours.
Le parcours entre Challans et Nantes se prolongeait, interminable, perturbé
par la météo défavorable. Le vent fort provoquait des bourrasques qui
déséquilibraient le véhicule. En croisant des camions, le souffle aspirait
l’automobile et les trous d’air augmentaient la sensation d’insécurité.
Chacun dans ses pensées, un silence angoissant régnait dans la voiture.
Pendant tout le trajet, il n’y eut guère d’échanges. Laura était à l’arrière du
véhicule et essayait de contrôler ses tremblements nerveux. Une musique
en sourdine rendait l’ambiance encore plus triste. Ce Clair de Lune de
Debussy, pourtant chef-d’œuvre de douceur, raisonnait dans l’habitacle
tel un requiem. Laura sortit son mouchoir pour sécher ses larmes. En
relevant la tête, elle aperçut le reflet de Geneviève dans le miroir de
courtoisie. La femme remuait les lèvres et marmonnait à voix basse. «
Elle prie », se dit Laura. Elle la savait croyante et pratiquante mais le
fait de la voir prier rajoutait encore plus de désespoir. Le mauvais temps
s’accordait avec les circonstances. Il ventait, il pleuvait, comme si les
éléments s’acharnaient à dramatiser encore plus gravement la situation.
La tempête n’avait pas faibli depuis la veille. Gonzague conduisait, les
mains crispées sur le volant. Les essuie-glaces rythmaient au son de la
musique classique. En arrivant sur Nantes, il stationna, par chance, aux
abords immédiats du CHU.
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Le hall des urgences leur paru immense. Blêmes, tremblants et les yeux
rougis par la peur, ils empruntèrent un long couloir en sous-sol conduisant
au service indiqué par l’accueil. La signalétique « réanimation » s’afficha
comme quelque chose de terrifiant qui leur provoqua la chair de poule.
Laura précédait le couple, l’esprit embrumé par l’angoisse et la terreur
de pénétrer dans cet endroit glacial. Pour se donner du courage, elle
repensa à cet aphorisme d’Oscar Wilde : aimer c’est se surpasser qu’elle
marmonna entre ses dents.
Tous trois furent accueillis par le chef de service qui les fit asseoir dans
une salle d’attente afin de leur expliquer la situation.
– Monsieur d’Amboise souffre de multiples hémorragies intracrâniennes.
Je viens de lui passer un scanner qui montre un œdème volumineux.
Cette masse entraîne une pression qui comprime le cerveau.
Le médecin hésita un instant mais décida ne rien cacher à la famille
d’autant qu’il avait un confrère en face de lui qui détiendrait tôt ou tard
toutes les explications. La retraite ne lui occultait pas ses réflexes de
médecin. Le chef du service réanimation expliqua que son patient avait
vraisemblablement perdu une grande partie de ses facultés mentales
et peut-être même physiques. Ce diagnostic, difficile à admettre, serait
rapidement confirmé par le rayonnement de l’œdème et l’étendue des
dommages subis. Il leur avoua sans ménagement que le traumatisme
pouvait être néfaste voire même fatal. Le choc crânien avait dû être violent.
Et apparemment, Gérard avait reçu deux chocs, l’un à l’arrière de la tête,
comme s’il avait chuté sur quelque chose. L’autre avait manifestement
été porté au-dessus du crâne avec une arme lourde.
– Pensez-vous l’opérer ? Questionna Gonzague.
– Vous savez tout comme moi, cher confrère, qu’un acte de chirurgie peut
s’avérer extrêmement dangereux en l’état actuel des choses et pourrait
malheureusement échouer.
Laura ne put contenir ses larmes. Il lui était insoutenable d’imaginer une
issue mortelle. Cela paraissait inconcevable. Bravant sa peur, elle se
risqua :
– Pouvons-nous le voir ?
– Oui, mais pas longtemps et allez-y à tour de rôle. Enfilez blouse, bonnette
61
et chaussons, demanda-t-il en leur tendant les vêtements aseptisés. Je
vous préviens, il a été placé dans le coma. Il ne vous entendra pas.
Lorsque les parents de Gérard ressortirent, Laura les trouva meurtris et
harassés de tristesse. Elle entra à son tour dans la pièce, accompagnée
par un interne. Le bruit du respirateur artificiel raisonnait en écho au son
des autres machines. A cet instant, elle sentit son corps se dérober, au
bord de l’évanouissement. « Je dois être forte pour lui », pensa-t-elle en
se maîtrisant.
Elle aperçut un corps allongé sur un lit. Le visage était à moitié masqué par
un gros bandage. Laura s’interrogea sur l’identité de cette personne. Etaitce réellement Gérard, son directeur ? L’homme était relié au respirateur,
un tuyau dans la bouche collé par un sparadrap qui lui obstruait le nez. «
Oui, c’est bien lui », pensa-t-elle déçue. Elle aurait préféré qu’ils se soient
tous trompés. Pourquoi ne voulait-elle pas croire à l’identification ? Elle
devait l’admettre, ce grand blessé était bel et bien Gérard d’Amboise.
Elle contempla sa face dissimulée derrière les pansements. Le peu de
chair visible apparaissait livide. Son directeur était inerte, comme mort.
Laura osa s’approcher pour effleurer son bras furtivement. Elle toucha
sa main glacée puis détourna le regard vers l’électrocardiogramme et le
tensiomètre. La jeune femme trouva les chiffres bien bas sans même en
comprendre le sens. La ligne verte, trop statique, l’impressionna et la fit
chanceler. L’odeur des produits l’incommoda. Elle fit demi-tour en proie à
une nausée et couru précipitamment vers les toilettes.
Dans la soirée, le médecin fut surpris par la stagnation. L’état de son
patient ne s’était pas aggravé contrairement aux premiers pronostics
inquiétants. Il programma d’examiner à nouveau sa boîte crânienne au
scanner dès le lendemain matin. « Les heures à venir seront décisives »,
précisa-t-il aux proches.
A l’aube du dimanche, sa tension et son rythme cardiaque étaient revenus
à la normale. L’absence de complications durant la nuit se révélait comme
un diagnostic plutôt rassurant. Les clichés démontraient que l’œdème
restait stable. Même si son état se qualifiait d’extrêmement grave, les
résultats étaient malgré tout encourageants. Malheureusement, le
cerveau demeurait dangereusement comprimé par la lésion.
62
Les jours qui suivirent, Laura se rendit chaque jour à l’hôpital de Nantes
après son travail. Elle effectuait la route en co-voiturage avec ses amis
ou ses parents, trop faible pour conduire elle-même.
Dans la journée, l’assistante poursuivait son activité au laboratoire vide
d’énergie et sans entrain. En milieu de semaine, elle se permit d’appeler
Sophie. Cette dernière avait été prévenue par la gendarmerie. Bien qu’ils
fussent séparés, elle était toujours mariée avec Gérard. Il était donc
logique qu’elle soit informée de l’état de santé de son mari.
Thomas avait été contacté bien entendu, mais ne semblait pas pressé
de rentrer. « Que ferais-je de plus puisqu’il est dans le coma ?», avait-il
rétorqué à ses collègues. Il avait mieux à faire à La Rochelle et, puisque
les visites étaient limitées, l’excuse s’imposa telle à un soulagement.
Un soir, alors que Laura pénétrait dans l’hôpital, elle demanda à rencontrer
le chef du service réanimation. Elle fut conviée dans son bureau bien
qu’elle ne fût pas de la famille du patient. Néanmoins, il l’avait reçue avec
Monsieur et Madame d’Amboise le week-end précédent, il l’a considéra
donc comme une proche voire une intime. Il se garda cependant de la
questionner sur le lien qui les unissait.
– Il lutte pour survivre, lui confia-t-il.
Il posa ses grands bras écartés sur son bureau, les mains bien à plat
pour donner de l’emphase à ses explications. Laura remarqua ses
ongles coupés à ras, immaculés. Le médecin releva la tête, achevant la
consultation du dossier médical et retira ses lunettes pour porter attention
à son interlocutrice. Elle demanda avec hésitation :
– Pensez-vous qu’il va s’en sortir ?
– Il est prématuré de vous donner une réponse car Monsieur d’Amboise
est toujours inconscient. Par contre, l’œdème s’est résorbé. On lui
a administré des sédatifs pour éviter que la tension intracrânienne ne
remonte. Il se pourrait que son cerveau ait subi quelques dommages…
mais il est encore trop tôt pour en être certain.
Laura entra dans la pièce qui ressemblait bien plus à une salle des
machines qu’à une chambre d’hôpital. Elle constata pourtant que le
respirateur lui avait été retiré. Le médecin avait indiqué qu’il s’agissait d’un
progrès d’une importance capitale. Il démontrait une nette amélioration
63
que la jeune femme considéra comme une victoire. Si Gérard était
capable de respirer seul, cela signifiait sans doute que son cerveau
avait la capacité de commander ses organes. « Son cerveau dit à ses
poumons de respirer, c’est bon signe », lui avait précisé l’interne dans un
langage presque enfantin afin de la rassurer.
Laura s’approcha du lit. Elle jeta un œil pour vérifier si l’infirmière restait à
ses côtés mais attendit cependant qu’elle quitte la pièce pour s’adresser
à Gérard. Et pour la première fois depuis son hospitalisation, elle lui parla.
Elle chuchota d’abord, de peur qu’on se moque d’elle. Et puisqu’elle
était seule, qu’importe, elle se risqua « Il semblerait que les personnes
plongées dans le coma peuvent nous entendre », songea-t-elle. Elle se
sentit forte, encouragée par cette conviction. Sa voix s’enhardit pour
communiquer et lui confier des messages de réconfort. Puis, n’espérant
rien en retour, elle lui prit une main :
– Gérard, je sais que vous m’entendez. Allons, ouvrez les yeux maintenant.
Gérard, vous m’entendez ? Serrez-moi la main si vous m’entendez…
Elle avait appris cette phrase dans ses cours de secourisme.
Malheureusement, il n’y eût aucune réaction. Alors, désespérée, elle
quitta la pièce, effondrée, en larmes.
Une amie l’attendait en salle d’attente. Elle y croisa Sophie mais
n’échangèrent pas de paroles.
Les embouteillages perturbèrent le trajet retour vers la Vendée. Laura
fut déposée au pied de son domicile d’Apremont. Heureuse de rentrer
se reposer, elle se mit aussitôt en peignoir, se fit chauffer une soupe
express puis se lova dans son fauteuil devant une télévision inerte.
Quinze minutes plus tard, elle décida enfin de saisir la télécommande
pour s’abrutir devant un feuilleton télévisé. Le scénario se déroulait dans
un hôpital. C’en était trop ! Elle se leva vigoureusement et éteignit le
poste avant de rejoindre son lit. Elle prit un livre qu’elle reposa aussitôt,
gagnée par la fatigue et incapable de se concentrer sur sa lecture. Les
nuits précédentes avaient été brèves et saccadées de cauchemars. Cinq
jours après la disparition de Gérard, Laura devait s’octroyer une vraie nuit
de sommeil.
Elle ouvrit un œil pour constater que son réveil affichait six heures dix. Il
lui semblait qu’elle venait de se coucher. Elle fut soulagée de constater
que ce repos lui serait profitable pour affronter les épreuves à venir.
64
8
La journée au laboratoire s’était déroulée sans encombre. Heureusement,
Laura n’aurait supporté aucune contrariété. Les deux laborantins se
concertèrent pour décider qui d’entre eux se rendrait à l’hôpital pour saluer
respectueusement le directeur. Ils préféraient consulter l’assistante qui
leur fournissait chaque jour des détails sur l’état de santé de Gérard. La
visite de courtoisie fut donc reportée.
Thomas était rentré de La Rochelle. Il semblait fatigué. Sa barbe était
longue et lui donnait dix ans de plus. Il prit poliment des nouvelles de son
associé. Laura remarqua qu’il arborait un faciès de plus en plus terne. «
L’enquête l’inquiète visiblement », se dit-elle.
Le procureur avait désigné l’adjudant Favry pour entendre les témoins.
Toutes les personnes susceptibles de fournir des précisions sur l’accident
de Gérard d’Amboise seraient rapidement convoquées. La gendarmerie
était convaincue qu’il ne s’agissait pas d’une tentative de suicide
contrairement aux soupçons de Thomas. « Il y aurait de quoi, avait-il
rétorqué, son fils se noie, sa femme se barre, il a voulu se noyer… C’est
normal ! ».
L’hématome présent sur le crâne avait été occasionné par un objet
lourd, comme un bois sec et dur. Après une série d’examens sur les lieux
de l’agression, la brigade pouvait supposer une tentative d’assassinat.
Les traces d’ADN, découvertes sur le corps et sur les vêtements de
Gérard étaient en cours d’analyses à l’institut génétique de Nantes.
Chacun respectait ce secret professionnel. Les employés du laboratoire
angoissaient à l’idée de subir une série d’interrogatoires. L’effraction avait
déjà été une rude épreuve pour l’ensemble du personnel. D’ailleurs dans
cette affaire de cambriolage, aucune empreinte n’avait pu déterminer
65
qui était coupable des faits. L’enquête suivait son cours, menée
concomitamment avec l’agression. Une certitude : quelqu’un en voulait
au scientifique, Gérard d’Amboise.
Laura contacta Monsieur et Madame d’Amboise un peu avant dix-huit
heures pour profiter de leur déplacement sur Nantes. Elle aimait bien
ces nobles gens. Ses propres parents les appréciaient aussi mais ne
se côtoyaient pourtant pas. Ils avaient bien connu le Docteur d’Amboise
; il était leur médecin de famille et c’est sans doute cette distinction qui
avait mis de la distance dans leurs relations. Gonzague d’Amboise et
Geneviève, son épouse étaient tous deux issus d’une génération de
personnalités fortunées de Palluau et arboraient toujours des allures très
bourgeoises. Le père et la mère de Laura ne pouvaient pas fréquenter
des gens de « la haute » comme ils disaient. Eux qui n’étaient que
simples agriculteurs s’évertuaient à faire vivre leur foyer avec beaucoup
de difficultés. Ils avaient été courageux pour se convertir dans l’élevage
de cailles à l’âge de quarante ans. L’exploitation n’était au début pas
très rentable mais ils firent changer les rumeurs lorsqu’ils lancèrent la
première confrérie cinq ans après ce démarrage. Quelle fierté pour ses
braves parents d’apprendre que Maché, commune située sur les bords
de La Vie, était considérée comme la capitale pour l’élevage de cailles.
Le trajet fut moins pesant que les précédents. Chacun espérait…
Geneviève priait… Gonzague serrait les dents… et ses mains sur le
volant… Laura décida de rompre le silence.
– Puisque vous êtes médecin, Monsieur d’Amboise, pouvez-vous me dire
si votre fils s’en sortira ?
C’est une question qu’elle lui avait déjà posé. Il en comprit le sens et ne
s’en offusqua pas.
– Gérard est toujours inconscient mais son œdème semble diminuer. Ils
ont arrêté de lui administrer des sédatifs. J’espère qu’il sortira bientôt du
coma.
– Que pouvons-nous faire pour qu’il se réveille ?
– Attendre, Laura, attendre et espérer…
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– Et prier, ajouta Geneviève, alimentée par la ferveur de sa foi chrétienne.
Pour respecter le protocole, Laura attendit que Monsieur et Madame
d’Amboise sortent de la chambre pour y pénétrer à son tour. La vue de
ce corps immobile et de ce visage mortellement pâle la rendait, à chaque
fois, malheureuse. Elle avait pourtant envie de le voir, comme si son
devoir était là aussi … dans cet hôpital comme au laboratoire de Maché.
Elle lui prit la main qui ne portait pas le cathéter, regarda son visage
et constata que les pansements étaient moins épais sur sa tête. Ses
lèvres étaient délicatement posées et elle eût envie de les embrasser.
« Non », s’interdit-elle. Elle lui déposa cependant un baiser sur la joue.
Elle remarqua que sa peau était rugueuse. Il avait été mal rasé ou sa
barbe avait bien repoussé depuis le matin. « Au moins quelque chose
qui continue à vivre en lui». Cette pensée la rassura. Elle contrôla les
moniteurs sans regard averti. Gérard était toujours inconscient. Cela faisait
plus de dix jours qu’il restait ainsi, sans bouger, bloqué dans le coma.
Attendre, avait dit Gonzague… Laura se sentait accablée de chagrin. Elle
se remémora la phrase du médecin : « Plus les jours passent, plus son
cerveau risque de garder des séquelles ». Et c’était bien la crainte de la
jeune femme. Elle ne pouvait se rendre à l’évidence que son responsable
devienne infirme… « Un légume ! » imagina-t-elle… Cette idée l’atterrait.
Et paradoxalement, sa propre pensée la fit sourire intérieurement. Ironie
du sort pour ce biologiste qui s’évertuait à faire croître des légumes… Et,
gagnée par l’espoir, elle imagina qu’il puisse inventer sa propre potion
miraculeuse capable de le réveiller.
Laura apprit que Sophie était venue dans l’après-midi. Elle réfréna une
pointe de jalousie et s’en voulut de réagir de cette manière.
Tous ses proches craignaient intérieurement que Gérard ne puisse jamais
se réveiller. Personne n’osait l’avouer. Chacun rassurait l’autre. Et tous
voulaient être présents lorsqu’il ouvrirait les yeux.
Les jours suivants défilèrent au même rythme. Deux semaines que le
pauvre biologiste était désespérément endormi. Et chaque soir lors de
ses visites, Laura redoublait de patience et d’acharnement :
– Gérard, ça suffit maintenant, il faut vous réveiller ! Vous avez du
travail… Qui va s’occuper du Chirus Graffé à partir d’aujourd’hui ? Toutes
ces années de recherches pour en arriver là… lui dit-t-elle tristement.
D’habitude c’est le prince charmant qui réveille la belle. Les rôles sont
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inversés… De toutes les façons, je ne suis pas votre belle… Ne rêve pas
ma vieille ! Parodia-t-elle à voix haute pour se moquer d’elle-même.
Et Laura désespéra aussitôt. Tout ce travail pour rien, des années de
recherche qui conduisaient maintenant Gérard dans l’abîme du néant.
Qu’adviendra-t-il désormais de la fabuleuse découverte sans le biologiste
vendéen ? Comme son inventeur, le Chirus graffé était en sommeil.
L’audition des témoins se poursuivaient. Devoir se justifier, se rappeler de
son emploi du temps, prouver son alibi… On était en plein roman policier.
Qui l’eût cru à Palluau ?
Des témoignages contradictoires apparaissaient comme les premières
zones d’ombres. Les conversations allaient bon train dans la cave du
Père Julien :
– Paraît que ça serait sa femme… Quelle histoire !
– Arrête le liboulidou, tu délires Marcel !
Les potins couraient rapidement dans une commune rurale où chacun
se côtoyait, se connaissait de longue date, et chaque génération s’en
amusait.
En fin de semaine, Laura décida de ne pas aller à l’hôpital. Elle se sentait
tendue et ressentait le besoin de se divertir, de changer d’air et d’idées.
Elle préféra entraîner les majorettes à Saint-Etienne-du-Bois. Pourtant,
en rentrant, elle ne put s’empêcher d’appeler les parents de Gérard pour
prendre des nouvelles. Gonzague d’Amboise annonça fièrement que
chaque amélioration était un exploit.
– L’œdème s’est résorbé tout seul.
– Est-ce qu’il devra être opéré ?
– Non, ce sera inutile.
Laura acquiesça, soulagée, mais son angoisse remonta rapidement en
surface. De nouvelles questions inquiétantes la taraudaient. « Sera-t-il
comme avant ? », ne cessait-elle de se demander.
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Le samedi 17 octobre, soit deux semaines après l’accident, Laura entra
dans la chambre de son directeur. Cette fois, elle s’était rendue seule à
l’hôpital nantais.
– Gérard, il faut vous réveiller, vous devez guérir, invoqua-t-elle sans
ménagement.
Aussitôt, comme une mère qui essaie la fermeté puis la douceur pour
tenter de se faire comprendre, elle contempla cette mine mortellement
pâle et donna un autre timbre à sa voix. Elle murmura discrètement après
s’être assurée être réellement seule dans la pièce.
– Je vous aime.
Elle approcha son visage du sien et sentit le souffle lent de sa respiration.
Elle hésita mais n’osa cependant pas l’embrasser.
– Vous devez guérir, supplia-t-elle.
Découragée, elle quitta la pièce, éclatant en sanglots.
Elle croisa à nouveau Sophie et, masquant vite ses larmes, se fit
rassurante :
– On dirait qu’il va mieux.
– Ne vous inquiétez pas, rentrez chez vous. Votre rôle d’assistante a ses
limites.
Laura tourna les talons pour reprendre le long couloir qui la dirigeait vers
la sortie. Dehors, l’air frais lui fit du bien. Elle huma cette fraîcheur et
constata que la Loire était bien grise.
« Mon rôle d’assistante ! » fulmina-t-elle en ressassant les paroles de
Sophie.
Laura devait se ressaisir. Elle n’était qu’une simple secrétaire qui venait
au chevet de son directeur. Elle s’égarait. Elle se laissait entraîner par
ses sentiments de femme, d’amie… non, pas d’amante. Ce n’était pas
concevable. Pas pour elle… Il n’y avait rien d’autre entre eux que cette
relation professionnelle… Et il n’y aurait sans doute jamais rien de plus
que cet amour unilatéral.
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Elle essuya les larmes qui coulaient librement sur ses joues, ramassa une
pierre qu’elle jeta dans la Loire comme pour se débarrasser d’une partie
d’elle-même qu’elle refusait de comprendre. Elle s’était retenue devant
Sophie. C’eût été indécent de déverser son chagrin devant l’épouse de
Gérard qui avait déjà tant souffert.
Laura remarqua que la marée était haute, le fleuve noyait les piliers du
pont Haudaudine. Elle mit fin à cette méditation, se présenta devant la
caisse de l’horodateur afin de payer le stationnement puis dégaina la
clé de son barillet pour ouvrir automatiquement sa voiture. Elle s’assit à
l’intérieur et actionna l’autoradio, augmentant le volume pour briser sa
tristesse au son d’un vieux rock français. Elle resta sur le parking en proie
aux images qui la submergeaient.
Elle repensa au visage de Gérard, au souffle court qu’elle avait ressenti
lorsqu’elle avait approché sa bouche des lèvres lisses et pâles de son
cher directeur. Elle se rappela ce moment précis où elle crût apercevoir le
cillement d’une paupière. L’espace d’un moment, une fraction de seconde,
un infime instant qui lui apparût insignifiant. « C’est mon imagination…»,
finit-elle par admettre.
Alors, Laura décida de briser sa mélancolie. Pourquoi ne pas s’accorder
un peu de détente ? Sous pression depuis trop longtemps, elle en
ressentait réellement le besoin. Depuis l’effraction du laboratoire, elle ne
vivait plus du tout pour elle-même. Le cœur de Nantes, se trouvait à deux
pas. Pourquoi ne pas en profiter pour se faire plaisir ? La jeune femme
ressortit de sa voiture, repris un ticket de stationnement et emprunta la
rue Gaston Veil. Puis, elle longea la Place de la Petite-Hollande toujours
absorbée par ses pensées. Un tintement de clochettes la fit sursauter.
Effrayée, elle stoppa net devant le passage du tramway en traversant
le Cours Franklin Roosevelt. Poursuivant son chemin, elle s’avisa de
rester prudente et parvint Place du Commerce faisant face au Cinéma
Gaumont. Elle examina la programmation mais ne trouva rien à son goût.
Tout près, un alignement de boutiques l’attira tel un aimant. Des gens
se pressaient sur la Place Royale. Elle aimait faire du lèche-vitrines à
Challans et n’avait pas souvent l’occasion de venir sur Nantes. Après
tout, personne ne l’attendait…
Laura entra dans une chocolaterie… « C’est bon pour le moral ! », se
réjouit-telle en se régalant des douceurs sucrées.
Son téléphone vibra dans sa poche mais elle n’y prêta pas attention. Elle
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avait besoin de se sentir libre, sans contrainte et le crachin qui tombait
sur Nantes ne gâcherait même pas son plaisir. Deux, trois magasins et
Laura prit plaisir à s’engloutir dans les rues noires de monde. Ce samedi
d’octobre coïncidait avec les vacances scolaires et la foule de nantais se
mêlait au flot des touristes. Laura se sentait étrangère à tous ces gens,
comme au sortir d’un cauchemar et comprit qu’elle devait se réadapter
petit à petit au monde de la normalité.
Elle craqua pour une paire de bottes, puis une écharpe aux Galeries
Lafayette avant d’aller s’asseoir dans un salon de thé rue de la Marne.
Elle commanda un chocolat chaud et une petite brioche ronde. Elle
enfouit la main dans la poche de son manteau pour consulter l’écran de
son portable. Il affichait un appel : 0251… « Tiens, qui a bien pu m’appeler
? ». Pendant que la serveuse lui apportait sa commande, elle plaça
discrètement son téléphone près de son oreille pour écouter le message.
– Laura, c’est Sylvie... Il s’est réveillé, rappelle-moi.
Son amie infirmière l’appelait depuis l’hôpital de Challans. Depuis
l’hospitalisation de Gérard d’Amboise, elle restait en relation étroite avec
le service de réanimation de Nantes.
Laura ignora son chocolat, enveloppa sa brioche dans une serviette en
papier, régla l’addition et quitta le salon de thé précipitamment.
Ses jambes se mirent à trembler. Elle se dirigea instinctivement vers le
CHU en passant devant l’église Sainte-Croix puis la rue du Bouffay. Elle
rappela son amie tout en pressant le pas.
– Sylvie, je viens tout juste de prendre connaissance…
Elle ne put terminer sa phrase, essoufflée par sa cavalcade sur les pavés
nantais. A l’autre bout du fil, l’infirmière en profita pour lui préciser :
– Gérard s’est réveillé vers seize heures. Je pensais que tu y étais. Il
semblerait qu’il ait reconnu la voix de son épouse et il a ouvert les yeux.
– Oh, mon Dieu ! J’y retourne ! lança Laura en fonçant droit devant elle.
Je te tiens au courant…
La jeune femme ne connaissait pas bien les rues de Nantes mais avait
un sens particulièrement développé des distances et de son orientation.
Elle parvint rapidement au parking du grand hôpital. Ses cheveux étaient
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ébouriffés et mouillés. Ses joues étaient trempées, non seulement par
la pluie mais par les larmes qui coulaient sans pudeur. Elle déposa ses
achats dans sa voiture puis attrapa une serviette pour se sécher un peu.
– Je dois avoir l’air présentable, pensa-t-elle.
Puis, soudain, alors qu’elle rejoignait l’entrée du service réanimation, elle
modéra le pas en croisant le père de Gérard. Il affichait une expression
de soulagement et ouvrit les bras en apercevant Laura.
– Gérard est réveillé ? devança-t-elle.
– Oui, il a ouvert les yeux au moment où Sophie était près de lui. Je
pense que c’était l’élément déclencheur. Sa présence a créé un déclic
dans son cerveau, affirma Gonzague, sûr de lui.
Geneviève les rejoignit, le regard lumineux. Cette amélioration était une
réponse à ses prières. Laura n’osa dire qu’elle avait vu une paupière
bouger au moment où elle s’était approchée du visage de leur fils. Elle
préférait les laisser croire que ce réveil était dû à la présence de leur bellefille. Cela paraissait beaucoup plus logique, plus conventionnel surtout.
Laura décida de ne pas entrer dans la chambre. Cet événement devait
être naturellement attribué à Sophie. Gérard était son mari après tout.
72
9
Une lueur aveuglante l’éblouit. Il cligna les yeux et, détournant la tête, il
aperçut une femme assise près de son lit. Elle était penchée en avant,
ses cheveux longs recouvraient une partie de son visage. Il ne la reconnut
pas. Gérard n’eût pas la force de prolonger son regard. Il replongea
aussitôt dans le sommeil.
Quand le médecin lui prit la main, lui demandant de serrer la sienne, il
entendit une voix sourde au lointain, comme au fond d’un long tunnel.
Des mots incompréhensibles raisonnèrent dans ses oreilles.
Tout s’embrouillait. Sa vue se faisait trouble. Il percevait des ombres qui
vacillaient, des silhouettes floues qui se penchaient sur lui, des gens qui
le touchaient. Il sentait des odeurs qu’il n’arrivait pas à définir. Il entendait
un bruit régulier « bip bip bip» qui martelait en une incessante résonnance.
On lui posait des questions. Gérard fit mille efforts pour les comprendre. Il
commanda son cerveau engourdi qui ne voulut pas obéir. « Serrez-moi la
main », lui rappela-t-on… Avec une incommensurable énergie, il y parvint
puis, épuisé, se rendormit.
Le médecin observa ses pupilles, pratiqua des tests neurologiques. Ses
réflexes ne fonctionnaient plus. Gérard ne manifestait aucune réaction
aux stimulations nerveuses. Il s’adressa à Sophie :
– Il est capable de serrer la main. C’est déjà bien. Même s’il ne répond
pas aux exercices, ne soyez pas inquiète, cela reviendra peu à peu. Lui
parler a été bénéfique. Vous avez stimulé son cerveau. Revenez souvent,
je pense que votre présence le rassure.
– Gardera-t-il des séquelles ? interrogea-t-elle.
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–Il est prématuré pour s’avancer sur les conséquences de son
traumatisme. Par contre, ne vous étonnez pas s’il ne vous reconnaît pas
tout de suite. Les parties du cerveau qui emmagasinent les souvenirs ont
été comprimées par l’œdème. Une amnésie est assez fréquente dans ce
cas.
Bizarrement, Sophie parut soulagée. Elle fit un effort pour masquer sa
réaction. Néanmoins, le médecin discerna un comportement inhabituel.
Sa répartie allait à l’encontre de l’inquiétude qu’affichent d’ordinaire les
familles.
– C’est peut-être mieux ainsi, dit-elle pour gommer les soupçons, ça le
fatiguera moins. Combien de temps restera-t-il amnésique ?
Gonzague d’Amboise sembla irrité par le résumé trop hâtif de sa bellefille et s’empressa de préciser :
– Ce sont les sédatifs qui ont paralysé son cerveau, on n’appelle pas cela
de l’amnésie.
Il ne voulait pas admettre que le choc sur la tête provoquerait ces troubles.
Cependant, puisque Gérard s’en sortait vivant, après une quarantaine
d’heures dans un état critique, sur les bords de La Vie, il misait désormais
sur une issue moins alarmiste. « Mon fils est une force de la nature »,
répétait-il fièrement. Alors, le magnifiant, il fut convaincu qu’il ne garderait
aucune séquelle neurologique.
Pour son épouse, tout ceci relevait simplement du miracle. « Merci,
Seigneur, d’avoir répondu à mes prières », gratifiait inlassablement
Geneviève en invoquant tous les saints.
Mais pour son mari, diplômé de médecine, chez qui la rationalité était
naturelle, cela s’expliquait parfaitement. Si Gérard était sorti du coma
après deux semaines de profond sommeil et un grave traumatisme
crânien, la situation était en réalité entièrement déterminée par les lois de
la physique. « Mon fils bénéficie d’une constitution hors du commun… »,
répétait le médecin en retraite qui pouvait désormais établir un diagnostic
rassurant. Et si malheureusement le chef du service réanimation
confirmait ses propres affirmations, la mémoire ne tarderait pas à lui
revenir. L’amnésie rétrograde ne serait sûrement que passagère.
74
Les proches de Gérard se réjouissaient, soulagés de cette soudaine
amélioration. Son long sommeil avait duré une éternité.
Gérard s’était réveillé pendant la nuit se demandant s’il était mort ou
vivant. « Où suis-je ? Qui suis-je ? ». Son esprit nébuleux piétinait sur
ces questions. Il se souvint étrangement de l’image d’une dame penchée
près de lui avec le flot d’une rivière en fond sonore. Il avait peut-être déjà
vu cette femme auparavant, d’une volupté majestueuse, drapée d’une
robe blanche immaculée. Cette nymphe errait et le visitait souvent dans
ses songes. Etait-ce un rêve, était-ce la réalité ? Il ne discernait plus ces
deux mondes, en proie à une grande confusion. Les calmants avaient
sans doute renforcé cette impression d’illusion qui le submergeait.
Au moment où il allait se rendormir, il fut surpris par la personne qui entrait
dans la pièce. C’était le chef de service qui venait l’examiner. Gérard
croisa son regard, essaya d’articuler mais n’y parvint pas. « Serrez-moi
la main »… Cette phrase revenait régulièrement et elle était chaque fois
plus douloureusement acceptée. « Je peux le faire, je vais y arriver » et il
pressa ses doigts engourdis sur ceux du médecin.
– Je vais lui faire passer un scanner et demander l’intervention d’un
orthophoniste et d’un psychologue, indiqua le médecin aux parents de
Gérard. Nous allons le transférer en neurologie.
Laura n’avait pas osé approcher son directeur depuis son réveil. Sa place
n’était pas près de lui, le message de Sophie avait été clair. D’ailleurs,
elle devait respecter son repos et décida d’attendre une semaine avant
de retourner à son chevet.
« La sortie du coma peut constituer un réel traumatisme chez certains
patients », avait indiqué le neurologue. Alors que la famille était plutôt
soulagée de le voir reprendre conscience progressivement, Gérard
se sentait lui-même très angoissé de découvrir un monde qu’il ne
reconnaissait pas, à cause d’une conscience partielle. Il suivait des
yeux chaque visiteur, semblant ne pas les comprendre. Il demeurait
aphone. Lorsque Sophie ou ses parents s’asseyaient près de lui, il les
dévisageait étrangement comme de simples inconnus. Son expression
se figeait, inexpressive. « Il ne me reconnaît même pas, se lamentait sa
mère. Oh mon Dieu, c’est mon chemin de croix !… ». L’euphorie était
retombée. Trois jours s’étaient écoulés dans le silence depuis son réveil
et Geneviève avait réellement l’impression de vivre un véritable calvaire.
75
Le samedi suivant, Laura prit la décision de retourner à l’hôpital nantais.
« Une visite de courtoisie ne sera pas mal interprétée », se dit-elle
religieusement.
La jeune femme frappa à sa chambre. Personne ne répondit. Elle se glissa
doucement sur le seuil après s’être assurée de son unique présence.
Gérard s’était assoupi et le frottement de la porte sur le sol le fit sursauter.
Le moindre bruit lui provoquait désormais des réactions nerveuses. C’était
nouveau et en quelque sorte encourageant. « Au moins, il entend », se
dit-elle. Il ouvrit un œil lorsque Laura pénétra dans la pièce. Son visage
s’éclaira. Il essaya de se redresser. La jeune femme fit un effort pour
contenir des larmes de joie. Elle lui tendit la main, il souleva la sienne. Il
la suivit du regard quand elle se déplaça pour prendre une chaise. Elle
s’installa près de lui et aussitôt Gérard perçut une étrange impression. Il se
sentit en confiance, presque rassuré. C’était un sentiment indéfinissable.
« Peut-être avons-nous un lien, pensa-t-il. Ma femme, peut-être ? ». Il
essaya de balbutier. Une aide-soignante entra au même moment et fut
surprise de sa réaction. Elle s’approcha de Laura pour lui chuchoter à
l’oreille :
– Madame, il essaie de vous parler.
– Bonjour Gérard, je suis Laura. Vous vous souvenez ? Laura, votre
assistante.
Gérard grimaça. Il parut désappointé, plutôt déçu. Pourtant, il esquissa
un sourire. Le premier depuis une semaine. L’infirmière qui assistait à la
scène sortit pour prévenir l’interne.
– Que… fait… où…, tenta-t-il de prononcer.
– Vous êtes à l’hôpital, vous avez eu un accident. Vous avez failli vous
noyer. Vous avez dormi durant seize jours…
Laura avait le souffle court et inspira profondément pour se détendre.
« Peut-être est-il néfaste de lui débiter tous ces événements aussi
rapidement ? », pensa-t-elle. Elle mesura ses propos pour ne pas
l’effrayer. Comme Gonzague, elle n’avait pas voulu croire aux prévisions
du neurologue et aux conclusions de Sophie « Il n’a plus de mémoire,
cela pourrait durer longtemps… ». Pourtant, Gérard semblait réellement
amnésique. « Il ne m’a pas reconnue. Est-ce qu’un nouveau choc pourrait
lui raviver la mémoire, qui sait ? ». Elle tenta encore :
76
– Vous avez inventé un merveilleux désherbant naturel. Vous êtes un
biologiste, un scientifique talentueux… Des gens mal intentionnés vous
ont fait du mal pour vous voler votre formule…
Elle voulait tout lui dire, incapable de mesurer ses paroles. Elle se sentait
survoltée aux côtés de Gérard qui reprenait pieds avec la réalité. Laura
se ravisa pour aborder une discussion plus terre à terre.
– Vos parents sont venus vous voir, votre femme aussi, vous vous
souvenez ?
– Lau…
Les mots ne parvenaient pas à sortir. Gérard se crispa et elle vit une larme
couler sur sa joue alors que le pauvre homme tentait d’articuler le prénom
de son assistante. Il y mettait tellement de détermination sans pouvoir
contrôler son élocution. Laura prit un mouchoir qu’elle roula délicatement
pour essuyer son visage avec soin. Gérard lui prit instinctivement sa
main.
– … ci…
Laura comprit qu’il la remerciait d’être là. « Je lui ai dit mon nom en
entrant dans la chambre et il s’en souvient… c’est bon signe. Je l’aiderai
à recouvrer la mémoire, souvenir après souvenir, même s’il faut du
temps, je serai patiente ». En murmurant ces mots, elle se sentit forte
et courageuse et promit d’assister son directeur dans sa rééducation.
Elle constata que le soutien qu’elle pouvait lui apporter était capable
de le stimuler. Cette modeste amélioration lui fit l’effet d’un pur moment
d’apaisement qui suit un puissant tsunami. Puis, l’observant, elle perçut
dans l’expression sereine de Gérard une vague de tendresse. Son
regard bleu, fixée sur elle, semblait encore plus intense que jamais. Elle
en fut chamboulée… Cette magie se brisa au moment où le médecin et
l’infirmière entrèrent d’un pas décidé dans la chambre.
– Monsieur d’Amboise, comment allez-vous ?
– Soif…
L’infirmière lui tendit un verre d’eau et l’aida à le porter à ses lèvres.
Malgré la pâleur de sa peau, Laura se rendit compte que Gérard venait de
franchir un grand pas en moins dix minutes. Elle évoqua une renaissance,
conviction confirmée lorsque le médecin précisa que le résultat du
77
scanner était très encourageant. Le cerveau ne présentait apparemment
plus aucune lésion. Ce diagnostic se révélait même inespéré, aux dires
du praticien.
Les jours suivants, Gérard retrouva des sensations de faim, de froid, de
chaud. Il réagissait à la douleur et aux tests de stimulations. Par contre,
les questions sur son passé restaient sans réponse. Il ne reconnaissait
pas sa famille et n’avait aucune notion de son identité. Le neurologue
apporta des explications sur son état :
– Ses progrès sont fulgurants. Les troubles de la mémoire sont
occasionnés par la pression exercée sur le cerveau. Le coup reçu sur la
tête a sans doute endommagé l’hippocampe. C’est une zone cérébrale
très sensible qui détient la capacité d’enregistrer les informations.
Il marqua une pause pour considérer la réaction de son auditoire. Il perçut
la tension que les proches pouvaient ressentir et chercha les mots justes
pour les rassurer.
– Il ne se souvient plus de son accident et de son passé. Mais cette
structure a la capacité de se régénérer. La mémoire post-traumatique
n’est pas atteinte, le cortex préfontal n’a pas été touché, c’est une chance
! Tout devrait bientôt rentrer dans l’ordre…
Le spécialiste admit même auprès de Gonzague d’Amboise que le cas
de son fils s’avérait plutôt étonnant. Ces informations corroboraient avec
celles de l’ancien médecin qui s’était documenté sur cette pathologie.
– Il s’agit d’une amnésie traumatique, appelée salvatrice par les
criminologues. C’est pourquoi mon fils perçoit aujourd’hui ce trou noir ; il
a oublié tout ce qui s’est passé avant et au cours de son accident.
– Oui, acquiesça le neurologue, c’est une chance que le cortex n’ait pas
été touché car sa mémoire peut se reconstruire à partir de maintenant.
Il est capable de conserver le souvenir de tout ce qui est postérieur à
l’accident. Par contre, ne vous étonnez pas si la mémoire rétrograde
persiste, c’est assez courant dans ce cas.
Tous comprirent qu’il faudrait attendre encore, patienter quelques
semaines et peut-être plusieurs mois avant que le talentueux biologiste
ne redevienne l’homme qu’il était avant le choc. Chacun espérait qu’il
retrouve rapidement ses capacités physiques et intellectuelles.
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Dès le lendemain, Gérard fut transféré du service réanimation jusqu’en
neurologie. Il fut installé au quatrième étage, chambre 403. Le
neuropsychologue prit le temps d’expliquer aux proches l’état dans lequel
se trouvait son nouveau patient :
– La récupération peut être spontanée dans le cas d’une amnésie posttraumatique. Habituellement, les pertes de mémoire sont fréquentes mais
pas définitives. Par contre, elles peuvent persister. Il est probable qu’il
ne se souvienne pas des circonstances de l’accident pendant quelques
temps.
A l’extérieur, l’enquête se poursuivait. L’adjudant Favry s’impatientait
d’interroger Gérard d’Amboise. Malgré ses réels progrès, le scientifique
n’était pas encore en capacité de répondre aux questions du gendarme.
Les médecins refusaient l’accès aux enquêteurs par crainte de le
traumatiser. Leur intrusion pouvait accroître son anxiété voire même
réactiver des troubles de l’humeur et du comportement assez fréquents
après un coma. Ils avaient aussi déconseillé aux personnes étrangères
à la famille de l’approcher pour le moment. Son équilibre en dépendait.
Sa chambre n’était cependant pas sous surveillance et ses parents
s’en inquiétaient. « On a tenté d’assassiner mon fils et vous le laissez
à la merci de n’importe qui !», s’était emporté le Docteur Gonzague
d’Amboise auprès du procureur. En réponse, il avait reçu l’assurance que
le personnel soignant filtrerait les visites.
Sa sécurité assurée, Gérard pouvait entamer sa rééducation à l’hôpital.
Il bénéficiait de l’aide d’un orthophoniste et était désormais capable
d’aligner plusieurs mots pour former des phrases. Les tests spécifiques
verbaux et visuels s’avéraient plutôt efficaces. Il pouvait se redresser,
s’asseoir et manger seul. Mais très vite exténué, il devait se rallonger,
épuisé comme après un marathon.
Malheureusement, malgré ces améliorations, tous ses proches se
rendaient à l’évidence qu’il ne se souvenait de rien. Les troubles
mnésiques persistaient. Sa mère en était la plus bouleversée. Seule
Sophie affichait un détachement incompréhensible aux yeux de tous. Et
pour démontrer à son entourage qu’il faisait de réels progrès, Gérard
avait enregistré une phrase par cœur. Il la prononçait inlassablement
souhaitant ainsi faire résonner son cerveau.
79
– Je m’appelle Gérard, Gérard d’Amboise. Je suis biologiste, docteur en
biologie, spécialisé dans l’expérimentation végétale.
En milieu de semaine, un homme pénétra dans sa chambre un peu avant
quinze heures. Il ne faisait visiblement par partie du corps médical. Gérard
avait appris à faire la distinction entre les personnages qui le côtoyaient.
Il les avait classés en catégories pour rééduquer son intelligence. Ce
nouveau visiteur n’appartenait à aucun d’entre elles. Il n’était pas de sa
famille ou de ses amis, il était donc quelqu’un d’étranger. Cet individu le
contraria et lui provoqua une montée d’angoisse, alarme intérieure d’une
mise en danger. Celui-ci était grand, assez mince, vêtu d’un caban bleu,
d’un pantalon en toile de couleur beige. Il était coiffé d’un chapeau, ce
qui lui donnait une allure d’inspecteur. Il tenait un cartable à la main. «
Un policier peut-être »… songea Gérard. On lui avait dit qu’une enquête
était en cours à son sujet mais qu’il lui était encore interdit de répondre
sur son affaire judiciaire. Il prit donc la parole en articulant tranquillement
pour masquer ses difficultés d’élocution.
– Je ne dois pas recevoir de personnes autres que ma famille.
Ses séances d’orthophonie lui étaient bénéfiques. Elles avaient réduit
son aphasie. Sa rééducation était complétée par les exercices prodigués
par son assistante. Elle l’avait aidé à surmonter ses troubles du langage
en se documentant sur cette pathologie. Le neurologue lui avait expliqué
que les patients « cérébrolésés » avaient besoin de temps et de patience.
Laura en avait de la patience… Elle comptait bien mettre à profit ses visites
pour aider son cher directeur à récupérer toutes ses facultés. Gérard
avait fait d’énormes progrès depuis quelques jours. Il pouvait désormais
utiliser des mots simples. Il lui était parfois difficile de trouver les termes
appropriés car il ne pouvait faire référence au passé. Cependant, il lui
arrivait de reconstituer instinctivement des phrases bien structurées. Ces
améliorations étaient encourageantes mais sa mémoire restait toujours
bloquée avant l’accident, vide de tous ses souvenirs.
L’homme retira son chapeau pour le saluer.
– Bonjour Monsieur d’Amboise, vous vous souvenez de moi ?
Il avait formulé cette question presque machinalement, par politesse.
Il s’approcha du lit pour saluer Gérard qui se sentit déstabilisé.
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– Bien sûr, vous êtes policier, n’est-ce pas ? Vous venez m’interroger sur
les circonstances de mon accident ?
L’homme se sentit gêné. On l’avait prévenu de l’amnésie de Gérard mais il
espérait un minimum de reconnaissance. Finalement, il jugea intéressant
de profiter de cette situation.
– Christian Brunelière, société Végénat. Vous m’avez contacté après vos
derniers tests en laboratoire. Je tenais donc à vous féliciter pour le succès
de vos travaux. Ce produit, ce fameux Chirus pourra être commercialisé
très rapidement. Notre agence de La Rochelle a édité ce contrat que je
vous apporte aujourd’hui.
– Graffé ! ajouta Gérard, graffé…, répéta-t-il
– Oui, pardon, l’appellation complète est Chirus graffé, c’est exact. Vous
avez expliqué dans les journaux l’origine de ce nom. Le Chirus, est la
contraction des composants formés de chrysanthème et de citrus.
– Vous êtes bien renseigné, dîtes donc !
– Par contre, je n’ai pas compris, ce mot graffé, d’où vient-il ? Pouvezvous m’expliquer ?
– Désolé, Monsieur Brunelière, je ne me souviens plus. On m’a dit que
j’avais inventé un herbicide écologique, qui s’appelle Chirus graffé.
Malheureusement, je suis incapable de vous en dire plus. Personne n’a
pu encore m’expliquer le sens de ce nom. Sans doute un terme latin,
mais qu’importe ! Que me voulez-vous ?
Gérard s’épongea le front. Il ne se sentait pas très bien. « J’ai un mauvais
pressentiment », pensa-t-il. L’homme qui lui faisait face ne lui inspirait
pas confiance. Pourtant, il était incapable d’en définir la cause. Ce genre
d’impression se produisait régulièrement. Il n’arrivait pas à identifier les
individus mais ressentait à chaque fois des émotions différentes. C’est
ainsi qu’il avait confondu son épouse et son assistante en inversant ses
sentiments. La voix de Sophie lui déclenchait des irritations comme si
son subconscient alimentait des souvenirs négatifs enfouis dans un coin
de son cerveau. Au contraire, lorsque Laura se trouvait près de lui, il se
sentait plus serein. Il avait envie qu’elle reste très longtemps à ses côtés.
C’est aussi ces mêmes sensations qu’il percevait avec ses parents. Il
n’avait pas osé en parler au psychologue en se disant que son état de
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fatigue et toutes les drogues ingurgitées influençaient largement ses
humeurs.
Et face à ce grand homme qui tenait son chapeau d’une main et son
cartable de l’autre, il ressentit sans contexte une étrange crispation,
pareille à un malaise indéfinissable.
– Voici le contrat, reprit Christian Brunelière, en sortant les feuillets de
son cartable.
– Désolé, je suis incapable d’écrire. Je ne me souviens pas de ma
signature. Si je griffonnais quelque chose, elle ne serait pas authentique.
D’ailleurs, je pense que vous venez beaucoup trop tôt. Il semblerait que
mon invention n’ait pas encore été certifiée. Revenez une autre fois…
Euh… non, prenez plutôt rendez-vous avec mon assistante.
– Vous deviez signer ce contrat avant la fin septembre. Nous en avions
convenu ainsi. Avant la certification, il était question d’un contrat de
réservation. Nous avons déjà plus d’un mois de retard, s’énerva l’intrus.
Cette sommation irrita Gérard qui saisit la sonnette pour appeler une
aide-soignante.
– Je ne sais pas, je ne sais plus, sortez, j’ai besoin d’être seul, je suis
fatigué et vous m’importunez.
Aussitôt, Christian Brunelière, reprit son chapeau et son cartable et sortit
précipitamment de la chambre. Il bouscula la femme qui entrait au même
instant et qui s’inquiéta de cette ingérence.
– Qui était cet homme, Monsieur d’Amboise ? Que voulait-il ?
Gérard bredouilla, utilisant la même formule prononcée devant l’individu.
– Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis fatigué. J’ai besoin de repos. S’il
vous plaît, aidez-moi à me recoucher. Ces oreillers me gênent.
Gérard avait multiplié les efforts pour parler. Aligner deux mots lui
demandait beaucoup de force intellectuelle. Il devait chercher au fin
fond de son cerveau, se concentrer plus qu’avant. Il n’y avait désormais
plus rien de naturel, tout devait être réappris, telle une reconquête, jour
après jour. Il savait qu’il avançait, que ses progrès étaient même très
impressionnants. Cependant, cette visite l’avait éreinté. Il s’effondra de
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fatigue et fit l’impasse sur le dîner.
Il sombra rapidement mais son sommeil fut agité, submergé de
cauchemars. Des images intempestives défilaient : un fleuve tourmenté,
un courant violent dans lequel il se débattait. Puis, des marécages…
il s’enlisait. Il se relevait mais tombait sous le vent et la pluie qui lui
cinglaient le visage. Il se sentait happé par une main géante qui le tirait
au fond de l’eau.
Pris de panique, Gérard se mit à hurler et, dans un sursaut de terreur,
l’angoisse le fit suffoquer. Il s’assit dans son lit pour reprendre son souffle.
Son cœur palpitait trop vite, la sueur coulait sur son front et dans son cou.
Il tendit le bras pour attraper l’alarme puis implora en s’adressant à l’aidesoignante qui arriva précipitamment dans la chambre.
– A boire…
– Tranquillisez-vous Monsieur, je vais vous donner un calmant. Puis vous
allez manger un peu et tout ira mieux.
Le médicament fit effet rapidement. Gérard pouvait maintenant respirer
paisiblement. L’interne contrôla sa tension puis son pouls et lui proposa
d’allumer la télévision pour le distraire. Il accepta sans conviction de
regarder des images qui défilaient sans intérêt devant ses yeux.
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84
10
A partir de novembre, le médecin autorisa les enquêteurs à interroger
Gérard d’Amboise. L’adjudant Favry, chargé de l’affaire sur l’effraction du
laboratoire, avait reçu un mandat du procureur pour élucider également
la tentative d’homicide.
Malheureusement, l’audition d’un homme amnésique s’annonçait plutôt
compliquée. Après avoir contesté les prévisions du médecin, l’enquêteur
fut forcé d’admettre que le biologiste n’était pas en mesure de se
remémorer les faits. Les questions restaient parfois sans réponse, parfois
un sourcillement interrogateur ou encore « je ne sais plus »… L’adjudant
consulta le neurologue en proposant d’accompagner Gérard sur les
lieux de l’accident afin de provoquer une réaction. Cependant, le docteur
refusa catégoriquement.
– Non, Monsieur d’Amboise est encore trop faible. Vous rendez vous
compte ? Il y a quelques jours, il était encore plongé dans le coma. Il est
vraiment prématuré de l’emmener en balade. Je trouve votre proposition
assez déplacée, si vous me permettez cette expression. Avec tout le
respect que je vous dois, Monsieur l’adjudant, vous devrez patienter
encore un peu, jusqu’à mi-novembre au plus tôt.
Malheureusement, cette patience n’était pas du goût du gendarme. Son
enquête n’avançait pas aussi vite qu’il le souhaitait, autant sur le mystère
du cambriolage que sur la tentative d’assassinat. Tout de même, des
traces avaient pu être repérées sur les rives de La Vie. Elles s’identifiaient
à des empreintes de semelles. Des pas dans la boue correspondaient à
des chaussures plutôt fines, sans doute des baskets féminines, pointure
trente-huit. Et sur le chemin, des marques de pneus au sol restaient à
vérifier.
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Par contre, la localisation du téléphone portable de Gérard d’Amboise
n’avait pas aboutie. Retrouver l’appareil aurait été utile lors de la
disparition du biologiste mais Il avait dû sombrer au fond de l’eau avec son
propriétaire. La requête auprès de l’opérateur téléphonique ne rapporta
aucune communication intéressante. Ni rendez-vous, ni harcèlement ou
chantage tel que le supposaient les gendarmes. D’autres éléments plus
probants perceraient bientôt. Tous les proches du scientifique avaient été
entendus et quelques témoignages un peu troubles imposaient d’autres
auditions.
Thomas précisa qu’il était à La Rochelle dans la nuit du 1er au 2 octobre,
en voyage d’affaires auprès de la société Végénat. Cette dernière
confirma des rendez-vous réguliers sur ces mêmes dates. L’hôtel, dans
lequel il était descendu, authentifia une réservation.
L’emploi du temps de Sophie demeurait plus incertain. Devant les
enquêteurs, l’épouse de Gérard semblait tellement déstabilisée. L’interne
du service neurologie avec confié son étonnement à l’adjudant Favry.
L’attitude de Madame d’Amboise apparaissait plutôt anormale et le
médecin donna en exemple sa réaction de soulagement lorsqu’elle avait
appris l’amnésie de son mari. Puis, lors du premier entretien, elle avait
répondu avec conviction aux gendarmes :
– J’étais à la piscine, je m’entraînais !
Son agenda prouvait le contraire. Sophie dut subir d’autres interrogatoires.
– Personne ne vous y a vue ce soir-là… Etes-vous certaine de ne pas
confondre avec un autre jour ?
Elle blêmit.
– Je ne sais plus, c’est si loin…
– Nous allons être contraints de vous mettre en garde à vue Madame
d’Amboise. Vos propos sont confus et nous avons la preuve que vous
n’étiez pas à la piscine ce soir-là. Je vous signale également que nous
avons un mandat de perquisition pour fouiller votre domicile.
– Vous n’en avez pas le droit, je loge chez mes parents depuis ma
séparation.
– Pour quelle raison n’avez-vous pas votre propre logement ? Il me semble
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pourtant que vous avez quitté votre domicile conjugal en décembre
dernier, cela fera bientôt un an, n’est-ce pas ? C’est étonnant pour une
femme indépendante comme vous !
Sophie s’offusqua de ces propos. De quel droit venait-il s’insurger ainsi
dans sa vie ?
– J’ai choisi de vivre chez mes parents au moment de ma séparation.
J’étais sous le choc après le décès de mon fils. J’étais prête à commettre
l’irréparable. Ils m’ont aidée. Seule, je me serais isolée. Grâce à leur
patience, j’ai repris le dessus et surtout mon travail très récemment après
un arrêt prolongé. Aujourd’hui, je fais les démarches pour me trouver un
petit appartement parce que je me sens enfin capable de vivre en toute
autonomie.
– Je comprends, répondit brièvement le gendarme.
L’adjudant fit le tour de son bureau, s’assit sur l’angle et fit face à Sophie.
Il la détailla de la tête aux pieds avant d’arrêter son regard sur ses
chaussures.
– Pouvez-vous m’indiquer votre pointure Madame ?
Elle perdait peu à peu de son aplomb et s’exprima avec difficulté.
– Je ne vois pas le rapport
– Des traces retrouvées près de la rivière correspondent à une semelle de
pointure trente-huit. A l’endroit exact où votre mari a été découvert. Il nous
sera facile de comparer ces empreintes avec celles de vos chaussures…
D’ailleurs, la perquisition nous mettra sans doute sur la piste. Hum ! Ce
ne sont pas celles-ci, rajouta-t-il pointant du doigt ses talons hauts.
Sophie se contenta de hausser les épaules. L’adjudant reprit la
conversation malgré le désappointement de son interlocutrice. Il sentit
qu’il progressait.
– N’est-ce pas Madame ? Il serait plus facile de passer aux aveux. Le
promeneur qui a trouvé votre mari le vendredi matin vers six heures trente
ne chausse pas du trente-huit, ironisa-t-il. Vos parents indiquent que vous
étiez encore au lit à cette heure-là. Ils affirment que vous avez quitté leur
domicile d’Apremont un peu après huit heures pour vous rendre à votre
travail. Il semble donc de toute évidence que vous étiez sur les lieux de
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l’accident le jeudi soir… Monsieur d’Amboise n’est pas rentré chez lui ce
soir-là.
Le regard soupçonneux du gendarme la mit mal à l’aise. L’adjudant
remarqua une rougeur révélatrice colorer le décolleté de Sophie
puis remonter progressivement sur ses joues. Sa belle assurance
l’abandonnait.
– Vous ne pensez tout de même pas que j’ai tenté de tuer mon mari ?
– A vous de nous le prouver !
En baissant la tête, elle bredouilla :
– Je… je lui avais donné rendez-vous.
Le gendarme approcha sa chaise avec l’impatience de connaître la
suite. « Enfin quelque chose d’intéressant, la pelote commence à se
dérouler ! », pensa-t-il, masquant difficilement son exaltation.
– Où lui avez-vous donc donné rendez-vous ?
– A notre cabane.
– Quelle cabane ?
– Notre cabane est située sur l’autre rive de La Vie, en contrebas de
la Chapelle-Pallau. Elle se trouve sur une île entre les deux bras de la
rivière. C’est notre coin de pêche… Enfin, c’était… car nous n’y allions
plus guère. En fait, c’était plutôt notre petit coin secret lorsque nous étions
jeunes. Vous voyez ce que je veux dire ?
L’adjudant se gratta un sourcil mais ne répondit pas. Imperturbable, il
poursuivit son interrogatoire.
– Pour qu’elle raison avez-vous donné rendez-vous à votre mari dans
une cabane ? C’est curieux tout de même, avouez-le, un soir… Et, c’était
le premier jour d’octobre. Il devait faire sombre, n’est-ce pas ?
Sophie hésita en tortillant son foulard du bout de ses doigts puis répondit.
– Un peu…
– Et humide, le coin est marécageux il me semble. Même si je ne le situe
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pas très précisément, ce ne doit pas être un endroit très romantique pour
se donner rendez-vous !
Les questions du gendarme devenaient de plus en plus accusatrices et
Sophie se mit à trembler. Elle baissa le menton et ses cheveux longs
masquèrent en partie son visage. L’adjudant Favry ne vit pas ses yeux
se remplir de larmes. La sentant défaillir, il se leva pour se diriger vers la
fontaine à eau et lui tendit un verre. Elle avala une petite gorgée du bout
des lèvres avant de s’exprimer tout bas, sur un ton atrabilaire alimenté
par sa douleur.
– Merci. Je sais que c’est difficile à admettre mais cette cabane de pêche
semblait pour moi le lieu le plus discret. Je ne voulais pas le rencontrer
chez nous. Je suis incapable de mettre les pieds dans notre maison de
Palluau. Depuis le décès de notre fils, je n’ai plus la force d’en franchir
le seuil. Vous pouvez comprendre cela tout de même ? J’aurais toujours
l’impression de voir là-bas le fantôme de Matéo.
– Pourquoi ne pas avoir choisi un lieu plus neutre mais moins éloigné
alors ? Un bar, par exemple ! Vous m’avez dit que vous aviez quelque
chose à lui confier. Qu’était-ce donc ?
Sophie baissa à nouveau la tête, fixant le fond de son verre pour y
chercher l’inspiration. Elle posa le gobelet sur le bureau pour prendre son
visage entre ses mains. L’adjudant attendait patiemment une réaction
de Sophie. Elle porta un doigt à sa bouche pour ronger nerveusement
un ongle. L’adjudant restait à l’affût, en l’examinant. Le silence et la
suspicion renforcèrent le malaise qu’elle éprouvait, comme prisonnière
sur sa chaise face au regard accusateur. Elle se sentit prise d’un vertige
incontrôlable :
– Je ne me sens pas bien, je veux voir un médecin…
Le gendarme pensa qu’elle simulait une crise d’angoisse et ne réagit pas.
Il persista, poursuivant son entretien :
– Savez-vous que je peux vous mettre en garde à vue ? Vous êtes
présumée coupable pour tentative d’homicide volontaire… reste à le
prouver mais nous sommes sur la piste. Vous êtes la dernière à avoir vu
votre mari avant l’accident…
Elle l’interrompit.
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– C’était juste un rendez-vous. J’avais des choses à lui dire…
– Trente ans de réclusion ou plus si nous découvrons des circonstances
aggravantes… Nous avons quelques éléments probants… A votre place,
j’en dirais un peu plus, ajouta-t-il avec assurance.
– Mais, vous savez très bien que j’aurais été incapable de lui faire du
mal !
– Qui me le prouve puisque vous ne me dîtes pas tout. Je ne…
Le gendarme n’eût pas le temps de terminer sa phrase. Il rattrapa
Sophie qui s’effondrait en syncope. Il appela son adjoint en la déposant
délicatement au sol.
– Appelez les pompiers !
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11
Gérard arpentait ses neuf mètres carrés de chambre d’hôpital au moment
où son assistante entra dans sa chambre.
– Bonjour Gérard, comment allez-vous aujourd’hui ?
Laura lui serra la main. Elle remarqua qu’il n’avait plus le bandage autour
de la tête. Il avait été remplacé par un pansement plus discret masquant
la blessure qui avait été recousue dans le cuir chevelu.
– Comme vous voyez, je ne vais pas loin… Un mal de crâne mais il paraît
que c’est normal, dit-il en portant une main sur sa tête.
– Et côté souvenirs ?
– Rien, à part ces pénibles cauchemars.
– Racontez, cela pourrait peut-être nous mettre sur une piste.
Laura prenait son rôle très au sérieux. L’orthophoniste et le neurologue
avaient décelé en elle un certain pouvoir. L’interne en réanimation avait
d’abord pensé que l’épouse du biologiste aurait une influence positive.
Il ne tarda pas à réaliser qu’elle était fragile et dépressive. Le médecin
comprit rapidement que les réactions de Gérard à l’égard de sa femme
semblaient parasiter sa convalescence. Il porta une toute autre opinion
et un plus grand espoir de réussite dans l’aide que pourrait lui apporter
la jeune assistante. Il savait qu’elle pouvait contribuer à la rééducation
en complément des spécialistes et peut-être même réactiver la mémoire
du biologiste. En parallèle, Laura s’était mise en tête de mener sa propre
enquête discrètement.
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– Je suis au bord d’une rivière, je vois une eau boueuse… Il y a une
femme vêtue de blanc qui me regarde…
Gérard s’interrompit, hésitant. Pourtant, il se sentait en confiance aux
côtés de son assistante. Elle dégageait une aura ou quelque chose qu’il
n’arrivait pas à définir. Peut-être étaient-ce la timidité et la gaité qu’elle
affichait qui la rendaient irrésistible ? Elle avait aussi ce don de lui
redonner le sourire. Il s’aventura au hasard de paraître ridicule et reprit
d’une voix calme :
– Dans mes rêves, je suis dans l’eau, je perds pieds… Une main
m’agrippe, j’ai l’impression que c’est la main de Sophie… peut-être parce
qu’elle est secouriste. Cependant, je ne vois pas son visage…
– L’avez-vous reconnue ? Est-ce une personne qui vient vous voir à
l’hôpital ?
– Non, vous allez vous moquer, elle ressemble plutôt à une divinité, une
sorte d’ange, euh… sans les ailes. Je deviens fou, n’est-ce pas ?
– Je ne crois pas. Il semblerait plutôt que ces rêves proviennent de quelque
chose que vous avez déjà vécu. Vous n’arrivez pas à les identifier voilà
tout ! En avez-vous parlé au psychologue.
– Non, pas encore. Par contre, ce qui m’inquiète…
Gérard hésita avant de poursuivre.
– J’ai reçu la visite d’une société intéressée par le Chirus graffé ?
– Quoi ? Mais comment est-ce possible ? Je pensais que les entrées
étaient filtrées ! Quand votre père apprendra cela, je pense qu’il sera
colère ! Que voulait cette société ?
– En fait, il s’agit d’un homme… Attendez, j’ai noté son nom…
Gérard sortit un papier griffonné du tiroir de son chevet et le tendit à son
assistante.
– Christian Brunelière ? C’est un représentant de la société Végénat !
Que voulait-il ?
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– Je lui ai recommandé de prendre rendez-vous en vous contactant au
laboratoire. Il voulait me faire signer un contrat pour l’achat du Chirus
graffé… Il semblerait que c’était prévu ainsi, n’est-ce pas ?
Laura contint mal son irritation et Gérard vit que cet accord était contraire
aux prévisions.
– Je ne pense pas que vous vouliez traiter avec eux. Vous aviez envisagé
plutôt Greeny Productions. Par contre, il me semble que Thomas
aurait préféré jouer d’une pierre deux coups avec Végénat avec la
commercialisation du Biogromate.
– Il m’en aurait parlé… renchérit Gérard naïvement.
– Il faudrait le lui demander mais je ne le pense pas.
– Bon, de toutes manières, cette commercialisation arrive beaucoup
trop tôt. Mon invention n’est toujours pas certifiée. Ne pas se précipiter,
conclut-il raisonnablement.
La jeune femme s’abstint d’évoquer à son responsable que Thomas
faisait des trajets réguliers entre Maché et La Rochelle depuis plusieurs
semaines. Elle pensa qu’il serait sans doute nécessaire d’évoquer cette
visite à l’adjudant Favry.
Mais le premier informé fut le père de Gérard qu’elle croisa en quittant la
chambre. Et, dans le couloir de l’hôpital, son sang ne fit qu’un tour et sa
colère aussi redoutable qu’un orage. Son visage écarlate sembla prêt à
exploser. Laura s’en voulut de ne pas l’avoir ménagé. « J’aurais dû le lui
annoncer différemment », regretta-t-elle.
La mine renfrognée et d’un pas décidé, l’ancien médecin se dirigea
directement vers le bureau du chef de service. L’infirmière fit appeler
le neurologue. Elle réagissait aux sollicitations de Monsieur d’Amboise
comme aux ordres de son supérieur. Elle avait beaucoup d’estime pour
cet homme et lui vouait un respect sans pareil. Elle-même proche de la
retraite, avait commencé sa carrière aux côtés du respectable Docteur
d’Amboise. Il avait exercé en qualité d’interne à l’hôpital nantais avant
d’installer son cabinet de généraliste à Palluau.
– Faites en sorte de préparer la sortie de mon fils. Il ne restera pas ici une
journée de plus, assena-t-il au neurologue.
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– Impossible, il doit encore recevoir des soins. Il n’est sorti du coma que
depuis un mois. Il serait très imprudent de le laisser sortir maintenant,
vous le savez très bien.
– Bien que je ne sois plus en activité, cher confrère, je suis toujours médecin.
J’ai décidé d’organiser à mon domicile tous les soins nécessaires :
psychologue, orthophoniste, infirmiers pourront venir aisément... et je
ferai le reste. Je vous signe une décharge. Nous procéderons au transfert
dès demain matin.
– Mais…
Le Docteur d’Amboise l’interrompit, maîtrisant difficilement sa fureur.
– Ne discutez, pas ! Aujourd’hui, vous avez laissé entrer un individu qui
aurait très bien pu être son assassin. C’est grave, Monsieur ! Je pourrais
même porter plainte vous savez !
Sa colère s’estompa lorsqu’il pénétra dans la chambre de son fils. Il
lui expliqua les raisons de sa décision. Gérard accueillit cette nouvelle
comme un soulagement mais fut saisi de quelques inquiétudes :
– Et Sophie ?
– Quoi Sophie ?
– C’est mon épouse, n’est-ce pas ? Je ne la vois plus. Que se passe-t-il ?
– Vous étiez séparés avant ton accident. Elle ne se remet pas de la mort
de Matéo. Il faut la comprendre, dit Gonzague avec compassion, un rien
peut la faire replonger. Elle n’a pas supporté l’interrogatoire du gendarme.
Elle vient d’être hospitalisée pour soigner sa dépression.
– Mais… je ne me sens pas prêt pour vivre seul !
Gonzague sentit son fils déstabilisé. Il lui sembla un instant être en
présence du petit garçon qu’il avait connu. Il comprit que l’homme qu’il
avait en face de lui attendait une protection pour l’aider à reconquérir
sa vie d’avant. Une assistance s’avérait indispensable. Ses parents
l’invitèrent donc à résider dans leur propre maison.
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Les laborantins étaient concentrés, l’œil rivé sur le microscope. Depuis miseptembre, l’institut biologique vivotait sous un ciel nuageux aux vapeurs
brumeuses. Alors que le succès du Chirus graffé aurait dû chasser la
morosité, la complicité entre collègues avait fait place à la méfiance
depuis deux mois. Chacun restait sur la réserve, mesurant la complexité
de l’enquête. Laura ne préparait plus le café. On eût cru qu’elle le faisait
exclusivement pour son directeur. Lorsque Jude et Sylvain échangèrent
à ce sujet, elle n’en parut pas contrariée. Son rôle d’assistante s’étendait
sans contrainte et sans limite. C’est ainsi qu’elle en épousait les contours.
Elle pénétra dans la salle d’analyses pour questionner ses collègues
absorbés par leurs travaux.
– Où est donc Thomas cette semaine ?
La jeune femme maîtrisait l’agenda de son directeur. Par contre, pour
celui de l’adjoint, la planification était beaucoup plus obscure. Qu’importe
! Il avait annoncé dès le début de leur collaboration qu’il n’avait pas
besoin d’assistante et qu’il gérerait lui-même ses propres affaires. Depuis
ce moment, Laura l’avait acté. Finalement cet arrangement lui convenait
plutôt bien, principalement pour des raisons personnelles.
Néanmoins, depuis l’hospitalisation de Gérard, elle aurait aimé que
Thomas soit un peu plus présent et plus responsable. L’atmosphère
triste et pesante qui régnait dans le laboratoire s’accentuait péniblement
au fil de l’enquête. Jude indiqua qu’il était désireux de changer d’air,
véritablement lassé par tous ces événements et annonça son désir de
voyager. Il envisageait de prendre presque trois mois de congés. Aussitôt
informé de ce projet, l’adjudant Favry le convoqua pour l’interroger sur
les circonstances de ce choix inopiné. Laura n’en fut qu’à demi-surprise.
Tous connaissaient sa passion pour le pays du Soleil Levant. Le jeune
homme communiquait souvent sur son envie de grands voyages. Depuis
qu’il avait suivi ses études au Japon dans un laboratoire de recherches
scientifiques, il avait découvert un univers oriental qui le fascinait. Agé
de vingt-cinq ans et célibataire, il voulait profiter de cette disponibilité
pour s’accorder une parenthèse nipponne riche d’exotisme. Il rêvait de
ce périple comme d’une expérience essentielle, immergé au cœur de la
population orientale.
Il s’exclama d’un air jovial :
– Je partirai le 5 avril prochain, direction Osaka !
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L’adjudant en parut perplexe.
– Etonnante cette idée de quitter soudainement la Vendée ?
– Vous pouvez interroger ma famille, mes collègues, je n’ai pas envie
de rester dans ce bled perdu. Les voyages me manquent, et le Japon
surtout...
– Au moment où le laboratoire se trouve fragilisé par l’absence de votre
directeur, curieux, non ?
Jude perçut un brin de suspicion dans les propos du gendarme mais ne
s’en indigna pas. Il poursuivit avec le même entrain :
– J’ai l’intention de réaliser le tour de l’île de Shikoku à pieds. Je m’arrêterai
dans les quatre-vingt-huit temples.
– Quelle drôle d’idée, on dirait un pèlerinage !
Jude était plutôt fier de son choix et précisa, enjoué :
– Oui, c’en est un… Cette île est parsemée de temples bouddhistes que
je compte bien visiter. Je parcourrai près de mille deux cents kilomètres
en deux mois, voire un peu plus en fonction de mon rythme et de mes
capacités… J’ai hâte !
– Eh bien ! s’étonna l’adjudant.
– J’ai souvent entendu parler de ce circuit lorsque j’étudiais au Japon.
C’est un pèlerinage consacré à Kōbō-Daishi, le fondateur du bouddhisme
Shingon. Là-bas, je serai un henro, c’est le nom que l’on donne aux
pèlerins qui font le tour de Shikoku.
Jude exposa les détails de son projet avec enthousiasme et sincérité.
Son attitude de baroudeur lui conférait une sorte de nonchalance qu’il
accentua, les coudes posés sur le bureau du gradé. S’interrompant dans
ses explications, il mesura soudain son attitude désinvolte et se redressa
lorsque l’adjudant Favry reprit la parole.
– Sachez, jeune homme, que pour les besoins de l’enquête, je peux tout
à fait être amené à vous demander de ne pas quitter le département.
Ces paroles prirent l’effet d’une sentence. Jude déglutit, perdit un peu de
son éloquence en suppliant :
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– D’ici le mois d’avril, tout sera rentré dans l’ordre, n’est-ce pas ? Je vous
apporterai toutes les preuves de mon innocence. Je vous en prie, laissezmoi partir, s’il vous plaît.
– L’enquête à venir et son aboutissement seront décisifs.
Le gendarme reconnut son intransigeance envers le jeune laborantin. Il
poursuivit son interrogatoire en faisant diversion.
– Vous savez sans doute que nous sommes toujours à la recherche
des données que votre directeur aurait enregistrées sur un disque dur.
Comme vous le savez, Monsieur d’Amboise est aujourd’hui incapable de
s’en souvenir.
– Hélas, admit Jude, avec compassion.
– A ce propos, auriez-vous une idée de l’endroit où ses formules pourraient
être cachées ?
– C’est une question qui inquiète également tous les collègues du labo.
Laura lui avait conseillé de les planquer. Elle prévoyait quelque chose de
malsain. Elle a parfois un double sens notre assistante ! Elle n’avait pas
tort d’ailleurs, et…
Jude retint ses mots, par crainte du ridicule.
– Et ?
– C’est peut-être idiot ce que je vais vous dire mais le 11 septembre
dernier, nous avions tous rigolé sur des cachettes secrètes, lorsque
Monsieur d’Amboise nous a informés de son invention. Mais bon, c’était
plutôt sur le ton de l’humour.
– Allez droit au but, s’impatienta l’adjudant
– Le souterrain de Pied-Sec avait été donné en exemple. Et depuis, je
crois savoir que certains y sont déjà allés. Pas moi, mais d’autres… qui
connaissaient l’endroit.
– Qui donc ?
– Euh… Thomas je crois. Mais il n’y a rien trouvé à ce qu’il dit.
Ces propos intriguèrent l’adjudant Favry qui organisa aussitôt une équipe
97
pour inspecter ce fameux souterrain. Il appela simultanément la cellule
d’identification de la Roche-sur-Yon.
Le technicien rejoignit les gendarmes pour prélever les traces ADN et
les empreintes laissées sur le sol du souterrain. « Toute pollution par
des passages successifs peut anéantir les relevés, balisez la zone
rapidement», ordonna le gradé. Le domaine de Bouchaud, sur lequel se
situait l’entrée de l’excavation, avait été racheté par la commune deux
ans auparavant. L’ancienne propriétaire, Madame de la Chabossière,
avait légué de son vivant la bâtisse et son terrain à la municipalité. La
vieille dame n’avait pas d’héritier direct et s’était toujours investie dans
les œuvres caritatives. Elle souhaitait, après son décès, que sa maison
bourgeoise soit transformée en auberge de vacances au profit d’enfants
défavorisés. Pour le moment, le projet était en attente de subventions
permettant la réhabilitation du bâtiment. Ce transfert de propriété facilita
donc l’intervention des enquêteurs.
Le terrain était humide et glissant pour accéder à l’entrée de l’étroit
réduit. Le site était néanmoins favorable pour les relevés d’empreintes
préalablement effectués par le technicien d’investigations. Les gendarmes
entrèrent en baissant la tête, la hauteur du trou ne dépassait pas un
mètre cinquante. La lumière vacillante des torches jetait des ombres
étranges sur les côtés. Les hommes dirigèrent leur faisceau vers un
petit renfoncement qui formait une alvéole dans la roche friable. De l’eau
coulait sur les parois. Une nuée de moustiques s’échappa d’un interstice.
L’adjudant se masqua le visage pour se protéger des insectes et se mit
à éternuer. Pendant ce temps, son adjoint avançait plus loin dans le
goulot d’étranglement, sa lampe frontale dirigée vers le fond. Tous les
recoins furent examinés. Les enquêteurs se rendirent à l’évidence que la
cachette avait sans doute été fouillée. Dépité, l’adjudant Favry ordonna
la fin des recherches.
– Inutile de continuer, quelqu’un est passé avant nous, dit-il en éteignant
sa torche.
Il montra du doigt les empreintes visibles sur le sol.
– Trouvez-moi à qui appartiennent ces traces ! 98
13
Le Docteur d’Amboise signa la décharge pour permettre à son fils de
sortir de l’hôpital. Il était convaincu que cette solution serait bénéfique
à une amélioration plus rapide de son état de santé et d’une sécurité
accrue en son propre domicile.
Accompagné de son épouse, tous deux se présentèrent au centre
hospitalier avec l’étrange impression de récupérer leur nouveau-né pour
l’accueillir au sein de leur foyer. Cette sensation raviva l’émotion que les
jeunes parents vécurent avec quarante ans de moins. Ils se dévisagèrent
avec tendresse, saisis par la responsabilité de veiller sur leur fils unique
pour le protéger et le soigner.
Pour Laura, cette nouvelle s’avérait très facilitatrice. Le retour de son
Directeur à Palluau simplifierait désormais ses visites. Elle se sentait
fatiguée par ses multiples aller-retour mais la jeune femme mettait un
point d’honneur à prolonger son assistance. Elle s’était juré d’aider Gérard
tant qu’il n’aurait pas récupéré toutes ses facultés, se sentant déterminée
pour lui accorder toute l’énergie nécessaire malgré les difficultés qu’elle
pourrait rencontrer.
Lors de son dernier trajet vers Nantes, sa voiture était tombée en panne
à Challans. Puisqu’elle ne maîtrisait pas la mécanique automobile,
elle n’insista pas. Elle eût la chance de se glisser sur une place de
stationnement malgré les inquiétants soubresauts du moteur. Puis,
déterminée, elle accéda à la gare en moins de cinq minutes. Sa bonne
étoile l’accompagnait ce soir-là puisqu’un train partait un quart d’heure
plus tard pour la grande ville nantaise. « Comme le destin est étrange
parfois ! », pensa-t-elle en récupérant le tramway qui la descendait à la
station Hôtel-Dieu, au pied de l’hôpital.
99
Les parents de Gérard étaient encore au chevet de leur fils, vers dixneuf heures, lorsqu’elle arriva toute essoufflée jusqu’à la chambre 403.
S’asseyant au pied du lit, elle ressentit l’impression d’arriver d’un long
voyage. Laura ne regretta pas son périple car son directeur l’accueillit
chaleureusement. Son sourire traduisait le plaisir évident de retrouver ses
trois êtres chers, les proches avec lesquels il se sentait particulièrement
bien. Sur le trajet du retour, Gonzague et Geneviève évoquèrent l’étonnant
bien-être de leur fils à chaque fois qu’il se trouvait en leur compagnie. Et
tout naturellement, ils commentèrent son attitude inverse en présence de
Sophie.
– Depuis deux ans, sa femme n’est plus la même, et c’est compréhensible,
se rassura Geneviève.
– Oui, et Gérard doit ressentir cette tension, renchérit son mari avec
compassion.
Puis, Gonzague changea soudain de discussion. Il ajusta le rétroviseur
pour s’adresser directement à Laura, assise sur la banquette arrière.
– J’enverrai une dépanneuse récupérer votre voiture demain. Je vous
dois bien cela, ma chère, avec tout ce que vous faîtes pour notre fils.
Dans la commune de Palluau, les cancanages répandirent la nouvelle :
« Le neurologue était opposé à sa sortie mais Monseigneur d’Amboise a
eu le dernier mot ! ». Et nos deux compères aux langues déliées, fervents
champions de commérages, diffusèrent la rumeur quand la voiture de
l’ancien médecin traversa le bourg.
– Les trois « G » sont de retour !, s’exclama le père Julien.
La famille d’Amboise devait ce surnom aux trois prénoms commençant
par la même lettre : « Gonzague, Geneviève, Gérard »… Par contre,
chacun veillait à observer un peu plus de discrétion en leur compagnie.
Tous marquaient cette forme de respect devant eux. Par contre, ils se
défoulaient à l’écart, histoire d’égayer leur vie sans doute trop ennuyeuse.
A l’inverse, Laura avait besoin de redonner à la vie quotidienne une forme
plus ordinaire. Elle fut heureuse de pouvoir se réinvestir dans ses cours
de twirling. Comme elle n’avait pas pu débuter la saison sportive, les
benjamines l’accueillirent chaleureusement après trois mois d’attente. Il
100
restait suffisamment de temps pour préparer le spectacle de fin d’année
et les jeunes filles conservaient leur motivation au grand bonheur de leur
entraîneuse.
Novembre s’achevait apportant les premières gelées. Les prés
commençaient à s’assécher après les fortes pluies d’octobre. Le père de
Gérard venait enfin de retrouver sa barque à la dérive. Son Tabur avait
disparu lors de l’accident de son fils. Avait-il été emprunté pour rejoindre
l’île ? Nul ne pouvait indiquer pourquoi l’embarcation se retrouvait, près
de deux mois plus tard, à trois kilomètres de son point d’encrage habituel.
De concert avec l’adjudant Favry, Gonzague entreprit d’emmener Gérard
à la cabane.
– Tentons cette sortie. Elle sera peut-être l’élément déclencheur… Ne
pensez-vous pas mon adjudant ?
– J’y avais songé, renchérit le gendarme, mais votre fils n’était pas en
mesure d’effectuer le trajet. Mes gars et moi-même avons déjà mené des
investigations dans cet abri de pêcheurs. Aujourd’hui, si son état de santé
nous permet de l’accompagner sur les lieux, il pourrait être intéressant de
voir sa réaction.
Les deux hommes demeuraient convaincus que les bords de La Vie
livreraient des indices en rapport avec l’accident de Gérard. Le post-it
jaune retrouvé dans une poche de son cirée comportait une série de
chiffres que les enquêteurs avaient décodé aisément. Il s’agissait d’un
positionnement GPS :
46.772553, -1.659762
Il correspondait au repère géographique du cabanon cité près de La Vie.
Ce détail concordait aux aveux de Sophie. Elle avait reconnu avoir donné
rendez-vous à son mari dans cet endroit discret, situé entre les deux bras
de la rivière vendéenne.
Restait à comprendre pourquoi ce papier ainsi identifié se trouvait dans
la poche étanche de son cirée. Le corps gisant du biologiste avait été
découvert sur l’autre rive à quelques dizaines de mètres du point nommé.
Lorsque les gendarmes avaient fouillé le refuge, ils avaient repéré des
traces de sang à l’intérieur, près du meuble bas. Puis, ils avaient inspecté
l’ensemble du gîte. Le mobilier était sommaire, juste de quoi abriter deux
101
pêcheurs : une table, deux tabourets en bois, dont l’un était renversé.
Dans une commode en pin : quatre assiettes, six verres et quelques
couverts, une bouteille de vin rosé, deux boîtes de sardines et une
conserve de cassoulet. Un vieux clic-clac recouvert d’un duvet garnissait
le fond de l’étroite pièce. En ouvrant un tiroir du buffet, ils avaient déniché
un bloc de post-it de même couleur que le fameux papier codé. D’autres
babioles marquaient le passage de visiteurs : des stylos, une lampe de
poche, un sifflet, des hameçons et tout un attirail de pêche. Les trente
mètres carrés ressemblaient à un repaire très sobre mais reposant que
l’on pouvait éclairer simplement avec une lampe à pétrole.
Les analyses révélèrent que le sang correspondait bien à celui de Gérard.
D’après leurs déductions, il avait dû chuter à cet endroit, peut-être à la
suite d’une lutte. L’espace n’était cependant pas en désordre hormis le
tabouret à terre. Il leur importait désormais d’obtenir de nouveaux indices
en présence de la victime.
Lors de leur précédente visite, l’adjudant et sa compagnie avaient suivi le
sentier balisé. Malgré l’humidité, la traversée du marais avait pris moins
de dix minutes. Ils avaient suivi le chemin en empruntant le pont moussu
qui chevauche La Vie. De toute évidence, les gendarmes imaginaient
difficilement que l’épouse de Gérard ait pu s’aventurer un soir d’automne
sur ce terrain escarpé, marécageux et de surcroît dans la pénombre.
Sophie avait choisi un point de rendez-vous discret, selon ses propos,
mais cette déclaration paraissait invraisemblable.
Cette fois, avec le père et le fils d’Amboise, l’adjudant Favry choisit de
s’y rendre en barque. Il était convaincu que le Tabur avait servi le soir
de l’accident et tenait donc à tester l’itinéraire par la rivière. Gonzague
ramait, assis sur le banc central. Gérard était en proue et le gendarme
scrutait l’horizon depuis l’arrière. La Vie était peu naviguée en novembre
et quelques branches faisaient obstacle. D’un coup de rame, le bois à la
dérive fut dégagé et l’embarcation poursuivit son chemin.
– Attention, nous accostons, lança-t-il pour préparer l’équipage à l’abordage.
L’adjudant sembla fort étonné par ce site pittoresque qu’il découvrait
par un autre passage. Ils débarquèrent sur la petite île où trônait l’abri
de pêcheurs. Ils amarrèrent la barque au ponton. La plate-forme était
recouverte d’un auvent qui rejoignait le toit de la cabane. Comme il devait
être agréable de s’y détendre aux beaux jours ! L’adjudant jaugea les
lieux en totale osmose avec la nature.
102
Gonzague d’Amboise confia que cette maisonnette n’était habituellement
fréquentée qu’en journée. Elle demeurait sommaire mais assez utile en
cas de mauvais temps. Les planches avaient résisté aux intempéries.
Seule la porte, dont le bois avait gonflé par l’humidité, donnait des signes
de fatigue. Puisque la cabane se situait dans le marais, le grand-père
de Gérard l’avait construite sur pilotis pour la maintenir hors d’eau. Les
rondins étaient assez résistants puisqu’elle avait supporté plus d’un demisiècle avec quelques rafistolages. Trois générations s’étaient réfugiées
dans ce havre de paix, œuvrant pour le maintenir en état au fil des ans.
Etonnamment, ce lieu contrastait avec leur habitat bourgeois. En
examinant le gîte, l’adjudant Favry ressentit la quiétude de cet endroit. Il
comprit l’impétueuse nécessité, pour la famille d’Amboise, de s’octroyer
un espace de liberté aux confins du marais palludéen. Ce besoin vital
de s’extirper d’une condition, où la richesse s’affiche aux yeux de tous,
lui apparut à ce moment comme une évidence et simplement naturel.
Et, malgré leur noblesse héréditaire, cette génération d’hommes avait dû
éprouver l’envie de connaître la simplicité et l’authenticité d’une vie au
cœur du peuple.
L’adjudant remarqua la gravure sur le chambranle de la porte. Les
prénoms : Sophie + Gérard entourés d’un cœur demeuraient gravés ici
et sans équivoque.
Gonzague constata que le cadenas pendait au bout de la chaîne. Même
s’il n’y avait rien à voler, son fils prenait toujours soin de refermer les lieux
pour éviter d’éventuels saccages.
Le Docteur d’Amboise entra le premier dans la cabane suivi du gendarme
et de Gérard. Pour éclairer l’espace, il ouvrit le volet bleu et le soleil y
pénétra, le rendant aussitôt plus accueillant. Alors, il se détourna vers
son fils, guettant chaque attitude, chaque mouvement. Il lui importait
désormais de capter le détail assez capital qui déclencherait l’électrochoc
dans sa mémoire déréglée.
Pourtant, le visage de Gérard resta de marbre, imperturbable hormis
un léger sourcillement en pénétrant dans l’abri. L’adjudant l’examinait
discrètement, cherchant à discerner la moindre émotion. Gonzague
attendait une réaction.
– Mon fils, ça ne te rappelle rien cet endroit ? Ces odeurs, ces outils ? Tu
en as passé du temps pourtant avec ton grand-père… et puis avec moi
103
aussi… La pêche… Regarde bien. C’est tout une partie de ton enfance
qui se trouve ici. Cherche bien dans tes souvenirs, insista-t-il.
Très calmement, Gérard inspecta les lieux tel un touriste visite un
musée. Il ouvrit la petite fenêtre, prit une grande inspiration pour remplir
ses poumons de l’air salvateur. Il huma cette senteur de champignon
mélangée à l’humus des marais. Il resta un long moment immobile scrutant
l’étendue d’eau qui s’offrait devant lui. Son père espérait un réflexe. Mais,
se détournant vers l’intérieur de l’abri, Gérard se contenta de soupirer. Il
leva les yeux vers les cannes à pêche maintenues par des crochets sur la
paroi du fond. Peu après, il posa son regard sur une toile d’araignées qui
pendait, molle et grise, emprisonnant des mouches mortes. Il poursuivit
son observation, toucha la commode, le canapé et la table pour ressentir
chaque meuble à travers son épiderme. Enfin, fixant son père, il fit « non
» de la tête et répondit en haussant tristement les épaules.
– Désolé, je ne me rappelle pas…
Gonzague d’Amboise parut désappointé mais fit l’effort de masquer sa
déception. Il entoura chaleureusement les épaules de son fils pour le
raccompagner sur le ponton.
– D’autres lieux, d’autres odeurs ou d’autres événements te raviveront
sans doute la mémoire, conclut-il en refermant la porte.
104
14
Des eaux profondes… Des cris… Un bras qui le tire… Une femme… Un
enfant… Une oppression… Gérard suffoque… Gérard se noie…
Gérard se redressa en sursaut et peina pour reprendre sa respiration, à
la limite de l’étouffement. Il redoubla d’effort pour maîtriser son angoisse
qui pesait lourdement pareil à un étau sur sa poitrine. Sa tête était
douloureuse, son corps en sueur, sa bouche pâteuse et sa gorge sèche.
« Quel cauchemar ! », se lamenta-t-il en s’asseyant au bord du lit. Il
prit son visage entre ses mains, resta un moment désorienté avant de
réaliser où il se trouvait.
Le lendemain matin, ses parents l’interrogèrent. La nuit avait été agitée.
Ils l’avaient entendu se lever. Depuis sa sortie de l’hôpital, Geneviève
et Gonzague étaient à l’affût, attentifs à tous ses gestes et capables de
discerner le moindre signe de faiblesse ou d’amélioration. Tout en versant
son café dans sa tasse, il exprima sa fatigue.
– La balade à la cabane m’a chamboulé. Je n’arrivais pas à m’endormir.
L’amnésie le plongeait dans une grande souffrance psychologique.
Il devait sans cesse rechercher des indices qui pourraient l’amener à
se souvenir de son passé. Pourtant, la veille, dans les marais, il avait
fait preuve d’une énergie incroyable. Creuser dans sa mémoire était un
exercice très compliqué. Et malheureusement, le pauvre homme avait
l’impression que plus jamais rien ne pourrait la raviver.
Gonzague traversa la cuisine et s’arrêta pour se poster devant la fenêtre
en scrutant le ciel.
105
– Le temps semble clair aujourd’hui. Je te propose d’explorer un peu les
parages. Nous irons à ton rythme. Par contre, pour la pêche, ça sera
pour une autre fois ! Le temps ne s’y prête guère… annonça-t-il avec une
pointe d’humour.
Gérard restait silencieux, buvant son café tranquillement et savourant
son petit-déjeuner. La nuit, entravée de cauchemars, ne lui avait pas
coupé l’appétit. Il posa son bol, se leva et se dirigea spontanément vers
le tiroir à couverts puis ouvrit un placard pour prendre la boîte à sucres.
Ses parents se dévisagèrent stupéfaits.
– Gérard, intervint sa mère, te rends-tu compte de ce que tu viens de
faire ?
Il les regarda d’un air surpris et répondit naïvement :
– Quoi donc ? Je n’aurais pas dû ? Je fais comme chez moi, est-ce mal ?
Geneviève garda un instant la bouche entrouverte, figée par la surprise.
Puis, son visage s’éclaira lorsqu’elle dit :
– C’est justement cela, tu fais comme chez toi... Voilà deux jours que
tu es rentré et c’est comme si tu connaissais la maison par cœur. C’est
étonnant !
Gonzague estimait que sa femme se montrait beaucoup trop bavarde et
lui fit signe de se taire. Il craignait souvent qu’elle n’agace son fils par ses
excès de tendresse.
Tous deux purent constater que Gérard s’était déplacé instinctivement
répondant mécaniquement aux commandes de son cerveau. Réalisant
ce phénomène, il en fut lui-même surpris.
Ces lieux lui renvoyaient des valeurs intimes et réflexives. Gérard s’y
sentait bien. Pourtant, cette impression demeurait inexplicable. Comme
hier, sur l’île aux confins des marais, il avait pris corps dans cet espace
naturel enveloppant, qui formait autour de lui une bulle de sérénité. Il
s’était enivré de cette douceur aux contours familiers, même si, chahutant
son rythme de convalescent, il était rentré exténué et étourdi par cette
première sortie.
106
Pour l’extirper de son trou noir, Gonzague avait prévu tout un programme.
Il avait d’abord contacté Laura pour qu’elle l’emmène au laboratoire. Son
bureau, les collègues, le contact des microscopes ou des ustensiles
d’analyses lui provoqueraient-ils le déclic ? Le vieil homme tentait le
maximum pour faire vibrer le passé en conduisant son fils sur des lieux
coutumiers.
– Veux-tu que nous allions dans ta maison ou faire le tour de ta propriété ?
– J’aimerais bien retourner à la cabane… J’ai ressenti quelque chose
d’étrange hier. En pénétrant dans l’abri, j’ai perçu des sortes de flashbacks qui sont réapparus dans mes songes. C’est curieux, je n’arrive
pas à tout expliquer mais, dans mon rêve, j’étais vêtu de jaune, tenant un
paquet à la main… Il faisait sombre…
Son père plongea dans les yeux de son fils un regard interrogateur.
– Et quoi d’autre ?
– Désolé, c’est flou mais j’aimerais y retourner avec toi justement pour
m’aider à fouiller dans mes souvenirs.
– Pas de problème, prépare-toi ! Te sens-tu capable de passer par le
chemin ?
– Oui, je pense, si le trajet n’est pas trop difficile.
– Dix minutes tout au plus mais attention, tu n’as pas marché depuis
longtemps, j’ai peur que tu souffres.
Gonzague d’Amboise hésita un instant :
– En fait, ce n’est peut-être pas prudent. Tu es encore fatigué.
– Au contraire, j’ai envie d’essayer, de mesurer mon endurance et qui
sait, peut-être de déclencher quelque chose de nouveau ! Je ne supporte
vraiment plus ce néant !
« Ce retour au bercail est décidément très favorable », pensa Gonzague,
animé d’un nouvel espoir.
Père et fils partirent en voiture, direction la Chapelle-Palluau. Ils
empruntèrent la route départementale avant de descendre vers la
rivière. La chaussée était étroite, recouverte de mousse en son centre.
107
Elle donnait l’effet d’une ligne verte, dont l’herbe, plus haute à certains
endroits, caressait le dessous de la voiture.
Gonzague stoppa en bas du village de Chadoux. Les deux hommes
chaussèrent leurs bottes afin d’accéder par le chemin. L’allée principale
était sèche. Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours. Par contre, certains
passages restaient glissants. En moins de dix minutes, ils arrivèrent sur
l’îlot niché entre les deux bras de La Vie. Gonzague ouvrit le cadenas qui
verrouillait la chaîne de la porte. Gérard se frotta le visage. Il avait pris
cette habitude depuis quelques temps comme pour chasser la brume
qui lui obstruait la vision. Alors que son père s’attardait sur l’ouverture du
volet bleu, il intervint :
– Laisse-moi entrer.
Gérard fit le tour de la pièce qui s’éclaircissait, pénétrée par un rayon de
soleil. Pris d’un vertige, il s’empara d’un tabouret afin de maîtriser son trouble.
– Nous y venions souvent, n’est-ce pas ? Je ressens cette impression de
« déjà vu » comme à la maison. Mais…
– Mais quoi d’autre ?
– Je ne sais pas comment dire, quelque chose de plus dur, comme un
événement difficile à vivre…
Puis il s’irrita subitement.
– C’est énervant à la fin de ne pas pouvoir se rappeler.
– Calme-toi, tu as déjà fait de réels progrès, ne t’inquiète pas… tout
reviendra vite à la normale.
Malgré la confiance en son père, Gérard était confronté à des moments
de désarroi où il perdait courage. Il resta prostré un moment sur son
siège, ne sachant quelle décision prendre. Puis, il se leva subitement
répondant à son instinct. Il se dirigea rapidement vers le fond de la
cabane, posa une main bien à plat sur les parois, s’interrompit avant
de se détourner vers son père. Gonzague le rejoint, lui prit le bras pour
l’aider à se rasseoir. Le visage livide de son fils et le tremblement de ses
mains marquaient un nouveau choc. L’intuition du père et son regard
averti d’ancien médecin permirent d’anticiper son malaise. Gérard parla
doucement, la mâchoire engourdie :
108
– Je me vois devant une grande cheminée. Le feu crépite, je viens de
poser ma pipe. Je suis seul et le téléphone sonne.
Gonzague s’était saisi de l’autre tabouret et restait silencieux, buvant les
paroles de son fils pour ne pas interrompre le flot de ses souvenirs.
– Je me souviens comme si j’y étais… Je me souviens avoir dit à ce
moment- là : « La cabane !… Mais oui, bien sûr, la cabane !». Je me lève
pour me servir un verre. Je n’arrive pas à définir ce que je bois mais il me
semble que c’est un alcool fort, j’ai besoin de forces. Je me vois en pleine
réflexion cherchant une idée, un endroit pour cacher quelque chose…
des dossiers, des objets, je ne me rappelle plus mais je m’entends encore
dire : « C’est exactement le lieu le plus approprié pour cacher… ».
Gérard s’interrompit, bloqué sur ces derniers mots. Il se crispa, irrité par
l’infernale défaillance de sa mémoire.
Considérant cette information comme capitale, Gonzague eût besoin d’un
témoin et s’empara de son téléphone. Une nouvelle fenêtre dévoilait un
nouveau paysage. Il était également rassuré sur la santé mentale de son
fils mais s’abstint de poser un diagnostic hâtif. Il fallait d’abord prévenir
la gendarmerie.
Gérard resta prostré, recroquevillé sur lui-même pour dénicher le moindre
détail à extérioriser.
– Mais que pouvais-je bien vouloir cacher ?
Son père jugea bon de l’aider.
– Un disque dur et des documents… Laura nous a dit que tu voulais mettre
la formule du Chirus graffé en lieu sûr. Malheureusement, personne ne
sait où tu l’as cachée. Différents endroits ont été explorés, en vain : le
coffre-fort de ta maison, ton laboratoire… et même un souterrain. La
gendarmerie n’y a rien retrouvé. C’est un véritable mystère. Il aurait été
plus intelligent de la confier à la banque… Désolé de te parler ainsi mais
nous craignons tous que quelqu’un te l’ait dérobée.
Gérard afficha une mine confuse. Il avait parfois ce minois enfantin du
garçonnet regrettant une bêtise. Il se domina aussitôt pour préserver son
état d’adulte.
– Tu n’as rien à boire ? Sers-moi quelque chose s’il te plaît.
109
Gonzague ouvrit le placard et en sortit une bouteille de rosé, nichée
derrière quelques conserves. Il servit deux verres pour réchauffer leurs
corps qui commençaient à souffrir de la fraîcheur.
Soudain, leur conversation fut interrompue par de grands cris d’oiseaux.
Anxieux, ils se précipitèrent sur le ponton. Une envolée de canards
sauvages apparemment effrayés, remontait en amont de La Vie. La nature
semblait s’exciter soudainement. Des croassements s’ensuivirent et des
grenouilles plongèrent sous leur regard interrogateur. Des craquements
de bois mort inquiétèrent les deux hommes.
Le suspens prit fin lorsqu’ils virent apparaître l’adjudant Favry et son
adjoint qui sortaient du chemin. Les officiers avaient rapidement répondu
à l’appel de Gonzague d’Amboise, persuadés d’un nouveau pas dans
leur enquête.
Gérard retourna dans l’abri de pêcheurs. Et comme le matin-même chez
ses parents, il se dirigea instinctivement vers un coin de la pièce. Il dégagea
l’interstice entre deux planches qui s’ouvrit sur un trou renfermant un petit
coffre. Il en extirpa un paquet qu’il tendit fébrilement à son père.
Comme un objet brûlant, le colis passa rapidement aux mains du
gendarme qui s’empressa de l’ouvrir.
La vue du boîtier informatique et de ses documents provoqua un choc.
Gérard balbutia :
– Je les reconnais.
Les trois hommes le dévisagèrent, attendant d’autres paroles.
– Oui, je me souviens être venu ici un soir. J’ai… j’ai emprunté la barque
qui était amarrée sur l’autre rive. J’avais l’idée de cacher ce disque dur et
d’autres dossiers importants dans ma cabane.
Gérard confia que cet endroit était plutôt sûr. Seule Sophie aurait pu s’en
souvenir. L’espace situé entre deux planches servait de cachette secrète,
sorte de boîte aux lettres qu’ils utilisaient à l’époque de leur flirt. Ils ne
possédaient pas de téléphone portable et les deux jeunes amoureux y
glissaient discrètement des petits mots doux pour se donner rendez-vous.
– Quand êtes-vous venu déposer ces objets ? interrogea l’adjudant Favry.
110
Le gendarme, dans sa hâte d’en finir avec cette enquête, mesura
qu’il était enfin sur une piste sérieuse. Il se dépêcha aussi de sortir
de l’abri dans lequel il se sentait confiné. A cause de sa grande taille,
il devait se pencher régulièrement pour éviter les obstacles. Sa tête
touchait le plafond. En y entrant tout à l’heure, il s’était heurté le
front à une poutre et s’était retrouvé le visage prisonnier d’une toile
d’araignée…
Les trois hommes sortirent sur le ponton. L’adjoint était resté en retrait
pour inspecter les alentours.
Gérard se concentra, tourné vers la rivière et se pencha en avant prenant
appui sur la rambarde. Il aperçut deux colverts, nageant tranquillement
sur l’eau qui se suivaient en rythme lent, ignorant les visiteurs du marais.
Sur la rive opposée, par contre, un héron immobile semblait guetter
l’ennemi. Un peu plus loin, une aigrette planta son grand bec dans la
vase. Elle en ressortit un long ver, pendant lamentablement avant de
disparaître rapidement dans la gorge de l’oiseau. Son observation
ornithologique l’apaisa. Cette dernière heure au bord de La Vie lui avait
absorbé beaucoup d’énergie. Il ressentit une cavalcade de souvenirs
s’amonceler sans contrainte. Et avant de les perdre à nouveau dans un
coin inaccessible de son cerveau, il s’empressa de les livrer.
– Sophie m’avait donné rendez-vous. Elle voulait me confier quelque
chose d’important. J’étais à la maison lorsqu’elle m’a contacté. Je m’en
souviens clairement maintenant, c’est elle qui m’a appelé lorsque j’étais
assis près de la cheminée.
L’adjudant haussa un sourcil, ne comprenant pas cette scène mais choisit
de ne pas l’interrompre.
– En fait, je suis arrivé avant l’heure fixée pour prendre le temps de cacher
le disque dur et les papiers. Je vous l’ai dit, je voulais mettre la formule du
Chirus graffé en lieu sûr.
Un trouble passa sur son visage. Gérard ne pouvait pas expliquer
pourquoi il devait cacher sa découverte.
– Ce soir-là, c’était le 1er octobre, un jeudi soir… Mon esprit s’éclaire
nettement, je revois les faits… En refermant la boîte dissimulée derrière
les planches, j’ai ressenti un étrange pressentiment, une sorte de crainte
indescriptible. Je devais certainement me sentir en danger. J’ai alors
111
pris un post-it dans le tiroir du buffet et j’ai noté l’endroit où je venais de
cacher mes documents.
– Pourquoi ? demanda l’adjudant
– Parce que je me sentais en danger vous ai-je dit. J’étais sur le point
de poursuivre mon message en notant où était située la cachette mais
Sophie est arrivée plus rapidement que prévu. J’ai donc glissé le papier
au fond de la poche étanche de mon ciré.
Le regard interrogateur du gendarme l’invita à préciser ses propos :
– Oui, j’avais un pressentiment, je devais écrire ces renseignements
pour que l’on retrouve mon invention s’il m’arrivait quelque chose… vous
comprenez ? Je me sentais menacé suite à l’effraction de mon laboratoire.
Gérard marqua un silence, absorbé dans ses pensées et poursuivit :
– Je portais un ciré jaune… C’est bien cela, je m’en souviens précisément.
Il faisait sombre dans la cabane et j’avais allumé la lampe tempête pour y
apporter aussi un peu plus de douceur. Je tenais à ce que ma femme s’y
sente bien. Sophie est arrivée vers six heures moins le quart.
Les souvenirs affluaient en désordre mais, face à lui, les deux hommes
buvaient ses paroles, attentifs à chaque détail de son récit.
– Lors de son audition, votre épouse a effectivement indiqué vous avoir
donné rendez-vous le jeudi 1er octobre à dix-huit heures. Par contre,
elle refuse d’en dire plus. Elle est aujourd’hui hospitalisée, elle souffre de
dépression et s’obstine malheureusement à garder le silence.
Gonzague d’Amboise intervint, demandant avec respect :
– Il semblerait plus judicieux que nous rentrions maintenant. Cette sortie
a fatigué mon fils. Remettons cette conversation à plus tard, je vous prie.
L’adjudant conserva le disque dur et les documents sous prétexte de
l’enquête, pour les faire analyser. Gérard se senti dépossédé mais se
tut. Après tout, son invention serait en sécurité à la gendarmerie pour
quelques temps. Les quatre hommes remontèrent le sentier n’échangeant
que quelques mots sur la météo.
Dans la voiture, Gérard resta silencieux durant tout le trajet retour. Pensif
ou fatigué, son père respecta ce mutisme et remit au lendemain les autres
112
sorties programmées. Il estima que les émotions étaient suffisantes pour
cette matinée.
A la suite de cette visite, l’adjudant obtint de voir Sophie à l’hôpital
psychiatrique grâce à l’insistance du procureur :
– Votre mari se souvient désormais du soir où vous lui avez donné
rendez-vous…
Sophie ne put démentir les informations du gendarme. Il n’aurait d’ailleurs
accepté aucune contradiction. Fragilisée par les derniers événements,
elle lâcha prise sans résistance.
– Oui, j’avoue, je voulais le mettre en garde… Mais je ne lui voulais pas
de mal, je vous l’assure. Ce n’était pas un piège… C’est tout ce que je
peux dire, laissez-moi tranquille.
– Saviez-vous qu’il avait caché ses recherches scientifiques dans la
cabane près de La Vie ?
Sophie pâlit mais ne répondit pas. Elle se contenta de faire un signe de
la tête pour marquer la négation.
– Etiez-vous venue seule ? On a retrouvé vos empreintes de pas sur les
bords de la rivière, là où votre mari a été découvert inanimé le vendredi
matin.
Alors qu’elle se tenait debout jusqu’à présent, Sophie se sentit fébrile
et chercha refuge vers son lit. Elle refusa de poursuivre l’entretien sous
prétexte que sa santé mentale ne lui permettait pas de maintenir la
conversation.
L’adjudant fit preuve d’indulgence malgré son agacement contenu. Il dût
admettre qu’il n’en saurait pas plus. 113
114
15
– Finalement, l’amnésie avait quelque chose de positif… dit Gérard.
Sa mère qui s’affairait dans la cuisine, s’étonna de cette remarque. Elle
arrêta de tourner la cuillère en bois qu’elle laissa en suspens au-dessus
de sa casserole, comme une chandelle.
– Pourquoi dis-tu cela ? Tu devrais plutôt être content d’avoir retrouvé la
mémoire, n’est-il pas vrai ?
– En fait, j’ai peur que mes cauchemars soient bien réels et qu’ils me
révèlent la triste vérité. J’ai ressenti une étrange impression dans le parc
ce matin, en passant près du ruisseau. Ma mémoire revient peu à peu
depuis trois jours et malheureusement je ne découvre que des malheurs.
Geneviève frissonna. Devait-elle lui avouer l’accident mortel de son petitfils dans le Rigolly ? Elle s’interrogea : « Comment aurait-il pu apprendre
la perte de son enfant ? ». Peut-être à l’hôpital… Il n’en connaissait
pourtant pas les circonstances puisqu’il en avait déduit que le décès
était survenu à la naissance du bébé. N’était-il pas plus prudent, pour
son rétablissement, qu’il ignore encore toutes ces atrocités ? Elle s’avait
pertinemment qu’il serait confronté tôt ou tard aux évidences de son
passé. Cette pensée l’angoissa. Pourtant, elle se montra forte pour le
rassurer et avec habilité elle détourna la conversation :
– Je t’ai fait une tarte aux pommes !
– Merci, j’ai hâte de la déguster. Donne-moi les clés de ma maison,
maman, s’il te plaît.
Elle désigna le tiroir de la commode.
115
– Elles sont là, veux-tu que je t’accompagne ?
– Non, merci, je préfère y aller seul.
Gérard se dirigea vers sa maison. Les graviers crissaient sous ses
pas. Le parc était subtilement paysagé. Une belle allée bordée de buis
conduisait à sa demeure bourgeoise. Il ne l’emprunta pas, préférant
longer le cours d’eau à travers la pelouse. L’herbe était humide. A chaque
pas, il levait les genoux pour éviter de tremper ses chaussures, ce qui
lui donnait une démarche de garde royal en parade militaire. Il s’arrêta
un instant devant un endroit qui le perturba. Il y avait là un cours d’eau
gorgé des pluies d’automne. L’endroit semblait assez dangereux. Sur la
rive, une tonnelle accrochait les rameaux d’une glycine qui devait être
magnifique à la saison de sa floraison. Dessous, deux chaises et sa table
de style romantique décolorées par les rayonnements de la lune et du
soleil. L’espace invitait à la détente. « Comme il doit faire bon à l’ombre
des feuillages grimpants et des fleurs odorantes », pensa-t-il. Plus loin,
une balançoire semblait s’ennuyer. Près du ruisseau, un petit portillon
vert apportait une sécurité, protégeant ainsi l’accès au Rigolly.
Gérard tenait à trois-cent-soixante degrés le décor qu’il imaginait
régulièrement dans ses rêves. C’était exactement le tableau qui
apparaissait dans la plupart de ses pénibles songes. Il reconnut l’endroit
où l’étrange divinité habillée de blanc martelait son cerveau endormi. «
Non, ce n’est pas possible, songea-t-il. Ce ne peut être réel, que signifie
tout cela ? Suis-je en train de devenir fou ?».
Un frisson parcouru son dos et ses tempes se mirent à battre au rythme
infernal de l’angoisse qui accaparait tout son être. Il se sentit nauséeux et
se dirigea hâtivement vers la grande bâtisse.
Le visage de son épouse s’imposa à lui lorsqu’il ouvrit la porte d’entrée. Il
pensait si fort à Sophie, avec une affection si puissante qu’il ressentit une
drôle d’impression, comme une présence évidente. Qu’elle belle femme
avec son allure sportive, élancée et ses cheveux détachés flottant sur
son dos lisse. Ce portrait le submergea dans un mélange douloureux et
tendre à la fois. Gérard réalisa avec déception qu’il s’agissait seulement
d’un mirage.
Il s’avait maintenant que rien ne pourrait être comme avant. On l’avait
prévenu de l’hospitalisation de sa chère épouse, victime d’une grave
dépression. Son équilibre mental avait été sérieusement mis à rude
116
épreuve depuis deux ans. Et puisque l’enquête prouvait qu’elle était
mêlée à l’agression de son mari, sans doute dirigée comme un assassinat,
Sophie se trouvait désormais sous surveillance policière.
Gérard avait réagi curieusement à cette accusation mêlant un sentiment
d’amour et de trahison. Sophie, criminelle ? Non, c’était impossible. Il
lui était difficile de maîtriser ses émotions sentimentales à cause de sa
mémoire parsemée de vides. Le pauvre biologiste comparait souvent sa
tête à une passoire qui filtre quelques informations en laissant couler des
passages importants de son existence.
Comme si sa maison lui parlait, comme si son odeur, son décor et toute
son ossature s’adressaient à lui avec limpidité, Gérard fut soudainement
assailli de souvenirs qui lui permirent de se resituer.
Il savait qu’il appartenait à une famille noble. Ses ancêtres avaient même
un blason dont l’effigie trônait au-dessus de la grande cheminée. Il
savait aussi qu’il était séparé de sa femme car elle ne supportait plus sa
propre culpabilité. On lui avait dit qu’il avait perdu un enfant et le puzzle
se reconstituait peu à peu. Ce cours d’eau, le Rigolly, qu’il venait de
regarder couler était le lieu d’un affreux drame… Son fils, la noyade…
Son passé s’imposa, plus atroce que dans ses cauchemars. Il lui infligea
une souffrance supérieure à celle de l’amnésie. Gérard comprit que
les images de ce jour funeste près du ruisseau ne pourraient jamais
s’estomper.
« Matéo… mon fils, mon enfant, mon bébé… Que t’est-il arrivé ? ».
Ce choc lui provoqua un étourdissement. Il ressorti sur le perron pour fuir
la projection qui s’imposait à lui sans ménagement.
Son père, posté près du ruisseau et pareil à un ange gardien, le guettant
discrètement, le protégeait de loin. L’apercevant en mauvaise posture, il
intervint pour l’aider, le fit asseoir sur le banc de pierre.
Il passa chaleureusement un bras au-dessus des épaules de son fils pour
le réconforter.
– Je suis là, dit-il calmement.
Le contact des deux hommes suffit pour se comprendre, d’autres paroles
eurent été vaines.
117
118
16
Gonzague d’Amboise était penché près de son fils, l’œil rivé sur le cadran
du tensiomètre. Il lui annonça calmement :
– Laura viendra te chercher tout à l’heure pour t’emmener au bureau.
– Très bien, mais j’appréhende un peu mon retour au laboratoire.
Son anxiété n’augmentait visiblement pas sa tension artérielle. Le père
de Gérard sourit de satisfaction en faisant crisser le velcro de l’appareil,
libérant ainsi le bras de son fils.
– Parfait : 13/8 !
Les soins se réduisaient désormais à deux séances d’orthophonie par
semaine. Les derniers fils des points de suture avaient été retirés. Ses
cheveux repoussaient, masquant peu à peu une cicatrice qui se refermait
aussi vite que sa conscience s’ouvrait à son environnement.
– Eh bien, je suis étonné par le dévouement de Laura, dit Gérard.
– Oui, c’est une assistante bien consciencieuse. A mon avis, elle en pince
pour toi !
Gonzague s’accorda cette expression peu ordinaire dans son langage
habituellement distingué. Comme deux complices, les deux hommes se
mirent à rire.
– Tout de même, n’exagère pas. Elle s’est toujours montrée très attentive
aux autres. Je pense que c’est dans sa nature. J’avoue qu’elle est une
assistante modèle, voire même une perle rare !
119
Gérard sentit ses jambes flageoler lorsqu’il précéda Laura dans le hall du
laboratoire. Il emprunta le couloir pour pénétrer avec émotion dans son
bureau. Son regard balaya la pièce. Il s’arrêta devant son diplôme affiché
au mur. Il s’approcha de son ordinateur, s’empara de la photo posée sur
le meuble bas. Son visage se crispa devant les trois portraits. La photo
avait été prise lors des deux ans de Matéo. Le petit garçon soufflait les
bougies de son gâteau d’anniversaire. Sophie et Gérard, deux parents
heureux, posaient près de lui, l’œil bienveillant au-dessus de leur fils
unique. Le visage tendu et la main tremblante, Gérard reposa l’image.
Il se sentit meurtri par ce passé ressurgissant pour hanter sa mémoire.
Puis, il se laissa tomber dans son fauteuil, soupirant pour extérioriser sa
douleur, les bras posés sur les accoudoirs. Et, impuissant, l’esprit chargé
de souvenirs, il resta un moment immobile. Alors, sans transition, ces
paroles vinrent soudain exorciser sa peine en se focalisant sur le présent.
Il s’adressa à son assistante :
– Qu’il fait bon de revenir ici !
Laura afficha un large sourire en reprenant son expression.
– Qu’il fait bon de vous revoir, depuis tout ce temps !
– Où sont les autres ? interrogea-t-il.
Elle fit un geste du bras l’invitant à se diriger vers la salle de repas.
– Venez par ici.
Sylvain et Jude s’affairaient joyeusement autour d’un buffet et applaudirent
lorsque leur directeur entra dans la pièce.
– Bienvenue Gérard ! Bon retour parmi nous !
Ce chaleureux accueil le combla d’émotion. Les deux laborantins
avaient dressé une table de fête en son honneur. Encore fragile, Gérard
redoubla d’effort pour contenir ses larmes. Il embrassa son assistante
et serra vigoureusement la main de ses collaborateurs pour marquer
sa reconnaissance. Puis il se détourna, s’étonnant de l’absence de son
associé.
– Et Thomas ? Pourquoi n’est-il pas là ?
Laura masqua son malaise.
120
– Il est à La Rochelle. Il devait conclure un marché avec la Société
Végénat.
Elle sentit qu’elle rougissait. « Pourquoi ai-je répondu cela », pensa-t-elle,
honteuse de lui cacher la vérité.
Nul n’avait de nouvelles de Thomas depuis plusieurs jours mais personne
n’osa aborder le sujet.
– Je l’appellerai tout à l’heure, dit Gérard.
Ses trois employés se dévisagèrent discrètement. Ils n’avaient pas réussi
à le contacter et chacun doutait maintenant. La confiance était rompue.
Laura le soupçonnait même d’être à la fois impliqué dans les deux affaires
d’effraction et d’agression.
La jeune femme s’approcha discrètement de Jude en chuchotant.
– Peut-être que le fait de lui confier nos inquiétudes serait-il plus simple ?
Il a le droit de savoir après tout.
– Non, trop tôt, répliqua son jeune collègue.
Aussitôt Jude chercha un prétexte pour détendre l’atmosphère. Il en
profita pour annoncer son prochain départ.
– Dès le mois d’avril ? Pourquoi si tôt ? s’étonna Gérard
– C’est la meilleure période pour marcher. La température est clémente,
la nature est magnifique au printemps avec ses cerisiers en fleurs !
Ils poursuivirent un moment la discussion autour de son périple au
Japon. Jude étonna son auditoire en précisant qu’il s’arrêterait dans les
temples disséminés autour de l’île de Shikoku à la rencontre des moines
bouddhistes. Pour étoffer son récit, il ajouta qu’il se ferait héberger chez
les habitants pour mieux s’immerger dans la vie locale. Enfin, il les invita
à consulter son blog qu’il alimenterait régulièrement sur internet afin de
leur faire partager ses aventures.
Laura regarda son directeur. Les projets de voyage du jeune laborantin
semblaient le détendre. Deux mois seraient vite passés. Jude reçut sans
problème l’autorisation de prendre des congés. Enfin il marqua un terme
à cette discussion en lançant :
121
– Les voyages forment la jeunesse !
Cette formule permit à Gérard de reprendre sa carapace de directeur.
L’ambiance professionnelle lui permettait de retrouver la normalité. La
convalescence avait assez duré à son goût. Son père et son assistante
avaient eu raison de provoquer cette visite au laboratoire.
– Comme ma découverte est restée en sommeil aussi longtemps que
moi, je vais vous donner quelques explications. Les données du Chirus
graffé sont aujourd’hui protégées par les services de la gendarmerie.
Malheureusement, elles devront rester sous scellées pendant l’instruction.
J’espère donc que l’enquête aboutira rapidement, sinon, je risquerais de
ne pas pouvoir les utiliser.
Ses collaborateurs froncèrent les sourcils. Laura qualifia son inquiétude.
– Auriez-vous travaillé pour rien ?
– Rassurez-vous, tout finira bien par payer ! Par chance, j’ai pu déposer
le brevet et la déclaration à l’INPI avant mon agression. La certification
prendra un peu de temps mais rien ni personne ne peut m’empêcher de
rechercher déjà quelques commerciaux.
La conversation dévia sur les choix des sociétés productrices et sur le
contact indécent de Végénat à l’hôpital. Gérard confia avoir porté plainte
pour tentative d’extorsion de biens et abus de faiblesse. Il avait été sur
le point de signer un engagement alors que sa conscience se trouvait
très limitée. La gendarmerie enquêtait sur ce Christian Brunelière. Cet
homme peu scrupuleux avait été aussitôt mis en examen. Thomas était-il
derrière tout cela ? Gérard refusait d’y croire.
Avant sa disparition compromettante, Laura suspectait déjà Thomas. Son
attitude décalée avait éveillé ses soupçons. Son intuition ne la trompait
habituellement pas. Elle s’était confiée à ses collègues :
– Thomas est bizarre, il a vraiment un comportement étrange depuis
quelques mois. Ses excuses pour échapper aux interrogatoires de
l’adjudant Favry sont suspectes.
Jude et Sylvain en convinrent. Depuis l’effraction du laboratoire, l’associé
de Gérard voyageait régulièrement entre Maché et La Rochelle prétextant
des accords commerciaux avec la société Végénat.
122
En octobre, pendant l’hospitalisation de son directeur, Laura avait
échangé avec Thomas lors d’une vive discussion.
– Je ne comprends pas ta réaction, tu devrais assurer la direction du
laboratoire en l’absence de Gérard… Tu es directeur adjoint, oui ou non ?
Et lorsqu’elle lui avait dévoilé la visite de Christian Brunelière à l’hôpital,
Thomas avait blêmi.
Laura se permettait de lui parler franchement et sans ménagement. Sept
ans plus tôt, ils s’étaient fréquentés mais la jeune femme avait rapidement
mis fin à leur relation amoureuse. Cet épisode romantique s’était déroulé
avant même qu’ils ne deviennent collègues. Aussi, le jour où elle avait
su qu’elle travaillerait avec lui, elle entreprit de clarifier la situation. Il
ne serait nullement question d’évoquer leur ancienne liaison pas plus
devant les autres qu’en face à face. C’est elle qui avait décidé de rompre
à l’époque. Laura ne supportait pas l’addiction aux jeux d’argent de son
compagnon. Interdit de casino, il avait contracté d’importantes dettes et
sa situation financière avait empiré au cours de ces dernières années.
Inquiète, l’assistante de Gérard craignait que cette créance ne mette la
société en danger. Elle s’était mise en colère quand il avait eu l’audace
de lui demander le règlement de son découvert bancaire. Une autre fois,
c’est un courrier d’huissier qui l’exaspéra. Elle s’énerva en lui présentant
la lettre recommandée arrivée directement au laboratoire.
– Dis-donc Thomas, tu joues encore à ce que je vois ! Tu seras toujours
immature, tu me dégoûtes !
Il se vexa et hurla en maudissant le créancier puis déchira l’enveloppe.
– De quoi parles-tu ? Et puis, c’est n’importe quoi, je n’ai pas l’intention
de payer cette somme ! Il peut toujours attendre celui-là… C’est une dette
très ancienne. Il y a belle lurette que je ne joue plus au casino !
Par discrétion, Laura n’ébruita pas cet incident. Gérard ne fut donc pas
informé des difficultés financières de son collaborateur. Cet événement,
survenu l’année passée, lui permettait désormais de comprendre les
motivations de son ancien compagnon, décidément toujours insatiable.
Son besoin d’argent avait-il un lien avec l’effraction et avec l’agression de
son directeur ? Non, elle ne pouvait se rendre à cette évidence. Serait-il
devenu assez avide pour extorquer son ami d’enfance ? Etait-il capable de
s’accaparer la découverte pour la revendre à une société concurrente ?
123
Laura réfuta toutes ces questions, refusant d’imaginer l’ignoble réalité.
Pourtant, elle se sentit extrêmement tourmentée.
« Je devrais arrêter de lire des romans policiers. Si j’en parle aux
gendarmes, ils vont me prendre pour une idiote ». Elle soupira avant
de retourner derrière son ordinateur et laissa la porte entrouverte. Pour
dissiper ses pensées négatives, elle se tapota les joues, s’efforçant de
changer d’attitude. Et pour s’adresser à son directeur sans montrer son
trouble, elle se mit à hurler à travers la cloison.
– Voulez-vous que je vous reconduise chez vous ?
Gérard utilisa le même principe. Ils avaient l’habitude de se parler d’un
bureau à l’autre.
– Pas tout de suite, j’ai quelques dossiers à regarder. Je profiterai de
votre véhicule lorsque vous partirez.
Le scientifique savourait son retour au laboratoire et en mesurait tous
les bienfaits. Il apprécia de sentir son cerveau s’éclairer sur de nouveaux
souvenirs. « Tout va rentrer dans l’ordre », se rassura-t-il.
Il devait absolument percer le mystère qui entourait le rendez-vous du
1er octobre. Tentant de faire référence à son passé, Gérard ne pouvait se
remémorer l’ordre des faits qui s’étaient déroulés au soir de son agression
Il n’avait que de vagues réminiscences de cette soirée. Que s’était-il
réellement passé dans la cabane près de la rivière ? Pourquoi Sophie
avait-elle insisté pour le retrouver à cet endroit ? Il savait maintenant que
cette rencontre avait pour objectif de le mettre en garde. Mais de qui et
pour quelle raison ?
Ces questions le taraudaient. « Qui donc m’a agressé ? Que faisais-je sur
les bords de La Vie dans cet état d’hypothermie ? Et pourquoi ? ».
Dans la solitude de son bureau, il se mit à fouiller dans ses souvenirs. Il
se leva difficilement pour se diriger vers la fenêtre. Son corps raidi par
l’inaction se fit douloureux. « Je devrais me remettre au sport », se dit-il.
Il se posta derrière la vitre en s’étirant. Comme il faisait bon retrouver ce
décor familier. Sa vue plongea sur la route départementale. On détournant
le regard de l’autre côté, il aperçut une nouvelle construction. Un local
d’activité masquerait bientôt la forêt qui s’étalait dans le lointain. Il en
détailla la perspective. « Dommage », pensa-t-il. Alors qu’il se concentrait
124
sur son accident, il se rappela confusément d’un choc sur la tête. Il se
souvint vaguement d’une chute près de la table dans sa cabane. Il reculait
devant son agresseur qui le bousculait, le faisant tomber brutalement en
arrière. « Où sont tes données ? … » Les paroles de son adversaire
restaient sourdes, sa physionomie inexorablement floue. Ensuite,
des coups, des mains qui l’agrippaient, des cris, une lutte, de l’eau, la
profondeur, des bras qui le soulevaient. Tout était saccadé et trouble.
Gérard n’arrivait pas à remettre ces actions dans le bon ordre. Il était
impossible d’identifier cet individu qui lui voulait du mal. Ce n’était pas
Sophie. Il en était certain. Il l’a revoyait lui faisant face, les yeux baignés
de larmes, les mains sur les oreilles pour ne pas entendre les paroles
agressives de l’autre personne. Il ne pouvait discerner plus distinctement
cette scène.
Il réalisa avec regret que son esprit s’obscurcissait à nouveau. La fatigue
le terrassait déjà. Il dût admettre qu’il était temps de rentrer pour se
reposer. « Je suis incapable de tenir plus d’une heure, c’est désolant… ».
Mais sa déception fut brève car il mesura aussitôt ses progrès. Il compara
son cerveau à un nuage de plomb poussé par la tempête et qui venait de
libérer quelques bribes essentielles de son existence.
Laura le déposa à Palluau. Cette sortie l’avait éreinté et le trajet se fit en
silence. Il remercia son assistante en descendant de voiture.
– Venez donc dîner un de ces soirs. Mercredi, cela vous convient-il ? Mes
parents doivent se rendre à un concert, nous serons plus tranquilles pour
discuter et je vous préparerai un bon repas !
Cette idée la fit sourire quand elle redémarra. Elle l’imagina tel un
adolescent qui profite de l’absence de ses parents pour convier sa petite
amie. Amusée par cette comparaison, elle venait d’accepter l’invitation
sans hésiter. 125
126
17
Le chat posté sur le bureau semblait déchiffrer le texte qui défilait sur
l’ordinateur. Il clignait ses yeux par intermittence comme pour marquer
le tempo, scrutant chaque mouvement, attentif aux moindres gestes de
son maître.
Gérard consultait les sites conseils sur l’attribution des brevets. Le chemin
serait encore long : autorisation de mise sur le marché, certification...
Dix-huit mois étaient requis pour la publication dans le journal officiel.
L’administration n’était pas assez rapide et ce délai ne lui permettrait
pas d’optimiser son invention avant deux voire trois ans. Il soupira. Le
biologiste devrait nécessairement patienter pour obtenir la délivrance
de son titre de propriété industrielle. Il mesura la satisfaction d’avoir
anticipé les démarches d’inscription avant son accident. « Mon secret de
composition demeure l’essence même de cette découverte et nul autre
que moi ne peut en deviner la substance ». La déclaration transmise
rassemblait des formules biologiques et leurs calculs étaient aujourd’hui
sous scellées, à l’abri des tentations. Un seul regret cependant : « Quel
idiot je suis, pourquoi ai-je dévoilé l’existence de mon invention aussi
publiquement ? La déclarer discrètement puis attendre aurait sans
doute été plus intelligent. Voilà où mon inconscience m’a conduit…
J’ai risqué ma vie pour le Chirus graffé !». Son autocritique s’opposait
à son formidable projet. Pourtant, il n’avait aucun regret, ce brevet
serait stratégique pour son laboratoire au terme du temps nécessaire à
l’instruction administrative. Il lui serait alors facile de gagner de nouveaux
marchés garantis sur cette fameuse certification. Globalement, Gérard se
sentait donc plutôt confiant.
Il détourna les yeux de son écran pour regarder son chat tout en posant
sa main sur le pelage soyeux de l’animal qui se mit à ronronner.
127
Gérard repensa au moment où il l’avait donné à Matéo. Un cadeau vivant
pour ses trois ans. Il lui était pourtant difficile de considérer qu’une créature
pouvait s’offrir. « Adopter un chat doit être un acte réfléchi, pensait-il avec
respect. On ne doit pas offrir un animal comme une chose. » C’était un
geste inacceptable pour le papa qu’il était mais qui se laissa pourtant
convaincre par les supplications de son fils : « moi veux un ti minou ».
Quel bonheur de voir Matéo sauter de joie en apercevant la petite
boule de poils noirs ! Emerveillé par le chaton, il avait manifesté son
enthousiasme : « Ma ti mimi ». Dans son langage enfantin, il avait essayé
de dire « mon petit mimi ». Ce diminutif déclencha l’hilarité de ses parents.
Ainsi fut baptisé le nouveau compagnon de la famille.
Cet événement marquait malheureusement le dernier anniversaire de son
fils. Gérard caressa tristement Matimimi pour combler son vide affectif.
– Mon pauvre chat, quelle vie ! Nous voici bien seuls désormais.
Placide et semblant tout comprendre, l’animal scrutait attentivement son
maître. Gérard poursuivit son monologue.
– Peut-être devrais-je rencontrer Sophie ? J’ai besoin de connaître la
vérité. Elle seule connaît mon agresseur.
Gérard savait que son épouse était hospitalisée pour soigner sa
dépression. Elle ne pourrait vraisemblablement pas le recevoir. Pourtant,
il lui était essentiel de découvrir la vérité. La gendarmerie n’était pas
parvenue à soutirer ses aveux, lui-même les obtiendrait coûte que coûte.
Déterminé, il se dirigea vers son père, lui annonça son projet de se rendre
au chevet de Sophie. Il refusa de se faire accompagner, se jugeant
capable de conduire jusqu’à l’hôpital psychiatrique de la Roche-sur-Yon.
Il lui manquait des pièces à son puzzle pour combler les trous de
sa mémoire. Les événements qui s’étaient déroulés pendant son
inconscience ne seraient jamais perceptibles. Gérard supportait mal de
perdre le contrôle des faits. Il avait perdu connaissance dans la cabane et
seule Sophie, présente ce soir-là, pouvait lui dévoiler l’intrigue. Que s’étaitil passé ensuite ? Maudite amnésie ! Rassembler les morceaux, étape
essentielle pour se reconstruire, dominait son objectif. Sa renaissance
se matérialisait désormais dans cet espoir. La commotion cérébrale
aurait pu avoir des conséquences plus dramatiques et il se réjouissait de
128
pouvoir s’en sortir « miraculeusement » comme le disait sa mère.
Aller voir Sophie. Cette décision avait été longuement mûrie. Elle faisait
suite à une profonde réflexion. Pour cela, Gérard avait eu besoin de
recul. Répondant à un instinct fondamental : le contact de la nature lui
permettait de s’extérioriser et favorisait cette concentration. Dès son plus
jeune âge, il adorait parcourir la campagne avec son grand-père. Son
aïeul lui avait appris à reconnaître le sens des vents.
– Ressens-tu ce vent maritime, gorgé de sel ? Prends le temps de
respirer, ouvre tes poumons à cette pureté. Il n’y a là ni pollution, ni bruit.
C’est un milieu que tu devras toujours respecter.
Le petit garçon écoutait attentivement les conseils de son aîné. Comme
il était fier de les répéter, démontrant ses enseignements, lorsqu’il se
promenait avec son père. Et quel bonheur de les confier plus tard à son
fils Matéo.
Gérard connaissait les végétaux, savait reconnaître les oiseaux, les
insectes, les rongeurs ou autres animaux de la forêt. Cette éducation
écologique lui avait donné le goût pour l’esthétisme. Il avait fait de cette
nature son décor idéal. C’était sans doute aussi cette passion pour la
botanique qui influença plus tard sa carrière. Assurément, cet univers lui
apportait l’équilibre nécessaire à sa vie d’homme.
Son psychologue l’avait détecté dans l’analyse de son caractère :
– Vous êtes un rêveur, Monsieur d’Amboise. Un rien vous fascine. Vous
êtes de cette catégorie de gens qui s’extasient devant toutes sortes
de choses : la nature, les animaux, les objets… Bref, vous êtes un
contemplatif.
Ce matin, il avait chaussé ses bottes, décidé à s’enfoncer dans la forêt
de résineux à quelques pas de son domicile. Il sortit après avoir laissé un
mot sur la table du salon : « Je pars faire un tour à pieds ». Ce message
destiné à ses parents, pour éviter toute inquiétude, lui rappela son
enfance.
Gérard s’empara de son baladeur et vissa les écouteurs sur ses oreilles.
Il choisit volontairement une musique adaptée à ses émotions. Sa soif
d’évasion, son besoin de grands espaces s’identifiaient à cette sélection
129
de John Barry. Ainsi, il descendit le bourg bercé par l’intensité de la
musique du film Danse avec les loups.
En pénétrant dans la pinède, il leva la tête vers les cimes qui lui paraissaient
plus hautes qu’avant. Les branches semblaient légères, bercées par le
vent. Les pommes de pin s’accrochaient désespérément, menaçant de
tomber à tout instant. Il inspira profondément. L’odeur de chlorophylle
était plus exaltante, plus vivifiante que dans sa mémoire olfactive. Il
apprécia son intensité. Elle lui apparut d’une puissance supérieure
à celle de ses souvenirs. Il remplit ses poumons de cette fraîcheur
naturelle. Il n’était pas revenu dans cet endroit depuis son accident et
prit conscience que la nature lui manquait. Il poursuivit le chemin jonché
de branches arrachées par la dernière tempête. La mousse brillait d’un
vert éclatant sous l’effet des rayons du soleil qui filtraient à travers les
branches. Puis, pénétrant dans la clairière, il s’arrêta, toucha le tronc
d’un magnifique pin aux écorces résistantes. Et là, dans cette forêt aux
allures majestueuses, il lâcha prise, se laissa planer, enivré de ces pures
senteurs. Tranquillement, Gérard s’assit près de l’arbre, les jambes en
tailleur et ferma les yeux. Alors, dans cet instant de solitude et de détente,
il se rassasia de sérénité. Il fit barrage aux idées qui s’échouaient aux
portes de son cerveau. Se libérer de ses peurs, de ses drames et de
ses soucis. Il ne voulait y laisser entrer que volupté et pensées positives.
Et dans le filtre de sa conscience, Gérard se souvint de la citation de
Monseigneur Rodhain qu’il avait lue la veille dans le magazine catholique
de sa mère. Il la compara à sa propre situation et perçut toute l’exactitude
de ces propos : « Dès que je marche en forêt, chaque pas réveille peu à
peu mon cerveau ».
Cette phrase semblait faite pour lui. Il se sentait léger dans ce bois, en
osmose avec la nature, ressourcé et serein. La musique zen que diffusait
son MP3 complétait ce tableau magique. Gérard rouvrit les yeux pour
contempler la beauté des lieux. Puis, levant la tête, il porta son regard
au-dessus de la crête des grands pins. Les nuages s’étiraient en formes
changeantes où l’on pouvait imaginer un chien, un poisson ou un portrait,
créatures éphémères poussées par le vent.
Alors, comblé d’évasion, le rêveur abandonna les cumulus bourgeonnants
et reprit pieds avec la réalité. Il repensa aussitôt aux événements
majeurs de sa vie. Qu’en ferait-il désormais ? Une priorité s’imposa à
lui : reconquérir Sophie. Leur histoire n’était pas terminée. Et à l’instant
même, profitant de son esprit apaisé, il fut persuadé de cette évidence. Le
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malheur qui les avait touchés avait détruit leur couple. Ils s’étaient égarés,
perdus, anéantis sans repère. Aujourd’hui, tout était à reconstruire. Mais
ailleurs, c’était essentiel.
Armé de cette certitude, Gérard allait désormais se battre pour retrouver sa
femme. Leurs deux vies étaient tracées comme deux lignes superposées.
Il ne supporterait pas deux traits parallèles. Sophie ne réagissait plus.
Elle n’en avait pas la force, il l’aurait pour deux.
Conquis par cette révélation et animé d’une soudaine énergie, le
biologiste imagina l’acquisition d’un nouveau logement. Il se surprit même,
obstiné par cette idée, d’en rechercher quelques détails. Et pourquoi ne
profiterait-il pas des ambitions de ses parents ? Ils lui avaient proposé de
transformer la grande bâtisse en chambres d’hôtes. Sa mère, s’inspirant
d’Amphitryon, vantait déjà ses fameuses confitures, son succulent
cake aux raisins ou encore quelques plats régionaux, des recettes qui
réjouissaient habituellement son entourage.
– Je régalerai les touristes avec nos spécialités vendéennes. N’est-ce
pas une bonne idée ?
Elle avait même envisagé de laisser le piano à queue dans le salon
central afin d’organiser des concerts. Son autre souhait : dispenser des
cours particuliers sur le splendide Rameau laqué noir. Au moment de
cette annonce, Gérard s’était senti désemparé, opposé à ce dessein, non
par les beaux objectifs de sa maman, mais l’idée de ne plus occuper cette
demeure le désespérait. Il n’eût cependant pas le courage de le lui dire
franchement.
– Je ne suis vraiment pas convaincu. Tu devrais profiter de ta retraite
plutôt que de passer ton temps à recevoir du monde…
Pourtant, aujourd’hui, ce projet lui semblait tout à fait réaliste et plutôt
audacieux. C’était même l’occasion rêvée de recommencer une nouvelle
vie, ailleurs, dans une autre maison.
Encouragé par ce plan séduisant, Gérard se redressa, secoua ses
jambes engourdies et frotta ses fesses pour faire tomber les aiguilles de
pins qui s’agrippaient à son pantalon. Il retira ses écouteurs pour profiter
du chant des oiseaux. Il avait appris à les différencier, leurs sifflements
mais aussi le milieu qu’occupe chaque espèce. L’homme des bois sait
qu’il faut être discret et patient pour les observer. Gorgé d’émotion et de
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nostalgie, il songea aux conseils de son grand-père :
– Pas de cris. Ecoute, regarde, contemple. Tu respectes le lieu et il te
récompensera...
Et dans cette clairière, révélant son bien-être, Gérard sut reconnaître la
bergeronnette et la pie-grièche et s’en inspira pour siffloter à son tour.
Absorbé par cette plénitude, il quitta la forêt avec regret mais régénéré
et prêt à affronter la dure réalité de sa vie. Habité d’une respiration
régénérante, il promit à son arbre fétiche de revenir souvent, l’enserrant
de ses bras pour remplir tout son être de sa force végétale.
132
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Gérard rencontra Sophie, avec une légère appréhension. Sa séance de
sophrologie matinale, au milieu des pins, lui avait redonné confiance.
Elle lui parut fatiguée lorsqu’il entra dans la chambre. Il remarqua quelques
rides nouvelles au coin de ses yeux tristes. Des cernes creusaient son
regard. Ses cheveux attachés et tirés en arrière lui donnaient un air grave.
Où était donc la belle Sophie heureuse et décontractée qu’il avait connue
? La voir dans cet état l’attrista mais il s’efforça de ne pas lui montrer
son affliction. La situation lui sembla peu banale. Le mois précédent,
c’est elle qui se déplaçait à son chevet. Curieuse similitude qui alimenta
son besoin de la protéger. Sophie avait accepté cette visite, presque
contrainte, encouragée par son psychologue et confortée dans l’idée que
des confidences la libéreraient peut-être du poids qui l’oppressait. Gérard
prit soin de ne pas la brusquer. Des questions le tourmentaient. Aller
droit au but risquerait d’interrompre prématurément la rencontre. Il choisit
donc de commencer par des paroles plus banales.
– Comment vas-tu ?
– Droguée, comme tu vois… Je n’arrive pas à faire surface.
– Mes parents te passent le bonjour
– C’est gentil, merci. Mais je t’en prie, pose tes questions. Je sais très
bien ce qui t’inquiète et il est sans doute temps que nous ayons cette
explication.
Gérard se sentit presque soulagé par l’accueil que lui réservait son épouse.
Il la regarda, enveloppée dans un châle qui lui recouvrait les épaules.
Ses deux bras étaient confortablement posés, sans crispation. L’un
133
deux portait la marque d’une piqûre, prélèvement sanguin, perfusion…
il ne l’interrogea pas sur son traitement. Sophie portait un tee-shirt et
un pantalon de sport. Chemise de nuit ou pyjama étaient réservés aux
malades, avait-elle précisé à l’infirmière qui lui prodiguait les soins. Dans
ce vêtement, elle voulait donner l’effet d’une femme dynamique, capable
de sortir dès le lendemain.
Il était resté debout jusqu’à présent mais lorsqu’il comprit qu’une discussion
pouvait s’ouvrir, il s’autorisa à s’installer. Il retira son manteau et s’assit
près du fauteuil de Sophie en saisissant l’unique chaise disponible. Tout
près d’elle, Gérard sentit monter sa nervosité et la sueur perler sur son
front. Il décroisa ses jambes, tentant de se relâcher. Il hésita, inspira
profondément et se lança sans préambule :
– Quand tu es arrivée à la cabane ce jeudi soir, je me souviens de mes
émotions. Mon cœur a fait un bond à l’idée de te retrouver. Te rappellestu… nos rendez-vous dans cet endroit lorsque nous étions jeunes ?
Sophie s’en souvenait évidemment. Ces moments de flirt à l’époque de
leur adolescence… Quel bonheur, quelle insouciance ! Malheureusement,
elle se remémorait aussi ce soir d’automne et ce souvenir douloureux la
rongeait.
– Je regrette, je n’aurais pas dû t’appeler.
Gérard avala sa salive. Sa gorge se nouait. Ses genoux vibraient sous
ses mains moites.
– Moi j’ai pensé que tu voulais tout recommencer. Pour quelle raison
alors m’as-tu fait venir près de La Vie ?
L’attitude peu loquace de sa femme se dressait comme un bouclier entre
eux. Pourquoi se forgeait-elle cette protection ? Il dût se convaincre
qu’elle n’était plus la même. Son état était plus critique qu’il ne l’avait
imaginé. Lui seul pourrait briser cette barrière pour l’aider à surmonter
cette dépression. Il insista :
– Dis-moi ce qui s’est passé ce soir-là ?
Sophie ne répondit pas. Gérard alimenta son récit de détails pour la
projeter plus concrètement dans la situation.
– Il faisait très sombre, la lune était cachée derrière les nuages. J’avais
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allumé la lampe-tempête dans la cabane. Je t’attendais, assis sur le
fauteuil d’osier face à la rivière. Puis, quand j’ai entendu du bruit, j’ai
compris que c’était toi. J’ai éclairé ton visage lorsque tu es arrivée sur
le ponton. Que tu étais belle ! Ton corps élancé, tes cheveux libres sur
tes épaules… Tu étais magnifique ! A cet instant, je me suis senti très
amoureux.
Sophie détourna la tête. Elle fit semblant de regarder à l’extérieur vers un
parking sans intérêt. Il tenta la provocation :
– Tu sais, j’ai retrouvé la mémoire.
Elle le regarda furtivement, mal à l’aise, hésita puis bredouilla :
– Je souhaitais que l’on se rencontre à l’abri des regards. Mais c’était un
piège. J’ai voulu t’avertir pour te protéger mais c’était trop tard… Puis, je
t’ai sauvé la vie…
– Me protéger ? De qui ?
Elle ne répondit pas.
– C’est toi qui m’as sauvé ? Dans mes rêves, je me rappelle et je ressens
des bras qui me soulèvent sous les épaules et qui m’entraînent hors de
l’eau. C’était donc toi ?
Sophie leva la tête, se détourna vers Gérard et plongea son regard dans
le sien en susurrant presque indistinctement :
– Peut-être bien. Quand j’ai vu que tu te noyais, j’ai répondu à mon
instinct.
– Comment me suis-je retrouvé à l’eau ?
Elle éluda la question et poursuivit en pleurnichant :
– Je t’ai sauvé… J’ai réussi à te sortir de l’eau. Tu comprends, je n’ai
pas pu sauver notre fils et je m’en veux. J’ai sa mort sur ma conscience.
Jamais je ne pourrai me libérer de ce drame. Je suis doublement meurtrie,
par sa mort bien entendu, mais surtout d’avoir été incapable de le sauver.
Puis elle attrapa un mouchoir, se moucha discrètement avant de
poursuivre.
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– Moi qui suis secouriste… Il est impensable de laisser son enfant se
noyer.
Elle s’interrompit un moment, renifla et essuya les larmes qui coulaient
sans retenue sur son visage. Avec ses doigts, elle joua nerveusement
avec le lien qu’elle venait d’arracher de ses cheveux.
– Quand j’ai vu que tu coulais au fond de La Vie, j’ai sauté et je t’ai tiré
hors de la rivière. Tu suffoquais. Tu étais encore vivant, je n’avais pas un
instant à perdre. Mes forces ont redoublé pour te ramener vers la berge.
Pourtant, j’ai eu beaucoup de mal. Avec ton poids alourdi d’eau et tes
vêtements trempés, j’ai cru que je n’y arriverai pas.
Gérard n’osa pas l’interrompre. C’était la première fois depuis le drame
qu’elle se livrait ainsi. En cinq minutes, elle venait de se débarrasser d’un
lourd fardeau. Il profita d’un silence pendant qu’elle se servait à boire
pour lui poser une question restée sans réponse.
– Mais, dis-moi pourquoi et comment suis-je tombé à l’eau ? Je ne
comprends pas ce qui s’est passé. Pourquoi n’as-tu pas appelé les
secours ?
Sophie hésita. Sa douleur devint perceptible sur sa face pâle et amaigrie.
Elle accentua ses traits tendus et ses yeux rougis par les larmes. En parlant,
elle avait dénoué ses cheveux qu’elle triturait machinalement. Elle les tira
en arrière pour les rassembler à nouveau dans un élastique, dégageant
ainsi son visage. Gérard décela quelques rides supplémentaires qu’il
n’avait pas remarquées tout à l’heure. La fatigue, les médicaments, le
malheur avaient vieilli sa chère épouse.
Elle but une gorgée. Gérard avança sa chaise plus près d’elle.
– Te sauver était essentiel et puis j’ai eu peur. Peur que les événements
tournent au drame.
– Mais pourquoi m’as-tu dit tout à l’heure que ce rendez-vous était un
piège ?
– Parce que j’ai été suivie. Ce n’était pas prévu comme ça… C’était...
– C’était ? reprit Gérard impatient de connaître la suite.
Il sentit que sa femme s’épuisait. Il pensa à ces boîtes à musique que l’on
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remonte et qui perdent leur intensité lorsque le ressort se distend.
– C’est bon maintenant, laisse-moi, je suis fatiguée. Tu n’en sauras pas
plus.
Gérard n’apprécia pas cette réplique. Il perdit son calme et sa patience.
Irrité, il monta le ton.
– Mais j’ai le droit de savoir tout de même. On a voulu m’assassiner. J’ai
reçu un coup sur la tête et j’ai bien failli y laisser ma peau. Je veux savoir
ce qui s’est passé.
Sophie haussa les épaules, hocha la tête dans un signe de négation.
Et, détournant son visage, elle regarda la fenêtre pour ne plus croiser le
regard de son mari.
– Dis-moi seulement et je te laisserai te reposer ensuite. Ai-je été
assommé, oui ou non ? Par qui ? Je me souviens vaguement d’une
querelle dans la cabane. Mais tu n’étais pas seule. Les images sont
floues… Il y avait quelqu’un d’autre avec toi. Avoue donc, je t’en prie !
– J’ai rencontré un type malhonnête… et assassin. Il m’a entraînée dans
une sombre affaire. Le jeudi soir de notre rendez-vous, j’étais venue
pour te mettre en garde… Il m’a suivie. C’était un piège, j’ai été naïve…
N’essaie pas d’en savoir plus. La vérité n’est pas bonne à savoir… Elle
te ferait souffrir.
Gérard se mit en colère.
– Mais de qui parles-tu ? Dis-moi ce qui s’est passé, dis-moi qui est cet
homme ? Raconte-moi tout, tu ne peux pas me laisser dans l’ignorance !
Il s’avança vers sa femme pour la regarder dans les yeux mais Sophie
esquiva en cachant son visage dans ses mains.
– Laisse-moi maintenant, je ne veux plus te parler. Je suis trop lasse. S’il
te plaît, laisse-moi tranquille.
Sophie éclata en sanglots au moment où un infirmier, alerté par les cris,
pénétrait dans la pièce.
– C’est bon maintenant, sortez Monsieur. Laissez Madame d’Amboise
tranquille. Elle a besoin de repos.
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Gérard se sentit frustré par cette conversation inachevée et maudit
intérieurement cet individu qui intervenait trop tôt. Il avait besoin de
connaître la vérité. Il y était presque. Il était sur le point d’obtenir des
aveux. Il aurait tant aimé lui annoncer ses projets, son besoin d’elle et
son désir de tout recommencer ensemble. Il était venu avec cette idée.
Avant de quitter la chambre, Gérard s’approcha de son épouse, se
pencha à sa hauteur et la prit dans ses bras. Assise dans son fauteuil,
elle resta sans réaction. Ni recul, ni adhésion, révélant plutôt une sorte
de soumission. Et l’étreinte silencieuse de Gérard fut plus éloquente que
les mots qu’il choisit de retenir.
Visiblement émue, Sophie répondit furtivement à son baiser, imprégnée
d’un mélange de honte et de culpabilité.
Son inquiétude s’accentua après cette visite. Il lui manquait tant de
réponses. Quel rôle jouait donc sa femme ? Comment pouvait-elle être
mêlée à cette affaire policière ?
Gérard quitta l’hôpital avec ses interrogations mais toutefois convaincu
que leur couple méritait une seconde chance. Il aimait toujours Sophie.
Il ne pouvait l’imaginer coupable ou traitresse. Animé d’une immense
tendresse à son égard, il se rassura avec la conviction de son innocence.
138
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Laura s’était confortablement installée dans un fauteuil club, près de la
baie vitrée. Sur les murs du salon s’alignaient des tableaux contemporains.
Elle les regarda discrètement pendant qu’elle écoutait Gérard commenter
les projets de ses parents. Cette perspective de chambres d’hôtes
l’enthousiasmait. Elle s’apparentait à un renouveau dans la vie de la
famille d’Amboise.
La jeune femme prit une pose décontractée, le dos bien calé, un bras sur
l’accoudoir, rythmant la musique du bout de ses doigts. De l’autre main,
elle tricotait ses cheveux. Habilement, elle tournait une mèche, réalisant
des boucles, puis des nœuds qu’elle défaisait avec dextérité. Visiblement
passionnée par le récit de son directeur, Laura se sentait à l’aise dans
cette chaleureuse maison. Le chat vint lui frôler les jambes. « Viens par
ici Matimimi », lui dit-elle en le soulevant pour le poser sur ses genoux.
Et tout en caressant l’animal, elle goûta le bonheur de constater que
Gérard allait beaucoup mieux. Elle remarqua sa tenue décontractée mais
toujours choisie avec élégance. Son polo blanc de marque et son jean lui
donnaient un style plus sportif qu’à l’accoutumée. Elle ne l’avait jamais
vu en pantoufles et cela l’amusa en se disant qu’elle rentrait dans sa vie
privée. Faire partie des intimes de « Gérard, le prodigieux scientifique »
lui apparaissait comme une distinction plutôt flatteuse.
Geneviève et Gonzague d’Amboise s’étaient enfin décidés à sortir. Non
sans crainte, mais l’insistance de leur fils les avait convaincus. Il les avait
rassurés :
– Profitez-en, il est temps de penser à vous désormais. Et puis, je ne
serai pas seul ce soir puisque j’ai invité Laura à dîner.
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Ses parents avaient l’occasion d’aller écouter paisiblement le récital de
piano donné à la Cité des Congrès de Nantes. Ils pouvaient se détendre
et se délecter de ces d’œuvres de Mozart qu’ils appréciaient tant. Ils
espéraient pourtant ne prendre aucun risque en quittant Palluau le temps
d’une soirée. Le fait que Laura était à ses côtés les mettait en confiance.
S’il se sentait mal, elle les appellerait. Pourquoi donc s’inquiéter ? Leur
fils n’éprouvait plus ces maudits malaises ; il se sentait mieux depuis dix
jours. Et puisque son état de santé s’améliorait, ses parents pouvaient
s’octroyer cette sortie sans souci.
La route qu’ils empruntèrent leur rappela les trajets réguliers qu’ils
avaient parcourus si souvent jusqu’à l’hôpital. Il leur faudrait du temps
pour dissiper ce traumatisme. Mais désormais, ils pourraient penser un
peu plus à eux. C’était le souhait de Gérard qui voulait retrouver son
autonomie le plus rapidement possible.
Depuis quelques jours, il avait eu l’occasion de se déplacer librement,
plutôt fier de ses réels progrès. Il se sentait plus léger, ne souffrait plus
de céphalées, ni de troubles du langage. Deux mois et demi seulement
après son accident, il fallait bien reconnaître que son rétablissement se
manifestait avec une rapidité étonnante. Les médecins s’en étonnaient,
stupéfaits d’une guérison aussi spectaculaire.
Pourtant, Laura décela une expression étrange dans le regard de son
directeur. « Il doit être tourmenté par quelque chose que j’ignore »,
pensa-t-elle.
La perspicacité de l’assistante démontra qu’elle avait raison. Gérard était
soucieux et se focalisait sur la résolution de l’enquête. Il se livra à Laura.
– J’ai besoin de connaître la vérité sur ce qui m’est arrivé. Vous
comprenez ? D’ailleurs, l’adjudant Favry m’a fait quelques révélations
hier.
– Oui, c’est normal, je comprends que vous puissiez être impatient. Moi
aussi j’ai hâte que cette affaire se termine enfin. Que vous a donc dit
l’adjudant ?
– Je connais l’individu qui a commis l’effraction du laboratoire…
Surprise par cette annonce, la jeune femme fit un rapide mouvement qui
précipita le chat à terre. Troublé dans son sommeil, Matimimi sauta sur
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les genoux de son maître. Elle en profita pour récupérer son verre sur la
table basse.
Gérard s’interrompit, un temps trop long pour Laura qui sentit monter sa
tension. En silence, il se leva, déposa son animal sur le fauteuil et se
dirigea vers la sono pour baisser le son de la musique. Il resta debout
pour donner un ton plus solennel à ses révélations.
– Christian Brunelière, le gérant de Végénat, vient d’être arrêté. Vous
vous souvenez ? Lorsque j’étais hospitalisé, il avait voulu profiter de mon
amnésie pour me faire signer un contrat.
– Bien sûr et j’étais très en colère d’ailleurs !
– De toutes façons, c’était un bout de papier sans valeur, le Chirus graffé
ne pouvait pas être vendu sur le champ.
– Exactement, puisqu’il n’est pas encore certifié. Vous avez eu raison de
porter plainte.
– Les services de police l’ont interpellé à La Rochelle et… devinez ?...
Ses empreintes digitales correspondent à celles retrouvées sur la porte
arrière du laboratoire.
Laura rougit de colère, décontenancée.
– Comment ? Alors, comment expliquez-vous que l’alarme ait pu être
désactivée ?
– L’adjudant suppose qu’il avait un complice, quelqu’un qui connaissait
le code.
« Thomas… », imagina silencieusement Laura.
Et comme en écho à ces pensées, Gérard marqua un rictus, témoin de
son dégoût pour dévoiler l’ignominie :
– Thomas. Il est en fuite depuis plusieurs jours. Mon associé, mon ami.
Je ne peux toujours pas croire qu’il puisse être capable de toutes ces
manigances.
Gérard se rassit, la mine défaite, manifestement dépité et plongea son
visage dans ses mains. Il poursuivit dans cette position, sa voix à peine
audible.
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– Dans quel but aurait-il joué contre moi à votre avis ? Par jalousie ? Non,
c’est idiot, en tant qu’associés, nous partageons nos gains…
Puis, il releva la tête, frotta son menton, ébouriffa ses cheveux. Laura crût
qu’il pleurait. Elle perçut son malaise. Ses yeux étaient si brillants. Elle vit
qu’ils étaient gorgés de larmes. Devait-elle lui avouer les dettes de jeux
de Thomas ? Elle aurait dû lui en parler plus tôt… Elle détailla la pièce en
recherche d’inspiration. Comment lui dire ce qu’elle savait ? Gérard se
sentait manifestement en confiance. Elle craignait cependant sa réaction
et décida de se taire.
– Plus les jours passent, plus ma mémoire se ravive, vous savez. Cet
après-midi, j’ai eu cette vision. Peut-être parce que je sais maintenant
que Thomas joue ce rôle de traître.
Laura ne répondit pas, n’osant rompre le mystère. Elle le laissa continuer.
– Vous êtes la première à qui je révèle ces choses. Il me manque quelques
éléments mais j’ai réussi à me souvenir de certains détails cet après-midi.
J’irai bien sûr en parler aux gendarmes dès demain.
Gérard se dirigea vers le bar. Il avait besoin d’un réconfortant. Son teint
livide, ses mains tremblantes, il se saisit d’une bouteille. Il mit un moment
pour se servir. Il présenta une carafe de whisky à son assistante en
demandant :
– Vous n’en voulez toujours pas ?
La jeune femme ne buvait jamais d’alcool. Il le savait pourtant mais dans
de telles circonstances, on ne sait jamais.
– Non, merci mais je veux bien un autre soda, s’il vous plaît. Je vous en
prie, continuez, dit-elle, impatiente.
Gérard lui commenta ce rendez-vous du 1er octobre. Il lui décrivit les
lieux, le temps, la lumière de la lampe et celle de la lune pour qu’elle
imagine parfaitement le décor du drame.
– Sophie venait d’arriver à la cabane. Nous demeurions tous les deux
sur le ponton quand un bruit attira notre attention. « Pourquoi m’as-tu
suivie ? » a demandé Sophie à un individu qui sortait de l’ombre.
142
Depuis des semaines, Gérard cherchait à deviner qui était ce personnage
résolument brumeux qui lui faisait l’effet d’un halo nébuleux dans son
imagination. Mais dès qu’il apprit que Thomas était le suspect numéro
un, c’est son visage qui se détacha dans ses songes pour se matérialiser
plus distinctement. Les propos de Sophie se reconstituaient. L’histoire
se consolidait.
– Que viens-tu faire ici ? ai-je demandé. Thomas ne répondait pas. Il me
portait un regard cruel comme jamais je n’avais vu chez lui auparavant.
Ses yeux me fixaient durement. Il n’était pas dans son état normal.
Rapidement, il m’a demandé de lui céder mon invention. Il recherchait
le disque dur et les dossiers que j’avais cachés. Il m’a avoué son besoin
d’argent, me disant que quelqu’un le faisait chanter. Je n’ai rien compris.
J’ai refusé. Il s’est très vite énervé.
Laura l’interrompit pour mieux comprendre.
– Et que faisait Sophie ?
– Elle s’était réfugiée dans la cabane. Elle ne bougeait pas. Elle ne parlait
pas. Avec Thomas, nous étions sur le ponton et nos voix s’élevaient, le
ton est monté très vite. Par principe, je lui ai demandé de rentrer pour
s’expliquer à l’intérieur. Sophie est restée dans un coin de la pièce sans
dire un mot.
Gérard confia à Laura que son ami lui faisait peur. « Donne-moi ta
foutue formule !» hurlait Thomas. Il était hors de lui. Des effluves d’alcool
montraient qu’il avait eu recours à de fortes doses pour se donner la force
de cet acharnement.
– Comme je m’opposais à sa demande, il s’est approché tout près de moi,
l’œil mauvais. Sa bouche formait un pli belliqueux, son haleine empestait
le vin. Il m’a tiré vers lui en me tenant par le col. Là, je me suis vraiment
senti en danger. Je me suis écarté et au moment où j’ai voulu récupérer
mon ciré posé sur la chaise, il m’a agrippé au cou et m’a fait tomber.
Laura buvaient les paroles de Gérard, choquée par son récit dramatique.
– Et Sophie n’intervenait pas ?
– Elle criait « Laisse-le tranquille, tu vas trop loin Thomas, arrête tes
bêtises… J’ai peur ». Je me souviens qu’elle pleurait. Elle était très pâle
en se dirigeant vers la porte pour s’enfuir.
143
– Et c’est là que vous avez perdu connaissance ?
– Oui, j’ai chuté fortement sans doute. Je ne m’en souviens plus mais j’ai
dû me cogner sur le rebord du meuble. En attestent les traces de sang
retrouvées plus tard dans la cabane par les gendarmes… et la blessure
à l’arrière de ma boîte crânienne.
Gérard ne commenta pas la lutte. Son assistante était suffisamment
bouleversée. Il donnerait tous ces détails aux gendarmes demain.
Pourtant, il se rappelait précisément du coup reçu de plein fouet sur
son plexus. Le souffle coupé, il avait suffoqué mais s’était rapidement
ressaisi, déterminé à ne pas céder aux injonctions de son associé.
Laura et Gérard se regardèrent en silence pendant un long moment,
imprégnés par cette histoire. La jeune femme se sentie émue par le récit
révélé avec autant de justesse. Elle mesura parfaitement les éléments
traumatisants.
– Il a essayé de vous tuer ?
– Il n’était plus maître de ses émotions. Sa colère…
Gérard s’arrêta un instant pour réfléchir et enchaîna.
– Sa colère était plus forte que tout. Il était assailli d’une telle rage, comme
fou. « J’ai besoin d’argent », me répétait-il en hurlant.
Gérard se rassit, exténué. Il venait de revivre cette soirée comparable à
un cauchemar. Il sortit un mouchoir de sa poche pour éponger son front.
– Je me pose quand même une question, dit-il hésitant.
– Laquelle ?
– Si Thomas a suivi Sophie, cela signifie qu’ils se voyaient, qu’ils se
parlaient régulièrement… Enfin, je veux dire… peut-être sortaient-ils
ensemble ?
Laura baissa la tête, craignant que son directeur ne perçoive son trouble.
Elle porta un doigt devant sa bouche comme pour toucher du bout des
lèvres les mots qu’elle n’osait dire. Gérard s’en irrita :
– Si vous savez quelque chose, dîtes le moi. Je vous trouve bizarre tout
à coup. Soyez franche, je vous en prie.
144
– En fait, ce que je sais…
– Allez droit au but !
– Quand elle vous a quitté, elle a trouvé en Thomas une épaule attentive,
il est devenu son confident.
– Et quoi d’autre ?... Son amant ?
– Non, je ne le crois pas. Thomas m’en avait parlé. Je pense qu’il aurait
bien voulu mais…
Gérard l’interrompit.
– Comment savez-vous cela ? Et pourquoi ne m’en avez-vous jamais
parlé ?
– Je n’ai pas pour habitude de faire souffrir les gens inutilement. Je savais
simplement que Sophie avait refusé les avances de Thomas, voilà tout !
Laura ne voulut pas lui confier qu’elle avait vécu un moment avec son
associé, qu’elle savait quel genre d’individu il était. « Comment dévoiler
l’addiction de Thomas à ces jeux d’argent qui l’ont conduit à sa perte ? Et
toutes ces combines qui ont fait de lui un homme malhonnête ?», pensat-elle. Elle préféra le questionner à nouveau :
– Mais, dîtes-moi, que s’est-il passé ce soir-là dans la cabane après votre
chute ? Comment avez-vous pu vous retrouver dans la rivière ?
– Malheureusement, ça je ne m’en souviens pas… sauf… de vagues
perceptions. Je me suis réveillé dans la barque. Excusez-moi, tout cela
est confus.
Laura s’assura d’une voix douce pour calmer Gérard.
– Prenez votre temps.
Gérard tournait nerveusement dans le salon. Tous ces souvenirs qui
affluaient dans son esprit le bouleversaient. C’en était trop pour cette
soirée. Pourtant, il ne pouvait s’arrêter d’y penser. Il était si près de la
vérité. Sa femme, son associé, ensemble ? Non, il ne pouvait y croire.
Laura l’avait rassuré sur ce point. Mais comment son assistante pouvaitelle en être aussi certaine ? Le pauvre homme se sentit désœuvré.
Jamais il n’avait connu pareille situation. « Je suis prêt à tout reconstruire
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avec Sophie, pourquoi diable m’aurait-elle trompé ? Je ne l’ai pas assez
écoutée, je n’ai pas été assez disponible… ». Gérard se lamentait
intérieurement en culpabilisant. Il ne put s’empêcher d’interroger à
nouveau son assistante.
– Qu’est-ce qui vous fait dire que Sophie et Thomas ne couchaient pas
ensemble ?
Cette question directe la fit sursauter. Elle se leva et se dirigea vers la
fenêtre. L’atmosphère devenait pesante. Elle n’avait pas envisagé la
soirée de cette façon. Cependant, elle comprenait le tourment de son
directeur et lui répondit pour le réconforter.
– Je vous l’ai dit. Thomas m’avait raconté qu’il s’était fait éconduire
par votre femme. Elle, ne voyait en lui qu’un ami qui l’écoutait et qui la
conseillait. Je pense qu’elle est bien trop blessée aujourd’hui pour penser
refaire sa vie avec quelqu’un d’autre que vous.
– Vous croyez vraiment ?
– Si je vous le dis ! Que puis-je vous expliquer de plus ? D’ailleurs, c’est
sans doute pour cela qu’elle vous avait donné rendez-vous ce jeudi soir
près de La Vie.
Gérard se remémora les paroles de Sophie. « C’était un piège, j’ai voulu
te mettre en garde ». C’est vrai, sa femme n’aurait pas changé à ce point
pour devenir son ennemie.
Il se rassit dans son fauteuil et prit machinalement sa pipe sans l’allumer.
Puis, après un grand soupir, il se tourna vers Laura.
– Attendez, je me souviens… La chute, le choc sur ma tête. Je me suis
réveillé dans la barque. J’étais en proue. Thomas était sur le banc central
et me fixait. J’ai soutenu son regard sans ciller, il était résigné. J’ai scruté
la rive pour essayer de me sauver à la nage. Mais dans un excès de
colère, il s’est emparé d’une rame et l’a levée très haut. « Je te préviens,
si tu ne me dis pas où tu as caché la formule du Chirus graffé, je ne donne
pas cher de ta vie ».
Laura mit une main sur sa bouche pour éteindre le cri d’effroi qu’elle était
incapable de maîtriser. Elle se tut pour le laisser poursuivre.
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– A ce moment, j’ai vu ma dernière heure arriver. J’ai essayé de me
dégager pour sauter à l’eau. Impossible. Il me menaçait avec la rame,
prêt pour m’assommer. Mon cœur cognait lourdement dans ma poitrine.
Ma respiration était très rapide. Je me suis recroquevillé sur la partie
avant de la barque pour me protéger… puis plus rien… J’ai dû perdre
l’équilibre, tomber à l’eau… je ne sais plus. A partir de ce moment-là je
n’ai pas de souvenirs.
– Pourtant, dans vos cauchemars, vous évoquiez perdre pieds dans
l’eau.
– Peut-être bien, mais tout cela est bien trouble. Ce ne sont que des
rêves… enfin des cauchemars comme vous dîtes. Et… Il y a aussi…
– Que voulez-vous dire Gérard ?
– Non, en fait, vous allez penser que je délire.
– Vous pouvez avoir confiance. Confiez-vous, ça vous soulagera, insista
Laura.
– C’est bon, je vous le dis mais ne le répétez pas. Il y a quelque chose qui
m’interpelle. Je n’ai jamais osé en parler à qui que ce soit.
Laura prit sa voix chaleureuse pour lui assurer sa discrétion.
– Je vous promets que je ne le répèterai pas. Je suis votre assistante et
je peux aussi être votre confidente si vous le souhaitez.
– C’est difficile à dire… A plusieurs reprises, j’ai vu une femme apparaître
en diverses circonstances. A chaque fois, cette forme humaine et
vaporeuse s’est dissipée en un clin d’œil. Je pense que j’ai été victime
d’hallucinations.
Laura ne bougeait pas. Elle semblait interloquée, ne s’attendant pas à
ce genre de révélation. Comme elle vit qu’il hésitait, elle l’encouragea à
poursuivre librement.
– Cette femme ressemblait plutôt à une sorte de fée, vêtue d’une longue
robe blanche. La première fois que je l’ai vue, c’était au moment où Matéo
s’est noyé. Elle était près du Rigolly, de l’autre côté de la rive et elle me
regardait alors que j’étais plaqué de terreur face à l’effroyable drame.
J’étais sous le choc et j’ai cru que je perdais la tête. Je n’ai rien dit à
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mon entourage bien évidemment. Pour les autres fois, je ne suis pas en
capacité de déterminer si ces visions se sont formées dans mes songes
ou dans la réalité… C’était lorsque j’ai coulé au fond de La Vie, puis à
l’hôpital pendant mon inconscience… Enfin, je ne sais plus exactement,
c’est très nébuleux vous savez. Vous voyez bien, je deviens fou, n’est-ce
pas ?
– La dame blanche…
– Quoi, la dame blanche ? Effectivement, elle était blanche, et alors, ça
vous parle ?
– N’oubliez pas, j’ai étudié l’histoire locale pour servir de guide au château
d’Apremont. Il est question d’une dame blanche dans quelques contes
régionaux. Cette femme, est nommée ainsi. Elle apparaît habituellement
au moment où la mort est imminente ou lorsque vous êtes confronté à un
grave danger.
– Mais c’est une légende !
– Effectivement. Cependant, ces histoires fantastiques naissent à partir
d’événements réels. Réalité ou fiction, le fossé n’est pas si important
vous savez… A mon avis, il y a des choses que l’on ne maîtrise pas.
Gérard semblait perplexe face aux explications de son assistante. Il
appréciait son écoute et son respect. Elle avait tellement de connaissances
sur les contes et légendes… mais tout de même, il était difficile de croire
à ces fables délirantes. Il était un homme rationnel, tout comme son père.
Le voyant décontenancé, Laura s’approcha doucement et lui toucha
l’épaule avec bienveillance. Ils se retrouvèrent debout face à face au
milieu du salon comme deux êtres perdus et sans défense. Elle avança
d’un pas. Gérard l’attira à lui et la serra spontanément dans ses bras. Son
corps tout proche se fit plus avenant, brûlant de désir. Puis, submergé de
tendresse, il plongea sa bouche dans la nuque de sa jeune assistante.
Elle se laissa envahir par sa chaleur, blottie contre cet homme qu’elle
désirait amoureusement. Elle sentit sa virilité. Ils relevèrent la tête
pour se regarder intensément. Leur souffle se mélangea. Leurs lèvres
s’effleurèrent. Puis, dans un instinct de pudeur, Gérard dégagea cette
étreinte en chuchotant pour interrompre cette passion.
– Non, ce n’est pas raisonnable.
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Laura acquiesça en s’écartant pour ne pas céder à ses émotions.
– Pardon, nous nous laissons emporter.
Et dans un mouvement rapide, la jeune femme se dirigea vers la fenêtre
qu’elle ouvrit largement pour rafraîchir son visage rougi par l’excitation.
A l’autre bout de la pièce, Gérard se sentait confus. La fatigue, l’ambiance,
les confidences… à son avis, étaient responsables de cette soudaine
attirance. Il se dirigea vers le four pour vérifier la cuisson de son dîner
tout en s’excusant.
– Désolé, je n’aurais pas dû, je m’égare. Toutes ces histoires… je me suis
conduit comme un gougeât. Oublions cela.
Puis il s’exprima avec humour pour tenter de briser le malaise :
– Allons, je vous propose de passer à table, si je puis me permettre cette
expression.
Laura fit volteface, referma la fenêtre et s’apaisa devant les coquilles SaintJacques fumantes préparées par Geneviève. Elle tenta maladroitement
d’exprimer son détachement.
– Hum ! Votre maman est une excellente cuisinière.
En vérité, la jeune femme se sentait bouleversée et déprimée. Elle ne le
lui avouerait pas. Il lui faudrait désormais oublier cet élan de sensualité.
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Gérard réfléchissait sur la terrasse, enveloppé dans son caban. Il tirait
nerveusement sur sa pipe des bouffées qu’il rejetait dans la nuit trop
fraîche. Près de lui, sur le banc, Matimimi, aurait sans doute préféré
rester au chaud mais il avait suivi son maître par intérêt. Il ronronnait au
fur et à mesure qu’une main affectueuse le caressait. Soudain, il redressa
instinctivement l’oreille quand une voiture entra dans la cour. C’étaient
les parents de Gérard qui revenaient du concert. Ils s’inquiétèrent de le
trouver à l’extérieur.
– Que fais-tu dehors à cette heure-ci. Tu n’as pas froid ?
– Je prends l’air, je n’arrivais pas à dormir.
– Et Laura ?
Il regarda sa montre en disant :
– Laura est partie depuis une heure. Rentrez, j’ai besoin de réfléchir au
frais. Ne vous en faîtes pas pour moi.
Avant de prendre congé, ils prirent le temps d’échanger quelques
minutes avec leur fils, commentant le talentueux virtuose qu’ils venaient
d’applaudir à Nantes. Ils semblaient euphoriques, tous deux tombés sous
le charme de ce sublime concert qui les berçait encore après une heure
de route. Puis, grelottants, ils décidèrent d’abréger la discussion. Son
père se fit prévenant :
– Je te rappelle que nous sommes en décembre, mon cher fils, tu vas
attraper la crève si tu restes ici.
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– J’ai envie d’aller dormir dans ma maison.
– Comme tu voudras, répondit sa mère, mais je te préviens, le chauffage
est sur ralenti, tu risques d’avoir froid.
Gérard les rassura :
– Ne vous en faîtes pas, ça ira, allez vous coucher.
Dès que ses parents furent rentrés, il se leva et prit son chat dans ses
bras.
– Allez, viens Matimimi, nous dormons à la maison cette nuit.
Le hall était encore plus froid qu’il ne l’avait imaginé. Il releva son col,
passa devant la chaudière et remonta le thermostat. Puis, pour donner
encore plus de chaleur à sa grande maison, il entreprit d’allumer la
cheminée.
Gérard commençait enfin à décompresser après cette soirée compliquée.
Il se cala confortablement dans son fauteuil devant le foyer qui réchauffait
la pièce. Sa pipe, une belle musique, une tisane bien chaude et son
compagnon à quatre pattes lové tout contre lui… il savourait tous ces
ingrédients indispensables pour retrouver la quiétude.
Il resta là un long moment, appréciant la musique du film La Vie est belle.
« Quelle contradiction avec la réalité ! », pensa-t-il. Et lorsqu’il sentit que
le sommeil allait le clouer dans ce salon toute la nuit, il décida d’aller au
lit. Il était deux heures du matin et il ne lui restait que très peu de temps
pour récupérer de sa fatigue. Il lui faudrait se lever tôt pour aller à la
gendarmerie. Bousculé dans sa sieste, Matimimi miaula d’insatisfaction
mais se rendormit aussitôt, laissant son maître rejoindre l’étage.
Gérard monta lentement le grand escalier. Sur le palier, il passa devant
la chambre de Matéo, hésita, revint sur ses pas et ouvrit doucement la
porte. Il n’était pas entré dans cette pièce depuis plusieurs mois. Les
jouets, les peluches semblaient attendre le petit garçon. Ses vêtements,
bien pliés sur l’étagère, n’avaient pas été rangés depuis son décès. Ni
Sophie, ni lui, ni personne ne s’était résigné à ôter de cette chambre tout
ce qui appartenait à l’enfant. Gérard ressentit une immense tristesse. Son
avenir de père était mort avec son fils. Comme il aimait le regarder dans
son sommeil, le pouce dans la bouche, son doudou blotti près de son
visage d’angelot. Désormais, l’ange dormait pour l’éternité. La peluche
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était posée sur le lit froid, désormais vide, mortellement abandonné.
Puis, dans un mouvement de détresse, le pauvre homme s’écroula sur le
petit lit en sanglotant, les poings fermés, crispés sur l’oreiller. Il hurla de
douleur, pleura jusqu’à perdre son souffle. « Matéo, mon petit, gémit-il, la
vie est trop dure, ce n’est pas juste. Je t’aime mon bébé, tu me manques
tellement ».
Avec lui s’étaient envolés les projets. Son fils deviendrait un talentueux
chirurgien ou alors un grand pianiste. Sa grand-mère lui enseignerait la
musique. Il serait célèbre. Il deviendrait un homme intelligent. Mais rien
de tout cela n’adviendrait. Jamais. Sa petite vie s’était arrêtée à trois ans.
Trois petites années, pas une de plus. Irrémédiablement. « La mort d’un
enfant : il n’y a rien de pire », répétaient inlassablement ses amis. Comme
si une telle phrase pouvait consoler les parents meurtris qu’ils étaient.
Comme si ces paroles de consolation pouvaient engloutir ces terribles
événements pour ne plus y penser. Malheureusement, rien ni personne
ne pouvait le soulager. Aucun mot, aucune compassion ne changerait le
destin. Tout était fini. Atroce. Irréversible. Son fils, son enfant chéri était
à jamais parti.
Gérard mit un long moment avant de se calmer, épuisé, son corps vidé de
toutes ses larmes. Alors qu’il était sur le point de s’endormir sur le lit de
Matéo, la porte s’ouvrit et une présence le fit sursauter. A quoi s’attendaitil donc ? Son imagination lui jouait des tours. Soulagé et déçu à la fois,
son fantôme n’était autre que Matimimi qui entrait à pas feutrés dans la
chambre, émettant un léger miaulement.
Au réveil, ses yeux se firent douloureux. La nuit avait été brève et agitée.
Gérard n’avait pas pleuré comme cela depuis si longtemps. Harassé, il
se sentit vide et anéanti.
Il sortit sans passer voir ses parents. Ils dormaient sans doute. Les volets
bleus de leur maison étaient encore fermés lorsqu’il ouvrit la grille de la
propriété. Pour s’aérer, il choisit de descendre la rue à pieds jusqu’à la
gendarmerie.
Il salua l’adjudant Favry avec nonchalance, ce qui n’était pas dans ses
usages. Lui qui avait habituellement la poignée de main plutôt ferme,
marquant la détermination d’un scientifique plein d’entrain.
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– Entrez dans mon bureau, Monsieur d’Amboise. Vous aviez quelques
révélations à me faire m’avez-vous dit ?
– Des souvenirs plutôt. Et vous, dîtes-moi, il faut que vous me racontiez
votre entretien avec mon épouse. Vous l’avez rencontrée hier n’est-ce
pas ?
– Effectivement, je pense que nous avançons à grands pas dans cette
enquête. Mais… je vous laisse commencer. Quels sont les indices, enfin
les images qui vous reviennent et qui pourraient nous mettre sur la piste
de votre agresseur ?
Gérard répéta les événements déjà révélés à son assistante la veille au
soir. Il s’efforça de donner un maximum de détails.
– Lorsque j’étais dans la barque alors que mon associé me menaçait,
j’ai dû perdre l’équilibre. Je suis tombé à l’eau. Là, j’ai senti que je
m’enfonçais. Alors, mes pieds ont touché le fond puis j’ai remonté à la
surface.
– En êtes-vous certain ? interrogea l’adjudant.
– Pour être franc, je n’arrive pas à déterminer si ce souvenir est issu de
la réalité ou d’un songe. C’est la vision que j’ai régulièrement dans mes
rêves, pareille à un traumatisme, vous comprenez ?
– En fait, si je vous ai posé cette question c’est parce que votre exfemme…
Gérard l’interrompit.
– Ma femme, elle est toujours ma femme…
– Oui, excusez-moi, votre femme donc m’a raconté une autre version.
Le gendarme décrivit le tout dernier récit de Sophie. Elle avait avoué son
impuissance alors qu’elle demeurait sur le ponton pendant que Thomas
agressait Gérard. Selon ses propos, son mari avait bel et bien perdu
connaissance dans la cabane, ce qui concordait aux souvenirs qu’il en
avait. Les aveux de Sophie permirent de reconstituer la suite.
– Votre épouse a indiqué qu’elle a tenté d’empêcher votre associé de
vous faire du mal. Elle m’a raconté la lutte dans la cabane. Vous êtes
tombé lourdement sur la tête et vous avez perdu connaissance. Elle
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hurlait, m’a-t-elle dit mais restait figée de peur, incapable de prendre la
fuite ou même d’appeler les secours. Elle a donc assisté à toute la scène,
impassible.
Gérard émit un râle, déglutissant difficilement.
– Que s’est-il passé ensuite ?
– Votre associé vous a chargé dans la barque et a ramé jusqu’au milieu de
La Vie. Puis, quand il vous a vu vous réveiller, il a crié en vous demandant
à nouveau où vous aviez caché vos formules biologiques. Votre femme
suivait et entendait cette querelle, pétrifiée depuis la berge.
Ces informations résonnèrent avec une intense dureté. Gérard eut un
réflexe de défense. Il se leva, recula sa chaise et se dirigea vers la porte.
Puis, il revint nerveusement vers le bureau du gendarme, ôta son manteau
et le posa sur le dossier avant de se rasseoir. L’adjudant poursuivit :
– Votre associé a pris une rame et vous a assommé, puis il vous a fait
basculer dans la rivière. Aussitôt, il a pris la fuite en ramant très vite pour
rejoindre la rive.
Gérard demeura muet, incapable de poser d’autres questions. Pourtant,
il se demandait pourquoi Sophie était restée ainsi sans bouger, le laissant
se faire tuer sous ses yeux.
Sa réponse lui parvint aussitôt.
– Elle est allée vous chercher alors que vous couliez à pic. A ce moment
précis, elle n’a pas hésité et elle a fait preuve d’un sang-froid incroyable
en plongeant pour vous secourir. Votre associé ne s’en est peut-être pas
aperçu car il avait disparu derrière un bosquet. Votre épouse a lutté pour
vous ramener sur le bord. Votre poids, votre inertie… c’était apparemment
très difficile de vous tirer hors de l’eau. Tout de même, elle a réussi à vous
glisser sur la rive. Par contre, la suite n’est pas aussi héroïque… Elle a
pris peur mais s’est assurée, m’a-t-elle dit, que vous étiez vivant avant de
s’enfuir. Elle a pris la fuite, paniquée à l’idée d’être impliquée dans une
tentative de meurtre.
– C’est aussi ce que m’a dit Sophie ! Elle m’a déjà raconté comment elle
m’avait sauvé. Et le choc sur la tête… je comprends mieux maintenant…
un coup de rame.
Ces détails le déprimèrent. Son ami, son associé, celui en qui il avait
toute confiance, l’avait trahi. Pire, il avait tenté de l’assassiner. Cette
vérité semblait irréelle. Gérard ressentit une vague d’émotion qui le
plaqua contre son siège. Le gendarme lui proposa de faire une pause et
de remettre à plus tard les autres informations.
– Non, allez, dîtes-moi tout, insista-t-il.
– Votre associé avait une bonne raison pour en arriver là. Ce sont les
aveux de Christian Brunelière qui m’ont permis de recouper toute cette
affaire.
L’adjudant Favry parla des difficultés financières de Thomas. Ses dettes
de jeux l’avaient conduit à emprunter de l’argent auprès de Christian
Brunelière il y a près d’un an. Il lui devait près de trois cent mille Euros,
dette quasiment impossible à rembourser. Le gérant de la société Végénat
faisait chanter Thomas. « Tu me donnes la formule du Chirus graffé et
j’oublie ta dette ! », l’avait-il menacé.
– C’est donc ce Monsieur Brunelière qui a entraîné votre associé dans
cette affaire frauduleuse, le poussant jusqu’au crime. C’est également
lui qui a commandité l’effraction de votre laboratoire en sa compagnie. Il
semblerait que votre ami devait ensuite quitter le département, une fois
sa créance soldée.
– Ils ont voulu s’approprier ma découverte pour régler des dettes de jeux
? Mais… c’est ignoble ! Il est en fuite n’est-ce pas ? Il va être arrêté, mis
en prison, comme ce gérant ?… Et Sophie ?... Que risque-t-elle ?
L’adjudant soupira, évitant de submerger Gérard, déjà bien déprimé.
La justice n’offrirait sans doute pas de remise de peine aux deux
complices. Sophie d’Amboise bénéficierait peut-être d’une quelconque
indulgence. Son avocat saurait argumenter pour influencer le juge
d’instruction. N’avait-elle pas sauvé son mari de la noyade ? Elle était
témoin d’une tentative de meurtre et avait gardé le silence. Elle était donc
poursuivie pour non-assistance à personne en danger et ce fait aggravait
considérablement sa peine. Pourtant, même si ces éléments étaient
suffisamment accablants, Gérard ne l’entendait pas ainsi et souhaitait
défendre sa femme.
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– Non, elle n’est pas coupable. Elle m’a sauvé la vie. Et puis sa souffrance
causée par la perte de notre enfant n’est-elle pas une circonstance
atténuante ?
L’adjudant dodelina et crut bon de ne pas répondre. Débordant toujours
de tendresse pour son épouse, Gérard lui avait déjà pardonné ses
égarements.
Il sortit de la gendarmerie, étourdi et hagard. Puis, il passa par la forêt
avant de rentrer chez lui. Il ne déciderait rien pour le moment.
Sa vie prenait aujourd’hui un nouveau virage.
Celle de son associé aussi, dont l’effroyable destin fut mentionné quelques
jours plus tard dans la rubrique « faits divers » de Ouest France.
Accident mortel dans un choc frontal
Violente collision hier après-midi dans le Sud de la France. Un homme
a trouvé la mort dans une courbe de la D66, près de l’aéroport de
Montpellier.
Il s’agit d’un biologiste vendéen, mêlé dans une affaire d’argent et accusé
de tentative de meurtre. Il était activement recherché.
Le chauffeur du poids-lourd qui arrivait en face indique qu’il a vu le véhicule
se déporter et s’encastrer dans son camion. Il n’a malheureusement pas
pu l’éviter.
Accident ou suicide ?... Une enquête est ouverte pour tenter de
comprendre ce qui lui est arrivé.
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Achevé d’imprimer en octobre 2016 sur les presses
de l’Imprimerie du Bocage - 85170 Les Lucs sur Boulogne - France
Crédit photo : Office de Tourisme d’Apremont - Pays de Palluau
ISBN 979-10-96813-07-0 - Dépôt légal : Octobre 2016
EAN 9791096813070
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